*

 

C’est un dimanche du commencement de décembre. Nous sommes toujours dans l’église. Ce matin, Karl ne crie pas. On revient toujours de cette même nuit d’où chaque jour l’on revient chez soi. Je n’ai pas rêvé – je rêve très rarement – mais je me suis réveillé avec le volume de ma chambre dans la tête. Avec le sommeil j’avais retrouvé ma torpeur, mes jambes repliées, et le réveil m’a écartelé, mis la tête en bas ; je n’ai rien reconnu. Puis j’ai senti le corps de René et lentement l’image s’est redressée, la chambre s’est transformée, l’église est réapparue.

L’heure normale du réveil est dépassée. Le court moment d’anxiété qui vient juste après, où l’on se demande si on ne bénéficie pas d’un simple retard de Karl, est lui-même passé Etonnement inquiet de n’être pas pressé. Nous-mêmes sommes un moment troublés par l’espèce d’anarchie qui règne dans l’église. Ce désordre, ce n’est que la rupture de la cadence habituelle. Un copain va se laver d’un pas tranquille. Son voisin est encore couché. Un autre s’habille lentement. D’autres se sont mis à bavarder. Cette lenteur est précieuse. Prendre tout son temps pour enfiler ses chaussures, avoir le goût de se dire bonjour, aller pisser lentement, commencer à s’attarder en tout : c’est le piège du dimanche matin. Car on ne nous laissera pas tranquilles. Les SS supportent mal cette église où les uns sont couchés, les autres debout, où d’autres encore essayent d’écrire. Il ne faut pas que cette journée soit pour nous à ce point différente des autres. Les meister ne vont pas à l’usine le dimanche, alors on nous trouvera un autre travail.

Malgré cela, les SS, eux, veulent dormir un peu plus longtemps et il nous suffit que l’heure habituelle du réveil soit dépassée pour que cette journée soit d’une autre nature que les autres. Les SS ne peuvent pas tout à fait vaincre le dimanche, à peine plus que le sommeil. Nous avons gardé une certaine cadence de la semaine et nous avons, nous aussi, notre calendrier. D’abord notre grand calendrier. Nous nous sommes donnés des relais. Cela a été le 11 novembre. Puis la Noël. Ensuite ce sera Pâques : les grandes dates mythologiques de la fin. Mais il y a des havres plus modestes, qui sont les dimanches. Parce qu’il y a les dimanches, on sait que quatre, cinq dimanches sont passés et qu’il y a sûrement du temps écoulé, du temps gagné. La part de jeu est tellement mince dans notre vie, nous sommes tellement coupés du monde où quelque chose arrive, que le mardi est absolument calqué sur le lundi, le mercredi sur le mardi, et ainsi de suite, sans repère aucun. Le dimanche seul peut nous décoller de cette glu de durée homogène, y faire des cassures, de sorte qu’une partie puisse être nettement rejetée dans le passé. On le caresse ce passé, à mesure qu’il s’étend. La seule certitude possible est derrière nous.

Parce que le jour finit, la semaine aussi finit, le mois finit. Mais ce découpage peut être plus étroit : 9 heures du matin à usine, trois heures sont déjà passées, la moitié du temps pour atteindre midi : midi, la moitié de la journée. Après midi, les heures deviennent de plus en plus précieuses, on les avale litteralement ; quatre heures : encore deux heures. Neuf heures du matin, c’était un autre monde, comment a-t-on pu être ici à 9 heures du matin avec encore dix heures à faire à l’usine ? Comment chaque heure a-t-elle pu passer ? La première heure d’abord de 6 à 7, pendant laquelle il a fallu accepter la journée, entrer dedans. Une sorte de rassurement à être parvenu à y entrer. L’heure qui suit, très longue ; on ne peut pas encore évaluer ce qui est derrière soi, c’est trop peu. La pause à 9 heures etc… On pourrait aussi imaginer qu’on reste tellement étranger à ce qu’on fait que l’on passe la journée dans le calcul des quarts d’heure passés et à venir, et qu’on passe son temps à compter le temps. C’est en réalité aux moments de répit que le temps apparaît nu, aussi impossible à franchir que le vide, Mais, à regarder la pièce, le temps passe ; à frapper des coups de marteau, le temps passe ; à recevoir des coups sur la tête, le temps passe ; à aller aux chiottes, le temps passe ; à guetter le visage qu’on hait, le temps passe.

— Alle raus ! (Tous dehors !)

Les kapos sont allés à la baraque des SS. Ils y ont pris les ordres.

 

— Alle raus !

Personne ne bouge. La porte est ouverte, on voit le jour. Il doit être plus de sept heures. Nous avons déjà empiété sur l’interdit. Que le kapo crie, ça n’a pas d’importance. On est resté deux heures de plus sur la paillasse, quelque chose a été arraché à l’impossible. Il gueule d’un bout de l’église à l’autre : Alle raus ! alle raus ! mais on ne bouge pas. Même avec la schlague, ce n’est pas suffisant. Quelques-uns prendront, les autres ne bougeront pas.

Alors le SS est devenu nécessaire. Le SS vient. Il s’est dérangé lui-même. La délégation de sa puissance n’a pas réussi à nous faire lever. Il a fallu qu’il soit là. La machine se rouille. On ne sait donc pas ? Nous savons bien pourtant ce qui va se passer si nous voulons jouer.

Cette fois, on s’est levé. Il est là. Il n’entre pas. Il reste à la porte, un peu sur le côté, de façon qu’on le voie, sa schlague à la main, mais sans barrer le passage. Il n’a pas l’air furieux. Seulement, quand un type, en retirant son calot, passe en vitesse près de lui, il se déclenche. Il cogne avec une force froide que la colère ne pourrait pas augmenter. Pour aller au rassemblement sur la place, il faut passer devant lui. Alors, on reste à l’intérieur, et on tente de se camoufler, espérant qu’il s’éloignera ou qu’il se détournera. Mais le kapo qui rabattait les types du fond de l’église revient vers nous : Raus ! Los ! Il faut sortir. Le SS est toujours là. Si l’on passe seul, on prendra sûrement. Mais plus on tardera, plus on courra de risques. Cinq ou six copains s’élancent en bloc, les uns poussant les autres. Il cogne. Mais il ne peut toucher qu’un type à la fois. Pendant qu’il frappe, les autres passent. L’opération se répète.

Bientôt tout le monde est dehors, sauf les malades toujours étendus sur leur paillasse, au fond de l’église. On reste sur la place une bonne demi-heure. Froid et vent, terribles. Il n’y a pas de travail mais on ne rentrera quand même pas. Il ne faut pas que nous ayons l’occasion de montrer le moindre signe d’étonnement heureux. Ça dure. On ne rentrera pas de la matinée. On ira aux pierres.

Le dimanche est sensible sur la campagne. La route, les prés, les abords des bois sont déserts.

Le ciel est très sombre. Le petit cirque de collines au fond duquel nous sommes est clos. On doit nous y voir comme des personnages mécaniques. Vus de près ou de loin, nous ne pesons pas, nous n’avons pas de prise sur les choses.

Celui qui, longeant les barbelés, passe sur la route, petite silhouette noire sur la neige, est bien une puissance de la terre. Mais s’il nous voit derrière les barbelés, s’il lui arrive simplement de penser qu’autre chose est possible dans la nature que d’être un homme qui marche libre sur la route, s’il s’embarque à penser ainsi, il risque vite alors de se sentir menacé par toutes ces têtes rasées, par toutes ces têtes dont il n’a aucune chance de ne jamais connaître aucune et qui sont ce qu’il y a pour lui de plus inconnu sur la terre. Et ces hommes eux-mêmes contamineront peut-être pour lui les arbres qui encerclent de loin les barbelés, et celui qui est sur la route risquera alors de se sentir étouffé par la nature entière, comme refermée sur lui.

Le règne de l’homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l’histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer.

Mais nous ne pouvons pas faire que les SS n’existent pas ou aient pas existé. Ils auront brûlé des enfants, ils l’auront voulu. Nous ne pouvons pas faire qu’ils ne l’aient pas voulu.

Ils sont une puissance comme l’homme qui marche sur la route en est une. Et comme nous, car maintenant même, ils ne peuvent pas nous empêcher d’exercer notre pouvoir.

Un matin en effet, il y a un mois de cela – quelques jours après qu’il nous eut dit langsam – le Rhénan est venu dans une travée du magasin du sous-sol. Nous étions là, Jacques et moi, à trier les pièces. Il nous a tendu la main. Cela aussi coûtait le lager. On l’a serrée. Quelqu’un venait, il l’a retirée. C’était évidemment une nécessité pour lui, ce matin-là, de venir nous serrer la main. Il s’est arrangé pour le faire aussitôt après son arrivée à l’usine. Il est venu à nous. Il était sombre, timide. Je sentais son odeur d’homme propre, celle de son costume et cette odeur gênait. Nous étions tout près de lui. Pour tout autre que nous trois, c’était un Allemand qui donnait à des häftling des indications sur le travail : des yeux morts qui passaient sur une veste rayée, une voix qui commandait des mains captives.

Nous étions devenus des complices. Mais il n’était pas tant venu nous encourager que chercher lui-même une assurance, une confirmation. Il venait partager notre puissance. Les aboiements de milliers de SS ne pouvaient rien, ni tout l’appareil des fours, des chiens, des barbelés, ni la famine, ni les poux, contre ce serrement de main.

Le fond de l’âme SS ne pouvait pas se découvrir mieux que devant nous. Mais de son côté, cet autre Allemand ne s’était peut-être jamais autant senti redonné à lui-même depuis des années qu’en serrant la main à l’un de nous. Et ce geste secret, solitaire, n’avait cependant pas un caractère privé, par opposition à l’action publique, immédiatement historique des SS. Tout rapport humain, d’un Allemand à l’un de nous, était le signe même d’une révolte décidée contre tout l’ordre SS. On ne pouvait pas faire ce que le Rhénan avait fait – c’est-à-dire agir en homme avec l’un de nous – sans par là même se classer historiquement. En nous niant comme hommes, les SS avaient fait de nous des objets historiques qui ne pouvaient plus aucunement être les objets de simples rapports humains. Ces rapports pouvaient avoir de telles conséquences, il était tellement impossible de songer seulement à les établir sans avoir pris conscience de l’énorme interdiction contre laquelle il fallait s’élever pour le faire ; il était nécessaire de s’être tellement abstrait de la communauté encore renforcée par la lutte, d’avoir accepté d’encourir le déshonneur, l’ignominie de la désertion, la trahison même, qu’à peine ébauchés, ces rapports se prolongeaient aussitôt en histoire, comme s’ils étaient les voies mêmes, étroites, clandestines, qu’elle était ici forcée d’emprunter.

 

C’est une espèce de carrière, non loin de l’église, en contrebas. Il faut extraire des pierres et les transporter dans une remorque jusqu’au camp en construction, près de l’usine.

Une partie des détenus doit extraire les pierres, l’autre pousser la remorque. Mais il n’y a pas assez de pioches. La plupart de ceux qui ne poussent pas la remorque piétinent sur place dans le froid. On n’a rien à faire, mais il faut rester dehors ; c’est cela l’important. Nous devons rester ici, par petits groupes, agglutinés, les épaules rentrées, tremblants. Le vent entre dans les zébrés, la mâchoire se paralyse. La cage d’os est mince, il n’y a déjà presque plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d’attendre. D’attendre que le froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu’on peut tuer de votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se révolter, chercher à fuir. Il faut s’endormir dedans, le laisser faire, comme la torture, après on sera libre. Jusqu’à demain, jusqu’à la soupe, patience, patience… En réalité, après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim, puis la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler Je suis encore là ; et tous les moments où leur langage qui ne cesse jamais enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura tout enfermé dans le cirque des collines : l’église où nous dormons, l’usine, les chiottes, la place des pieds, et la place de la pierre que voici, lourde, glacée, qu’il faut décoller de ses mains insensibles, gonflées, soulever et aller jeter dans le tombereau.

On devient très moches à regarder. C’est notre faute. C’est parce que nous sommes une peste humaine. Les SS d’ici n’ont pas de Juifs sous la main. Nous leur en tenons lieu. Ils ont trop l’habitude d’avoir affaire à des coupables de naissance. Si nous n’étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris, nous serions propres, nets, nous nous tiendrions droits, nous soulèverions correctement les pierres, nous ne serions pas rougis par le froid. Enfin nous oserions regarder en face franchement, le SS, modèle de force et d’honneur, colonne de la discipline virile et auquel ne tente de se dérober que le mal.

La fermière qui habite à côté de l’église a mis une robe de dimanche et des bottes. Elle est rouge, forte, elle rigole toujours en nous voyant… Elle ne pensait pas qu’un jour à côté de la ferme il y aurait une réunion de types tellement risibles. C’est grâce à ses SS qu’elle peut voir ça.

Son fils, Jeunesse Hitlérienne, porte aujourd’hui l’uniforme avec le poignard et le brassard à croix gammée. Il boite un peu, ça le raidit. Il a une petite gueule inachevée de con imberbe. On en a rarement vu d’aussi belle. Lui aussi est fier de ses SS.

Quelquefois, la fermière tue un poulet pour le lagerführer. Le cou du poulet avec la tête et la crête traînent par terre contre le mur de la ferme.

Le fils apporte le poulet au SS. Il parle sérieusement avec lui en nous regardant. Il tend une jambe en avant et il croise les bras. Il doit avoir seize ans. Pour la première fois de sa vie, il voit des Russes, des Polonais, des Français, des Italiens…

« L’Allemagne est un grand pays. On a réussi à en amener beaucoup comme ça en Allemagne. Evidemment le Führer aurait pu les faire tuer. Mais c’est un homme bon et patient, le Führer. Quand même, c’est répugnant d’être aussi moche que ça. Quelles raisons peut avoir le Führer pour laisser vivants des types aussi moches ? Quand il y a un seau de soupe au milieu de la cour, ils sautent tous dessus, ils gueulent, ils se foutent des coups. Scheisse, Scheisse ! Quand des hommes ne sont pas plus disciplinés, est-ce qu’on peut trouver qu’ils méritent de vivre ? Ça, des ennemis de l’Allemagne ? Une vermine, pas des ennemis. L’Allemagne ne peut pas avoir des ennemis comme ça. Est-ce qu’ils pensent quelque chose ? Quand je questionne le SS sur eux, il fait une grimace – parfois il rigole – et il répond Scheisse ! Si j’insiste, il répond qu’il n’y a pas grand-chose à dire. Il a l’air de ne rien penser d’eux, de ne pas penser à eux du tout. »

Le petit con nous regarde, agglutinés dans la carrière. Ilvient parler à une sentinelle. La sentinelle, c’est un vieux, il préférerait être chez lui. Le con ne comprend pas que la sentinelle n’ait pas des tas de choses à lui dire et qu’elle nous laisse comme ça, comme un troupeau, brouter notre travail-Pourtant, il porte l’uniforme des Jeunesses Hitlériennes, on peut lui dire les choses. Le vieux regarde un peu de côté. Le petit con se dit que ça ne doit pas être drôle de faire la guerre comme ça, en gardien de troupeau. Le vieux ne pense rien de la guerre. Il a une fourrure du front russe sur le dos. Le fusil sur l’épaule il n’a pas envie de nous tirer dedans, ni même de nous emmerder. Le con promène la main sur son poignard ; il ne peut pas détacher ses yeux de nous. La sentinelle aurait bien envie de l’envoyer se faire foutre, mais la fermière a peut-être un morceau de porc en trop, et le type est des Jeunesses Hitlériennes.

Le con pense que la sentinelle le prend pour un gosse, et il s’en va, raide.

 

Dans le creux de la carrière, une dizaine de types se sont collés en grappe pour se protéger contre le froid. Ceux qui sont à l’extérieur essaient d’entrer à l’intérieur de la grappe. La mâchoire inférieure est paralysée par le froid. Quand on essaye de parler, la langue glisse, on ne forme que la moitié des mots. On livre une bataille minuscule pour grignoter ou défendre des centimètres, pour entrer au cœur de la grappe ou s’y maintenir. On est coagulé. On se frotte les uns contre les autres, on ne cesse pas de lutter sourdement pour extraire celui qui est au milieu – sans râler contre lui, sans rien dire que, parfois, « les vaches ! » – et qui à son tour prendra le froid à l’extérieur de la grappe, et servira de paravent. Parfois, on en entend un qui se met à rire de froid. C’est comme si sa figure craquait. A l’extérieur, on se sent nu. Toujours l’angoisse pour les poumons. On n’y avait jamais pensé comme ça. On ne peut jamais savoir si l’on n’est pas en train de se faire atteindre. La morsure du froid, les poumons ne la sentent pas. Le règne du froid s’étend en silence et sans brutalité. On ne saura pas tout de suite si l’on est condamné à mort ; plus tard, on verra qu’on ne peut plus résister. On ne commande pas, on ne peut rien demander aux poumons. La volonté ni la prière n’y peuvent rien. Le froid a Plus de puissance que le SS.

Le blockführer SS – adjoint du lagerführer – est venu nous rejoindre. C’est un grand type carré, la gueule classique de l’aryen des statues géantes de la production nazie.

