4 avril. Le canon a tonné toute la nuit.

On distinguait nettement son bruit de celui des bombes ou de la D. C. A. Ils devaient être à une quarantaine de kilomètres. Depuis plusieurs jours, on parlait de l’évacuation.

J’avais peu dormi. Quand je me suis réveillé, on voyait le jour à travers les persiennes du block. L’heure de l’appel était passée, mais personne ne s’en étonnait. C’est bien le dernier ou l’avant-dernier jour que nous passerions à Gandersheim. La chambrée était silencieuse. Un type a poussé une persienne, et le jour est entré en plein. Il faisait du soleil. Le ciel était clair. A travers la fenêtre, la place d’appel apparaissait, vide et calme. C’était une très belle matinée de printemps, peut-être le matin le plus silencieux que nous ayons connu, le plus clair, et on entendait même chanter des oiseaux qui sortaient du bois.

On a d’abord entendu des pas dehors puis, brusquement, un vacarme dans l’entrée. Des types hurlants, fusil ou mitraillette à l’épaule, ont fait irruption dans la chambrée. On les a reconnus : c’étaient les kapos. Ils étaient là, Fritz, Ernst, le « werkkontroll [10]» et d’autres, habillés en werkschultz. Avec eux, deux détenus allemands qui n’étaient pas kapos, ainsi que le Roumain, blanchisseur des SS. Les SS les avaient tous armés et vêtus d’uniformes.

La veille on avait demandé à ceux qui ne pouvaient pas marcher de donner leur nom. On leur avait dit qu’en cas d’évacuation, ils resteraient à Gandersheim. Quelques types s’étaient désignés. Les kapos venaient les chercher.

Personne n’a bougé. Les kapos se sont énervés. Ils ont gueulé plus fort et sont allés de lit en lit, frappant par terre de la crosse leur fusil. Les deux détenus allemands qui étaient avec ne disaient rien. Fritz et Ernst faisaient de grands pas dans l’allée du block et foutaient des coups de crosse dans les montants des lits. Mais personne encore ne bougeait,

Alors ils sont allés chercher le stubendienst qui est arrivé avec une liste et ils ont menacé de faire sortir tout le monde. Le stubendienst a appelé les noms des types : Pelava, André, deux autres.

Pelava, le vieux de Toulouse, qui avait un fort œdème aux jambes, s’est soulevé sur sa paillasse. Il a commencé à enfiler péniblement ses chaussettes. Fritz est venu près de son lit et a foutu des coups de crosse dedans pour le presser. Ernst faisait la même chose avec le petit André. Ils continuaient à gueuler.

— Los, los !

Mais le vieux Pelava n’allait pas plus vite.

Les deux autres Allemands se tenaient près de la porte. Ils n’avaient pas encore l’habitude, ils ne criaient pas. Le Roumain, lui, gueulait. Il gueulait contre tous ceux qui étaient couchés, il gueulait comme un coq. Le stubendienst suivait l’opération sans rien dire.

Fritz, Ernst et les autres n’avaient plus la croix au minium dans le dos. Quand ils étaient arrivés de Buchenwald, ils portaient le rayé. Ensuite ils avaient eu droit au costume civil, d’abord avec une petite croix dans le dos et le triangle vert, puis sans croix ni triangle. Maintenant, ils portaient l’uniforme de werkschultz et le fusil. Ils étaient parvenus à changer de côté et ils éclataient de force dans leurs uniformes. Travail lent, difficile, mais ils y étaient arrivés.

Les quatre copains étaient descendus de leur lit et les kapos les encadraient dans l’allée du block. Ils allaient partir.

Alors, ceux qui n’étaient pas appelés et qui jusque-là n’avaient rien dit se sont brusquement douté de quelque chose. De leur paillasse, ils ont crié :

— Ne partez pas, essayez de marcher, ne partez pas !

Les quatre ne répondaient pas. On leur avait demandé s’ils pouvaient marcher, ils avaient répondu que non. C’était tout. Mais leur nom était inscrit. Pelava a voulu revenir à son lit, les kapos l’en ont empêché.

— Ne partez pas, ne partez pas ! gueulaient les copains.

Mais déjà les kapos les emmenaient. Pelava est passé près de mon lit. Il se traînait, en baissant la tête. Le petit rouquin souriait en regardant ses amis.

— Ne partez pas, ne partez pas !

— Los ! gueulaient les kapos.

Et les quatre sont sortis de la chambrée.

Trop tard. Quoi, trop tard ? Parce qu’ils avaient répondu qu’ils ne pouvaient pas marcher ? Parce qu’ils s’étaient désignés eux-mêmes, tranquillement, en plaignant les copains qui allaient marcher ? Parce qu’ils s’étaient désignés eux-mêmes, tranquillement.

Un type qui était sorti peu après leur départ, est rentré en trombe dans la chambrée.

Il venait de voir la file des copains, avec les kapos, grimper vers le petit bois.

Au même moment, les SS étaient entrés au revier.

— Antreten !

La veille, on avait dit aux malades qu’ils iraient à l’hôpital de Gandersheim et qu’ils y seraient soignés. Ils se sont tous levés, ceux qui avaient une broncho-pneumonie, les tuberculeux, André Valtier, qui n’avait plus que les os et qui ne pouvait presque plus parler, Gérard, les frères Mathieu, des types de l’Est qui avaient fait la guerre de 14, Félix, que le politzei avait une nouvelle fois essayé de tuer d’un coup de pelle sur le crâne, avec une fièvre à 40, le crâne fendu et un bandeau qui lui couvrait l’œil. Leurs chemises flottaient sur leurs petites jambes. Par les fenêtres, ils ont vu la route qui longeait le revier et la prairie au delà, la forêt encore au delà, déjà verte. Los, los, les SS s’impatientaient, ds cognaient sur le plancher avec leur fusil. Les copains ne tenaient pas bien debout, les tibias vacillaient, ils ont enfilé une jambe de pantalon et puis l’autre. Leurs pieds nus dépassaient, ils étaient longs et blancs. Ceux qui étaient prêts se sont approchés du poêle qui ronflait encore. Ils souriaient. Ils allaient à l’hôpital, les Alliés n’étaient pas loin, ils ne marcheraient pas. Ils regardaient à travers les fenêtres la route qui allait les conduire à Gandersheim. Ils pensaient même à nous, aux copains qui allaient en baver sur la route. Ils avaient de la veine d’être malades.

Los, los, les SS s’énervaient et cognaient encore sur le plancher. Ils n’avaient pas une gueule particulière les SS, ils étaient un peu pressés, mais c’était toujours comme ça avec eux.

Enfin les malades sont sortis. Tous les lits étaient vides, les draps sales défaits. Le poêle restait seul et continuait à ronfler.

La petite colonne a longé la cabane du revier, elle l’a dépassée. Maintenant, elle allait tourner à gauche pour atteindre la route. A gauche pour la route, à gauche, c’était à gauche qu’il fallait tourner, et ils tournaient à droite ; c’était à gauche qu’il fallait tourner pour Gandersheim, et les SS ont tourné à droite, La colonne des malades a tourné à droite et a grimpé vers le petit bois.

 

Il y avait un quart d’heure peut-être que les copains étaient partis. J’avais fini par sortir de la paillasse et j’enfilais mécaniquement mes chaussures. D’autres se levaient et s’habillaient lentement. Il n’y avait pas d’autre bruit que celui des paillasses qui craquaient. Aucun bruit non plus ne venait du cagibi du chef de block et des stubendienst. Presque toutes les persiennes étaient ouvertes et le jour remplissait la baraque. Il était éclatant et on voyait des morceaux de ciel bleu dans le coin des fenêtres. La place d’appel était toujours vide.

Rafale de mitraillettes. Rafale de mitraillettes. Des coups isolés. Un dernier coup.

— Ils les ont descendus !

— Tu es fou !

— Je te dis qu’ils les ont descendus !

Les deux types étaient dressés sur leur paillasse, la tête tendue ; ils se regardaient en écoutant encore. Eux seuls avaient parlé. Mais tous les autres, assis, la tête tendue, écoutaient avec eux. Toutes les têtes rasées, les yeux hagards, écoutaient. Plus rien.

Pelava, le petit André, les deux autres et les malades (mais, pour ceux-ci on ne le savait pas encore) venaient d’être assassinés. Pendant qu’on enfilait les souliers. Pelava qui se réveillait à peine, puis avait enfilé ses chaussettes comme chaque matin, et qui était allé avec eux parce qu’il ne pouvait pas marcher et qui était passé là, près de mon lit, sans rien dire, et qui ne savait pas où on l’emmenait. Il était parti comme quelqu’un qui ne sait pas, qui suit. Ils y étaient allés comme ça, et on leur avait fait prendre un drôle de chemin, de plus en plus drôle. Ils s’étaient éloignés de plus en plus de la chambrée, ils avaient grimpé vers le bois. Ils venaient de descendre du lit et on les faisait grimper vers le bois et le Fritz ne disait rien. Personne ne leur avait rien dit. Il fallait qu’ils comprennent seuls. Mais c’était la première fois que cela arrivait ici.

Nous ne saurons pas quand ils ont compris qu’on allait les tuer parce qu’ils avaient dit qu’ils ne pouvaient pas marcher. Les kapos n’avaient rien à leur dire. Ils s’étaient énervés dans la chambrée parce qu’ils étaient pressés mais ils ne râlaient pas particulièrement contre Pelava ni les autres. Ils ne leur avaient pas foutu de coups. Ils étaient même calmes quand ils avaient quitté la chambre.

Non. Quand ils sont arrivés dans le bois avec la file des quatre et quand les malades sont arrivés dans le bois avec les sentinelles SS, ils se sont simplement arrêtés.

Calmes, ils se sont un peu écartés. Et ils ont tiré dedans ; dans les types à broncho-pneumonies, dans les tuberculeux, dans les types à œdème, dans les types sans voix, dans les types à jambes de tibias, dans tous ceux qui croyaient qu’ils allaient tourner à gauche, vers la route. C’était cela, la rafale, la rafale, et le silence, et les coups isolés. Ça rentrait dans leur ventre quand on était assis sur les paillasses, les yeux tendus et qu’on écoutait.

