Au lieu de cela, un camarade par groupe de dix, aurait très bien pu aller chercher le pain. Il y aurait eu cinquante types dehors au lieu de cinq cents. C’est ce que nous avions fait demander au lageraltester et aux kapos. Mais le lageraltester s’en désintéressait. Et à ces kapos, il leur fallait cela. Il fallait qu’il y eût du désordre, au besoin provoqué, pour que le kapo fût nécessaire. Et quand le kapo rétablissait l’ordre il se superposait à cette masse, il la dominait, il était un autre homme que chacun de ceux qu’il schlaguait. Il était juste alors qu’il mange différemment, qu’il soit habillé différemment, qu’il soit différemment considéré par les SS et lentement réhabilité par eux.

Ce n’était pas parce que la discipline était troublée que nos kapos frappaient. Nos kapos faisaient tout, au contraire, pour compromettre une discipline – que nous étions les premiers à vouloir imposer – qui aurait supprimé leur raison d’être, ou en tout cas ne leur aurait pas permis d’être les demi-dieux du kommando. Il fallait avant tout qu’ils frappent pour vivre et avoir la situation qu’ils voulaient occuper. Il fallait que nous soyons totalement méprisables. C’était vital pour eux. Ainsi toute proposition d’organisation avait été systématiquement repoussée par le lageraltester et eux, parce qu’il fallait réduire en nous toute volonté d’organisation collective, il fallait nous dégrader. Après cela, le mépris et les coups pouvaient régner.

Nous étions donc complètement isolés. Gilbert était le seul politique à pouvoir aider les copains, mais il ne pouvait le faire que dans le cadre de l’usine, dans les rapports avec les meister, et cela d’ailleurs ne devait pas durer.

Ainsi ce qui était possible dans les camps où l’appareil était tenu par les détenus politiques ne devait pas l’être ici.

Il allait être impossible de faire manger un peu plus les camarades qui faiblissaient trop vite. Impossible de planquer ceux qui étaient affectés à des travaux trop durs. Impossible d’user du revier[4] et des Schonungen[5] comme cela se faisait dans d’autres camps. Seule, entre nous, une organisation de la solidarité eût été possible qui toutefois n’eût permis de planquer personne sauf des exceptions très momentanées. Mais l’oppression et la misère étaient telles que la solidarité entre tous les politiques se trouvait elle-même compromise. Elle existait entre des groupes de trois, quatre copains. Mais, pour organiser, pour penser, il faut encore avoir de la force et du temps. Or là, tous nous travaillions de six heures du matin à six heures du soir. Dans ce kommando composé surtout de Français, de Russes, d’Italiens et de Polonais, l’organisation d’une solidarité internationale n’eût été à plus forte raison possible, qu’appuyée sur un centre de quelques politiques disposant de pouvoirs dans le camp. Mais les politiques n’avaient pas de pouvoirs. Il en résultait un repli de chacun sur sa nationalité, les plus favorisés étant les Polonais qui parlaient presque tous l’allemand et avaient déjà une longue habitude des camps et qui, jusqu’à l’offensive russe du mois de février, recevaient des colis.

Les Français étaient les plus haïs, ceux qui recevaient le plus de coups et, avec les Italiens, les moins robustes. Mais ce n’était pas assez. Le groupe français comprenait une vingtaine de droit commun bien placés auprès de la direction du kommando. En effet, ce qui ne pouvait en aucun cas s’obtenir auprès des kapos ou du lagerältester par la revendication pouvait s’obtenir par le trafic, le léchage, le marchandage et par une sorte de solidarité entre hommes, qui pouvait d’ailleurs immédiatement se muer en haine féroce, puis de nouveau en complicité. C’était le domaine des droit commun.

En dépit de cet ensemble de conditions, nous avions essayé de nous grouper autour de Gilbert. Des noyaux avaient été formés : renseignements, liaisons, action. Seuls quelques responsables étaient informés du rôle qu’ils auraient à tenir. Ce regroupement avait un double but : d’abord tenter d’assurer la sécurité des politiques qui pouvaient, à l’occasion de bagarres, être menacés par les droit commun ; surtout, suivre de près la marche de la guerre et essayer de se préparer à une action au moment de l’approche des alliés.

Mais cette tentative, elle aussi, devait échouer. L’opposition conjuguée du lageraltester et des kapos était trop forte, la misère du corps aussi.

Gilbert était repéré. Nous ne pouvions pas avoir de renseignements précis sur la guerre. Et surtout, plus tard, quand l’approche des alliés allait poser la question de l’évacuation, nous ne devions obtenir aucune information sur les projets des SS et des kapos à notre égard. Traqués sans cesse, fouillés régulièrement, mouchardés du dedans par le stubendienst Et…, qui avait révélé au lageraltester l’existence parmi nous de cartes de l’Allemagne, nous ne débouchions sur rien.

Ceux qui s’évanouissaient de faiblesse à l’usine, ou dont les jambes se gonflaient d’œdème, ceux qui ne pouvaient même plus courir et qui rentraient le soir après douze heures de travail avec le morceau de pain du matin dans le ventre ne pouvaient pas exiger d’eux-mêmes beaucoup plus.

L’oppression totale, la misère totale risquent de rejeter chacun dans une quasi-solitude. La conscience de classe, l’esprit de solidarité sont encore l’expression d’une certaine santé qui reste aux opprimés. En dépit de quelques réveils, la conscience des détenus politiques avait bien des chances de devenir ici une conscience solitaire.

Mais quoique solitaire, la résistance de cette conscience se poursuivait. Privé du corps des autres, privé progressivement du sien, chacun avait encore de la vie à défendre et à vouloir.

 

*

 

Gilbert avait été nommé chef de block. Et… avait préféré conserver son poste de stubendienst. Il y tenait d’autant plus que le lageraltester avait spécifié que lui seul, stubendienst, était responsable de la nourriture. Gilbert ne devait d’ailleurs pas longtemps conserver son poste.

A peine étions-nous installés dans la baraque que les conflits éclatèrent. Le stubendienst avait sa clientèle. Ses copains voulaient bouffer, ils voulaient leur gamelle supplémentaire habituelle.

Un soir, après la distribution de la soupe (à midi on ne touchait plus que du jus et la distribution se faisait à l’usine), le stubendienst avait rentré dans sa cagna le seau qui contenait le rab et la part des nachtschichten  (travailleurs de nuit). C’était l’heure de la clientèle.

Les copains les ont vus passer avec leur gamelle.

— Ça recommence, encore les mêmes !

Alors ils se sont mis en faction ; de l’allée du block, à travers les interstices des parois, ils surveillaient l’intérieur de la cagna ; le seau était découvert.

— C’est pour qui cette soupe ? Tu ne crois pas qu’ils pourraient distribuer le rab ? demandait un type.

— Ils nous emmerdent avec la discipline, ils n’ont qu’à nous donner à bouffer.

Les types suivaient les allées et venues dans la cagna ; ils voyaient le stubendienst qui bouffait sa deuxième gamelle de soupe épaisse avec des morceaux de patates. Puis ils l’ont vu tendre une demi-gamelle à celui dont la vue plongeait du haut de sa paillasse dans la cagna. Gilbert était enfin sorti. L’autre pouvait y aller. La soupe circulait ; comme toujours il y avait ceux qui en avaient et ceux qui n’en avaient pas ; les yeux de ceux qui n’en avaient pas s’exorbitaient quand ils voyaient passer les gamelles. Le seau diminuait. Quelques-uns surveillaient toujours par les interstices. Eux n’auraient rien. Leur estomac se crispait quand ils voyaient passer une gamelle pleine. Puis, comme ils n’en pouvaient plus ils sont allés dans l’entrée du block ; il y avait un seau de soupe vide. Ils se sont accroupis et chacun le tenant par une main pour que l’autre ne l’enlève pas, ils ont raclé les parois et le fond et ils ont léché leurs doigts. L’intérieur du seau est devenu lisse et brillant.

Ils ont erré encore dans l’entrée. Ils attendaient le retour, que j’attendais aussi, de Dédé, un jeune politique français qui était cuistot et qui ramenait le soir des patates et du sel pour quelques camarades. On était trois ou quatre dans le noir de l’entrée ; on se croisait sans se parler. Chacun attendait la même chose. Quand un cuistot rentrait, on jaugeait ses poches du regard. Quand Dédé arrivait, on s’approchait de lui et on l’entourait. On essayait de lui demander calmement comment ça allait. Puis, angoissés, on attendait. Dans le noir, on ne voyait pas la main de Dédé. Dédé sans rien dire cherchait la place de la poche sur le pantalon de celui qui était en face de lui. A son tour, celui-ci cherchait la main de Dédé, l’attrapait. La main était pleine. Une patate, encore une patate, encore une Patate. On les enfouissait une à une dans la poche.

On était délivré pour ce soir-là ; la poche pleine, la main Contre les patates, un avenir était possible.

Parfois il n’y avait rien. On continuait à rôder dans l’entrée.

On allait pisser. Quand on avait définitivement renoncé, on rentrait dans la chambre.

Autour du poêle, il y avait toujours un attroupement. Sur le couvercle, du pain conservé le matin grillait, des morceaux de rutabaga aussi, des rondelles de patates. Ceux à qui rien de cela n’appartenait regardaient poser et retirer ces choses à manger. Ils voyaient défiler des séries de rondelles, des tranches, des chapelets de patates ; de tout cela ils ne mangeraient rien.

— Dis donc, elle est à moi cette rondelle.

Sous son nez un type venait de la faucher à celui qui protestait.

— Non, mais tu déconnes ! a répondu le type en rigolant.

— Je te dis qu’elle est à moi.

— C’est moi qui l’ai posée il y a deux minutes.

Celui qui venait de faucher la rondelle, c’était l’assassin.

Il avait un visage sombre, des yeux noirs et enfoncés, des mains carrées, énormes.

L’autre, c’était André, un étudiant ; il était déjà très faible. Ce n’était pas par hasard que l’assassin s’en prenait à lui.

— Tu vas me rendre cette rondelle, a essayé de dire André.

— Ça me ferait chier.

Les types autour du poêle ne disaient rien ; toutes les rondelles se ressemblaient. L’assassin rigolait.

— C’est pas la première fois que tu fauches, dit André qui avait quelques rondelles dans la main, mais qui ne voulait pas quitter le poêle.

— De quoi tu parles, je te dis que c’est à moi, dit l’autre avec calme.

André a pris quelques types à témoins :

— Vous avez bien vu qu’elle était à moi…

Ils n’ont pas répondu.

— C’est dégueulasse d’être avec des types comme ça.

Alors on a entendu une voix méridionale :

— Monsieur veut dire que c’est déshonorant pour un type de la Résistance d’être avec des hommes ?

Celui qui avait parlé était un petit Bordelais voûté, à l’œil noir.

— Je dis que c’est dégueulasse d’être avec des types qui volent, a répondu André.

— Et moi je te dis que tu n’es pas un homme, parce que, si tu étais un homme, tu lui serais rentré dedans.

L’assassin continuait tranquillement à faire griller d’autres rondelles. Il souriait, puissant, et attendait la réaction d’André. André tenait à peine debout, il était pâle et fixait l’assassin mais ne bougeait pas.

— On ne se bat pas avec des types comme ça, dit-il finalement.

— Dis donc, sois poli, sans ça, ça va aller mal, dit l’assassin.

A ce moment-là, d’autres sont intervenus.

— Ça va, vous commencez à nous emmerder avec vos rondelles. Si Fritz vient, il enlèvera le poêle, et tout sera dit.

Plusieurs types interpellaient l’assassin.

— Tu peux pas lui laisser sa rondelle ? disaient-ils, il a plus besoin de bouffer que toi. Toi, tu te défends.

— Il n’a qu’à se défendre, lui aussi, répondit l’autre, bourru. Il n’a qu’à risquer les vingt-cinq coups sur le cul et aller au silo.

André se taisait, il commençait à manger les rondelles qui lui restaient.

Alors le Bordelais a remis ça.

— Monsieur est de la Résistance, mais il ne veut pas se mouiller. Alors, il râle, parce qu’il y en a, des hommes, qui se défendent. La Résistance, ils ont tous peur des coups sur le cul.

Il rigolait, mais son ton était devenu provocant. L’assassin était bien tranquille, il mangeait. Une voix est partie alors d’une paillasse, s’adressant au Méridional. C’était Jean, un politique, ancien cuistot qui s’était fait virer des cuisines Parce qu’il avait donné à manger à un copain.

— Dis donc, Félix, c’est pas parce que tu as travaillé à la Gestapo que tu vas venir nous faire chier. C’est quand même pas vous qui allez faire la loi ici !

Félix rougit. Il y eut un silence.

— Descends le dire ici, a crié Félix.

Jean a bondi de son lit. Ils étaient face à face. Le premier coup est parti. On a essayé de les séparer.

— Laissez-les faire, laissez-les faire, nom de Dieu, gueulait l’assassin en rigolant.

Jean et Félix restaient accrochés l’un à l’autre ; le cou de Félix était gonflé.

On les a séparés.

— J’ai jamais été de la Gestapo, hurlait Félix, je suis un homme, moi, jamais j’ai donné un type, je fais pas ce boulot, moi.

Il était rouge, il répétait en pleurant presque :

— J’ai jamais été de la Gestapo. J’ai jamais donné un homme. S’il y en a un qui le redit, je le crève.

— Alors tu n’as qu’à la fermer sur la Résistance, dit Jean qui s’était calmé.

— Ils n’ont qu’à pas être aussi cons, dit Félix.

— C’est ça, je suis un con parce que je râle, parce qu’on m’a fauché une rondelle ! dit André.

— Oh ! il nous emmerde celui-là, dit l’assassin, placide. Tiens, elle est là-dedans, ta rondelle. Il se tapait sur le ventre en se marrant.

Le calme était revenu dans la chambrée. Ceux qui étaient venus au bord de leur paillasse pour assister à la bagarre se recouchaient.

Deux autres ont commencé à s’engueuler pour une place sur un banc près du poêle, mais ils se sont calmés rapidement. La bagarre entre Félix et Jean avait absorbé l’agressivité des types ce soir-là.

A l’église on évitait ces chocs, mais ici c’était impossible. Ici quelqu’un pouvait toujours être blessé par les mots qui dans l’église se perdaient. On ne pourrait plus parler des droit commun, ils ne pourraient plus parler de la résistance, sans que la bagarre se déclenche. On devenait d’une susceptibilité extrême pour tout ce qui concernait l’origine de sa présence ici.

Félix qui était resté près du poêle, marmonnait je ne suis pas un enculé, moi, j’ai toujours été régulier. Personne ne lui répondait.

Enfin, il a quitté le poêle. Il a essayé de se calmer ; il a ouvert sa veste, mis les mains dans ses poches. L’épaule gauche plus haute que l’autre, il s’est dirigé vers la porte en se balançant. Il jetait un coup d’œil sur chaque lit en passant. Les types étaient couchés et ne faisaient pas attention à lui.

Il est passé devant le lit d’un camarade qui ne dormait pas. Il s’est approché de lui.

— T’as entendu ce con-là ? dit-il. Moi j’ai jamais donné un type, tu comprends, jamais. Parce que je suis un homme, moi.

Ses yeux interrogeaient, sa figure grimaçait.

— Je veux bien te croire, a répondu l’autre.

— Evidemment, là-bas je fais des affaires. Je fais pas le même boulot que toi. Ici je me défends, c’est normal, parce crue si je ne me défends pas, je crève.

Il regardait autour de lui, encore sous le coup de la bagarre. Il a repris :

— Mais je me défends tout seul. Je fais pas comme ce petit enculé de stubendienst. Il m’a balancé, il est allé dire au lageraltester que je m’étais maquillé le bras pour ne pas bosser, alors l’autre m’a fait supprimer le schonung.

— On sait que c’est un salaud, observa le camarade.

— T’en fais pas, si on se rencontre après, il y aura droit, fit Félix entre ses dents.

L’autre haussa les épaules. Il y avait longtemps déjà qu’on entendait ces menaces. Elles voulaient faire croire que la haine pouvait être chez certains autre chose qu’une fulguration des estomacs vides, qu’elle avait une chance d’être durable. Mais la menace était elle-même usée par la misère. C’était un état du corps qui proposait à ceux-là les mots les plus ignobles. Enculé était l’un des plus fréquents. Il voulait être définitif. C’était ainsi que Félix venait de traiter le petit stubendienst. Il le lui avait déjà dit en face d’ailleurs. Mais il pouvait le lui redire et, deux jours plus tard, rigoler avec lui.

Fange, mollesse du langage. Des bouches d’où ne sortait plus rien d’ordonné ni d’assez fort pour rester. C’était un tissu mou qui s’effilochait. Les phrases se suivaient, se contredisaient, exprimaient une certaine éructation de la misère ; une bile de mots. Tout y passait à la fois : le salaud, la femme abandonnée, la soupe, le pinard, les larmes de la vieille, l’enculé, etc… la même bouche disait tout à la suite. Ça sortait tout seul, le type se vidait. Ça ne cessait que la nuit. L’Enfer, ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueuli d’ivrogne.

Mais il y avait le secteur des silencieux : Jacques, l’étudiant en médecine, Raymond Jaquet notamment, qui avait fait avec lui la révolte d’Eysse. Félix couchait près d’eux. Ils le laissaient brailler.

Félix était un gangster. Ce n’était pas lui l’agent de la Gestapo, c’était Charlot. Lui avait sans doute été arrêté pour Marché noir. Un homme, comme il disait ; c’est-à-dire un type qui se foutait de la loi des autres. Jaquet, lui, gagnait sa vie en travaillant. Ils se méprisaient absolument. Pas de compromis possible, pas de lien de fait. Félix attendait parfois des autres un mouvement, mais rien ne pouvait venir. Alors Félix provoquait, les autres le rembarraient et chacun restait plus fortement sur ses positions.

Félix était courageux et ce n’était pas un mouchard. Je lui ai souvent parlé. Il était certain que s’il rentrait il redeviendrait exactement ce qu’il était, un gangster. Mais il n’était pas vain que de temps en temps un cave parle avec un homme. On parlait de la guerre. L’homme, comme le cave, attendait la Libération. Alors, le cave expliquait à l’homme comment les choses pourraient se passer : avions, chars, parachutistes, etc… L’homme se faisait souvent répéter la même chose : « Combien d’Arnheim à ici ? Combien de Cologne à ici ? » Il réfléchissait comme un enfant devant un problème difficile et il s’égarait. Vraiment, c’était difficile. Ici, il perdait ses moyens et il râlait.

Il avait déjà été en cabane, mais ce n’était pas la même chose. Il s’emmerdait, il marchait dans sa cellule, il comptait les jours, les occasions ratées, mais il bouffait, il savait que tel jour, à telle heure, il serait dehors, devant la porte. Il n’avait pas disparu ; ses copains parlaient de lui avec le sérieux de ceux qui risquent pour celui des leurs qui paye : « Félix, il est en cabane. » L’affaire était simple. La prison n’en faisait pas un autre homme, au contraire, puisqu’il n’y rencontrait que des types comme lui. Ici, il y avait toutes sortes de types, des types honnêtes. La guerre, c’était une affaire dont il ne s’était pas occupé auparavant. C’était aussi les chiffres, la géographie, et il ne les connaissait pas. « Où c’est Cologne ? Où c’est Cracovie ? Combien il y a d’hommes dans une division blindée ? Combien ils ont d’avions, les Américains ? » Il voulait essayer de comprendre ce qui se passait et comment se faisait cette guerre, puisqu’il en était devenu une victime.

Quand il avait bouffé, Félix méditait là-dessus. Il restait le type qui avait été fait, mais il sentait quand même qu’il y avait quelque chose de nouveau, que c’était plus que ça-Il était dans une aventure dont la fin était imprévisible, avec des gens qui n’étaient pas comme lui. Il en était intimidé au fond, mais éprouvait aussi une certaine fierté d’être victime de cette guerre comme les autres. Il partageait la condition des cinglés, de ceux qui s’occupent de ce qui se passe dans le monde.

Quand il s’était longtemps cassé la tête à prévoir le moment possible de la libération, il soupirait et parlait du temps où il était roi. Il était connu, il avait des femmes ; il décrivait les gueuletons avec des gestes abondants, lui au milieu de la table, avec un cigare. Des honnêtes faisaient la moue, d’autres écoutaient et se taisaient ; il les compromettait en réveillant en eux quelque tentation ancienne. Il traînait sur les mots, ses yeux clignaient.

Il était déchu de cette royauté, mais les autres droit commun, sauf Charlot, l’agent de la Gestapo, gardaient pour lui une certaine considération.

 

*

 

Félix, habituellement, ne cessait pas de râler. Autour du poêle, il râlait sourdement contre Gilbert. Les types avaient faim. « Allez voir un peu ce que se mettent ces messieurs, disait-il. Si vous, vous êtes des caves, avec moi ça ne marche pas ! » Les types le laissaient dire, mais ça prenait toujours quand quelqu’un désignait précisément un type qui bouffait. Les copains étaient rongés par l’envie d’injurier et de calomnier. Si quelqu’un intervenait pour dire que c’était faux, que Gilbert ne s’en mettait pas plein la lampe et qu’à l’usine il avait défendu des types qui avaient des ennuis, il n’avait pas d’écho, cela tombait dans le silence. La calomnie était plus forte que la vérité, parce qu’ils préféraient qu’il en fût ainsi. Ils avaient l’estomac vide, et, à défaut d’autre chose, la haine occupait ce vide. Il n’y avait que la haine et l’injure qui pouvaient distraire de la faim. On mettait à en découvrir le sujet autant d’acharnement qu’à chercher un morceau de patate dans les épluchures. Nous étions possédés.

Près du poêle, il y avait ce soir-là ceux qui n’avaient mangé que leur soupe. La gamelle était vide, on pouvait la regarder, elle était vide. On pouvait aller chercher dans l’entrée, il n’y avait là non plus rien à manger, les seaux étaient vides, raclés. On pouvait aller dehors, par terre il n’y avait que de la neige. Près des barbelés qui bordaient la route, il y avait la cuisine. Là, il y avait à manger.

Elle était barricadée. Le soir, les cuistots s’y attardaient. Chaque fois que l’un d’eux en sortait, la porte, de l’intérieur, était refermée à clef. Dans la cuisine, il y avait Lucien ; il bouffait. Quand il revenait dans la chambre, il était un peu fouge. Lucien avait des joues, les cuistots aussi ; c’était normal. On regardait ces types qui n’avaient plus faim, qui allaient se coucher pleins. Quand on allait pisser, on s’attardait un instant, on regardait le ciel, puis, avant de rentrer, la baraque de la cuisine fermée à clef.