La grappe s’est défaite. On est allé contre la paroi de la carrière, et, du bout des doigts gonflés – on peut à peine fermer les mains –, on prend une pierre et on la porte jusqu’à la remorque qui attend. La sentinelle s’est rapprochée. Los, los ! dit il, sans grande conviction. Il n’a pas l’habitude de gueuler.

Les jambes écartées, les jarrets tendus, la cravache à la main, la casquette à tête de mort sur les yeux, le SS regarde.

« Pauvre con, tu ne vois rien. En ce moment, si je pouvais te prendre par le collet, te secouer, la première chose que je voudrais te faire comprendre, c’est que, moi, chez moi, j’ai un lit, que j’ai une porte que je peux fermer à clef, que si l’on veut me voir on sonne à ma porte. Et qu’il n’y a pas un des types que tu vois ici, dont le nom ne soit déjà là-bas sur une liste, attendu, et qu’on ne voudrait em-bras-ser. Inimaginable, hein ? Et ce sont des filles pareilles aux filles allemandes et pour lesquelles des hommes auraient accepté de mourir et dont les images ont été fixées sur des photographies qu’on regarde en ce moment dans des maisons tièdes, qui maintenant sont des vieillardes en zébré toutes semblables à cette vermine qui est devant toi. Et il y a des vieilles femmes comme ta grand-mère, et des mères comme la tienne qui ont accouché comme la tienne qui t’a sorti de son ventre et qui se battent pour manger et qui avaient des cheveux gris qu’on a rasés. Qu’on ait été les mêmes gosses qui braillaient et qu’on se soit attendri sur toi aussi, comme sur moi ! Qu’on ait pu dire de toi que tu étais « mignon », petit SS ! Si on te disait cela, tu répondrais en rigolant : « Ja wohl ! » Et tu dirais que maintenant tu es SS et que ceux de ton âge sont SS.

On croit que ce qu’on voudrait c’est de pouvoir tuer le SS. Mais si l’on y pense un peu on voit qu’on se trompe. Ce n’est pas si simple. Ce qu’on voudrait, c’est commencer par lui mettre la tête en bas et les pieds en l’air. Et se marrer, se marrer. Ceux qui sont des hommes, nous qui sommes des êtres humains, nous voudrions aussi jouer un peu. On se lasserait vite, mais, ce qu’on voudrait, c’est cela, la tête en bas et les pieds en l’air. Ce que l’on a envie de faire aux dieux.

La remorque qui était partie vers le camp est revenue. Qu’est-ce qu’on fait ? Voilà : il y en a qui ont pioché, qui ont descellé des pierres ; ces pierres, d’autres les lancent dans la remorque et d’autres poussent la remorque jusqu’au camp-Voilà ce qu’on fait, mais on le sait à peine. Les kapos le savent, et ceux qui passent sur la route, c’est aussi ce qu’ils doivent voir. Nous l’avons oublié. La sentinelle aussi.

 

En rentrant de la carrière, on a mangé la soupe. Une des plus liquides depuis notre arrivée. Toujours le même processus : on a pris d’abord le jus, les quelques morceaux de patates sont restés au fond ; après avoir bu le jus, on a attendu un instant, on a regardé le petit monticule de patates au fond de la gamelle, puis on l’a attaqué. Puis il n’y a plus eu que le fond de la gamelle, le fer qu’on racle et qui sonne.

L’après-midi de ce dimanche-là, on nous a laissés tranquilles. Il faisait très froid dans l’église ; je me suis allongé sur la paillasse, enroulé dans ma couverture. René, assis sur la même paillasse, écrivait son journal.

L’aveugle qui couche dans le lit voisin du mien a mis une couverture sur son dos et est allé voir un copain qui somnolait un peu plus loin. Il lui a fait une véritable visite. L’aveugle espérait que le copain aurait des choses à lui dire. Mais le copain s’est mis presque aussitôt à manger un morceau de pain qu’il avait gardé depuis le matin. Il regardait le morceau diminuer, et il ne voyait que lui.

Il n’est guère sorti de son mutisme que pour constater que Cologne n’était toujours pas pris, que c’était foutu pour la Noël. Il n’osait pas encore fixer le terme du printemps. Il ne devait pas savoir si c’était désespérément loin ou encore trop tôt. « Pourtant, qu’est-ce qu’il y a eu comme avions l’autre nuit ! Qu’est-ce qu’ils ont dû lâcher, d’après la gueule que faisaient les meister le lendemain ! »

L’aveugle écoutait avidement. Il n’avait pas vu la gueule des meister, lui. Il aurait voulu que le copain lui parle encore. Mais le copain avait sommeil. Il laissait tomber la conversation. Alors, l’aveugle s’est énervé. – Tu n’as pas de moral, a-t-il dit.

L’aveugle est seul toute la journée dans l’église. On le laisse tranquille dans son coin. Son temps se passe à nous attendre, à espérer qu’on lui ramènera une nouvelle. Pour lui, nous sommes de l’extérieur. Qu’un type, pour s’en débarrasser, lui raconte n’importe quel bobard, il s’en empare. Il le rapporte, quête des avis. On lui dit que c’est faux, qu’on en a marre, qu’on ne veut plus croire que le communiqué allemand, qu’il y a trois mois déjà on nous annonçait que Cologne était pris et que maintenant encore Cologne est aux Allemands. Alors, il râle et nous raite de défaitistes. Il dit qu’on doit se plaire ici, qu’aucun de nous n’a envie de s’en aller, qu’on n’a rien dans le ventre puisai on y voit, qu’on a des yeux pour voir et qu’on n’essaye epas de s’évader. Lui ne veut plus rester ici. Il a promis du pain à un électricien pour qu’il lui fasse une boussole ; il s’évadera avec un copain. Il cherche celui qui sera ce copain.

Il a dit tout cela une fois de plus à l’autre, qui n’a pas répondu. Alors il lui a dit qu’on était tous complètement abrutis. Là-dessus, il s’est arrêté ; le copain n’a pas réagi davantage.

Blond, pas encore trop amaigri, la tête penchée sur les mains, l’aveugle est resté assis un moment au pied de la paillasse. La couverture qu’il portait sur le dos lui remontait sur la nuque. Il ne disait plus rien. Une fois de plus, peut-être parce que c’était dimanche et qu’il pensait que, ayant un peu de temps devant eux, les copains ne le rembarreraient pas, il avait espéré que ça servirait à quelque chose d’aller en voir un. Il ne pouvait pas s’empêcher de croire que celui qui y voyait devait avoir davantage de raisons d’espérer, devait mieux savoir en tout cas ce qui pouvait arriver bientôt dans le déroulement de la guerre, que lui qui était aveugle et inventait tout. Comme si, avec nos yeux, nous avions pu voir la guerre et le temps mieux que lui. Mais le copain avait envie de dormir : lundi l’usine, mardi l’usine, usine-soupe, usine-soupe-sommeil ; il abandonnait l’aveugle.

Celui-ci, la tête basse, a fini par quitter la paillasse. Il est revenu vers sa place en tâtonnant. Il s’est assis. J’étais toujours allongé. Je ne bougeais pas. Je n’ai rien dit. Mais il a dû sentir à ma respiration que je ne dormais pas.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi, de la guerre ? m’a-t-il demandé en tendant la tête vers ma place.

— Rien, tu sais, on ne sait rien.

René écrivait toujours, il n’écoutait pas.

— Moi, je crois que dans deux mois ça sera fini.

Je n’ai rien répondu.

Et il a recommencé :

— Vous êtes de plus en plus dégonflés, tous, c’est dégueulasse.

Il était épuisant, on répondait à peine. Pour échapper aux questions, je lui ai demandé s’il y voyait mieux. Il m’a dit qu’il distinguait la lumière et qu’à ma place il voyait une ombre.

Dans l’allée de l’église, quelques types circulaient, courbés, la couverture sur le dos. La plupart des détenus étaient couchés. Le dimanche, on ne touchait pas de soupe le soir. Il n’y avait plus rien à attendre de la journée jusqu’au pain du lendemain matin.

L’aveugle s’est levé, et il est allé vers l’extrémité de sa paillasse. Il a tâté la boîte dans laquelle il range son pain. Il l’a ouverte, et il a pris le morceau qui restait. Puis il s’est assis et a pris le couteau dans sa poche. Je le regardais. Ses gestes étaient lents, précis, aussi nets que s’il avait vu ce qu’il faisait comme je le voyais moi-même. On aurait dit qu’il décomposait.

Il a ouvert le couteau, et il a coupé le morceau en trois. René écrivait toujours. Je regardais les morceaux coupés, ses deux mains autour. Il les a tâtés, pour bien en estimer le volume. Il ne disait rien. C’était angoissant. Qu’est-ce qu’il attendait ? Il tâtait les morceaux. Ça devenait terrible.

Il en a tendu un. Je l’ai pris. Puis un autre ; un coup de coude dans le dos de René. Il s’est retourné. La main de l’aveugle était tendue, le morceau entre le pouce et l’index. La figure de René s’est décomposée. Il a pris le pain.

L’aveugle n’a rien dit ; son visage n’avait pas changé. Il était puissant. Une mère.

J’ai coupé un petit morceau, René aussi, l’aveugle aussi. D’abord, nous ne nous sommes pas regardés, chacun mangeait pour soi, mais c’était la même chose pour chacun.

J’ai mâché lentement. Le pain a résisté un peu. Je mâchais, je ne faisais que cela de tout mon corps. Cologne pris ou pas pris, je mâchais. La fin de la guerre dans deux mois ou dans un an, à ce moment-là, je mâchais. Je savais que la faim ne me quitterait pas, que j’aurais toujours faim, mais je mâchais, c’était cela qu’il fallait, et cela seulement.

Le morceau est devenu humide, puis une pâte s’est formée sur la langue. Je regardais le morceau que j’avais encore dans la main. Puis j’ai commencé à avaler par parcelles celui que j’avais dans la bouche. C’était long.

Puis il n’y a plus rien eu dans la bouche. Je me suis arrêté un instant. Ensuite, j’ai coupé un morceau plus petit, mais, avant de le mettre dans la bouche, j’ai regardé ce qui me restait dans la main. J’ai recommencé à mâcher.

René s’est arrêté un instant ; après avoir regardé le morceau lu il tenait dans la main, il a regardé le mien, puis de nouveau le sien. Moi aussi, j’ai regardé le sien. On se surveillait, on essayait de s’accorder dans le temps de la mastication, pour ne pas rester seul, sans pain, quand l’autre mâcherait encore.

L’aveugle avait fini, il avait mangé son pain par gros morceaux, sans ménagements. Il s’était allongé.

J’étais immobile ; mâcher était comme un bon sommeil. Bientôt j’allais ne plus avoir que le couteau dans la main.

Il n’y aurait plus de pain, et du pain on ne peut pas en créer, on ne peut pas en trouver, nulle part, par aucun moyen. Même les miettes de pain, le pain qui traîne après le repas sur la table, le pain que certaines femmes ne mangent pas, le pain enfoui dans les poubelles, le pain très vieux, dur comme de la pierre, on ne peut pas les inventer. J’ai attendu un moment. Je me suis demandé si je devais couper en deux petits cubes le morceau qui me restait. J’ai hésité.

René a dit :

— Quand il n’y en aura plus, il n’y en aura plus.

Et il a avalé le dernier morceau.

Je n’ai pas coupé le mien en deux. J’ai pensé qu’il valait mieux pour la fin avoir un gros morceau dans la bouche. Je l’ai mâché longtemps, la tête immobile, puis malaxé entre la langue, le palais et les joues ; le morceau s’est désagrégé peu à peu et a fini par s’avaler.

J’ai gardé le couteau dans la main droite. Dans la gauche, il n’y avait plus de pain. Il n’y en avait vraiment plus. On pouvait chercher par terre, racler, se l’imaginer sous les formes où on le laisse traîner, se le représenter en croûton dur que mangent les poules, en croûton sur lequel on met la mort-aux-rats, en miettes qu’on balaie de la main sur la nappe ou dont on se secoue le pantalon, il n’existait pas. Il n’y avait plus rien à mâcher. Rien. D’aucune autre chose le manque n’appelle autant ce mot : rien.

 

Déjà la faim nous enferme. On n’en souffre pas, ça ne fait mal nulle part, mais on est obsédé par le pain, le quart, le cinquième de boule de pain. La faim n’est autre chose qu’une obsession.

Quand on est arrivé à Fresnes, pendant deux jours on n’a pas pu manger ; puis, quelques jours après, on ramassait les miettes.

A Buchenwald aussi, en arrivant, on n’avait pas très faim. Puis, insensiblement, on s’est mis à préserver le pain. Quand un copain qui en avait trop donnait la moitié de sa soupe, on était riche d’autant, cette journée-là prenait l’allure d’une bonne journée. Au réveil, alors, dès qu’on touchait le pain, on en faisait des tartines avec la margarine, et on les mangeait ; mais on ne se torturait pas encore à penser que, quelques instants plus tard, on n’en aurait plus. La faim était supportable ; un halo à l’intérieur duquel on n’était pas encore trop mal à l’aise.

Ça a commencé ici, à Gandersheim. La soupe de Buchenwald était magnifique à côté de celle-ci. Mais il n’y a pas de moment précis où ça s’est déclenché. La faim a gagné peu à peu, secrètement, et maintenant on est obsédé. Quand le menuisier revient de la cuisine avec une gamelle pleine de patates, on regarde la gamelle, on ne voit plus qu’elle. Il faut décider de ne plus la regarder, avec une vraie dépense de force.

Maintenant, on se presse pour toucher le pain et on lutte contre soi-même pour arriver à en garder une tranche pour le soir. En le touchant, et avant même de le toucher, on sait qu’il est périssable, on est accablé déjà d’avoir à le manger. Le pain ne vieillit pas comme la chair et la beauté, il ne dure pas, il n’est destiné qu’à être détruit. Il est condamné avant de naître. Je pourrais calculer quelles quantités il faudra que j’en aie à détruire pour vivre cinq ans, dix ans… Il y a des montagnes de pain, des années-pain entre la mort et nous.

L’apparition du morceau de pain, c’est l’apparition d’un certain futur assuré. La consommation du pain, c’est celle même de la vie : on se rejette dans le risque, le vide, la fragilité de chaque seconde.

Il faudrait le garder, le regarder, pouvoir attendre. Si l’on pouvait toujours en retenir un morceau dans la petite caisse en bois qu’on a derrière sa paillasse, on pourrait se rassurer. Mais on ne le garde presque jamais. Et si cela arrive, le copain qui a mangé le sien d’un trait le matin est ulcéré. Il dit : « Tu es un con de garder ton pain. Moi, je le mange d’un coup, après, on n’y pense plus. Ils me font marrer ceux qui coupent des petites tranches, des petits cubes. C’est pas digne d’un homme. Moi, je le mange exprès par bouchées normales. Comme ça, au moins, on sent quelque chose pendant qu’on mange, et après on n’y pense plus. »

Et le soir, il regarde le pain que le copain a gardé. Lui n’a plus rien et l’autre a encore quelque chose, et il pense que c’est un lâche, un profiteur, qui capitalise le pain ; il voudrait penser que c’est un type qui n’a pas faim, ou peut-être qui se démerde autrement, qui a des combines. Il pense qu’il est vache, en tout cas de sortir son pain devant le copain qui, lui, a eu le « courage » de manger le sien d’un coup. Et, naturellement, il n’en donnera pas un morceau. Ce n’est pas lui l’enfant prodigue, ce n’est pas lui qui risquera de ne pas en avoir pour le soir. Ce n’est pas lui qui dira : « Merde, quand il n’y en aura plus, il n’y en aura plus ! » Il n’est jamais les mains vides, lui. Il mériterait presque de se le faire voler. Il faut manger le pain d’un seul coup, pense le copain, parce qu’on a faim et qu’un homme sain, quand il a faim, mange son pain. Après, il faut être comme les copains, il ne faut pas avoir de cachette à trésor, il ne faut plus rien avoir dans la main ; il faut avoir faim comme les copains, et rien, comme les copains.

Nicht gut Kamerad, m’a dit un jour un Russe parce que j’avais encore à midi un morceau de pain du matin dans ma poche.

On attend la soupe, dans la cour de l’église. On parle.

— Elle était belle hier. Et j’étais bien servi : cinq morceaux de patates, dit un type.

— Moi, c’était de la flotte, répond un autre ; juste un morceau de patate. Ça fait la quatrième fois que j’ai de la flotte.

Un troisième :

— Hier, j’ai été pas mal servi. Mais avant-hier c’était Jeff, je suis mal avec lui, il n’a pas remué le fond. Il prend toujours le dessus quand il me repère.

Le premier reprend :

— Il paraît qu’il y a de la farine d’arrivée.

— C’est pas pour nous, ne t’excite pas.

— Si ça continue comme ça, dans trois mois la moitié seront crevés.

— Lucien, lui, il ne crèvera pas. Hier, il a sorti quatre gamelles.

— Et les kapos ? Le gros, Ernst, il se remplit le ventre de soupe à midi dans la cuisine, et puis à l’usine ii bouffe des morceaux de saucisson comme ça.

Ils s’arrêtent.

— Soupe au lait ce soir, reprend l’un d’eux, lentement.

— Merde, on va pisser. On ne pourra pas dormir. La dernière fois, j’ai pissé six fois dans la nuit.

— Il faut essayer de passer dans les derniers pour avoir un peu d’épais.