Cela, on l’a reconstitué plus tard. On a su aussi que Félix avait essayé de s’enfuir dans le bois. Fritz l’avait poursuivi, blessé à l’épaule d’abord, puis lui avait fait éclater le crâne.

Dans la chambrée, il n’y a eu qu’un silence de mort. On ne cessait pas d’entendre la rafale, on l’entendait et on la comprenait de mieux en mieux. On entrait dans la dernière phase, au cœur de l’affaire. Le canon avait déclenché les SS qui avaient répondu par la première rafale. L’un et l’autre resteraient conjugués jusqu’au bout, jusqu’à un tournant qu’on ne voyait pas.

Je suis sorti de la chambrée pour aller aux chiottes. Sur la place, il n’y avait personne. Sur le sentier du bois, une dizaine de détenus descendaient avec des pelles et des pioches sur l’épaule, suivis de Fritz et des autres kapos. C’étaient des Russes que les SS avaient désignés pour enterrer les copains.

Quand je suis arrivé aux chiottes, un autre Russe était en train de pisser. Au F. sur ma veste, il a vu que j’étais Français. Il s’est tourné vers moi et il m’a fixé dans les yeux :

— Kamerad Kaput, a-t-il dit doucement.

— Ja.

 

Une heure plus tard, la distribution a commencé. Il y avait trois quarts de boule à toucher, parce qu’on allait partir. Les copains tenaient dans la main un morceau de pain énorme – jamais on n’en avait eu d’aussi gros – et un morceau de margarine. Fritz assistait à la distribution. Il avait l’air à l’aise. Il souriait. En passant à côté de lui, j’ai retenu ma respiration pour ne pas sentir son odeur. Ce matin-là, à la distribution, il n’a pas giflé, il n’a pas foutu de coups de pied, il aurait même été plutôt familier. On partait ensemble. Il venait d’assassiner les copains, il était dispos. Tout à l’heure, il serait le long de la colonne, pour continuer.

Je suis rentré dans la chambre avec mon pain. Je me suis assis sur mon lit et j’ai coupé une tranche. Un autre assis non loin de moi, mangeait déjà. Un copain s’est approché et lui a demandé :

— Tu crois vraiment qu’ils les ont tués ?

Celui qui était assis l’a regardé avec mépris :

— Pauvre con ! Tu n’as pas encore compris, non ?

 

*

 

Ils sont à quarante kilomètres, une demi-heure en auto. On ne peut pas rester plus longtemps, demain nous serions nous-mêmes dans la bataille. Nous l’effleurons déjà ; les avions passent plus bas. Ils sont presque là. Les SS fuient, mais ils nous emportent.

Le kommando s’est rassemblé sur la place. Quelques surprises : le chef de block polonais, détenu qui, il y a quelques jours, saluait la libération prochaine, est lui aussi habillé en werkschultz, le fusil à l’épaule. Deux kapos polonais portent aussi le fusil. Ils sont détenus, ils ont le fusil, les SS leur ont confié le fusil, ce fusil ne peut être dirigé que contre nous. On nous compte plusieurs fois. Avec l’enveloppe de l’oreiller j’ai fait un sac dans lequel j’ai mis mon pain. Nous portons tous la couverture en bandoulière. Les SS arrivent : le block-führer qui a schlagué X…, l’adjudant du revier qui a fait fusiller les malades, le lagerfiihrer, un Autrichien. Les sentinelles SS, certaines avec le fusil, d’autres avec la mitraillette, les kapos, le lagerpolitzei et les assimilés, avec mitraillettes ou fusils. Une partie des bagages des SS et des kapos a été chargée sur une charrette que nous tirerons à tour de rôle. Les bagages qui ne sont pas chargés, c’est nous qui les porterons.

Appel. Les kapos et les SS visitent les baraques. Elles sont vides.

Sur la place, la terre est bien sèche, le soleil chauffe. Un coup de sifflet et on part, dans l’ordre : Polonais, Russes, Français, Italiens. Quatre cent cinquante environ.

Le bois est vert sombre, le soleil donne dessus, la colline est rousse et verte. Ça s’est passé ce matin. J’ai regardé autour de moi, vérifié qu’aucun d’eux n’était là. Ils n’y sont pas. Les autres sont à moins de quarante kilomètres et on peut encore mourir, et quand ils seront plus près encore on pourra encore mourir, et jusqu’au bout. Ces copains avaient entendu le canon, ils sont morts en l’entendant.

On est arrivé près de la porte barbelée ; le revier est à droite, vide ; sur les lits, les draps sont défaits, le poêle est encore tiède ; par terre il y a des bouts de pansements de papier. Dans les draps il y a encore la trace, le creux de leurs jambes, de leurs reins. Le revier où il faisait chaud, où d’autres comme K… se sont éteints tout seuls, où on rêvait d’entrer pour dormir, pour se coucher à tout prix, le revier est vide.

Ils sont sur la colline. Nous, nous ne mourrons pas ici. Nous ne reviendrons jamais à l’intérieur de ces barbelés. On nous pousse, l’espace livré doit être nettoyé, vidé des gens comme nous ; il faut nous garder à tout prix ou nous tuer. Maintenant tout est précis.

On a pris la route sur la gauche, dans la direction opposée au front. On est passé devant l’usine ; les meister étaient à la porte, habillés en volksturm. Quelques-uns avaient l’air de se foutre de nous parce que nous étions refaits, parce que nous allions vers l’arrière, là où il y avait encore assez de répit pour nous en faire baver.

Le Rhénan était avec les autres. Il était habillé en volksturm lui aussi ; il nous a regardés passer avec cet air triste qu’on lui a toujours connu. Ces Allemands allaient peut-être se battre et il aurait lui aussi un fusil, il tuerait peut-être. Il n’avait pas envie de rire ; depuis longtemps il savait que la guerre était perdue et cependant il s’était laissé habiller, il se laisserait faire prisonnier. Il ne savait pas comment il s’en sortirait, mais il attendait cette catastrophe. C’était sûr, l’heure venait où les « héros » allaient crever ou se tapir, où lui-même, s’il n’était pas tué lui-même, seul – sa mère étant morte sous les bombardements (il nous l’avait dit), sa maison détruite – pourrait commencer à respirer.

On a dépassé l’usine. La route longe le talus sur lequel est bâtie l’église où on a logé trois mois. Des tournants qu’on ne connaissait pas. Une petite rivière. L’église vue de derrière. La plaine derrière un tournant. Un horizon de collines sombres loin. La fumée d’un train qui traverse encore la plaine, derrière, les baraques et les miradors vides. On s’éloigne de la fosse dans le bois, bientôt on ne verra plus rien. La route grimpe, on attaque une colline, et on ralentit la cadence ; on souffle déjà. Un petit air frais, le ciel est moins pur. Où va-t-on ? Eux reculent, cherchent l’abri. Le village, là-bas, sera déjà plus sûr, à quelques kilomètres de plus du front. Le canon sera plus sourd. Chacun de nos pas va contre nous, on voudrait le faire en arrière, que ceux qui ont des armes fassent deux pas pendant qu’on n’en fait qu’un. La guerre est lente ; tant qu’ils ne nous ont pas tapé sur l’épaule, on n’est pas sauvé ; il y a des tournants et des tournants avant de nous atteindre et qui est averti de notre existence ? Qui nous a vus ? On reste avec les SS, on fuit la terre conquise. C’est dans leurs yeux, que nous suivrons peut-être la bataille qui va nous délivrer. Ils avancent. Une grimace, un coup de crosse, ça vient, le dernier coup de crosse.

Dans cette affaire, jusqu’au bout, nous resterons du côté allemand. Un jour peut-être on va se trouver seuls sur une route, on tournera la tête, on cherchera, il n’y aura personne, ce sera fini.

On traverse un hameau. Le chemin est boueux. Des maisons basses ; devant, quelques femmes, des petits enfants à cheveux jaunes ; un bistrot, il n’y a personne dedans. On ne voit pas d’hommes dans ce hameau. Les femmes regardent les SS. L’un d’eux va boire au bistrot. Nos SS sont des planqués. Les hommes du hameau doivent être au front. Les femmes restent là, nous voient. C’est mauvais signe quand on voit passer des gens comme nous. On se souvient de ces petits villages qu’on traversait en reculant, derrière la ligne Maginot. Ici aussi tout va rester en place. Nous les abandonnons aux nôtres. Le village presque désert, la passivité de ces femmes, la colonne qui passe, c’est le signe de la défaite, on ne peut plus se tromper. Mais ce hameau est encore dans l’espace allemand qui dit non. Qu’il se défende ou qu’il ne se défende pas, il dit non. Il y a encore des photos d’Hitler dans les maisons. Le SS peut encore entrer au bistrot. Il est bien reçu par la patronne. Nous ne sommes toujours rien. Dans deux jours peut-être, le hameau sera digéré, les maisons resteront les mêmes. Là-bas, devant nous, il y a des maisons, des collines où l’on dira non un jour de plus. On veut aussi nous faire dire non. Il faut que nous soyons dociles, il faut que nous préférions l’Allemagne, que nous restions avec ceux qui défendent le dernier carré.

On a dépassé le hameau. Une sentinelle SS m’a donné sa valise à porter. Elle est lourde. Tout ce que ne peut pas contenir la charrette est porté par nous. Je change de main de temps en temps. La main me cuit. La valise tire sur le bras depuis l’épaule, le dos. Ce bras n’est qu’un bâton tiré vers le bas par le poids. Si j’ouvre la main la valise tombe, elle crève peut-être. Ça devient trop douloureux. Je change de main. Ma figure se congestionne. Jusqu’à quand vais-je porter ? Il me reste encore un peu de force pour marcher, mais je serai bien obligé d’abandonner la valise. Je change encore de main. Il faudrait changer toutes les minutes, la brûlure n’a pas le temps de se calmer. Je regarde les copains, il y en a quelques-uns qui portent des valises ; eux aussi sont rouges ; les autres, gris, marchent lentement, ils essaient de s’écarter de celui qui porte la valise pour n’avoir pas à la prendre.