Ce soir, il faudra se coucher comme ça, demain aussi, avec cette poche au milieu du corps, qui pompe, qui pompe, jusqu’au regard. Les poings fermés, je ne serre que du vide, je sens les os de mes mains. Je ferme les mâchoires, rien que des os encore, rien à broyer, rien de mou, pas la moindre pellicule à placer entre elles. Je mâche, je mâche, mais soi, ça ne se mâche pas. Je suis celui qui mâche, mais ce qui se mâche, ce qui se mange, où cela existe-t-il ? Comment manger ? Quand il n’y a rien, il n’y a donc vraiment rien ? Il est possible qu’il n’y ait vraiment rien. Oui, c’est cela que veut dire : il n’y a rien. Il ne faut pas divaguer. Du calme. Demain matin, il y aura le pain, ce n’est pas pour toujours qu’il n’y a rien ; il faut se calmer. Mais maintenant, il est impossible qu’il en soit autrement, il n’y a rien, il faut l’admettre.

Je ne peux pas créer quelque chose qui se mange. C’est cela l’impuissance. Je suis seul, je ne peux pas me faire vivre moi-même. Sans rien faire, le corps déploie une prodigieuse activité rien qu’à s’user. Je sens que cela dégringole de moi, je ne peux pas m’arrêter, ma chair disparaît, je change d’enveloppe, mon corps m’échappe.

 

*

 

Un matin, à l’usine, le meister Bortlick m’a appelé. Deux autres meister étaient à côté de lui. L’un était grand, mince, avec un petit visage pâle et mou, une longue blouse vert sombre ; l’autre était court, gros, blond, avec un visage rouge et d’extraordinaires pieds plats. Son nom était Kruger, mais on l’appelait Pieds-Plats.

Bortlick en avait assez de moi. Il m’a fait comprendre que désormais je travaillerais avec les deux autres. Il les avait prévenus que je travaillais mal. Le meister à blouse hochait la tête en regardant le type à redresser, le type qui avait pu se faire remarquer. Ils parlaient entre eux. Je ne saisissais pas. Pieds-Plats aussi hochait la tête, on allait sans doute me faire comprendre.

Tous les trois observaient, intéressés, ma gueule d’abruti. Bortlick a dit quelque chose et ils ont éclaté de rire ensemble.

Ma figure ne devait rien signifier, ni que je ne voulais pas travailler ni que je voulais travailler, ni que je comprenais ce qu’on voulait de moi.

Pourtant, j’étais l’objet de la préoccupation de ces trois hommes, l’objet. On m’avait appelé : Du, homme ! Du, homme ! homme ! Je m’étais amené et je m’étais arrêté devant eux. Il s’agissait de moi. Tel que j’étais, je ne pensais pas qu’on pouvait venir me pêcher pour parler de moi. Je pensais que j’étais les cinq cents types du kommando, qu’il n’y avait pas une tête de ces meister dans laquelle je pouvais apparaître avec tant d’insistance que l’on en vienne à m’appeler. Les lunettes y avaient été pour quelque chose. J’étais repéré, je n’allais plus sortir de leur tête ; la mienne y serait peut-être plus souvent que celle d’un de leurs copains allemands. Quand je les croiserais, ils me remarqueraient, quand je ne serais pas à l’atelier, ils iraient me chercher.

Bortlick avait donné ses explications. Il nous a quittés. Komme, m’a dit Pieds-Plats. Komme, c’est tout ; et je les ai suivis. Un petit signe et, presque à voix basse, Komme, c’était pour moi, ça me déclenchait. Je traînais les pieds, je suivais très lentement Pieds-Plats et celui à la blouse verte. Peu de jours auparavant, j’avais essayé de faire quelques pas en courant et j’avais cru que mes genoux allaient se briser.

Arrivé à son atelier, Pieds-Plats m’a désigné une longue plaque de durai à river. Je n’avais jamais rivé, mais j’allais travailler avec un copain qui connaissait le métier. C’était un Français de l’Est. Il m’a conseillé pour le moment de chercher avec la lampe baladeuse les mauvais rivets qu’il faudrait faire sauter et remplacer.

Pieds-Plats l’a prévenu qu’il fallait me faire travailler et il est parti.

— Il nous emmerde, ce con-là, a dit le copain.

Je promenais la lampe sur la plaque. L’autre, courbé dessus, cherchait aussi les mauvais rivets. Il disait à voix basse :

— Pieds-Plats, c’est une grosse vache. Il est du parti nazi, et il doit être important. Moi, il me fout la paix parce que je connais le boulot mieux que lui.

Pieds-Plats se promenait autour de l’atelier pendant que nous cherchions les mauvais rivets. Le ventre en avant, il humait l’usine. Puis il est revenu vers nous. Nous nous sommes penchés davantage sur la plaque. Il est passé sans rien dire. Ça pouvait se justifier pendant un moment que je tienne seulement la lampe, mais ça ne pouvait pas durer longtemps. Je l’ai fait remarquer au copain qui m’a dit :

— T’as qu’à rien faire. Si tu fais une connerie, tu recevras des coups et ça m’emmerderait. Moi, il m’a jamais touché parce que je connais le boulot, mais il m’emmerde, il est toujours là.

Il continuait en me parlant à faire sauter les rivets avec son marteau et son poinçon. Puis, comme excédé tout d’un coup, il me dit :

— Fais semblant de bosser, je vais aux chiottes. Fais gaffe !

Pieds-Plats l’a vu partir. J’étais seul devant la plaque. Il est revenu lentement vers moi, balançant ses gros bras à l’écart du corps, cambré, le cul – ce cul à découper, à poinçonner, à écorcher, à botter, à botter, à botter, à botter – le cul en arrière.

Il était à côté de moi, ses mains rouges, velues, fortes, appuyées sur la plaque. Sa figure rouge, ses cheveux jaunes ; courbé sur la plaque, je sentais les os de ma figure, mon calot enfoncé jusqu’aux oreilles.

— Was machen ? m’a-t-il demandé.

Je lui ai montré la lampe.

— Was ?

Indigné, il faisait semblant de ne pas comprendre. Je lui ai de nouveau montré la plaque et la lampe.

Bang ! sur le crâne ; je ne l’avais pas vu venir. Un autre, toujours sur le crâne. La lampe est tombée sur la plaque. Un autre. Ça sonnait. Je me protégeais le crâne avec les mains mais ça tombait sur la nuque, comme des coups de masse. Il s’est arrêté. Il était rouge, puissant ; il hennissait :

— Arbeit, mein lieber man, arbeit !

Ça commençait. J’étais repéré. C’était cela que ça signifiait. Rien à faire. Pieds-Plats était parti, mais je le sentais encore dans le dos. Le copain est revenu, il avait vu de loin.

— Tu as dérouillé ?

— Oui.

— Merde, la vache ! Comme je t’avais vu arriver, j’en étais sûr.

Courbé sur la plaque, je promenais la lampe. Le copain, qui avait repris ses outils, faisait sauter un rivet d’un coup de marteau sur le poinçon. Il s’est rapproché.

— Ils ne savent pas qui nous sommes, a-t-il dit à voix basse-S’ils savaient, ils trembleraient. Ils ne savent pas non plus ce qui va leur tomber sur la tête ; ils vont être écrasés, tu comprends, écrasés. Plus de Pieds-Plats.

Il s’était arrêté de frapper. Il appuyait ses coudes sur la plaque. Pieds-Plats était loin.

— Tu vois, quelquefois, a-t-il poursuivi, ça me prend dans la tête, on dirait qu’elle va éclater. Et on ne peut rien faire, mais il faut tenir ; je ne veux pas crever ici, ça, je ne veux pas, pas ici.

Il avait martelé ces derniers mots.

Des cris dominaient le bruit du compresseur. C’était un meister qui gueulait, un géant à chapeau marron. Ce n’était pas loin de nous. Un Français recevait des coups. Il avait du sang sur la figure, et le meister s’acharnait sur lui maintenant à coups de pied dans le dos. Puis il s’est arrêté, repu. Sa figure était semblable à celle de Pieds-Plats lorsqu’il venait de cogner ; la figure de l’homme qui s’est distingué. Il restait marqué un instant par ce qu’il venait de faire. Cet acte, qui lui donnait du plaisir, le sortait aussi de sa condition de petit contremaître. C’était un acte officiel de citoyen. En frappant, il s’était compromis pour ceux qui s’abstenaient. Ils étaient quelques-uns qui cognaient, c’étaient les héros. Et s’il y avait chez eux l’ombre d’une confusion, c’était de s’être ainsi distingués, mis en avant, parce qu’ils avaient eux aussi leur timidité, leur modestie.

Le meister au chapeau marron s’était rapproché des femmes qui travaillaient à leur atelier et d’une voix forte, leur expliquait le coup. Il leur a montré en rigolant le copain qui essuyait le sang sur sa figure et quelques femelles ont ri avec l’homme fort.

C’était apparemment une usine comme les autres. Un bruit terrible s’en élevait : la grêle des marteaux à river. Des hommes habillés de mauve travaillaient devant les établis. On aurait pu se laisser prendre par l’affairement paisible qu’ils mettaient dans le travail. Mais bientôt apparaissait l’énorme contradiction entre cet uniforme et l’application de ces mains qui fabriquaient. Courbé sur la pièce, chacun détenait un secret qui vouait cette pièce à la destruction, à la poussière. Tous travaillaient à une chose dont ils voulaient qu’elle ne fût pas. C’était du mime. Ils ressemblaient à des musiciens qui jouent derrière Une vitre et dont on n’entend pas la musique. Et le meister leur tapait dessus pour leur faire entrer dans la tête que seule la Pièce devait exister. Il avait des égards pour elle. Les poings de Pieds-Plats s’ouvraient pour la caresser, il voulait qu’elle fût belle, bien faite. Le meister n’était pas un fou furieux, c’était un bon citoyen.

Depuis que le kommando était arrivé, c’était la dixième carlingue qui s’achevait dans l’usine. Sur ces dix, une seule, la première, avait été envoyée chez Heinckel, à Rostock. Elle en était revenue parce qu’elle était loupée. Les autres avaient été mises dans un hangar, puis dans l’église que nous venions de quitter. Elles ne partiraient jamais. Nous le savions. Rostock, où se trouvait la maison Heinckel, était détruit et l’usine ne recevait plus le matériel nécessaire. Ce travail ne servait donc qu’à planquer la direction et les meister, presque tous nazis et qui ne tenaient pas à se battre.

Parfois, le directeur de l’usine réunissait les meister et leur tenait un discours. Quand ils sortaient en groupe de la réunion, quelques-uns avaient un air sombre et emprunté. D’autres, au contraire, semblaient confiants : c’étaient les héros ; ils étaient justifiés, regonflés, allègres. Ils s’amenaient à leur atelier : Los, los, arbeit ! La parole leur chauffait encore le ventre. Ils avaient des fourmis dans les doigts et dans les pieds, ils piaffaient et dès que l’occasion se présentait, Us cognaient.

Les autres étaient raides. La parole du directeur les avait effrayés. Ils s’étaient aperçus qu’Us étaient en état de péché parce qu’ils s’étaient demandé si ça valait le coup de continuer à travailler pour cette guerre. En sortant, Us avaient mesuré à quel point, insensiblement, ils étaient entrés dans la faute, et maintenant, bien qu’elle fût restée secrète, Us avaient peur d’y retomber. A leur atelier, Us étaient plus attentifs au travail, Us surveillaient autour d’eux si le directeur ne venait pas. Ils avaient été infidèles, Us commençaient à se sentir traqués.

Ils observaient celui qui cognait. Il avait l’air heureux, épanoui ; il était sûr, lui, et quand le directeur venait, il ne le surveillait pas.

Mais eux, on ne les avait pas vus cogner, ils ne s’étaient pas distingués. Entre les détenus et eux, les coups n’avaient pas fait la cassure définitive. Le directeur pouvait les soupçonner et même penser : « Ils parlent peut-être avec ces détenus. Et ces détenus sont dangereux parce qu’ils observent. Evidemment, nous sommes forts, l’Allemagne ne peut pas être battue, mais eux observent, ils attendent le temps qu’il faut et ils ne ratent pas le moment où un meister va devenir un traître. Cette promiscuité est mauvaise et puis il y a des meister qui peuvent être tentés de se dire que ce sont quand même des hommes, peut-être même de s’attendrir. Nous, Allemands, cherchons toujours l’occasion de nous attendrir. Mais eux, les salauds, ils observent, ils n’attendent que ça, ils sourient, les hypocrites ; le meister se laissera attendrir ; par pitié, il ne les poussera pas au travail, et eux qui ne peuvent pas savoir ce que c’est que la générosité, eux qui ne sont que scheisse, ils oseront penser quelque chose sur l’Allemagne, ils penseront que ça doit aller mal puisqu’on se relâche. »

 

*

 

Il était 10 heures du matin. Jusqu’au soir 6 heures nous serions là. J’ai laissé la lampe et le copain et je suis allé aux nouvelles chiottes qui avaient été aménagées depuis peu à une extrémité de l’usine. Là, il y avait toujours du monde, les types s’y planquaient. Quand on était suffisamment abruti par le bruit du compresseur et des marteaux, on allait aux chiottes et on ne faisait rien. Il y avait plusieurs boxes avec une cuvette dans chacun. Quand un kapo venait, on s’asseyait sur une cuvette, et on faisait semblant.

Le mur du couloir des chiottes était percé de trois lucarnes qui donnaient sur l’extérieur vers le sud. De là, on voyait l’église un peu surélevée, et, à l’intérieur de l’enceinte de l’usine, la cantine des SS, celle des meister et le silo de patates où elles se ravitaillaient. Contre la cantine des SS, il y avait un grand coffre à épluchures que l’on surveillait des lucarnes. On surveillait aussi le silo de patates, mais on ne pouvait pas essayer d’y aller à ce moment-là parce qu’on voyait le werkschultz qui y montait la garde. Rien n’était encore sorti de la cantine SS, rien n’avait encore été jeté dans le coffre, ni carottes pourries, ni feuilles de choux rouges, comme l’autre jour.

Un Italien s’était posté à la lucarne voisine de la mienne. Il était très maigre, avec une courte barbe noire. Tendu, il surveillait aussi le silo et le coffre. Dehors, déjà, sur la pente lui descendait vers la route, deux types, camouflés derrière une bétonnière, attendaient eux aussi.

Le werkschultz[6] s’est éloigné du silo et il est entré dans une baraque. Il n’y avait plus de gardien. Les deux qui étaient derrière la bétonnière sont sortis ; ils marchaient vite, sans courir, en surveillant de tous les côtés. L’Italien qui était à côté de moi est parti aussi.

On surveillait l’opération de la lucarne. Les deux premiers avaient quitté la pente ; ils longeaient une baraque qui se trouvait juste en face et à quelques mètres du silo de patates. L’Italien, lui, venait d’arriver sur la pente ; pour se camoufler, il portait sur la tête une caisse dans laquelle il avait mis quelques morceaux de fer. C’était calme. Toujours personne.

Un SS est sorti de la cantine. Les deux premiers se sont baissés et ont fait semblant de chercher par terre. Le SS est rentré presque aussitôt, il n’avait rien vu.

Ils étaient donc en face du silo, toujours contre la baraque. Maintenant il fallait se découvrir. L’Italien, resté un peu en arrière, surveillait.

Les deux premiers ont foncé en courant, ne fixant plus rien que le silo. L’Italien les a rejoints. De la lucarne, on voyait trois taches mauves accroupies. Ils grattaient la terre pour atteindre les patates. Ils s’attardaient, ils ne surveillaient plus, tout le monde pouvait les voir. L’Italien jetait des patates dans sa caisse, les autres remplissaient leurs poches ; ils s’attardaient trop, c’était de la folie, trois cibles.

Fritz. Ils ne l’avaient pas vu. De la lucarne, on voyait tout, mais on ne pouvait pas crier pour les faire partir. Fritz descendait lentement vers le silo ; ils ne l’avaient toujours pas vu ; Il les laissait s’enfoncer davantage. Puis, brusquement, il a foncé sur eux. Ils étaient encore accroupis quand ils l’ont vu. Ils ont à peine eu le temps de se relever. Il était là et ça tombait déjà ; la schlague, les coups de pied, les coups de poing. Fritz a montré du doigt à l’Italien la caisse à demi pleine de patates. Un coup de poing dans la figure, l’Italien est tombé.

De la lucarne, on voyait les taches mauves se balancer, s’accroupir sous les coups de Fritz.

— Ça dérouille ! dit un type, d’une voix tranquille.

Au fond du couloir des chiottes, deux Russes fumaient un mégot.

Fritz revenait avec les trois types. L’Italien saignait.

— Attention !

Ernst, le gros kapo, est entré en trombe dans les chiottes. Alles heraus ! Les Russes se sont enfuis, ainsi que ceux qui étaient aux lucarnes. Je me suis assis sur une cuvette dans un box ; il est passé près de moi ; il a hésité en me voyant, mais il n’a rien dit.

Quand Ernst est parti, je suis revenu à mon atelier. Pieds-plats était là, à quelques pas du copain. Le copain m’a vu venir, il avait l’air emmerdé. Je n’ai pas regardé Pieds-Plats, j’ai repris la lampe et je me suis penché sur la plaque de durai. Pieds-Plats est venu tout contre moi. Le copain s’est penché davantage sur la plaque, il tapait sur le poinçon.

— Wo waren sie ? m’a demandé calmement Pieds-Plats.

— Abort, ai-je répondu en me relevant.

Il a hoché la tête en souriant et il a regardé sa montre : il y avait bien un quart d’heure que j’étais parti. Il a rougi, comme réveillé d’un coup, il a henni et bang ! sur la tête, encore sur la tête. Pieds-Plats cognait de toutes ses forces, j’essayais de me protéger, mais je n’y voyais plus, je ne voyais plus ni le copain ni l’usine. Quand il a cessé, il m’a semblé qu’il frappait encore ; je me protégeais encore la tête. Puis j’ai compris qu’il s’était arrêté. Mes bras sont retombés. Il n’était plus là. Le copain me regardait, je l’ai revu, il était là comme avant. Les yeux me brûlaient, nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu, mes ongles se sont enfoncés dans mes mains. Ils ne savent pas, ces cons-là, ils sont la connerie, la connerie à rendre fou, ils ne savent pas ce qui va leur tomber sur le crâne. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont foutus, moins que rien, écrasés, de la poussière. Se faire foutre des coups par Pieds-Plats et ne rien pouvoir dire, non, il y a de quoi se marrer, mais regarde, regarde ça, nom de Dieu, il ne sait rien, il y croit.

J’avais envie de taper sur l’épaule du copain, de rigoler fort, de crier. Tous ces hommes silencieux en rayé auraient pu rigoler, Ça aurait rempli toute l’usine, ça aurait couvert le bruit du compresseur, les filles se seraient enfuies dans l’épouvante. Ainsi, à ce que l’on pouvait considérer comme la folie des coups, une autre folie aurait pu répondre : le rire. Mais personne n’était Leur fureur était leur lucidité ; notre horreur, notre stupeur étaient la nôtre.

 

*

 

Fin janvier, un dimanche matin. Nous sommes alignés sur cinq rangs à l’appel dans la cour : Français et Belges, Polonais et Tchèques, Yougoslaves, Allemands, Russes et Italiens. On encadre la place du camp couverte de neige. Un vent glacé Passe dessus. Nous sommes courbés, les épaules rentrées. On tape des pieds. On attend le SS.

Le SS est arrivé en fumant une cigarette : il a mis son bel uniforme vert du dimanche. Les jambes écartées, les jarrets tendus, il s’est d’abord campé au milieu de la place. Avec sa badine, il tape des petits coups secs sur son pantalon. Le lageraltester vient vers lui et se découvre. C’est la mimique habituelle. Ensuite, le SS passe le long du rectangle des Polonais, des Russes, pour compter les files de cinq. Il arrive vers nous ; on s’immobilise. Le regard du SS passe sur les premières files. Légère contraction. On ne sent plus le froid, on ne regarde rien. Il est là, il ne regarde personne. Une silhouette ciselée avec une casquette à tête de mort. Il est passé et on ne l’a pas senti. Le corps est un peu plus ramassé en même temps que plus absent. Il a balayé du regard deux cents types qui s’étaient déjà vidés au moment où il est passé. Quand il est arrivé devant ma file, il n’avait plus rien devant lui que des raies mauves et grises et il a compté jusqu’à cinq. Il est passé. Détente. Mais aussitôt l’angoisse : est-ce qu’on rentrera dans le block ? On sent de nouveau le froid. Le vent fait flotter le zébré, la peau des cuisses est hérissée. Et les poumons. Toujours la peur pour eux. On bombe le dos. La mâchoire inférieure se paralyse. Les mains sont enflées, on ne voit plus la jointure à la base des phalanges. Je tremble. Un morceau de bois avec des loques mauves qui flottent autour. Un épouvantail.

Les Polonais rentrent dans leur block. Nous restons dehors. Le lagerältester a donné l’ordre aux Français d’enlever les longs panneaux de bois qui sont encore au pied du talus de la voie ferrée. Il y en a beaucoup, ils sont couverts de neige glacée. On essaie de se planquer, de rentrer dans le block, mais Fritz est à l’entrée : Arbeit, alles, alles ! Il montre du doigt la pile de panneaux.

Il fait un soleil très léger, un vent terrible. La neige glisse sur la glace. On va lentement, la tête baissée, vers les panneaux. Quatre par panneau. Ils sont collés entre eux par la glace ; il faut les séparer les uns des autres avec une barre de fer. On est paralysé. Les bras restent ballants, accrochés on ne sait comment aux épaules. Il faut se baisser, prendre du bout des doigts l’extrémité du panneau. Un type a lâché à côté de moi, mes doigts sont écrasés entre deux panneaux. La vague de détresse. C’est trop. Dans tout le corps, la ruine. L’envie de tout laisser là, de rentrer, n’importe où, la schlague je m’en fous, je flotte dans le froid. Me laisser couler. Pas d’abri, aucun abri.

Et de nouveau on arrache le panneau à quatre. Le panneau est sur l’épaule. La neige tombe dans le cou. On a mis les mains dans les poches. Il y a de la glace par terre, on marche, les pieds à plat, très doucement. Le panneau est bien calé sur l’épaule, toujours la même pour moi, la gauche : elle commence à s’y faire. On ne flotte plus, on n’est plus trop légers dans le vent. L’essentiel est d’avoir les mains dans les poches, ne rien faire avec les mains, aucun geste. Le panneau sur l’épaule, c’est tout. Arrivés sur la place, un coup de vent ralentit notre cadence, on vacille un instant, et on repart en baissant la tête, en relevant l’autre épaule. Les yeux pleurent. Je glisse sur la glace ; en me remettant d’aplomb, je reçois le panneau sur le côté gauche de la mâchoire. Brûlure de la glace, de la neige dans le cou. J’appuie le menton contre le chiffon que j’ai autour du cou. Le copain qui est devant moi tombe. On s’arrête. Il s’est fait mal et il se relève difficilement. On repart. Quatre autres types nous doublent. On a contourné le block, il faut mettre les planches derrière, il y en a déjà un tas important. Le passage est étroit entre le barbelé qui entoure le block et les tas de panneaux. On piétine. On ne parle pas.