— Il n’y a plus de soupe aux fèves maintenant, remarque celui qui a annoncé la soupe au lait.

— Elle était belle. Avec ça, ça pouvait aller.

— A Buchenwald, elle était plus épaisse qu’ici.

— On pourra pas tenir à ce régime.

Celui-ci a parlé calmement.

— Cinq ans à Fresnes plutôt qu’un mois ici, reprend un autre.

— Tu es con de faire ces comparaisons.

— Tu as vu ce qu’ils se mettent les Polacks ? Ils se démerdent à la cantine SS.

— Ils ont tous les jours du rab.

Là-dessus intervient une voix forte :

— Fermez-la un peu. Vous nous emmerdez. On le sait qu’on ne bouffe pas. On le sait qu’on a faim. Vous verrez comment ça sera dans trois mois. Fermez-la, vous allez devenir fous. Si vous voulez bouffer, c’est facile : allez lécher le cul aux kapos ; lavez leurs mouchoirs et tout et tout. A l’usine, léchez le cul au meister, montrez-lui que le copain ne travaille pas. Ça ne vous intéresse pas ? Alors vous ne boufferez pas. Mais n’en parlez pas toujours. Vous êtes des politiques, nom de Dieu. Vous ne comprenez pas que ça continue la Résistance, non ? Vous foutez le cafard à tout le monde.

Celui qui parle comme ça a faim lui aussi. Il est très grand, très large. On l’appelle Jo. Les os apparaissent sur sa figure. Un quart de boule et de la flotte à mettre dans ce coffre immense. Son corps commence à se manger.

Quand nous sommes arrivés ici, la plupart pouvaient encore penser à autre chose qu’à la faim. Maintenant nous sommes entrés dans le somnambulisme. Une masse vieillie, poussée en avant, de relais en relais : du pain à l’usine, de l’usine à la soupe, de la soupe à la paillasse.

Toujours le poids de l’estomac vide, les mâchoires immobiles, la lourdeur de leurs os. Les dents restent blanches. Prêt à manger ce qu’on lui donnera, l’appareil reste noué et calme comme les machines à vide qui ne bougent pas. Il ne se décrochera qu’à la mort.

Le soir, avant de se coucher, un type rôde quelquefois dans la cour, devant la baraque de la cuisine. Il ne sait pas bien ce qu’il attend. Il va dans la cour pour être près de la cuisine. Quelqu’un sortira peut-être de la cuisine. Le type s’approcherait de celui qui sort et, dans un moment de folie, il pourrait lui demander s’il n’y a rien à bouffer. C’est simple de demander à un cuistot s’il n’y a pas par là un bout de pain. Mais l’autre ne Pourra que le regarder comme on regarde un fou. Le plus gros, le plus plein – celui qui n’a pas faim – connaît lui aussi le Prix du pain ; il sait le prix du pain pour celui qui a faim et il attribue au sien la même valeur ; ça ne peut pas être simple d’en donner un morceau. Ainsi celui qui a faim et demande à bouffer a celui qui n’a pas faim est un fou, car la nourriture – même 81 on en est plein et si on travaille dedans – est rare et doit être conquise par le « mérite » (là-bas aussi l’argent est toujours considéré par ceux qui le détiennent comme une chose « méritée »).

Si un kapo sort de la cuisine et voit le type, il lui demandera ce qu’il fait là. Le type ne répondra pas. Il ne pourra quand même pas dire au kapo qu’il a faim. Le kapo le prendra par le dos de la veste et le poussera dans l’église. Le type se retrouvera dans l’allée ; il marchera lentement vers sa paillasse en regardant par terre.

Il n’y a pas de solution. Il ne souffre pas. Aucune douleur. Mais le vide dans la poitrine, dans la bouche, dans les yeux, entre les mâchoires qui s’ouvrent et se ferment sur rien, sur l’air qui entre dans la bouche. Les dents mâchent l’air et la salive. Le corps est vide. Rien que de l’air dans la bouche, dans le ventre, dans les jambes et dans les bras qui se vident. Il cherche un poids pour l’estomac, pour caler le corps sur le sol ; il est trop léger pour tenir.

Il ne faut pas rester devant ce mur. Il ne faut pas en parler. La faim n’est rien d’autre que l’un des moyens du SS. Contre elle la révolte serait aussi vaine que contre le barbelé, le froid. Elle déforme la figure, tend les yeux. La figure de Jacques, l’étudiant en médecine, n’est plus la même que celle qu’on a connue lorsque nous sommes arrivés ici. Elle est creuse et coupée par deux larges rides et par un nez pointu comme celui des morts. Personne ne sait là-bas, chez lui, quelle étrangeté pouvait receler cette figure. Là-bas, on regarde toujours la même photographie, photographie qui n’est plus de personne. Les copains disent : « Ils ne peuvent pas savoir », et ils songent aux innocents de là-bas avec leurs visages inchangés qui demeurent dans un monde d’abondance et de solidité, avec des peines achevées qui semblent elles-mêmes d’un luxe inouï.

On se transforme. La figure et le corps vont à la dérive, les beaux et les laids se confondent. Dans trois mois, nous serons encore différents, nous nous distinguerons encore moins les uns des autres. Et cependant chacun continuera à entretenir l’idée de sa singularité, vaguement.

Et parce qu’il est impossible ici de réaliser rien de cette singularité, on pourrait quelquefois se croire hors vie, dans des espèces de vacances horribles. Mais c’est une vie, notre vraie vie, nous n’en avons aucune autre à vivre. Car c’est bien ainsi que des millions d’hommes et leur système veulent que nous vivions et que d’autres l’acceptent. C’est ici que s’accomplissent, s’interrompent réellement des destins singuliers. Ceux qui meurent, leur dernière vision est bien d’ici. Déjà, quand nous pensons, maintenant, c’est à cette vie que nous empruntons tous nos matériaux, non à l’ancienne, la « vraie ». Il faut donc lutter aussi pour ne pas se laisser recouvrir par l’anonymat, pour ne pas cesser d’exiger de soi ce qu’on n’exige pas d’un autre. On découvre qu’on peut s’abandonner soi-même comme on ne l’aurait jamais imaginé possible avant.

Jacques, qui est arrêté depuis 1940 et dont le corps se pourrit de furoncles, et qui n’a jamais dit et ne dira jamais « j’en ai marre », et qui sait que s’il ne se démerde pas pour manger un peu plus, il va mourir avant la fin et qui marche déjà comme un fantôme d’os et qui effraie même les copains (parce qu’ils voient l’image de ce qu’on sera bientôt) et qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais faire le moindre trafic avec un kapo pour bouffer, et que les kapos et les toubibs haïront de plus en plus parce qu’il est de plus en plus maigre et que son sang pourrit, Jacques est ce que dans la religion on appelle un saint. Personne n’avait jamais pensé, chez lui, qu’il pouvait être un saint. Ce n’est pas un saint qu’on attend, c’est Jacques, le fils et le fiancé. Ils sont innocents. S’il revient, ils auront du respect pour lui, pour-ce-qu’il-a-souffert, pour ce que tous ont souffert. Ils vont essayer de le récupérer, d’en faire un mari.

Il y a des types qui seront peut-être respectés là-bas et qui nous sont devenus aussi horribles, plus horribles que nos pires ennemis de là-bas. Il y a aussi ceux dont on n’attendait rien, dont l’existence était là-bas celle de l’homme sans histoire, et qui ici se sont montrés des héros. C’est ici qu’on aura connu les estimes les plus entières et les mépris les plus définitifs, l’amour de l’homme et l’horreur de lui dans une certitude plus totale que jamais ailleurs.

Les SS qui nous confondent ne peuvent pas nous amener à nous confondre. Ils ne peuvent pas nous empêcher de choisir. Ici au contraire la nécessité de choisir est démesurément accrue constante. Plus on se transforme, plus on s’éloigne de là-bas plus le SS nous croit réduits à une indistinction et à une irresponsabilité dont nous présentons l’apparence incontestable, et plus notre communauté contient en fait de distinctions, et plus ces distinctions sont strictes. L’homme des camps n’est pas l’abolition de ces différences. Il est au contraire leur réalisation effective.

Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : « Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre raide si « l’erreur » pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Non parce que les malheureux sont les plus forts, non pas non plus parce que le temps est pour nous. Mais parce que Jacques cessera un jour de courir les risques que vous lui faites courir, et que vous cesserez d’exercer le pouvoir que vous exercez et qu’il nous est déjà possible de donner une réponse à la question : si à un moment quelconque il peut être dit que vous ayez gagné. Avec Jacques, vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il lèche le cul aux kapos pour bouffer, il ne l’a pas fait. Vous vouliez qu’il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl ! on avait raison, ja wohl, alles scheisse ! Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y a qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève.

« On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes. Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS. »

Ce même dimanche de décembre, je suis allé au revier voir un copain qui est malade. Le revier n’est autre chose que le fond de l’église. Nous n’en sommes séparés que par une mince cloison. C’est d’ailleurs la partie la plus froide du bâtiment. Par les ouvertures sans vitraux, mal bouchées par du papier goudronné, entre un air glacial.

Il y a une dizaine de lits à étage et les malades y couchent à deux par paillasse, comme nous, chacun enroulé dans sa couverture. La plupart sont des Italiens qui viennent d’arriver dans un transport de Dachau. Il y a aussi quelques Français. Surtout des pneumonies. L’unique remède du revier est l’aspirine ; quelquefois, une brique ou une pierre que l’on fait chauffer à la cuisine.

Les châlits sont serrés les uns contre les autres, on peut à peine circuler entre eux. La lumière qui éclaire le réduit est faible. Le sol est bosselé, il n’y a pas de plancher, c’est la terre.

Un Italien qui a une forte fièvre, luisant de sueur, tient hors de la couverture ses deux bras nus, très maigres. Dans sa face en couteau, dont une barbe noircit encore la peau collée aux os, la bouche est ouverte et la mâchoire pend ; les yeux brillent, grands ouverts, fixes. De temps en temps, il bafouille. Le corps est seul avec la fièvre. Il n’y a rien à faire. On ne peut que regarder faire la fièvre. On laisse faire, mais on ne peut pas rester devant lui. C’est aussi insupportable que de regarder un homme s’enfoncer dans l’eau. Plusieurs délirent et s’agitent. Le camarade qui sert d’infirmier essaye de les calmer. Il leur parle doucement. Il ne peut guère faire plus. Il comprend que la plupart des types qui sont là vont mourir devant lui. Il les aide à aller pisser et il ne les rudoie pas quand ils gueulent ; mais ils gueulent rarement. Parfois même, ils lui donnent un morceau de leur pain. Grâce au pain des malades et de ceux qui meurent, il a un peu plus de joues que ceux qui travaillent.

Car les malades, chaque matin, touchent leur pain, jusqu’à la mort. Ceux qui ont beaucoup de fièvre ne le mangent pas tout de suite. Ils le mettent sous l’oreiller de la paillasse. Si un type volait le pain d’un malade, tout le monde estimerait que c’est aussi dégueulasse que de voler le lait d’un enfant. Très peu seraient capables de le faire. Mais quand on va au revier et qu’on voit un type qui va mourir tenir son pain dans la main, et le tenir distraitement, comme quelqu’un qui a oublié qu’il a du pain dans la main, oublié ce que c’est, on regarde. Le morceau a séché. Il est plus jaune que celui qu’on a touché le matin. Il ne lui sert à rien, c’est visible. C’est terrible, terrible pour le pain. Il le tient mollement dans les doigts. C’est à cela qu’on est certain qu’il va mourir. Il est quelqu’un d’ici, l’un d’entre nous, à qui le pain est devenu inutile.

L’infirmier, les moins malades qui le voient, n’y touchent pas. Ils attendent. Maintenant qu’il va mourir, c’est sacré, plus comme le lait de l’enfant, mais comme l’héritage. Il va peut-être tester avec ce pain que lui donnent les SS qui le tuent.

S’d meurt sans le donner, il y en a un qui le prendra le premier. Mais le plus souvent d’autres l’auront vu. La contestation se fait alors, brève, et à voix basse, parce que la paillasse où le mort est allongé n’est pas loin.

— Il ne te l’a pas donné, il faut partager.

Et celui qui l’aura pris fera deux, trois parts, pour les principaux protestataires, ou encore répondra sourdement :

— C’est mon copain, c’est à moi que ça revient.

— Moi aussi, c’est mon copain, pourra essayer de dire un autre. S’il a décidé de le garder, s’il a trop faim, s’il a trop espéré n’être pas vu pour supporter la déception de partager, le premier haussera les épaules et gardera le pain. Il le tiendra bien et il le mettra dans sa poche. Il sait que la dispute ne peut aller loin, parce que le copain mort est à côté.

Celui que je suis venu voir n’est pas trop malade. Je me suis assis au bord de son lit. Son voisin de lit, un Français, politique, est en train de mourir. De l’autre côté de la cloison des types chantent ; c’est dimanche. L’infirmier s’arrête près de celui qui agonise ; il le regarde. Les autres malades suivent aussi l’agonie.

On lui a enlevé son calot ; son visage est trempé.

— Non, Cologne n’est pas pris. Mais il n’y a pas que Cologne. Ça avance. Il n’y en a plus pour longtemps. C’est sûr, bientôt on boira un crème au comptoir.

C’est pour le copain qui n’est pas très malade que je me lance ainsi. Il sourit et c’est lui qui reprend : « C’est vrai qu’il n’y en a plus pour longtemps. Ça descend, qu’est-ce qu’ils prennent… »

Le moribond gémit. On entend son souffle. Le copain cesse de parler. Il jette un coup d’œil sur le lit voisin, me le désigne de la tête et dit : « Ils peuvent bien nous faire tous crever, ils l’ont dans le cul. Mais moi, ils n’auront pas ma peau. Je l’ai toujours dit, je rentrerai. » L’autre se tord sur la paillasse ; sa figure ruisselle. Ils ont l’air d’avoir eu la sienne.

Les autres malades parlent à voix basse. Le copain se soulève un peu.

— Ici, c’est dégueulasse, dit-il. Ils nous donnent le dessus de la soupe, c’est de la flotte. Et ils ne mettent pas le litre. Et puis les morceaux de pain sont plus petits.

La plainte du moribond augmente. Derrière la cloison trois ou quatre types continuent à chanter. L’odeur de l’urine se mêle à la plainte, à la chanson. Le type se tord atrocement. Sa figure fond, ses yeux noirs sont comme noyés. Le copain me dit lentement à voix basse : « Un jour ça viendra tu sais, ils seront écrasés, tu comprends, écrasés. »

Il n’y a pas eu encore beaucoup de morts depuis que nous sommes à Gandersheim. Le premier a été un Français. Il était imprudent. Souvent, le matin, il allait au robinet dans la cour, le torse nu, quand l’automne commençait à être froid. Bronchopneumonie ; ça n’a pas duré. Les SS ont fait mettre le corps dans la grange en face de l’église. Ils l’y ont laissé trois jours. Il commençait à se décomposer. Deux amis du mort se sont proposés pour aller l’enterrer.

C’était le soir, il pleuvait, il faisait plus doux. Ils l’ont mis dans une couverture et l’ont allongé sur une civière.

Le vieux qui nous gardait à la carrière est parti avec eux, le fusil en bandoulière, une lanterne à la main. En rentrant de l’usine, on a croisé le cortège. Trois hommes : deux pour porter le mort, la sentinelle. Un de plus, et ç’aurait été une cérémonie. Les SS ne l’auraient pas permis. Il ne faut pas que le mort puisse nous servir de signe. Il faut que nos morts disparaissent ici aussi, où il n’y a pas de crématoire. Notre mort naturelle est tolérée, comme le sommeil, comme de pisser, mais il ne faut pas qu’elle laisse de trace. Ni dans nos mémoires, ni dans notre espace. Il ne faut pas que le lieu où se trouve le mort puisse être situé.

Les deux copains sont allés l’enterrer dans le petit bois. Ils sont revenus une heure après. Ils étaient trempés de pluie.

On les a entourés. L’un d’eux, un type de l’Aisne, se réchauffait les mains à la gamelle de soupe qu’il venait de toucher. L’autre mangeait la sienne. Lui n’avait pas l’air pressé. Il approchait la gamelle de sa figure pour se la réchauffer avec la vapeur de la soupe.

— Vous êtes allés loin ? lui a-t-on demandé.

— Au petit bois, a répondu le type. Il s’est arrêté et a bu une gorgée de soupe. On attendait. Il a continué d’une voix sourde :

— On a creusé le trou, on l’a mis dedans.

Il s’est arrêté encore. Il ne buvait plus sa soupe. Il tenait sa gamelle à pleines mains devant lui.

Quelqu’un a demandé :

— Tu sais où c’est exactement ?

— Oui, la sentinelle était tournée, alors j’ai foutu un grand coup de pelle dans l’arbre à côté du trou. Après j’ai bien regardé autour.

— Et la sentinelle ?

— C’était le vieux. Il nous a dit de faire comme on voulait. Il s’est écarté, il nous a laissés tout seuls.

Le type s’est arrêté un instant :

— Il a salué.

Il n’y avait plus rien à apprendre. On est resté un moment à côté de lui, mais il n’avait plus rien à dire.

