Je suis allé pisser. Il faisait encore nuit. D’autres à côté de moi pissaient aussi ; on ne se parlait pas. Derrière la pissotière il y avait la fosse des chiottes avec un petit mur sur lequel d’autres types étaient assis, le pantalon baissé. Un petit toit recouvrait la fosse, pas la pissotière. Derrière nous, des bruits de galoches, des toux, c’en était d’autres qui arrivaient. Les chiottes n’étaient jamais désertes. A toute heure, une vapeur flottait au-dessus des pissotières.

Il ne faisait pas noir ; jamais il ne faisait complètement noir ici. Les rectangles sombres des blocks s’alignaient, percés de faibles lumières jaunes. D’en haut, en survolant on devait voir ces taches jaunes et régulièrement espacées, dans la masse noire des bois qui se refermait dessus. Mais on n’entendait rien d’en haut ; on n’entendait sans doute que le ronflement du moteur, pas la musique que nous en entendions, nous. On n’entendait pas les toux, le bruit des galoches dans la boue. On ne voyait pas les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit.

Quelques secondes plus tard, après avoir survolé le camp, on devait voir d’autres lueurs jaunes à peu près semblables : celles des maisons. Mille fois, là-bas, avec un compas, sur la carte, on avait dû passer par-dessus la forêt, par-dessus les têtes qui regardaient en l’air vers le bruit et celles qui dormaient posées sur la planche, par-dessus le sommeil des SS. Le jour, on devait voir une longue cheminée, comme d’une usine.

Je suis rentré dans le block parce qu’il n’y avait même pas de quoi rester dehors à regarder en l’air cette nuit-là. Il n’y avait rien dans le ciel, et sans doute il n’allait rien venir. Le block, c’était chez nous, notre maison. C’était là qu’on dormait, c’était là qu’un jour on avait fini par arriver. Je suis remonté sur ma paillasse. Paul, avec qui j’avais été arrêté, dormait à côté de moi. Gilbert, que j’avais retrouvé à Complète, aussi. Georges, en dessous.

La nuit de Buchenwald était calme. Le camp était une immense machine endormie. De temps à autre, les projecteurs sallumaient aux miradors : l’œil des SS s’ouvrait et se fermait.

Dans les bois qui entouraient le camp, les patrouilles faisaient des rondes. Leurs chiens n’aboyaient pas. Les sentinelles étaient tranquilles.

Le veilleur de nuit de notre block, un républicain espagnol, faisait les cent pas, en sandales, dans l’allée centrale du block, entre les deux rangées de lits. Il attendait le réveil. Il faisait tiède. La lumière était faible. Il n’y avait pas de bruit. De temps en temps un type descendait de sa paillasse et allait pisser. Lorsqu’il s’apprêtait à descendre, le veilleur de nuit s’approchait et attendait qu’il ait mis le pied sur le plancher. Il espérait que l’autre lui parlerait, mais le type prenait ses chaussures à la main pour ne pas faire de bruit et se dirigeait vers la porte. Le veilleur lui demandait quand même à voix basse :

— Ça va ?

L’autre hochait la tête et répondait :

— Ça va.

Arrivé à la porte il enfilait ses chaussures, puis sortait pisser. Le veilleur du block reprenait sa marche.

Dans ce block, il n’y avait que des Français, quelques Anglais et des Américains. Depuis les quelques semaines que nous étions là, beaucoup de camarades français étaient déjà partis, envoyés en transport.

C’était aujourd’hui notre tour.

Depuis deux jours nous savions que nous allions partir. Nous savions même qu’on nous appellerait ce matin, 1er octobre 1944.

C’était mauvais, on le savait, le transport. C’était ce que tout le monde redoutait. Mais du moment où l’on avait été désigné, on s’y faisait. D’autant que pour nous, qui étions des nouveaux, notre peur du transport était abstraite. On se demandait ce qu’il pouvait y avoir de pire que cette ville où l’on étouffait, immense mais surpeuplée, à la marche de laquelle on ne comprenait rien. Quand le chef de block, détenu allemand, disait : Alle Franzosen scheisse ! les copains non encore avertis se demandaient dans quel énorme traquenard ils étaient tombés. Ils se voyaient traités, eux, Français, non seulement par les nazis comme les pires ennemis du nazisme, mais aussi, par des gens qui étaient leurs « semblables », par des ennemis comme eux des nazis, avec une hostilité spéciale, sans raison. Les premières semaines, ils étaient tentés de croire que leurs camarades allemands étaient perdus, avaient été retournés. Qu’eux seuls Français, exceptés, la population de Buchenwald était faite d’un peuple de sous-SS, de SS inférieurs, à tête rasée ou non, mais parfaits imitateurs des maîtres, parlant un langage que ceux-ci leur avaient peu à peu inculqué. C’était par contagion peut-être, se disait-on : l’habitude. Il restait cependant que ce langage faisait l’effet d’une trahison de tous les mots : Scheisse, Schweinkopf, loin de qualifier ici les SS, comme on aurait pu s’y attendre, n’y servaient plus qu’à les désigner, eux, Français. Il nous semblait ainsi, en arrivant, que nous étions les détenus les plus pauvres, la dernière classe de détenus.

La plupart d’entre nous ne savaient rien de l’histoire du camp ; histoire qui expliquait assez cependant les règles que les détenus avaient été amenés à s’imposer, et le type d’homme qui en était issu. Nous pensions que c’était ici le pire de la vie de concentration, parce que Buchenwald était immense et que nous y étions égarés. Ignorants des fondements et des lois de cette société, ce qui apparaissait d’abord, c’était un monde dressé furieusement contre les vivants, calme et indifférent devant la mort. Ce n’était en réalité souvent que le sang-froid dans l’horreur. Nous n’avions pas eu encore le temps de prendre sérieusement contact avec une clandestinité dont les nouveaux arrivants étaient loin de soupçonner l’existence.

Mais un camarade arrivé en même temps que nous au mois d’août avait été terrorisé à l’un des premiers appels au Petit Camp, par un kapo allemand, et il était devenu fou. Quand l’un de nous maintenant s’approchait de lui avec un morceau de pain et un couteau, il se cachait la figure dans le bras replié et suppliait : « Ne me tue pas ! » Il semblait aux derniers venus qu’ils ne pouvaient se comprendre qu’entre eux. C’est pourquoi ils croyaient que dans un transport peu nombreux ils pourraient se retrouver ensemble et retrouver des mœurs « à eux ». Aussi, maintenant qu’il en avait été question, beaucoup souhaitaient partir. « Ça ne peut pas être pire qu’ici », disaient-ils. « Plutôt cinq ans à Fresnes qu’un mois ici. Je ne veux plus entendre parler du crématoire. »

Ce matin donc, après le réveil, quand le stubendienst[1] belge est sorti de sa chambre, il tenait à la main une liste de noms tapés à la machine. C’était un type mince, il avait une tête Menue, de petits yeux, il portait un large béret sur le crâne. Le jour était à peine levé. Nous nous tenions dans l’allée du block. Il a commencé à appeler les noms. Paul, Georges, Gilbert et moi, nous étions appuyés contre les montants des châlits. On attendait. L’appel ne se faisait pas par ordre alphabétique. Ceux qui avaient été déjà appelés se regroupaient à l’extrémité du block, près de la porte. Pour eux, dès cet instant, ils étaient désignés, c’était le transport.

Les noms défilaient. Le groupe des appelés grossissait. Et pour ceux qui n’étaient pas encore appelés, le départ prenait une réalité nouvelle ; il devenait plus vrai que ces copains n’iraient jamais plus travailler à la carrière, qu’ils ne verraient plus jamais fumer la cheminée du crématoire. On ne savait pas où allait ce transport, mais tout d’un coup il apparaissait avant tout, et dans toute la force du mot, comme un changement. Et plus les appelés s’accumulaient, plus les autres se demandaient s’ils n’étaient pas frustrés de ne pas risquer l’aventure, le voyage.

Paul a été appelé. On l’a regardé partir vers les autres. D’autres encore. Georges, Gilbert et moi restions toujours appuyés contre les montants des châlits. On faisait signe à Paul qui s’enfonçait déjà dans le nombre, derrière les nouveaux désignés, déjà égaré, perdu à demi.

Puis, le stubendienst a fini par nous appeler tous, Georges, Gilbert et moi. La liste a été terminée bientôt. Nous étions donc regroupés. J’ai eu alors vraiment envie de partir.

On nous a rassemblés dehors. Nous étions une soixantaine. Le jour s’était levé. Déjà les hommes de corvée du block d’en face commençaient à laver le plancher. Des lagerschutz (policiers du camp), et des kapos commençaient à errer dans les allées. Le stubendienst belge nous a conduits au magasin d’habillement. Deux heures plus tard nous sommes revenus dans le block. Quand nous sommes entrés, les autres, ceux qui restaient, nous ont suivis des yeux et pour nous regarder, ils avaient d’autres visages. Nous portions un vêtement rayé bleu et blanc, un triangle rouge sur la gauche de la poitrine, avec un F noir au milieu, et des galoches neuves. Nous étions nets, rasés, propres, nous nous déplacions avec aisance. Ceux qui dans la mascarade de Buchenwald s’étaient vus affublés d’un petit chapeau pointu, d’un béret de matelot ou d’une casquette russe ; ceux qui avaient charrié des pierres à la carrière avec un costume populaire hongrois et une casquette d’employé du tram de Varsovie sur la tête ; ceux qui avaient porté une petite vareuse qui s’arrêtait au-dessus des fesses, avec sur la tête une casquette de souteneur, avaient cessé ce matin d’être grotesques ; ils étaient transfigurés.

Les copains qui ne partaient pas nous regardaient avec gêne. Certains à ce moment-là étaient sans doute tentés de nous envier. Nous allions échapper à l’étouffement, à l’incohérence de cette ville. Mais la plupart semblaient angoissés et gênés comme on l’est devant ceux à qui vient d’arriver un malheur et qui l’ignorent encore. Une seule chose était certaine pour tous, c’était qu’en Allemagne, du moins, nous ne nous reverrions jamais.

Nous, nous marchions dans l’allée du block. L’air y avait changé. Les paillasses, le poêle, le « mobilier » dont nous avions rêvé au Petit-camp n’avaient plus d’existence pour nous. On n’éprouvait aucun déchirement encore, mais seulement une amertume mêlée en regardant les copains, si grotesques, si périmés dans les vêtements du camp. Demain, ils seraient encore à l’appel pendant plusieurs heures, et nous ne serions plus là. Pour eux ce serait encore chaque jour la carrière, la cheminée, et l’appel avant le départ pour le travail, chaque matin sous les phares de la Tour, dirigés sur les milliers de têtes grises qu’il était impossible de songer à distinguer par un nom, par une nationalité, ni même par une expression.

Tout Buchenwald était déjà pour nous démodé, et démodés les copains. Ils restaient. On les plaignait presque.

Nous savions que nous n’allions pas à Dora, ni dans les mines de sel ; on nous avait même dit que ce n’était pas un mauvais transport. De là un état vaguement euphorique et ce luxe qu’on s’offrait, cette demi-tristesse devant les copains.

Nous avons passé la journée à errer dans le block. C’est le soir seulement, que le blockältester nous a rassemblés. Il nous a fait distribuer du pain et un morceau de saucisson. Nous étions rangés par cinq dans l’allée du block. Ceux qui ne partaient pas nous entouraient. Le blockältester nous considérait avec calme, mais avec l’air de penser à nous quand même. Il était blond (les détenus qui étaient là depuis un certain nombre d’années pouvaient garder leurs cheveux), sa figure qui était assez fine était durcie par un rictus de la bouche. Il avait la moitié d’un pied coupé et boitait. Autrefois il avait été naturiste et boxeur. C’était un politique ; il ne parlait ni ne comprenait le français. Aussi, quelquefois, quand il nous voyait rire, il croyait qu’on se moquait de lui. On était parvenu difficilement à lui faire comprendre qu’on ne se moquait pas, mais il restait méfiant, et quand il nous écoutait ses yeux guettaient sans cesse. Il avait un air de cruauté qui n’était pas vulgaire, un cynisme qui n’était ni agressif, ni méprisant. Il semblait toujours sourire, sourire à une réponse, qu’il avait l’air de connaître mais de vouloir retenir pour lui seul, le sourire de quelqu’un qui déjoue en permanence l’illusion. Il était là depuis onze ans. C’était un personnage, un des acteurs de Buchenwald. Son décor, c’était la Tour, la cheminée, la plaine d’Iéna avec au loin de petites maisons allemandes, comme la sienne qu’il avait quittée depuis onze ans. Et les SS, toujours les SS depuis le début – onze ans le même ennemi – le même calot retiré devant le même calot vert à tête de mort. Depuis onze ans soumis, homme de même langue qu’eux, dans la haine la plus parfaite, si parfaite que la nôtre le faisait sourire. Et ce sourire voulait démasquer l’illusion que nous avions de croire qu’on les connaissait. Lui, et ses camarades, pouvaient les connaître, et avaient des raisons autrement anciennes que les nôtres de les haïr. Lorsqu’on lui parlait de la guerre, et qu’on tentait de lui dire qu’on espérait rentrer bientôt en France et que lui-même serait libéré, il faisait « non » de la tête et riait avec un peu de hauteur, sans complicité, comme devant des enfants. Jusqu’en 1938 il avait attendu cette guerre et le Munich de la Tchécoslovaquie avait été aussi celui des camps. Il était là aux débuts de Buchenwald, quand il n’y avait que la forêt, quand beaucoup d’entre nous étaient encore à l’école. Nous, nous arrivions à peine dans cette ville qu’ils avaient construite eux-mêmes avec la cheminée édifiée par eux, dans cette ville qu’ils avaient conquise sur les bois et qui leur avait coûté des milliers de leurs camarades, et nous disions : « Bientôt on sera libérés. » Il riait et disait : « Non, vous ne serez pas libérés. Vous ne savez pas qui est Hitler. Même si la guerre finit bientôt, nous crèverons tous ici. Les SS feront bombarder le camp, ils y mettront le feu, mais nous ne sortirons pas d’ici vivants. Il y a des milliers et des milliers des nôtres qui sont morts, nous aussi nous mourrons ici. » Quand il parlait ainsi, sa voix qui était faible s’élevait, son débit se précipitait, son regard devenait fixe, mais il gardait son sourire, ce n’était plus à nous qu’il parlait ; envoûté par le drame, il se répétait à lui-même cette oraison. Ce que nous appelions la libération, il ne parvenait évidemment plus à s’en faire une représentation. On aurait voulu lui dire que c’était encore possible, que c’était même certain, que ce qu’ils attendaient depuis onze ans allait arriver, mais il ne pouvait pas nous croire. Il nous considérait comme des enfants.

Un jour, des copains étaient allés le trouver pour lui parler d’un camarade qui était très malade et qui venait d’être désigné pour un transport. S’il partait, il avait de fortes chances de mourir pendant le trajet. Lui avait ri et avait répété : « Vous ne savez donc pas pourquoi vous êtes ici ? » et appuyant sur chaque mot : « Il faut que vous sachiez bien que vous y êtes pour mourir. Allez dire aux SS que votre camarade est malade, vous verrez ! » Les copains avaient pensé que l’idée de la mort d’un homme pouvait encore l’ébranler. Mais tout se passait comme si rien de ce qui pouvait arriver d’imaginable à un homme n’était plus susceptible de provoquer en lui ni pitié ni admiration, ni dégoût ni indignation ; comme si la forme humaine n’était plus susceptible de l’émouvoir. Sans doute était-ce là le sang-froid de l’homme du camp. Mais ce sang-froid, cette discipline qu’il s’était imposée, avec peine peut-être, il avait fini sans aucun doute par en être dupe lui-même. La résistance de chacun a des limites qu’il est difficile de fixer. Mais pour lui, il lui aurait probablement coûté beaucoup de jouer le jeu de l’indifférence de l’extérieur seulement. Il en était sans doute venu ainsi à ne plus éprouver ce qu’il n’était pas question d’exprimer, et qu’il n’eût en aucun cas servi à rien d’exprimer.

Le mot du kapo, l’un de nos premiers jours au camp, était revenu aux copains : « Ici, il n’y a pas de malades : il n’y a que des vivants et des morts. » C’était cela que voulait dire le chef de block, cela qu’ils disaient tous.

Le chef de block avait repris : « Il faut que votre camarade parte. Il n’y a que le transport qui compte, il ne faut pas que les SS s’occupent de nos affaires, parce qu’alors vous verriez autre chose. » Il s’était arrêté un instant en hochant la tête, puis il avait répété : « II faut qu’il parte votre camarade. »

Et il avait continué : « Vous ne connaissez pas les SS. Pour tenir ici, il faut de la discipline et vous n’êtes pas disciplinés. Je peux tout comprendre, mais je ne comprends pas qu’on ne soit pas discipliné. Vous fumez dans le block. C’est interdit. C’est interdit, parce que si le feu prend, vous serez enfermés dedans et vous grillerez. Vous n’aurez pas le droit de sortir. Si vous sortez vous serez mitraillés par les SS. Vous prenez deux couvertures chacun. Il y en a qui les coupent pour se aire des chaussons, c’est un crime. Il n’y a pas de charbon pour faire marcher le poêle, cet hiver vos camarades n’auront pas de couverture et ils mourront de froid. »

Il parlait peu en général. On disait qu’il « n’aimait pas les Français ». Avant nous, il y avait eu dans le block des droit commun de Fort-Barrault. Ils se volaient leur pain. Le chef de block cognait. Ils avaient voulu le tuer. Les copains avaient eu beau lui dire que maintenant c’étaient des politiques français qui lui parlaient, il restait sceptique. Parfois, cependant, il essayait de s’expliquer ; il disait qu’il n’aimait pas frapper, mais que c’était souvent nécessaire. Les copains l’écoutaient, ils le laissaient parler. D’entendre ses propres paroles devant d’autres que les siens l’acclimatait insensiblement à nous. Mais, que pouvions-nous comprendre ? Nous n’étions pas encore des familiers de la mort, pas en tout cas de la mort d’ici. Son langage à lui, ses hantises en étaient imprégnés, son calme aussi. Nous, nous pensions encore qu’il y avait un recours possible, qu’on ne mourait pas « comme ça », qu’on pouvait faire valoir des droits quand la question se posait à la fin, et surtout qu’on ne pouvait pas regarder « sans rien faire » un camarade mourir.

Ses camarades à lui étaient morts. Il restait seul.

La mort était ici de plain-pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l’or de la bouche des morts s’échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants. La mort était formidablement entraînée dans le circuit de la vie quotidienne.

Nous étions des enfants, vraiment.