— Los, los ! gueule un contremaître allemand civil.

On n’avance pas plus vite.

— Los !

Fritz, qui est venu surveiller le travail, a foutu un coup de pied à un Italien qui porte devant nous avec une autre équipe. L’Italien est tombé. Sa grimace fait de petits plis sur la peau tendue de sa figure, autour de ses yeux qui clignent. On dirait qu’il chiale. Et il chiale vraiment, à sec. On s’est arrêté. Il se relève. Encore un coup de vent. On baisse la tête. Les jambes pliées, on repart à tout petits pas. Embouteillage. Quatre groupes vont décharger. On attend. Notre tour vient, il faut sortir les mains des poches. On prend le panneau dans les mains, un signal, on l’a balancé.

Il y a beaucoup de panneaux. Jusqu’à midi, il faudra transporter. On revient lentement, on passe devant le block. Fritz est revenu devant la porte. On ne peut toujours pas rentrer. On ne peut aller nulle part. Il faut rester dehors.

Sur la route qui longe le camp, des hommes passent, coiffés de passe-montagnes. Parfois, ils tournent la tête, ils voient derrière les barbelés, sur la neige, par petits essaims, ces formes qui se traînent. Eux marchent vite sur la route, ils ont la jambe nerveuse, l’œil vif. Ici, derrière le barbelé, chaque pas compte, Sortir la main de sa poche est une dépense. Chaque mouvement tend à nous ruiner. On voit sur la route l’homme qui marche dégagé malgré le froid, qui fait une série de pas rapides, qui se mouche, balance les bras, tourne la tête par saccades pour rien, qui fait une foule de gestes inutiles, d’une générosité merveilleuse, atroce. Pour nous, le trajet d’un tas de planches à l’autre est un total d’efforts dont chacun à lui seul est une histoire complète, depuis la prévision des risques, du danger, de la dépense sans retour, le refus, jusqu’à l’exécution dans la frayeur et la haine.

L’homme de la route ne sait toujours rien ; il n’a vu que le barbelé et, de ce qui est derrière, tout au plus des prisonniers.

 

*

 

Ce matin, lundi, nous sommes arrivés à l’usine plus tard que d’habitude. On nous a dit qu’il n’y avait pas d’électricité. Lorsque nous sommes entrés dans le hall, le compresseur ne fonctionnait pas, et les meister discutaient entre eux par petits groupes. Nous sommes allés chacun devant notre atelier, et, pendant un long moment, les meister ne se sont pas occupés de nous. Ils allaient d’un groupe à l’autre, parfois en courant, et entouraient le directeur quand il passait ; les femmes devant leur atelier parlaient discrètement. L’absence du bruit du compresseur rendait encore plus sensible cet affairement sans travail. Comme nous, ils n’avaient leur place dans l’usine qu’en fonction du travail à commander ou à accomplir. Ce matin-là, ils avaient déserté leurs ateliers, autre chose les absorbait que la carlingue à achever, et nous étions déjà prêts à tout croire. On n’avait jamais cessé de les observer et, d’une remarque ambiguë, on faisait des déductions mirobolantes sur la fin de la guerre. Ils nous intéressaient plus que nous ne les intéressions. La chose la plus stable dans leur vie quotidienne c’était bien leur assurance de nous retrouver identiques chaque matin. Notre comportement ne pouvait rien leur apprendre ; ils n’avaient naturellement pas à savoir si nous étions impatients ou résignés, optimistes ou découragés. La question de notre humeur ne se posait pas. Nous n’avions rien à leur apprendre sur la guerre. Ils retrouvaient chaque matin à leur atelier quelques zébrés alignés qui frappaient avec la masse de bois sur la pièce de durai ou manœuvraient le marteau à river. Ceux-ci ne pouvaient rien savoir, ils n’avaient qu’à frapper avec leur marteau et, s’ils avaient su quelque chose, ç’aurait été comme s’ils n’avaient rien su.

Nous circulions nous aussi dans l’usine. Nous voulions savoir ce qui se passait. Car il y avait quelque chose, quelque chose de nouveau dans la tête molle du meister à blouse verte, de Bortlick, de tous ces types désemparés, qu’il fallait connaître.

On ne rêvait pas. Ce matin-là, l’usine était dans l’anarchie. D’un coup, les carlingues d’avions, les pièces sur lesquelles on avait travaillé, comme dans un rêve, étaient moins que jamais véritables. Le rêve se confirmait en se dissipant brutalement. Il avait suffi que nous supposions qu’il se passait quelque chose pour que le décor s’effondre ; cette simple supposition devenait une réalité infiniment plus forte que celle de l’usine. Cette espèce de scaphandrier qui jusqu’ici au-dessous de soi avait accompli le rite du travail était remonté. Restait un homme prêt à être libre, aussitôt.

Pour la première fois depuis que nous étions en Allemagne, un événement grave était arrivé.

Les Russes étaient devant Breslau.

A partir de ce moment, nous n’allions pas cesser de veiller l’offensive, de chercher les recoupements, de tirer parti des moindres indices. Nous avions repris le contact avec la guerre. Il devenait impossible de se freiner. On allait du hall au grand magasin où Jacques travaillait avec un Polonais qui avait le journal allemand et qui, de plus, était en contact avec des civils allemands, réfugiés d’Aix-la-Chapelle, qui n’étaient pas nazis et qui travaillaient au magasin. On voyait les Yougoslaves qui étaient en liaison avec le Rhénan. Mais les Allemands du magasin eux-mêmes se contredisaient. Certains étaient trop optimistes à notre gré. De nouveau comme à Buchenwald, nous allions nager en pleins bobards, dopés, et bientôt il nous vaudrait simplement revenir au communiqué allemand. Tard dans la matinée, le compresseur a recommencé à fonctionner. Les groupes se sont dispersés. Les meister sont revenus à leur service, et chacun de nous à son atelier.

Mais il y a des copains qui ont continué à circuler. Ils tenaient dans la main une pièce, des rivets, faisaient semblant de parler du travail et se transmettaient les questions, les nouvelles. Le bruit des marteaux semblait lui-même être complice de cette curiosité clandestine. Il était moins insolite d’errer ainsi d’un atelier à un autre, dans le chahut des marteaux, que dans le silence. Les Allemands savaient maintenant que nous étions informés.

Eux aussi semblaient se relâcher dans ce début d’année. Jusque-là, les Alliés avaient stoppé la contre-offensive aile, mande, mais le Rhin n’était toujours pas franchi. L’événement de guerre quotidien n’avait pas encore absolument forcé à voir ceux qui s’y refusaient et vivaient au jour le jour. Mais tout le monde maintenant était sorti du sommeil.

Ils savaient que, dans nos groupes, nous ne parlions pas d’autre chose. Lorsque nous passions près d’eux, ils baissaient un peu la voix. Certains examinaient des cartes qu’ils essayaient de dissimuler à nos yeux. Ils savaient bien que nous les savions anxieux.

Ils allaient mieux nous voir maintenant, et notre passivité d’esclaves, notre neutralité leur paraîtraient haineuses, agressives. Agressifs, le regard de côté vers un groupe de meister, la conversation silencieuse de deux détenus. Et le moindre rire. Savoir en même temps qu’eux une chose qui les accablait était un scandale. Mais, plus clairement que jamais, ils ne pouvaient l’étouffer qu’en nous tuant. Les Russes devant Breslau. La victoire et la défaite reprenaient leur sens. La victoire associée à nous, sous leurs yeux. Leur propre défaite vue à travers la victoire de ceux qu’ils appelaient alles scheisse, c’était insoutenable.

Mais nous ne leur crierions pas : « Vous êtes écrasés ». Ils ne nous diraient pas : « Vous mourrez parce que nous perdons la guerre. » Rien ne serait jamais dit. Les coups allaient tomber en silence.

 

*

 

Il était six heures moins cinq, le travail finissait à six heures. Je suis allé me laver les mains. Quand je suis revenu, le meister à la blouse verte, patron de Pieds-Plats, m’attendait devant ma plaque de durai. Il m’a demandé de lui montrer mes mains. Je les ai tendues, elles étaient propres.

Un coup de poing dans la figure. J’ai été ébranlé. J’ai porté les mains aux yeux, j’y voyais ; j’ai regardé mes mains, il n’y avait pas de sang.

Il est parti un peu plus loin ; il semblait attendre que je le regarde, ce que j’ai fait ; il a tourné la tête. Je suis resté ainsi immobile un petit moment. La carlingue devant moi était floue.

Un camarade a ramassé mes lunettes, il ne restait plus de verres, et la monture était cassée ; je l’ai mise dans ma poche. Tout était cotonneux autour de moi. La corne de la fin du travail a sonné, j’ai quitté la plaque de dural devant laquelle j’étais resté. Comme j’y voyais mal, je relevais la tête, je regardais le meister à blouse verte. Avant de l’atteindre, j’ai fortement cligné des yeux pour mieux le voir en passant près de lui. Je voulais le voir après. Il avait ouvert son armoire, il s’apprêtait à partir et mangeait une tartine.

 

*

 

Hier soir, en rentrant au block, un camarade m’a donné un des verres de mes lunettes, qu’il avait trouvé ; il était intact. Je n’ai pas pu l’adapter à la monture, qui était cassée. Je n’ai pas insisté, parce que je voulais en profiter pour ne pas travailler.

En arrivant à l’usine, je suis allé trouver le kapo Ernst ; je lui ai dit que je n’y voyais pas et que je ne pouvais rien faire. Il était installé près de la chaudière et mangeait un gros morceau de saucisson qu’il a caché quand je me suis approché de lui. Il n’a rien répondu. Je suis allé me cacher aux chiottes. Le meister a blouse verte m’a vu mais il ne m’a pas appelé. En allant vers les chiottes, je marchais en levant la tête et en clignant des yeux comme un homme qui n’y voit pas. Aux chiottes, j’ai pris dans ma poche le verre intact et je l’ai ajusté sur mon œil droit, en monocle. Par la lucarne, j’ai surveillé la cantine des SS. C’était l’heure où l’on jetait les feuilles de choux et les épluchures de carottes dans le coffre en bois. Il n’y avait pas de kapo aux environs. Un type était déjà là-bas, penché sur le coffre ; il plongeait dedans. J’ai enlevé le monocle et j’y suis allé.

Sorti de l’enceinte de l’usine, je suis allé vite. Tous les vingt mètres, j’ajustais le verre pour observer si aucun kapo ne Venait. J’avais pris sous le bras une boîte dans laquelle j’avais mis deux ou trois pièces de fonte comme maquillage. Avant de m’engager sur la bande de terrain découvert qui me séparait du coffre, j’ai observé encore avec le monocle : personne. J’ai foncé. Il ne restait au fond du coffre que quelques feuilles de choux rouges couvertes de boues ; à pleines mains j’ai rempli la boîte en bois. En revenant, j’ai ajusté encore plusieurs fois le monocle. J’ai mis les pièces de fonte sur les feuilles, et je suis allé les laver au robinet de l’usine. J’en ai coupé quelques morceaux, que j’ai mangés, puis je suis allé cacher le reste dans les travées du magasin, sous des plaques de dural.

Un Italien m’a vu lorsque j’ai mis la caisse de bois sous les plaques. L’assassin, qui rôdait par là, m’a vu aussi. J’ai regardé l’Italien, qui a fait l’indifférent et s’est faufilé dans d’autres travées puis a disparu. L’assassin aussi s’est éloigné. J’ai voulu changer la caisse de place, mais des civils sont arrivés, et j’ai été obligé de quitter le magasin. J’ai erré dans le sous-sol de l’usine, puis je me suis caché dans les chiottes, le monocle sans cesse prêt. On pouvait quelquefois rester assis longtemps sur une cuvette des chiottes ; même s’il revenait plusieurs fois, le kapo pouvait supposer qu’on était malade. Mais cette planque aussi devenait vite une prison, comme l’atelier. Je ne suis donc pas resté aux chiottes. J’ai circulé un peu partout. Fritz m’est tombé dessus au moment où je causais avec un copain à l’atelier de soudure.

— Was machen sie ? Arbeit, los !

Je n’avais pas envie de bouger. Je l’ai regardé, et je lui ai demandé :

— Warum arbeit ?

Un coup de poing dans la figure. Je n’avais pas pu répondre autrement. Fritz n’avait pas été dérouté, ni indigné d’ailleurs. Il avait réagi à sa manière, sans colère, comme il fallait. J’ai quitté le copain, et je suis allé me cacher ailleurs.

Plus tard, je suis revenu au sous-sol de l’usine pour chercher mes feuilles de choux. Je me suis faufilé dans la travée du magasin, j’ai soulevé la plaque de dural : la boîte était vide.

Merde. Je ne pouvais pas me décider à quitter la travée. J’ai cherché à côté sous d’autres plaques, il n’y avait rien. C’était sinistre. Le vol devenait vraiment un jeu. Evidemment, c’était l’Italien ou l’assassin qui les avait volées. En sortant de la travée, j’ai rencontré l’Italien. C’était un type petit, jaune, sec ; il avait une avitaminose terrible.

— C’est toi qui as pris les choux ? lui ai-je demandé.

Il a juré que non, puis il s’est indigné ; il avait un métier, il n’était pas un voleur. Il m’a montré sa photo – qu’il avait pu garder – en civil : il était à côté de sa femme qui tenait un bébé sur les bras. J’étais une brute.

L’assassin aussi rôdait dans le magasin. L’Italien me l’a désigné et m’a affirmé que c’était lui. Je suis allé le trouver. Ses yeux noirs se sont indignés. Il m’a juré aussi que ce n’était pas lui et que d’ailleurs « il s’en foutait bien, des épluchures de choux ». Puis, me montrant l’Italien : « C’est le rital ! » m’a-t-il dit. C’était l’un ou l’autre. Ils ne m’engueulaient pas. Ils ne se défendaient pas auprès de moi d’avoir volé, mais, comme si je n’étais pas là, ils s’en accusaient maintenant mutuellement. Les deux avaient peut-être envisagé de prendre les choux, l’un était arrivé avant l’autre. Ils avaient peut-être partagé.

Je les ai laissés, et de nouveau je suis allé regarder la boîte. C’était bien cette boîte-là que j’avais mise à cet endroit-là avec les feuilles violettes dedans. Elle était bien vide. Les feuilles avaient été ou allaient être mangées, pas par moi. L’estomac s’est vidé un peu plus, comme si, jusqu’à ce moment-là, à elle seule, l’idée que j’allais manger les feuilles le soir l’avait rempli. Un échec de plus. Le coup des feuilles de choux avait raté in extremis, juste avant que je les mange. Ce n’était pas du pain, mais ça se mangeait, et la boîte pleine de feuilles, de loin remplissait déjà la soirée. Encore une fois, il allait falloir regarder griller les rondelles sur le poêle ; encore une fois, attendre Dédé, qui ramènerait peut-être quelques patates de la cuisine, ou bien se coucher vide.

Gilbert avait eu des difficultés avec les SS et les kapos. Ils avaient pris le prétexte que les Français se rassemblaient trop lentement pour l’appel, qu’il n’y avait pas de discipline ; ils l’en avaient rendu responsable.

En réalité, ils lui reprochaient de ne pas cogner et de ne pas se prêter à leurs trafics.

Ils l’ont relevé de ses fonctions de chef de block et l’ont remplacé par un Espagnol qui parlait le français. Il habitait depuis longtemps la France. Ce n’était pas un politique.

 

*

 

Sept heures du soir. Les récipients pleins de patates sont arrivés de la cuisine ainsi que quelques seaux d’une sauce liquide qui tenait lieu de soupe. On nous a fait rentrer dans nos dortoirs respectifs. Les premiers temps que nous étions dans les baraques, les distributions de patates se faisaient à vue ; un stubendienst en prenait une poignée et la mettait au passage dans la gamelle de chacun. Les uns en avaient six, les autres quatre. Sur six, trois parfois étaient pourries ; il y avait d’interminables discussions.

Les stubendienst français, espagnol ou belge ont décidé de préparer les gamelles à l’avance pour essayer d’établi une égalité dans les parts. Cette préparation, qui était justifiée, a pris un caractère solennel, et il a été décidé que nous devions tous attendre dans les dortoirs qu’elle soit terminée avant de pénétrer dans l’antichambre.

Depuis que cette règle avait été instaurée, les parts étaient toutes plus faibles. Aussi, dans chaque stube, les camarades se collaient contre la porte vitrée qui donnait dans l’antichambre et surveillaient la répartition. Cela n’a pas plu aux stubendienst, et les vitres ont été peintes en gris. Les types ont gratté la peinture, et, l’œil sur le coin de vitre transparent, ils ont continué à regarder.

Ils voyaient remplir une gamelle à ras bord, puis une autre, une autre encore : elles passaient à côté, dans la chambre des fonctionnaires. De même pour la sauce. Les types suivaient des yeux les gamelles pleines qui s’en allaient. Puis un jour ils ont vu partir une marmite entière. Il y en a un qui a ouvert la porte et qui a crié : « Bande de salauds ! » Un fonctionnaire de l’antichambre s’est précipité : « Si vous faites du bruit, on ne distribuera pas ! » il a refermé la porte, et il s’est appuyé dessus pour la maintenir. Il fallait de l’ordre. Les autres suivaient toujours la répartition. On s’occupait maintenant de leurs propres gamelles ; quatre patates, cinq patates ; on ne les voyait plus quand elles étaient au fond.

— Tu as vu ce qui est parti… Regarde ce qui reste, maintenant ! disait un type.

Les gamelles étaient alignées dans un ordre parfait. Lucien était là. Il tenait à la main un petit seau couvert qui était plein de patates ; condescendant et ennuyé, il regardait nos portions.

Enfin, on a fait sortir les cons de leur chambre. Ils faisaient du bruit ; ils avaient vu les portions, et ils râlaient. Les fonctionnaires, derrière les tables, étaient hermétiques et cérémonieux. Ils ont ordonné aux types de se taire et d’enlever leur calot. « Voilà, avaient-ils l’air de vouloir dire, notre fonction est de répartir équitablement la nourriture, nous l’avons remplie soyez vous-mêmes disciplinés, ne criez pas comme des bêtes, n’oubliez pas que vous êtes Français… »

A force de regarder les gamelles, même presque vides, même en pensant à celles des fonctionnaires, qui étaient pleines à ras bord, même en pensant à la marmite cachée, on les regardait avec envie. C’était le stubendienst qui prenait la gamelle et la tendait à chacun. En principe, il les prenait dans l’ordre, de sorte que, de loin, on savait à peu près à laquelle on aurait droit. Il la tendait gravement, feignant d’être si sûr qu’il donnait à chacun ce qui lui était dû qu’à la fin, lorsque les deux cents types étaient passés, il le croyait. Sur les quatre patates, un autre versait un quart ou un demi-litre de sauce, selon les jours, et on rentrait dans la chambre.

Lorsque la distribution a été terminée, des types sont allés dans l’antichambre et se sont pressés devant la porte des fonctionnaires. Ils ont réclamé la marmite disparue. Les fonctionnaires ont réagi. Ils ont répondu d’abord que c’était la ration des travailleurs de nuit, puis ils ont engueulé les types, ils leur ont dit qu’ils ne méritaient pas d’avoir des camarades pour les servir, qu’ils ne méritaient qu’un kapo ou même un SS. Mais, lorsque les fonctionnaires ont ouvert la porte pour se retirer dans la cagna, des copains ont aperçu la marmite pleine posée sur le plancher. Un des stubendienst, un méridional, remplissait deux grosses gamelles, et, sur la table de la chambre, il y en avait d’autres. Les copains avaient au bout de leurs doigts leur gamelle vide qui pendait, ils avaient déjà mangé leurs patates avec les épluchures et ils ne se déplaçaient qu’avec leur récipient, parce qu’on ne savait jamais… Pour les calmer et comme Us n’étaient pas très nombreux, les fonctionnaires ont jeté quelques patates dans les gamelles qui se sont tendues aussitôt. Ceux qui étaient servis n’ont pas insisté. Les fonctionnaires ont été rassurés, et ils ont refermé leur porte.

La majorité des types qui savaient bien qu’une marmite avait disparu n’étaient pas sortis dans l’antichambre, parce qu ils étaient las. Lorsqu’ils ont vu les autres revenir avec leurs Patates, ils sont allés réclamer à leur tour, mais on les a chassés ; on leur a dit que tout avait été donné et que ce qui restait était pour les travailleurs de nuit.

Lorsque la porte des fonctionnaires s’est ouverte pour la seconde fois, ils ont vu Lucien assis qui mangeait une énorme soupe avec de gros morceaux de patates épluchées et qui avait un petit seau sur les genoux. Il était rouge, et il riait avec un autre. Il a dit aux types qu’il n’y avait plus rien et que, s’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient qu’à se plaindre aux SS. Il leur a dit qu’ils semblaient oublier qu’Us étaient dans un camp de concentration, qu’Us feraient mieux d’aller se laver. Il leur a dit aussi qu’il n’était pas digne d’un Français de s’abaisser ainsi pour manger. Les copains en écoutant Lucien ne cessaient pas de regarder sa soupe et les gamelles de patates sur la table. Ils ne lui ont pas répondu ; à l’un d’eux qui le regardait fixement, Lucien a dit :

— Qu’est-ce que tu as, toi ? Fous-moi le camp !

Il s’est levé brusquement, et il a fermé la porte.

Les copains ont erré un moment dans l’antichambre. Certains sont allés pisser puis tout le monde est revenu à sa paillasse.

Plus tard, Lucien est rentré dans la chambre avant que la lumière s’éteigne. Il couchait au milieu de nous. Il tenait toujours son petit seau de patates ; il l’a mis sous son oreiller de paillasse. Il s’est assis sur son lit, et il a sorti de sa poche un sachet rempli de tabac. Il a roulé une grosse cigarette. Autour de lui, des copains regardaient ; il les a laissés suspendus un moment. Puis il a pris une pincée de tabac. Une main s’est tendue. « Merci, Lucien ! » a dit le type. Lucien ne l’a pas regardé, et il a rentré son sac de tabac. Le type est allé chercher du feu au poêle et en a donné à Lucien. Les autres les ont regardés fumer tous les deux. Lucien a sorti son seau de patates ; il a enlevé le couvercle, et il a regardé le contenu un moment. Les copains regardaient aussi ; elles étaient belles. Il a remis le couvercle, rangé le seau, et il s’est couché.