Je la pose par terre et je continue. Les copains derrière l’évitent et continuent de marcher. Personne ne la ramasse. Le SS m’a vu et se précipite sur moi. Coups de crosse. Il faut que j’aille la chercher. Elle est toujours par terre sur le passage de la colonne à une trentaine de mètres. Je la ramasse, le SS me surveille, je marche vite, à petits pas, le corps penché sur la gauche, pour regagner ma place. Je transpire légèrement, les lunettes glissent sur le nez. Je les relève de la main gauche. Je change la valise de main. Je sombre, c’est cela, je cherche l’air, je ne dispose plus que de grimaces. Si je m’arrête, des coups. Si je tombe, une rafale. Ça peut aller très vite. Je dépose la valise de nouveau. Le SS ne m’a pas vu. Je me planque sur la droite de la colonne et je n’en entends plus parler.

Je sais maintenant qu’un effort comme celui-ci, s’il devait se prolonger, suffirait à me tuer. Déjà j’étais presque désemparé, je ne pouvais plus fermer la bouche, je ne distinguais plus les copains des autres. Ma force est tout de suite épuisée ; la tête peut encore forcer, dire « il faut », « il faut », mais pas longtemps, elle aussi s’épuise, ne veut plus rien. J’ai tenu neuf mois. Qu’on m’oblige encore à porter la valise, et je suis liquidé. La colonne continue. Les jambes avancent l’une après l’autre, je ne sais pas ce que peuvent encore ces jambes. De ce côté je ne sens pas encore venir la défaillance. Si elle vient, je pourrai peut-être m’accrocher au bras d’un copain, mais si je ne récupère pas, le copain ne pourra pas me tirer longtemps. Je lui dirai : « Je ne peux plus. » Il me forcera, lui-même fera un terrible effort pour moi, il fera ce qu’on peut faire pour quelqu’un qui ne peut pas être soi. Je répéterai « Je ne peux plus » deux fois, trois fois. J’aurai une autre figure que maintenant, la figure qu’on a lorsqu’on n’a plus envie. Il ne pourra plus rien pour moi et je tomberai.

Nous avons traversé plusieurs hameaux, puis nous sommes entrés dans une région boisée. La route était toute droite, le long de la forêt. Le SS a sifflé pour la pause. La colonne s’est défaite, on est allé s’asseoir sous les arbres. J’étais avec Francis, Riby, Paul et Cazenave, de Paris. On a sorti le pain. Le ciel était plein de nuages. Il faisait sombre dans le bois. Un air frais nous venait dans le dos. On a commencé à manger. Les SS nous encerclaient, à une vingtaine de mètres les uns des autres. Ils étaient assis, le fusil à leur côté, et ils mangeaient. Leur pain n’était pas de même espèce que le nôtre. Ils en coupaient de plus gros morceaux, ils ne le surveillaient pas comme nous. Mes trois quarts de boule diminuaient ; j’en avais déjà mangé plus d’un quart et ce n’était que le premier jour de marche. J’ai coupé une tranche bien égale et j’ai étalé un peu de margarine dessus ; avec le couteau j’ai coupé dans la tranche de petits cubes que j’ai mâchés longtemps. Ce pain formait vite une bouillie dans la bouche. On mangeait, la tête baissée, en regardant alternativement le sol et le pain. Les Polonais et les Russes étaient silencieux, nous aussi. Les Italiens parlaient. Lucien avait une caisse qu’il portait sur l’épaule avec un bâton. Dans le bois, il a ouvert sa caisse, il a mangé de la viande avec le pain, et il a fait du café ; il était gras, il portait sa caisse facilement. Depuis le départ, il était discret, il marchait avec les cuistots, et il ne gueulait pas.

Tout le monde mangeait. Lucien, de la viande ; les SS, du saucisson, de la marmelade ; nous du pain et de la margarine. Les SS avaient en mangeant les manières des soldats. Nous étions attentifs, nous ne pouvions pas manger et parler. Mon pain diminuait. J’ai réussi à le rentrer sous ma veste et j’ai remis le couteau dans ma poche. On n’avait pas encore sifflé la fin de la pause. Je me suis étendu sur la mousse, elle était fraîche. La guerre allait finir. Il y avait des morceaux de ciel blanc entre les branches des arbres. Un copain disait, dans block, « ce sera le plus beau jour de ma vie, oui, le plus beau jour de ma vie ». Le ciel était tout près, il faisait frais, la mousse était humide, le pain pesait encore sur ma poitrine, et j’en avais encore, tout à l’heure j’en couperais une autre tranche, je serai encore prisonnier quand je couperais la dernière tranche. La dernière tranche de la guerre. J’étais encore ici, je m’apprêtais à vivre le plus beau jour de ma vie, c’était vrai. Les SS faisaient la ronde autour de nous pour empêcher ce jour d’arriver. Eux ou nous, allions mourir. Qui allait payer ? Cazenave n’était pas costaud, il avait des rhumatismes et les SS n’avaient envie ni de mourir, ni de s’en aller. Et ça fonctionnait : s’il y avait des parachutistes, ça pourrait être maintenant, dans un quart d’heure. On ne se tromperait pas sur les amis, on courrait sur la route, on trouverait bien la force de courir.

L’humidité de la mousse pénétrait le dos. Les SS parlaient entre eux. Entrer dans leur conversation, leur dire : « La guerre est finie, vous pouvez vous arrêter… Nous, on s’en va. » Nous ne pouvions pas dire la vérité. On ne pourrait jamais nous croire. Nous ne pouvions pas voir le même soleil. Krieg ist nicht fertig, nein, nein… et puis le fusil sur le ventre. Ils étaient en train de perdre la guerre ; ils mangeaient.

J’avais froid, je me suis relevé. Paul mangeait ; il a regardé ce qu’il lui restait de pain, et il a coupé une autre tranche ; il n’a pas hésité trop longtemps. Moi, j’ai hésité, j’ai tâté le morceau qui était sous ma veste. Le coup de sifflet a sauvé la tranche.

 

La colonne s’est reformée ; j’ai les jambes raides ; il fait frais, les poux ne piquent pas. La colonne part. On est en train de gagner la guerre. Ce matin, ils ont tué les copains, mais on est en train de gagner la guerre, eux sont en train de la perdre. Cazenave s’accroche à un bras. Les SS sont pleins de santé, le chef de block détenu polonais est habillé en werkschultz, le fusil à l’épaule, il marche à côté du commandant SS. Cazenave se traîne, il souffle.

On a marché plusieurs heures. Il doit être maintenant heures du soir. On a quitté la plaine. On attaque une forte rampe dans le flanc d’une montagne. On longe une carrière. Aucune maison. On entend au loin des aboiements de chiens. La colonne s’arrête un instant parce que ceux qui tirent la charrette ont du mal à suivre. Il faut les attendre. Lorsqu’on les voit apparaître au dernier tournant, on repart. L’air est très frais. Le ciel rougit. Les nuages s’élancent, glissent. C’est le soir, rampe est dure. Un camarade qui est devant moi s’est arrêté. Il baisse la tête, son copain reste avec lui.

— Ne t’arrête pas, marche, on va arriver, marche, marche ! dit son copain. Il souffle et ne répond pas. Personne n’est encore tombé. Les kapos l’ont vu. On les dépasse. Il a encore un peu de temps, les Italiens sont derrière, mais il ne faut pas qu’il se laisse dépasser par toute la colonne. Fritz s’est arrêté, il est prêt. Je me retourne, le camarade ne bouge toujours pas. Il est immobile sur la route, sa tête pend. Enfin, son copain a placé son bras autour de son propre cou et il l’entraîne. Nous marchons très lentement, et il parvient à nous rejoindre à tout petits pas. Il pleure.

Fritz a repris sa marche. De nouveau, le camarade s’arrête, il baisse la tête, il se tient le ventre, sa bouche se tord. Son copain le tient toujours par-dessous le bras. Les kapos attendent. Tout le monde a vu, les kapos sont prêts. Le copain le tire : « Allez, viens, marche, marche, on arrive. » Il se tient le ventre. Il faut qu’il reparte. Son copain le tire. Il fait deux pas. Il s’arrête ; il est courbé sur son ventre. Les kapos observent toujours, ils attendent sa décision. On ne peut rien.

Il a réussi à repartir une nouvelle fois.

Le jour baisse ; les aboiements des chiens se rapprochent ; ils viennent de la vallée noire devant nous. On n’entend plus le canon. A un croisement, la colonne s’arrête. Une petite route descend à pic sur notre droite. Les Polonais et les Russes restent sur la grande route ; nous prenons, avec les Italiens, celle qui descend. On va vite. Les aboiements se rapprochent de plus en plus, c’est le seul bruit dans le soir. Le ciel est rouge, les nuages glissent. On dévale, on trébuche sur les pierres, et les genoux ont peine à tenir. Au fond de la vallée apparaît une grande maison de bois, on voit même des niches à chiens. Ces aboiements sont les mêmes que ceux de Buchenwald, que ceux de Fresnes, les chiens des SS, le couple SS-chien. Eux aussi, ces chiens, comme les SS, ils sont d’abord petits et gracieux, et ils jouent.

La vallée est sombre. Les chiens nous broient, la nuit nous broie. Les chiens sont à eux, la vallée aussi, la nuit aussi, nous sommes chez eux. Ce morceau de ciel rouge, ces forêts pèsent sur nous. Qui peut nous atteindre ici ? Les nôtres gagnent 1® guerre, mais ici on n’entend rien, on n’entend plus le canon, rien que les chiens.