 

*

 

On avait dans la main le pain et le saucisson. On ne mordait pas dedans. La lumière tombait sur nous, il y avait des zones d’ombre dans le block. Le blockältester nous regardait avec sérieux. Aucun cynisme sur sa figure, son sourire avait disparu. Nous étions nouveaux mais nous partions en transport. Autrefois, lui aussi était parti, puis il était revenu. Nous allions suivre un itinéraire semblable au sien. Il n’était donc pas dit qu’arrivés si tard en Allemagne nous ne connaîtrions rien des camps ; que nous serions des Français planqués et chanceux par rapport à ceux qui avaient vécu d’autres périodes de la concentration. Sans doute, il en avait vu des transports, il avait même su ce qu’ils étaient devenus. Ce n’était qu’un transport de plus. Mais quand même, là, devant nous, c’était lui qui restait et nous qui partions. Il ne nous méprisait plus.

On nous avait comptés plusieurs fois. Toutes les opérations étaient terminées. Ceux qui restaient se tenaient à l’écart de nous, ils semblaient s’être éloignés. La différence entre nous s’affirmait, et en même temps un désir immédiat de se parler. On se faisait des signes par-dessus quelque chose. Ceux qui s’étaient engueulés se criaient : « Bon courage ». Ceux qui n’avaient jamais échangé que quelques mots se demandaient à la hâte : « Où habites-tu ? »

Il était trop tard. Trop tard pour se connaître. Il aurait fallu se parler avant ; ces inconnus qui se découvraient à la hâte étaient maladroits. Trop tard. Mais c’était donc que nous pouvions encore nous émouvoir ; nous n’étions pas morts. La vie, au contraire, venait de se réveiller du sommeil commençant des camps. Nous étions encore capables d’être tristes en quittant des camarades, encore frais, humains. Cela rassurait. Nous avions déjà besoin d’être rassurés. C’est pourquoi certains y mettaient peut-être quelque complaisance.

Le chef de block avait mis son béret, enfilé sa veste à brassard. Officiel, mais pas sévère. Il savait que demain nous aurions oublié les copains. Entre nos deux groupes il était la conscience de Buchenwald ; sa présence ramenait ces quelques instants à n’être que l’exécution d’une règle, répétition, habitude. Il avait connu cela aussi. On pouvait ici se dire au revoir ainsi, des amis séparés pouvaient même avoir les yeux rouges. Il se souvenait du temps où il aurait pris garde à cela. C’était fragile. Il savait que cette minute filerait, comme des milliards d’autres dans l’histoire du camp, dissoutes dans les heures de l’appel et le froid. Il savait qu’entre la vie d’un copain et la sienne propre, on choisirait la sienne et qu’on ne laisserait pas perdre le pain du copain mort. Il savait qu’on pourrait voir, sans bouger, assommer de coups un copain et qu’avec l’envie d’écraser sous ses pieds la figure, les dents, le nez du cogneur, on sentirait aussi, muette, profonde, la veine du corps : « Ce n’est pas moi qui prends. »

— Fertig ! dit le chef de block.

Alors, ceux qui restaient et qui n’avaient pas le droit de se mêler à nous, ont franchi violemment la distance qui nous séparait d’eux. Ils ont crié et répété : « Il n’y en a plus pour longtemps ! » « Bon courage ! » On s’est crié encore des adresses : « Rappelle-toi ! » On a serré les mains de ceux qu’on n’avait pas connus. Ceux qui ne s’aimaient pas se regardaient enfin en face. Chacun donnait le meilleur de soi. Les figures les plus dures étaient devenues comme on avait dû les voir le plus souvent, là-bas, chez eux. La gentillesse possible de chacun est apparue. On partait, on partait. Mais ils nous suivaient, on allait les connaître, on partait. Si cela avait été un faux départ, tout à l’heure ils seraient redevenus comme avant, et on le savait, mais c’était bon : une main restait sur votre épaule et feignait de vouloir vous retenir. Nous allions nous quitter et nous éprouvions le sentiment que nous allions nous mutiler les uns des autres. Nous n’avions pas le temps. Mais il y eut quelques secondes où cela apparut comme un déchirement. C’était bien là, sans doute, le mouvement de l’amour impossible. Eux voulaient nous retenir dans la vie. Tout à l’heure ce serait fini, nous ne serions plus à perdre, nous serions même oubliés. Ils le savaient, et nous le savions. Mais nous nous demandions ensemble, eux et nous, si nous aurions toujours la force de vouloir retenir l’autre dans la vie. Et si, même dans le calme relatif, non traqués, nous en arrivions à ne plus vouloir, à ne plus avoir la force de le vouloir ? Alors nous serions sans doute devenus l’homme adulte du camp, le chef de block, une espèce d’homme nouveau.

 

*

 

Nuit avec les étoiles. Nous sommes sortis du block, et nous avons gravi la pente qui mène à la Place d’Appel, où nous sommes maintenant. Elle est sombre, elle forme un immense rectangle. Au sommet et sur toute son étendue, les cachots et les bureaux des SS, avec la Tour au centre. A l’étage de la Tour, sur une sorte de terrasse, la sentinelle se tient derrière le F. M. dirigé sur la place. Les phares disposés le long de la terrasse sont éteints. Au pied de la Tour est la voûte, sous laquelle on passait pour aller au travail ou partir en transport.

Nous nous sommes joints à d’autres rayés qui partent dans le même transport. Ils sont comme nous, alignés par cinq. Il y a une majorité de Français, quelques Belges, quelques Russes, des Polonais, quelques Allemands. Gilbert, Paul, Georges et moi sommes sur la même rangée.

De temps en temps, une voix sort d’un haut-parleur. Une voix grave, bien timbrée, presque mélancolique. Est-ce à l’un des nôtres que l’on parle ainsi ? C’est un SS qui parle. Il appelle posément un chef de block, un kapo ou quelque autre fonctionnaire ; mais c’est bien à un détenu qu’il s’adresse. On l’avait entendue souvent, cette voix, dans le haut-parleur de la baraque. Elle s’étendait sur tout le camp : « Kapos… Kapos ! », avec un « a » grave. C’était le mot qui revenait le plus souvent. Au début, cela avait paru mystérieux. Cette voix et ce mot manifestaient en réalité toute l’organisation. Calme, la voix ordonnait tout. Entre la voix et le régime imposé par les SS, il était d’abord impossible de faire le rapprochement. C’était pourtant une même chose. La machine était au point, admirablement montée, et cette voix tranquille, d’une fermeté neutre, c’était la voix de la conscience SS absolument régnante sur le camp.

Les phares de la Tour se sont allumés. Quelques-uns sont dirigés sur nous, d’autres balayent la place. Les SS ne sont pas encore arrivés. Le chef de block qui nous a accompagnés reste à l’écart et bavarde avec un lagerschutz. Sur la place, quelques détenus font les cent pas. Leur marche est paisible. Ils sont rodés, ils savent vivre les répits. C’est un de leurs droits de se promener ainsi le soir, après le travail, et ils l’exercent précieusement.

Au-delà du barbelé, au-delà de la carrière, sur la plaine d’Iéna, quelques lumières brillent faiblement. A l’opposé, derrière nous, la cheminée du crématoire.

Nous avons attendu longtemps. Il doit être maintenant onze heures. Le chef de block est parti. Il ne nous a rien dit ; il a simplement regardé la colonne, il n’a fait aucun signe. Demain, nous serons remplacés dans son block. Il n’avait aucune raison de nous serrer la main. Ce monde avait fabriqué ses hommes. Et lui-même, ennemi des SS, était un de ces hommes. Je n’ai jamais pensé qu’il pouvait avoir un nom, je ne me suis jamais demandé : « Comment s’appelle-t-il ? »

Quand nous avons encore toutes nos histoires fraîches dans la tête, quand nous disons, comme ayant quitté la maison la veille : « Bientôt, on sera chez soi ! » et que l’on pense n’avoir changé de vêtements que pour un temps, lui a dans la tête onze ans des histoires du camp. Le SS, il l’a vu naître, puis devenir SS, il le connaît du dedans. Et, lui-même, c’est sous les yeux de ce SS qu’il a vu naître qu’il a fabriqué ce camp.

Nous sommes des étrangers, des satellites attardés, groupes venant de peuples qui s’éveillent, accourent quand la bataille est engagée depuis longtemps. Nous sommes le nombre, le nombre, et, nous non plus, pour lui, nous ne pouvons pas porter de nom ; nous ne sommes pas dans le coup.

Cependant, nous aussi, les Français arrivés par les derniers convois du mois d’août, nous allons avoir le temps de passer à notre tour par quelques-uns des stades de l’édification de la société des camps. La deuxième nuit du transport elle-même, par exemple, ne s’achèvera pas sans que nous ayons assisté au phénomène de la naissance du kapo.

Les cinq Allemands qui sont dans la colonne rient entre eux. Ce sont nos futurs kapos. Ils savent qu’en arrivant au kommando ils seront nos chefs. C’est comme nos chefs qu’ils ont été désignés avec nous pour le transport. Ils sont déjà distants. Ce sont des droit commun. Un peu à l’écart, se tient un autre Allemand. Il est blond, une tête carrée, une assez forte corpulence, il porte un beau foulard. A Gilbert, qui parle allemand, il a dit qu’il était schreiber (secrétaire). Il deviendra lagerältester (doyen du kommando). C’est un politique.

Nous ne savons pas encore combien les rôles sont déjà distribués.

Il n’y a plus que nous sur la place maintenant. Les copains dorment dans les blocks. Ceux de notre baraque ne pensent plus à nous ; ils nous croient loin, et nous sommes encore sur la place. Pour eux, ce départ a été accompli. Nous les imaginons à quelques centaines de mètres de là, qui vont pisser à demi endormis. Nous sommes en éveil, excités. Ce sont eux maintenant les innocents. Nous les regardons comme on regarde des aveugles. La vie nocturne de Buchenwald se mène sans nous ; nous sommes à la limite près de la Tour. On n’a jamais aucune autre raison d’être là la nuit que pour partir.

Les phares éclairent les figures et les rayés. On ne nous a donc pas oubliés. On sait que nous sommes là. Les figures sont les mêmes que celles qui vont au travail le matin. Les épaules sont ramenées en avant. On a froid. Grisaille de la colonne ramassée, grouillement de paroles des Belges, des Polonais, des Français ; chacun avec son copain, les attelages sont faits. L’homme dont on se souvient, maintenant déguisé, rasé, trimbalé, non viable autrement que déguisé et qui envie les chevaux et les vaches d’être acceptés comme chevaux et comme vaches, a encore ses yeux et sa bouche, et, sous le crâne lisse, toutes ses images d’homme en veston et ses paroles d’homme en veston.

Le passage sous la Tour s’est allumé. Les SS arrivent : deux sont en casquette ; les autres, des sentinelles, ont le calot et le fusil. Ils comptent. Un lagerschutz appelle les noms en les estropiant. Mon nom est là-dedans, entre des noms polonais, russes. Rigolade de mon nom, et je réponds « Présent ! » Il m’a frappé l’oreille comme un barbarisme, mais je l’ai reconnu. Un instant, j’ai donc été désigné ici directement, on s’est adressé à moi seul, on m’a sollicité spécialement, moi, irremplaçable ! Et je suis apparu. Quelqu’un s’est trouvé pour dire « oui » à ce bruit qui était bien au moins autant mon nom que j’étais moi-même, ici. Et il fallait dire oui pour retourner à la nuit, à la pierre de la figure sans nom. Si je n’avais rien dit, on m’aurait cherché, les autres ne seraient pas partis avant qu’on ne m’ait trouvé. On aurait recompté, on aurait vu qu’il y en avait un qui n’avait pas dit « oui », qui ne voulait pas que lui, ce soit lui. Et, après m’avoir découvert, les SS m’auraient foutu sur la gueule pour me faire reconnaître qu’ici moi c’était bien moi et me faire rentrer cette logique dans le crâne : que moi c’était bien moi et que c’était bien moi ce rien qui portait ce nom qu’on avait lu.

Après l’appel, les SS recomptent avec le lagerschutz. Puis le lagerschutz s’en va. Il n’y a plus que les SS. Ils sont calmes, ils ne gueulent pas. Ils marchent le long de la colonne. Les Dieux. Pas un bouton de leur veste, pas un ongle de leur doigt qui ne soit un morceau de soleil : le SS brûle. On est la peste du SS On n’approche pas de lui, on ne pose pas les yeux sur lui. Il brûle, il aveugle, il pulvérise.

A Buchenwald, à l’appel, on l’attendait des heures. Des milliers de types debout. Puis on l’annonçait : « Il arrive ! Il arrive ! » Il était encore loin. Alors, n’être plus rien, surtout n’être plus rien que les milliers. « Il arrive ! » Il n’est pas encore là, mais il vide l’air, le raréfie, le pompe à distance. Rien que des milliers, qu’il n’y ait rien ici, personne, rien que les carrés de milles. Il est là. On ne l’a pas encore vu. Il apparaît. Seul. N’importe quelle figure, n’importe qui, mais un SS, le SS. Les yeux voient la figure de n’importe qui. L’homme. Le Dieu à gueule de rempilé. Il passe devant les milles. Il est passé. Désert. Il n’est plus là. Le monde se repeuple.

Au kommando, nous ne serons que quelques centaines. On verra toujours les mêmes SS. On les repérera. On saura les distinguer. Il n’y aura pas de Tour. Eux aussi seront condamnés vivre avec nous, à voir toujours les mêmes têtes et même à chercher parmi ces têtes les bonnes, dont ils pourront se servir.

— Zu fünf ! (par cinq) Fertig ! crie l’un des SS à casquette, a colonne se raidit. On s’ébranle. On passe sous la Tour.

 

*

 

La lune s’est levée. La colonne avance, silencieuse, sur la route qui monte vers la gare du camp. Quelques centaines de mètres à faire. Les sentinelles à calot marchent de chaque côté, la crosse du fusil sous le bras, le canon vers le sol. Derrière, des copains tirent un chariot qui contient les bagages des SS.

Le train est là : quelques wagons à bestiaux, un wagon de voyageurs. La gare est déserte. On nous compte encore ; les SS sont calmes.

Dans notre wagon, nous ne sommes pas nombreux. On s’est couché contre les parois ; le plancher est humide et sale. Il fait froid, on s’est collé les uns contre les autres. La porte est restée ouverte, la lumière de la lune entre et fait un large rectangle. Les Allemands qui seront nos kapos sont juste assis dedans. On les voit bien. Ce sont encore des détenus comme nous. On ne les regarde encore que comme des gens que l’on voit pour la première fois. Ils n’ont rien de spécial. On ne se pose pas de questions. Ils parlent à mi-voix entre eux ; ils semblent se connaître depuis longtemps.

De chaque côté du rectangle de lumière, des ombres sont groupées, quelques taches troubles de visages, de mains, apparaissent et s’effacent. Le fond du wagon est complètement noir.

Ce train pourrait rester là longtemps. Nous ne sommes pas dans un wagon, mais dans une caisse ; on n’a pas l’impression qu’il y a des roues, que ça va remuer. Autour du train, dehors, il n’y a pas d’autre bruit que le crissement des souliers des SS qui se promènent. Nous sommes dans une immobilité de plomb.

Des chuintements. C’est la locomotive. Sortie du cœur du bois. Elle se rapproche. Un ébranlement ; quelque chose a fait remuer ce wagon, la vie est déclenchée, il y a du sang dans les roues. Le crissement des pieds des SS n’est plus le même, nous ne sommes plus dans une caisse, ils ne commandent plus la caisse, maintenant c’est la machine qui commande. S’ils vont pisser et qu’ils s’attardent trop et que le train parte, ils peuvent le manquer, et ils auront l’air con devant le train qui s’en va, con devant nous.

On va glisser sur les rails. Le type qui est sur la machine n’est pas un SS. Il ne sait peut-être pas qui il trimbale, mais il fait marcher le train. S’il devenait fou, si tous les chefs de gare allemands devenaient fous, sans sortir du wagon, comme on est, en rayé, on pourrait s’enfoncer dans la Suisse…

Mais on part bien de Buchenwald et pas pour n’importe où. Les embranchements ne seront pas ratés, on restera dans la bonne direction, les SS peuvent dormir, ça se passera bien. Les rails sur lesquels glissent les voyages de noces resteront aussi lisses sous notre passage ; le jour, dans la campagne, on regardera passer le train ; même si l’on devient des rats, un convoi de rats, la campagne restera tranquille, les maisons en place et le cheminot mettra du charbon dans la chaudière.

Ce n’est pas vrai, la plus extraordinaire des pensées ne fait pas remuer un caillou. Je peux appeler ceux de là-bas, me vider et les mettre à ma place, dans ma peau : là-bas ils dorment quand je suis ici assis sur la planche. Je ne suis pas maître d’un mètre d’espace, je ne peux pas descendre du wagon pour regarder, je ne suis le maître que de l’espace de mes pieds, et il y aurait des centaines de kilomètres à gagner. Eux aussi, là-bas, doivent sentir la maison écrasante et ne plus pouvoir penser que ceci : que la pensée la plus violente ne fait pas remuer un caillou. Si j’étais mort et qu’ils le sachent, ils ne regarderaient plus la carte et ne feraient plus le calcul des kilomètres. Les collines, les fleuves atroces ne mureraient plus la maison ; les distances infernales s’annuleraient, l’espace se pacifierait, ils ne seraient plus exilés de la partie du monde respirable.

Un coup de sifflet de la locomotive, anodin, étrange. Pour qui ? Sifflet rassurant qui vaut pour tous : c’est le même signal pour les SS et pour nous. Les SS soumis au coup de sifflet. On ne se défera jamais de cette manie enfantine de chercher partout des signes de blasphème, des encouragements. Sûrement, ils ne peuvent pas croire que nous entendons le même sifflet qu’eux. Coup de sifflet : ils montent dans le train. Ah, nous allons devenir incrédules ! Ils ne règnent donc que sur nous ; une pierre peut les faire tomber… S’ils ratent le train, il y aura très vite un espace entre la place de leurs pieds et l’endroit où est le train ; un espace comme il y en a un entre la place de nos Pieds et la maison. Ils ne règnent pas sur l’espace, et ce qui se passera derrière le front du SS ne fera pas remuer un caillou, ne comblera pas la distance qui sépare ses pieds du train parti…

La sentinelle affectée au wagon est montée. C’est un vieux, un Sudète. Il a de longues moustaches. On lui a collé une tête de mort sur le calot, mais c’est un faux SS. Il a installé un banc Près de la porte qu’il a fermée à demi. Il a allumé une bougie 3U il a fichée sur le banc, et il s’est assis, son fusil entre les Jambes.

Un ébranlement suspend le faible bourdonnement des conversations. Le vieux gardien chancelle, basculé. Ça y est, les roues tournent. Le plancher vibre. La vibration gagne les membres, les réchauffe. Quelques exclamations feraient croire qu’il s’agit d’un départ habituel pour la guerre, la caserne. « Elle est morte ! » dit un copain, comme si la vie allait renaître. Rien n’était plus insupportable, il est vrai, que ce wagon immobile, plus sinistre qu’une tombe. Le train roule maintenant ; il s’enfonce dans le bois qui descend vers Weimar. Le wagon est terriblement secoué. On se laisse emporter, et le corps bercé se détend. Ça roule, on a l’illusion de vaincre de l’espace. Mais, quand on sera arrivé, on le retrouvera intact, cet espace qui nous sépare de là-bas. On ne remue qu’à l’intérieur de l’Allemagne, et cette distance est neutre, et ce mouvement ne fait que brouiller ce qui, hier, était définitif et le sera demain. On secoue les cadavres.