 

*

 

Lucien est l’un des personnages importants du camp. Il a avec les SS des relations aussi sûres que celles du lagerältester ou des kapos. Nous l’avons vu débuter, il était interprète ; devenu vorarbeiter, avec zèle il poussait le travail. Ainsi, il est passé du côté des kapos et s’est fait remarquer par les SS. Le jeu de Lucien consistait à crier lorsque le SS approchait, puis à bousculer les copains lorsque le SS était tout près, à sourire lorsque le SS lui-même criait ou frappait-Ainsi Lucien s’est-il fait une réputation de sérieux, de bon fonctionnaire. Les kapos ne pouvaient plus douter qu’il était des leurs. Cela se passait à l’église ; mais, là-bas pas plus qu’ici, Lucien ne couchait chez les kapos. Il dormait à côté de nous. Il ne travaillait pas, ne mangeait pas comme nous, mais, le soir, il revenait et affectait d’être des nôtres. Il avait essayé de gagner une demi-complicité de son entourage immédiat, auquel il faisait espérer quelque chose à manger.

Dans la chambre même, il s’était assuré une garde solide en trafiquant avec quelques droit commun, l’assassin notamment. Lorsque Lucien manquait de tabac, le type lui en procurait moyennant de la nourriture. Puis le trafic s’était étendu.

Insensiblement, Lucien est devenu un personnage. Très à l’aise avec Fritz, presque fraternel, il faisait décidément partie de l’aristocratie. Fritz, qui frappait, pourchassait les copains et qui devait plus tard les assassiner, riait avec Lucien. Le lagerältester qui traitait les Français de cochons et faisait cogner sur eux recevait Lucien dans l’intimité. Mais ces liens n’étaient pas absolument gratuits. Ce n’était pas non plus une simple solidarité de classe qui les justifiait. Lucien trafiquait activement de l’or. Ce trafic qui partait de la base remontait jusqu’aux SS. Des Italiens venus de Dachau avaient réussi à sauver quelques médailles ou des alliances, qu’ils échangeaient avec Lucien contre de la nourriture. On surveillait aussi la bouche des copains, et, s’il y avait de l’or, Lucien proposait l’extraction contre du pain. Au Revier, les morts étaient également dépouillés de leur or. A un camarade qui avait été pressenti comme infirmier, on avait posé la condition qu’il participerait à ce travail ; il refusa et ne fut pas infirmier. Les lunettes qui portaient la moindre parcelle d’or disparaissaient. Par ce trafic, Lucien était parvenu à entrer personnellement en liaison avec le lagerführer SS ; le lagerältester le savait et n’en avait que plus de considération pour Lucien. Sur le circuit de l’or, on mangeait. Au sommet : de la viande, du lard, des œufs ; à la base : du pain.

Il y avait dans la chambre un vieux Corse qui s’affaiblissait très vite. Il avait une canine couronnée d’or, mais, comme il lui restait peu de dents, il se demandait s’il devait sacrifier l’une de ses dernières pour avoir de la nourriture qu’il aurait ensuite du mal à mâcher. Il hésita beaucoup et finalement fit arracher sa dent. Quelques jours après, à la pause du travail, à l’usine, on le voyait manger une soupe qu’il avait fait cuire la veille sur le poêle de la baraque. Il pensait pouvoir manger ainsi son supplément pendant une quinzaine de jours. Mais quelques jours plus tard déjà, il ne recevait plus rien. Il allait se plaindre à Lucien ou à Charlot, qui ne l’écoutaient pas. Il insistait, et, comme il était sourd, il se faisait répéter les réponses qu’on lui faisait ; il tendait l’oreille, gardait la bouche ouverte – on voyait la place vide de sa dent arrachée – et il entendait : « Tu nous emmerdes ! »

 

Paul, le lagerältester (c’était une coutume du camp de s’appeler par son prénom. On appelait aussi Fritz uniquement par son prénom. On ne connaissait d’ailleurs pas son nom. Je n’ai jamais échappé à la honte d’appeler un type comme Fritz par son prénom. C’était comme si je me chargeais d’une requête de sympathie, comme si je témoignais ainsi d’un souci et presque d’une obligation naturelle que j’aurais eu à le connaître intimement, fraternellement. Appeler ainsi celui qui n’avait pour fonction que de schlaguer et, plus tard, de tuer, donnait le ton de l’hypocrisie substantielle des rapports qui existaient entre ces kapos et nous Alle kameraden, disaient nos kapos. Nous sommes tous des sujets du camp de concentration, tous des camarades. Celui qui te tue est ton camarade), Paul s’était fait aménager dans les nouvelles baraques un véritable studio, avec un divan, la radio, des livres. Il mangeait somptueusement. Il était servi par un détenu polonais. Il était très élégant et changeait souvent de vêtements. C’était le seigneur du kommando. Il recevait l’aristocratie dans son studio et notamment le stubendienst français droit commun.

Celui-ci, qui mangeait à sa faim, se promenait parfois le torse nu dans le block et faisait admirer qu’il ne maigrissait pas. A chaque incident, il proposait de se battre. D’ailleurs, il n’était pas seul à montrer cette fierté d’avoir encore de la chair sur les os. Il pouvait considérer cela comme une réussite et, dans un mouvement naturel, mépriser ceux qu’il dominait comme des médiocres puis, appliquant ainsi la logique SS, comme des salauds. Quand il se promenait demi-nu, il savait qu’il était beau. Plus que son brassard de stubendienst, qu’on aurait pu lui arracher facilement, il savait que son buste régnait et qu’il n’était pas à la merci d’une intrigue ; il savait que Paul avait besoin de lui. Lorsqu’il trouvait un pou sur lui, il le disait en riant comme une femme qui se plaint d’une impureté passagère du visage, pour mieux marquer sa beauté. Il était coquet devant les types sales, pleins de poux et sans formes qui l’observaient.

Le stubendienst eut par la suite des ennuis avec Fritz puis avec les SS. Paul arrangea les choses plusieurs fois, mais il fut obligé finalement de s’en séparer. Le stubendienst connaissait trop de choses sur le trafic entre Paul et les SS, et il fut peut-être trop bavard. Il devait être fusillé pendant l’évacuation.

Les kapos, Fritz surtout, furent au début jaloux de Paul parce qu’il était riche, qu’d recevait beaucoup de colis et qu’il était magnifiquement installé.

Fritz avait même essayé de le devancer dans la considération des SS en nous frappant ostensiblement, en faisant preuve de zèle à nous compter aux appels, à nous fouiller, à nous poursuivre au travail, en étant toujours là quand le SS était là.

Paul était indolent, mais il maintenait sa situation grâce aux cadeaux qu’il faisait aux SS sur les colis qu’il recevait de chez lui. Il lui arrivait souvent de faire rôtir un poulet à la cuisine et de l’offrir, entouré de champignons, au lagerführer. Les kapos aussi profitaient des colis. Paul était trop riche, ils ne pouvaient pas lutter contre lui.

Paul, allant plus loin, avec beaucoup de patience, fit miroiter au lagerführer, qui n’était qu’un très médiocre sous-officier SS, la possibilité de l’associer plus tard à ses affaires. Et, insensiblement, il abandonna aux kapos et à Fritz notamment la besogne de répression.

Paul ne se rendait même plus à l’appel ; c’était son adjoint, un politique allemand, qui y allait à sa place, et les SS, qui ne pouvaient plus rien contre lui, se vengeaient sur l’adjoint en lui foutant parfois des coups.

Le dimanche, cependant, Paul venait au rassemblement du matin, parce qu’il avait heu plus tard et qu’il n’était pas suivi du travail à l’usine. Il arrivait botté, vêtu d’un beau manteau et, cérémonieux, il allait saluer le SS. Puis, à propos d’une vétille (un type avait chié trop près d’un block parce qu’il était pressé, ou autre chose), il se déchaînait, de préférence contre les Français. A plusieurs reprises, il avait déclaré qu’il ne voulait plus entendre parler de nous et que nous ne méritions que des coups. Il parlait fort, au garde-à-vous, et ses phrases saccadées impressionnaient les SS, surpris, chaque fois, qu’un détenu eût pu acquérir une telle intuition de leur mépris pour nous.

Un court silence suivait l’apostrophe, qu’un interprète nous traduisait inutilement.

Paul renvoyait ensuite les Polonais à leur block, puis les Russes, parfois même les Italiens. Les Français restaient chaque fois dehors. Fritz ou un autre kapo montait la garde devant l’entrée du block pour nous empêcher de rentrer. Et c’était la corvée de nettoyage du camp.

L’après-midi, Paul allait le plus souvent à la chasse avec le lagerführer. Comme il mangeait et que le stubendienst français n’était plus à son service, il sortait la nuit et allait voir des femmes. Il était devenu une sorte de détenu d’honneur.

Grâce à lui, le jour de Noël, les kapos eurent la permission des SS d’aller librement à Gandersheim. Ils partirent au début de l’après-midi, accompagnés d’une sentinelle qui ne leur servait pas de gardien mais de chaperon. Ils partirent comme des enfants sages, le Fritz et les autres ; la sentinelle et eux se regardaient en souriant ; ils étaient en confiance. Ils allaient vraiment en promenade, et le SS parlait la même langue qu’eux. Le Fritz qui, disait-on, était au camp pour assassinat, avait ce jour-là un visage d’enfant. Cette sortie avait couronné la trahison des kapos. Mais elle ne nous avait pas surpris.

 

*

 

Sans lunettes, j’y voyais très mal. J’étais cependant obligé de travailler à l’usine. Les coups de Pieds-Plats m’arrivaient dessus, je ne pouvais rien parer. Je me suis décidé à aller au bureau du lagerältester pour demander si je ne pourrais pas avoir une paire de lunettes.

Il y avait là Lucien, un secrétaire tchèque, Paul et un interprète belge.

Je me suis adressé au Tchèque. Il faisait frire des patates ; il y avait une odeur terrible, mais, ici, personne n’y prenait garde, ne regardait le poêle. Quand je me suis approché, le Tchèque a relevé la tête, et je lui ai raconté mon histoire de lunettes. Il l’a consignée par écrit et m’a fait signer. Le gros kapo Ernst est arrivé à ce moment-là, et, me voyant, il a demandé à lire le papier. Il y était indiqué que mes lunettes avaient été cassées par un coup de poing du meister ; il a ri et a dit au Tchèque que c’était ennuyeux d’écrire cela, parce que ce meister était au contraire très doux en général. Le Tchèque lui a répondu que, puisque je demandais des lunettes, il fallait bien indiquer comment j’avais perdu les miennes. Le kapo n’a pas insisté. Là-dessus, Paul est arrivé et, ennuyé, m’a demandé ce que je voulais ; le Tchèque le lui a expliqué.

Il m’a demandé si j’avais de l’argent. Puisque je n’en avais pas, je ne pourrais pas avoir de lunettes, à moins que le lagerführer SS ne veuille bien me les offrir.

Pendant toute cette conversation, j’ai été surpris que l’on ne me mette pas dehors. J’étais appuyé contre la table du Tchèque. Je n’étais pas malade. En arrivant, Paul a demandé tout de suite ce que je faisais là, mais, quand on lui a dit que c’était parce que je n’avais plus de lunettes, il a accepté ma présence. Un SS est arrivé, on lui a raconté l’affaire, et il n’a pas semblé penser à me donner un deuxième coup de poing. Lui aussi a été sensible à cette affaire de lunettes. Je suis resté comme un intouchable, attendant qu’on voulût bien trouver une solution, mais il n’y en avait pas. On m’a laissé partir sans m’insulter.

Un camarade a réparé la monture de mes anciennes lunettes et ajusté le verre intact. Je suis revenu à mon atelier. Le jour même j’ai eu à détacher un tuyau à air comprimé du robinet ; je n’avais pas fermé la pression, le tuyau m’a sauté dans la figure ; cette fois, les lunettes ont été pulvérisées. J’étais sur une échelle. Encore une fois, j’ai passé la main sur mes yeux, puis je suis descendu lentement de l’échelle. Le meister me regardait, j’ai remis mon calot, qui était tombé par terre, et je suis parti. Il n’a rien dit.

Je suis d’abord allé aux chiottes, je pensais à essayer de faire l’aveugle. Un moment après, je suis rentré dans l’usine, j’ai marché en levant la tête comme un somnambule, et j’ai croisé le meister, qui m’a regardé et n’a rien dit. Sans lunettes, je pouvais mimer celui que je m’étais senti être en réalité dès le premier jour de mon entrée dans cette usine. J’ai traversé l’usine très lentement en levant la tête, je ne me suis arrêté à aucun atelier, personne ne m’a touché.

J’ai mené ce jeu deux jours.

Le troisième jour, dans l’après-midi, je me trouvais devant un atelier du hall, et je bavardais avec un copain. Je me croyais camouflé. Un coup de poing sur la tête. Je me suis retourné. C’était Pieds-Plats.

— Was machst du ?

— Kein Brille ! ai-je répondu, en montrant mes yeux.

Encore un coup de poing sur la tête.

Il n’y avait rien à faire. Ça tombait comme un marteau. Il pouvait continuer longtemps ainsi. J’ai esquivé le quatrième coup, et ça l’a fait râler davantage. Pieds-Plats jouait.

Le soir, je suis allé au Revier, dont Gilbert était devenu le secrétaire. Le toubib espagnol était malade ; un médecin russe le remplaçait. J’ai demandé du schonung parce que je n’y voyais pas ; le médecin m’a dit qu’il ne pouvait rien faire si je n’avais pas de fièvre. Gilbert lui a dit que j’étais un ami ; il a signé un billet de trois jours de schonung. D’autres sont passés, des Italiens surtout, plus épuisés que moi ; ils n’ont pas eu de schonung.

Je suis rentré au block dans la nuit, en pataugeant dans la boue neigeuse. Il y avait de la lune. Le vent qui venait de l’ouest arrivait sur nous après avoir contourné la corne du bois ; il apportait avec lui les voix des sentinelles, détachées, paisibles. On ne connaissait pas d’autre paix que celle de la lune sur la place déserte. Là-haut les SS s’endormaient, ils nous oubliaient.

Dans le block la lumière était éteinte. Francis est venu me voir à ma paillasse. C’était un Niçois, petit, brun et maigre. Il avait passé le plus froid de l’hiver dehors, au zaun-kommando. De sept heures du matin à cinq heures du soir, il avait piqué la terre gelée.

Il parlait à voix basse. Les nouvelles ? Bien sûr elles étaient bonnes, les nouvelles. Oui, les Russes avançaient au Nord, et les Alliés avaient lancé la grande offensive. Cette fois, c’était peut-être vrai.

Oui, il fallait que ça finisse vite, on ne pourrait plus tenir longtemps. On dégringolait, on s’enfonçait. La veille, un camarade avait planqué une gamelle de soupe pour la manger le lendemain matin. La soupe refroidie s’était figée. Dans la nuit, un type avait vu quelqu’un tendre la main vers la gamelle et prendre une poignée de soupe. Le lendemain, dans la gamelle, il y avait la trace de la main. Il fallait que ça finisse. Jamais depuis que nous étions en Allemagne il n’y avait eu un colis, jamais un morceau de sucre, jamais de vraie nourriture. Les plaies pourrissaient ; à l’usine, des copains s’évanouissaient. Le corps s’en allait, la voix aussi. Francis parlait très lentement, sa figure avait perdu sa mobilité à force de rester dans le froid – -20°dehors tout l’hiver avec un quart ou un cinquième de boule de pain le matin et rien d’autre jusqu’au soir qu’un quart de jus à midi. Tout cela, la peau de la figure et sa voix en témoignaient.

La porte s’est ouverte, un kapo faisait sa ronde, une lanterne à la main. Francis s’est couché. Le kapo s’est approché des lits, la lanterne est passée, la chambrée était silencieuse, il est reparti.

Francis est revenu près de ma paillasse. Les autres dormaient. Une petite veilleuse qu’on avait posée sur un montant du lit faisait une tache jaunâtre dans le noir. Francis avait envie de parler de la mer. J’ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, Veau, le soleil, quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C’était avec ces mots-là comme avec le nom de M… qu’on risquait de ne plus vouloir faire un pas ni se lever. Et on reculait le moment d’en parler, on le réservait toujours comme une ultime provision. Je savais que Francis, maigre et laid comme moi, pouvait s’halluciner et m’halluciner avec quelques mots. Il fallait garder ça. Pouvoir être son propre sorcier plus tard encore, quand on ne pourrait plus rien attendre du corps ni de la volonté, quand on serait sûr qu’on ne reverrait jamais la mer. Mais tant que l’avenir était possible il fallait se taire.

Je suais. Les coups sur la tête avaient porté. La bonne fièvre venait. Si elle avait tenu, je serais peut-être allé dormir au revier, où c’était calme ; mais cette fièvre-là, mon corps n’avait plus la force de l’entretenir.

 

*

 

On venait de passer à la distribution et je venais de rentrer dans la chambre.

— Mon pain ! On m’a volé mon pain ! a crié un type.

Il était affolé, il se lamentait. « Mon pain ! mon pain ! » Il restait debout, les bras ballants. « Il était là, je l’avais mis sur la paillasse. » Il répétait cela et il restait devant son lit. Il y a eu un chœur d’indignation : « C’est dégueulasse, il faudrait les pendre, les types qui volent le pain ! », etc.

On a fouillé et on a trouvé un morceau intact sous une paillasse ; celui qui avait volé n’avait pas eu le temps de le planquer ailleurs, et il tenait son propre morceau entamé dans sa main. C’était un paysan d’une vingtaine d’années ; il avait une grosse tête et les oreilles décollées. Avant qu’on le questionne, affolé, il a tendu le pain et il a répété plusieurs fois : C’est la première fois que je vole, c’est la première fois !

Il rendait le pain. Qu’on le reprenne ! C’était la première fois, ce n’était pas sérieux.

Alerté par les cris, le chef de block espagnol est arrivé.

— Qui est-ce qui lui fout les vingt-cinq coups ? a-t-il demandé.

Personne n’a répondu. Le paysan attendait ; il n’avait pas peur des coups, il était égaré.

— Alors, personne ne veut ? a répété le chef de block.

Félix râlait doucement : « Si c’était un homme, qu’est-ce qu’il aurait pris déjà ! »

Autour de lui, on protestait :

— C’est un gosse, laissez tomber.

— Moi, je vais les lui foutre ! a répondu P…, un droit commun qui trafiquait avec l’assassin.

Le droit commun allait officiellement schlaguer, sous l’œil approbateur du chef de block qui n’était pas davantage un politique et qui bouffait tous les jours de la viande et plusieurs rations de pain.

— Ceux qui veulent voir, qu’ils viennent ! a dit le chef de block.

Et il est allé dans l’antichambre, suivi de P… et du paysan.

Quelques types les ont suivis.

Quelques instants plus tard, on a entendu de petits claquements mais pas de cris. On y a à peine fait attention. P… est revenu en riant, suivi du paysan, qui avait la figure rouge et qui se forçait à sourire. Pour justifier sa contenance, il a dit en passant que P… n’avait pas frappé fort.

L’appel avait hâté la fin de la scène. Les types sont partis à l’usine, et ceux qui avaient un billet de schonung sont rentrés dans le block.

Plus tard, la cuisine a demandé des hommes pour une corvée. Il ne fallait jamais rater une corvée à la cuisine. Il s’agissait de trier des pois secs.

On a ouvert la grande porte de la cuisine, et, quand on est entré, on a été intimidés. Sur la gauche, il y avait un tas de patates. On nous a empêché d’en approcher. Le chef cuistot polonais nous a aussi empêché d’approcher des marmites. Lucien était derrière une grande table sur laquelle se trouvaient de la viande et du pain ; auprès de lui, un aide-cuistot découpait la viande. On nous a aussi empêché d’approcher. On est allé remplir une gamelle de pois dans un tonneau et on nous a parqués autour d’une petite table. On a vidé les gamelles sur la table et on a commencé à trier. Nous étions assis de chaque côté de la table. Des Italiens, des Russes sont venus. Il y avait aussi l’évangéliste allemand.

Derrière nous, le lagerpolitzei[7] et Lucien surveillaient en marchant. On triait. Quand ils étaient passés, on s’envoyait très vite des grains dans la bouche. Mais on risquait de mâcher encore quand ils revenaient, et ils surveillaient les mâchoires. Un coup de poing du politzei sur la tête de mon voisin : sa mâchoire remuait. Le politzei ne s’était pas arrêté ; il avait frappé en marchant. On a recommencé à piquer dans le tas de pois et à mâcher. On était convenu que ceux qui étaient de l’autre côté de la table et leur faisaient face nous préviendraient lorsqu’ils repasseraient. Ainsi les mâchoires s’immobilisaient et reprenaient, s’immobilisaient et reprenaient mécaniquement.

L’évangéliste, lui, ne mâchait pas.

Lorsque le tri a été terminé, j’ai réussi à camoufler quelques poignées de pois dans une gamelle, sur laquelle j’ai empilé d’autres gamelles vides. Ils nous ont fouillés en sortant mais n’ont pas pensé à détacher chaque gamelle de la pile. Un autre avait fait comme moi. Mais il était trop pressé de faire sa soupe. Arrivé au block, il a rempli une grande cuvette d’eau, il y a jeté les pois puis les a mis à cuire sur le poêle. L’odeur s’est répandue, elle était trop forte. Fritz, qui se doutait qu’on avait réussi à sortir des pois, a ouvert la porte de la chambre. Il a senti aussitôt l’odeur et il est allé droit au poêle. Il a demandé à qui était la soupe. Personne n’a répondu. Il a menacé de priver tous les Français de soupe le lendemain dimanche. Mais finalement il s’est contenté d’emporter la cuvette. La soupe de pois commençait juste à épaissir, c’étaient les kapos qui allaient la manger.

J’ai caché mes pois dans ma gamelle sous la paillasse, et je les ai gardés pour le dimanche.

 

Dimanche. La matinée s’est passée en corvées ; il faisait moins froid, mars avançait. Nous avions eu la soupe à midi : liquide, avec les pois que nous avions triés la veille. Mais Francis en faisait cuire une autre sur le poêle avec ceux que j’avais fauchés à la cuisine. Il avait emprunté pour cela une grosse gamelle à un camarade. On allait la manger vers le soir.

Francis ne quittait pas le poêle où certains faisaient cuire des soupes aux épluchures de rutabagas et où d’autres faisaient griller des épluchures.

Ceux qui n’avaient même pas d’épluchures s’étaient couchés.

Terribles après-midi de dimanche, vides, après la soupe ordinaire. Regards de ceux qui n’avaient rien sur les gamelles de ceux qui s’étaient démerdés pour ne pas passer le dimanche sans rien. Comment fuir cette prison ? Plutôt l’usine que cette marche dans l’allée de la chambre, que de devenir ce possédé qui raclait sa faim contre son lit, contre le banc puis baissait la tête, avec les odeurs de cuisson qui lui rentraient dans le nez.

Notre soupe était épaisse à point, elle sentait bon ; Francis l’avait ramenée et cachée sous mon lit. Puis il était allé aux chiottes. Assis sur le banc en face du lit, je la gardais.