Il a pris sa gamelle dans une main. De l’autre, il a pris sa cuillère dans sa poche et il s’est mis à remuer sa soupe. Il paraissait calme. Il s’est arrêté de tourner sa soupe et il nous a regardés :

— Ah ! les vaches ! nom de Dieu.

Il s’est arraché ça lentement, sur un ton de lassitude violente, de rage et de dégoût.

— Ça ne peut pas être des hommes, a dit un type avec la même lenteur.

Puis le copain de l’Aisne a recommencé à racler le fond de la soupe pour essayer de faire monter l’épais. Il a mis une cuillerée dans sa bouche, puis une autre, puis une autre. Il raclait le fond et rien ne venait. Alors, comme au bout de sa patience, toujours avec la même lenteur rageuse, en appuyant, il a dit :

— Merde. C’est de la flotte.

 

*

 

C’est la fin du dimanche. Tout à l’heure, le Français qui se tord au revier sera mort. Il échappe à la marche de la semaine qui commence demain matin. Cela ne le concerne plus. On lui fout la paix. On peut être tenté de comprendre ceux qui se sont jetés sur les barbelés électrifiés. Autant pour retirer au SS ce qu’il a dans les mains que pour cesser de souffrir. Le mort est plus fort que le SS. Le SS ne peut pas poursuivre le copain dans la mort. Encore une fois, le SS est obligé de faire trêve. Il touche une limite. Il y a des moments où l’on pourrait se tuer, rien que pour forcer le SS, devant l’objet fermé qu’on serait devenu, le corps mort qui lui tourne le dos, se fout de sa loi, à se heurter à la limite. Le mort va être aussitôt plus fort que lui, comme les arbres sont plus forts, et les nuages, les vaches, ce qu’on appelle les choses et qu’on ne cesse pas d’envier. L’entreprise des SS ne se risque pas jusqu’à nier les pâquerettes des prés. La pâquerette se fout de sa loi, comme le mort. Le mort n’offre plus prise. S’ils s’acharnaient sur sa figure, s’ils coupaient son corps en morceaux, l’impassibilité même du mort, son inertie parfaite leur renverraient tous les coups qu’ils lui donnent.

C’est pourquoi on n’a pas toujours peur absolument de mourir. Il y a des moments où, par brusque ouverture, la mort apparaît juste comme un moyen simple, de s’en aller d’ici, tourner le dos, s’en foutre.

Le Français va mourir comme ils le souhaitent. Chaque fois qu on est devant un SS ou un meister on sait qu’il souhaite qu’on meure. L’illusion impardonnable serait de l’oublier. On se souvient du sourire du chef de block de Buchenwald, lorsque les camarades sont intervenus pour empêcher de partir en transport celui qui risquait de mourir. On repense à l’incongruité de la démarche. Pourtant, maintenant encore, malgré la place que nous nous sommes faite dans l’enfer, les habitudes que nous y avons prises, il nous arrive encore de nous conduire comme si nous étions prêts à croire que lorsqu’un homme est en danger, tous les autres doivent essayer de le sauver. Maintenant encore, à l’usine, quand un type n’a pas la force de soulever une pièce trop lourde, il arrive qu’il dise au meister :

— Ich bin krank.

Ou bien, d’un copain :

— Er ist krank.

Il essaie de croire que l’autre va s’arrêter, s’embarrasser, peut-être répondre : Langsam…

Mais il répond, automatiquement :

— Was, krank ?

Et il bouscule le type, et gueule :

— Los, Arbeit.

Un jour des camarades ont dit à leur meister que l’Italien qu’il avait frappé quelques jours auparavant était mort : sa figure s’est éclairée d’un grand sourire.

Il y a un de ces civils allemands de l’usine qui nous a dit langsam. C’est arrivé une fois. Il traîne seul dans l’usine. Il est le contraire de ce que sont les hommes de l’usine.

La peur de la mort est devenue un fait social non dissimulé du tout, constatable par n’importe lequel d’entre nous. Les cinq cents types qui attendent, à l’appel, il est visible qu’ils ont peur de mourir, tous.

Lorsqu’on parle avec un copain d’après la libération, on n’emploie plus simplement le futur. On dit : « si on s’en sort… » La condition, la restriction, l’angoisse sont toujours au cœur du dialogue. Et si l’on s’est aventuré à faire des projets, si l’on s’est excité en parlant de la mer, si l’on a oublié de faire sa part à l’anéantissement, il s’impose, n’en revient envelopper que mieux, d’un seul coup de filet, le bloc de futur qu’on vient de produire : « Enfin… Si on s’en tire… » Il vaut mieux placer son SI plus tôt. Ceux à qui là-bas, leur tempérament permettait de vivre la vie la plus généreuse, animale, bruyante, sont devenus humbles et discrets.

 

La mâchoire avide qui se décroche, le ventre vide qui s’affaisse : la mort du copain est une catastrophe. Mais la catastrophe, ce n’est pas seulement que ce copain soit mort. C’est que l’un de nous meure, que la mort arrive sur nous. Celui-là est mort. Ses amis s’en apercevront particulièrement, mais l’oublieront vite. Ça ne fait pas de bruit, rien ne s’arrête. Il meurt, c’est l’appel, il meurt, c’est la soupe, il meurt, on reçoit des coups, il meurt seul.

Quand on a vu en arrivant à Buchenwald les premiers rayés qui portaient des pierres ou qui tiraient une charrette à laquelle ils étaient attachés par une corde, leurs crânes rasés sous le soleil d’août, on ne s’attendait pas à ce qu’ils parlent. On attendait autre chose, peut-être un mugissement ou un piaillement. Il y avait entre eux et nous une distance que nous ne pouvions pas franchir, que les SS comblaient depuis longtemps par le mépris. On ne songeait pas à s’approcher d’eux. Ils riaient en nous regardant, et ce rire, nous ne pouvions pas encore le reconnaître, le nommer.

Mais il fallait bien finir par le faire coïncider avec le rire de l’homme, sous peine, bientôt, de ne plus se reconnaître soi-même. Cela s’est fait lentement, à mesure que nous devenions comme eux.

On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup.

Mais l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. Elle n’est autre aussi que l’extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est : d’abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l’entretenir, en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l’opprimé et du même coup le justifie, lui. D’autre part, la revendication – dans l’acharnement à manger pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d’ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive.

Celui qui méprise le copain qui mange les épluchures que l’on jette dans le coffre de la cantine, le méprise parce que ce copain « ne se respecte plus ». Il pense que ce n’est pas digne d’un politique de bouffer des épluchures. Beaucoup ont mangé des épluchures. Ils n’étaient certes pas conscients, le plus souvent, de la grandeur qu’il est possible de trouver à cet acte. Ils étaient plutôt sensibles à la déchéance qu’il consacrait. Mais on ne pouvait pas déchoir en ramassant des épluchures, Pas plus que ne peut déchoir le prolétaire, « matérialiste sordide », qui s’acharne à revendiquer, ne cesse de se battre, pour aboutir à sa libération et à celle de tous. Les perspectives de la libération de l’humanité dans son ensemble passent par ici, Par cette « déchéance ».

Plus on est contesté en tant qu’homme par le SS, plus on a de chances d’être confirmé comme tel. Le véritable risque que l’on court, c’est celui de se mettre à haïr le copain d’envie, d’être trahi par la concupiscence, d’abandonner les autres, personne ne peut s’en faire relever. Dans ces conditions, il y a des déchéances formelles qui n’entament aucune intégrité et il y a aussi des faiblesses d’infiniment plus de portée. On peut se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries. Le souvenir du moment où l’on n’a pas partagé avec un copain ce qui devait l’être, au contraire viendrait à faire douter même du premier acte. L’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.

 

*

 

A l’usine, je travaille maintenant à l’atelier d’un meister qui s’appelle Bortlick. Il a une figure mince et rose, des cheveux noirs collés et brillants ; il porte une blouse grise. L’atelier est dans un coin de l’usine, près d’une grande baie. Quand on arrive le matin, il fait encore nuit ; l’usine est tout illuminée, et des rideaux noirs sont tendus le long des fenêtres.

Tant que les lumières sont allumées, on travaille dans une journée virtuelle. On est encore dans la même nuit qui était venue nous délivrer la veille. Il faut d’abord gagner le jour, à travers lequel on pourra seulement atteindre une nouvelle nuit.

On guette les premières lueurs mauves entre les interstices des rideaux. Bortlick, dans un coin, se réveille. Il a posé sur la table son paquet de tartines beurrées ; il étire ses bras et ses jambes. Le kapo Ernst, penché sur sa table, mange. Tout se met en place. Chacun devant son étau ; le morceau de dural est serré dedans, et les marteaux de bois commencent à tomber dessus. Les types en rayé tapent sur le durai, par crises, trois, quatre coups de marteau très fort et s’arrêtent. Le marteau pend le long du bras ou bien il est posé sur l’étau pendant que d’autres marteaux tapent. Il n’y a pas de silence. Dans le bruit, un marteau arrêté fait cependant son silence à lui. Mais Bortlick est assis à sa table, il mange sa première tartine, on peut attendre sans risque. Le marteau est au repos. Le rayé reste debout devant son étau ou devant son poteau, pas à un mètre, collé contre lui. Si Bortlick ou Ernst, la bouche pleine, tournent la tête, leurs regards ne se briseront pas, leurs mâchoires ne s’arrêteront pas, ils ne s’étrangleront pas. Chaque poteau a son homme, personne ne se tient les bras ballants à un mètre du travail.

Bortlick mange toujours ; un autre marteau s’arrête, puis un autre. Quatre ou cinq frappent encore dans l’atelier et protègent ceux qui se sont arrêtés. Bortlick est à la fin de sa tartine ; les quatre ou cinq frappent de plus en plus fort, mais le silence des autres lui est entré dans l’oreille. Il mâche sa dernière bouchée, et il regarde son atelier et les marteaux posés sur les étaux.

Il se lève lentement, il met les mains dans ses poches. Il quitte sa table, et il se dirige avec nonchalance vers l’atelier, somme en se promenant.

Les marteaux alors, un à un, repartent. Ils tombent de plus en plus nombreux et de plus en plus fort. Il n’y a plus un creux de silence. Bortlick passe entre deux rangées de dos qui ne bougent pas ; il traverse son atelier frénétique, son atelier de tonnerre.

Il est tranquille, maintenant, ses oreilles vont bien, et, en se promenant, il retourne à sa table finir ses tartines.

C’est un détenu polonais qui seconde Bortlick ; il est le vorarbeiter de l’atelier. C’est un petit, maigre. Il ne porte pas le zébré, mais ce n’est pas parce qu’il est vorarbeiter. C’est parce qu’il faisait partie du convoi des cinquante Polonais qui sont arrivés d’Auschwitz. Il porte une veste brune avec une croix au minium dans le dos. Il se tient au bout d’un long établi et il a lui aussi un étau devant lui. Il est très habile. Aussi ne fait-il pas le même travail que nous. Il fait de petits jouets pour le gosse de Bortlick ; et il nous surveille. Le directeur de l’usine ne sait pas que Bortlick et d’autres meister se font fabriquer des jouets par des détenus.

Le vorarbeiter garde toujours le tiroir de son établi à demi ouvert pour pouvoir planquer immédiatement la pièce du jouet qu’il lime sur l’étau et la remplacer par un morceau de durai. Quand Bortlick se promène dans son atelier, les copains baissent le nez sur leur étau et frappent ou liment plus fort. Le vorarbeiter promène son regard sur eux. Quand Bortlick s’arrête dans le dos d’un type, le vorarbeiter s’arrête aussi de limer la pièce du jouet, et, quand il voit que ça prend tournure, il rejoint Bortlick. Bortlick engueule le copain, qui ne comprend pas, le vorarbeiter engueule aussi le copain, qui ne comprend pas davantage, et meister et vorarbeiter détenu se marrent ensemble.

Si Bortlick ne s’arrête pas devant un étau, le vorarbeiter suit des yeux sa promenade, et, quand Bortlick se rapproche de lui, le vorarbeiter surveille ce qui se passe derrière Bortlick et il montre à Bortlick qu’il surveille – pour voir si le directeur n’arrive pas. Et s’il n’y a pas de danger, il sourit à Bortlick d’avoir, lui, détenu, protégé le meister, du directeur. Bortlick se laisse aller à demi à cette complicité, précieuse au vorarbeiter. Il se penche sur le jouet qui est sur l’étau, l’examine. Le vorarbeiter-détenu est au chaud près de Bortlick. Il est très avancé dans sa complicité. Depuis longtemps, il n’est plus attaché à l’étau ; il peut sortir, rentrer, il peut regarder de loin tous les autres, rivés au leur, la forêt de leurs dos, d’où il s’est évadé.

Bortlick parle avec celui qui parle sa langue et qui a des mains habiles. Celui-ci ne peut rien avoir de commun avec les esclaves qui ne parlent pas sa langue, qui n’ont pas les mains habiles, qui sont maigres. Eux ne sont que la vermine, mais une vermine de prix, la vermine qu’on a poursuivie des années et qu’on n’avait jamais vue d’aussi près, qui est là, dans cette usine, et que l’on côtoie et que l’on conserve, trésor de mal.

 

A côté de moi, il y a Lanciaux. Il a une quarantaine d’années. Depuis plus de vingt ans, il est mineur dans le Pas-de-Calais. Il est resté six mois à l’hôpital de Saint-Quentin après son passage à la Gestapo. Les Allemands l’ont ensuite amené à Compiègne sur une civière, puis à Buchenwald.

Il est habile, mais il ne veut pas travailler. De temps en temps, il donne quelques coups de marteau, et il s’arrête. Il est pâle, il a une figure fermée, des petits yeux bleus. Sa voix est très sourde. Il dit : « Il n’y a que le moral qui me tient », et il me regarde.

Quelquefois, quand il s’emmerde trop, il appuie la main sur mon épaule, ses yeux brillent un peu plus, et il commence à taper doucement avec son marteau. Puis, peu à peu, il tape de plus en plus fort, et il se met à chanter le Chant du Départ de sa voix sourde et zézayante. Je tape aussi plus fort, et je chante. On tape de toutes nos forces, on s’excite, on gueule dans le chahut du compresseur, et Bortlick, de sa table, croit qu’on travaille, et on rigole.

Bortlick lui aussi rigole avec un autre meister. Donc, tout le monde peut rigoler. Mais si je m’approche pour porter la pièce, il s’arrêtera de rire, et si c’est lui qui vient vers nous on s’arrêtera aussi de rire. Nous pouvons rire en même temps mais pas ensemble. Rire avec lui, ce serait admettre que quelque chose entre nous peut être l’objet d’une même compréhension, prendre le même sens. Mais leur vie et notre vie prenne un sens exactement contraire. Si nous rions, c’est de ce qui les fait blêmir. S’ils rient, c’est de ce que nous haïssons.

Les rapports de travail, les ordres, les coups mêmes ne sont que camouflage. L’organisation de l’usine, la coordination du travail masquent le vrai travail qui se fait ici. Il se fait sur nous, c’est celui de nous faire crever. Il leur arrive de s’en distraire, de sommeiller. Mais il suffit qu’un type tombe évanoui de faiblesse à son établi pour les réveiller et le meister fout des coups de pied dans le type à terre pour le faire relever.

 

*

 

Le revier qui était au fond de l’église a été transféré dans une baraque du camp, près de l’usine.

On a occupé les lits que les malades avaient quittés. Les types ont monté un petit poêle dans le réduit. On l’alimente avec du charbon, volé à côté de l’usine, que l’on rapporte chaque soir. Nous sommes une vingtaine là : des Français et des Italiens. Quand on rentre le soir, le poêle ronfle. Il a été allumé par ceux qui sont restés à l’église pour quelque corvée. Il y a trois bancs autour du poêle. On se presse pour avoir une place, et ceux qui n’en ont pas restent debout derrière puis finissent par s’appuyer sur les épaules de ceux qui sont assis. On ne regarde que le poêle. On se grille dessus ; la figure rougit, on s’engourdit, on pourrait rester là toujours : se déshabiller dans la chaleur, s’endormir dans la chaleur, oublier le camp de concentration dans la chaleur.

Quelques-uns ont pu ramasser des patates au silo. Ils les coupent en rondelles qu’ils collent sur le dessus du poêle, quand ça commence à brûler, ils piquent la rondelle avec leur couteau et la retirent. Ceux-là ne regardent pas le poêle de la même façon ; ils sont occupés, ils regardent griller la rondelle qu’ils vont mettre dans leur bouche. Ils vont mâcher. Ils seront un moment comblés par la tranche de patate chaude, par le souci de celle qui grille déjà quand l’autre n’a pas encore été avalée. Et ainsi les yeux ne sont pas vides, les mains non plus.

Les autres, ceux qui n’ont pas de patates, regardent griller celles du copain. Ils chauffent leurs mains vides au poêle, ils contentent de la chaleur. Ils paraissent seuls à côté des autres, abandonnés, déshérités, sous le coup de l’injustice la plus dure : assis les uns et les autres sur le même banc, il y en a qui ont des rondelles et d’autres qui n’en ont pas. Mais, parmi ceux qui n’en ont pas, il y en a qui sont sérieux ; ils ne regardent pas le copain mettre la rondelle dans sa bouche ; les coudes appuyés aux genoux, la tête penchée vers le poêle, toute embrasée, ils se saoulent de chaleur. Ceux qui sont debout derrière voudraient bien être seulement à la place de ceux qui sont assis et qui n’ont pas de patates, et ceux qui sont plus loin dans l’église voudraient bien être à la place de ceux qui sont debout et qui reçoivent un peu de chaleur dans la figure.