Le gardien, qui se laisse balancer, fume une grosse pipe qui tombe sur son menton. Le train roule maintenant dans la descente. De temps en temps, la bougie s’éteint, le vieux la rallume et se tourne vers nous en rigolant ; certains d’entre nous rigolent aussi. Les futurs kapos qui ont du tabac lui demandent du feu, il en donne. Il a peut-être envie d’être brave. Il est seul, il fait nuit, il est vieux, il vient d’être mobilisé, on l’a sorti de sa ferme ; on ne devient pas SS en quelques jours.

Les futurs kapos parlent la même langue que lui. L’un d’eux, un gros, qui s’appelle Ernst, se lève et s’approche de la porte. Elle est entrouverte ; le gardien l’a laissé approcher. Le gros passe sa tête dehors et renifle l’air, le vieux ne bronche pas. L’autre rentre la tête et, se tournant vers le gardien, qui le regarde, lui dit quelque chose en allemand. Le vieux rigole dans sa moustache et se tourne vers nous. Le gros rit aussi. Il est presque édenté. Les autres Allemands en profitent pour rire à leur tour, assez fort, et le gardien se tourne carrément vers eux et hoche la tête avec un sourire qui reste dans sa moustache. On ne sait pas ce qu’a dit le gros. Le vieux doit se sentir légèrement menacé, plus seul et moins seul. Mais il n’y a que les Allemands qui ont ri, tout le wagon n’a pas ri, la langue a circonscrit le danger. Le gros reste à côté de la sentinelle. Il parle, l’autre répond de temps en temps. Ce n’est pas une conversation. Le gros voudrait aboutir à une conversation, mais le vieux ne sait pas s’il doit se laisser entraîner. La langue le rassure, mais, tout de même, nous sommes là. Les autres Allemands suivent les efforts du gros qui tente de mettre en évidence, aux yeux du gardien, la hiérarchie du wagon : il y a d’abord lui, le gardien, ensuite eux, les Allemands, nos kapos, et nous pour finir.

On roule depuis un bon moment. Tout est calme. La situation des Allemands se consolide. Maintenant, ils sont trois debout qui entourent le gardien. Un copain s’est levé. Il avait une cigarette. Il s’est approché du noyau et il a demandé du feu au gros en lui tapant sur l’épaule devant le gardien. L’autre n’a pas osé refuser, mais il a pris l’air le plus impatient, le plus méprisant possible.

Le gardien est assis sur le banc, la tête baissée ; il écoute les autres et ne la relève que rarement. Quand il sourit, il évite de les regarder, pour réduire la portée de ce sourire. Il tient bien son fusil par le canon, entre les jambes. Les trois autres ne le lâchent pas, ils ne cessent pas de lui parler.

A l’autre bout du wagon, un Français qu’on ne voit pas commence à chanter. Voix de sirop, écœurante. Il est question d’une femme en proie à une maladie incurable. On écoute. Elle finit par mourir.

Le wagon trimbale tout : nous, prostrés contre les parois, l’îlot allemand des trois et du gardien, le type à la chanson. Puis les mêmes, sans chanson. Le dos du gardien semblait plus large quand le copain chantait : un mur. Un autre commence une autre chanson. Encore un Français. Les trois futurs kapos autour du faux SS se retournent ; ils râlent parce qu’on chante en français.

— Tu nous emmerdes ! répond le copain, qui s’est interrompu. Ils ne sont pas encore kapos. Et il reprend la chanson. Le vieux s’est interrompu quand les trois sont intervenus, comme si leur intervention lui avait rappelé que l’ordre était troublé. Un instant, il a été inquiet. « Est-ce qu’on peut les laisser chanter ? » Puis il s’est retourné vers la porte, – non, personne n’a pu sauter – il a regardé les trois, et il a ramené son fusil qui avait un peu glissé.

Un air glacé pénètre par l’entrebâillement de la porte et les interstices des parois. Je me cale entre Paul et Gilbert qui somnolent. Toujours cette clarté pâteuse qui vient de la porte ; on ne sait pas si c’est le jour naissant ou la lune. La bougie est presque consumée ; les trois Allemands sont revenus à leur place. Le wagon dort. La tête du gardien tombe parfois sur le canon du fusil. Il la relève dans un sursaut et la tourne furtivement vers nous, puis regarde l’entrebâillement de la porte. Mais la largeur est toujours la même. Tout le monde est là.

Plus tard, le train s’arrête. Un autre gardien est venu relever le vieux. Il est un peu plus jeune, mais ce n’est pas non plus un véritable SS.

Avec la montée du jour, les zébrés apparaissent sur le plancher jusqu’au fond du wagon : matière gris-bleu-violet, brouillardeuse dans le faible matin ; les raies suivent le mouvement du corps, des bras, des jambes repliés ; les raies vont jusqu’aux pieds, et, aux pieds, il y a ces grosses galoches à semelles de bois, à tige de carton jaune et noir, neuves, reçues pour le départ. Elles brillent. Les raies sont toutes neuves, les semelles des souliers sont encore entières, les crânes, rasés de nouveau hier, sont lisses, c’est une cargaison fraîche, chacun est un häftling (détenu) type, apprêté et réussi. On n’a pas encore de boue sur le vêtement, pas encore reçu de coups depuis qu’on a le vêtement. Une autre captivité vient de commencer.

Cette nuit, la bougie seule éclairait le profil immobile de la sentinelle. A côté de moi, Gilbert et Paul dormaient. J’avais les yeux ouverts, et d’autres, dans le noir, devaient avoir aussi les yeux ouverts et fixer la flamme jaunâtre et les moustaches pendantes de la sentinelle, la flamme et les moustaches toujours, ce morceau de lumière auquel le gardien avait droit comme pour se veiller lui-même et qui ne baignait que lui. Il n’y avait pas d’autre bruit que celui du wagon qui vibrait et engourdissait le corps. Ces vibrations, cet engourdissement lui redonnaient passagèrement sa sensibilité ancienne. Au milieu du sommeil des autres, celui qui avait les yeux ouverts était seul, c’est-à-dire comme avec ceux de là-bas. A passer simplement la main sur ses jambes, on redécouvrait cette propriété en commun avec ceux de là-bas, d’avoir un corps à soi dont on pouvait disposer, grâce auquel on pouvait être une chose complète. Et, grâce à lui encore, retrouvé, dans la demi-torpeur il semblait qu’on allait pouvoir à nouveau, qu’on pourrait toujours accomplir un moment de destinée individuelle. Le regard dans la flamme, on écoutait se refabriquer dans la tête l’ancien langage et on se retrouvait par bouffées dans la proximité vivante, insupportable de ceux qu’il était impossible d’imaginer ici. On s’élançait hors des grilles violettes et grises et on se redécouvrait celui qui était reconnu, admis quelque part là-bas. On était loin déjà, le corps engourdi, les yeux dans la lumière et tout d’un coup cette lumière vacillait, les yeux revenaient à la surface de la flamme et se brûlaient à sa netteté. C’était de la folie. Il aurait fallu plutôt dormir. De la folie d’avoir abandonné les copains, lâché le SS. Maintenant, on sentait les raies comme peintes sur la peau, le crâne piquant sous la main, et on retrouvait le gardien immobile dont la femme possible est acceptée par les SS, la maison aussi, la maladie, les peines, et dont la mort serait un malheur.

Le train a roulé toute la journée. On a mangé le pain qu’on avait touché hier dans le block. On s’est levé de sa place, on s’est approché de la porte, et, par l’entrebâillement, on a regardé la campagne : de la terre, des champs, des petits hommes au milieu, courbés. L’espace voulait être innocent, les enfants aussi dans les rues des villages, une petite lampe au-dessus de la table à l’intérieur d’une maison, la figure d’un garde-barrière, les façades des maisons et cette intimité paisible que l’on surprenait de l’Allemagne ; et le SS aussi, se promenant sur une route, voulait être innocent. Mais un maquillage invisible était partout, dont nous seuls avions la clef, la parfaite conscience. Vers la fin de l’après-midi, les sentinelles ont changé encore une fois, et le vieux de la nuit est revenu. Les futurs kapos n’ont pas cessé de parler et de rigoler. On a cherché à savoir où on allait. On allait vers le Nord, vers Hanovre. Puis le soir est venu, on s’est recouché sur le plancher.

 

*

 

On va arriver. Maintenant, le décor de Buchenwald se recompose en entier dans le souvenir : l’immense creux de la carrière et cette gravitation d’êtres minuscules avec la pierre sur l’épaule, devant la plaine d’Iéna ; la parade du départ pour le travail, le matin, avant le jour, sur la place d’appel, avec les vingt mille types sous les projecteurs et la musique du cirque au milieu de la place ; les répétitions du jazz près des chiottes ; les immenses chiottes où l’on avait quelquefois passé la nuit ; le boulevard des Invalides, avec ses unijambistes dans le brouillard à quatre heures du matin, et les aveugles et les vieux et les fous ; la hantise des quinze jours de corvée de merde passés dans la merde, et la cheminée du crématoire dans le petit jour sous extraordinaire mouvance des nuages. Et, tout autour, le barbelé, la frontière brûlante dont on n’approchait pas et que, bien avant que nous soyons arrivés, des hommes étaient allés saisir à pleines mains sous les yeux d’un SS paisible qui, du mirador, attendait de voir ces mains se décrocher.

Beaucoup étaient morts pendant les trois mois que nous avions passés à Buchenwald, des vieux surtout : deux types tenaient chacun les bouts d’une couverture qui contenait un poids. Ils passaient en criant : « Attention ! » On s’écartait, ils portaient le poids à la morgue. Parfois, des copains suivaient. Ils allaient jusqu’à la morgue, qui était au bout des grandes chiottes ; une vitre donnait sur la grande allée qui y conduisait. Ils collaient la tête contre la vitre, mettaient les mains de chaque côté de la figure pour se protéger du faux jour, mais ils ne voyaient rien. Ceux qui se connaissaient depuis vingt ans, le père et le fils, les frères, se séparaient ainsi. Celui qui restait rôdait parfois autour de la morgue, mais la porte était fermée, et, à travers la vitre, on ne voyait rien.

Je me souviens du premier que j’ai vu mourir. On était à l’appel depuis quelques heures. Le jour baissait. Sur une butte du Petit Camp, à quelques mètres devant la première rangée de détenus, il y avait quatre tentes. Les malades étaient dans celle qui se trouvait en face de nous. Un pan de la tente s’est soulevé. Deux types qui tenaient une couverture par les bouts sont sortis et l’ont posée par terre. Quelque chose est apparu sur la couverture étalée. Une peau gris noir collée sur des os : la figure. Deux bâtons violets dépassaient de la chemise : les jambes. Il ne disait rien. Deux mains se sont élevées de la couverture et chacun des types a saisi une de ces mains et a tiré. Les deux bâtons tenaient debout. Il nous tournait le dos. Il s’est baissé et on a vu une large fente noire entre deux os. Un jet de merde liquide est parti vers nous. Les mille types qui étaient là avaient vu la fente noire et la courbe du jet. Lui n’avait rien vu, ni les copains, ni le kapo qui nous surveillait et qui avait gueulé Scheisse ! en se précipitant vers lui, mais qui ne l’avait pas touché. Puis il était tombé.

On ne savait pas, quand les deux types étaient sortis, qu’il y avait quelqu’un dans cette couverture. On attendait seulement le SS. C’était le moment de l’appel. On s’assoupissait debout. C’était interminable, comme chaque appel. Et le jet était parti, la merde du copain avait retenti dans ce demi-sommeil. Mille hommes ensemble n’avaient jamais vu ça.

Le copain était étendu dehors sur la couverture. Il ne bougeait pas. Ses yeux ronds étaient ouverts. Il était seul sur la butte. Les mille debout regardaient tantôt si le SS arrivait, tantôt vers lui. Ceux qui l’avaient sorti de la tente sont revenus. Ils se sont penchés sur lui, mais ils ne savaient pas s’il était mort. Ils ont tiré doucement sur la manche de la chemise ; il ne bougeait pas. Ils n’osaient pas toucher la peau. On ne pouvait pas savoir s’il était mort. Peut-être se relèverait-il et chie-rait-il encore ? C’était par la merde qu’on avait su qu’il était vivant, et, puisque le kapo avait gueulé, c’était qu’il était vivant, car le kapo savait détecter les morts.

Posé sur la couverture, le type ne bougeait pas. Les deux porteurs, debout, immobiles, le regardaient.

Le kapo s’est approché. Il était immense ; de sa figure on voyait surtout une énorme mâchoire inférieure. Il a touché le corps du copain avec le pied. Rien n’a bougé. Il a encore attendu un instant. Il s’est penché sur la figure noirâtre. Les deux porteurs se sont baissés aussi. Les mille types regardaient les trois penchés sur la couverture. Puis le kapo s’est relevé et a dit : Tod ! Il a fait un signe aux deux porteurs. Ils ont soulevé la couverture, qui s’est un peu bombée vers le sol, et ils l’ont rentrée sous la tente.

 

*

 

Ces parades, ce décor n’existeront plus maintenant. Mais nous sommes formés. Chacun de nous, où qu’il soit, transforme désormais l’ordinaire. Sans crématoire, sans musique, sans phares, nous y suffirons.

 

*

 

Nous arrivons à Gandersheim, sur une voie qui dessert une usine. On descend des wagons, il fait nuit noire. Les sentinelles gueulent ; chez nous personne ne parle. Seules les galoches font du bruit. Nous entrons dans le magasin de l’usine, la lumière s’allume, on se regarde d’abord. On est deux cents environ. Les sentinelles nous poussent en avant, nous coagulent. Les deux SS à casquettes arrivent ; ce sont des sous-officiers. L’un est jeune, grand, sa figure est plutôt molle, blanche. L’autre, plus petit, quarante ans, avec une figure roussâtre, sèche, fermée. D’abord, ils nous observent ; leur regard se promène de la tête à la queue de la colonne. On se laisse regarder.

Puis, ils circulent dans le magasin, à grands pas, ils se donnent de l’aisance. Le petit SS s’arrête et donne l’ordre à une sentinelle de nous compter. Le gardien compte. On se laisse compter. On ne peut pas être plus indifférent que dans le dénombrement. Les futurs kapos se tiennent un peu à l’écart. On les compte aussi, mais ils bavardent à voix basse et sourient de temps en temps en regardant du côté des SS. Ils veulent montrer qu’ils comprennent bien que si on les compte eux aussi, cette opération ne les concerne cependant qu’à demi.

Personne ne s’est évadé. Le jeune SS est satisfait. Il sourit et hoche la tête en nous regardant. Il se fout de nous. Il sourit comme s’il avait découvert chez nous l’intention de nous évader et que nous n’y soyons pas parvenus. Il est maintenant immobile, les jambes écartées, les jarrets tendus. Mais cette exposition de sa puissance devant nous ne lui suffit pas. Il faudrait que quelque chose vienne de nous pour que ce soit parfait ; qu’on lui dise par exemple : « Oui, tu es le plus fort, nous te le disons parce que tu mérites qu’on te dise que tu es le plus fort. Nous n’avons jamais vu plus fort que toi. Nous aussi on a cru autrefois qu’on était forts, mais maintenant on sait que tu es plus fort que jamais nous ne l’avons été ; il est bien entendu que nous ne bougerons pas. Quoi que tu fasses, nous n’essayerons jamais de mesurer notre force à la tienne, même par l’imagination. »

L’autre SS se promène. Les futurs kapos contemplent les deux SS. Ils cherchent leur regard. Ils tiennent un sourire prêt pour la rencontre de leurs yeux avec ceux des SS. Ils parlent à voix plus haute maintenant. On suit la gymnastique forcenée de ces yeux, cette offensive de l’intrigue par la mimique du visage, cette utilisation abondante et ostentatoire de la langue allemande – cette langue qui, ici, est celle du bien, leur latin – la même que celle des SS. Mais ils sont encore comme nous. Les SS sont à quelques mètres d’eux. Eux sont en retrait mais encore dans le groupe des détenus, ils ne sont pas encore en marge. Il s’agit de franchir ces quelques mètres.

Une plaisanterie à haute voix des futurs kapos ; ils rigolent et attendent ce qui va apparaître sur la figure du jeune SS. Il esquisse un sourire. Ça vient. Le kapo va éclore bientôt.

On va sortir du magasin : un gardien nous recompte. Un copain n’est pas en place. Le petit SS rouquin l’engueule. Un des futurs kapos s’approche du copain et en le bousculant lui fait prendre sa place. Le copain réagit en levant le coude de côté. Le futur kapo jette un regard au petit SS. Les autres futurs kapos sont suspendus, la situation est décisive. Le petit SS engueule violemment le copain. Le futur kapo est kapo.

 

*

 

On ne sort pas encore. Le petit SS s’est davantage écarté de nous. D’un regard qu’il promène de la tête à la queue de la colonne, il impose le silence. Il parle maintenant. Sa voix est sourde, saccadée. Presque personne ne comprend. Il met pourtant toutes les intonations pour distinguer une phrase de la suivante, comme si nous avions saisi la première. Puisqu’il parle, on doit comprendre.

Quand il s’arrête, Gilbert traduit : « Le SS a dit qu’on est venu ici pour travailler. Il veut qu’on soit discipliné. Si on est discipliné et qu’on travaille, on nous foutra la paix et même on touchera de la bière. Il a parlé de primes pour ceux qui travailleraient le mieux. » Gilbert sourit.

« Maintenant on va avoir de la soupe. » Lucien, un Polonais qui habitait en France, traduit en russe.

Le SS est satisfait. Il s’est tu pour que l’un des nôtres parle dans notre langue. Il a laissé parler l’un de nous à voix haute, il n’a rien compris, il était hors du coup, et il a accepté.

Nous avons écouté comme des bœufs. On aurait pu nous dire n’importe quoi d’autre, nous l’aurions enregistré de la même façon. Mais il y a la soupe. Ça fait des rumeurs.

— Ruhe ! (silence !) gueule le grand SS qui n’est pas intervenu depuis un moment.

On nous fait sortir du magasin de l’usine, et on nous mène à la cantine des ouvriers. C’est une salle longue et basse aux murs blancs, avec deux rangées de tables séparées par une allée. Une porte donne sur la cuisine, elle est percée d’un guichet. Dans la cuisine une femme tourne avec un bâton la soupe qui est dans une grande marmite. Les kapos s’affairent. Ils sont entrés dans la cuisine. Tout de suite, ils ont pris le pouvoir là où se trouve la nourriture. Ils boufferont plusieurs gamelles. Ils servent chacun au passage devant le guichet. Les deux SS surveillent.