Avant que Francis revienne, j’étais allé me chauffer les mains au poêle. J’y étais resté un moment, puis j’avais repris la place sur le banc d’où je voyais la paroi de la gamelle. Puis Francis était revenu.

Elle était belle, on avait de la veine. On aurait voulu attendre encore avant de la manger.

Le jour baissait. On irait s’asseoir sur le lit et on la mangerait lentement, puis on bavarderait et on se coucherait. On avait de la veine. Il fallait se défendre et essayer de recommencer dimanche prochain ; si on arrivait à se défendre comme ça, peut-être qu’on pourrait tenir jusqu’au bout. D’ailleurs, il n’y en avait plus pour longtemps. L’offensive alliée marchait bien, et les Russes avançaient sur Berlin. On surveillait la paroi de la gamelle. Encore un mois, ils étaient foutus. Mon schonung expirait le lendemain, mais j’allais tâcher de le faire prolonger. Si on pouvait avoir une soupe comme ça tous les jours, on n’entendrait pas constamment parler de bouffer. Oui, j’irais à Nice en rentrant ; on mangerait un « pambania ». On surveillait la paroi de la gamelle. D’abord, on irait prendre l’apéritif, un Cinzano, assis devant la mer, puis on mangerait le « pambania », la mère le faisait bien ; on viendrait me chercher à la gare ; d’abord on prendrait un café crème avec des croissants, on dirait : « Ils sont bons, les croissants, on peut en avoir encore si on veut. » On se marrait. On prendrait des vacances. Il viendrait à Paris, j’irais le chercher à la gare, un crème au comptoir avec des croissants.

Ah ! maintenant il fallait la manger.

Francis est allé vers le lit, il s’est baissé. Il a mis la main sur la gamelle ; il l’a tirée, elle était légère ; sa figure est devenue hagarde.

J’ai bondi. Elle était vide. Le nez dedans, encore vide.

— Qu’est-ce que tu as fait ? Tu ne l’as pas surveillée ? criait Francis. Que tu es con, que tu es con, nom de Dieu, de nom de Dieu de merde, que tu es con !

Il tapait des pieds, il tournait sur lui-même.

— Quel est le salaud, quel est le salaud qui a fait ça ?

Il tournait. Mes poings se serraient. Quel était le salaud ? Celui-là, il nous avait visés, comme avec un fusil, visés ; il nous avait repérés avec notre soupe, il l’avait laissée épaissir, fumer, il nous avait vus la planquer, et, quand j’étais allé au poêle, il l’avait versée dans sa gamelle. Où était-elle, la soupe, maintenant ? Il l’avait mangée, même si on le trouvait on ne l’aurait pas, il faudrait la lui faire vomir, elle n’existait plus nulle part. On regardait la gamelle ; il restait de la purée sur la paroi à l’intérieur ; on reniflait, on voyait le fond, on se la passait, chacun à son tour la regardait.

On devait observer les copains avec des yeux terribles. Les copains avaient les têtes de bienheureux des tapisseries.

Je me suis assis sur le lit, la tête entre les mains. Comment faire pour que ça passe ? C’était long. Il y avait rarement eu de mur plus haut à franchir.

Gilbert est venu. On a raconté. On s’est vidé. Les mots grignotaient le mur. On a raconté plusieurs fois. On s’excitait, ça allait recommencer ? Non, enfin on a rigolé.

— Tire-moi les cartes ! dit Gilbert à Francis.

Francis avait un jeu et savait les tirer. Il ne pouvait pas encore se distraire.

Puis brusquement il s’est levé, comme s’il venait de trouver la solution miraculeuse.

— Dis donc, on n’y pense plus ?

Je devais avoir l’air de réfléchir. Il fallait une réponse. Elle a fini par tomber :

— On n’y pense plus.

 

*

 

Au Revier.

— Au souivant ! dit le toubib espagnol.

Il est plutôt de petite taille, il a des joues roses ; il porte une blouse blanche, il est propre.

La porte s’ouvre, un type sort de l’antichambre noire. C’est un Italien, d’une cinquantaine d’années, voûté ; la lumière l’éblouit.

— Qu’est-ce qué tou as ? demande le toubib en français,

L’Italien touche son dos. Le stubendienst italien est dans la pièce, souriant ; c’est un hôtelier de Milan. Il demande à son compatriote ce qu’il a, l’autre touche son dos.

— Déshabille-toi, dit l’Espagnol.

Le vieux enlève sa veste et sa chemise, son squelette apparaît. Il a un gros anthrax. Il s’assied sur un tabouret.

L’Espagnol prend son bistouri, appuie violemment sur l’anthrax, le vieux crie.

— Pourquoi cries-tou ? dit l’Espagnol en rigolant. Ils né savent pas souffrir.

Le stubendienst italien sourit au toubib, tandis que celui-ci serre violemment l’anthrax dans une pince.

Le vieux geint « madona ! madona ! »

L’Espagnol singe le vieux en riant.

— Madona ! Madona ! Mussolini, hein ? Mussolini ? et il secoue le vieux qui répond en pleurnichant :

— No, no, Mussolini, no Mussolini.

Le stubendienst italien s’arrête de rire quand le toubib a le dos tourné, puis il sourit de nouveau quand le toubib le regarde.

Le pus coule, la chair a été arrachée, il y a un gros trou dans le dos ; chaque fois que la main appuie sur la plaie, le vieux se courbe et geint.

— Vas-tou té réléver ?

Le stubendienst italien intervient en italien :

— Veux-tu obéir au docteur ?

L’autre se relève.

— Macaroni, Mussolini, relévé-toi, nom de dieu, ils sont tous commé ça, dit l’Espagnol qui s’énerve.

Le stubendienst est figé dans son sourire.

— Ils mangent de la merde et puis ils se plaignent d’avoir des abcès, ajoute le toubib.

Le stubendienst, gras, approuve de la tête (il est dans le circuit de l’or).

Le toubib met une gaze sur le trou et entoure le dos d’une bande de papier. Le vieux se laisse faire, les bras pendants.

Le stubendienst satisfait observe le bandage.

— Tou peux té rhabiller.

Le vieux enfile sa chemise et sa veste.

Il est prêt, il attend.

— Qu’est-ce qué tou attends ? demande le toubib.

Il se risque :

— Schonung ?

— Schonung ? Allez, allez, lavorare, Mussolini, lavorare.

Le vieux quête du regard une intervention du stubendienst italien qui continue à sourire et ne dit rien.

Il s’en va.

— Au souivant !

Un Français entre, petit, maigre, les yeux éteints.

— Qu’est-ce qué tou as ?

— Mal à la gorge.

Le toubib lui tend le thermomètre.

— Ils sont tous malades. Ils né veulent pas travailler. Vous né savez pas qué vous êtes dans oun camp dé concentration ?

— Je le sais, répond le Français faiblement. J’ai mal à la gorge.

— Mal à la gorge ! Jé souis plus malade qué vous et jé travaille.

Le Français ne répond rien. S’il veut un schonung, il ne faut pas qu’il irrite l’autre.

— Tou crois à la Sainte Vierge ? demande brusquement l’Espagnol.

— Ça me regarde, dit le Français.

Le stubendienst italien est dans le coin de la pièce, il sourit toujours quand le toubib le prend à témoin.

— Alors, tou n’as qu’à prier la Sainte Vierge, si tou es malade.

Il rigole. Le Français ne répond pas.

Il a le thermomètre sous le bras et ne bouge pas.

— Tou es ici pour marché noir ? dit l’Espagnol provocant.

— Non, répond sèchement le Français.

— Ils veulent tous faire croire qu’ils sont des politiques, ricane le toubib.

Le stubendienst italien hoche la tête.

— Je suis un politique, répond le Français sans bouger la tête, comme à lui-même.

— Oun politique, avec cette tête-là ? se moque l’Espagnol.

— J’ai la tête que j’ai, répond le Français, qui enlève le thermomètre. Il a une forte fièvre.

— Tou as dé la veine, dit le toubib en regardant le thermomètre.

Il ira coucher au Revier.

Derrière cette cloison, c’est la chambrée du Revier. Il y a trois rangées de lits. Un poêle ronfle, il y fait chaud et il n’y a pas de bruit. Entre les deux portes du Revier, la vie du kommando s’amortit.

Quelquefois un SS vient dans la chambrée. Il passe devant les têtes et quand un malade est d’une maigreur remarquable, il demande au toubib ce qu’il a. En général, celui-ci ne le sait pas bien. Le SS et le toubib considèrent alors le type trop maigre et il semble que le toubib le voit pour la première fois. Le SS dit tristement, à voix basse cette fois : Scheisse. Le toubib hoche gravement la tête.

Le malade de son lit les regarde avec cette fixité sans angoisse des moribonds.

Le toubib ne pense rien du malade. Quand le SS est dans la chambrée, il est annihilé et ses yeux deviennent d’une terrible mobilité. Il a peur. Surtout, que le regard du SS ne se heurte à rien, qu’d n’y ait aucune aspérité. Qu’ils soient maigres, simplement. Il ne faut pas non plus que la liste des schonung soit trop importante. « Jé souis plous malade qu’eux, dit le toubib, ils n’ont qu’à travailler. »

Il arrive que le SS plaisante avec le toubib et qu’il rigole avec lui. Pourtant, avant d’être à ce poste, il a reçu des coups des SS. Mais maintenant il a une blouse blanche, il dort dans une petite chambre au chaud, il ne va pas à l’appel, il mange et il est rose.

Il est trop facile dans ces conditions d’oublier que l’on a été le même homme que ceux qui viennent demander un schonung et qui sont couverts de poux.

Le toubib espagnol est devenu rapidement un type assez parfait de l’aristocratie du kommando. Le critère de cette aristocratie – comme de toute d’ailleurs –, c’est le mépris. Et nous l’avons vue sous nos yeux se constituer, avec la chaleur, le confort, la nourriture. Mépriser – puis haïr quand ils revendiquent – ceux qui sont maigres et traînent un corps au sang pourri, ceux que l’on a contraints à offrir de l’homme une image telle qu’elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine.

Le mépris de l’aristocratie pour les détenus est un phénomène de classe à l’état d’ébauche, au sens où une classe se forme et se manifeste à travers une communauté de situations à défendre ; mais ce mépris ne peut pas être aussi souverain que celui des SS, car cette aristocratie doit combattre pour se maintenir. Combattre, c’est faire travailler les autres, c’est moucharder, c’est refuser aussi les schonung. Le mépris n’intervient que pour justifier le combat et après coup ; il ne tend à s’imposer, à se substituer à la haine envers le concurrent ou le gêneur possible que dans la mesure où la bataille a été gagnée, où la situation s’est définitivement consolidée. C’est par exemple le cas de Paul, le lageraltester.

Le toubib, lui, n’est pas parvenu à la tranquillité définitive du mépris. Il est terrorisé par les SS ; sa situation de médecin lui est un abri, mais aussi il lui arrive, ce qui n’arrive à aucun autre détenu ordinaire, d’être en contact personnel avec le SS. Il est dans l’appareil, personnellement engagé, repéré, et cela le terrorise. Sa planque est aussi un traquenard dont il ne peut se dégager qu’en refusant les schonung, en maltraitant les copains, ce qui l’enferme dans le cercle de la haine, puis du mépris.

Il est fasciné par le mécanisme et la logique SS. Il n’imagine même plus maintenant d’essayer de biaiser. Mais ce qui le terrorise rassure aussi sa conscience : il se sent dans un énorme appareil de destruction, au cœur d’une fatalité qu’il aurait selon lui la charge accablante d’aggraver. C’est ainsi qu’il ne cesse de répéter : « Vous ne savez pas ce que c’est qu’un camp de concentration ! » Ce n’est pas une hypocrisie banale. Il sait qu’il exprime la morale des camps, qui le terrorise, et à laquelle il participe, en victime toujours possible. « Victime » quand il envoie le vieil Italien au travail, « victime » quand il menace Jacques de le renvoyer à Buchenwald.

Mais le copain qu’il a chassé le soir à la visite ne veut pas savoir si le toubib est ou n’est pas une victime et il râle. Alors le toubib engueule le copain et en l’engueulant il découvre que le type est maigre et sale et cette découverte confirme sa hargne.

Mais il ne croira pas tout à fait à sa propre colère, il ne croira pas que c’est lui qui parle, mais l’homme du camp – le terrorisé-oppresseur. Et cette nature qu’il croit empruntée lui cache sa peur et sa médiocrité ; elle lui est peut-être odieuse (mais il Pense que ce n’est pas lui), mais elle est séduisante (il est Puissant).

Il y a encore autre chose, et peut-être est-ce le plus important. Sa terreur l’halluciné. Comme certains Allemands à Buchenwald étaient pris d’une frénésie magique en parlant du crématoire, le toubib révèle sa psychose lorsqu’il parle du sang. Il dit « chang » ; ses yeux deviennent mobiles, s’exorbitent légèrement, et il sourit en montrant ses dents.

« K. va mourir », m’avait-on dit. Il était au Revier depuis une huitaine de jours.

K… était instituteur. Il y avait au camp un de ses amis qui l’avait bien connu en France. Il ne le reconnaissait plus depuis qu’il était ici. « K…, c’était un militant solide », m’avait-il dit. Je n’avais vu qu’un homme voûté, dont la voix était très faible, qui essayait de suivre.

Je suis allé au Revier voir K. Il faisait nuit. J’ai traversé la place déserte, je suis passé devant la baraque du lagerältester ; un bruit de radio en sortait. J’ai longé la baraque. A droite, sur la hauteur, on distinguait la masse de la forêt. La baraque des Russes, celle des Polonais étaient, sur la terre boueuse, comme de grosses ruches noires ; sur la hauteur, une autre ruche, celle des SS.

A cette heure, tout le monde était rentré. Seules les sentinelles veillaient. Les SS passaient leur soirée de SS, les détenus la leur. Les quatre hommes en capote sur le talus, et qui parfois disaient quelques mots, entretenaient la captivité. L’ensemble SS-détenus, grâce à eux, restait cohérent et, la nuit, c’étaient ces silhouettes veilleuses qui empêchaient le sommeil des SS et celui des détenus de se confondre.

J’ai longé la baraque du Revier ; je suis passé devant les petites persiennes closes. Par terre la boue était épaisse et par endroits il y avait des flaques. J’étais seul dehors.

Arrivé au bout de la baraque, j’ai ouvert la porte. La chambrée était peu éclairée ; une odeur tiède et lourde l’emplissait. Ils étaient dans leur lit ; des têtes immobiles posées sur l’oreiller, avec des ombres dans les trous du visage. Sur le poêle, au milieu de l’allée entre les lits, l’infirmier faisait griller des tranches de pain. D’autres, comme moi, étaient venus voir un copain. Ils parlaient à voix basse. On entendait parfois les cris de l’Espagnol dans la pièce voisine.

Je cherchais K. dans les lits. J’ai reconnu des têtes, on s’est fait un signe. Je marchais sans faire de bruit le long des lits. Je cherchais K.

J’ai demandé à l’infirmier qui était près du poêle :

— Où est K ?

Il m’a répondu surpris :

— Ben quoi, tu es passé devant. Il est là.

Et il me désignait, vers la porte, un des lits devant lesquels j’étais en effet passé. Je suis revenu sur mes pas et, dans les lits proches de la porte, j’ai regardé chaque tête sur son oreiller.

Je n’ai pas vu K. Arrivé près de la porte, je me suis retourné et j’ai vu un type qui était couché lorsque j’étais passé la première fois et qui venait de se relever et se tenait appuyé sur ses coudes. Il avait un long nez, des creux à la place des joues, des yeux bleus à peu près éteints et un pli de la bouche qui pouvait être un sourire.

Je me suis approché de lui, je croyais qu’il me regardait ; je me suis approché très près, puis j’ai déplacé ma tête sur le côté ; la sienne n’a pas bougé et sa bouche a gardé le même pli.

Je suis allé alors vers le lit voisin et j’ai demandé à celui qui était couché :

— Où est K… ?

Il a tourné la tête et m’a désigné celui qui était appuyé sur ses coudes.

J’ai regardé celui qui était K. J’ai eu peur, peur de moi. Pour me rassurer, j’ai regardé d’autres têtes, je les reconnaissais bien, je ne me trompais pas, je savais encore qui ils étaient. L’autre était toujours appuyé sur ses bras, la tête pendante, la bouche entrouverte. Je me suis approché de nouveau, j’ai penché la tête au-dessus de lui, j’ai longtemps regardé les yeux bleus, puis je me suis écarté : les yeux n’ont pas bougé.

Je regardais les autres. Ils étaient calmes, je les reconnaissais toujours, et, sûr que je les reconnaissais toujours, je suis revenu aussitôt vers lui.

Je l’ai regardé alors par dessous, je l’ai examiné, je l’ai tellement regardé que j’ai fini par lui dire, pour voir, à voix très basse, de tout près :

— Bonsoir, mon vieux.

Il n’a pas bougé. Je ne pouvais pas me montrer davantage. Il gardait cette espèce de sourire sur la bouche.

Je ne reconnaissais rien.

J’ai fixé alors le nez, on devait pouvoir reconnaître un nez. Je me suis accroché à ce nez, mais il n’indiquait rien. Je ne pouvais rien trouver. J’étais impuissant.

Je me suis éloigné de son lit. Plusieurs fois, je me suis retourné, j’espérais chaque fois que la figure que je connaissais m’apparaîtrait, mais je ne retrouvais même pas le nez. Toujours rien que la tête pendante et la bouche entrouverte de personne. Je suis sorti du Revier.

Cela était arrivé en huit jours.

Celui que sa femme avait vu partir était devenu l’un de nous, un inconnu pour elle. Mais à ce moment-là il y avait encore possibilité pour un autre double de K., que nous-mêmes nous ne connaissions pas, ne reconnaîtrions pas. Cependant, quelques-uns le reconnaissaient encore. Cela n’était donc pas arrivé sans témoin. Ceux qui étaient couchés à côté de lui le reconnaissaient encore. Aucune chance de jamais vraiment devenir personne pour tous. Quand j’avais demandé à son voisin : « Où est K. ? », il me l’avait désigné aussitôt ; K. était bien encore celui-là pour lui.

Maintenant ce nom restait, K. Il flottait sur celui que je revoyais à l’usine. Mais en le regardant au Revier, je n’avais pas pu dire : « C’est K… ». La mort ne recèle pas tant de mystère.

K. allait mourir cette nuit. Cela voulait dire qu’il n’était pas encore mort ; qu’il fallait attendre pour déclarer mort celui que j’avais connu et dont j’avais encore l’image dans la tête et dont son ami avait une autre image encore plus ancienne, il fallait attendre que celui qui était là et que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre soit mort.

Cela était arrivé pendant la vie de K. C’était en K. vivant que je n’avais trouvé personne. Parce que je ne retrouvais plus celui que je connaissais, parce qu’il ne me reconnaissait pas, j’avais douté de moi un instant. Et c’était pour m’assurer que j’étais bien encore moi que j’avais regardé les autres, comme pour reprendre respiration.

Comme les figures stables des autres m’avaient rassuré, la mort, le mort K. allait rassurer, refaire l’unité de cet homme. Cependant ceci resterait, qu’entre celui que j’avais connu et le mort K. que nous connaîtrions tous, il y avait eu ce néant.

 

*

 

Fin mars. Le vent souffle souvent. La boue de neige fondue sèche dans le camp. Le soleil ne se dégage pas encore, mais il y a dans le ciel un prodigieux travail de nuages, le plafond de l’hiver se désagrège, montre parfois des morceaux de bleu. Les jours s’allongent. Avec les craquements dans le ciel, un étirement se fait dans les bois. Le camp et les baraques sortent de la neige, de la boue et du brouillard.

Nous ne sommes plus traqués. On ne tremble plus, on peut se parler dehors sans frissonner, on peut articuler les mots, on a même le temps de s’arrêter entre les phrases, on ne se presse plus en parlant, on peut rester dehors pour rien ; on peut redresser les épaules, respirer à fond, décoller les bras du corps, regarder le ciel, marcher calmement. On peut ne plus retarder d’un ou deux jours le moment d’aller aux chiottes dehors. On peut y aller, se déculotter sans trembler et s’attarder dans le vent tiède qui court sur la peau.

On ne dit pas « c’est le printemps », on ne dit rien. On pense que puisqu’il ne fait plus froid on a peut-être moins de chances de mourir. On est surpris de cette tiédeur qui est venue d’un coup, comme si l’air avait renoncé à mordre, s’était lassé. Comme si une vraie nature s’était autorisée à renaître, comme si les SS s’étaient mis à bâiller devant nous puis s’étaient endormis, nous avaient oubliés. Car l’hiver était SS, le vent, la neige étaient SS. Une prison s’est ouverte.

Le premier jour qu’il a fait tiède et qu’on a senti que de ce côté-là il n’y avait plus à craindre, j’ai cru qu’on allait manger. Ce fut très passager, mais puisque le corps n’était plus martyrisé par le froid, puisqu’il était tranquille quand on ne lui tapait pas dessus, c’était que quelque chose arrivait, quelque chose d’extraordinaire, c’était peut-être qu’on allait manger.

Mais le printemps nous trahira bien plus que l’hiver. On aura faim avec la lumière, avec la tiédeur de l’air dans la bouche. On maigrira, on séchera avec les parfums des bois dans le nez. Des oiseaux chanteront au rassemblement du matin. Les anthrax grossiront. Les bois seront verts sous les yeux des moribonds.

Les Russes sont toujours autour de Breslau, mais des colonnes avancent dans le Nord, vers Berlin. Les Américains ont franchi le Rhin.

A l’usine, on achève la construction d’une carlingue mais on n’en prépare pas d’autres. Les pièces n’arrivent plus. Le plan de construction est arrêté.

Pendant quelques jours, les copains ont erré autour de leurs établis, en faisant semblant de travailler. Par la suite, on en a groupé beaucoup dans le Transportkolonne[8] : ils font des corvées (déménagements de bureaux d’abord, démontage des formes des carlingues).

Le directeur se promène souvent dans l’usine et quand il arrive les meister font semblant de s’affairer à leur atelier. Le directeur voudrait que ce soit encore une usine, mais ce n’est plus une usine. Les meister Pieds-Plats, Bortlik et les autres voudraient encore commander du travail, mais il n’y a plus de travail. Le compresseur fonctionne encore pour river la dernière carlingue, mais le bruit reste creux, il ne prend pas ; le compresseur vibre dans le désert.

Le directeur cependant observe de près la carlingue et pose des questions au meister responsable qui semble se réveiller. Deux autres dans un coin regardent une petite carte.

Le directeur engueule des copains qui restent les bras ballants devant un établi : Arbeit ! Arbeit ! Mais, comme le bruit du compresseur, Arbeit ! sonne dans le désert.