Quelquefois, un kapo arrive. Il voit sur la paroi du poêle les traces de ventouses des rondelles. Il fait une fouille sous les paillasses, sous les lits, il ne trouve rien. On reste en place, le nez sur le poêle, indifférents à l’agitation du kapo. Il demande qui a des patates, à qui sont les patates, personne ne répond. Il soupçonne, il reste un moment là, debout, impuissant, à regarder les dos penchés sur le poêle. Puis il se lasse. Il s’en va.

D’autres fois, ceux qui ont réussi à en avoir suffisamment passent un fil de fer dans une dizaine de patates, puis ils jettent le « chapelet » dans le poêle. Le kapo vient, il fait soulever le couvercle du poêle, il trouve le chapelet qui noircit. Il hennit de plaisir. A qui est-ce ? Personne ne répond. Il emmène le chapelet ; fièrement, il l’exhibe dans l’allée. Quelques types rient pour se faire bien voir, et, royalement, le kapo distribue les patates noires à ceux qui ont le mieux ri.

Il arrive que l’affaire se termine différemment. Celui à qui appartient le chapelet se désigne. Le réflexe du kapo joue aussitôt : schlague ; il tape des coups secs, le type baisse la tête, il s’enfuit vers l’allée de l’église. Le kapo le poursuit et continue à cogner. Des types rient dans l’allée. Le kapo se met à rire aussi, et parfois aussi celui qui reçoit les coups. Les coups continuent à tomber, le kapo est roi, c’est le cirque. Ainsi, presque chaque soir, pour des raisons diverses.

 

Après-demain, c’est Noël. Les jours qui se sont écoulés depuis le 1er octobre sont soudés les uns aux autres dans le déroulement des corvées, les cris des kapos, la soupe, la faim toujours, et aussi la gravitation des choses précieuses, le vent, le mouvement des nuages dans le vent d’ouest, le cirque des collines, les silhouettes des hommes libres sur la route, la locomotive, l’automobile, la bicyclette, toutes choses qui règnent sur l’espace et qui appellent les regards des enfants.

Pendant trois jours, on va se remplir d’images ; elles vont fulgurer dans la tête. Ce sera la fête. Pas avec les mains, ni les mâchoires, ni les lèvres, la fête noire dans la tête, la fête des natures mortes.

Des types disent qu’on aura une boule de pain chacun, une pomme, peut-être une soupe épaisse avec un morceau de viande. « Tiens, je leur laisse leur boule et leur ragoût s’ils me laissent partir… » Conneries chroniques. On s’excite, on se donne la liberté comme à un chien auquel on lâche de la laisse, mais on sait qu’on est enchaîné et qu’on sera bien content s’il y a la boule. La boule, c’est l’orgie de pain. De quoi manger un bon moment, on se remplirait ; quand on serait rempli, il en resterait encore et on serait plein, on dormirait plein. On couperait les premières tranches comme d’un gâteau, puis, au fur et à mesure que la boule diminuerait, ça deviendrait du pain ; on pourrait même mâcher et parler en même temps, on craindrait moins d’arriver à la fin de la boule.

Le poêle est rouge, je suis embrasé de chaleur. Tout près, à la paillasse, c’est le froid. René s’est déjà déshabillé.

Il a fallu aussi que j’y aille. J’ai enlevé ma veste, mes chaussures, et je me suis glissé sous les couvertures. René ne rayonne que d’une légère chaleur. Depuis ce matin, on n’attend que ce moment. Demain, sitôt le cri du réveil, on pensera au soir. Mais ce moment que j’attends depuis ce matin, ne vient pas. Dans le sommeil aussi, j’entre comme un somnambule. Plus ou moins pesante, chaque heure est déterminée, et je n’y serai jamais autre que dans l’heure la plus lourde. Ce sommeil que j’ai attendu, ce répit, me ferment seulement les yeux.

 

*

 

Ce matin, la neige tombe, épaisse. Les bois, les collines sont couverts d’un feutre éblouissant. Les pas ne résonnent plus, ni ceux des SS ni les nôtres. Le ciel clôt un coffret, il n’y a d’horizon pour personne.

Aux chiottes, deux Polonais fument un mégot ; deux Français sont assis sur la barre au bord de la fosse. J’ai enlevé les ficelles qui retiennent mon pantalon, et je l’ai ouvert ainsi que mon caleçon déchiré. Je ne vois guère mes cuisses qu’aux chiottes : elles sont mauves, leur peau est ridée ; celles d’un Français qui est assis sur la barre sont plus blanches. On s’habitue àse regarder chier, mais il reste toujours un peu de curiosité.

Les plus silencieux se livrent ici, les plus redoutables aussi.

Le gros kapo Ernst, qui cogne, essaye lui aussi de rigoler avec nous quand il chie. Ici, il ne peut pas garder sa dignité (c’est pour cela d’ailleurs qu’à l’usine, des cabinets sont réservés aux civils), et il essaye de faire comme s’il choisissait pour un moment l’humilité de sa situation, en parlant amicalement avec ceux qui sont là. Quelquefois, il se trouve que ce soit avec celui sur lequel il vient de cogner. Mais Ernst ne peut rien faire pour ne pas nous paraître indécent : ses caleçons sont blancs, ses cuisses énormes. Il est fort même en chiant. Il ne peut pas devenir un type à cuisses grises ou mauves, à genoux proéminents. Il est plus criant que jamais qu’il bouffe au moins ses trois rations de pain par jour, une série de gamelles, etc.

La fosse est pleine et recouverte d’un duvet de neige. On s’attarde un moment, assis sur la barre.

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? demande un des Français.

— Rien, répond l’autre.

Celui qui a posé la question se doutait qu’il n’y avait rien de nouveau. Depuis qu’on est ici, depuis le 1er octobre, il n’y a jamais rien eu de nouveau. Mais, chaque matin, on a posé la question. Celui qui la pose maintenant ne peut pas se répondre lui-même. Il ne peut savoir que ce qu’il constate, et cela c’est toujours la même chose : c’est le pain du matin, l’usine, les chiottes. Depuis qu’il est enfermé, tout ce qui n’est pas le pain, l’usine, lui est caché.

L’autre a répondu « Rien ». Il en est au même point que celui qui le questionne, mais il n’a pas dit : « Je ne sais pas ». Il a dit « Rien », bien qu’il ne sache pas s’il n’y a pas quelque chose. Il a répondu selon ce qu’il a constaté, et nous avons tous la même expérience. Et l’autre n’insiste pas, car il croit que le copain, en disant « Rien », lui a livré son secret.

— Tu crois qu’il y en a pour longtemps ? demande le questionneur.

— Je ne crois pas.

Le premier se rassure : il suffit que l’autre ne soit pas trop bavard et qu’il ne réponde pas : « Je ne sais pas ». S’ils restent ainsi dans le vague, s’ils ne se laissent pas aller à se demander « Comment le sais-tu ? » ils se rassureront. Chacun apportera à l’autre ce qu’il attend, comme d’un frère, comme d’une mère ! quelqu’un qui n’est pas soi et qui ne menace pas, quelqu’un qui répond.

« Je ne crois pas », c’est tout ce que peut dire le copain.

Il le dit avec assurance, ça suffit. L’autre ne demandera pas plus. Ces questions, ces réponses n’ont pas de sens, mais c’est le langage que l’on tient aux chiottes, et c’est à ce moment-là l’essentiel de ce que l’on a à se dire.

Ils se sont levés. Debout, sur le banc, ils ont enfermé leurs cuisses dans les pantalons, qu’ils ont ficelés, tout cela lentement. Puis ils sont descendus du banc, et ils sont restés un moment les mains dans les poches, les épaules en dedans, entre les quatre planches des chiottes. Ils n’ont rien appris de nouveau.

« — Quoi de nouveau ? – Rien. » Alors, il n’y a plus rien à faire aux chiottes, il faut s’en aller.

Il est dix heures à peine, encore toute la journée à faire passer. Demain, c’est Noël. Qu’est-ce que ça veut dire ? Maintenant c’est la mémoire qui va s’y mettre sérieusement ; si la mémoire n’existait pas, il n’y aurait pas de camp de concentration. Et il ne manquait plus que ça, maintenant, qu’on entende « Noël » entre les planches des chiottes, à piétiner la merde. Eux aussi disent « Weihnachten » et on est toujours en zébré. Cette nuit, il y aura peut-être trêve des fours à Auschwitz ? Cette nuit de l’année serait la nuit de leur conscience ? La boule de pain pour quatre, peut-être la boule pour deux, ou pourquoi pas, la boule pour un ? La boule de leur frousse, la boule pour un et la trêve des fours. Leur conscience festoie peut-être ce soir : « Ce soir on ne tue pas. Non, pas ce soir. » Jusqu’à demain. Ce soir, les kapos des fours se saoulent, ce soir tout le monde chante sur toute la terre, même à Auschwitz ? La boule pour un, la réconciliation universelle, l’unité du genre humain accomplie, ce soir tout le monde va donc rigoler ou pleurer pour la « même » chose !

Honteuse attente. Merde vraie, chiottes vraies, fours vrais, cendres vraies, vraie vie d’ici. On ne veut pas pour ce jour être plus hommes que la veille et le lendemain.

 

On a installé un petit sapin au pied d’une carlingue ; on l’a fait sérieusement. On a balayé l’usine avec plus de soin que d’habitude. Ils étaient distraits, et ils parlaient entre eux. Les femmes riaient. On les a regardés comme si quelque chose d’important devait arriver avant notre prochaine rencontre. Cette chose importante, c’était la fin de l’année qui arrivait sur nous.

La sirène a sonné à quatre heures, et on a quitté l’usine.

Il ne neigeait plus, le ciel s’était découvert, il y avait même un peu de soleil sur les bois. On est arrivé devant l’église, on s’est laissé compter. On a attendu. Il fallait encore les gagner, la paillasse, et la journée de Noël.

Dormir d’abord, qu’on nous laisse dormir sur nos paillasses, et c’est assez.

Là-bas, ils disent : « Je sors » : ils descendent l’escalier, ils sont dehors. Ils disent : « Je vais m’asseoir », ils disent : « On va dîner ensemble », ils disent : « Je vais… » et ils vont, ils font. « Je », c’est le pain, le lit, la rue. Ici, on peut seulement dire : « Je vais aux chiottes ». Elles sont sans doute ce qui correspond le mieux ici à ce qu’on appelle communément là-bas liberté.

Les kapos nous ont fait entrer dans la cour de l’église, et de nouveau on a attendu, mais cette fois pour toucher la nourriture. On croyait qu’il y aurait une pomme en supplément ; un type l’avait dit et ça s’était répété, on croyait à la pomme. Elle aurait reculé le moment où on n’aurait plus rien dans la main ; on aurait pu manger le pain tranquillement, puisqu’il y aurait eu la pomme après. On pouvait croire à la pomme. C’aurait été de leur part une façon de marquer la journée, et ils semblaient le vouloir, puisque déjà on ne devait pas travailler le jour de Noël.

Le guichet s’est ouvert. Il commençait à faire nuit, la lumière jaune éclairait l’ouverture. Le cuistot a passé sa tête ; les types le dévisageaient.

— Qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ? lui ont-ils demandé.

Il a rigolé.

— Il n’y a rien.

Rien de plus. Et la distribution a commencé. On s’est quand même hissé sur la pointe des pieds pour voir ce qu’il y avait.

— Le quart de boule et viande hachée, a dit quelqu’un.

Pas de pomme, la boulette de viande un peu plus grosse peut-être que celles qu’on avait touchées quelquefois. Alors, on est devenu impatient, on s’est pressé pour passer devant le guichet et en finir.

Celui qui est passé devant moi a baissé la tête ; le bras gauche à demi tendu en avant, il tenait bien son quart de boule dans la main et semblait plus anxieux que nous qui n’étions pas encore au guichet. Il ne voyait plus personne, il n’était plus que le quart de boule dans la main ; courbé et pressé, il s’est enfoncé dans l’église.

Mon tour est venu. Le quart de boule, la viande bâchée dessus ; je l’ai pris dans la main gauche. L’autre quart de boule, que lève le cuistot, c’est celui d’un autre. Il y en a beaucoup ainsi, je les aperçois, et chacun appartient à un type. Les copains ne sont pas plus riches que moi, il n’y en a qu’un pour chacun, mais le tas de quarts de boule est énorme.

Les cuistots, eux, se démerdent. C’est normal. La chose qu’ils triturent, qu’ils manipulent, ce n’est pas du durai, ni des pierres, ni de la terre, c’est de la nourriture. Ils vivent dedans toute la journée. Les paniers de durai deviennent ici des paniers de pain, de patates. Au grand magasin, il y a des sachets de clous, et toute la journée les copains ont des bouts de fer dans la main ; il n’y a rien à faire, là, les monticules, les tas, les fardeaux, c’est du fer. Chez les cuistots, dans les sacs, c’est de la farine, dans les caisses, de la margarine, etc… Là où ils sont on les entoure, il y a un sillage derrière eux. Ils ont une tête rouge, des muscles sur les bras, ils sont un peu considérés par les SS. Naturellement, on cherche à être bien avec eux, on rigole de leurs conneries, on convient même qu’ils font un métier pénible, on compatit. On se fait décrire en même temps la soupe du lendemain. Ils parlent de kilos de farine, de paniers de patates. Eux, ils prennent une louche, ils la trempent dans le sceau et ça fait une gamelle ; une autre plongée de la louche, et ça fait une deuxième gamelle. Tranquillement. Les copains les regardent, la bouche entrouverte, des dieux, quoi.

Dans notre réduit, il y avait du monde autour du petit poêle. Ceux qui étaient arrivés les premiers s’étaient immédiatement installés sur les bancs. Chacun tenait son pain dans la main. Quelqu’un dit :

— Avec ça on n’est pas fauché. Un chouette de réveillon !

Ils regardaient le pain par intermittence et semblaient réfléchir. Tous les bancs étaient occupés, je n’ai pas pu m’asseoir. Je me suis collé juste derrière un banc, ma figure recevait en plein la chaleur du poêle. J’ai coupé une tranche de pain, J’ai étalé un peu de viande hachée dessus, j’ai étendu le bras Par-dessus l’épaule d’un copain qui s’est penché sans râler et j’ai posé la tranche sur le poêle. D’autres faisaient la même chose. Le poêle était très chaud. La graisse de la viande a fondu assez vite, et la couche de viande rouge est devenue brune. Le poêle était couvert de tranches. Quelques types se bagarraient pour trouver une petite place pour la leur ; ils poussaient le pain d’un copain qui tolérait, mais lorsqu’ils poussaient un peu trop sa tranche et la faisaient déborder dans le vide, le copain râlait. Il se retournait, dévisageait les autres qui avaient l’air de s’excuser, mais qui maintenaient tout de même leur tranche en place. Celui qui râlait poussait alors la tranche d’un autre pour bien étaler la sienne sur le poêle, cet autre se mettait à râler aussi, le ton montait un peu.

— Tu nous emmerdes, fallait arriver avant. C’est toujours les mêmes qui roupillent et puis après ils veulent passer devant.

— Oh, ça va. T’énerve pas, on ne va tout de même pas s’engueuler ce soir.

— Je t’engueule pas, mais quand même il ne faut pas exagérer.

Ça n’allait pas plus loin Une odeur montait, de boulangerie, de viande grillée, de petit déjeuner de riches. Mais eux, là-bas, s’ils mangeaient du lard, du pain grillé, ne savaient pas comment cela s’était transformé, avait commencé à changer de couleur, à rôtir, et surtout à sentir, à lancer cette puissante odeur. Nous, nous avions touché le pain gris, nous avions coupé une tranche, nous avions nous-mêmes posé la tranche sur le poêle, et maintenant nous regardions le pain se changer en gâteau. Rien ne nous échappait. La viande qui suintait, brillait et dégageait l’odeur terrible de chose à manger. Nous n’avions pas perdu le goût du pain, des pommes de terre qu’on mâche. Mais la chose à manger qui emplit à distance la gorge de son odeur, l’odeur, nous avions oublié ce que ce pouvait être.

J’ai retiré ma tranche. Elle était brûlante, c’était une brioche. Plus qu’un joyau, une chose vivante, une joie. Elle était légèrement gonflée, la graisse de la viande avait pénétré dans la mie, ça luisait. J’ai croqué la première bouchée ; en entrant dans le pain, les dents ont fait un bruit qui m’a rempli les oreilles. C’était une grotte de parfum, de jus, de nourriture. Tout était à manger. La langue, le palais étaient débordés. J’avais peur de perdre quelque chose. Je mâchais, j’en avais partout, sur les lèvres, sur la langue, entre les dents, l’intérieur de ma bouche était une caverne, la nourriture se promenait dedans. J’ai fini par avaler, cela s’est avalé. Quand je n’ai plus rien eu dans la bouche, le vide a été insupportable. Encore, encore ; le mot a été fait pour la langue et le palais ; encore une bouchée, encore une bouchée, il ne fallait pas que ça s’arrête, la machine à broyer, à sentir, à lécher était en marche. La bouche n’avait jamais éprouvé comme à ce moment-là qu’elle était une chose qui ne pouvait pas être comblée, que rien ne pouvait lui servir une fois pour toutes, qu’il lui en faudrait toujours.