Ça gueule dans la cantine. La plupart des copains sont assis sur les bancs devant les tables.

La soupe est chaude, c’est de l’eau avec des morceaux de carottes et de rutabagas. Des camarades essaient d’avoir du rab, mais il n’y en a pas. A travers le guichet on voit les kapos manger la soupe.

Il n’y a pas de rab, mais il y a de la lumière ; on est assis sur un banc ou par terre, c’est un répit. On a un peu de chaleur, de la soupe chaude. Il faut surveiller le moment de calme qui vient, il ne faut pas le rater. Il faut s’asseoir n’importe où, s’installer ne fût-ce qu’un instant. Cela c’est l’art des Russes ; ils sont imbattables.

Au fond de la salle un werkschutz (surveillant d’usine) en uniforme et casquette gris sombre est appuyé au mur ; il tient son fusil par le canon, la crosse par terre. Sa figure est hermétique. Ce n’est pas un SS. Ce n’est pas non plus la gestapo, mais c’est de la police à un degré quelconque. Un homme à fusil ; et ce fusil ne peut concerner que nous. Mais le fusil n’est pas toujours un obstacle. A l’épaule du vieux gardien sudète par exemple, il n’impressionne guère plus qu’un bâton et les deux SS à casquette, eux, n’ont pas de fusil.

On s’approche du werkschutz. On essaie de savoir où l’on est exactement et ce que vaut le kommando. D’abord il ne répond pas ; il surveille l’autre bout de la salle où se trouvent les deux SS. Puis il parle entre les dents sans bouger la tête, en regardant droit devant lui. On est tout près de Bad-Gandersheim, entre Hanovre et Cassel. Il ne sait rien du kommando qui est nouveau. Il a été prisonnier en France en 1918. Ce n’est pas drôle d’être prisonnier. Il comprend. Il tient bien son fusil. D’autres copains qui ont entendu s’approchent, font un cercle autour de lui. Il n’est pas tranquille, il surveille le côté des SS. Il cesse de répondre.

— Antreten ! crie un SS. On se regroupe vers la sortie de la cantine. Ce sont les kapos qui nous comptent cette fois-ci.

Dehors, il fait très noir et beaucoup moins froid qu’à Buchen-wald. Le ciel semble moins mouvant. On aperçoit des masses immobiles, des grues, des petites baraques. On ne couchera pas là. Par une petite route qui grimpe, on atteint un terre-plein sur lequel se trouve une vieille église transformée en grange. C’est là que nous coucherons, – huit jours, dit le jeune SS, – trois mois en réalité.

 

*

 

L’église est partagée en deux. D’un côté, sur toute sa longueur s’étend une allée assez large ; le sol n’est pas dallé, c’est la terre. De l’autre côté, il y a de la paille.

On entre dans la paille. Il y en a beaucoup. Elle est saine, sèche, jaune, elle est neuve. On prend les gerbes à pleines mains, on creuse des trous profonds sans cesser de découvrir de la paille. C’est l’abondance. Le jeune SS nous regarde la remuer, il ne dit rien. On sait qu’il pourrait dire quelque chose, parce qu’il y a trop de paille pour nous, parce que les copains qui prennent les gerbes et les ramènent vers leur place rient ; parce qu’elle est moelleuse et profonde, parce que celui qui est enfoui dans la paille avec la tête qui émerge est un roi et pourrait regarder le SS à son tour comme un roi. Parce qu’on a trompé le SS. Pas nous, les choses. Parce qu’il n’avait pas été prévu que sur la paille on marcherait ainsi, qu’on aurait cette tête, que les paysans en remuant les gerbes retrouvaient leur aisance. Couchés ainsi, le sommeil allait être abusif.

Le SS regarde la paille, le dommage ; elle était abondante, honnête, pour les vaches allemandes de la ferme allemande voisine qui donnent le lait aux enfants allemands ; bon circuit allemand. Dans cette paille, nous avons mis la peste, et nous avons ri dans l’orgie.

Le SS est parti. L’église est éclairée par quelques ampoules. Je suis couché. A côté de moi un Espagnol dort déjà. Nous sommes collés l’un contre l’autre. On ne bouge pas. L’engourdissement vient, le corps est seul, posé dans le trou de la paille. Rien qui déchire ; ni la maison, ni la rue de là-bas, ni demain, ici avec le froid. Est-on bien ici ? Le calme peut s’étendre ici aussi, un effort devient nécessaire pour vérifier que j’y suis tien, exclusivement, pas ailleurs. Le même principe d’identité que le SS voulait établir hier en me demandant de répondre « oui » à mon nom, je ne cesserai pas de tenter de le reconstruire pour m’assurer que c’est bien moi qui suis là. Mais cette évidence fuira toujours comme elle fuit maintenant. Simplement, en remuant, la paille réveille la plaie au tibia, qui réveille la rue de là-bas dans le crâne, qui réveille D. revenant du travail balançant les bras, et le calme craque et alors je crois que c’est bien moi qui suis ici.

Maintenant il faut dormir. Nous avons droit au sommeil. Les SS l’acceptent, c’est-à-dire que pendant quelques heures, ils consentent à ne plus être nos SS. S’ils veulent encore avoir demain de la matière à SS, il faut que nous dormions. Ils ne peuvent pas échapper à cette nécessité. Et nous, il faut que nous fabriquions de la force. Il faut donc dormir : on ne doit pas perdre de temps. On est pressé. Le sommeil n’exprime pas un répit, il ne signifie pas que nous sommes quittes d’une journée envers des SS, mais que nous nous préparons, par une tâche qui s’appelle le sommeil, à être de plus parfaits détenus.

Les SS tolèrent également que l’on pisse et que l’on chie. Pour cela, ils nous font même réserver un emplacement qui s’appelle Abort. Pisser n’est pas choquant pour le SS ; beaucoup moins que d’être simplement debout et regarder devant soi, les bras ballants. Le SS s’incline devant l’indépendance apparente, la libre disposition de soi de l’homme qui pisse : il doit croire que pisser est exclusivement pour le détenu une servitude dont l’accomplissement doit le faire devenir meilleur, lui permettre de mieux travailler et ainsi le rendre plus dépendant de sa tâche ; le SS ne sait pas qu’en pissant on s’évade. Aussi, parfois, on se met contre un mur, on ouvre la braguette et on fait semblant ; le SS passe, comme le cocher devant le cheval.

 

*

 

Il doit y avoir quelques heures que je dors. Depuis un moment on entend des bruits rythmés. Ils sont distincts maintenant. Auf, Ub ! Auf, Ub ! Une voix forte de maître de gymnastique. Elle vient d’en bas, de l’allée. Aucun bruit ne répond à cette voix. C’est une gymnastique que l’on commande. La lumière est allumée. L’Espagnol qui est à côté de moi a les yeux ouverts. D’autres copains, ici et là, soulèvent la tête, écoutent et se regardent sans parler. On retient presque la respiration. La porte de l’église est fermée. Il doit faire encore nuit.

Vlan ! une claque ; c’est bien une claque. On est réveillé. Ça cogne. – Auf, Ub ! Auf, Ub !

La voix reprend plus violemment. Rien n’a répondu à la claque, aucune plainte.

Je me retire doucement de mon trou, j’essaie de regarder dans l’allée, à travers les interstices des planches qui contiennent la paille. Le jeune SS est adossé au mur, les jambes écartées, les mains dans les poches. C’est lui qui commande. Devant lui, trois copains en chemise et pantalon. Ils sont alignés et, les mains aux hanches, ils s’accroupissent et se lèvent au commandement du SS.

Un copain qui a la figure rouge s’arrête. Une claque. Il se relève, il fait deux fois le mouvement, il s’arrête encore. Un coup de pied dans les genoux. Le SS rigole et menace. Sa bouche est entrouverte, ses yeux lourds, il a l’air saoul. Les copains ont le visage décomposé, ils ne savent pas ce qu’on leur veut.

Un type qui revient de pisser en courant s’abat sur la paille à côté de nous.

— Il est saoul, dit-il à voix basse. Il y a une demi-heure qu’il est là… Il a piqué les gars qui allaient pisser pour leur faire faire le truc. Moi, il ne m’a pas vu.

A ce moment-là, un copain qui ne peut sans doute plus tenir et qui n’a pas compris de quoi il s’agit se lève pour aller pisser. Il court vers les chiottes.

— Du, Du, komme hier, komme, homme ! gueule le SS, et il lui montre les autres.

— Los !

Et le type commence le mouvement. Je regarde l’Espagnol qui est sorti de son trou et a mis sa figure contre la planche. On est tenté par un rire nerveux ; quand on ne comprend pas, on peut rire (par exemple le jour de l’arrivée à Buchenwald, lorsqu’on a été déguisés et que venant de se retrouver on ne se reconnaissait pas). Ils ont déjà réussi à nous faire rire. On pourrait tous se mettre à rigoler, c’est la folie, le jeu dément, on devrait rigoler. Il ne faut pas comprendre, ce n’est pas la peine, c’est le jeu, sans fin, sans raison, sans raison pour que Ça finisse.

Les copains qui sont en bas sont atterrés. « Pourquoi la gymnastique ? Pourquoi les coups ? Qu’est-ce qu’on a fait ? » Les copains n’ont que ça sur la figure : « Pourquoi ? » Ça excite le SS. Il cogne. Deux sont par terre. Ils ne bougent pas. Le SS fout des coups de pied. Ils recommencent ; ils sont épuisés et désemparés. Nous, nous sommes derrière les planches, sur la Paille, à l’abri.

Parfois, le SS rigole en désignant comme pour lui-même un type du doigt. Le type profite du rire du SS pour essayer de faire croire qu’il pense bien que c’est du jeu, mais qu’on Pourrait peut-être s’arrêter. Alors le SS s’approche et il claque. Le copain revient au jeu, il ne sait pas quand ça s’arrêtera.

— Auf, ub ! Auf, ub !

Il continue.

Le SS s’est arrêté, il se lasse. Les copains sont debout. Il s’approche d’eux, il les regarde fixement. Il n’a pas envie de leur faire faire autre chose, il les regarde bien, et il ne parvient pas à se découvrir une autre envie. Il s’est déchaîné un moment, et il les retrouve là, essoufflés mais intacts, devant lui. Il ne les a pas fait disparaître. Pour qu’ils ne le regardent plus, il faudrait qu’il sorte le revolver, qu’il les tue. Il reste un moment à les regarder. Personne ne bouge. Le silence, il l’a fait. Il hoche la tête. Il est le plus fort, mais ils sont là, et il faut qu’ils y soient pour qu’il soit le plus fort ; il n’en sort pas.

— Weg !

Il leur a jeté ça tout d’un coup à la figure, et ils ont foutu le camp en courant. Il est resté immobile comme devant les quatre qui n’étaient plus là. Puis il s’est retourné vivement, et il a foutu en gueulant des coups de pied dans le vide.

On le voit à travers les planches. Il est seul dans l’allée. Il n’entend rien. Il tourne sur lui-même, il regarde l’ampoule électrique. Tous les yeux sont ouverts maintenant. Avec le silence, la paille recèle une attention formidable. Elle pèse sur lui, il ne peut pas la conquérir.

Il fait quelques pas vers la porte. On accompagne sa sortie. Le bout de l’église, déjà, respire. Mais on n’entend pas encore de bruit. Il s’arrête, on voit sa nuque, son dos. La rumeur rentrée se bande, emplit toute l’église, elle le pousse, il avance. Le SS n’est plus là.

 

*

 

Il y a quelques jours que nous sommes ici. Le lendemain de notre arrivée, on nous a rassemblés devant l’église, et des civils sont venus chercher ceux qui étaient susceptibles de travailler à l’usine. On a vu apparaître sous le rayé un tourneur, un dessinateur, un électricien, etc.

Après avoir trié tous les spécialistes, les civils ont cherché d’autres types qui pourraient faire des corvées dans l’usine. Pour cela, ils sont passés devant ceux qui restaient. Ils ont regardé nos épaules, nos têtes aussi. Les épaules ne suffisaient pas, il fallait avoir une tête, peut-être un regard digne des épaules. Ils restaient un moment devant chacun. On se laissait regarder. Si ça plaisait, le civil disait : Komme ! Le type sortait du rang et allait retrouver le groupe des spécialistes. Parfois le civil se marrait devant un copain et le montrait du doigt à un autre civil. Le copain ne bougeait pas. Il faisait rire, mais il ne plaisait pas.

Les SS, eux, se tenaient à l’écart. Ils avaient ramené la cargaison, mais ils ne triaient pas, c’étaient les civils qui triaient. Quand un copain répondait à l’appel de sa profession : tourneur, le civil approuvait de la tête, satisfait, et se tournait vers le SS en montrant le type du doigt. Devant le civil, le SS ne saisissait pas tout de suite ; il avait amené sa cargaison ; il n’avait pas pensé qu’elle pût contenir des tourneurs. Il regardait le civil avec sérieux, pas admiratif, mais comme on regarde l’homme compétent ; celui qui avait réussi à découvrir là-dedans un homme qui pouvait, même en Allemagne, créer quelque chose avec ses doigts et qui ferait à l’usine le même travail qu’un ouvrier allemand. Quand le tourneur sortait du rang, le SS se retournait et le suivait des yeux ; il croyait ce qu’avait dit le civil ; à ce moment, peut-être n’aurait-il pas osé cogner sur le rayé qui recelait ce pouvoir mystérieux que le SS, lui, n’avait pas découvert mais qui faisait qu’il avait été remarqué par un autre Allemand.

Ceux qui devaient travailler à l’usine étaient isolés des autres. Les civils s’occupaient d’eux avec les kapos qui prenaient leurs noms. Les deux SS les avaient abandonnés et étaient revenus vers nous, ceux qui restaient et qui ne savaient rien faire. Libérés des civils qui avaient fait une discrimination de valeur entre nous, leur conscience tranquille, les SS retrouvaient leurs vrais détenus, ceux sur lesquels ils ne s’étaient pas trompés. Paysans, employés, étudiants, garçons de café, etc. Nous ne savions rien faire ; comme les chevaux, nous travaillerions dehors à charrier des poutres, des panneaux, à monter les baraques dans lesquelles le kommando devait loger plus tard.

Le choix qui venait de s’opérer était très important. Ceux lui allaient travailler à l’usine échapperaient en partie au froid et à la pluie. Pour ceux du zaun-kommando, le kommando des planches, la captivité ne serait pas la même. Aussi, ceux qui allaient travailler dehors ne devaient pas cesser de poursuivre « rêve d’entrer à l’usine.

 

*

 

Ce sont les premiers jours d’octobre. Le jour n’est pas encore levé. Les camarades qui travaillent à l’usine sont déjà partis.

Une demi-heure après, le zaun-kommando quitte l’église et dévale le chemin qui conduit vers Gandersheim. On passe devant l’usine, masse carrée, au toit plat, au creux d’un cercle de collines. Elle est éclairée et brille dans le noir.

La voie ferrée par laquelle nous sommes arrivés domine une prairie qui s’étend, de l’usine, au pied d’une colline boisée que la voie traverse par un tunnel. C’est sur cette prairie que l’on construira les baraques. Le talus de la voie ferrée est couvert de panneaux et de poutres en vrac qu’il faudra trier. Il y en a déjà quelques tas dans le pré.

Nous avons quitté la route de Gandersheim, nous sommes entrés dans le pré. Nous sommes une cinquantaine, parmi lesquels il y a une majorité de Français. Il y a trois colosses Russes et quelques Espagnols. On est engourdi. La terre du pré est mouillée et molle. On se planque sous une planche, contre un tas.

Nous sommes quelques copains, dans le noir, collés les uns aux autres. Derrière nous, la colline fait une ombre dure qui se découpe sur le ciel plus mou. De l’usine arrive le bruit du compresseur qui commence à fonctionner. Les épaules en dedans, les mains dans les poches, on se tait. Il va être six heures ; il faut atteindre midi. On n’a pas encore commencé. Comment commencer ? Comment fabriquer le premier geste de ce travail élémentaire : prendre une poutre, la porter à l’épaule, marcher. On pourrait le faire les yeux fermés, mais il faut sortir les mains des poches, faire un pas en avant, se baisser. C’est difficile.

Pourtant, nous ne sommes pas encore très faibles ; mais il a fallu sortir du sommeil, il a fallu se rassembler, il a fallu arriver ici, il va falloir sortir les mains des poches, il va falloir charrier les poutres, il va falloir revenir après midi, il va falloir résister à la faim après la soupe, il va falloir attendre que la nuit revienne, il va falloir dormir, il va falloir recommencer demain, il va falloir attendre dimanche matin, il va falloir recommencer lundi, il va falloir attendre qu’ils soient sur le Rhin, il va falloir être sûr que ça viendra, il va falloir ne rien imaginer, ne rien rêver, il va falloir bien savoir que nous sommes ici absolument que, sur chacun de nos jours, le SS règne, le savoir jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce que ceux qui derrière le micro disent : « Dans un mois… au printemps prochain… », ceux qui ont le temps arrivent, se montrent et disent : « Vous êtes libres ! »

Sortir les mains des poches, faire un pas, c’est faire quelque chose en attendant, c’est attendre. Ce n’est pas encore le froid ni la fatigue qui nous ankylosent, ni le passé, c’est le temps.

 

*

 

Là-bas, la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n’est pas immédiatement ce qui fait reculer la mort, la tient à distance ; le temps n’est pas exclusivement ce qui rapproche la mort, il porte les œuvres des hommes. La mort est fatale, acceptée, mais chacun agit en dépit d’elle.

Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. Le pain qu’on mange est bon parce qu’on a faim, mais s’il calme la faim, on sait et on sent aussi qu’avec lui la vie se défend dans le corps. Le froid est douloureux, mais les SS veulent que nous mourions par le froid, il faut s’en protéger parce que c’est la mort qui est dans le froid. Le travail est vidant – pour nous, absurde – mais il use, et les SS veulent que nous mourions par le travail ; aussi faut-il s’économiser dans le travail parce que la mort est dedans. Et il y a le temps : les SS pensent qu’à force de ne pas manger et de travailler, nous finirons par mourir ; les SS pensent qu’ils nous auront à la fatigue c’est-à-dire par le temps, la mort est dans le temps.

Militer, ici, c’est lutter raisonnablement contre la mort. Et la plupart des chrétiens la refusent ici avec autant d’acharnement que les autres. Elle perd à leurs yeux son sens habituel.