Les copains, pour ne pas recevoir de coups, voudraient bien trouver du travail, ne pas rester les bras ballants. Mais il n’y a de travail pour personne. Ce n’est plus une usine. La défaite y est entrée. C’est comme si les Russes étaient derrière la colline. Pourtant, il faut que ça reste une usine.

Il faut que tous ici soient occupés à faire quelque chose. Alors le directeur convoque les meister dans son bureau. Quand ils en reviennent, ils ne font aucune déclaration, mais quelques-uns se mettent aussitôt à gueuler : Arbeit, arbeit, los ! Ils tombent à trois sur un type qui avait les mains dans les poches. C’est lui qui prend le premier, parce qu’il n’y a pas de travail.

Ceux-là ont été dopés. Le directeur leur a sans doute dit que la guerre n’était pas perdue, qu’il y avait des lignes de résistance. Et les armes secrètes. Les mots qui commençaient à s’user se sont relevés, ont encore ronflé dans leur tête. Et arbeit ronfle aussi à nouveau. Mais il n’y a rien à faire. Il n’y a pas plus de travail pour eux qu’il n’y a de pain pour nous. Ils ne peuvent pas davantage créer la chose à travailler que nous ne pouvons créer celle à manger.

Maintenant nous devons être tout à fait intolérables. Jusque-là, dans l’usine, nous avions été mobilisés, mangés par la carlingue. Jamais indépendants du dural, choses à travailler le dural, nous ne formions jamais que le couple haeftling-compresseur, couple haeftling-marteau, couple muet. Notre voix, nos bruits permis, c’était celui du compresseur, celui du marteau de bois. On nous parlait parfois, seulement en raison de la Carlingue. Elle nous protégeait, au fond, nous camouflait.

Il n’y a plus de carlingue, on est à découvert, dans l’usine comme dans un no man’s land, on est égaré. Il faut s’accrocher à quelque chose, faire semblant, trouver un nouveau camouflage. Si nous ne travaillons plus, nous devons être à tuer. Nous ne pouvons pas continuer d’exister comme ça, les bras ballants. Nous sommes servants des pierres, épaules à poutres, mains à marteaux, et si les pierres, les poutres et les marteaux se dérobent, le scandale éclate, nous sommes sans raison d’être, sans excuse, nous empoisonnons l’usine.

Mais cette peste sans excuse que nous sommes, à leur tour les a contaminés. Ils ne peuvent plus nous trouver de travail. Ils ne peuvent même plus s’en trouver. Notre victoire approche et elle est affreuse. Eux-mêmes ils ont contracté notre mal. Leurs cris, leur colère, ne peuvent pas étouffer ce scandale qui ressurgit chaque fois qu’un meister s’approche d’un camarade. Meister et détenu ont un instant l’air aussi désœuvré l’un que l’autre. Et ces civils ne peuvent pas nous tuer. Ce sont les SS qui disposent de nous. Ils ne peuvent rien faire ; ils sont dépassés.

Pieds-Plats vit un drame. Il a gardé sa figure rouge. Il marche à travers l’usine, imposant, le ventre en avant. Ce matin-là, il est resté un long moment à rêver devant la carlingue qui s’achève, puis il a rôdé autour d’elle. Il a fini par s’en détacher et il est allé à son établi. Je n’étais pas loin de lui. Pour faire quelque chose, je nivelais à la lime ma masse de bois. Je n’ai pas cessé de le regarder. C’était à mon tour de le guetter.

Il est encore resté un moment immobile devant son établi, puis il a desserré son étau. Le compresseur s’était interrompu. Les autres meister causaient par groupes de deux ou trois. Pieds-Plats les a regardés les uns après les autres puis s’est retourné vers son établi comme s’il se sentait surveillé. Je le regardais de biais, sans tourner la tête. Il a ouvert le tiroir de l’établi et en a sorti un morceau de fer, un déchet. Son morceau de fer dans la main, il a regardé de nouveau les autres meister qui bavardaient ; sa figure était sombre, plus dure que quand il frappait. Il a mis le morceau de fer dans l’étau. Il a ensuite resserré l’étau. Les autres bavardaient toujours. Il a pris une urne et s’est mis à gratter le morceau de fer comme moi. Aucun doute : il avait entrepris de vaincre l’impossible. Il voulait qu’il y eût encore une usine, du travail ; et encore avoir à crier arbeit, arbeit !

Je me suis arrêté de limer et je me suis tourné vers lui. Penché sur l’étau, Pieds-Plats grattait le fer lourdement. Sa figure restait butée. Il limait. Il travaillait.

Pas de bruit de travail dans l’usine. Des types erraient. Seul de tous les civils, Pieds-Plats acharné à son étau travaillait. Mais ce dopage ne lui suffisait pas encore. J’ai posé ma lime, j’ai pris une caisse pour ne pas avoir les mains libres et j’ai quitté mon établi ; je suis passé derrière Pieds-Plats, assez près de lui. En limant, il fredonnait, déformé par le rythme de ses gestes, le Deutchland iiber alles.

 

*

 

Le Rhénan se promène lui aussi dans l’usine ; le chapeau mou légèrement rejeté en arrière, il marche lentement. Parfois il s’arrête, met les mains aux hanches et regarde le hall. Il n’a pas une allure différente de celle qu’on lui a connue la première fois qu’on l’a vu.

Quelques copains sont penchés sur leur étau. Ils martèlent, liment n’importe quoi, bavardent tout en surveillant.

Le Rhénan s’est approché d’un établi. Les deux copains de l’établi ne savent rien de lui. Un civil entre les civils. Ils cessent de parler, ne font plus que limer. Le Rhénan est tout près d’eux, immobile. Les copains l’observent en dessous, comme les autres. Lui les regarde comme il nous regardait au magasin : les mains sur l’étau, le zébré ; ses yeux descendent le long du vêtement mauve jusqu’aux pieds. Les deux copains attendent une parole. Ils sont le mal comme d’habitude et sont en faute comme d’habitude. Ils ne peuvent pas se retourner, lui faire face. Ils ont dans le dos un civil dont le regard est une menace qui grandit à mesure qu’il se prolonge. Il faudrait qu’il leur dise à voix basse égal ou langsam. Ils se retourneraient alors et ils le verraient. Mais le Rhénan n’y pense pas, il ne dit rien, il regarde. Il semble avoir oublié aujourd’hui qu’on ne peut pas deviner ce qu’il est, qu’il ne peut qu’apparaître menaçant. Il continue sa promenade. A sa façon de s’en aller, à cette lenteur dans la marche, les deux copains pourraient saisir qu’entre lui et eux une chose n’est pas claire. Le danger a fondu étrangement. Les dos rassurés se détendent plus librement que lorsque c’est Pieds-Plats ou le directeur qui sont passés, comme s’ils s’apercevaient que la peur qu’ils viennent d’avoir avait été à demi sans raison. Mais cela reste très vague. Ici, le veston, le chapeau sont depuis longtemps des signes redoutables.

L’autre jour, je surveillais de loin le coffre d’épluchures qui est à côté de la cantine SS. J’allais m’y risquer quand j’ai aperçu un homme en veste noire qui rôdait près de la baraque. Je le distinguais mal. Peut-être était-ce un civil, peut-être un de ces détenus polonais qui ne sont pas en zébré. J’ai fini par repérer dans le dos de la veste une croix au minium. Alors j’y suis allé.

On ne peut rien attendre d’un homme en veste qui ne porte pas la tache rouge. Ou bien il faut qu’il se déclare. Ici, ce qu’il y a d’humain ne peut être tacite.

 

*

 

Il y a quelques Polonais qui craignent manifestement l’avance russe. Ils aimeraient que les armées qui viennent de l’Ouest aillent un peu plus vite. Quand les copains leur demandent s’il est vrai que l’Armée Rouge a dépassé Francfort-sur-l’Oder, ils haussent les épaules et sourient. Ils disent qu’il y en a encore pour six mois au moins. Ils se font engueuler et traiter de Boches par les copains.

Les Russes au contraire répondent comme on le souhaite à toutes les questions. Alors on tape sur l’épaule des Russes. Gut, Rusky ! Gut, Rusky ! Les Russes répondent : Ja, ja ! en rigolant, et les copains les quittent rassurés.

Je suis passé près d’un copain qui est à son établi. Sans se retourner, penché sur l’étau, il demande entre les dents : « Quoi de nouveau ? » Peu importe que les nouvelles que l’on a à donner soient anciennes. Il veut l’entendre répéter. « C’est sûr qu’ils sont à 60 kilomètres de Berlin ? »

— Oui, c’est sûr.

— Qui te l’a dit ? demande le copain.

Il ne faut jamais demander les sources des nouvelles.

— Quoi, tout le monde le sait !

Il n’est pas plus avancé. Il répète :

— Alors, c’est sûr ?

— C’est sûr.

Et il fait oui lui aussi de la tête. Il s’assure, il fait rentrer la nouvelle ou le bobard en lui, lentement il l’avale.

Là-dessus un autre arrive. Groupe de trois. Au milieu, le type devant son étau et de chaque côté un type, un morceau de fer à la main. On se montre le fer, on prend le marteau, on baisse la tête et on parle entre les dents. Celui qui est à sa place sent qu’on est trois. Ça devient dangereux ; il surveille rapidement, il ne sait que choisir. – Ne restez pas là, vous allez dérouiller ! dit-il. Mais quand même il veut encore savoir :

— C’est vrai qu’ils sont à 60 kilomètres de Berlin ? demande-t-il à celui qui vient d’arriver.

— Non… enfin ce n’est pas sûr.

Je lui demande :

— Pourquoi ?

— Je viens d’avoir le communiqué allemand.

Celui de l’établi, qui doutait quand je suis arrivé, le rembarre :

— Il est en retard de 36 heures, ton communiqué !

— Je ne crois plus que le communiqué allemand ! répond l’autre.

Le type à l’étau ne répond pas. Il réfléchit puis, s’adressant à moi :

— Qui t’a dit, toi, qu’ils étaient à 60 kilomètres de Berlin ?

— Je te l’ai dit : tout le monde le sait. C’est sûr.

Le type au communiqué hausse les épaules ; l’homme à l’étau est désemparé.

— Merde, je ne veux plus rien croire ! dit-il.

Il y a un silence. On ne peut rien prouver.

Un quatrième passe très vite, il a l’air excité ; il lâche au passage :

— Ils sont à 60 kilomètres de Berlin !

Le type à l’étau immédiatement réveillé lui demande au vol :

— Qui te l’a dit ?

Mais l’autre est passé.

— C’est moi, dis-je.

Le copain à l’étau ne dit plus rien. La nouvelle ou le bobard tourne en rond. On ne peut pas crever le cercle. « Qui te l’a dit ? Qui te l’a dit ? » Si je lui dis que c’est un Polonais ou un Russe, il me demandera : « Comment le sait-il ? », et, si je lui dis que c’est un civil du magasin qui le leur a dit, il demandera : « Est-ce bien lui qui écoute la radio ? » ou « Mais est-ce que l’autre comprend seulement l’allemand ? » Et, si je le rassure, il y aura le copain au communiqué, à côté, qui niera. Le copain à l’étau voudrait lire, entendre, voir. Il voudrait que, dans la langue allemande, en caractères gothiques, sur un journal, un bon copain, qu’il croirait, en lui montrant la ligne et les mots lui traduise : « Nous sommes foutus, la guerre est finie. »

Le copain à l’étau, hier c’était moi, ce sera moi tout à l’heure.

 

*

 

Dans la chambre, ce soir, on vient de manger les patates. La lumière éclaire mal ; je suis assis sur le lit de Francis, à côté de lui. Les coudes appuyés sur les genoux, je tiens encore entre les mains la gamelle vide ; Francis aussi. Francis a un petit bonnet sur le crâne, il ne le quitte pas. Il a une barbe noire de quelques jours. Sa figure ne fait que des angles. Il a faim, mais c’est toujours la même chose le soir : les patates diminuent, on coupe des tranches de plus en plus petites, il y en a moins, puis encore moins, puis, c’est la dernière tranche.

Des odeurs de pommes sautées viennent de la cagna du chef de block et des stubendienst ; l’odeur et les rires passent pardessus la cloison et descendent dans la chambre aux gamelles vides. On saisit des mots ; ils parlent de femmes, de soupe : « Elle était belle… », « gamelle pleine… », « on est allé dans une chambre… », « elle était chaude… » Les mots, les rires tombent dans les gamelles vides, sur les têtes à angles, ils glissent entre les cuisses décharnées, silencieuses.

La voix de Lucien, grasse ; paroles d’une bouche pleine qui ne respecte plus la nourriture.

La chambrée est pleine de l’odeur lourde des patates, dense comme un gaz.

— Vous sentez, messieurs ? dit Félix, d’une voix forte.

Personne ne répond.

Derrière la cloison, les rires se sont modérés. Il reste l’odeur et encore un bruit de friture.

— Ils se remplissent le ventre, les enculés ! reprend Félix à voix plus basse.

On réagit derrière la cloison.

— Fais attention à toi, Félix !

— Quand tu voudras ! crie Félix, qui se promène dans l’allée et cherche une approbation des copains.

Il faudrait se boucher le nez, se murer. On ne bouge pas, on ne casse rien, on ne gueule pas. Si on entrait dans la cagna, si on prenait tout ce qu’il y a, il n’y en aurait pas pour tout le monde. La part qui est là ne peut être que celle de quelques-uns. Ceux qui sont derrière la cloison ont fait ce qu’il fallait pour être ces quelques-uns. La chair, la graisse qu’ils ont sur les os oblige le chef de block espagnol à foutre des coups aux copains qui ne sont pas au garde-à-vous à l’appel quand le SS passe ; Lucien, à trafiquer l’or de la bouche des copains morts, à dénoncer les copains qui ne travaillent pas, à rire quand Fritz cogne.

J’ai posé ma gamelle vide sur le lit, et je suis sorti de la chambre. Francis, lui, s’est allongé sur la paillasse.

La porte qui donne de l’antichambre sur la place est ouverte ; il fait presque nuit. Un copain s’approche, il pisse dans le seau qui est installé pour la nuit près de la porte. On entend le jet qui tombe dans le seau.

— Ça va ? demande le copain qui pisse.

— Ça va.

C’est la question qu’on pose en général en pissant. Quand il a eu fini de pisser, il s’est approché de moi. Je lui demande le premier :

— Tu crois qu’il y en a pour longtemps ?

— Je ne sais pas.

J’ai posé la question sans y penser. S’il avait répondu « non », ou s’il avait questionné et moi répondu, question et réponse n’auraient pas eu plus d’intérêt que son « Ça va ? » quand il pissait.

Il regarde la place déserte. Il est grand, ce copain, il s’arrange comme il peut avec sa faim. Il écoute, il répond, il questionne et répète ce qui se dit. Il souffre. Il est simple. Il dit : « Ce sont tous des salauds ! » Il ne sait pas qu’on ne veut pas qu’il soit un homme.

Il demande à son tour, la tête penchée en avant :

— Il paraît qu’ils avancent. Tu n’as pas de tuyau ?

— Non, mais je crois que ça va.

Alors, il reprend :

— Tu crois qu’il y en a pour longtemps ?

Pourquoi me demande-t-il cela à moi ? Je ne crois pas qu’il y en a pour longtemps, mais je lui posais la question il y a une minute, et j’ai l’odeur de ces patates dans le nez, et ce soir il n’y aura rien de nouveau, et demain non plus.

Le copain est parti. Tout est silencieux. On n’entend pins dans la nuit que la voix des sentinelles. Je n’ai pas à me cacher, personne maintenant ne me voit, ne me cherche, ne me poursuit. Ils ont à manger, puis à dormir. Pourquoi ne pas rester là ? On est moins pressé qu’autrefois, à l’église. Il fait tiède, on peut s’appuyer contre la porte et ne pas bouger. On regarde la cuisine, le mince trait de lumière dans le bas de la porte ; ils se sont enfermés pour manger.

Une ombre sort de la baraque du lagerältester, une lanterne à la main. C’est le kapo polonais. Il longe la baraque. Il frappe à la porte de la cuisine. Elle s’ouvre. On ne le chasse pas. Il va aussi manger dans la cuisine : une gamelle de patates. Il a encore faim : une autre gamelle. Il choisit les patates. Un litre de sauce. Il les pèle ; elles sont propres. Il mélange les patates coupées en tranches avec la sauce. Il mange. Puis il s’arrête, parce qu’il n’a plus faim. Il en restait encore, mais il n’a plus faim. C’est cela que signifie le trait de lumière au bas de la porte.

On n’est pas pressé, sans doute, mais on ne peut pas rester là. Seul, dans le noir, tout ressurgit encore. La voie ferrée, le bois vers l’ouest, puis la route, le désert de la place, la nuit qui nous ferait rentrer dans le monde. Il faut retourner dans la chambrée où ça sent les patates sautées. Il ne faut pas rentrer dans le monde des maisons et des routes. Il ne faut pas non plus trop sentir les parfums du vent.

Le monde des maisons se cache ; il ne faut pas le chercher.

 

*

 

Sept heures du soir. Il fait encore jour à l’appel. Le carré des détenus est sur la place. Le blockführer SS est au milieu, grand, blond, la casquette à tête de mort sur les yeux. Les jambes écartées et tendues, il se tapote la cuisse avec sa cravache. Paul, le lagerältester, se tient à distance. Les quatre kapos allemands sont alignés, dans un coin de la place, séparés des détenus. La règle veut qu’à l’appel ils soient alignés eux aussi ; mais on ne les appelle pas.

A côté du SS, au milieu de la place, il y a un petit tabouret.

Le SS tapote sa cuisse et regarde autour de lui. Le carré est silencieux. On fixe le tabouret.

— Das klein Franzose ! appelle le SS.

Les Russes, les Italiens, les Polonais regardent vers nous. Personne ne bouge.

— Das klein Franzose ! répète le SS plus fortement.

— Los ? crie Paul, le lagerältester.

Lucien intervient :

— Le petit Français, nom de Dieu !

X… sort du rang. Il est petit ; il a à peine vingt ans ; il est brun, il porte un chiffon gris autour du cou ; sa tête semble paralysée.

— Los ! crie le SS immobile.

— Grouille-toi, nom de Dieu ! reprend Lucien.

X… avance vers le SS. Quand il arrive près de lui, il enlève son calot. Le crâne est gris. X… est minuscule devant le block-führer. Le SS lui montre le tabouret. X… s’approche du tabouret. Le SS le prend par la nuque, dégoûté, et le fait plier la tête en bas.

X… est maintenant couché, le ventre sur le tabouret, la tête pendante. Le SS a pris sa cravache dans la main droite. On ne voit que le petit cul de X… relevé, tache mauve. Le SS est immense.

— Zaehlen ! crie le SS.

— Compte ! gueule Lucien.

Le SS prend son élan ; ça tombe.

— Un ! crie X… Deueux…

Il ne peut pas arrêter son cri. Son cul saute sous les coups. Le SS reprend son élan.

— Troââ…

Elle retombe.

— Quaaatre !

Il hurle maintenant. Il ne tiendra pas juqu’à 25. Le carré ne bouge pas, Fritz et le gros kapo Ernst sourient quand X… crie.

Le cinquième est tombé. Le sixième, X… ne l’a pas compté.

— Zaehlen ! crie le SS, la cravache en l’air.

Le corps de X… s’est affaissé. La cravache retombe. X… ne bouge plus. Le SS frappe encore ; ça fait un claquement dans le sdence. X… ne réagit plus, il reste suspendu, le ventre sur le tabouret, immobile.

Le SS s’arrête, il fait un signe vers nous. Deux copains vont ramasser X… évanoui.

Ils le prennent sous les bras et le ramènent. Ses pieds traînent, sa figure renversée en arrière est blanche et ballotte. On le rentre dans le block.

X… était très faible. Félix avait fait passer au SS de la cuisine l’or qu’il avait dans la bouche. En échange, il avait touché du pain et des patates en plus. Félix avait pu manger ainsi pendant un mois. Il avait grossi.

Félix ne couchait pas loin du poêle. Le soir, en se couchant, il restait étendu sur sa paillasse, couvert simplement de sa chemise. Il avait des cuisses presque normales et propres.

Il ramenait sa chemise autour de son sexe, qu’il enfermait avec soin.

Il restait parfois ainsi, les cuisses à l’air, un bon moment, jl s’étirait, il enfermait un peu plus soigneusement son sexe, il caressait ses cuisses. Quelquefois, il passait ses deux mains sur son sexe et il observait autour de lui.

Le petit X… ne couchait pas loin de Félix.

Quand il étalait ainsi ses cuisses à l’air et se les caressait, c’était surtout vers X… qu’il tournait ses regards. Parfois il bâillait. Depuis longtemps, personne ne bâillait plus.

La nuit, quand on allait pisser, on le rencontrait quelquefois en chemise et on voyait ses cuisses et son sexe. Le matin, en se réveillant, il lui arrivait de rigoler en disant :

— Merde, qu’est-ce que je me suis mis en dormant… J’en suis plein !

Les copains avaient regardé Félix d’abord avec étonnement, puis avec haine à cause de ces cuisses, à cause des patates qu’il planquait entre la paillasse et le montant de son lit.

X…, qui avait très faim et était devenu très faible, avait repéré le pain et les patates de Félix. Félix, de son côté, avait repéré X…

Un soir, Félix mangeait son rab de pain et des patates. X…, qui avait fini les siennes, le regardait manger. Il s’est approché de sa paillasse. Il n’a rien demandé. Félix l’a regardé et lui a donné une patate. Il lui a dit qu’il fallait qu’il se défende pour bouffer. Le petit mangeait sa patate et approuvait de la tête. Félix parlait entre les dents. Il était tard, la plupart des copains dormaient.

Félix a donné une autre patate au petit, puis il a caressé son cou sale. Le petit s’est cabré, mais Félix a maintenu sa main sur le cou et, de l’autre, lui a donné encore une patate. Le petit l’a prise et n’a pas bougé. Félix a répété au petit qu’il fallait qu’il bouffe s’il voulait s’en tirer et que, lui, il le ferait bouffer. Le petit sentait mauvais, il avait des poux. Il avait aussi des furoncles sur le cou. Il continuait à manger.

Félix a abandonné le cou du petit et a coupé un morceau de pain qu’il a tendu. L’autre l’a pris. Félix s’est légèrement déplacé sur sa paillasse et il a dit au petit de s’asseoir. X… sest assis et Félix lui a dit que quand il avait faim il n’avait qu’à le lui dire.

Le petit a commencé à couper son pain avec le couteau. Il ne répondait pas à ce que disait Félix ; simplement il hochait la tête. Puis Félix a posé sa main sur le crâne du petit qui achevait son pain.

Félix l’a tiré vers lui ; le petit résistait. Félix lui a dit entre les dents : « Je te ferai bouffer ! » Le petit ne voulait pas, et Félix répétait : « Tu ne veux pas bouffer ? Tu ne veux pas bouffer ? »

Le petit ne répondait pas. Félix le tenait contre lui.