Chacun mangeait solennellement. Quelques-uns ne voulaient pas prendre de risques : ils mangeaient le pain froid, tel qu’ils l’avaient reçu. Ils ne voulaient pas changer de monde, ils ne voulaient pas se tenter. Il ne fallait pas ici s’amuser à réveiller tant d’exigences, de goûts enterrés. Manger quelque chose de pareil – il ne pouvait rien y avoir de meilleur – était dangereux. Eux avaient l’air plus détachés ; ils ne coupaient pas leur pain précieusement par tranches, mais par morceaux, au hasard ; ils tenaient leur morceau dans la main comme ils l’auraient fait là-bas le coude appuyé sur le genou, graves, austères.

C’étaient les dernières bouchées. J’avais trouvé une place sur un banc. Il n’y avait plus qu’à se chauffer, la tête penchée en avant, les mains tendues vers le poêle.

Le pain est fini, on va rentrer, s’enfoncer en soi, en regardant ses mains, s’enliser en regardant le poêle ou la figure d’un type, en étant là assis, s’enfoncer jusqu’à s’approcher de la figure de M…, de D…, là-bas. Je vais me souvenir que, là-bas, on me parlait. Il arrivait, en effet, qu’on ne s’adresse qu’à moi seul. J’étais comme un autre, là-bas, dans la rue. Et l’aisance, la gentillesse, les sourires… On était dans du miel là-bas. On passait d’une pièce à l’autre à la maison, on s’asseyait, on se couchait, sans attente, sans coupure, avec la facilité des nageurs dans l’eau. Des êtres d’une aisance supérieure mappelaient, ils me parlaient toujours en souriant, comme dans l’eau, comme plongés dans un milieu délicieux.

Je ne me vois que de dos là-bas, toujours de dos. La figure de M… sourit à celui que je ne vois que de dos. Et elle rit. Elle rit, mais ce n’est pas comme ça, je ne crois pas qu’elle riait comme ça. Quel est ce nouveau rire de M… ? C’est celui d’une femelle de l’usine que je reconnais. Je la vois et elle rit toujours. Ou c’est René qui rit comme ça. Je ne sais plus.

Elle parle, et c’est faux, c’est la voix de n’importe qui, c’est une voix de crécelle. Quelle est cette voix ? Ça pourrait être la voix d’un homme. Sa figure est ouverte, elle rit. Une crécelle.

C’est le rire de celle qui m’a dit Schnell, schnell, monsieur.

Sa voix est morte. Sa bouche s’ouvre et c’est une autre qu’on entend. J’oublie, j’oublie tous les jours un peu plus. On s’éloigne, on dérive. Je n’entends plus. Elle est ensevelie sous les voix des copains, sous les voix allemandes. Je ne savais pas que j’étais déjà si loin. Tout ce qui me reste, c’est de savoir. Savoir que M… a une voix, la voix que je sais qu’elle a. Savoir que sa figure s’ouvre et qu’elle rit d’un rire que je sais qu’elle a. Savoir comme un sourd et un aveugle. Et que je suis seul ici à savoir cela. Peut-être que lentement la figure même de M… disparaîtra et je serai alors vraiment comme un aveugle. Mais on pourra me déguiser encore, faire l’impossible pour que l’on puisse à peine me distinguer d’un autre, jusqu’à la fin je saurai encore cela.

Les copains se chauffaient, s’engourdissaient. Ils étaient, dans la nuit de Noël, comme dans un nuage ; ils attendaient qu’elle passe. Il n’y avait rien eu d’autre que le pain et la boulette de viande hachée et rien d’autre n’allait venir.

Alors, ils ont essayé de raconter des histoires. Ils ont parlé de leurs femmes et de leurs gosses. Elles étaient sérieuses les femmes et elles avaient des caprices. Les histoires ont tourné autour du poêle. Et c’était une drôle de soirée, un samedi 6oir, on s’était bien marré, les apéritifs, un bon gueuleton, des hors-d’œuvre, des tranches de gigot comme ça, tout ce qu’il fallait quoi, un roquefort, le saint-honoré, elle le faisait drôlement, un copain, le gosse était allé se coucher, le copain commençait à ne plus y tenir, elle avait sommeil, on est sorti avec le copain, rentré à sept heures du matin, elle faisait une drôle de gueule, on a remis ça le lendemain soir, là elle est restée avec nous jusqu’à la fin. Le lundi, au boulot.

Les copains rigolaient doucement. Ils en avaient des histoires comme celle-là, avec de la fine, un copain, la femme qui râle ou qui se marre avec, ils savaient ce que c’était, le boulot aussi. Tout le monde se comprenait, on pouvait parler longtemps comme ça. On décrivait tout, la ligne du métro, la rue pour atteindre la maison, le boulot, tous les boulots, l’histoire ne s’usait pas facilement, il y en avait toujours à raconter.

L’enfer de la mémoire fonctionnait à plein. Pas un qui n’essayait de fixer une femme, qui ne sonnait à sa porte et n’entendait en même temps l’autre sonnerie, celle qui avait tout déclenché, quand il leur avait ouvert la porte.

A partir de ce moment, chacun était devenu un personnage. Celui qui, libre, bavardant, avait entendu sonner quatre heures et demie à l’horloge de l’église, puis qui, à la même horloge, avait entendu sonner cinq heures, les menottes aux mains. Celui qui n’était pas au rendez-vous du soir. Celui que l’on avait volé entre deux phrases. Il remplissait la maison maintenant. On essayait là-bas de fabriquer quelqu’un qui lui ressemble, mais il avait de l’avance, il était défiguré ou il était mort ; et il continuait cependant à pomper l’air de la maison. On ne savait pas, il ne savait pas, lui-même, qu’il pouvait exercer une telle cruauté, être celui qui ne répond pas, celui qui n’est jamais là. Mais eux non plus n’étaient pas là, et personne ne répondait ; c’était hallucinant ici aussi que personne de là-bas jamais ne réponde, que personne ne soit là.

Plus tard, cette nuit-là, la femme du copain qui racontait sa bringue est peut-être allée à la messe avec son gosse ; elle a prié pour son mari, et elle a pleuré. Il dormait. Elle était à genoux. Il ronflait. Elle priait pour lui comme s’il avait une affreuse maladie, elle ne savait pas que c’était pour un inconnu.

Le poêle ronflait dans le ronflement sourd des histoires. Elles tournaient ; la voix, la cadence changeaient, mais c’était la même que l’on répétait.

Puis la fête s’est amortie, l’histoire s’est épuisée, il n’en est rien resté. Il restait la chaleur sur la figure, la chaleur du poêle qui avait fait sortir les histoires. Les plus acharnés, ceux qui avaient parlé le plus, se taisaient. On se chauffait machinalement les mains. Un type est allé se coucher. Puis un autre. Dans le milieu de l’église, quelqu’un s’est mis à chanter. Il essayait de continuer de faire sortir les types de leur estomac et de leur faire changer de figure pendant un moment. Personne ne l’a suivi, mais il a continué à chanter tout seul. Où était celui qui avait chanté, comment le reconnaître ? Ils étaient tous couchés, enfouis sous la couverture. On n’entendait plus qu’un vague murmure qui sortait des paillasses. Dans chaque tête il y avait la femme, le pain, la rue, tout cela en vrac avec le reste, la faim, le froid, la saleté.

Nous sommes restés quatre ou cinq auprès du poêle. On ne mettait plus de charbon dedans. Il a cessé de ronfler. La chaleur et l’immobilité engourdissaient. La figure était brûlante et on était comme ivre. Cependant, comme toujours, il fallait bien que cela aille finir sur la paillasse.

J’ai réussi à me lever pour aller pisser. La nuit était noire et pleine d’étoiles. Il y avait de la lumière dans la baraque des SS ; des voix fortes en arrivaient, et des rires. J’étais seul aux pissotières. Ça fumait. La cour de l’église était vide, le sol gelé. On entendait bien les voix qui sortaient de la baraque des SS, mais aucun bruit ne venait de l’église, qui pourtant était pleine. Ses murs s’étalaient, gris dans la nuit. La porte était fermée. J’étais en dehors de l’église, et cette grange d’hommes, je la voyais comme du sommet d’une montagne.

A force de regarder le ciel, noir partout, la baraque des SS, la masse de l’église, celle de la ferme, la tentation pouvait venir de tout confondre à partir de la nuit. Qu’elle fût la même, cette nuit, pour Fritz et pour le Rhénan, pour celle qui m’avait commandé et celle qui m’avait donné du pain, c’était vrai. Mais le sentiment de la nuit, la considération des espaces infinis, qui tendaient à tout poser en équivalence, rien de tout cela ne pouvait modifier aucune réalité, ni réduire aucune puissance, ne pouvait faire que soit compris par un des hommes de l’église un homme de la baraque, on inversement. L’histoire se moque de la nuit qui voudrait dans l’instant supprimer les contradictions. L’histoire traque plus étroitement que Dieu ; elle a des exigences autrement terribles. En aucun cas, elle ne sert à faire la paix dans la conscience. Elle fabrique ses saints du jour et de la nuit, revendicatifs ou silencieux. Elle n’est jamais la chance d’un salut, mais l’exigence, l’exigence de ceci et l’exigence du contraire, et même elle peut rire silencieusement dans la nuit, enfouie dans le crâne de l’un de nous, et rire en même temps dans le bruit indécent qui sort de la baraque.

On peut brûler les enfants sans que la nuit remue. Elle est immobile autour de nous, qui sommes enfermés dans l’église. Les étoiles sont calmes aussi, au-dessus de nous. Mais ce calme, cette immobilité ne sont ni l’essence ni le symbole d’une vérité préférable. Ils sont le scandale de l’indifférence dernière. Plus que d’autres, cette nuit-là était effrayante. J’étais seul entre le mur de l’église et la baraque des SS, l’urine fumait, j’étais vivant. Il fallait le croire. Encore une fois, j’ai regardé en l’air. J’ai pensé que j’étais peut-être seul alors à regarder la nuit ainsi. Dans la fumée de l’urine, sous le vide, dans l’effroi, c’était le bonheur. C’est sans doute ainsi qu’il faut dire : cette nuit était belle.

Quand je suis rentré dans l’église, René était déjà couché. Je me suis glissé dans les couvertures. Il faisait bon. René pensait à sa maison ; il pleurait.

Je n’étais dans les bras de personne là-bas. Des visages passaient et repassaient dans ma tête. Je n’embrassais personne, je ne serrais personne dans mes bras. J’ai touché mes cuisses, j’ai passé la main sur leur peau plissée, mon corps ne désirait rien, il était plat. Ce soir-là, je voulais risquer de voir ces visages qui parfois s’illuminaient. Rien d’autre. Mon visage à moi, bouche fermée, yeux fermés, avec, dessus, ce nez devenu trop grand dans la maigreur, était un théâtre clos, et qui n’avait pas de spectateur.

Des éclats de voix venaient du réduit où logeait le stubedienst français droit commun. Il couchait avec le lagerältester, détenu allemand. Il s’était débrouillé pour avoir un lapin et de quoi bouffer ; il avait invité ses copains à bouffer avec lui. Ils avaient fait des frites et ils avaient de l’alcool. Ils étaient saouls et ils gueulaient.

Lucien, le vorarbeiter polonais, est sorti du réduit en marmonnant, puis il a crié : « Les Allemands, je les emmerde. Vous voulez me casser la gueule, vous êtes des cons. Quand je vous dis de travailler, vous n’avez qu’à ne pas travailler. Moi je veux bouffer, vous êtes des cons. Les Allemands, je les emmerde, vous entendez, je les emmerde, mais moi je veux bouffer ! »

Il vomissait, il chialait, les autres derrière brâmaient la Marseillaise.

— Vos gueules, bande de salauds, a crié un copain. Ils se démerdent avec les schleuhs, ils se remplissent le ventre, et puis ils chantent la Marseillaise !

Le copain râlait mais il n’y a pas eu d’écho. Le poêle était éteint. Les charbons ne brillaient plus. Le froid des murs tombait sur la figure. René dormait, je me suis tourné sur le côté.

Les bras et la poitrine me démangent. D’abord la démangeaison a été très légère, je n’y ai pas fait attention. Maintenant, il faut que je regarde ; pour cela il faut enlever la chemise et il fait très froid. J’ai tourné ma chemise à l’envers, j’ai cherché sous les bras, sous les coutures, j’ai regardé de près : j’ai des poux. Il y en a un dans cette couture, il semble endormi. Il est brun, rond, on voit ses pattes. Je l’écrase entre les ongles des pouces. Pour tuer les lentes, il faut chercher encore. A côté du poêle éteint, un autre fouille aussi. Il ne dit rien, mais il écrasé entre les ongles, discrètement. D’autres sont venus et nous sommes quatre maintenant, le torse nu, les pouces prêts. On cherche, et de temps en temps on écrase en silence. Nous en avons tous. C’est le transport de Dachau qui les a amenés. On ne peut pas changer de linge, on ne peut pas se laver à l’eau chaude, il y en aura encore, on ne s’en débarrassera pas.

Jusqu’ici on n’y avait pas pensé. Jacques, l’étudiant en médecine, en était couvert lorsqu’il était au cachot dans une prison de Toulouse. Il était sucé, il ne pouvait pas dormir, il avait failli en crever. On n’a éprouvé que quelques démangeaisons, mais on connaît déjà la puissance de la vermine. Il doit y en avoir partout dans la paille. Patience, persévérance imbattable des poux.

On recevait des coups, on était sale, on ne mangeait pas, on croyait que c’était le comble, qu’au moins on garderait le sommeil. Maintenant, il y a les poux. La peau était tranquille, elle jaunissait, elle se plissait en paix, maintenant elle va être attaquée elle-même. C’est petit, ça s’écrase entre les ongles, c’est nul, mais ça se multiplie ; encore un, encore un, et il y a aussi des lentes, encore des lentes, et encore un pou, et encore un. Cauchemar, on sera vaincu.

Dans la nuit je suis allé aux chiottes ; il devait être deux heures du matin. La petite lumière verdâtre au-dessus du grand baquet faisait une lueur de caverne. Deux types sous la lampe, la chemise entre les mains, cherchaient. Ils s’étaient endormis sans doute, puis avec la chaleur des couvertures les poux avaient commencé. D’abord c’est une démangeaison lente, on ne sent pas de piqûre, on ne distingue pas le pou de la peau, c’est la sensation de l’urticaire. Puis quelque chose se met à marcher sur la peau ; quelque chose d’étranger. Ce n’est plus un état du corps. Une vie d’autre espèce circule sur la peau, c’est intolérable, et la brûlure commence. Alors, on va aux chiottes pour les chercher.

Lucien nous traite de salauds. Nous, « les Français », nous devrions « donner l’exemple » et ne pas avoir de poux.

Les meister à l’usine commencent à les craindre et ils ne s’approchent pas de nous. Les copains se grattent et se tortillent dans leur chemise pour calmer la démangeaison. Mais on a aussi des poux entre les cuisses ; alors on déboutonne le pantalon et on se gratte. On attend que ce soit intolérable, puis, dans la rage on y va avec les ongles. Parfois un meister s’en aperçoit et il s’écarte, avec un geste de dégoût de la main, Scheisse ! On se boutonne rapidement. Quand on s’est gratté la brûlure devient encore plus vive.

Un jour un meister a vu un pou qui descendait le long de la nuque d’un copain qui travaillait sur une carlingue : Ach ! Il s’est éloigné de lui et il a appelé un autre meister.

Il a tendu le bras et il a montré du doigt à l’autre la nuque du détenu. Ils ont fait une grimace Scheisse ! Le copain, qui s’était retourné, les bras ballants, se laissait regarder comme une chose.

En général, cependant, les Allemands ne voient pas les poux. Ils voient seulement les types qui se tortillent. Les femmes savent que nous en avons. D’abord elles riaient en voyant les copains se tortiller et se gratter. C’était déjà assez curieux de voir des types faire griller sur le poêle de l’usine des épluchures de patates pour les bouffer, et tous ces crânes rasés de Russes, de Français, etc… image de l’Europe pourrie, tous ces hommes qui n’auraient pas su leur parler, décharnés, et qui se bagarraient autour d’un seau de jus ; mais maintenant ils se grattent tous et ils ont l’air de danser. Elles avaient entendu parler des poux, mais elles ne savaient pas que ça pouvait être aussi marrant. Elles rigolent.

Un matin le meister Bortlik est venu regarder mon travail ; il ne s’est pas approché trop près. Ses mains étaient roses, ses cheveux bruns, partagés par une raie nette, luisaient ; il était rasé, il avait une veste, un pull-over, une chemise. Tout cela était propre. Ses yeux ont glissé sur mon cou ; il n’en a pas vu. J’essayais de ne pas me tortiller pendant qu’il était là. J’avais l’impression que je me trouvais à côté d’un homme vierge, d’une sorte de bambin géant. Cette peau rose était répugnante. Il n’était jamais sale, il pouvait se mettre nu et enfiler un pyjama. J’éprouvais à peu près le dégoût que peut éprouver une femme devant un homme vierge. Je ne sentais plus les poux. Cette peau intacte qui n’avait pas froid, cette peau rose et bien nourrie qui allait se coller le soir sur une peau de femme, cette peau était horrible ; elle ne savait rien. Il a regardé la pièce de dural que je travaillais ; elle était tordue, loupée. Il a rougi de fureur, il a gueulé mais il n’a pas osé me toucher à cause d’eux. J’ai haussé les épaules et il est parti. Impuissant.