Ce n’est pas de cette vie avec le SS, mais de l’autre là-bas, que l’au-delà est visible et peut-être rassurant. Ici, la tentation n’est pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrétien se comporte comme si de s’acharner à vivre était une tâche sainte, c’est que la créature n’a jamais été aussi près de se considérer elle-même comme une valeur sacrée. Elle peut s’acharner à refuser la mort, se préférer de façon éclatante : la mort est devenue mal absolu, a cessé d’être le débouché possible vers Dieu. Cette libération que le chrétien pouvait penser trouver là-bas dans la mort il ne peut la trouver ici que dans la délivrance matérielle de son corps prisonnier. C’est-à-dire dans le retour à la vie du péché, qui lui permettra de revenir à son Dieu, d’accepter la mort dans la règle du jeu.

Ainsi, le chrétien substitue ici la créature à Dieu jusqu’au moment où, libre, avec de la chair sur les os, il pourra retrouver sa sujétion. C’est donc rasé, lisse, nié comme homme par le SS que l’homme dans le chrétien aura trouvé à prendre en importance la place de Dieu.

Mais, plus tard, lorsque son sang lui refabriquera sa culpabilité, il ne reconnaîtra pas la révélation de la créature régnante qui s’impose à lui chaque jour ici. Il sera prêt à la subordonner toujours – il acceptera, par exemple, qu’on lui dise que la faim est basse – pour se faire pardonner, y compris rétrospectivement, le temps où il avait pris la place de Dieu.

 

*

 

Le ciel commence à pâlir. Nous sommes sous la planche. Les épaules sont lourdes, les mains en plomb dans les poches. Le passage de la nuit au jour est aisé, il n’y a pas de trace d’effort dans le ciel. Les figures commencent à sortir de la nuit, mais la cigarette du kapo qui nous garde brille encore. Nous restons sous la planche. Déjà des copains sont partis aux chiottes, pour n’être pas dans le pré, pour être entre les quatre planches qui les entourent avec la bonne angoisse de la planque.

La nuit, on ne peut rien nous demander ; rien ne peut faire que nous travaillions dehors dans la nuit parce qu’on ne pourrait pas nous surveiller. Alors, on attend que le jour vienne nettement. Ce sera le jour quand le SS pourra voir que nous ne faisons rien, quand nos petits groupes deviendront scandaleux. On attend que la lumière fasse le scandale.

Déjà on se voit mieux. Les copains bavardent par deux ou trois ; les trois Russes rigolent. Nous offrons une image du désordre qui va devenir incontestable. Le jour naissant nous montre ; maintenant le SS ne peut plus ne pas voir. Le kapo le sent ; il éteint sa cigarette, le refuge est découvert, nous sommes dans la lumière. Ça va finir.

— Arbeit ! los ! crie le kapo.

Ça y est. Ce n’est pas seulement un signal, c’est une injonction scandalisée, mûrie dans la nuit. Il n’y aura jamais d’autre signal. Nous serons toujours en retard. Pour les SS et pour les kapos, il y aura chaque matin un manque à crier de la nuit, qu’ils devront rattraper. Il n’y a pas de commencement au travail. Il n’y a que des interruptions ; celle de la nuit, reconnue pourtant, est scandaleuse. Dans le sommeil qui nous prépare à mieux travailler, le SS puise la force nouvelle de son prochain cri.

Los ! Une syllabe avec un élan de la langue repliée. De los ! en los ! jusqu’ici ; les premiers datent de Paris ; depuis Fresnes, c’est la même poursuite, interrompue la nuit, reprise dans l’indignation le matin.

Avoir les mains dans les poches est défendu. Cela dénote trop d’indépendance. Souvent, devant nous, les SS, eux, mettent leurs mains dans les poches ; c’est le signe de la puissance. De notre part, c’est un scandale. Il faut que l’on voie pendre les mains violettes ; à Buchenwald, en passant sous la Tour pour aller au travail, nous ne devions même pas balancer les bras.

Maintenant, on a quitté le dessous de la planche. On marche lentement vers le ballast où se trouvent les panneaux et les poutres. Nous avons déjà la démarche qui ne nous quittera plus. Seul le coup de pied au cul du SS ou du kapo peut provoquer quelques petits pas rapides, mais on ne sait plus courir. On marche en regardant par terre. Le pré est vert et mouillé. On repère les pissenlits. Le soleil trace des raies dans le brouillard. Il sort derrière la colline qui est en face, à l’opposé de la voie ferrée, de l’autre côté de la route, au bout d’une autre prairie. Nous nous traînons dans le pré, sans heurt, lentement. Le SS est loin, vers l’usine. Le kapo ne nous regarde pas.

Arrivés au pied du ballast, on s’arrête. Il y a beaucoup de panneaux et de poutres, on n’est qu’une cinquantaine. Nous ne pouvons pas, de nous-mêmes, décider de travailler. Il y a eu un premier Los ! Arbeit ! et nous sommes partis. Maintenant nous sommes arrivés au pied du talus et aucun ne bouge plus. Le kapo vient. Il est petit, il a une figure rouge, des yeux bleus. L’allure d’un clochard. C’est un droit commun allemand, un paysan : il a vendu des cochons au marché noir, Himmler l’a envoyé ici. A côté des autres, il est inoffensif. Les SS l’ont affecté au plus mauvais kommando, au zaun-kommando. Il ne pensait pas à nous ; peut-être ne nous avait-il pas vus. Il découvre le tableau, il est effaré ; on ne bouge toujours pas. Alors, il entre en transes. Los, los, Arbeit ! Il court en gueulant, mais les cris glissent.

Ça va, ça va, répond un copain.

On se rapproche des planches.

— On y va ?

Le copain qui a répondu au kapo grimpe sur le ballast. On se divise en équipes. Je suis avec Jacques, un étudiant en médecine et un autre, un garçon de café. Jacques est long, maigre, il parle peu. Il est arrêté depuis 1940.

Celui qui est sur le ballast fait glisser une poutre, elle est longue. A trois, on la prend sur l’épaule. Je la cale bien, je penche un peu la tête, je mets les mains dans les poches. On quitte lentement le talus. Chacun a une démarche différente, il faut s’accorder. Rien d’autre n’est présent dans le travail que le point de l’épaule qui porte la poutre. On marche comme des somnambules. Le pré est mou. La poutre nous cale dans une sorte de paix. Porter la poutre, c’est tout ce qu’on peut nous demander. Si nous ne portions pas la poutre, mais que nous allions la chercher, le kapo gueulerait : los ! Maintenant, nous avons notre complément nécessaire, notre charge, nous sommes conformes, nous ne choquons pas.

J’ai les mains dans les poches. Venant de l’usine, le petit SS, le rouquin, entre dans le pré. Le kapo l’a vu ; il se précipite vers moi :

— Hände !… (Les mains !)

Je sors les mains. On continue sans s’occuper du SS. Le soleil est monté. Les zébrés bleus et mauves flottent sur la prairie.

Le garçon de café porte au milieu. Il a des lunettes, un long nez, son calot descend jusqu’aux oreilles. Il râle parce qu’il est plus grand et porte plus. On aurait dû se placer autrement. Il parle en portant. On mange bien chez lui, en Auvergne. Le matin, il a du café au lait, du pain et du beurre. Il sert beaucoup d’apéritifs dans la journée. A midi aussi, il mange bien. A son jour de sortie, il boit plusieurs apéritifs. Il est marié. Sa femme lui fait des gâteaux. Quand il va chez sa mère aussi il mange bien. On bouffe bien en Auvergne. Il y a du porc, du fromage-De temps en temps on tue un cochon, qu’est-ce qu’on se met ! Si on avait un colis ! A midi, si on avait la soupe aux fèves ! En prison, il avait des colis ; cinq paquets de cigarettes par colis. Il se démerdait avec la sentinelle en lui refilant un paquet, alors le chleuh laissait passer même de la gnole. Il a été vendu à Clermont. C’est pas encore fini. Ils prennent leur temps de l’autre côté. Si sa femme le voyait comme ça ! Elle chialerait. Ils peuvent pas savoir. Il vaut mieux. Il avait tout ce qu’il lui fallait. Si on avait su que ça serait comme ça, à Compiègne on aurait foutu le camp, n’importe comment. Le paradis, Compiègne. Il se démerdait pour bouffer. Il croit qu’ils sont allés chercher des patates pour la soupe. Hier c’était de la flotte. A Buchenwald elle était plus épaisse. Elle était bonne, surtout la blanche. Il y avait un vieux qui ne la bouffait pas, il la lui refilait. On pouvait se défendre à Buchenwald. C’était mieux organisé. On avait le litre. Ici, ils ne remplissent pas la louche et ils ne remuent pas le fond du seau. C’était plus réglo à Buchenwald. Travailler et ne pas bouffer, si ça continue comme ça, dans trois mois, il y aura la moitié du kommando qui aura crevé. S’ils se démerdaient un peu, ça ne serait pas impossible que ça soit fini pour Noël. On pourrait être à la maison en janvier. Oui, je boufferai bien si je vais chez lui. Je suis invité.

Il n’arrête pas de parler, de répondre à ses propres questions. On ne sent pas la poutre. On est arrivé à l’endroit où il y en a déjà un tas. Un coup d’épaule ensemble, elle est balancée. L’épaule est libre. Une autre poutre nous attend. On retourne très lentement. On s’entend bien, on tâchera de rester ensemble. On mettra le garçon de café en tête.

Ainsi on avait commencé à parler, on ne sentait plus la poutre. Maintenant, on croit qu’on pourra recommencer tout à l’heure, cet après-midi, demain aussi. On croit aussi qu’on pourra parler ce soir à l’église. On le croit vraiment. Pourtant, il suffira que tout à l’heure, pour une raison quelconque (par exemple que la poutre soit trop courte pour être portée à trois) nous nous séparions, et nous ne nous connaîtrons plus. Chacun a parlé pour soi, pour se montrer les richesses, car à haute voix on les voit mieux. Ce soir, devant le guichet, on attendra tellement la soupe que même si nous sommes voisins, nous ne nous dirons peut-être rien. Demain, on ne se dira peut-être pas bonjour.

Déjà tout à l’heure on sera avec un autre ; il expliquera comment sa mère fait le flan, parce qu’il a besoin de parler du flan, du lait, du pain. On l’écoutera, on verra le flan, le calé au lait ; on s’invitera à manger, parce qu’en s’invitant on encore plus de viande, plus de pain. Et, s’il y a du rab de soupe ce soir, celui qui aura invité le copain à manger avec sa femme, le bousculera peut-être.

 

Le petit train sort du tunnel ; c’est le milieu de la matinée. Il passe devant nous. On l’a déjà vu plusieurs fois. Il relie Gandersheim à une petite ville sur la grande ligne de Hanovre, à quelques kilomètres d’ici. Ce sont de vieux wagons avec des plates-formes ; il y a surtout des enfants dedans.

On le regarde, le train ; quand on porte une poutre, on s’arrête et on se retourne pour le regarder. C’est chaque fois la même stupeur. Ils sont plus libres que les SS ceux qui sont dans le train. Ils achètent un billet et ils sont dedans. Ils peuvent même s’approcher de la France, même les Allemands. Ils le font naturellement, comme ils se mettent à table et se couchent dans un lit. Quand on est libre on ne se contente pas de manger, on se déplace aussi. Ces Allemands sont plus près des nôtres que nous. Et s’ils se rencontraient avec les nôtres, il y aurait des conventions. Il pourrait même arriver, s’ils se rencontraient en Suisse, qu’ils se parlent.

C’est à cela qu’il faut arriver, à monter dans un train, comme eux. Pour cela, il faudra qu’on vienne nous chercher ; on sera obligé de nous défroquer. Redevenir des gens simples, comme eux. Ce sera interminable. Ce sera la fin quand on pourra monter dans le train ; la fin de la guerre est possible, mais monter dans le train…

— Un wagon de la S. N. C. F. ! crie un copain.

Il est en queue. C’est un wagon de marchandises. On le suit dans le tournant où disparaît le train. « Il a de la veine le wagon ! » On le regarde comme ça. Un wagon qui est wagon, un cheval qui est cheval, les nuages qui viennent de l’ouest, toutes les choses que le SS ne peut pas contester sont royales ; jusqu’à la pesanteur qui fait que le SS peut tomber. Les choses pour nous ne sont plus inertes. Tout parle, et l’on entend tout, tout a un pouvoir ; le vent qui apporte l’ouest sur la figure trahit le SS, les quatre lettres de S. N. C. F. qu’il n’a même pas remarquées, également. On est en pleine clandestinité. Ce n’est pas parce que les SS ont décidé que nous n’étions pas des hommes que les arbres se sont désséchés et qu’ils sont morts. Quand je regarde la corne du bois et que je vois ensuite le SS, il me paraît minuscule, enfermé lui aussi dans les barbelés, condamné à nous, enfermé dans la machine de son propre mythe. On n’arrête pas de provoquer, d’interroger l’espace. Tout à l’heure, à six heures, j’étais ici ; chez moi on dormait. Et on dormait bien pendant que j’étais ici ; tandis qu’hier soir on parlait de moi pendant que je dormais. Quand je recevais un coup de schlague sur la tête, on se souvenait d’une promenade avec moi à Tamaris. Hier, on parlait de moi, quand j’attendais la soupe et ne regardais et ne pensais qu’à la louche qui sortait puis s’enfonçait dans le seau. Je ne les aimais pas à ce moment-là, il n’y avait que la soupe dans ma tête ; je ne les aime pas tout le temps, eux non plus.

Un soir, j’ai appelé ; ils ne devaient pas dormir. Les copains, eux, dormaient. J’ai crié à voix basse, longtemps, sûr, un instant, qu’ils devaient m’entendre. En pleine sorcellerie. Jamais absolument assuré que l’on n’est qu’ici, que l’on peut bien finir ici. C’est peut-être le langage qui nous trompe ; il est le même là-bas qu’ici ; nous nous servons des mêmes mots, nous prononçons les mêmes noms. Alors on se met à l’adorer car il est devenu l’ultime chose commune dont nous disposions. Quand je suis près d’un Allemand, il m’arrive de parler le français avec plus d’attention, comme je ne le parle pas habituellement là-bas ; je construis mieux la phrase, j’use de toutes les liaisons, avec autant de soin, de volupté que si je fabriquais un chant. Auprès de l’allemand, la langue sonne, je la vois se dessiner au fur et à mesure que je la fais. Je la fais cesser et je la fais rebondir en l’air à volonté, j’en dispose. A l’intérieur du barbelé, chez le SS, on parle comme là-bas et le SS qui ne comprend rien le supporte. Notre langue ne le fait pas rire. Elle ne fait que confirmer notre condition. A voix basse, à voix haute, dans le silence, elle est toujours la même, inviolable. Ils peuvent beaucoup mais ils ne peuvent pas nous apprendre un autre langage qui serait celui du détenu. Au contraire, le nôtre est une justification de plus de la captivité.

On aura toujours cette certitude, même méconnaissable pour les siens, d’employer encore ce même balbutiement de la jeunesse, de la vieillesse, permanente et ultime forme de l’indépendance et de l’identité.

 

Le train est passé depuis longtemps. Les poutres et les panneaux s’entassent. Les copains ralentissent le travail. Entre chaque trajet, ils s’arrêtent au pied du talus et flânent. Je me suis planqué derrière un tas de panneaux. Les trois Russes se sont assis sur une planche, protégés aussi par des Panneaux. Le kapo Alex passe devant eux, il ne leur dit rien.

Ils sont très forts, solidaires, et le kapo ne lèverait pas la schlague sur eux.

Il me découvre derrière le tas de planches.

Los ! Mensch, Arbeit !

Je sors lentement de la planque. Il me regarde avec ses petits yeux bleus. Il ne sait pas s’il doit gueuler encore.

— Franzose ?

— Ja.

Je marche à côté de lui, vers le talus. Il baisse la tête, puis la relève brusquement vers moi, comme illuminé :

— Ach ! Alexandre Dumas ?

— Ja.

Il rigole et moi aussi.

Je suis arrivé au talus. J’ai pris une petite poutre et je suis redescendu dans la prairie. Je vais très lentement. Alex qui était resté près du talus fonce vers moi, los, los, Mensch ! et il lève son morceau de tuyau de caoutchouc dur qui lui sert de schlague. J’accélère un peu.

Lucien est appuyé contre un tas de panneaux ; il ne fait rien. Il suit la scène en souriant. Lucien est un Polonais, droit commun, qui a longtemps habité la France. Il parle le russe, l’allemand, le polonais, le français. C’est un blond, avec de gros yeux bleuâtres, dans une figure flasque. Il est dolmetcher (interprète). Il traduit les ordres des SS et des kapos. Il ne travaille pas et touche la double gamelle. Bientôt, il sera Vorarbeiter, c’est-à-dire qu’il sera chargé, comme il le dit lui-même, de pousser le travail. Le nombre de ses gamelles augmentera encore.

Lucien est arrivé comme nous, simple détenu. Avec sa connaissance de plusieurs langues, il s’est défendu. Un jour, dans le pré, on traînait. Il nous a dit : « Le SS arrive, travaillez. » On n’y a pas fait attention. Plus tard, le SS étant là, il a gueulé : « Travaillez, travaillez, nom de Dieu ! » en regardant le SS qui n’a rien dit. Enfin un jour, il a dénoncé au kapo, qui l’a dénoncé au SS, un jeune Espagnol qui se planquait. Le petit a reçu 25 coups sur le cul. Maintenant, Lucien est installé dans sa planque. Il a compris que pour survivre il ne faut pas travailler, mais faire travailler les autres, leur faire foutre des coups et bouffer des gamelles. Aussi Lucien grossit. Il ne quitte pas le kapo. Il le flatte et il le fait rire. Il fait déjà partie de cette catégorie de détenus que l’on appellera l’aristocratie du kommando, – essentiellement composée de droit-commun – parce que nos kapos ne sont pas des politiques, mais des droit-commun allemands. Ils mangeront, ils fumeront, ils auront des manteaux, de vraies chaussures. Ils gueuleront si nous gommes sales, quand il y a un robinet pour cinq cents et qu’eux se lavent à l’eau chaude et changent de linge.

Le pain supplémentaire qu’ils bouffent, la margarine, le saucisson, les litres et les litres de soupe, ce sont les nôtres, ils nous sont volés. Les rôles sont distribués ; pour qu’ils vivent et grossissent il faut que les autres travaillent, crèvent de faim, et reçoivent les coups.

 

*

 

Fin novembre. – Le talus de la voie ferrée a été déblayé. Une partie du zaun-kommando a été désignée pour poser des barbelés le long de la voie. L’autre pour bêcher le pré, aplanir le sol et monter les baraques.

Il avait beaucoup plu. Le soir on rentrait trempés, et le lendemain les zébrés étaient encore mouillés et glacés sur la peau. On mettait du papier entre la chemise et la veste. On avait peur pour les poumons. C’était une peur collective. Il n’y avait rien pour soigner la pneumonie. Les paysans les plus aguerris et qui ne s’en étaient jamais inquiétés se sentaient menacés par la pluie. Ils sentaient soudain la fragilité de leur corps qui avait résisté à tout et dont ils n’avaient pas pensé qu’il pouvait flancher ; ils se savaient à la merci d’une ondée. Ils parlaient de la maladie comme les gens habitués à être malades, comme ceux qui se soignent. Ils regardaient, angoissés, les gros nuages, le ciel noircir. Cette angoisse n’allait pas les quitter. Ils avaient beau rentrer les épaules, bander le corps, se frotter les bras pour lutter contre le froid, se faire frotter le dos par un copain, le mal pouvait être déjà là. Ils n’avaient plus confiance dans leur corps ; ils le savaient sans recours.