Nous avons presque atteint le fond de la vallée. La grande maison, sur la gauche. On quitte la route et on prend le petit chemin qui y mène. Devant la maison, il y a un grand jardin avec des petites maisonnettes de chiens. Dans chaque niche il y en a un qui aboie. C’est sans doute là qu’on va coucher. La colonne stoppe dans le jardin. On nous compte, puis on entre dans une salle qui ressemble à un gymnase. Il y a un plancher. On se groupe et on s’assied par terre.

Nous sommes entassés les uns sur les autres. Il fait presque noir dans la salle. Une sentinelle et un kapo gardent l’entrée. Pour chier, il faut sortir et, un seulement à la fois. Déjà il y a queue. Les chiens se sont tus. Les kapos ont envoyé des copains chercher des sacs. Ces sacs sont pleins de biscuits de chiens. Les kapos ont d’abord essayé de les distribuer, mais on a sauté sur les sacs. C’est la bagarre. On en met dans les poches. On en refile à un copain qui les entasse dans son sac. Ceux qui n’ont pas pu approcher gueulent. Les SS arrivent avec la matraque. On abandonne les sacs à moitié vides. Je mords un biscuit, c’est dur, il y a des os broyés dedans, ils ont un goût acre.

Il fait noir maintenant ; les SS voudraient dormir ; ils se sont installés dans une petite pièce voisine, la porte est entrouverte, la lumière passe. De nouveau les copains attaquent les sacs. C’est encore la bagarre, mais ils sont presque vides.

Ceux qui vont chier écrasent en passant les jambes de ceux qui sont étendus. Une énorme rumeur emplit la salle noire. Un SS entre : Ruhe ! La rumeur tombe un instant, puis elle gonfle de nouveau. On ne sait pas qui crie, je ne crie pas, je suis allongé entre les cuisses d’un Italien. Qui crie ?

— Salaud, tu peux pas faire attention ?

— Tu veux pas que je chie ici quand même ?

— Tu nous emmerdes !

Ça vient de derrière. Un pied écrase ma figure, je prends la cheville dans mes mains, elle ne résiste pas, je la soulève et je la pose sur le plancher entre mes cuisses ; ça passe au-dessus de moi. J’essaie de dormir dans les cris. Mais, près de la porte, il y a toujours la queue ; des copains gueulent, ils ont la diarrhée, et on les empêche de sortir. Ils ne peuvent plus tenir, et, finalement, accroupis contre le mur, ils baissent leur pantalon.

— Dégueulasse, il y en a un qui chie ici !

Le type ne répond pas, il continue.

— Kapo ! Il chie ici !

 

Une lampe électrique s’allume : le type est accroupi dans le faisceau de la lampe.

— Scheisse, Scheisse ! gueule le kapo.

Le kapo cogne, le type tombe.

— Scheisserei, Scheisserei (diarrhée), gémit le type.

— Was Scheisserei, Schwein !

Si tout à coup la salle s’éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds immenses ; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d’os couverts de peau noirâtre avec les yeux fermés, des crânes de mort, formes pareilles qui ne finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d’un étang. On verrait aussi des solitaires, assis, des fous tranquilles et mâchant dans la nuit le biscuit des chiens, et d’autres, devant la porte, piétinant sur place, courbés sur leur ventre.

 

*

 

Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n’en arrive. Les chiens dorment d’un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l’air se gorge d’eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l’heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu’est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu’est-ce qui est doux aux doigts, qu’est-ce qui est seulement à être caressé ?

Jamais on n’aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n’aura été aussi près de confondre avec la toute-puissance l’arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l’on n’y voit aucun génie qui s’exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s’achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique – les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes – apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable » dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien « monde véritable » auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces – ou plus exactement comme si l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de générations –, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme nous. »

Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l’arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l’arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c’est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu’il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la Plus considérable que l’on puisse penser : « Les SS ne sont que des hommes comme nous » ; si, entre les SS et nous – c’est-à-dire dans le moment le plus fort de distance entre les êtres, dans le moment où la limite de l’asservissement des uns et la limite de la puissance des autres semblent devoir se figer dans un rapport surnaturel – nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d’exploités, d’asservis et impliquerait par là-même, l’existence de variétés d’espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celle de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose.

 

*

 

Quand j’ai ouvert les yeux, il faisait jour ; le ciel était laiteux, pâle. Ma bouche était pâteuse, j’avais soif. Autour de moi, les camarades dormaient collés les uns contre les autres en tas, les sacs à biscuits, vides, à côté d’eux. Il n’y avait aucun bruit. La sentinelle SS était toujours devant la porte. Je suis sorti pisser. Le sol était mouillé, il y avait de la rosée sur l’herbe. Les chiens dormaient encore. En pissant, je me suis étiré. La vapeur de l’urine chaude montait vite dans l’air. En bas, la vallée était claire, un ruisseau courait le long du jardin. Sur les pentes des montagnes, on voyait les troncs bruns et roux des sapins. De l’autre côté, sur le bord du chemin que nous avions descendu la veille, s’étalait une grande prairie. Toute la vallée était fraîche et mouillée. Les montagnes qui se découpaient sur le ciel avaient des formes légères et moi-même, sur le gravier du jardin, je sentais que je ne pesais pas. Je suis allé boire au ruisseau et j’ai jeté de l’eau sur ma figure. Je tremblais. Je sentais la peau de mes cuisses se hérisser ; ma mâchoire vibrait, je ne tenais plus par terre ; si l’on m’avait poussé, je serais tombé ; si j’avais couru, je serais tombé. Nous étions presque tous ainsi, tous tremblaient toujours dans l’air du matin, les épaules ramenées sur la poitrine.

Quand je suis rentré dans la salle, j’ai reçu une bouffée de chaleur ; la plupart des copains dormaient toujours. Nous fabriquions encore cette chaleur, cette odeur ; tous ces types creux, collés les uns aux autres, fabriquaient ce nuage chaud, et, quand ils pissaient, ça fumait encore. Épaisseur de l’odeur, épaisseur des biscuits dans l’estomac, des vêtements qui puent, épaisseur même de cette peau qui pourtant se dessèche, du caleçon plein de poux entre les cuisses, de la chemise grasse. Il aurait fallu se mettre nu dehors, se faire décaper, racler jusqu’au sang, puis s’allonger sur l’herbe gorgée de rosée, se laisser faire par l’air et l’eau.

Les copains se sont réveillés lentement, et ils ont recommencé à manger les biscuits des chiens. Il me reste un morceau de pain. Il faudrait le garder encore. Ce soir je n’en aurai plus. Je mange quand même le pain, je mange aussi les biscuits. Avec ça, nous aurons sûrement la diarrhée.

— Antreten ! gueule le kapo.

Je finis d’attacher toutes mes ficelles. Lentement on sort. Les chiens n’aboient toujours pas. On nous compte encore. Puis on franchit le ruisseau, et on entre dans le pré qui monte vers la route que nous avons quittée hier. On n’entend toujours pas le canon. Il paraît qu’on va faire vingt kilomètres aujourd’hui. Sans doute j’y parviendrai. On s’est assis dans le pré, et on mange des biscuits. On rigole même. On sera rejoint, c’est sûr, ils vont nous encercler, on n’arrivera pas au bout. Où va-t-on : Buchenwald, Dachau ? Dachau ? tu rigoles… c’est loin, Dachau : on sera délivré avant. Aucune hypothèse ne colle, ou rien ne la consolide. On ne peut plus rien savoir. Les sentinelles parlent peu. Les kapos ne sont au courant de rien. « Délivrés sur la route », c’est ce que lisait Francis dans les cartes. Un copain vient le lui rappeler. Francis répète ce que disaient les cartes : « Un court déplacement… nous sommes délivrés sur la route ». L’autre ne dit rien. Il n’a jamais cru aux cartes. Il n’a jamais cru non plus qu’il pourrait tomber sur la route d’un coup et recevoir une rafale. Maintenant, il ne sait plus ce qu’il croit et ne croit pas. Il est possible qu’on soit délivrés comme ça ; les Américains peuvent aller vite. Mais les SS nous tueront avant. Quand même, ils ne peuvent pas nous tuer tous. Mais ils ont tué tous les malades, et sur leur figure il n’y a rien de spécial. Les cartes disent qu’on sera délivrés sur la route après un court déplacement, elles ont répété ça chaque fois que Francis a fait le jeu, mais c’est de la connerie, les cartes. Mais si c’est un court déplacement, c’est peut-être demain, demain est vite venu. Mais rien ne se prépare, une chose comme ça on la sent venir de loin, il y a des signes. Mais que nous soyons sur la route sans que personne ne paraisse savoir où il faut nous conduire, c’est bien un signe quand même. Le copain renonce.

— Krieg ist fertig ! Krieg ist fertig !