Il y en a de plus en plus. Chaque nuit, aux chiottes, des types, le torse nu, écrasent.

Quand je suis sur le point de m’endormir, la brûlure commence, sous les bras et entre les cuisses. J’essaye de ne pas bouger, de ne pas me gratter, mais si je me contracte, je sens les poux marcher sur la peau. Alors je gratte pour ne plus sentir cette solitude tranquille du pou, cette indépendance, pour ne plus éprouver que la brûlure.

Il y en a dans la chemise, dans le caleçon. On écrase, on écrase. Les ongles des pouces sont rouges de sang. Le long des coutures dorment des grappes de lentes, il y en a encore, encore, c’est gras, immonde. Il y a du sang sur ma chemise, sur ma poitrine rouge de piqûres écorchées. Des croûtes commencent à se former, je les arrache et elles saignent. Je n’en peux plus, je vais crier. Je suis de la merde. C’est vrai, je suis de la merde.

J’ai enfilé mon caleçon de nouveau. Il doit en rester. Si les cuisses pouvaient rester nues… Je sens de nouveau le caleçon tiède entre elles. C’est là que se tiennent les lentes, elles collent à la peau. La chemise aussi, pleine de poux et de lentes écrasés, colle à la peau. Il faudrait tout brûler ; tout est pourri, bon pour la flamme. On rêve de brûler, de se tremper soi-même dans un bain brûlant, de feu, d’acide qui les tuerait, qui raclerait la peau, décaperait tout, et d’en sortir rouge, écorché, sanglant, délivré.

Au bout d’une quinzaine de jours, la direction de l’usine a décidé de faire passer nos vêtements à l’étuve de Gandersheim. On y est allé par fournées de trente.

Nous sommes partis de l’usine un matin vers dix heures ; c’était Lucien qui nous conduisait. D’un côté de la route vers le nord, il y avait une large prairie bordée d’un ruisseau ; de l’autre, la colline boisée. La route serpentait. Pour la première fois nous prenions une autre direction que celle de l’usine.

Qu’est-ce qu’il y avait derrière le tournant de la route que l’on voyait de l’usine ?

Deux fois par jour les civils disparaissaient derrière ce tournant. On savait bien que Gandersheim était là, derrière la colline, à deux kilomètres, mais après le tournant, qu’est-ce qu’il y avait ?

On est arrivé au tournant. Derrière, il y avait un bout de route et un autre tournant, pas autre chose.

On a croisé des civils ; ils regardaient stupéfaits les types courbés, rasés, sans visage, la couverture sur le dos, les capotes en lambeaux, le violet passé des zébrés.

Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Des prisonniers, non, des spécimens du complot contre l’Allemagne… Ils ne parlent pas, ils regardent. Où vont-ils ?

Après le tournant on a vu la sortie du tunnel de l’autre côté de la colline ; on a vu la colline par-derrière ; on a vu un petit pont sur un ruisseau ; on a vu une maison avec des rideaux aux fenêtres ; puis on a vu une autre maison ; puis les maisons se sont rapprochées les unes des autres ; puis on a remarqué la sonnette à la porte d’une maison ; puis une femme à la fenêtre ; puis à travers une fenêtre on a vu des chaises dans une pièce, et quelqu’un qui se déplaçait dans la pièce.

Lucien marchait sur le côté de la colonne ; il avait un bon pardessus avec une petite croix au minium dans le dos. Quand une femme nous croisait, il regardait les seins, les jambes et il se retournait. Nous, on voyait une silhouette avec un sac au bras. Il devait y avoir du pain et du lait dans le sac. Lucien, qui mangeait, regardait la femme.

Comment pouvait-on coucher avec ça ? Je pensais cela de toutes les femmes que je voyais à l’usine. L’une d’elles était belle pourtant. Elle devait coucher avec un homme. Je voyais les plis que devait faire son corps, comment il devait devenir flasque, sa nudité. Je voyais mon meister dessus, ce mélange de peaux roses, ces figures qui devaient grimacer, s’affaisser, ce ventre gavé de la femme, ces culs pleins de chair. Nous avions des poux, mais nous n’avions pas cette chair, nous n’avions pas ces culs crémeux.

Nous marchions depuis un bon moment lorsque nous avons atteint la route pavée. Nous avons franchi une rivière et peu après nous sommes entrés dans Gandersheim. Lucien nous a fait retirer la couverture du dos et on l’a pliée sous le bras.

On avait l’air de marcher au pas. Les maisons étaient basses, ferrées les unes contre les autres, avec de petites fenêtres et des rideaux de couleur. On avançait dans la rue. On regardait de tous les côtés, on se remplissait les yeux. On avait vaguement l’impression de souiller. Les quelques personnes qui étaient dehors auraient dû rentrer chez elles et regarder passer la colonne à travers les persiennes. On aurait pu signaler l’heure de notre passage pour que personne ne soit dehors. On regardait : on souillait. Une boulangerie. Une charcuterie. Encore une boulangerie : une chapelle de pains bruns et luisants. Avant d’atteindre la boulangerie déjà on l’avait repérée ; en passant devant, les trente types l’ont regardée, et après ils ont tourné la tête pour essayer de la voir encore.

On est arrivé à l’extrémité du village, devant une cour de ferme. C’était là qu’était l’étuve. Devant l’entrée le SS s’impatientait déjà. C’était le nouveau lagerführer, un adjudant. Il venait d’Auschwitz et Lucien nous avait dit que là-bas, d’un coup de cravache il descendait un type. Il n’était pas très grand, il avait une figure épaisse, un peu rouge, un nez pointu. Il portait un ciré, des bottes, des gants de cuir.

Il s’emmerdait. Notre arrivée l’a excité.

— Los, los !

La colonne s’est divisée en deux fournées, j’étais dans la première fournée de quinze. On est entré dans une salle minuscule et humide dans laquelle se trouvait une baignoire. Un civil en blouse blanche nous a donné des porte-manteaux de fer.

— Los, los !

On s’est vite déshabillé ; on était malhabile, on s’embrouillait dans nos ficelles. Tout était par terre, en vrac. J’ai accroché ma chemise, ma veste, mon pantalon, les chiffons de mes pieds sur le porte-manteau. J’étais nu, je suis allé porter le porte-manteau dans la pièce voisine où se trouvait l’étuve, puis je suis revenu dans la pièce à la baignoire. Il y avait de la boue par terre. On a décidé de se laver d’abord la figure. Une pierre comme savon. On s’est mis à racler. Un jus noir coulait sur la poitrine couverte de croûtes. Très vite l’eau de la baignoire s’est noircie. La figure était en feu, elle n’était pas encore propre mais on n’osait plus la tremper dans l’eau noire.

— Los, los ! gueulait le civil en blouse blanche.

On se bousculait ; il y avait encore le buste, les cuisses à gratter. J’ai pris de l’eau noire, je me suis mis à me racler les cuisses de toutes mes forces. Cuisses de vieillard, j’en faisais presque le tour avec ma main. La pierre, sèche, ne glissait pas sur la peau. Des rigoles d’eau noire couraient sur les plaies des jambes. On grattait. Il fallait en profiter, ça ne se renouvellerait pas. On ne s’arrêtait pas de gratter. Des zones de saleté restaient sur les bras et sur les cuisses. On refrottait avec l’eau sale, les pieds nus dans la boue. Les dos, les poitrines blêmes, criblés de croûtes des piqûres de poux, fumaient. Il restait encore des plaques de crasse sur les crânes.

Lucien regardait, écœuré. Comme il pouvait se changer quand il le voulait, se laver à l’eau chaude avec du savon, il n’avait pas de poux. Il se tenait le dos appuyé à la porte ; jamais il ne nous avait autant méprisés.

Le civil à blouse blanche est réapparu. Lui ne nous regardait pas, il criait seulement Los, los ! en baissant la tête. Lucien a renchéri : « Démerdez-vous, nom de Dieu, démerdez-vous ! » Le civil a ouvert la porte et en sautillant ridiculement, nous sommes passés dans la pièce voisine où se trouvait l’étuve. On s’est collés autour de la chaudière ; les corps fumaient.

Le SS était près de la porte. Il nous regardait et nous, tout nus, le regardions aussi. Pourquoi ne nous tuait-il pas tout de suite ?

Il a demandé à un copain :

— Was bist du ?

— Français, a répondu le copain qui était nu.

— Woraus bist du ? lui a demandé le SS.

— De Paris.

— Ich weiss, a dit le SS en ricanant et en hochant la tête.

Le copain a répondu tranquillement : « de Paris ». Pourquoi le SS ne l’a-t-il pas tué ? On était nus, à un mètre cinquante de lui ; à grands coups de cravache il pouvait nous tuer, il n’avait qu’à y aller. Il s’emmerdait. La porte qui donnait sur la cour de la ferme était entrouverte. Il guettait une fille qui se montrait de temps à autre derrière une vitre de la maison d’en face. Son jeu était habile, elle venait à la fenêtre, elle souriait, puis elle disparaissait. Une idylle s’ébauchait entre le SS qui descendait un type d’un coup de cravache à Auschwitz et la petite jeune fille. Lucien qui s’était approché du SS observait le manège. Finalement le SS y est allé. Lucien l’a regardé partir avec un air entendu et l’autre en partant lui a jeté un coup d’œil qui acceptait qu’il ait compris. L’expression de Lucien a dit alors sa fierté d’être mis dans le coup.

On est resté un moment nus contre la chaudière à se passer les mains sur les cuisses, à se laisser apprécier par les gros yeux de Lucien. Il était vraiment dégoûté : on se défendait mal, on était des cons.

Le civil a sorti les vêtements de l’étuve, ils étaient brûlants et ils fumaient. Odeur plus forte que celle de la terre après l’orage. Il les a jetés par terre en vrac avec les couvertures. On s’est jeté dessus et on a fouillé. L’intérieur des chemises était noir de cadavres de poux. Elles étaient aussi sales qu’avant, épaissies par la crasse qui avait été cuite à l’intérieur. J’ai enfilé la mienne, puis le caleçon ; c’était chaud et lourd.

On est sorti. Il faisait frais. Très haut dans le ciel pur, il y avait des avions. Ils laissaient des sillages blancs derrière eux. Deux vieilles femmes à leur fenêtre les regardaient, anxieuses. L’alerte allait venir. C’était bon le temps d’une alerte, un temps qui nous appartenait. Toute la journée n’était pas contre nous.

L’alerte a sonné. Tout s’est immobilisé. Les vieilles femmes ont quitté leur fenêtre. On était tranquille. On regardait dans le ciel.

 

*

 

Janvier. – Ce soir-là on devait quitter l’église. On allait s’installer dans les baraques, près de l’usine. Usines et baraques formaient un tout, entouré de barbelés. Les Polonais étaient partis les premiers dans la leur ; ils y logeaient avec les Allemands, les Tchèques et les Yougoslaves. Une autre baraque était partagée en deux : d’un côté les Russes, de l’autre les Italiens. La nôtre était la plus grande des trois. D’autres bâtiments de bois dans lesquels étaient installés la cuisine, le bureau du camp avec la chambre du lagerältester, le Revier, encadraient avec notre baraque un grand espace où devaient se faire les appels et les rassemblements. Les bâtiments des SS, plus éloignés de l’usine que les nôtres, étaient situés sur une légère hauteur ; ils dominaient l’ensemble des baraques qui se trouvait en contrebas de la voie ferrée ; les chiottes étaient juste au pied du talus. Des miradors s’échelonnaient le long de la voie.

On avait nettoyé l’église. La paille puait. Puis on s’est mis à errer dans l’allée glaciale, la couverture sur le dos. Il y avait de la boue par terre, et on n’y voyait presque rien.

En attendant que l’on parte, je suis sorti dans la cour et j’ai rôdé autour de la cuisine pour voir s’il n’y avait pas quelques patates crues au fond d’un baquet. Les pavés de la cour étaient luisants de glace. Le ciel était bas et sombre sur les collines, et les pentes étaient couvertes de neige. Un gardien SS en bras de chemise cassait du bois devant la petite cabane.

La cheminée de la cuisine fumait. Il y avait du monde dedans. Il devait y faire chaud. A côté de la porte, il y avait le baquet plein d’eau. J’ai rôdé autour en faisant semblant de regarder du côté des collines. Je surveillais si aucun kapo ne venait. Aucun ne venait. Celui de la cuisine devait être à l’intérieur. Je me suis approché du baquet, j’ai retroussé ma manche droite, j’ai plongé le bras dans l’eau et j’ai ramené quelques patates ; j’ai ensuite baissé ma manche en m’écartant lentement du baquet. Je suis rentré avec ce que j’avais ramassé. Je sentais peser ma poche gonflée. J’étais riche. L’avenir était plein de patates.

Quelques copains étaient assis sur le banc près du poêle au fond de l’église. J’ai sorti une patate, j’en ai coupé deux tranches, et je les ai collées contre le poêle. Les copains ont râlé.

— Tu es con de faire ça, tu vas nous faire piquer.

Eux avaient trouvé une marmite, ils avaient fauché aussi des patates, et ils les faisaient bouillir sur le poêle. Un type faisait le guet ; si le kapo venait, ils devaient camoufler la marmite. Mes tranches de patates, elles, laissaient des traces. Mais j’ai quand même laissé mes rondelles.

Le grand cuistot flamand rôdait dans l’allée, c’était un détenu comme nous. Il est venu nous voir, il a demandé comment ça allait, puis il a regardé le poêle. Les copains rigolaient pour lui inspirer confiance. Il ne pouvait quand même pas faire ça, faire sauter la marmite.

Il s’est approché du poêle et il a fixé ce qu’il y avait dessus.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? a-t-il demandé.

Son ton avait changé.

— Des patates, ont répondu les types.

Ils étaient un peu inquiets, mais ils se forçaient à rigoler.

— D’où c’est qu’elles viennent, ces patates ?

Personne n’a répondu. Le cuistot a soulevé le couvercle.

— Salauds ! Vous les avez fauchées !

On ne disait rien. Il était en manches de chemise, il n’avait Pas froid, il avait des muscles sur les bras. Il s’apprêtait à enlever la marmite.

Allons, fais pas ça, quoi ! Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Venez trouver avec moi le kapo…

Personne n’a bougé, et il est parti avec la marmite. Les copains étaient effondrés ; ils regardaient le couvercle du poêle nu. Le cuistot n’avait pas vu mes deux rondelles.

— C’est une ordure, un lèche-cul des chleuhs ! dit un type.

— Une ordure, a répété un autre.

Les autres fixaient le poêle sur lequel il n’y avait plus rien.

 

La nuit est venue. On avait hâte de quitter l’église. Quelques groupes de Français étaient déjà partis. Avant d’entrer dans les baraques, on devait passer par l’étuve qui avait été installée à côté de la cuisine. Les poux étaient revenus ; nous en avions encore plus qu’avant d’aller à Gandersheim.

— « Dans les baraques, ça ira mieux » disaient les types. – « Dans les baraques, on sera entre Français ! » – « Dans les baraques, il fera bon et la distribution se fera mieux ! » – « Dans les baraques, il n’y aura plus de poux ! » On allait voir. Les SS nous avaient dit que nous ne resterions pas plus de quinze jours dans l’église ; il y avait plus de trois mois que nous y étions.

Agglutinés contre le poêle, nous attendions que le kapo vienne nous chercher. Les autres étaient déjà sortis. L’église était presque vide, quelques types erraient dans l’allée par groupes de deux, la couverture sur le dos. Ils étaient courbés, les épaules rentrées, ils avaient de la barbe, leurs yeux étaient éteints.

Le kapo est arrivé ; il a demandé une vingtaine de types, on y est allé. Nous nous sommes rassemblés dans la cour, emmitouflés dans les couvertures. On ne parlait pas. Il faisait très froid, on contractait le corps. Le kapo tenait une lanterne à la main. Il nous a comptés, puis on s’est mis en marche.

La terre était gelée, et on marchait les pieds à plat comme les chevaux, nos jambes étaient maigres et maladroites. On n’entendait pas d’autre bruit que celui de nos pas. La nuit était noire. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle de la lanterne jaunâtre qui se balançait à la main du kapo. Quel vieux sorcier en os était sous ces couvertures ? Celui-ci avait une jolie petite fille, et celui-là, pourri de plaies, était-ce celui qui trompait sa femme ? Quelle ronde conduisait cette lanterne ? Dans quel sommeil allait-on apparaître ? Douce épouvante. La langue était chaude sur les lèvres glacées. Les corps collés les uns contre les autres, on se donnait le bras pour ne pas tomber ; nos jambes de chevaux maigres nous portaient mal ;

On a atteint les premiers barbelés du camp, et on a suivi un moment la route. On apercevait de là quelques lueurs nui filtraient à travers les persiennes des baraques. On a franchi la porte barbelée de l’entrée du camp. A une centaine de mètres de là, se trouvait notre baraque. On est entré dans une grande salle noire dont le sol était cimenté. Deux fenêtres donnaient sur la route. A une extrémité de cette salle, il y avait un filet de lumière sous la porte qui donnait sur la pièce d’étuvage. On attendait dans le noir. Le kapo était parti. On avait froid. On a trouvé, dans une grande cuve en fer, des morceaux de bois et du papier goudronné. On a allumé, le papier brûlait bien, et le bois a pris ; les grandes flammes jaunes brûlaient la figure ; dans le noir de la salle, toutes les têtes autour du foyer se sont illuminées. Le bois crépitait. Le dos dans le noir, nous étions fascinés par ces flammes. Le feu avait l’air ivre. Nous nous trouvions tous comme nous ne nous étions encore jamais vus, les figures anguleuses éclairées avaient des reliefs extraordinaires.