 

Un matin, le kapo Fritz est venu chercher dans le pré quelques détenus pour travailler à l’usine. Avec d’autres, il m’a désigné. Les copains se sont arrêtés de bêcher pour nous regarder Partir. Il faisait froid. Les pluies avaient cessé, la neige allait venir.

On a quitté le pré en marchant vite ; on souriait en se regardant. Les copains s’éloignaient, on ne se retournait pas. Arrivé près de l’usine, j’ai regardé derrière : ils avaient recommencé à bêcher, et le kapo Alex gueulait : los, Arbeit !

J’ai été affecté au magasin de l’usine. La planque, c’était cela. Etre sous un toit. Les copains qui travaillaient ici étaient familiers de l’abri ; ils étaient détendus, ils n’avaient pas d’angoisse pour leurs poumons. Ils s’ennuyaient. Ils comptaient les heures, ils pensaient être au cœur de la captivité. Ils étaient dans leur camp de concentration, je venais de sortir du mien.

J’avais conquis une liberté, je n’avais plus froid. Peu à peu le corps se faisait oublier. Séries de rassurements : les pieds marchaient avec bonheur sur le ciment. Il n’y avait de boue nulle part. Les copains travaillaient avec leurs doigts des morceaux de fer, ou bien, ils commandaient une machine ; il n’y avait pas de trace d’effort sur leur figure ; ils ne ployaient pas leurs reins ni leurs genoux. C’était l’apparition de la civilisation de l’usine.

Je circulais dans le magasin comme un paysan. Fritz m’a appelé. Il m’a ordonné d’aller balayer un bureau et d’y allumer le poêle. C’était à l’étage au-dessus du magasin.

Je suis monté. Sur le premier palier, l’ouverture d’une porte était masquée par un rideau gris. J’ai soulevé le rideau, et je suis entré.

J’ai enlevé mon calot. Une jeune femme brune était assise devant une table ; elle était pâle, habillée de noir, avec un foulard mauve autour du cou. Dans le bureau qui était vaste, il y avait une autre table avec une machine à écrire et des papiers dessus. Il y avait aussi des sièges et un fauteuil.

Je tenais mon calot dans la main et je regardais la femme. Elle s’est levée, elle a pris un balai dans un coin et me l’a tendu de loin. De l’index, elle m’a désigné le plancher.

A ce moment-là Fritz est arrivé. Il a retiré son calot. J’avais le balai dans une main, le calot dans l’autre. Fritz n’était pas tout à fait rasé, mais dans ce bureau il avait l’air, lui aussi, d’un détenu ; d’un détenu honnête, mais d’un détenu. Il a dit bonjour à la femme, elle n’a répondu que d’un signe de tête.

Il m’a parlé de loin, officiel. Il fallait que je balaie vite et bien, et qu’ensuite j’allume vite le poêle ; il fallait que j’enlève mon calot chaque fois que j’entrerais ici.

Il la regardait en parlant, elle approuvait légèrement de la tête. Elle était debout, appuyée à la table. Fritz lui parlait dans sa langue, et dans cette langue il me commandait ; c’était pour elle un allemand du lager, rien de plus. Puis il est parti, elle n’y a pas fait attention.

J’étais seul avec elle, et je commençais à balayer. Elle restait debout et me regardait. Nous n’avions pas échangé deux paroles. Elle avait vu le F sur ma veste, elle savait que j’étais Français. J’étais Français et j’étais dans son bureau, tout rasé et je balayais mal. Je balayais il est vrai très lentement. Insensiblement j’approchais de ses pieds ; elle ne bougeait pas. Elle fixait le tas de poussière qui se ramassait. J’allais toujours très doucement. Quand j’ai été sur le point de l’atteindre, elle a fait brusquement un pas en arrière. Je me suis arrêté, j’ai relevé la tête, sa figure était crispée. Elle était tendue et ne s’asseyait toujours pas.

J’ai recommencé à balayer, j’ai poussé le tas de poussière en avant, elle s’est encore déplacée brusquement. Elle a regardé autour d’elle, puis ne sachant plus quoi regarder, elle a regardé la poussière. Finalement, n’y tenant plus :

— Schnell, schnell, Monsieur, dit-elle.

C’étaient ses premières paroles.

Je me suis relevé et je l’ai regardée, en soulevant les épaules, impuissant. Ses yeux étaient durs.

Elle avait couché dans un lit, elle s’était levée à six heures du matin, elle était arrivée au bureau et, indifférente, elle avait posé sur la table un paquet dans lequel il devait y avoir des tranches de pain beurré. Elle ne pensait pas faire cette rencontre, être seule avec moi. Si j’avais balayé bien et vite, elle m’aurait à peine vu passer ; mais je balayais mal. J’étais là, installé dans ce bureau, empêtré dans des tas de poussière et elle s’était laissée surprendre à voir de près l’un de nous. Elle n’était pas préparée à cela.

Maintenant elle me regardait de temps en temps de côté ; elle ne pouvait plus me tolérer. Je pesais sur elle, je la décomposais. Si j’avais touché la manche de sa blouse, elle se serait trouvée mal. Puissance extraordinaire du crâne rasé et du zébré ; le déguisement multipliait la force.

J’avais repris le balayage, mais je n’allais guère plus vite. Elle serrait le bord de la table à laquelle elle s’appuyait. Ça ne devait pas pouvoir continuer. En effet, elle m’a brusquement arraché le balai des mains et s’est mise à balayer frénétiquement.

J’étais immobile au milieu du bureau, je ne faisais rien. J’avais mis les mains aux hanches et je regardais les murs ; Je me sentais tranquille. Elle balayait. Après avoir fait un tas homogène elle m’a rendu l’instrument. Je hochais la tête en regardant la poussière, puis en la regardant ; elle avait bien balayé.

J’ai ramassé le tas avec une pelle, je suis sorti et j’ai remis mon calot.

Quelques instants plus tard je suis revenu. Il y avait des hommes dans le bureau. La fille avait repris de l’assise ; elle avait une bonne épaisseur de mâles allemands derrière elle. C’étaient des civils de Gandersheim. De nouveau, j’ai enlevé mon calot. Pour eux je n’existais pas. Je suis allé ramasser un morceau de papier à côté du pied de l’un d’eux. Il a retiré le pied machinalement tout en poursuivant sa conversation avec un autre. Puis un autre bout de papier, près d’un autre pied. L’Allemand a retiré son pied comme on chasse une mouche du front, dans le sommeil, sans s’éveiller. Je rôdais dans leur sommeil. Je pouvais, si je le voulais, leur faire remuer le pied ; ils ne me voyaient pas, mais leur corps remuait ; dans la mesure où je n’existais pas pour eux, ils étaient soumis.

Elle, était réveillée. Elle suivait mon manège ; elle savait que je jouais ; elle savait que je ne ramassais le bout de papier à côté du pied que pour m’approcher des dieux et leur faire remuer le pied.

Elle ne pouvait pas me dénoncer parce qu’il aurait fallu une explication, ils n’auraient pas compris tout de suite ; elle aurait montré ainsi qu’elle n’était pas aussi puissante qu’eux, puisqu’elle m’avait aperçu. Elle m’aurait fait apparaître, et il aurait bien fallu alors qu’on me parle, qu’on formule des mots pour moi, pour me faire de nouveau disparaître totalement.

Ayant fini de ramasser les papiers, je m’apprêtais à allumer le feu. Je me suis approché du poêle et j’ai commencé à le vider. La fille a réalisé, elle a bondi, puis calmement elle m’a dit que ça suffisait comme ça et que je pouvais m’en aller.

Je suis sorti du bureau et j’ai remis mon calot. Dans l’escalier, j’ai croisé un civil de trop près. Il portait une blouse grise, des bottes, un petit chapeau vert.

— Weg ! (fous le camp !), m’a-t-il dit d’une voix rauque.

Ça a glissé. Ça n’avait peut-être pas grande importance ici. Mais c’était le mouvement même du mépris – la plaie du monde –, tel qu’il règne encore partout plus ou moins camouflé dans les rapports humains. Tel qu’il règne encore dans le monde dont on nous a retirés. Mais ici c’était plus net. Nous donnions à l’humanité méprisante le moyen de se dévoiler complètement.

Le civil m’avait dit très vite : Weg ! Il ne s’était pas attardé, il avait dit cela en passant et le mot l’avait calmé. Mais il aurait pu faire éclore sa vérité : « Je ne veux pas que tu sois. »

Mais j’étais encore. Et ça glissait.

Au prolétaire le plus méprisé la raison est offerte. Il est moins seul que celui qui le méprise, dont la place deviendra de plus en plus exiguë et qui sera inéluctablement de plus en plus solitaire, de plus en plus impuissant. Leur injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu’ils ne peuvent saisir le cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore là.

*

 

René possède un morceau de miroir qu’il a trouvé à Buchenwald après le bombardement d’août. Il hésite à le sortir parce que, aussitôt, on se précipite et on le lui réclame. On veut se regarder.

La dernière fois que j’ai eu le miroir, il y avait longtemps que je ne m’étais pas regardé. C’était un dimanche ; j’étais assis sur la paillasse, j’ai pris mon temps. Je n’ai pas examiné tout de suite si j’avais le teint jaune ou grisâtre, ni comment étaient mon nez ou mes dents. D’abord, j’ai vu apparaître une figure. J’avais oublié. Je ne portais qu’un poids sur les épaules. Le regard du SS, sa manière d’être avec nous, toujours la même, signifiaient qu’il n’existait pas pour lui de différence entre telle ou telle figure de détenu. A l’appel, en colonne par cinq, il fallait que dans chaque colonne le SS pût compter cinq têtes. Zu fünf ! Zu fünf ! cinq, cinq, cinq têtes. Une figure n’était repérable que par un objet surajouté : par exemple les lunettes, qui, dans ce sens, étaient une calamité. Et si quelqu’un devait demeurer repéré, pour ne pas le perdre, les kapos dessinaient un cercle rouge et un cercle blanc dans le dos de sa veste rayée.

D’autre part, personne n’avait, par le visage, à exprimer rien au SS qui aurait pu être le commencement d’un dialogue et qui aurait pu susciter sur le visage du SS quelque chose d’autre que cette négation permanente et la même pour tous. Ainsi, comme il était non seulement inutile, mais plutôt dangereux malgré lui, dans nos rapports avec le SS, on en était venu à faire soi-même un effort de négation de son propre visage, parfaitement accordé à celui du SS. Niée, deux fois née, ou alors aussi risible et aussi provocante qu’un masque – c’était proprement provoquer le scandale en effet, que de porter sur nos épaules quelque chose de notre visage ancien, le masque de l’homme –, la figure avait fini pour nous-mêmes par s’absenter de notre vie. Car même dans nos rapports entre détenus, elle restait grevée de cette absence, elle était presque devenue cela. Du même rayé, du même crâne rasé, de l’amaigrissement progressif, du rythme de la vie ici, ce qui apparaissait des autres pour chacun c’était bien, en définitive, une figure à peu de chose près collective et anonyme. D’où cette sorte de seconde faim qui nous poussait tous à chercher à nous retrouver par le sortilège du miroir.

Ce dimanche là, je tenais ma figure dans la glace. Sans beauté, sans laideur, elle était éblouissante. Elle avait suivi et elle se promenait ici. Elle était sans emploi maintenant, mais c’était bien elle, la machine à exprimer. La gueule du SS apparaissait nulle à côté. Et la figure des copains qui à leur tour allaient se regarder, restait réduite, elle, à l’état fixé par le SS. Celle du miroir était seule distincte. Seule elle voulait dire quelque chose que l’on ne pouvait pas recevoir ici. C’était sur un mirage que s’ouvrait ce morceau de verre. On n’était pas comme ça ici. On n’était comme ça que dans la glace, tout seul, et ce que les copains attendaient avec envie, c’était ce morceau de solitude éclatant où devaient venir se noyer les SS et tous les autres.

Mais il fallait lâcher le miroir, le passer à un autre qui attendait, avide. On faisait la queue pour le morceau de solitude. Et pendant qu’on l’avait en main, sa solitude, les autres vous harcelaient.

Cependant, même s’il n’avait pas fallu passer la glace à un autre, je l’aurais abandonnée, parce que, déjà, je contaminais la figure qui était dedans ; elle vieillissait, elle allait se niveler sur celle des copains, pendante, misérable, comme les mains que l’on regarde les yeux vides. Et c’était mieux ainsi. Cet objet neuf, isolé, encadré, n’avait rien à faire ici. Il ne pouvait que désespérer radicalement, faire mesurer de façon insupportable une distance dont la nature même était insupportablement incertaine : ce n’était pas là un état passé dont on n’aurait eu qu’à se souvenir, comme tous les autres états passés, et qui aurait été comme tous les autres, simplement déchirant. C’était exténuant. C’était ce que l’on pouvait, pouvait réellement redevenir demain, et c’était le plus impossible.

 

*

 

Dans le magasin du sous-sol de l’usine, je travaille avec Jacques, l’étudiant en médecine. Nous sommes tranquilles. Nous rangeons des pièces de carlingue d’avion dans les travées.

Le civil qui nous commande est un Rhénan. Il est assez grand, blond ; il porte toujours un chapeau mou marron rejeté en arrière. Il doit avoir quarante-cinq ans. Il a l’air triste, sa démarche est lourde, lente, absente. Il a l’air ennuyé. Il pourrait être malade, d’une maladie chronique, tenace et pas très grave.

Un matin, il est venu vers nous dans la travée. Il nous a regardé travailler un moment, sans expression. Puis il s’est approché et il a dit d’une voix calme, assez nette :

— Langsam ! (lentement).

On s’est retourné vers lui comme s’il venait de déclencher un signal tonitruant. On l’a regardé sans rien répondre, sans faire le moindre signe de connivence. Lui aussi nous a regardés, il n’a rien dit d’autre. Il n’a pas souri, pas fait un clin d’œil. Il est parti.

Langsam ! Ça suffisait bien.

Ce qu’il venait de dire suffisait à l’envoyer dans un camp et à en faire un rayé comme nous. Dire langsam à des gens comme nous, qui sommes ici pour travailler et crever, cela veut dire qu’on est contre les SS. Nous avons un secret avec cet Allemand de l’usine, qu’il ne partage avec aucun autre Allemand de l’usine. Quand il parle avec les autres civils dont la plupart sont nazis, nous sommes seuls à savoir qu’il leur ment. Quand ils ne seront plus avec lui, il ira vers d’autres détenus et il leur dira langsam. Il lâchera ça de temps en temps, après avoir examiné ceux devant lesquels il le tient encore en réserve, et il s’en ira sans rien ajouter.

Il s’ennuie. Il fait semblant de s’intéresser à la construction des carlingues. Mais il sait depuis longtemps que ça ne sert qu à faire mourir d’autres Allemands pour rien. Il le savait avant la guerre. Son air d’ennui, sa maladie, c’est donc ça. On aurait pu le deviner. On comprend maintenant, sachant ce que l’on sait, que cet ennui est entièrement révélateur. Les SS pourraient faire fusiller tous les Allemands qui ont l’air de s’ennuyer. On pourrait presque trouver maintenant qu’il ne prend pas assez de précautions.

Souvent il s’arrête devant une fenêtre de l’usine et il regarde longuement la campagne. Le soir, en passant près de nous, tandis que nous balayons le couloir du sous-sol, il évitera de nous regarder. Il fallait qu’il dise langsam.

Cinquante détenus polonais sont arrivés d’Auschwitz. Ce sont des seigneurs. Ils sont pour la plupart solides ; ils ont des joues roses. Ils ne sont pas vêtus de rayé. Ils portent des pardessus chauds, des pull-overs. Certains ont des chronomètres en or. On sait déjà d’où cela vient. On connaît Auschwitz. Naturellement, ils ont aussi du tabac.

Ils parlent parfaitement l’allemand. Il y a quatre ans qu’ils sont en camp de concentration. Ils seront tous planqués, ici comme avant. Ils étaient habitués à manger à Auschwitz ; ici aussi, il faudra qu’ils mangent. Alors, l’un d’eux est déjà ordonnance du lagerführer SS, un autre est à la cuisine, un autre à la cantine des SS…

Trois d’entre eux arrivent au magasin : un dentiste, un officier, un entrepreneur de transports. Celui-ci est le plus gros : il était employé au magasin des vivres à Auschwitz. Ils sont propres, souriants. Le Rhénan leur explique quel sera leur travail. Ils comprennent tout de suite. Ils parlent très correctement, et ils ont une science de l’intonation qui les met à l’aise devant le civil. Aussitôt qu’ils ont reçu les indications, ils se montrent empressés, mais pas bêtement, avec intérêt, intelligence même. Quand un meister1 vient nous demander une pièce, à Jacques ou à moi, ils nous devancent et posent quelques questions qui montrent comme ils ont le souci de la chose. Le Rhénan les regarde avec un peu de curiosité, perceptible.

— Nous sommes des détenus spéciaux, nous a dit, quelques jours plus tard, le dentiste, d’une voix nasillarde.

Le civil qui commande le sous-sol arrive ; c’est un nazi. Il a l’allure d’un hobereau. Les trois nouveaux se découvrent et claquent des talons. Raides, ils regardent le civil bien en face, avec complaisance. Le civil est satisfait. Il nous regarde. Les autres sont plus gros, plus propres.

Nous sommes de trop. Le civil parle. On saisit au passage zaun-kommando ; ça veut dire le terrassement, avec la neige en ce moment. C’est devenu le kommando disciplinaire. Le civil a fini. On ne bouge pas ; il s’en va.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demande-t-on au dentiste.

Lui sait ce qu’il a dit ; il a parfaitement compris. Comme toujours, nous sommes restés en dehors de l’affaire ; nous n’avons à peu près rien compris. On a juste entendu le mot, mais comment venait-il dans la phrase ? Une décision a été prise pourtant, on n’ose pas la deviner, elle doit nous concerner, nous toujours en dehors de ce qui se fait ici, comme des sourds et qui vont quêter auprès de l’autre, tout frais : « Qu’est-ce qu’il a dit ? »,

— Je crois que vous irez au zaun-kommando, répond le dentiste.

Il a transmis la sentence et, tranquille, très à l’aise, il nous laisse.

Un meister vient chercher une pièce. Il finit par la trouver, mais il reste là, la pièce à la main : la case où il l’a trouvée ne correspond pas à celle qui est indiquée sur le fichier. Il demande au dentiste qui a rangé ça.

— Der Franzose, répond le dentiste.