Dans la nuit le bruit a réveillé les types.

Le matin, Félix, et X… ont été dénoncés à Paul par un Français droit commun. Et Paul, qui couchait lui-même avec l’ancien stubendienst français, l’a dit aux SS.

Le soir, X… recevait les coups sur le tabouret. Le matin, quelques heures après la dénonciation, Félix lui-même avait été pris en main par Fritz et le lagerpolitzei. Ils l’ont emmené à la salle d’étuvage à côté de la cuisine, et ils ont commencé à taper dessus.

Ils l’ont fait ensuite se déshabiller. Pendant un quart d’heure, Fritz a dirigé un jet d’eau glacée sur le cœur de Félix. Fritz le traitait de Bandit, Schwein Franzose. De temps en temps, il écartait le jet, et le politzei y allait à coups de pied dans les tibias. Puis Fritz recommençait avec le jet. Félix ne bougeait pas, mais il gueulait : « Vous l’avez dans le cul, salauds, enculés ! » Alors, le politzei relayait Fritz à grands coups de poings dans la figure et dans les côtes.

Félix ne pouvait pas frapper. Il ne voulait pas être pendu. Il gueulait : « Bande de vaches ! Assassins ! Je vous emmerde, je vous emmerde, nom de Dieu, je vous emmerde ! » Il hurlait. Contre le jet et les coups, il n’avait que le génie de sa langue. « Bande de salauds, vous serez baisés ! » Félix draguait tout ce qu’il savait d’injures ; toutes les combinaisons de mots pour fabriquer l’injure la plus lourde pour répondre au jet d’eau, il les tentait. Il ne pouvait résister qu’en injuriant. Fritz et le lagerpolitzei aussi gueulaient.

Le laveur roumain qui s’était engagé dans les Waffen SS mais qui ne devait d’ailleurs pas avoir le temps de partir était dans un coin de la salle d’étuvage et faisait sauter des patates avec de la margarine. Il s’était assis sur un tabouret, il souriait, du même sourire que lorsqu’il se préparait à dénoncer les copains qui avaient volé des patates au silo et les faisaient cuire dans le poêle. Il regardait. Maintenant qu’il était passé chez les SS, il admirait encore plus la force de Fritz et du polizei. Il avait définitivement abandonné le côté des types qui étaient assez minables pour se faire matraquer ainsi. Il était content d’avoir choisi. Il n’avait plus à encourir la méfiance des maîtres. Il était du côté du bien. Les coups que recevaient les types durcissaient définitivement cette conscience d’être dans le bien. On ne peut pas recevoir des coups et avoir raison, être sale, bouffer des épluchures et avoir raison.

Fritz et le polizei voulaient tuer Félix. C’est pour cela qu’ils avaient choisi le jet d’eau sur le cœur. Ils auraient pu choisir la pendaison ou le coup de matraque décisif, mais les SS n’avaient pas décidé d’une exécution solennelle. Ils avaient simplement dit aux kapos de s’occuper de Félix.

Cela faisait plusieurs fois que Félix avait été repéré, mais Fritz n’avait pas encore pu le coincer pour de bon.

Félix avait mangé, il ne mourrait pas sous le jet. Nu, ce n’était pas un squelette. Il avait violé le petit, il en avait eu la force. Cela lui valait maintenant la douche. La même force le suivait ; grâce à elle, il résistait au jet. Il se courbait, essayait de l’éviter, pendant que les deux autres le bourraient de coups. Cependant il n’a pas tenu jusqu’au bout, il s’est évanoui.

Fritz et le polizei ont tapé dedans avec les pieds, et, au bout d’un moment, Félix a remué. Ils ont redoublé les coups et il s’est levé. Ils l’ont fait se rhabiller puis ils l’ont emmené dehors. Sur le chemin qui va de la place du camp à l’usine, il y avait des pierres à charrier.

Félix n’était pas mort, et l’affaire ne pouvait pas se terminer ainsi. On pouvait encore frapper, faire beaucoup de choses avec lui. Par exemple, il y avait les pierres. Ils le faisaient marcher devant eux. Lui balançait le corps, comme ivre, la tête pendante. C’était le politzei qui gueulait le plus, par bordées d’une colère toute faite et chronique. Fritz, lui, cognait. Il ne se lassait pas. Il pouvait toujours frapper un coup de Plus. On ne connaissait pas ses limites, parce qu’on ne lui connaissait pas de colère.

Devant un tas de pierres, ils se sont arrêtés et ont obligé Félix à soulever la plus grosse. Félix s’est penché, a pris la Pierre et l’a soulevée difficilement jusqu’à la ceinture. Il restait immobile avec son bloc suspendu dans les bras ; il ne disait rien, il ne les insultait plus. Alors Fritz lui a ordonné de soulever la pierre à bout de bras au-dessus de la tête.

Félix a hésité, mais le politzei est passé derrière lui et lui a foutu un coup de pied dans les reins. Félix est parti en avant, mais il a gardé le bloc dans les mains.

— Soulève, dit Fritz, los !

Et il lui tapait sur le crâne avec la baguette.

Félix a essayé de soulever le bloc. Lorsqu’il l’eut élevé à la hauteur de la figure, Fritz l’a violemment poussé en arrière. Félix est tombé, mais la pierre ne l’a pas écrasé. Il est resté par terre. Les deux se sont précipités et ont recommencé à le bourrer de coups. Il se protégeait la tête mais il n’avait plus la force de se relever et de fuir.

Ils avaient pris Félix en main, et la matinée s’écoulait.

Ils rendaient la justice. Et on ne cessait pas d’être sous le coup de cette justice en course. Là où était le kapo, elle était. Si on le croisait, simplement, on l’encourait. Quand il ne frappait pas ou ne gueulait pas, on bénéficiait d’un certain sommeil, on le trompait.

Félix s’est relevé, et ils l’ont obligé à charrier des pierres. Ils ne l’ont quitté qu’à la nuit tombée. Le soir, pendant que nous étions à l’appel, Félix continuait à charrier. Il est rentré tard après la soupe. La lumière était encore allumée dans le block.

Le matin, on avait dit que Félix était un salaud parce qu’il avait profité du petit qui crevait de faim. C’était dégueulasse. C’était immonde.

Puis on avait vu Fritz et le polizei l’emmener. On savait que les SS étaient dans l’affaire. On savait ce que Fritz avait fait, comment Félix lui avait répondu, qu’il ne s’était pas dégonflé. On savait que c’était surtout parce qu’il était Français que ces kapos avaient voulu le tuer.

Quand il est rentré, un copain qui était déjà couché l’a appelé ; c’était un politique. Félix est venu près de son lit. Ses paupières tombaient, sa figure était grise et décomposée, sa veste était pleine de terre, il traînait les pieds.

— Qu’est-ce que tu veux ? a demandé Félix, d’une voix faible, en le regardant.

Le copain s’est soulevé sur son coude et a répondu :

— Rien.

Et il lui a tendu la main.

 

*

 

Vendredi saint. Vers 7 heures, en rentrant de l’usine, quelques copains se sont réunis, ils se sont assis sur les bords de deux lits voisins. Certains parmi eux sont croyants, d’autres non.

Mais c’est le Vendredi saint. Un homme avait accepté la torture et la mort. Un frère. On a parlé de lui.

Un copain avait réussi à récupérer une vieille bible à Buchenwald. Il lit un extrait de l’Evangile.

L’histoire d’un homme, rien que d’un homme, la croix pour un homme, l’histoire d’un seul homme. Il peut parler, et les femmes qui l’aiment sont là. Il n’est pas déguisé, il est beau, en tout cas il a de la chair fraîche sur les os, il n’a pas de poux, il peut dire des choses nouvelles et, si on le nargue, c’est qu’on est tenté du moins de le considérer comme quelqu’un.

Une histoire. Une passion. Au loin, une croix. Faible croix, très loin. Belle histoire.

K… est mort, lui, et on ne l’a pas reconnu.

Des copains sont morts en disant : « Les vaches, les fumiers… »

Les petits tziganes de Buchenwald asphyxiés comme des rats.

M. -L. A… morte, squelette, rasée.

Toutes les cendres sur la terre d’Auschwitz.

La voix du copain passe. Faible histoire, fluette, belle histoire dérisoire.

Un autre copain – il ne croit pas – parle de la liberté de cet homme. Il avait accepté, dit-il. Jeanneton aussi dans sa cellule à Fresnes avait accepté. Il nous avait dit : « J’ai l’honneur de vous annoncer que je suis condamné à mort. »

Et ici peut-être aussi quelques-uns acceptent, comprennent, trouvent tout ça régulier.

Belle histoire du surhomme, ensevelie sous les tonnes de cendres d’Auschwitz. On lui avait permis d’avoir une histoire.

Il parlait d’amour, et on l’aimait. Les cheveux sur les pieds, les parfums, le disciple qu’il aimait, la face essuyée…

On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l’or de leur bouche Pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. Ou bien on met leur peau sur les abat-jour des femelles SS. Pas de traces de clous sur les abat-jour, seulement des tatouages artistiques.

« Mon père, pourquoi m’avez-vous… »

Hurlements des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine.

 

*

 

C’est un dimanche. Il pleut. La place du camp est gluante de boue. La plupart des Français ont travaillé toute la matinée les uns dans l’usine à démonter des formes de carlingues, d’autres à sortir ces formes aux alentours de la fabrique, d’autres à démonter dehors, sous la pluie, d’autres pièces déjà sorties.

Durant toute la matinée, un civil était là, derrière nous. Il portait un costume sombre ; à son gilet pendait une chaîne de montre en or ; il était coiffé d’un chapeau mou, gris sombre également. Sa figure était grasse, à peine un peu rosâtre comme peut l’être celle d’un homme d’une cinquantaine d’années. Il portait des lunettes cerclées d’or. Il sentait la maison toute proche, la maison du dimanche matin. Il sortait de ce coffret qui contenait sans doute quatre ou cinq coffrets plus petits remplis d’objets doux et d’immenses glaces dans lesquelles il pouvait se regarder de la tête aux pieds et dont il s’était justement servi pour ajuster sa cravate. Il sortait de la peluche, de la laine, du duvet. Enfin, il ne venait pas de changer de vie ; il n’était sous le coup d’aucune révélation sur lui ou sur les autres – on l’avait vu serrer la main fraternellement et en souriant à l’un de ses collègues en arrivant à l’usine. Il n’était même pas furieux d’avoir été obligé de venir à l’usine alors que c’était dimanche – le fait qu’il était venu était le signe qu’il avait des responsabilités importantes et qu’on avait besoin de lui, que même un dimanche matin il n’était pas inutile, que sa vie en somme était bien remplie, et sa conscience devait être satisfaite ; le fait qu’il était venu ce dimanche matin justifierait mieux le repos qu’il allait prendre l’après-midi et lui ferait mieux goûter encore le repas que lui préparait sa femme ; sa venue évitait toute brisure du rythme de sa vie quotidienne, et il appréciait mieux que ce travail qu’il accomplissait durant toute la semaine n’était pas forcément une obligation mais aussi l’objet d’un désir. Enfin, on pouvait sans risquer trop de se tromper penser que cet homme grave était satisfait.

Nous étions dans le hall de l’usine, par groupes de six ou de huit et nous transportions dehors des formes de carlingue. Ces formes étaient constituées par de longues poutres creuses en fer ; elles étaient très lourdes. On les mettait sur l’épaule en trois mouvements que l’on essayait d’exécuter ensemble.

Le civil avait l’aspect d’un homme de bureau. Au début, il était calme. Il nous désignait simplement du doigt la forme à transporter. Pendant les deux premières heures, de huit à dix, il avait commandé le travail et il en avait suivi l’exécution attentivement. On avait donc été obligé de travailler sans arrêt. Sa présence était plus intimidante que menaçante. Nous ne pouvions pas affirmer que nous avions une brute en face de nous ; nous avions un fonctionnaire qui semblait tenir à ce que le travail fût exécuté sans aucun retard par les machines qu’il avait à sa disposition. Il semblait s’intéresser plus au travail qui se faisait qu’à notre travail. Nous pouvions penser que cet homme qui ne criait pas mais ne nous laissait pas de répit était en quelque sorte possédé par le travail qu’il était nécessaire de faire et ne nous voyait pas ; il était préférable pour nous de ne pas le réveiller.

Or, vers le milieu de la matinée, comme nous nous apprêtions à soulever une poutre en fer, pas plus lentement que nous ne l’avions fait jusque-là, il se précipita brusquement sur le camarade qui était le plus près de lui et lui flanqua deux grands coups de pied qui arrivèrent dans les reins du copain, et il se mit à gueuler en rougissant. Le copain se releva et s’écarta. Le civil ne le poursuivit pas. Ses lunettes avaient légèrement glissé, son visage était écarlate. Il était grotesque. Il n’était pas habitué à donner des coups de pied, il était grotesque comme il peut arriver à un civil de l’être lorsqu’il enfreint la limite des gestes que lui assigne son costume ; grotesque comme un homme habillé de noir avec un col cassé qui jouerait au ballon sur une plage au milieu de corps nus ; grotesque comme un civil qui voudrait jouer à l’athlète. Il avait voulu jouer au SS avec nous. On ne peut pas savoir si ses deux premiers coups de pied lui coûtèrent, mais ce qui est sûr c’est qu’il y prit goût. Si l’on marchait un peu trop lentement en revenant de poser la poutre dehors, il se précipitait en sautillant, prenait son élan et nous tapait dans le cul ou dans les reins en gueulant. Mais il tapait si maladroitement qu’il semblait surmonter une peur. Il se sentait sans doute lui aussi un héros, mais pas simplement comme bon citoyen ; un héros d’avoir franchi la barrière de son corps, de s’être exhibé, d’avoir exercé personnellement sa puissance.

A côté de la haine – des bouffées terribles et comme des aiguilles qui vous piquaient le corps – que l’on s’était mis à éprouver contre lui, il nous semblait que celle que nous avions des SS était devenue momentanément abstraite. Parce qu’il était, lui, apparemment le contraire d’un SS. Parce qu’il n’était pas apparemment de cette espèce qui devait exclure la nôtre, il n’était pas SS. Parce qu’il ne recevait pas les ordres que recevaient les SS. C’était un amateur, un timide aussi, qui, après deux heures de macération silencieuse, avait fini pas oser y goûter. C’était un nazi puceau. Les SS du moins étaient obligés de vivre avec nous ; ils ne portaient pas ce vêtement de chapelain, ils portaient la tête de mort.

Lui, tout à l’heure, allait se mettre à table avec sa femme, ses enfants, et il raconterait peut-être sa sortie, son fait d’homme. Nous lui avions servi à se dépuceler de cette espèce de forme inoffensive à lunettes d’or.

Maintenant, le maquillage apparent de toutes les choses dans la campagne, qui nous avait été si sensible au cours du transport de Buchenwald, devenait provocant. Le mensonge de l’honorabilité de cet homme, le mensonge de sa face pateline et de sa civile maison étaient horribles. La révélation de la fureur des SS qui se déployait en toute tranquillité ne soulevait peut-être pas autant de haine que le mensonge de cette bourgeoisie nazie qui entretenait cette fureur, la calfeutrait, la nourrissait de son sang, de ses « valeurs ».

Nous sommes rentrés au block à midi, et, comme chaque dimanche, nous avons touché la soupe vers midi et demi. La place du camp était couverte d’une épaisse couche de boue. Devant notre block, il y avait de larges flaques d’eau jaunâtre. Pour aller aux chiottes qui se trouvaient au pied du talus de la voie ferrée, on pataugeait jusqu’à mi-chevilles et on glissait. Il en était de même pour aller à la cuisine. Ce qui restait de nos chaussures était tellement mal ajusté à la cheville – parfois simplement grâce à des morceaux de fil de fer qu’on faisait passer sous la semelle – qu’en essayant de les décoller la base du soulier restait parfois dans la boue.

Il ne faisait donc pas froid, mais nous ne pouvions pas rester dehors. Nous étions une fois de plus embarqués dans l’après-midi du dimanche. On y voyait mal dans le block tant le ciel était sombre. Autour du poêle que l’on n’allumait plus que le dimanche, il y avait comme chaque semaine ceux qui faisaient griller ou bouillir les épluchures. D’autres étaient étendus sur leur paillasse, enroulés dans une couverture. D’autres allaient et venaient dans l’allée du block dont le plancher était recouvert d’une mince couche de boue noirâtre. Ainsi, cet après-midi aurait pu s’enfoncer lentement dans la nuit, aussi lourd que la plupart des après-midi de dimanche, aussi long à passer et aussi passager.

Chacun aurait pu essayer, seul, de remplir les heures grâce au sommeil. Ou bien on aurait pu se risquer – comme on l’avait fait bien des fois – à poser un pied dans le passé. Des images d’une richesse insondable nous auraient une fois de plus fascinés et précipités sur d’autres images à la vue aussi insoutenable, comme dans une galerie de miroirs flamboyants. Ayant cédé à ce vice de croire tout possible, chacun aurait pu se risquer à sombrer, à cause d’un mot quelconque du passé, qui aurait grossi, grossi et serait devenu lourd comme une pierre au cou. Puis les yeux se seraient ouverts sur cet après-midi ici, dans ce carré d’espace, dans ce block posé dans ce carré d’espace. Les copains se seraient de nouveau découpés en rayé dans cet espace. Le temps de la guerre se serait figé brutalement dans cet après-midi qui lui même ne cessait pas de fondre et de noircir. Et l’on aurait retrouvé la faim, la vraie. Et l’on aurait pu penser que c’était eux, là-bas, qui étaient séparés de la faim par une distance, la même, notre distance, et que leurs yeux aussi devaient s’ouvrir sur un carré d’espace figé.

Penser enfin que c’était bien le chemin de notre vie, cet après-midi. Ce qu’il pouvait y avoir de plus sérieux, de plus vrai dans notre vie et qui à ce moment-là ne pouvait être échangé contre rien et ne cessait pourtant pas de fuir, de glisser, de se muer. Ce que l’on appelait de haut la guerre ; ce qui pouvait s’appeler la patience. Le courage. La faiblesse. L’amour.

On aurait donc pu, ce dimanche-là, se forcer ou s’abandonner à être seul. Provoquer ou consentir à cette hémorragie pour remplir cette distance de soi à une autre sorte de soi – le même homme – à cette sorte de petit dieu souriant ou luxueusement triste, écouté, capricieux, adoré ou haï, mais haï ridiculement Par d’autres petits dieux ne sachant pas haïr, ou mal aimé mais consolé. Et l’on se serait retrouvé, comme chaque fois, pantelant, avec ses propres genoux déjà énormes, avec la poche vide dans le corps. De là on aurait commencé à remonter le chemin. On se serait affirmé une fois de plus que la vérité passait par ici, que c’était bien là la seule voie qui s’offrait de la vie possible et ceux qui croyaient devaient eux aussi reconnaître que leur Providence empruntait cette voie. On n’aurait plus senti alors l’autre petit dieu que comme falsifié ridicule. Et l’on aurait enfin retrouvé les copains qui sont ici, comme les plus vrais hommes de notre moment, pour finalement bien croire que l’on ne pouvait puiser de vraie force hors de la fraternité avec les autres d’ici.

C’est ce chemin que l’on aurait pu faire seul, comme souvent, avec plus ou moins de vigueur ou de faiblesse.

Mais précisément, cet après-midi-là, on ne l’a pas fait seul,

Gaston avait envisagé la veille d’organiser pour ce dimanche une séance récréative.

C’était le nom anodin que l’on donnait à des petites réunions que l’on avait réussi à tenir, trois ou quatre fois déjà, le dimanche après-midi, dans l’une ou l’autre chambre du block. On avait donné ce nom à ces réunions parce qu’effectivement elles pouvaient être l’occasion de rire, ou en tout cas de se distraire – des camarades chantaient ou racontaient des histoires –, mais surtout parce que les kapos venaient rôder parfois dans le block, et il était préférable que ce qui pouvait être dit ou proclamé entre les chansons et les histoires soit couvert par ce vocable qui n’attirait pas l’attention.

Gaston Riby était un homme qui approchait de la trentaine. C’était un professeur. Il avait une figure massive avec des mâchoires larges. Il était passé lui aussi par le zaun-kommando puis par l’usine. A ce moment-là, il travaillait avec quelques autres dans ce qu’ils appelaient la mine. C’était un tunnel-abri que les SS faisaient creuser dans la colline au pied de laquelle se trouvait leur baraque. Les types de la mine revenaient chaque soir couverts de terre et épuisés. Malgré les coups que nous pouvions recevoir au transportkolonne, nous n’avions pas la même tête qu’eux. Nous pouvions essayer de parer les coups, chercher la planque dans l’usine pour une heure ou deux. Eux étaient dans le tunnel et devaient extraire la terre du matin au soir avec le morceau de pain du matin dans le ventre. Quand Gaston rentrait au block, souvent il avait à peine la force de boire sa soupe et aussitôt il allait s’étendre sur la paillasse et ses yeux se fermaient.

Pourtant, la bête de somme qu’ils en avaient fait, ils n’avaient pas pu l’empêcher de penser en piochant dans la colline, ni de parler lourdement avec des mots qui restaient longtemps dans les oreilles. Il n’était pas seul dans le tunnel ; il y en avait d’autres qui piochaient à côté de lui et qui charriaient la terre et qui, comme lui, le matin, avaient quand même un peu plus de force que le soir. Le contremaître civil pouvait promener dans le tunnel sa capote de futur volksturm[9] et sa petite moustache noire et gueuler et pousser le travail, il ne pouvait pas empêcher les mots de passer d’un homme à l’autre. Peu de mots, d’ailleurs ; ce n’était pas une conversation que ces hommes tenaient, parce que le travail de la mine ne se faisait pas par groupes homogènes, et chacun ne pouvait donc pas rester auprès du même copain plusieurs heures de suite. Les phrases étaient hachées par le rythme du travail à la pioche, le va-et-vient de la brouette. Et c’était trop fatigant de tenir une véritable conversation. Il fallait faire tenir ce qu’on avait à en dire peu de mots. Gaston devait dire ceci :

— Dimanche, il faudra faire quelque chose, on ne peut pas rester comme ça. Il faut sortir de la faim. Il faut parler aux types. Il y en a qui dégringolent, qui s’abandonnent, ils se laissent crever. Il y en a même qui ont oublié pour quoi ils sont là. Il faut parler.

Ça se passait dans le tunnel, et ça se disait de bête de somme à bête de somme. Ainsi, un langage se tramait, qui n’était plus celui de l’injure ou de l’éructation du ventre, qui n’était pas non plus les aboiements de chiens autour du baquet de rab. Celui-là creusait une distance entre l’homme et la terre boueuse et jaune, le faisait distinct, non plus enfoui en elle mais maître d’elle, maître aussi de s’arracher à la poche vide du ventre. Au cœur de la mine, dans le corps courbé, dans la tête défigurée, le monde s’ouvrait.