De la route, la lumière était visible. Une sentinelle a prévenu le kapo, qui est arrivé en gueulant ; il fallait éteindre le feu complètement. On a résisté, on a enlevé seulement quelques planches ; alors il s’est énervé ; il a enlevé le bois qui restait et l’a piétiné. Il y avait par terre quelques bouts de tison qui étaient encore rouges, puis de nouveau, ce fut le noir.

Alors on est allé se mettre contre la porte de la salle d’étuvage. Chacun à son tour a regardé par la fente. Il y avait de l’autre côté une lumière éblouissante, des types nus, de la vapeur. Ces types surpris nus, par un trou de porte, dans cette lumière, avaient l’air de cobayes soumis à une expérience de folie. On ne savait pas si l’on devait en attendre des éclats de nre ou des cris d’épouvante. Puis on les a vus s’agiter, former une grappe de corps blancs autour du tas de vêtements qui sortaient de l’étuve. Et progressivement, à mesure qu’ils 8 habillaient, avec leur chemise, leur pantalon et leur veste, on les a reconnus.

A notre tour, nous sommes entrés. Il faisait une lumière aveuglante, une chaleur mouillée et lourde. Le corps se détendait douloureusement. Il y avait là Karl, le coiffeur allemand, qui rasait tous les poils avec sa tondeuse, le toubib russe, un immense Polonais qui, les manches retroussées, activait le foyer de la chaudière avec une sorte de longue lance.

On s’est déshabillés, puis on s’est mis en file pour se faire tondre. Devant moi, il y avait un petit type, les jambes tordues, couvertes de plaies, le dos piqué de noir. Un pou descendait le long de sa colonne vertébrale. Nus, on essayait de ne pas se toucher et lorsqu’on frôlait un bras ou un dos, on se retirait vivement. Karl, lui, était habillé. Il tondait depuis le début de l’après-midi et sa main droite était fatiguée. De temps en temps, il soupirait, il faisait jouer ses doigts, ses yeux chaviraient, il bâillait et montrait ses trois dents. Il m’a attaqué par la nuque. Il y avait à peine un mois que j’avais été rasé et je n’avais presque pas de cheveux. La tondeuse traçait de larges bandes de la nuque jusqu’au front. Karl marmonnait, il ronronnait en parlant, je ne comprenais rien. Un instant, il a arrêté la tondeuse et il m’a demandé, plus clairement, d’un air aimable, si je n’avais pas de mégot. Je n’avais pas de mégot. Il a repris sa tondeuse, il est allé plus vite, il m’arrachait les cheveux. J’ai râlé, mais il a continué de plus en plus vite et fort jusqu’à la fin. Quand il a eu fini avec la tête, j’ai passé la main sur mon crâne, qui me piquait un peu ; je ne me serais pas lassé de le caresser. Le crâne, la figure, la poitrine, c’était la même chose, de l’os recouvert de peau, de la pierre enveloppée de peau. J’imaginais que si l’on avait coupé ma tête on aurait pu la tenir dans la main sans répugnance. Maintenant Karl attaquait le sexe. Un pou était en équilibre sur les poils, Karl s’est écarté avec dégoût, le pou est tombé par terre avec la touffe de poils. Encore quelques coups de tondeuse sous les bras, sur les jambes et ç’a été fini. Je suis passé ensuite devant le toubib en blouse blanche qui était assis sur un banc. J’ai fait un tour sur moi-même devant lui, comme un mannequin. Je n’avais pas la gale.

Quand tous les types ont été tondus, on s’est lavé dans un long abreuvoir de bois et on est allé attendre contre la chaudière de l’étuve. Dans les chuintements de la vapeur, les crissements du charbon, le Polonais qui s’occupait du foyer chantait l’Ave Maria de Schubert. Les corps nus, blancs et violacés étaient comme dans un aquarium. Le toubib à demi allongé sur le banc les examinait pour rechercher la gale. Dehors, c’était le noir et la neige.

Un violent courant d’air froid : c’était Fritz qui entrait. On s’est ramassé un peu plus et on s’est rapproché de la chaudière, mais le Polonais nous en a écartés, sans brutalité avec sa barre de fer. Fritz ne nous avait pas encore vus nus ; c’étaient là les types qui voulaient le pendre ! Il se marrait. Il avait un gros manteau et un passe-montagne. Il était couvert de laine, épais et confortable. D’un coup de poing, il pouvait envoyer chacun de nous par terre. Il le savait. Il savait aussi que d’un seul coup de poing il pouvait régler ses conflits avec nous. On était dans un camp de concentration, lui était kapo, nous ne savions pas ce que c’était que la discipline, nous étions sales et maigres, nous portions le triangle rouge, nous étions des salauds, des ennemis de l’Allemagne. Lui était Allemand, il avait le triangle vert, c’était un droit commun. Il n’était pas un salaud, il ne voulait pas que l’Allemagne soit bolchevisée. Les SS n’avaient pas tort selon lui. Et lui avait le droit de bouffer. Ce n’était pas la peine de faire des délicatesses avec des types qui étaient sales comme ça, et qui auraient bouffé de la merde.

Fritz se promenait en seigneur dans la salle, une cravache à la main. Les types nus le suivaient des yeux. Ils auraient voulu le pendre par les pieds, les fesses à l’air, le passe-montagne sur la tête ; ils auraient voulu cogner sur ses fesses rondes, cogner et l’entendre chialer. Faire chialer Fritz… Le miracle, l’éclatement de plaisir…

Quand on était dans l’église, Fritz avait été malade, il avait eu un phlegmon à la gorge. On ne le voyait plus devant la cabane à l’appel. Fritz absent, on pouvait traîner un peu aux rassemblements, n’être pas tout à fait alignés, même se planquer au travail, avoir un peu de tranquillité dans le dos. Il n’était pas là, il n’était nulle part. Nous étions obsédés : « allait-il crever ? » Il était couché, il ne pouvait plus gueuler ; il ne pouvait rien faire, et sa schlague reposait sur une chaise à côté de son assiette et de sa cuiller. Si on en avait eu le culot, on aurait pu aller prendre de ses nouvelles, on serait allé le regarder, on aurait été debout et lui couché. Deux jours étaient Passés, il ne revenait pas. On avait de l’espoir, allait-il crever ? Quelle force pouvait résister à cette volonté de tous de le voir crever ? Mais Fritz avait imploré le toubib espagnol de faire quelque chose pour lui, et celui-ci en avait parlé aux SS. Fritz était détenu, mais il était kapo, il était Allemand, et il jetait que droit commun. On l’a opéré dans une clinique de Gandersheim. Un matin, il est arrivé à l’appel, la gorge bandée, la schlague à la main.

Maintenant il était redevenu costaud. C’étaient les SS qui lui avaient sauvé la vie. Ils avaient été attentifs à la gorge du kapo Fritz et ils l’avaient confiée à un médecin aux mains fines qui enlevait les amygdales aux enfants des gens honnêtes et Fritz s’était assis sur les mêmes fauteuils qu’eux. Il en était revenu ennobli. Les autres kapos eux aussi en avaient été fiers, rassurés, et ils avaient du respect pour lui.

Nous avons attendu longtemps, nus près de la chaudière. C’était plus long qu’à Gandersheim. La température de l’étuve ne pouvait pas monter plus haut. Les poux mourraient peut-être, mais pas les lentes.

J’avais faim. Il fallait toujours ajouter la faim à tout. Il n’y avait plus rien jusqu’au lendemain. Le Roumain qui lavait le linge des SS bouffait une grosse gamelle de patates sautées. Il se foutait de notre gueule parce que nous étions maigres. Il avait un long nez et il souriait toujours. Devant les SS son sourire s’élargissait. A l’église, il avait commencé à venir rôder autour du poêle. Il était toujours seul. On voyait avancer son nez et son sourire, il regardait le poêle et faisait semblant de se chauffer. Un copain mettait dedans un chapelet de patates. Le Roumain ne quittait pas son sourire, attendait un instant puis s’en allait. Le kapo arrivait peu après. Le Roumain touchait plusieurs gamelles. Après deux ou trois répétitions de la scène, on avait compris. Chaque fois qu’il venait, on le traitait d’ordure, on lui montrait qu’on mourait d’envie de lui casser la gueule. Il comprenait mais il souriait toujours.

Maintenant il était puissant, parfois même il se permettait de cogner. Plus tard il devait s’engager dans les Waffen SS.

Ils ont enfin sorti les vêtements de l’étuve. Comme à Gandersheim, on a regardé la chemise et on l’a secouée pour faire tomber les cadavres des poux. Il fallait remettre les mêmes saloperies fumantes et épaisses sur le dos. On s’est habillé rapidement et on est sorti. On marchait lentement dans la neige. Il faisait un vent froid, mais on ne sentait pas le froid, on baignait encore dans la vapeur de l’étuve. Aucun bruit ne venait du block, juste une lueur. Il était partagé en deux dortoirs séparés par une entrée où devait se faire la distribution de nourriture. On est entré, il faisait noir. Un bruit d’eau qui coule : c’était un copain qui pissait dans un baquet de fer qui avait été installé dans l’entrée. On ne le voyait pas.

J’ai ouvert la porte de la chambre, j’ai reçu une bouffée tiède : c’était un palais. C’était silencieux, la plupart des types dormaient. Il y avait un poêle à l’extrémité de la pièce ; à côté, assis sur un banc, un copain faisait le veilleur de nuit. Il avait l’air attentif et noble, presque intimidé par le silence, la propreté et la chaleur. Je suis allé lui dire bonsoir, on a parlé à voix basse ; nous étions pleins de réserve dans cet endroit avec un plancher, une rangée de châlits de chaque côté d’une allée, des paillasses neuves. Un seul homme par lit ici. Je suis retourné sur la pointe des pieds vers ma paillasse. Je ne rêvais pas, c’était là maintenant que nous allions vivre. Je me suis déshabillé, la chaleur était bonne, les gestes pouvaient être lents. On pouvait prendre tout son temps pour enlever ses chaussures, on n’était même pas pressé de se coucher. Les crânes des copains étaient nus, ils n’avaient pas gardé leur calot sur la tête comme nous avions toujours fait à l’église. On jouissait pour eux de leur confort et de leur tranquillité.

On aurait voulu que dans le block il ne reste aucune trace de la misère de l’église, que chaque soir on n’ait que le désir de manger la soupe, de bavarder et de se coucher sans se bagarrer. Enfin que quelque chose qui aurait pu ressembler à une autre vie fût possible.

 

*

 

Il y avait chez nous comme dans tous les camps et kommandos d’Allemagne les politiques (résistants et otages) et les autres, détenus de droit commun, envoyés au camp en même temps que les politiques à chaque ponction opérée dans les camps des pays occupés et dans les prisons d’Allemagne et des pays occupés. C’étaient des trafiquants du marché noir, des escrocs de type varié. Il y avait aussi une véritable brute qui avait été enfermée, assurait-on, pour un « crime crapuleux » et qu’on appelait l’assassin, et même un ancien agent de la Gestapo, un type de l’Est, qui se faisait appeler Charlot, et qui était aussi un droit commun.

Lorsque nous sommes arrivés à Gandersheim, nous nous sommes trouvés en face des SS, du lagerältester et des kapos, droit commun ; aucun ne parlait ni ne comprenait le français.

La première question qui se posa fut celle du choix des interprètes. Il y avait dans ce convoi trois détenus qui parlaient bien l’allemand : un politique, Gilbert, et deux droit commun, Lucien – ce Polonais qui habitait en France – et Et…

Gilbert devint interprète à l’usine ; Lucien, au zaun-kommando et Et… devint stubendienst. La nomination de ce stubendienst était grave, non seulement parce qu’elle plaçait entre les mains d’un droit commun le contrôle de la répartition de la nourriture, mais aussi parce que, pour une grande part, elle subordonnait toute l’organisation de notre vie dans l’église à son bon vouloir. Cette désignation fut faite par le lagerältester allemand Paul, qui portait cependant le triangle rouge des politiques. Gilbert avait essayé de s’opposer à cette nomination ; il avait fait valoir à Paul que lui-même ou un autre politique français qui aurait rapidement appris le peu d’allemand nécessaire, pouvait tenir cet emploi. Mais Paul n’avait nullement le comportement d’un détenu politique. Il refusa. Et non seulement, grâce à cette nomination (Et… couchait avec Paul) les droit commun allaient être favorisées par lui, mais d’une façon générale jamais les politiques ne purent trouver le moindre appui auprès de cet auxiliaire zélé des SS.

Ainsi le lageraltester du kommando, c’est-à-dire le détenu qui était le supérieur hiérarchique des kapos et qui était responsable devant les SS de l’organisation et de la marche du kommando était entre les mains d’un droit commun. Par ce premier acte, notre situation était gravement compromise.

En effet, Et… savait que par l’intermédiaire de Gilbert nous avions essayé de nous opposer à sa nomination. Il savait qu’il avait contre lui tous les politiques du kommando. Son travail auprès du lageraltester devait consister alors à nous discréditer auprès de lui, à nous combattre, à dénoncer même, pour ne s’occuper que de son propre confort et de celui de la clientèle qu’il avait groupée autour de lui. Toute action possible, toute discussion avec le lageraltester devenait stérile et si Gilbert arrivait à le prendre à part et à essayer de le convaincre – par les critiques qu’il portait contre la gestion du stubendienst – de nous laisser procéder à une meilleure organisation, nous savions que le soir même, le peu de travail qui avait été fait allait être réduit à rien par le stubendienst et que le lendemain Paul ne serait que plus indifférent et plus tard, plus hostile.

Si notre kommando a pris l’allure qui apparaît à travers ce récit, si ce qu’on y a connu a été tout différent de ce était à Buchenwald par exemple, la cause en fut d’abord dans ce premier acte du lageraltester. Mais il y eut d’autres raisons.

Etre interprète, c’était évidemment la planque, parce qu’on ne travaillait pas. Mais il y avait deux manières d’être interprète. Pour Lucien, ça consistait à traduire les ordres des SS et des kapos, mais en les prenant progressivement à son propre compte. Lucien n’était pas seulement celui qui répétait en langue française ce que les autres disaient en allemand ; il était devenu avec habileté l’auxiliaire de langue française de ceux qui commandaient dans la langue allemande. Il ne fut que l’interprète des kapos et des SS, jamais celui des détenus. D’où les gamelles, le trafic, la fraternisation avec Fritz, l’estime du blockführer SS[3].

Gilbert, à l’usine comme à l’église, fut l’interprète des détenus, c’est-à-dire qu’il ne se servit de la langue allemande que pour tenter de neutraliser les SS, les kapos, les meister. Il fut assez habile d’ailleurs pour régler pas mal de conflits entre nous et les meister et assez courageux pour justifier ou excuser certains camarades devant les SS. Il remplissait son rôle de détenu politique, il prévenait, il couvrait les copains, il leur servait de rempart. Alors, être interprète n’était plus simplement une planque, c’était aussi un risque supplémentaire. Car en agissant ainsi, Gilbert était devenu l’ennemi des kapos.

Lorsque nous sommes arrivés à Gandersheim, les kapos portaient encore le rayé. Ils étaient nos chefs mais ils ne s’étaient pas encore complètement dégagés de notre masse.

Pour ces droit commun allemands, la qualité de kapo – qui pour un politique devait surtout comporter des responsabilités à l’égard des camarades détenus, dans le même sens où pour Gilbert la qualité d’interprète en comportait – n’était que le moyen de quitter le rayé, de puiser à volonté dans les rations des détenus, de devenir eux-mêmes, au camp, des hommes d’une nature différente de celle des détenus, d’acquérir, grâce à la confiance absolue des SS, le pouvoir absolu. Il fallait pour cela il y eût une cassure entre eux et nous. Les coups devaient faire cette cassure.

Mais il était plus facile, pour commencer, de cogner sur la masse que sur quelques types pris à part. La séance de distribution du pain devait fournir cette occasion aux kapos. Chaque matin à cinq heures moins le quart, nous étions cinq cents à nous écraser dehors, dans la petite cour de l’église, en attendant la distribution du pain. Dans cet espace minuscule, Français, Russes, Italiens, nous nous bousculions, nous piétinions, et notre masse s’écrasait tantôt sur les barbelés, tantôt sur la cloison de la cuisine. Sous la neige ou sous la pluie, cela durait trois quarts d’heure dans une rumeur de foule qui tombait lorsque la sentinelle derrière le barbelé dirigeait vers nous sa mitraillette ou que le kapo arrivait avec sa matraque de caoutchouc durci.