Le civil hausse les épaules, il sait déjà qu’on va s’en aller. On va s’en aller parce qu’on ne parle pas l’allemand, parce qu’on n’est pas vifs au travail, parce qu’on est laids à voir, parce qu’entre ces nouveaux et nous, le chef du sous-sol ne peut pas hésiter un instant. Pour les SS et les nazis, si nous ne parlons pas l’allemand, si nous sommes maigres et laids à voir, si nous ne sommes pas utilisables devant un tour, c’est que nous représentons la quintessence du mal. Pour nous, le zaun-kommando seul est possible. C’est notre place.

Demain, nous ne nous rassemblerons pas comme les autres jours avec ceux du magasin. Nous les regarderons désormais comme les grands planqués. Nous serons de nouveau avec la petite troupe qui travaille dehors. Les figures n’y sont pas les mêmes : la neige, le vent sont passés dessus. Au zaun-kommando, les figures sont nouées, les gestes lents, une induration du malheur se lit dans les yeux qui ne réagissent plus, ne suivent pas les choses. Dehors, maintenant, on leur fout la Paix : le froid suffit. On les a littéralement remis au froid. On les voit cheminer le matin, par deux ou par quatre, portant une planche ou une poutre, ou essayant de creuser un trou dans la terre glacée. Plusieurs fois l’un d’eux, n’en pouvant plus, est entré dans l’usine, hagard, et a couru vers le poêle. Les autres, les copains de l’usine qui l’avaient aperçu le regardaient furtivement, sans bouger, tremblant pour lui. Celui qui était chargé de bourrer le poêle essayait rapidement de le faire Partir. « Attention, c’est défendu, tu vas me faire engueuler ! » Le type ne répondait pas, restait collé contre le poêle, le corps contracté, les yeux rouges. Il n’était pas toujours repéré à instant. Un peu réchauffé, il osait regarder alors d’où ça allait venir. Ça venait. Un civil, à dix mètres de lui, se mettait à gueuler, se précipitait. Le copain le laissait venir, accroché jusqu’au bout à la chaleur. Le civil contre lui, il se laissait frapper, la figure d’abord, se protégeant seulement des bras. Puis venaient les coups de pied au cul, les coups de poing dans le dos. Le civil s’excitait sur cette surdité, cet entêtement animal. Le copain finissait par fuir, poursuivi quelques mètres. Chassé du paradis. Les autres regardaient. Faire n’importe quoi, mais ne pas aller au zaun-kommando.

Déjà, j’ai l’angoisse dans tout le corps, dans toutes les parties du corps. Je ne sais pas comment je les protégerai ni laquelle d’abord. Je ne peux pas choisir. Mais je ne peux pas imaginer comment je pourrais, pendant sept heures de suite, piquer la pioche dans la terre gelée avec le vent qui entre par toutes les ouvertures, et qui traverse même directement l’étoffe.

Il y a eu des distributions de capotes rayées et de manteaux. L’aristocratie a eu les meilleurs. Une nuit, en allant pisser, j’ai trouvé une capote qui traînait par terre dans l’allée, je l’ai prise. Elle pue. Elle est mince et déchirée. Le pantalon déchiré aussi racle mes cuisses. Je suis courbé, la tête dans les épaules, je suis vieux. Depuis des semaines, je n’ai guère vu de ma chair que les mains.

L’idée du zaun-kommando me traque, j’essayerai de ne pas y aller. J’essayerai de me planquer dans l’usine, de trouver un endroit où je ferai semblant de travailler, puis on finira par s’habituer à ma figure ; le kapo pensera que j’y ai peut-être été embauché. J’essayerai de ne pas aller au zaun-kommando.

 

Le sous-sol de l’usine est partagé en deux par une allée. D’un côté il y a les travées du petit magasin, de l’autre les ateliers de soudure, les tours et la forge. Le personnel civil de l’usine entre par la grande porte du sous-sol qui donne du côté de la prairie et de la route de Gandersheim. A l’autre bout du sous-sol, une petite issue donne sur une pente qui conduit à la route qui va vers l’église. En contrebas, à gauche de l’usine en regardant vers le nord, il y a une série de baraques : la cantine du personnel, celle des SS, des magasins à vivres, l’atelier d’électricité, la cordonnerie, etc…

Au rez-de-chaussée de l’usine se trouve le hall. C’est là qu’on met en forme les pièces de durai et qu’on monte les carlingues. Paul travaille dans le hall. Il passe sa journée devant un étau, à taper sur des plaques de durai. Il en bousille le plus possible, qu’il va jeter dehors à la ferraille en se planquant. Nous ne nous voyons guère Paul et moi dans la journée. On se retrouve le soir, à l’église, avec Gilbert. Gilbert, lui, qui parle bien l’allemand, sert d’interprète entre les détenus du hall et les meister gui commandent le travail. Les meister ont une certaine considération pour lui parce qu’il parle leur langue, la langue de la bonne Allemagne, celle qu’ils parlent dans leur lit. Ils sont intrigués par ce type en rayé comme nous et qui les comprend tout de suite et qu’ils peuvent immédiatement saisir, comme un des leurs. Parce qu’il parle la langue des meister, Gilbert parvient souvent à éviter des coups aux copains. Les choses se passent en général ainsi :

Le copain travaille à son atelier ; le meister arrive. Il examine la pièce qui est serrée dans l’étau. Elle est loupée. Le meister le fait observer au copain, parfois calmement. Le copain ne comprend pas, il ne répond rien, il hausse seulement les épaules. Alors, le meister s’énerve. Il crie. Ça va venir. Le copain sent que ça va venir. Alors il dit à son voisin : « Va chercher Gilbert ! » Mais c’est long, et il faut trouver l’interprète. Il faut gagner du temps.

— Moment, moment, Dolmetcher, dit-il au meister, en désignant du doigt l’extrémité de l’usine.

— Dolmetcher ? Was Dolmetcher ? s’indigne le meister.

Là-dessus, si le copain a de la chance, Gilbert arrive. Immédiatement, il parle en allemand au meister. Il le cloue. Avec son propre langage il l’attire à lui. Il fallait d’abord dégager le copain, c’est fait. Maintenant, le meister et l’interprète parlent en allemand. Le copain n’est plus dans le coup. Ce qu’ils racontent n’a plus d’importance : que le copain ne connaît pas le boulot, que ce n’est pas son métier et qu’on ne peut pas lui demander de faire correctement ce qu’il fait pour la première fois ; qu’il ne comprend pas l’allemand et que ce n’est pas sa faute. Ils parlent allemand, ça va. Ce n’est pas cette fois qu’il dérouillera. Déjà les aboiements du meister deviennent grognements ; il regarde Gilbert de biais et il finit Par s’en aller.

Ainsi, Gilbert intervient d’un atelier à l’autre, et la langue allemande maniée par lui sert de bouclier aux copains. Mais, à la longue, il s’est fait repérer et il a dressé contre lui les kapos ; Fritz surtout, avec lequel il s’est déjà bagarré. C’était, il est vrai, avant que les SS ne déclarent officiellement que celui qui toucherait un kapo serait pendu. Los kapos n’admettent pas que le dolmetcher qui jouit naturellement d’une forte influence auprès des détenus – Gilbert est le seul politique Français qui ait une responsabilité officielle – ne marche pas avec eux. Ils voudraient qu’il cogne sur les copains au lieu de les défendre. Ils voudraient qu’il joue carrément le jeu de l’aristocratie. Mais comme Gilbert ne marche ni pour les coups, ni pour les trafics, ils l’accuseront de faire de l’agitation. Ils le dénonceront au lagerältester qui lui-même le gardera en réserve pour le livrer aux SS quand cela pourra le servir. En tout cas, plus tard, Fritz prendra ce prétexte pour essayer de se venger du coup de poing qu’il a reçu.

D’autres travaillent dans un grand bâtiment derrière l’usine, juste en bordure de la voie ferrée, c’est le grand magasin. C’est là qu’arrivent de Rostock, maison-mère Heinkel, les pièces principales. Il y a également dans le grand magasin, une quantité de petits objets précieux : des clous, des petites boîtes qui peuvent servir à ranger la portion de margarine, des pochettes en papier dur contenant des clous et dans lesquelles on peut mettre des papiers à l’abri, du fil de fer pour ficeler ce qui nous reste de nos chaussures, du papier goudronné dont ceux du zaun-kommando se servent pour se protéger de la pluie. On y est allé souvent rôder. Il est silencieux et peu surveillé. Un détenu russe est là en permanence, il est chargé de l’inventaire du matériel. Quelquefois, en passant le nez dans une travée, il aperçoit un type accroupi, affairé. C’est un homme qui vole. Le Russe ne dit rien.

Parfois, en tenant dans la main un sac plein de petites agrafes, on rêve que cette chose si lourde et si pleine puisse être un sachet de graines. Mais ici il est impossible de trouver autre chose que du fer.

 

Nous sommes encore, Jacques et moi, dans le petit magasin du sous-sol. Bientôt ce sera midi et demi, l’heure de la soupe. Nous avons encore une soupe à mittag, mais ça ne va pas durer. Bientôt nous n’aurons plus que le pain le matin avec la ration de margarine et la soupe le soir. En attendant que la sirène sonne, je me suis planqué dans une travée. J’y suis depuis quelques minutes quand arrive une femme allemande. Elle cherche une pièce. Je fais semblant de chercher aussi. Je la surveille du coin de l’œil. Elle est jeune, maigre, assez grande, des yeux bleuâtres dans une figure blafarde avec des cheveux clairs.

Elle regarde de mon côté ; je fais toujours semblant de chercher. Pour avoir l’air plus naturel, je cesse même de la surveiller, je la perds de vue quelques secondes. Elle est allée au bout de la travée, vers l’extérieur. Elle avance la tête, me tournant le dos, elle a l’air de surveiller l’allée. Puis elle me fait face, rentre dans la travée, marche vers moi, s’arrête et s’appuie contre les casiers. Je me tiens aussi appuyé contre des casiers, à deux mètres d’elle. Je ne sais pas ce qu’elle veut. Elle regarde encore vers moi. Elle hésite. Puis elle s’approche latéralement, faisant toujours face aux casiers. Je ne bouge pas. Elle arrive près de moi. Je ne bouge toujours pas. Elle tourne rapidement la tête vers l’allée. Puis elle met la main gauche dans la poche de son tablier. Elle la sort, fermée sur quelque chose. Sa figure se crispe. Elle me tend sa main fermée.

— Nicht sagen, dit-elle à voix basse. (Il ne faut pas le dire.) Je prends ce qu’il y a dans sa main.

— Danke.

C’est dur ce qu’il y avait dans sa main. Je serre, ça craque. Sa figure se détend.

— Mein Mann ist Gefangene. (Mon mari est prisonnier.) Et elle s’en va.

Elle m’a donné un morceau de pain blanc. Je mets la main dans la poche, je ne lâche pas le morceau. L’événement m’empêche de tenir en place. Je sors de la travée, la main dans la poche. Les copains de la soudure sont penchés sur leur chalumeau. Il ne leur est rien arrivé à eux. C’est comme si je les regardais de l’extérieur du barbelé.

C’est une femme de l’usine. Elle travaille avec celles qui rigolent quand un meister frappe un copain. Le Rhénan aussi travaille avec eux. Les copains ne savent pas ce qui s’est passé entre cette femme et moi qui suis l’un d’eux. Ils n’ont pas vu sa figure quand elle a tendu le pain et sa figure après qu’elle l’ait lâché. Mie et croûte ; c’est de l’or. Les dents vont gâcher ça, de ça aussi elles vont faire une boule aussitôt avalée, n’est pas du pain de l’usine Buchenwald, du pain = travail = schlague = sommeil ; c’est du pain humain. Il faudra aller très lentement ; mais, même en allant plus lentement que habitude, ce pain-là aussi sera mangé ; et c’est parce que ça se mange qu’elle a dit nicht sagen. Il faut donc le manger. Après ce sera fini ; il n’y aura pas un autre morceau de ce pain. Comme ce qui est arrivé avec le Rhénan, ce qui est arrivé avec cette femme restera inachevé. Ils sont apparus un instant dans l’ombre d’une travée. Ils ont fait signe. A la soudure dans le hall, dehors, au grand jour, nous continuerons à faire fuir. Quand on croisera la femme, elle fera peut-être un signe de tête imperceptible, et quand on passera à côté du Rhénan, dans les couloirs de l’usine, il dira entre les dents Guten Morgen, Monsieur. C’est tout. Il faudra se contenter de savoir. Mais la puissance de l’attention est devenue formidable. Les convictions se font sur des signes. Nicht sagen, langsam : par le langage je ne saurai d’eux jamais rien de plus.

Comme le morceau de pain, ces mots donnent la clef de cette cave noire, de ces catacombes presque totalement inaccessibles pour nous : la conscience – ce qu’il y avait de conscience alors, dans l’Allemagne.

Et on guettera, on flairera l’Allemand clandestin, celui qui pense que nous sommes des hommes.

 

La sirène a sonné. On se précipite pour être les premiers sur les rangs, afin d’être parmi les premiers servis à la soupe. S’il y a du rab, ensuite, on aura le temps de tenter sa chance.

On se range par cinq, sur la pente qui descend vers la route de l’église. Fritz compte, il donne le chiffre au SS rouquin qui est d’accord. On dévale la pente en rangs, on franchit la porte barbelée. On marche vite. Aujourd’hui, soupe aux fèves. Encore une fois, dans une demi-heure ce sera fini ; mais, pour le moment, ça n’a pas encore commencé : il faut se forcer, comme toujours, pour chasser l’une de ces pensées par l’autre.

Le ciel est gris. La route est couverte de neige boueuse. Il n’y a pas de vent aujourd’hui ; il ne fait pas trop froid-On patauge en remontant la pente qui mène au terre-plein de l’église. Le Lagerältester et le jeune SS qui faisait faire la gymnastique aux copains attendent. Sur le terre-plein. Fritz nous compte de nouveau. Le lagerältester compte à son tour. L’opération est juste. Au signal, on se précipite dans la cour, à l’intérieur des barbelés.

Le cuisinier a sorti le baquet de soupe. Ça fume. Le SS arrive, et il monte sur la table, contre la cloison de la cuisine. On est rangé sur plusieurs rangs et une rumeur de foule monte.

— Ruhe ! gueule le SS.

On n’entend plus rien. Le cuistot sert les premiers. En passant devant le SS, il faut enlever le calot. Ensuite le mettre sous le bras, puis, arrivé devant le cuisinier, tendre la gamelle des deux mains contre le baquet. La louche sort et tombe dans la gamelle. On se hausse sur la pointe des pieds pour voir la soupe.

— Elle est belle ? demande-t-on derrière.

— Ruhe ! gueule le SS.

Celui qui est servi ne répond pas ; il fonce la tête en avant et se réfugie dans l’église avec sa gamelle.

Le cuisinier est puissant. S’il veut, tout à l’heure, il peut donner une autre gamelle au type qui lui revient. Il n’a qu’à plonger une seconde fois la louche, la retirer et on a le ventre deux fois plus rempli.

Mon tour approche. Je la vois maintenant. Elle est noire, épaisse. La louche s’enfonce et remonte comme une drague. C’est pour celui qui me précède. Elle est lourde, elle déborde, grasse. La surface en reste immuable dans le baquet ; pas de reflet, pas de clapotis, c’est un bloc. J’arrive devant le baquet, le calot sous le bras. Le cuistot me regarde. Il enfonce la louche jusqu’au fond. Je place la gamelle contre le baquet ; il retire la louche. C’est extraordinaire : des fèves, des fèves, une matière d’une épaisseur insondable. En se détachant, la louche a fait un bruit boueux ; il la tient bien, n’en laisse pas retomber ; il l’a renversée dans la gamelle qui est lourde et pleine jusqu’au bord. Il est impensable que cette soupe puisse se renverser.

Déjà, il y en a qui ont fini. Agglutinés à la porte de l’église, ils attendent le rab. Il faut crier sans arrêt pour qu’ils s’écartent et protéger la gamelle. Ils regardent la mienne encore pleine.

— Tu es bien servi, disent-ils.

La leur est déjà vide. Leurs yeux sur la mienne, il faut qu’ils disent quelque chose.

J’arrive à ma place. René y est déjà. Il a presque fini la sienne. Les deux du lit voisin aussi, deux Auvergnats dont l’un est devenu à peu près aveugle à l’usine. Je m’assieds avec précaution sur la paillasse. Ils ont fini. Ils ne bougent pas. Ils regardent la gamelle pleine que j’ai calée sur mes genoux. Je prends ma cuiller et je commence lentement à écrémer la soupe.

— Elle est belle aujourd’hui, dit René, qui la regarde terriblement.

Les autres ne disent rien. Moi non plus. Après quelques cuillerées, je m’arrête un instant. Je la regarde, le niveau a baissé. J’ai pompé le plus liquide. René regarde le niveau qui a baissé. Bientôt je serai comme lui. Ça le rassure.

Maintenant, c’est l’épais. Cette soupe gave ; la figure se congestionne. La question de savoir si elle est bonne ne se pose pas : elle est belle. Je vais lentement, mais ça baisse. Je m’arrête encore. Il ne reste que quelques cuillerées. Je recueille d’abord la purée de fève qui s’est déposée sur la paroi. La gamelle est presque vide, les deux copains ne regardent plus. J’attaque ce qui reste. La cuiller racle le fond, je le sens. Maintenant, ce fond apparaît, on ne voit plus que lui. Il n’y a plus de soupe.

Ça gueule dehors pour le rab. René vient de partir. Il faudrait y aller. Je sais que je n’en aurai pas, mais il faut essayer.

Une centaine de types sont collés autour du cuistot qui lei menace de la louche. Le kapo de la cuisine sort de la baraque pour les faire mettre en rang.

— Keine Dizipline, kein Rab ! crie le kapo.

Les copains savent ce que ça veut dire, la discipline, qui sera en tout cas celle des kapos droit commun. Ça veut dire que le menuisier qui fait les petits travaux du Lagerältester et qui lui fabrique des jouets pour la Noël, que la petite tante de stubendienst français droit commun, qui couche avec ce lagerältester, et d’autres petits copains, ont déjà eu leur rab, eux. Ça veut dire que Lucien est déjà venu chercher quelques gamelles, pour lui et pour ceux avec lesquels il les échange contre du tabac ; sans compter les kapos eux-mêmes. Alors, comme il ne reste que quelques litres de soupe, de la discipline, ils s’en foutent, les copains. Et c’est la ruée. Le kapo intervient et dirige un jet d’eau sur eux. Ils s’enfuient, trempés, en gueulant. Le jet a cessé. Ils repartent à l’attaque du baquet. Maintenant, c’est la schlague du kapo, les coups de louche du cuistot qui s’indigne de toute sa bonne conscience.

Les types en s’écrasant essayent de placer leur gamelle contre le baquet. Ceux qui sont derrière tournent autour de la grappe pour trouver une faille.