C’est Alex, le brave kapo ivrogne qui marmonne ça en passant près de nous. On le sait que la guerre est finie, il y a près de quinze jours qu’on le dit, mais pour nous, jusqu’au moment où on nous rattrapera et où on nous arrachera aux SS, rien ne sera fini. Plus la victoire s’accuse, plus le danger se précise. Le moment viendra où nous voir leur sera de minute en minute plus insupportable. Notre vie dépendra de moins en moins de choses, peut-être bientôt plus que d’une humeur. Neutralisés pendant quelques mois, nous voici remis en question par la victoire. Nous réapparaissons comme des bêtes à peau trop dure, des êtres de cauchemars, increvables. Jusqu’ici ils n’ont vu qu’une masse dont on accélère la liquidation ou qu’on laisse crever suivant les ordres reçus. Maintenant les squelettes à dos courbés, au ventre creux vont commencer à les bouleverser. Image peut-être de leurs vainqueurs tout à l’heure. Si, par la victoire qui vient, le SS chancelle, c’est nous qu’il verra d’abord, et c’est nous qui paierons cette déchéance. Le fusil, la mitraillette expriment le mieux désormais la nature de nos rapports. On tire ou on ne tire pas. Jusqu’ici ils se sont arrangés pour nous faire vivre dans de telles conditions que la mort nous vienne pour ainsi dire toute seule. Maintenant, ils attendent l’occasion d’en finir en vitesse, et il y en aura encore sur la route. Puis l’occasion ce sera simplement que nous soyons encore vivants et qu’ils ne peuvent tout de même pas nous laisser aller comme ça…

On grimpe vers le sommet de la prairie. La rampe est raide. Sur la route, les Polonais, les Russes, dont nous nous étions séparés hier soir et qui ont passé la nuit ailleurs, nous attendent. On domine la maison de bois, son toit rouge. La colonne mauve serpente, mince, sur l’herbe. Le soleil est très faible, la brume rampe au ras des prés. C’est beau. C’est beau, et on va peut-être nous tuer tout à l’heure ; c’est beau, et on va avoir faim. J’ai vu l’herbe, la brume, les bois bruns ; nous aussi, nous pouvons voir cela. J’essaie de garder cette prise. Tout à l’heure, j’essayerai de ne regarder que les arbres, d’en saisir la diversité, de m’apercevoir que l’on passe de la forêt pleine à la clairière, j’essayerai même d’attendre avec curiosité le prochain tournant. Est-ce qu’on peut être dans la colonne et ne voir que les fleurs sur le talus, ne sentir que l’odeur des feuilles mouillées que l’on écrase ? J’ai eu ce pouvoir un instant-Mais bientôt je ne verrai plus que la route et les dos comme le mien, et je n’entendrai plus que le cri du kapo : Drüken, Drüken, Drüken ! (serrez !). Ce serait bon, pendant ces vingt kilomètres, de ne garder que cela dans la tête : je me promène, la montagne est belle, je suis fatigué, mais à marcher on se fatigue, c’est naturel. L’air est frais sur la figure. Epuisé, peut-être tout à l’heure je tomberais ; c’est bon de tomber quand on est épuisé ; je n’entendrais rien, je ne verrais pas venir le kapo ; une rafale : fini ; sur le talus. Mais je ne pourrai jamais commencer seulement de dire : « Je me promène ». Avec la chaleur de la marche, les poux se réveillent ; la voix du kapo nous harcèle, le soleil cuit, le chef de block polonais porte toujours le fusil. Où est le bout de notre route ?

La guerre finit. On ne sait pas si je suis vivant. Mais je voudrais que l’on sache que, ce matin, je suis dedans, que je l’ai remarqué, que ma présence dans ce matin laisse des traces indiscutables et transmissibles.

L’évangéliste allemand s’est arrêté sur la route ; il a deux rides très creuses le long des joues. Il m’a fait un signe. Il se tient un peu à l’écart de la colonne, les bras pendants. Il ne bouge pas, il regarde simplement autour de lui la montagne et la vallée. C’est un vieil homme ; il a l’air absent et en même temps décidé, définitivement arrêté. Personne ne lui parle. Si on allait lui dire quelques mots, ses yeux brilleraient, il répondrait de sa voix lente quelque chose comme : Got ist über alles. J’ai revu ses yeux au passage et son triangle violet d’« objecteur de conscience » ; Fritz était près de lui. L’évangéliste avait été désigné comme objecteur de conscience. L’objecteur était sur la route, seul, à l’écart. Nous avions ralenti, je ne sais pourquoi. Nous sommes repartis ; je me suis retourné, j’ai vu sa figure dans la colonne. J’aurais cru qu’il avait décidé de ne plus bouger. Das ist ein schöne Wintertag. Objecteur de conscience. Les quatre cents objecteurs marchent, ils veulent tenir le coup. L’objecteur, personnage privé ; les sept millions de juifs, objecteurs ; les 250.000 politiques français, objecteurs ; l’objecteur L., cinquante ans, qui marche devant moi, pâle, qui a des hémorroïdes et que deux copains soutiennent.

On marche depuis un moment. Deux coups de feu derrière. Il ne reste plus que le bruit de nos pieds. Tout le monde a entendu, les dos restent courbés, la marche se précipite. Je me suis retourné, je n’ai vu que le tournant, le précipice sur le bord de la route, et des sapins. Qui est-ce ? On va un peu plus vite. Quelqu’un est tombé. La colonne continue. Qui est-ce ? Devant, les SS n’ont pas bronché, personne ne se retourne plus, déjà on est arrivé à l’autre tournant. Il y a déjà cinq minutes, dix minutes qu’on a tiré. On ne sent plus les deux coups de feu dans le dos, c’est passé. Un autre tournant. Et à deux tournants plus bas, un type qui tout à l’heure était au départ, est maintenant aplati sous un arbre.

— Je crois que c’est le vieil Allemand, dit quelqu’un derrière.

Un Italien l’a vu s’arrêter une seconde fois. Fritz s’est approché de lui, il lui a fait faire quelques pas en arrière, Après il y a eu le tournant, l’Italien n’a plus rien vu.

C’est l’évangéliste. Fritz a tiré là-dessus. Deux coups de feu pendant qu’on marchait. Personne n’a tourné la tête. Même pas la solennité du crime, ni son secret. Une de nos vies a été interrompue pendant qu’on marchait, les quatre cents ont entendu, n’ont pensé qu’à ça, et tous ont fait les sourds. Mais la colonne, qui n’a pas bronché, qui a continué à marcher, sait maintenant qui est mort pendant qu’elle marchait, et pourquoi il est mort, elle sait qu’on a tiré sur elle, qu’on lui a supprimé une de ses vies, et que ça va continuer.

Tous les dos courbés savent. L’objection continue. Les yeux bleus font mal et sa solitude au pied de l’arbre pendant que je marche encore avec les copains. On portait le panier de dural ensemble, et il disait qu’il était de Wuppertal en Rhénanie. Nous nous sommes serré la main par une belle matinée d’hiver. Ma vie maintenant, si elle dure, contiendra ça toujours. Je me le jure pendant qu’on marche.

Fritz est revenu le long de la colonne, la mitraillette à l’épaule, la démarche souple, le nez retroussé, il hume l’air.

Le vieil Allemand est le premier qu’ils aient tué depuis que nous sommes partis de Gandersheim.

 

*

 

C’est l’après-midi. Nous nous sommes arrêtés sur un terrain vague, au bord de la route, à deux kilomètres environ d’une petite ville. Le ciel s’est couvert, il pleut. J’ai déplié ma couverture, je l’ai mise en cape sur ma tête, elle pend dans mon dos. La plupart des camarades ont fait de même. L’herbe est mouillée, on ne s’assied pas, on erre d’un groupe à l’autre. Je cherche Cazenave, le chaudronnier. Tout à l’heure, il a ralenti, on n’a pas fait attention, cela arrive souvent dans la colonne. Ses rhumatismes le faisaient souffrir, ses genoux s’ankylosaient, il ne disait rien, d’autres l’ont dépassé. Je ne trouve pas Cazenave. Gaston le cherche aussi. Je regarde la figure des types sous leur couverture, ce n’est jamais la sienne. La couverture se trempe, il y a longtemps qu’on est là. Où va-t-on aller ? Il paraît qu’on est encerclé. Depuis que nous gommes partis de Gandersheim, on ne parle que de l’encerclement. On dit aussi que les Alliés sont à Weimar ; alors on ne peut pas aller à Buchenwald. Peut-être qu’ils ne savent plus où nous conduire, qu’ils attendent des ordres. Le commandant SS est allé en prendre à la ville.

Lucien mange avec les cuistots. Ils font chauffer du café. On les regarde de loin, petit groupe isolé de gens gras. Le toubib espagnol fait aussi chauffer du café. Le vent amène des paquets de pluie. Où est Cazenave ? Gaston vient vers moi, atterré.

— Il paraît qu’il a été descendu.

— Mais… on n’a rien entendu ! Non, c’est le vieil Allemand qui a été descendu.

— Non, dit-il, Cazenave aussi a été descendu, longtemps après ; il était tombé sur la route.

Les mains dans les poches. La pluie dégouline de la couverture sur mon nez. Gaston a de la barbe, des lèvres épaisses et blêmes, l’eau tombe aussi sur son nez. Nous nous regardons comme des vieillards. Lucien, là-bas, boit son café et il rigole.

— Antreten !

On repart. La route est goudronnée. Bientôt, on va entrer dans la ville. Il faut enlever la couverture, la rouler.

Les premières maisons. Les rues sont étroites et boueuses. Aux fenêtres, les rideaux se soulèvent, et, contre les vitres, apparaissent des figures de femmes qui écoutaient la radio, se chauffaient au coin du feu ou reprisaient. Une colonne passe. La rue est longue. Konditorei. Kaffeterei… Il y en a qui rient en montrant l’un de nous du doigt.

— Vous pouvez vous marrer, vous l’avez dans le cul ! dit un copain.

D’autres sont atterrées et mettent la main devant leurs yeux, comme si nous les éblouissions. La rue descend. Sur les trottoirs, les gens s’arrêtent. Fritz, en marge, sourit aux jeunes femmes. L’une d’elles lui demande qui nous sommes. Flatté, il lui répond, avec des égards. Elle hoche la tête. Nous remontons la rue, et nous arrivons sur une place, devant une église. On nous fait ranger devant le porche. Le commandant SS parle. On traduit : « Vous allez dormir dans cette église. C’est un monument classé : ne vous conduisez pas comme des bandits, sinon il y aura des sanctions. » Les Polonais entrent les premiers. Nous suivons lentement.

C’est bien une église. Les orgues jouent, oui les orgues. Nous entrons doucement à la file. C’est bien l’ombre d’une église, ce sont bien des orgues. L’organiste ne sait pas qui vient d’entrer. Une vieille femme s’affole et enlève les livres de messe qui sont sur les étagères. Les orgues continuent à jouer. Allégresse, gravité, contemplation, noblesse.

L’organiste ne sait toujours rien. L’autel est vide. L’organiste continue. Avec des copains on s’assied sur un banc, pétrifiés. Puis on se marre.

Les Polonais se sont couchés sur les tapis au pied de l’autel. Nous coucherons sur les bancs ou sur les dalles. Maintenant il y a des poux dans l’église, il y aura au moins des poux dans les tapis qui vont à l’autel. La vieille femme a disparu. Les orgues se sont tues. On n’a pas vu l’organiste.