Il faisait de plus en plus sombre dans le block. Autour du Poêle quelques-uns se chauffaient. La plupart des autres étaient étendus sur leur paillasse. Ils savaient que cet après-midi, il y aurait « quelque chose » et ils attendaient. Gaston est allé avec un copain prendre derrière le block un des panneaux qu’on avait transportés depuis le talus de la voie ferrée. Quand ils sont revenus, ils ont posé le panneau boueux sur le premier étage des deux châlits, près de la porte de la chambre. C’était le tréteau. Comme il faisait très sombre, Gaston a allumé une petite lampe à huile – c’était une boîte de métal remplie d’huile de machine dans laquelle trempait un morceau de mèche – et l’a posée sur un montant du châlit, au-dessus du tréteau. La lumière éclairerait de cette façon le copain qui serait sur le panneau. Gaston s’affairait silencieusement. Les autres de leur paillasse, soulevaient la tête et suivaient des yeux les gestes de Gaston. Ceux qui étaient autour du poêle jetaient de temps à autre un coup d’œil sur le tréteau et la lampe à huile tout en ne cessant de surveiller leurs épluchures qui grillaient,

L’installation était achevée. Il fallait commencer. Mais ceux qui devaient participer à la réunion n’étaient pas là. Gaston est allé dans la chambre voisine chercher Jo, le grand type de Nevers. Jo avait une tête carrée, des yeux sombres, de longs plis descendaient de son nez jusqu’à son menton, de chaque côté de sa bouche. Assis sur sa paillasse il recousait son pantalon. Les autres, comme ceux de notre chambre, étaient assis autour du poêle ou allongés sur leur paillasse.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? a demandé Jo de sa voix forte et nasillarde.

— Eh bien, tu vas chanter quelque chose, dit Gaston, il faut remuer les gars.

— Bon, dit Jo, en coupant le fil de son pantalon.

Gaston, tout en attendant Jo, regardait les autres qui avaient entendu et qui ne bougeaient pas. Il a crié de sa voix sourde :

— Dites donc, les copains, on fait une réunion à côté, il y a des copains qui vont chanter. Il faut venir !

Ceux qui étaient autour du poêle et qui faisaient eux aussi griller des épluchures ou cuire des soupes, se sont retournés et ont regardé Gaston longuement. Ceux qui étaient allongés sur leur paillasse se sont soulevés.

— Venez ! criait Gaston.

Quelques-uns se sont assis sur leur paillasse et ont enfilé leur pantalon. Jo, lui, était prêt. Il est descendu de son lit et ils ont quitté lentement leur chambre pour la nôtre tandis que Gaston criait encore : « Venez ! »

Chez nous, ceux qui étaient sur leur paillasse n’avaient pas à se déranger. Ils attendaient vaguement.

Francis aussi devait y participer. Il devait dire des poésies. Il était assis sur sa paillasse qui se trouvait tout près du tréteau et, la tête dans les mains, il se récitait la poésie qu’il allait dire. Quelque temps auparavant, Gaston avait demandé à des copains d’essayer de se souvenir des poésies qu’ils connaissaient et d’essayer de les transcrire. Chacun d’eux, le soir, allongé sur sa paillasse, essayait de se souvenir et quand il n’y parvenait pas, allait consulter un copain. Ainsi, des poèmes entiers avaient pu être reconstitués par l’addition des souvenirs qui était aussi une addition de forces. Lancelot – un marin qui était mort peu de temps avant cette réunion – avait transcrit les poèmes sur des petits bouts de carton qu’il avait trouvés au magasin de l’usine.

C’était sur un des bouts de carton laissés par Lancelot que Francis avait étudié la poésie qu’il voulait maintenant réciter.

Des camarades sont arrivés de l’autre chambre et se sont assis sur des bancs qui avaient été disposés le long des châlits, de chaque côté de l’allée. Cet afflux soudain a réveillé ceux de la nôtre qui ont commencé à croire qu’il allait vraiment y avoir quelque chose et attendaient plus sérieusement. En tout cas leur attention était éveillée et c’était l’essentiel. Même ceux qui étaient autour du poêle étaient maintenant tentés de s’approcher du tréteau et de sacrifier leur place.

Gaston est monté sur le tréteau. La petite lueur de la lampe à huile éclairait à peine sa figure. Il avait enlevé son calot et son crâne apparaissait carré, osseux, écrasant son visage sans joues. Son rayé était sale, ses souliers boueux. Gaston paraissait encore plus pesant, debout sur la planche. Il ne savait trop quoi faire de ses mains qu’il laissait pendre le long de son corps ou qu’il frottait de temps en temps l’une contre l’autre.

Les conversations des copains se poursuivaient à voix plus basse, mais maintenant, ils regardaient vers Gaston.

Gaston dit à peu près ceci :

« Camarades, on a pensé qu’il était nécessaire de profiter d’un après-midi comme celui-ci pour se retrouver un peu ensemble. On se connaît mal, on s’engueule, on a faim. Il faut sortir de là. Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis personne, ne pourra jamais imaginer. Mais ils ne réussiront pas. Parce que nous savons d’où nous venons, nous savons pourquoi nous sommes ici. La France est libre mais la guerre continue, elle continue ici aussi. Si parfois il nous arrive de ne pas nous reconnaître nous-mêmes, c’est cela que coûte cette guerre et il faut tenir. Mais pour tenir, il faut que chacun de nous sorte de lui-même, il faut qu’il se sente responsable de tous. Ils ont pu nous déposséder de tout mais pas de ce que nous sommes. Nous existons encore. Et maintenant, ça vient, la fin arrive, mais pour tenir jusqu’au bout, pour leur résister et résister à ce relâchement qui nous menace, je vous le redis, il faut que nous nous tenions et que nous soyons tous ensemble. »

Gaston avait crié cela d’un trait, d’une voix qui était devenu progressivement aiguë. Il était rouge et ses yeux étaient tendus Les copains aussi étaient tendus et ils avaient applaudi. Les droit commun avaient l’air stupéfait et ne disaient rien. Ces phrases étaient lourdes dans le block. Elles semblaient venir de très loin. On oubliait la soupe, on n’y pensait plus. Et ce que l’on avait pu se dire seul à soi-même, venait d’acquérir une force considérable pour avoir été crié à haute voix, pour tous.

Gaston qui était descendu du tréteau y remonta pour annoncer que des copains allaient chanter et dire des poésies. Il annonça d’abord Francis.

Francis monta sur la planche. Il était petit, beaucoup moins massif que Gaston. Il avait, lui aussi, enlevé son calot. Son crâne était plus blanc que celui de Gaston, et sa figure plus maigre encore. Il tenait son calot dans sa main et paraissait intimidé. Il resta un instant ainsi, attendant que le silence se fasse, mais dans le fond du block les conversations continuaient. Alors il s’est tout de même décidé à commencer.

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage…

Il disait très lentement, d’une voix monocorde et faible.

— Plus fort ! criaient des types au fond de la chambre.

… Et puis est retourné plein d’usage et raison…

Francis essayait de dire plus fort, mais il n’y parvenait pas. Sa figure était immobile, triste, ses yeux étaient fixes. L’hiver du zaun-kommando était imprégné dessus ; sur sa voix aussi qui était épuisée. Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction. Jusqu’au bout il se tint raide, angoissé comme s’il avait eu à dire l’une des choses les plus rares, les plus secrètes qu’il lui fût jamais arrivé d’exprimer ; comme s’il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche.

Quand il eut fini, il fut applaudi lui aussi par ceux qui n’étaient pas trop loin de lui.

Après Francis, Jo chanta une chanson.

« Sur les fortifs,

Là-bas,

Là-bas… »

Jo, lui, chantait d’une voix forte, un peu nasillarde et grasseyante en même temps. Jo eut beaucoup de succès et cela incita les autres à venir chanter à leur tour. Pelava qui était bien plus vieux que nous tous et qui avait de l’œdème aux jambes descendit péniblement de sa paillasse et vint chanter la « Toulousaine ». Bonnet, qui lui aussi était plus vieux, vint chanter « Le temps des cerises ». On se succédait sur le panneau.

La lumière était venue dans le block. Le poêle avait été pour un moment abandonné. Il n’y avait pas d’épluchures dessus. Les copains s’étaient groupés autour du tréteau. Ceux qui d’abord étaient restés allongés sur leur paillasse s’étaient décidés à descendre. Si quelqu’un à ce moment-là était entré dans le block, il en aurait eu une vision étrange. Tous souriaient.

 

*

 

Nous étions couchés, les lumières venaient de s’éteindre. La porte s’est ouverte violemment, la lumière s’est allumée.

— Charlot ! Wo ist Charlot ?

C’était Fritz, en culotte courte, le torse nu. Lucien le suivait. Fritz avait de gros bras, une peau rose, on regardait la chair qu’il avait partout. C’était la première fois qu’on le voyait à moitié nu. On imaginait bien ce qu’il pouvait y avoir sous ses vêtements, mais pas des bras, des cuisses comme ceux-là.

— Charlot, los ! répétait Fritz.

Charlot ne couchait pas loin de la porte ; il s’est soulevé sur son lit.

Les copains qui étaient venus en transport avec lui et l’avaient vu arriver à Schirmeck, leur premier camp, disaient que c’était un ancien agent de la Gestapo. Un droit commun quelconque qui était passé au service de la Gestapo, qui avait voulu trafiquer et qui s’était fait déporter. Il parlait l’allemand, et, dès le début, il s’était proposé comme vorarbeiter.

Il avait de petits yeux bleus très mobiles, le rictus du cynisme sur la bouche, la parole hargneuse et veule. Il parlait entre les dents et ses yeux ne cessaient de guetter autre chose. Même si l’on n’avait rien su de lui, on aurait pu dire qu’il avait vendu ou qu’il vendait ou qu’il allait vendre quelqu’un.

Les copains qui somnolaient s’étaient réveillés. Ils savaient qui était Charlot. Fritz en face de lui, c’était une scène qu’il fallait suivre.

— Kome, Charlot ! a dit Fritz.

Charlot est descendu de sa paillasse en chemise. On attendait. Lucien se tenait un peu à l’écart.

— Qu’est-ce que tu vas faire chez les SS le soir ? demanda Fritz en allemand.

Et Charlot reçut le premier coup de poing sur la gueule.

Lucien commençait à sourire. On était excité parce que Charlot, qui était de la Gestapo et qui avait aussi de belles cuisses, venait tout de même de recevoir son coup de poing, dans la gueule. Les types à cuisses se bagarraient entre eux,

Charlot répondit :

— Je ne vais pas chez les SS !

— Was ?

Un autre coup de poing dans la gueule. Charlot accusa le coup. En chemise, il était diminué.

Fritz reprit :

— Tous les soirs, tu vas bouffer une gamelle chez le lagerführer et tu racontes ce qui se passe dans le block.

Fritz voulait dire que Charlot faisait aussi son rapport aux SS sur les kapos ; c’était un concurrent.

— Ce n’est pas vrai ! cria Charlot.

Un autre coup de poing du Fritz, très à l’aise.

Charlot mouchardait, mais cela ne lui donnait aucun titre. Devant le Fritz, il n’était rien. Fritz prit alors les copains à témoins en montrant l’autre.

— Voilà ce que fait un Français : il dénonce ses camarades !

Quelques copains réagirent :

— Le salaud ! Salaud !

Lucien plaça alors son mot :

— Il faut que ce soit un kapo allemand qui donne une leçon aux Français !

Il avait dit cela très fort, en désignant Fritz avec solennité. Charlot baissait la tête. Fritz l’avait complètement découvert. Mais Fritz voulait gagner aussi sur un autre tableau. Charlot restait immobile, lamentable.

Fritz s’adressa encore aux copains :

— Celui qui dénonce ses camarades est un salaud et mérite la mort.

Et il désignait Charlot, qui prit un autre coup de poing.

Lucien traduisit et ajouta :

— Vous entendez ce que vous dit un kapo allemand ?

Quelques types applaudirent et crièrent :

— Bravo, Fritz !

— Bande de cons ! cria quelqu’un.

Lucien se tourna vers le type, furieux, mais ne dit rien. Le « bravo, Fritz » avait réveillé d’autres copains. Ceux qui avaient crié ne comprenaient donc rien ? Ils ne savaient donc pas que ce n’était qu’un règlement de compte et que cette scène passait par-dessus eux ? Qu’elle concluait une concurrence secrète qui durait depuis plusieurs mois et dans laquelle Charlot et Fritz cherchaient à s’éliminer mutuellement auprès des SS. Et ils entraient comme ça dans l’affaire, ils exprimaient leur petite opinion comme si cela les concernait. Ils n’avaient pas encore compris que n’importe qui peut avoir la gueule d’un justicier et que Fritz frappait Charlot comme il aurait frappé n’importe lequel d’entre nous ?

On avait honte et le Fritz souriait. Il avait le torse, les cuisses, la schlague. Mais il y en avait déjà pour applaudir la force de Fritz, qui servait pour une fois à châtier un salaud. Veulerie de putain maigre. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’on voyait s’ébaucher cette séduction. Dalli, dalli, Fritz ! avaient crié un jour deux Italiens à Fritz frappant un de leurs copains qui leur avait sans doute fait une vacherie. Les femmes aussi, naturellement, à l’usine, admiraient les hommes forts qui cognaient sur nous. Les Allemands admettaient ceux qui avaient la force de soulever les lourdes pièces et ils leur foutaient la paix. Du, nicht bandit ! disaient-ils. La force était la seule valeur qui risquait de les convaincre de l’humanité d’un détenu. Encore fallait-il que ce fût une force peu commune. Elle pouvait devenir alors vaguement synonyme de vérité, de bien. Et l’homme fort avait alors d’autres droits que les autres et d’autres besoins ; il avait lui, un homme à sauver en lui, un homme de bien, il avait le droit de bouffer, etc.

A partir de là, l’homme fort pouvait s’admirer lui-même. En montrant ses cuisses, un type avait dit, par exemple, un soir, très naturellement, à un copain qui songeait à s’évader : « Regarde-moi, je n’ai presque pas maigri. Si on s’évade, je pourrai tenir le coup. Mais toi, c’est de la folie d’y penser, mon vieux : regarde-toi. » Et il montrait ses jambes à l’autre, orgueilleusement.

Charlot était remonté sur sa paillasse, et Fritz faisait le tour de la chambrée. Un tour d’honneur. Lucien ne le quittait pas.

Puis ils ont éteint la lampe et ils sont partis.

— Il y en a dix qui le lui ont demandé déjà.

— C’est juste pour voir ce que ça donne.

Celui qui demandait, un type long, pâle, voûté, d’une vingtaine d’années, s’était évanoui deux fois à l’usine, les jours précédents. Les meister lui avaient foutu des coups de pied pour le ranimer. On savait qu’il avait peur de ne plus tenir le coup.

Nous étions près de mon lit, nous venions de parler à voix basse. En parlant, il guettait Francis, assis sur sa paillasse, un jeu de cartes étalé devant lui. Francis comptait les cartes, attentivement, en posant l’index sur chacune. Un petit roux se tenait assis en face de Francis. Penché sur les cartes, il levait la tête de temps en temps et regardait Francis, anxieux. Le grand qui parlait avec moi les suivait des yeux avec envie.

Un troisième attendait à l’écart que Francis eût fini. Depuis que les copains avaient vu Francis tirer les cartes pour la première fois, ils voulaient tous se faire dire quelque chose.

Francis parlait à voix basse au petit copain :

— Court déplacement, disait-il, nous serons libérés sur la route.

Les Alliés avançaient et la question de l’évacuation se posait. Les cartes, selon Francis, disaient que nous serions évacués. Les copains, maintenant, voulaient savoir s’ils s’en sortiraient personnellement.

Ceux qui passaient dans l’allée et voyaient le jeu étalé s’arrêtaient.

— Tu me les tireras, Francis ?

— C’est le dernier, je ne les fais plus.

Le type insistait :

— Pas tout de suite, mais demain ?

Le type s’approchait de Francis et insistait doucement.

Le rouquin défendait ses cartes :

— Foutez-nous la paix, vous viendrez après !

Les copains prenaient leur tour.

Toute la chambrée savait que Francis tirait les cartes, et tous avaient envie de savoir.

Francis parlait d’abord de la guerre. Alors on se penchait, écoutant chaque parole, faisant préciser, et Francis disait qu’il n’était pas assez fort pour compter les jours jusqu’à la libération.

Le rouquin demandait, comme en se moquant de lui-même, quand Francis s’arrêtait et semblait n’avoir plus rien à dire.

— Tu ne vois pas la mort, là-dedans ?

— Non ! faisait Francis.

Puis le copain se faisait répéter le jeu, et Francis, s’impatientant, disait au copain :

— Tu t’en tires, t’en fais pas !

L’autre souriait puis demandait à Francis :

— Tu y crois aux cartes ?

— J’en sais rien ! disait Francis.

— Alors, reprenait le copain, il n’y a pas de doute, on est libéré sur la route ?

Sa figure était reposée.

Le grand observait la figure détendue du rouquin qui se levait et remerciait Francis.

Et le rouquin partait, les mains dans les poches, et disait aux autres : « Les cartes disent qu’on sera libérés sur la route. »

Ceux à qui il disait cela se foutaient d’abord de lui. Puis ils venaient vers Francis. Ils ne disaient rien. Ils regardaient longuement Francis, qui faisait le jeu à d’autres. Ils attendaient. Puis ils se penchaient vers lui :

— Tu ne veux pas me les tirer ?

— Je suis fatigué, répondait Francis.

Le grand se désespérait.

— Dis-lui que je l’ai demandé avant les autres.

Francis avait rangé le jeu, il restait assis sur la paillasse, entouré, le jeu enfermé dans sa main. Les autres restaient et fixaient le jeu dans la main de Francis. Ils ne le lui auraient pas demandé pour faire une belote. Ils attendaient, ils auraient voulu que Francis leur dise, même sans étaler les cartes, ce qui allait leur arriver, s’ils s’en sortiraient. Ils restaient près du lit, et Francis ne disait rien. Enfin, le grand est allé vers lui, et, presque suppliant, il lui a demandé :

— Tu ne veux pas me les tirer ? Très vite : c’est juste pour voir.

— Demain, lui a dit Francis. Ce soir, je suis fatigué, et je te dirais des conneries.

— Ça ne fait rien, dit l’autre. C’est juste pour voir.

— Demain, dit Francis.

Le grand revint vers moi :

— Il est vache ! dit-il.

Les autres restaient toujours. En affectant de se moquer, Us demandaient :

— Il paraît qu’on fera un court déplacement ?

— Je n’en sais rien.

— Mais c’est toi qui l’as dit ! insistaient-ils.

Certains croyaient déjà Francis, ils croyaient les nouvelles données par les cartes.

C’était comme s’ils voyaient Francis pour la première fois ; désormais, quand ils entendraient un bobard, ils viendraient demander ce qu’en pensaient les cartes. C’était lui qui pouvait nous dire maintenant des choses extraordinaires, des choses sur le lendemain ; il pouvait dire, ne fût-ce que dire – on ne lui demandait pas de se faire croire – ; s’il ne le disait pas, il était vache.

La fin approchait, ça allait se décider dans quelques jours. Ça ne finirait pas tout simplement comme ça. Il faudrait encore payer pour la libération. Francis pouvait dire quoi. Aux plus confiants, les cartes étalées avaient peut-être rendu une angoisse brutale. Elles avaient révélé que la question se posait, précise, prochaine : aux uns, qu’ils allaient bientôt mourir, aux autres qu’ils allaient vivre.

On entourait Francis comme des mouches. Francis, exténué, le jeu dans la main, refusait. Mais on ne partait pas. On voulait savoir si on allait vivre ou mourir.

— Tu me les tires ?

 

*

 

Un bruit, puis le silence. C’était la nuit. J’étais allé pisser. Je me suis arrêté dans l’antichambre du block.

Bamm !

Un copain traversait l’antichambre, je l’ai arrêté.

— Ecoute !

Bamm ! Net. Pas fort, mais distinct. Le copain m’a regardé. Un autre passait, il s’est arrêté aussi. Nous étions tous les trois immobiles dans l’antichambre.

Il faut encore entendre.

Bamm ! L’oreille le capte à peine, mais le silence pèse, après. On s’approche doucement de la porte qui donne sur la place. La place est déserte. Le ciel est plein d’étoiles. Pas d’avions dans le ciel. Pas de voix de sentinelles…

Bamm !

La main du copain est sur mon épaule. Il la serre, immobile-Il faut attendre encore.

Bamm !

Le premier coup de pied dans le ventre de la mère.

Bamm !

Une voix d’animal.

Le copain secoue mon épaule :

— Le canon !

— Attends !

Encore Bamm… L’oreille l’a desserti de la nuit. Encore. Il n’y a pas de doute. Il faut entendre encore, mieux. L’oreille se force. Les yeux écoutent. L’oreille ne peut pas dire oui. Attendre encore. C’est moi qui ne veux pas encore dire oui.

Encore.

C’est ça.

On ne peut plus l’étouffer maintenant. Bamm ! Notre bruit, le premier bruit pour nous. Lointaines voix des SS, vain bruit de leur langue, tout est nettoyé, dissous par ce Bamm ! arrivé de la nuit. L’oreille est lavée.

Ça ne crève pas encore le tympan, ça ne fait pas tout vibrer, c’est minuscule et sourd, mais ça part d’un endroit précis de la terre, là, de la terre allemande.

Savoir qu’ils avançaient, savoir depuis près d’un an que ça va, que ça arrivera ; savoir que là-bas c’est arrivé déjà. Savoir seulement, par-dessus la tête des SS, par-dessus la colline, dans le silence, par la pensée, solitairement, sans confirmation, devenait insupportable. Maintenant, il y a ce bruit qui répond, parle, parle pour nous.

Il n’y a plus à savoir maintenant. Ça y est. La tête se délivre. Bamm ! On entend avec la même oreille que depuis un an, et c’est bien avec elle qu’il y a quelques heures encore on entendait les voix des kapos. Il n’y a qu’à suivre, croire cette oreille. J’étais allé pisser. Je n’y pensais pas. Je ne me suis pas arrêté de moi-même, sans que quelque chose m’ait arrêté. Il s’est passé quelque chose qui m’a arrêté. J’ai écouté, ça a recommencé. Bamm ! Encore maintenant. Ça ne s’efface pas. Ça revient. J’entends. Oui, j’entends.

Ça y est.

On est resté longtemps devant la porte. On comptait les fécondes entre chaque bruit. Bamm ! Toujours le même Bamm ! Il frappe. On veut entendre le suivant. Encore un. Impossible de quitter la porte. Les sentinelles elles-mêmes ne parlent plus.

Les sentinelles écoutent. C’est derrière la colline. C’est le vent qui nous l’apporte.