— Keine Suppe ! gueule le kapo.

Ceux qui ne peuvent pas passer la gamelle par-dessus une épaule essaient d’atteindre le baquet par-dessous. Ils se font écraser la tête.

— Je ne servirai pas ! gueule le cuistot.

— Bande d’enculés, ils en ont plein le ventre ! crient les types qui s’écrasent contre le baquet et se piétinent.

Le kapo ordonne au cuistot de rentrer le baquet.

— Vous êtes comme des animaux ! gueule le cuistot.

C’est fini. Il n’y aura plus de rab !

— Scheisse ! ponctue le kapo en regardant la masse des types, le cuistot a rentré le baquet dans la cuisine ; le kapo est rentré aussi et a refermé la porte sur lui. Les types vont se coller contre la porte. Ils attendent encore. Le kapo sort, il les asperge de nouveau avec le jet. Alors, ils rentrent dans l’église la gamelle pendante.

Lucien, appuyé contre la porte, mange tranquillement sa deuxième camelle. On est resté quelques-uns dans la cour. On savait qu’il n’y aurait pas de rab. Je garde encore ma gamelle à la main et je regarde la porte de la cuisine. Rien ne viendra, on le sait. Encore un regard sur la gamelle.

— Merde !

Je l’ai balancée sur la table qui est contre la cloison de la cuisine.

— Antreten ! gueule Fritz. On repart à l’usine.

 

*

 

Depuis longtemps, cette nuit, on entend les avions. Leur bruit est régulier, sûr. Ils passent au-dessus de nous, le bruit remplit l’église et nous tient éveillés. Aussi fortement que la nuit, ce bruit règne, pénètre tout, va bourdonner dans les oreilles des SS, qui en deviennent aussi minuscules que nous. Il fait peur au SS gras et chaud dans ses draps. Mais, nous, il caresse notre corps sur la paillasse.

Le temps durant lequel chacun survole le kommando est très court. Notre univers est étroit, quelques dizaines de mètres carrés. Ils ne savent pas qu’ils nous survolent. Simplement, la nuit dans l’Allemagne, il y a des gares, des usines et, jetés « importe où dans ce réseau de points sensibles, des camps comme le nôtre. Ils lâchent les bombes pas loin, ça roule, c’est épouvante. On se sent moins abandonné. Ils sont là, le bruit continue, on se soulève, on écoute ; ils sont puissants, insaisissables. Le SS tremble. On n’a pas peur ; et, si l’on a peur, c’est une peur qui fait rire en même temps. Ils sont dans leur petite cage, ils sont venus passer une heure sur l’Allemagne, ils ne nous connaîtront jamais, mais du bombardement nous faisons un acte accompli à notre intention. On savoure le fruit de l’épouvante SS.

Lorsqu’ils passent le jour et que les SS sont là, un nouveau partage se fait entre ceux-ci et nous. Ils lèvent la tête vers le ciel, ensuite ils nous observent. Le passage leur rappelle le sens de notre présence ici ; cessant alors d’être des bandits, peut-être pendant un instant, nous aperçoivent-ils comme des ennemis, des adversaires même ?

Mélodie de ce bruit dans la nuit. C’est calme, c’est long. On est sous leur toit. Et ça commence : il y a une heure ils étaient là-bas, dans une heure ils y seront revenus. Le rêve un avion atterrit dans le pré, il nous prend à son bord, on s’envole ; deux heures après, je sonne à ma porte. Il serait deux heures du matin. A deux heures du matin, tout à l’heure, heure à laquelle je serai ici, je pourrais être là-bas. Plusieurs fois dans la nuit, on s’arrange de ces calculs. On s’accroche à tout ce qui abolit la distance, à tout ce qui indique qu’elle est franchissable, que l’on n’est pas vraiment dans un autre monde cinq jours à pied, on est en Hollande, huit jours à pied, à Cologne. Par le parcours avec mes jambes, d’une distance, par la simple marche à pied, tel que je suis ici, en plus ou moins de temps, je peux encore devenir celui qui, à deux heures du matin, aurait sonné à sa porte si l’avion l’avait emporté. Il y a des possibilités infinies.

Il n’est même pas nécessaire de franchir des kilomètres. Là, derrière les barbelés, quelques pas et je suis sur la route. Ça y est. Je n’ai qu’à suivre cette route et me guider aux étoiles : je suis rentré dans l’univers de tout le monde. Tout est possible, cette nuit. Les obstacles que je m’oppose : le vêtement rayé, l’absence de nourriture, la faiblesse, toutes les chances d’échec, la pendaison possible si je suis repris, ne sont que des obstacles. Je peux les franchir. Il n’y a rien d’impossible puisque je sais que l’ouest existe, et que je sais où je veux aller. Mais dans le même instant que je sais cela, je sais aussi qu’au réveil cet équilibre entre le possible et l’impossible sera rompu. Seulement, en ce moment, je ne sais pas si c’est au réveil ou maintenant qu’on a raison. Mon pouvoir retrouvé dans la nuit s’évanouira au réveil. La route ne sera plus que le bout de route qui conduit à l’usine ; l’ouest, ce sera le petit bois qui la domine ; le reste sera effacé. Partout, il y aura le barbelé, une sentinelle, ma condition. Je penserai et me déplacerai avec sur moi le barbelé, le kapo, la faim, les plaies ; j’aurai la tête dans les épaules, je serai courbé, déjà un produit de la captivité, non d’avant. Avec cela, je parle le français, et il doit m’arriver comme aux copains d’avoir encore quelquefois des manières et de m’excuser si je bouscule un camarade : c’est plutôt cela au réveil qui me ferait croire que nous sommes fous. Parce que ce qui est est ; ce que nous sommes, nous le sommes ; et l’un et l’autre est impossible.

 

Si un observateur niais nous regardait vivre quelques jours, peut-être douterait-il que nous soyons tous du même côté de la bataille et que les gens qui sont ici aient été des combattants.

Dans l’usine, il verrait un Français fabriquer des jouets pour les enfants du meister : des petits chars « Tigre » ; un vorarbeiter[2] engueuler un autre Français parce qu’il ne travaille pas ; le premier Français continuer à fabriquer les jouets, le meister lui tapoter l’épaule et lui donner du pain, puis foutre une claque à un Russe qui est à côté et ne travaille pas assez ; auprès du Russe, un autre détenu tchèque s’appliquer aussi sur un petit jouet et recevoir du pain ; un autre Français se faire matraquer parce qu’il travaille mal, et un Russe manger sa troisième soupe.

A la distribution du pain le matin, avant le jour, dans la cour de l’église, il entendrait nos cris, cris des Italiens, des Français, des Russes qui s’écrasent et se battent pour ne pas être les derniers, et il verrait le kapo faire régner l’ordre.

Car il ne suffit pas aux SS d’avoir rasé et déguisé les détenus. Pour que leur mépris soit totalement justifié, il faut que les détenus se battent entre eux pour manger, qu’ils pourrissent devant la nourriture. Les SS font ce qu’il faut pour cela. Mais c’est en cela qu’ils ne sont au fond que des idéalistes vulgaires. Car les détenus qui vont à l’assaut du baquet de rab présentent sans doute un spectacle sordide, mais ils ne s’abaissent pas, comme le pensent les SS, comme le penserait cet observateur et comme chacun ici le pense chaque fois que ce n’est pas lui qui va au rab.

Il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille. Parce que chaque mort est une victoire du SS. Mais les détenus n’ont pas décidé pour vivre de s’exploiter mutuellement. Ils sont tous exploités par les SS et les kapos droit-commun. La contradiction écrasante pour l’observateur entre la guerre qui se poursuit là-bas et ce grouillement d’ici, c’est premièrement la figure pleine du kapo (qui, lui, a gardé la forme humaine – jamais elle n’aura été aussi insolente, aussi ignoble qu’ici, jamais elle n’aura recelé un aussi gigantesque mensonge), et, deuxièmement, le sourire du SS qui en donnent la clef.

Ceux qui se battent ou s’insultent ainsi ne sont pas des ennemis. Ils s’appellent entre eux justement camarades, parcque qu’ils n’ont pas décidé de cette lutte, elle est leur état.

 

Je suis allé directement dans le hall de l’usine. Il était six heures et demie du matin. Dehors, il faisait noir et il neigeait. J’ai erré un moment dans le hall, à travers les ateliers ; le bruit du compresseur martelait l’usine. Le gros kapo Ernst, policier du hall, était assis derrière sa table près de la chaudière. Il avait terminé à l’église son quart de boule du matin, premier petit déjeuner. Il attaquait maintenant un gros morceau de pain en avec un pot de marmelade.

Les copains qui étaient penchés sur leur étau l’observaient « Cette grosse vache. » Ernst, qui riait souvent de toute sa bouche édentée avec les civils, parfois avec les SS et avec ses collègues kapos, mangeait aujourd’hui presque lugubrement. Assis sur une chaise, il étalait largement ses coudes sur la table et penchait son buste en avant. Personne, pas même un civil n’aurait songé à l’empêcher de manger pendant les heures de travail. Il prenait cependant soin de camoufler son pain derrière ses mains. Dans le tiroir entrouvert de la table, il avait posé le pot de marmelade. Ernst coupait un morceau, le trempait dans le pot et se l’envoyait dans la bouche. Il n’était pas kapo depuis longtemps ; il n’osait pas encore étaler son pot sur la table et manger à l’aise. Aussi cette masse énorme – c’était simplement un homme un peu gros, mais ici c’était vraiment une masse énorme – faisait des petits gestes rapides qui contrastaient avec son poids. En s’envoyant le morceau dans la bouche, Ernst relevait vite la tête et ses yeux surveillaient et attendaient encore un danger qui ne venait pas. Quand le morceau était dans la bouche, Ernst était encore plus lugubre, peut-être parce qu’il n’était plus inquiet. Dans la bouche on ne pouvait pas lui enlever le pain, c’était un lieu sûr. Alors, ses joues se gonflaient, ses mâchoires broyaient sérieusement, ses yeux ne remuaient plus. Ernst faisait son devoir. Il n’avait pas envie de rire. Essen, essen ! Tout le monde ne le méritait pas ; et il méprisait ceux qui ne mangeaient pas, et qui étaient maigres : ils n’étaient pas de son rang.

Je suis sorti de l’usine un moment ; le jour se levait. Les lumières du hall brillaient, plus pâles. La prairie était couverte de neige ; ceux du zaun-kommando arrivaient.

Aux chiottes – un espace entouré de quatre planches hautes avec une fosse au milieu –, des copains piétinaient dans la boue de neige et d’urine. Ils n’y allaient pas simplement pour chier pour pisser ; ils y allaient pour y rester un moment, les mains dans les poches. C’était aux chiottes que les copains se disaient bonjours pour la première fois le matin, et se questionnaient.

— Quoi de nouveau ?

— Rien de nouveau.

Des Polonais et des Russes fumaient un mégot au pied de la fosse à merde couverte d’une couche de neige. D’autres arrivaient. Du haut du talus, le long de la voie ferrée, on dominait le carré. Le jour faisait apparaître les rayés, agrégés par trois ou quatre, près de la fosse. Alors, un type annonçait Fritz ou Alex, ceux qui fumaient le mégot et ceux qui avaient les mains dans les poches disparaissaient. Ceux qui chiaient restaient ; on ne pouvait rien leur dire. Ils étaient tranquilles puisqu’ils étaient accroupis au bord de la fosse. Ils parlaient à voix basse de la soupe. Fritz entrait brusquement dans le carré. Ils chiaient, ils ne bougeaient pas. Fritz les regardait. Ils chiaient vraiment.

Il s’en allait.

 

A l’usine, comme je ne pouvais me caser dans aucun atelier, j’ai pris un balai. Il me fallait quelque chose dans les mains, mais le balai était réservé aux vieux. Je me suis promené un long moment dans le hall, et, quand un civil s’avançait vers moi je balayais. D’abord les civils n’y ont pas fait attention, puis ils se sont aperçus que je n’étais pas un vieux. Ils m’ont regardé comme si je me foutais d’eux avec le balai ; je travaillais moins qu’eux. En balayant je les narguais et je me foutais aussi de la carlingue qu’ils construisaient. Les copains étaient à leur atelier. Chaque meister tenait les siens ; ils travaillaient pour la carlingue et je me promenais. Je me promenais avec un instrument de femme, et leurs femmes travaillaient le fer pour la carlingue, et, elles, ne se promenaient pas.

J’ai abandonné le balai quand j’ai vu que je devenais trop scandaleux et avant qu’ils ne gueulent. J’ai pris un grand panier et j’ai commencé à ramasser les déchets de dural qui traînaient par terre. Il fallait se baisser, se relever, faire quelques pas, se baisser de nouveau. Je ne travaillais pas à la carlingue, mais cette tâche devait rassurer les civils parce que je ne cessais pas d’être courbé et que je ramassais les déchets. Puisque je n’étais pas ce détenu extraordinaire, tourneur ou mécanicien, j’étais le détenu déchet qui avec ses pieds avance, avec ses mains ramasse les déchets. Coïncidence parfaite de la tâche et de l’homme ; cette harmonie les rassurait, c’était sûr.

Ils avaient de la considération pour celui qui travaillait à sa machine, parce qu’il fabriquait méthodiquement une chose qui servirait et ils devaient penser que ce travailleur qui était plus estimable était aussi plus libre.

Ils ne savaient pas qu’en ramassant les déchets au hasard, courbé, parfaitement ignoré, il arrivait qu’on soit heureux, comme en pissant.

Un autre détenu faisait comme moi. C’était un Allemand d’une cinquantaine d’années. Il était assez grand, blond, légèrement voûté. Il avait été arrêté comme objecteur de conscience, c’était un évangéliste. Il portait un triangle mauve.

Les nazis avaient pris soin de distinguer les religieux allemands par la couleur du triangle. Leur traitement n’était pas différent, mais le triangle mauve signifiait objecteur de conscience. L’objecteur était celui qui avait opposé Dieu à Hitler. A celui-là on reconnaissait une conscience. Ils étaient des ennemis par cette conscience opposée, dont ils ne pouvaient se défaire. Les politiques, triangle rouge, n’étaient pas considérés comme des ennemis par la conscience. La question de la conscience ne se posait pas pour eux. Dans la mythologie nazie, c’est l’avènement d’Hitler qui avait révélé le mal, et tous ces triangles rouges étaient sortis un à un à travers l’Allemagne, puis autour, d’eux-mêmes, sous la puissance de l’exorcisme.

Parmi ces objecteurs, à Buchenwald, certains étaient sensibles à cette distinction opérée par les nazis. Ils se sentaient une conscience, presque une bonne conscience ; celle des politiques représentant souvent pour eux un élément impur, de désordre. Même là-bas, certains entretenaient naturellement cette hiérarchie des consciences, la leur se considérant comme la conscience n° 1.

L’évangéliste qui était là, ne se sentait pas, lui, une conscience d’une autre nature que la nôtre.

Il n’avait pas de panier ; il est venu vers moi et nous avons décidé de faire équipe. Il ne parlait ni ne comprenait le français, et moi, à peine l’allemand.

On marchait lentement dans l’usine, en tenant le panier chacun par une anse. De temps en temps, on s’arrêtait, on ramassait un morceau de durai, on le jetait dans le panier et on repartait.

L’usine était remplie du bruit du compresseur et des marteaux à river. Notre tâche était silencieuse, la moins utile. Le plus mauvais manœuvre n’aurait pas passé sa vie à ramasser ainsi des morceaux de durai ; juste de quoi se baisser, de quoi ne pas garder les bras ballants ; pellicule de travail ; travail presque inventé, au delà il n’y en avait plus.

L’évangéliste ne parlait pas, mais quand on s’arrêtait il me regardait et cette figure, en face, et de près, était aussi éblouissante que celle que j’avais trouvée dans le morceau de miroir. Mais lui ne pouvait pas davantage se faire comprendre. J’essayais de lui parler en allemand, et de cette énorme volonté de parler sortaient des lambeaux de phrases criblés des mêmes barbarismes qui me servaient pour les kapos ou les meister. Lui, répondait. Je faisais répéter plusieurs fois la même phrase, parfois je finissais par saisir : « L’Allemagne a perdu la notion de Dieu », « La joie que j’ai le matin c’est Dieu qui est en moi ». Je saisissais à peine le langage dont les SS auraient compris chaque terme, celui de l’objecteur qui disait qu’il était heureux.

Après un grand effort pour se comprendre, on restait silencieux, l’un et l’autre de chaque côté du panier, impuissants. Sa figure ne cessait de vouloir dire, et avec cette parole qu’il fabriquait et que je ne comprenais pas, il s’évadait. Dans ce marécage de langage, j’attrapais aussi parfois : Musik, Musik ; il le prononçait comme l’auraient prononcé les SS. Il parlait de Mozart. Autour de nous, les copains étaient penchés sur leur atelier. Un meister foutait des coups de pied à un copain. Le compresseur crépitait. Musik résonnait dans la tête et couvrait le bruit de l’usine. J’avais attrapé le mot et je ne lui faisais pas répéter la phrase. L’évangéliste continuait à parler seul. Ses yeux étaient bleus et doux. Je ne comprenais plus, mais le mot que j’avais saisi illuminait toute la phrase. Quand il avait achevé, je disais non de la tête et à mon tour je parlais en français, il répondait en allemand, et nous nous arrêtions désespérés et comme honteux de n’arriver à rien.

Nous avions fait le tour de l’usine en posant le panier par terre de temps en temps. Le panier était presque plein. Nous sommes sortis pour aller le vider derrière le grand magasin, le long de la voie ferrée.

Le soleil était très pâle sur la neige ; le vent était froid.

Nous marchions lentement et régulièrement. On ne se comprenait pas, mais qu’est-ce qu’il y aurait eu à expliquer ? On ne sentait pas le froid du corps, ni la faim, ni les SS. On était encore capables de se regarder pour se regarder et se serrer la main. Il ne fallait pas quitter cet homme. Jamais sans doute on n’avait eu envie de crier ainsi de joie, cependant que les SS promenaient leur tête de mort sur la prairie. On essayait de retenir cette joie, de calculer pour la retenir le plus possible, de ne pas s’en séparer.

Nous nous sommes arrêtés derrière le magasin où se trouvaient des tas de déchets de durai et de fer rouillé. Il n’y avait personne. On a renversé le panier sur un des tas et on l’a posé par terre. Un peu plus loin, sur la voie ferrée, les sentinelles se promenaient. En contre-bas, Fritz fouinait dans les chiottes.

Nous sommes restés un moment près du panier, sans bouger L’évangéliste regardait les bois, la prairie, et la colline de l’autre côté de la route. Puis il s’est tourné vers moi :

— Das ist ein schön Wintertag, a-t-il dit. Sa figure était bonne. Les bois étaient très beaux. Nous les avons encore regardés.

Puis, on a repris le panier vide chacun par une anse, et on est rentré à l’usine.