Pour chier, il faudra sortir un par un, comme dans la maison aux chiens. Pour pisser on a amené une tinette dans l’église.

Il fait déjà très noir. Il y a juste une petite lampe à l’entrée qui éclaire la sentinelle. J’ai mangé un biscuit de chien, puis je me suis enroulé dans la couverture et je me suis allongé sur un banc. On distingue très mal les scènes pieuses peintes aux murs. On gèle.

Les biscuits de chien ont provoqué la diarrhée. Il y a queue près de la sentinelle. Les types tapent des pieds, ils ne peuvent plus attendre. Alors, ils se cachent et chient dans les coins de l’église, près des confessionnaux, derrière l’autel. Ceux qui ont la force d’attendre geignent près de la porte. D’autres chient dans la tinette réservée à l’urine. Le toubib espagnol s’amène :

— Qu’est-cé qué tou fous là, dégueulasse ? Fous-moi lé camp !

Le type reste assis sur la tinette. La sentinelle vient, le bouscule. Le type s’en va en tenant son pantalon. Des Italiens se tordent le ventre près de la porte, ils ne peuvent plus tenir. Maintenant, presque tout le monde chie dans l’église. Dans le noir, on croise des ombres rapides qui se cachent derrière les piliers. Ma couverture est encore trempée, et je ne peux pas vaincre le froid. Ça me prend le ventre aussi ; je ne peux plus attendre, la queue est trop longue : je vais sur la tinette. Un autre fait comme moi, sur le bord opposé ; je sens sa peau froide. On va vite, personne ne nous a vus.

J’ai essayé de dormir malgré les cris et les plaintes, mais le froid m’en a empêché. J’ai quitté le banc et j’ai marché dans l’église. On n’y voyait presque rien. Près de la porte, le lumignon brillait toujours au-dessus de la sentinelle. Il y avait là encore quelques types pliés en deux sur leur ventre et qui tapaient des pieds.

 

*

 

Un jour mauve tombe des vitraux. Les copains, enroulés dans les couvertures, dorment, les uns sur les dalles, les autres sur les bancs. L’église sort du noir avec ses épaves au pied des piliers. L’ombre se retire, les confessionnaux se découvrent, les calvaires, les crucifix, l’autel de marbre, toute la Maison.

Les kapos sont arrivés. Ils savent qu’on a chié dans l’église. Alle Scheisse ! Ils sont furieux, heureux de pouvoir l’être. Ils vont pouvoir régler des comptes. Ils repartent informer les SS.

Le toubib espagnol arrive avec une matraque.

— Tout le monde debout !

— Bande de salauds ! ils ont chié dans l’église !

Les copains se réveillent. Quand la matraque approche, ils se lèvent. Lucien s’en mêle.

— Tout le monde debout ! Nettoyez !

— Avec quoi nettoyer ?

— Démerdez-vous !

L’Espagnol s’acharne surtout sur les Italiens :

— Nettoyez, nettoyez !

Il les poursuit avec la matraque. L’autel, les lampes, les images pieuses, les statues, les crucifix sont immobiles.

— Nettoyez, bande de salauds !

Des Italiens, avec du papier, essuient par terre. On est allé chercher des pelles. Il y a de la merde partout, des éclaboussures noires, au milieu de l’église, dans tous les coins. On gratte avec les pelles, on frotte les dalles ensuite avec du Papier, mais on en a plein les pieds, on salit ailleurs, c’est impossible de tout nettoyer.

— On va tous y passer.

C’est Charlot qui a dit cela. Il est venu vers le petit groupe où je me trouve. Ses yeux sont devenus très mobiles.

— Qui te l’a dit ?

— C’est sûr, tout à l’heure 0n y passera tous. C’est l’ancien kapo des cuisines qui me l’a dit.

— On verra.

— On verra, on verra, on pourrait peut-être essayer de se défendre, non ?

Il a l’air très anxieux. Il est certainement informé. Il doit être menacé personnellement.

— Alors, vous allez vous laisser faire comme ça ?

— Avec quoi veux-tu te défendre ? On verra bien.

Il va vers un autre groupe, il sonde les types.

Je retourne vers mon banc, je croise un copain, qui me dit à voix basse :

— Il paraît qu’ils vont fusiller des otages.

— Parce qu’on a chié dans l’église ?

— Oui, c’est le prétexte.

L’Espagnol menace toujours de sa matraque. On entend toujours le crissement de la pelle sur les dalles. On essaye toujours de savoir ce qui se prépare. En passant, j’ai entendu :

— Ils vont fusiller par petits groupes.

L’Espagnol crie toujours. Il doit le savoir.

Par petits groupes. C’est facile, sur une route déserte. Tous ensemble, il y en a toujours qui fuiraient, qu’on raterait. Par petits groupes. On rôde dans l’église, claire maintenant. « Par petits groupes », entend-on de tous les côtés.

Les Italiens et les Français surtout, nous sommes tous menacés. Quel que soit celui que l’on croise, il n’est pas moins menacé qu’on ne l’est, aujourd’hui. Pas moins celui qui bouffe tranquillement son biscuit que celui qui racle les dalles ou celui qui, morne, regarde par terre. C’est peut-être aujourd’hui qu’ils ne nous supporteront plus. Un SS rôde dans l’église. Sa figure n’exprime rien de particulier. Peut-être sait-il que tout à l’heure nous serons tous couchés par terre ; peut-être ne sait-il rien. Il marche et surveille comme hier, comme avant-hier, comme il y a six mois. Dans un éclair, je me vois debout le dos au-dessus d’une fosse, Fritz devant moi avec la mitraillette. Ça s’efface, ça revient. Pour les copains malades, c’est déjà fait, pour l’évangéliste et Cazenave aussi. Maintenant on a hâte de sortir de cette église, que ça vienne vite.

On sort. On se range par cinq devant le porche. On nous compte comme d’habitude. Puis on appelle nominalement des types pour la charrette. C’est la première fois qu’on appelé nominalement pour la charrette. On appelle Charlot, le stubendienst qui couchait avec le lagerältester ; ceux-là, c’est pour les règlements de compte ; mais on appelle aussi des politiques parmi lesquels Gilbert.

La colonne s’ébranle. Le ciel est brumeux. Nous descendons d’abord la rue par laquelle nous sommes arrivés hier. Puis on sort de la ville par une autre route boueuse. Un type qui a la diarrhée essaye de remonter vers la tête de la colonne pour ne pas se trouver, quand il aura fini, à la hauteur de la charrette.

A côté de la charrette, il y a Fritz, un autre kapo, un SS et le grand cuistot qui dirige la manœuvre.

Nous tournons sur la gauche, vers le sud ; de chaque côté de la route, des terrains vagues s’étendent, couverts de brume. C’est désert. Pas un mur, pas une maison.

Le SS siffle. La colonne s’arrête. Tout près de la route, sur notre droite, il y a un large et long fossé. Je descends pisser dans le fossé. Mais je n’ai pas fini que je me retourne, je me sentais pris. Il ne se passe pourtant rien d’anormal apparemment. Tout est calme. Mais je me sens dans la fosse et je n’y reste pas. La pause est courte. On change les types de la charrette.

La route continue, montante, à travers la lande et de temps en temps des bois clairsemés. Nous avons atteint le commencement du Hartz. Dans la colonne, on sent la charrette comme un abcès. Personne ne veut y aller. Il y a un grouillement secret autour, un jeu de fuites, d’esquives, de calculs. On s’écarte ; on essaye de se mêler aux Polonais qui sont en tête de la colonne.

— Zehn Rusky !

C’est le SS qui a appelé les dix Russes. Ils arrivent, graves. Ce sont les mêmes que ceux qui descendaient avant-hier matin du petit bois à Gandersheim après avoir enterré les copains.

La colonne repart. Ceux qui avaient pris la charrette ce matin au départ de l’église ne sont plus là. On ne se retourne pas. On marche vite. On ne marche pas, on fuit. On essaye de gagner la tête de la colonne. D’être le plus loin possible de la charrette. Personne ne parle. Nous sommes seuls sur la route, toujours pas une maison aux alentours. Et toujours la brume sur la lande. On marche un long moment. C’est une panique silencieuse.

La rafale. Elle est longue. D’abord un crépitement serré puis des coups isolés. Puis plus rien.

— Ne vous retournez pas, nom de Dieu ! crie le grand cuistot qui commande à la charrette.

On avance plus vite.

— Los, los ! commande le cuistot à ceux qui la tirent.

Par petits groupes. Dans trois heures, il n’y aura plus personne. Il ne faut pas ralentir. Les types qui sont maintenant à la charrette vont y passer. C’est leur tour. « Los, los ! » Ils tirent. On marche plus vite.

Les choses se passent derrière. Fritz dit à un type : Du, zurück ! L’autre reste, ne veut pas aller en arrière. Zurück ! Il dit ça entre les dents. L’autre rougit. Zurück, los ! Le type essaie de discuter ; Fritz n’est pas un SS, on l’appelle même par son prénom. Zurück ! Rien n’hésite sur sa figure. Aucune colère n’y est visible non plus, et il tue.

La pause. On désigne d’autres types pour la charrette. Ceux qui la quittent se regardent un instant, affolés. Mais on ne les retient pas. Ils se mêlent vite à la colonne. On ne les tuera pas cette fois-ci. Gilbert arrive de la queue de la colonne vers nous. Il est très pâle.

— J’étais dans la première fournée ; Fritz voulait me descendre. Je me suis tiré de justesse…

Il parle par saccades.

— Je suis repéré : ne me regardez pas quand je parle.

Il remonte vers la tête de la colonne. Il y a toujours de la brume. On monte, il fait plus frais. Ils n’ont pas tué ceux de cette charrette. On marche maintenant dans l’ordre : Russes, Polonais, Italiens, Français. On marche pendant un moment, puis le blockführer SS qui se trouvait en tête descend vers le milieu de la colonne. Il s’arrête sur le bord de la route, les jambes écartées, et regarde la colonne passer. Il observe. Ce sont les Italiens qui passent. Il cherche.

— Du, komme hier !

Il a désigné le vieux qui avait ces énormes anthrax dans le dos. Le vieux sort de la colonne, la figure épuisée, les y eux hagards. Il reste sur le bord de la route près du blockführer. On le regarde. Il a encore cinq minutes à vivre sur le bord de la route. On passe. Nous ne pouvons rien faire. Nous sommes complètement épuisés, la plupart incapables même de courir.

Le SS continue :

— Du, komme hier !

C’est un autre Italien qui sort, un étudiant de Bologne. Je le connais. Je le regarde. Sa figure est devenue rose. Je le regarde bien. J’ai encore ce rose dans les yeux. Il reste sur le bord de la route. Lui non plus, il ne sait que faire de ses mains. Il a l’air confus. On passe devant lui. Personne ne le tient au corps, il n’a pas de menottes, il est seul au bord de la route, près du fossé ; il ne bouge pas. Il attend Fritz, il va se donner à Fritz. On passe. La « pêche » continue. Maintenant ce sont les Français qui passent. On se redresse pour ne donner aucun signe de fatigue. J’ai enlevé mes lunettes pour ne pas me faire repérer. On essaye de se camoufler le mieux possible sur le côté droit de la colonne opposé à celui du SS. On marche vite en baissant les yeux, en profitant d’un plus grand que soi pour se cacher derrière lui. Surtout il ne faut pas rencontrer le regard du SS.

L’humidité de l’œil, la faculté de juger, c’est ça qui donne envie de tuer. Il faut être lisse, terne, déjà inerte. Chacun porte ses yeux comme un danger.

Le SS est revenu vers les Italiens.

Un autre.

Il sort de la colonne et reste aussi sur le bord de la route.

Quelques instants passent.

La rafale. Toujours la même chose, les coups en vrac, comme un tombereau qu’on renverse, puis des coups isolés. Sonorité terrible. Ça entre dans le dos, ça pousse en avant. Silence du bois. Ce n’est pas le bruit de la chasse, ni le bruit de la guerre. C’est un bruit de frayeur solitaire, de terreur nocturne, diabolique. Le dernier coup isolé est pour un œil qui bride encore.

La terreur grandit dans la colonne toujours silencieuse et qui avance toujours à la même allure. Personne ne se retourne, tout se passe derrière nos dos. On marche toujours. On n’a aucune idée. On attend. Ils pourraient en tuer encore cinquante comme cela, encore cinquante, ils vont peut-être tous nous tuer, mais tant qu’il en reste, la colonne existe et elle marche, le dos courbé. Il n’y a rien d’autre à faire. Quand il n’en restera plus que vingt, ils attendront encore, avanceront encore, jusqu’à ce que les SS n’aient plus de colonne à conduire. On croirait qu’on est de connivence avec eux. Nous étions un peu plus de 400 au départ. Les SS arriveront seuls avec les kapos et sans doute les Polonais. On a vu la mort sur l’Italien. Il est devenu rose après que le SS lui ait dit : Du, komme hier ! Il a dû regarder autour de lui avant de rosir, mais c’était lui qui était désigné, et quand il n’a plus douté il est devenu rose.

Le SS qui cherchait un homme, n’importe lequel, pour faire mourir, l’avait « trouvé » lui. Et lorsqu’il l’a eu trouvé, il s’en est tenu là, il ne s’est pas demandé : pourquoi lui plus qu’un autre ? Et l’Italien, quand il a eu compris qu’il s’agissait bien de lui, a lui-même accepté ce hasard, ne s’est pas demandé : pourquoi moi plus qu’un autre ? Celui qui était à côté de lui a dû sentir la moitié de son corps mis à nu.

On ne parle pas. Chacun essaye d’être prêt. Chacun a peur pour soi ; mais jamais peut-être on ne s’est senti aussi solidaires les uns des autres, aussi remplaçables par n’importe quel autre. On se prépare. Cela consiste à se répéter : « On va y passer par petits groupes », et à se voir debout devant la mitraillette. Prêt à mourir, je crois qu’on l’est, prêt à être désigné au hasard pour mourir, non. Si ça vient sur moi, je serai surpris, et ma figure deviendra rose comme celle de l’Italien.

La route monte. De la neige fond sur les talus. On s’est arrêté de nouveau. C’est mon tour d’aller à la charrette. On repart. Je pousse par-derrière. A côté de moi, H., un Normand que je connais un peu. Le grand cuistot a un long bâton dans la main. Il crie pour qu’on pousse plus fort, et pour se distinguer de nous sans confusion possible.

— Ne vous retournez pas, en avant, en avant !

La montée est dure. Devant, des copains sont accrochés au timon par des chaînes qui les prennent à l’épaule. On souffle, on ralentit.

— En avant, en avant ! gueule le cuistot.

Derrière, nous sommes collés les uns aux autres, nous nous gênons, nous poussons avec les mains. Après nous, il n’y a plus que les kapos et les SS. C’est ici que tout se règle. On est à la limite. Le vide derrière nous nous ankylose le dos. On a le nez sur la charrette.

H., qui est à côté de moi, pleure.

— Je vais y passer.

— Si on doit y passer, on y passera tous, lui dit un copain de l’autre côté, il n’y aura pas que toi. Attends un peu.

Il parle en pleurant :

— Non, moi je vais y passer, l’Espagnol m’a repéré, il m’a foutu un coup de pied, il m’a traité de feignant.

— Et puis après ?

H. trébuche en marchant, il perd sa place à la charrette, il est un peu en arrière. Il cherche à placer son bras. Il ne veut pas qu’on le voie les bras ballants. Il faut qu’on ait les bras sur la charrette. Le grand cuistot l’engueule :

— Dis donc, le grand, tu vas pousser un peu !

H. se précipite, il cherche à placer sa main sur la charrette. On l’aide, il pleurniche, il est affolé :

« Tu vois, ils m’ont repéré, ils vont me tuer. » Il reprend, sa voix tremble : « Tu iras voir ma mère, hein, tu lui expliqueras ? » – Nom de Dieu, ne te mets pas dans cet état, on en est tous au même point, quoi ! répond le copain.

Ils ont parlé à voix basse. Maintenant H. se tait, des larmes coulent sur ses joues. A côté de moi, celui qui a répondu à H. ne dit plus rien. Nous sommes presque au sommet de la côte. On commence à s’épuiser. Je sens mes jambes et mes bras. J’oublie ceux qui sont derrière, rien que la marche du mulet, la tête qui monte et descend. On arrive au sommet. La charrette est moins lourde.

Le coup de sifflet. On arrête la charrette. Ils sont là derrière. Ils nous rejoignent. On ne se retourne pas. Je les sens dans mon dos, je sens Fritz.

Il n’a pas dit Zurück. On a quitté la charrette avec lenteur et on a rejoint la colonne. La figure de H. s’est recomposée, puis il a souri.

 

C’est la fin de la journée ; on dévale les pentes du Hartz. Les bois sont sombres. On arrive dans une petite ville. Le sommet de la côte a marqué la rupture de cette journée. Maintenant on ne fusille plus. On peut se détendre et bavarder. La journée a été difficile, on le savait au départ. Ça reprendra peut-être demain, mais avant, on dormira une nuit. On croirait qu’on est déjà habitué. On a traversé la ville et on est arrivé près de la gare, devant une scierie. On patauge dans la boue et dans eau. Il fait presque nuit. On est entré dans la scierie. Il n’y a pas de lumière. J’ai pris deux planches et je les ai posées côte à côte par terre ; elles sont rugueuses, elles sentent le bois fraîchement ouvert. Je m’allonge dessus.

J’ai bu de l’eau glacée dans le Hartz, le ventre me fait mal et il faut que je me lève. Dans le noir, j’enjambe des corps. Près de la porte il y a un petit seau en métal ; des types sont autour ; il y en a un qui est assis dessus ; les autres, devant lui, tapent du pied.

Dépêche-toi, dépêche…

Celui qui est assis râle :

— On n’a même pas le temps de chier.

Un autre proteste :

— Tu t’y remettras après, lève-toi, je ne peux plus tenir.

Le type se lève, l’autre se précipite sur le seau. A son tour il s’attarde. Celui qui s’est levé tient son pantalon, il trouve que l’autre reste trop longtemps.

— Je t’ai laissé la place, toi aussi tu t’y remettras.

L’autre ne bouge pas, il gémit doucement. Celui qui s’est levé tape sur la tête de l’homme assis.

— Tu disais que je restais longtemps, mais toi, alors !

Derrière on râle.

— Qu’est-ce qu’il fout ? Démerde-toi, nom de Dieu !

Le type reste assis ; les autres se rapprochent de plus en plus ; le cercle se ferme autour de lui ; ils l’étouffent presque. Il se lève sans un mot, mais il ne s’en va pas.

— J’étais ici avant toi.

Ils sont deux à se bousculer, un troisième s’assied. On ne dit plus rien. Des plaintes, la patience autour, c’est tout.

 

*

 

Nous quittons la scierie à l’aube. Il y a quatre jours que nous sommes partis de Gandersheim. L’air est très froid. On longe un ruisseau qui traverse une prairie, puis on le franchit et on gagne le pied d’une colline. Tout autour, les pentes sont couvertes de bois. On connaîtra tous les ciels d’Allemagne, l’énorme désordre des nuages. On grimpe le long sentier ; la colonne s’est amincie ; nous marchons l’un derrière l’autre. On a atteint une route bordée de forêts. La détente d’hier soir est passée. On a peur des bois, de la brume. Le sommeil a bu la paix que nous avions regagnée à force de fatigue en descendant le Hartz. On se retrouve maigres, nets, prêts. S’ils recommencent, on se recollera encore les uns contre les autres, on fuira encore la charrette, on courbera encore le dos, on accélérera encore le pas. La journée d’hier ne nous a pas blasés comme on a pu le croire hier soir. Aussi innocents qu’hier matin, notre angoisse est intacte, le repos l’a refaite. Pour chacun, l’affaire a peut-être été simplement retardée d’un jour. Hier on s’est pressé, on a eu peur pour rien et la frousse, comme une grosse poche d’air, s’est dégonflée dans la descente du Hartz. Quand on a ouvert les yeux ce matin, elle pesait de nouveau sur la poitrine. Il y en a un qui a dit ce que tout le monde pensait :

— Je voudrais être à ce soir.

Ce soir, nous serons à vingt ou trente kilomètres, ou peut-être simplement à deux ou trois kilomètres d’ici, sous les arbres.

Mais la pause vient, puis une autre. La journée sera calme. Le soleil est en plein ciel. Nous traversons de petits villages. Il y a déjà des chicanes sur les routes, mais on n’entend pas le canon. Les montagnes arrêtent le son. On avance. On approche de la fin de l’étape. La fatigue revient, la faim et alors aussi la paix. On se rassure. On a soif. Des copains quittent la colonne et courent vers les rigoles du bord de la route. Ils s’agenouillent, essayent de prendre l’eau dans leurs mains. Le SS les a vus. Il tire, mais il les rate. On ne fusille pas aujourd’hui, mais l’arme est toujours prête, il y a toujours des rafales en réserve.

Un double queue ! Comme une libellule, dans le ciel. On nous fait planquer dans le fossé. Il glisse, il fouille les routes. Il lâche une bombe. D’autres avions arrivent, le ronflement nous caresse, c’est chaud. Les SS se cachent, nous regardons en l’air, tranquilles, détendus.

L’alerte est passée, la colonne se reforme. On arrive à Wernigerod. Il doit être six heures du soir. La lumière du ciel est jaune. On entre dans la ville par des allées plantées d’arbres. Petite ville calme. Les gens flânent sur les trottoirs ou rentrent chez eux. Des épiceries. Des boulangeries. Des magasins.

Hier matin, quand on tuait les copains, ces gens flânaient ainsi sur les trottoirs ; le boucher pesait la ration de viande. Un enfant était peut-être malade dans son lit, il avait la figure rose, la mère inquiète le regardait. L’Italien aussi sur la route, sa figure est devenue rose, la mort lui entrait doucement dans la figure et il ne savait comment se tenir pour avoir l’air naturel. La mère maintenant nous regarde peut-être passer : des prisonniers. Il y a cinq minutes on nous ignorait ; ce matin aussi, et nous avions peur et des copains voyaient leur mère, et cette Hère ici regarde et ne voit rien. Solitude de cette petite ville, dans la torpeur, après l’alerte. Ils perdent la guerre, leurs nommes meurent, les femmes prient pour eux. Qui est-ce qui les voit déchirés par les obus et qui voyait hier, dans le Hartz, ceux qu’on venait de mitrailler sous les arbres ; qui voit le petit enfant à figure rose dans son lit et voyait hier l’Italien à figure rose sur la route ; qui voit les deux mères, la mère de l’enfant et celle de l’Italien à Bologne, et qui referait l’unité de tout ça, et expliquerait ces distances énormes, et ces similitudes ? Mais tout le monde peut voir.

Tant qu’on est vivant on a une place dans l’affaire et on y joue un rôle. Tous ceux qui sont là, sur le trottoir, qui passent en vélo, qui nous regardent ou ne nous regardent pas, ont un rôle, qu’ils jouent, dans cette histoire. Tous, ils font quelque chose par rapport à nous. On a beau foutre des coups de pied dans le ventre des malades, ou les tuer, obliger des types qui ont la chiasse à rester enfermés dans une église et les fusiller ensuite parce qu’ils y ont chié, gueuler pour la millionième fois alle scheisse, alle scheisse, il y a entre eux et nous une relation que rien ne peut détruire. Ils savent ce qu’ils font, ils savent ce qu’on fait de nous. Ils le savent comme s’ils étaient nous. Ils le sont. Vous êtes nous-mêmes ! On regarde chacun de ces êtres qui « ne sait pas », on voudrait s’installer dans chaque conscience qui voudra n’avoir aperçu qu’un morceau de tissu rayé, ou une file d’hommes, ou une figure barbue, ou le SS martial qui est en tête. On ne nous connaîtra pas. Chaque fois qu’on traverse une ville, c’est un sommeil d’hommes qui passe à travers un sommeil d’hommes. C’est cela l’apparence. Mais nous savons tout, les uns et les autres et les uns des autres.

En traversant Wernigerod, c’est pour ceux des trottoirs qu’on tend les yeux. On ne quête rien ; il faudrait seulement qu’ils nous voient, qu’ils ne nous ratent pas. Nous nous montrons.

On s’est arrêté près de la gare et on s’est assis par terre. Tout près, il y a un hôpital militaire avec de grandes baies vitrées. On voit passer les bonnets blancs des infirmières. Sur une terrasse, des blessés sont assis, une infirmière circule entre eux. Ils bavardent, ils sourient ensemble. On regarde cette femme propre et souriante, ces hommes vêtus de pyjamas blancs ou gris. Ils peuvent se lever, s’asseoir. On leur apporte du lait, ils sont allongés au frais, on les aime. Lorsque je vois cette femme s’approcher d’eux, l’image de l’amour est tellement forte que j’en sens pour eux le rayonnement tiède. Hôpital limpide, où le mal est luxueux, où l’on ne pourrit pas, où l’on doit mourir avec l’âme chantante. Encore une journée de bonheur, de calme, de bonne conscience, à la veille de la catastrophe, car c’est bien nous, la pourriture, qui sommes les vainqueurs.

Et on repart, on sort de la ville. La campagne est plate. Vague horizon de collines. On a définitivement quitté la montagne. Par endroits, il y a des petites maisons avec des cheminées qui fument. Le soir vient. Depuis la sortie de Wernigerod, je traîne la jambe. Mes genoux ne se délient plus ; je vais penché en avant, la tête baissée. Parfois je la relève ; je respire longuement, j’essaye de sortir de ma torpeur, mais ce sont les jambes qui s’épuisent. Je tente de modifier cette démarche dangereuse, de me surveiller. Je raidis les jarrets, je soulève alternativement chaque pied de terre, comme si je pédalais, mais mes jambes sont de plomb, et ma tête aussi est très lourde. Si je fermais les yeux, je m’effondrerais.

Sur la droite, au milieu d’un champ, se rapproche un grand silo. C’est probablement là que l’on va. Il n’y a rien d’autre en vue où l’on puisse s’arrêter. On s’en rapproche, mes pieds raclent de plus en plus le sol, je ne vois plus rien de la campagne que ce toit. Je sais qu’arrivé, je vais tomber. Je ne peux plus faire aucun autre effort que celui de traîner mes pieds. Je ne pourrais plus me retourner, ni me baisser. J’ai mal au ventre, mais je ne veux pas m’arrêter sur le bord de la route, je ne me relèverais pas. Le toit se rapproche, j’ai calculé mes forces en vue de cette distance. J’étais sûr que je ne pourrais pas aller plus loin. Pourtant, nous sommes à la hauteur du hangar et nous ne tournons pas vers la droite, nous le dépassons. Je ne sais pas comment je peux avancer encore, quelle est la limite de mes forces. Je suis deux pieds qui traînent l’un après l’autre et une tête qui pend. Je pourrais tomber ici, j’aurais même pu tomber avant le hangar ; mais il n’y a pas de moment où il faut tomber, où l’on peut tomber. Je tomberai ou je ne tomberai pas ; si je tombe, c’est le corps qui aura décidé. Moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je ne peux plus marcher, et je marche.

Au loin, on distingue une longue cheminée de brique. C’est Peut-être là. La route monte légèrement. Le soir est limpide. Aujourd’hui on n’a pas fusillé. Tout à l’heure on dormira. Mais je ne sais pas si j’arriverai jusqu’à la cheminée. Elle grandit. Je ne cesse pas de faire des pas et d’avancer, je gagne de la route, comme ceux qui ne sont pas fatigués ; quand je me demande si je vais arriver, j’avance, la décision du corps est constante, là-dessus je peux m’interroger, marteler « il faut, il faut », ou laisser pendre mon cou, les pieds avancent toujours. Pourtant, je ne peux plus, je ne peux plus et la cheminée est là, on tourne à droite, encore cent mètres, c’est là, on est Arrivé, je ne peux plus, on est arrivé mais on marche encore, 0n est là. La colonne est arrêtée. Je me couche par terre. J’aurais pu continuer.

 

*

 

Nous avons dormi à côté d’une briqueterie, dans une remise de foin et de paille. J’ai couché à côté de Paul et de Gaston ; nous étions emboîtés les uns dans les autres dans un espace étroit. Des convois militaires sont passés sur la route cette nuit et même des chars. De nouveau on entend le canon. Je n’ai plus de pain ni de biscuits. On ne nous distribuera pas de nourriture. Il faut trouver n’importe quoi à manger. Au-dessus de nous, à travers des poutres, on voit des types qui reviennent avec des sacs pleins. C’est de la fécule de betterave, ça ressemble à de petits bouts de vermicelle durs, bruns ou blancs. On en trouve dans des grands sacs de papier, dans les corridors d’un des bâtiments de la briqueterie.

Par une échelle, j’ai atteint un plancher au centre duquel il y a un tas de foin. A cet étage, le hangar est ouvert de chaque côté et les sentinelles surveillent. J’ai marché en me courbant très bas pour atteindre une issue dans le mur. Je me suis trouvé dans un corridor obscur et j’ai descendu doucement un escalier. Au pied de l’escalier, une montagne de sacs. Je vois deux types se cacher dans l’ombre. Quand ils me reconnaissent, ils reviennent vers le sac crevé. A pleines mains, ils font tomber la fécule dans leur propre sac ; quand le sac est plein, ils s’en vont. Je suis seul. Mon sac de toile ouvert, j’enfonce la main dans la fécule. Elle est sèche. Au bout de ma main, il y en a toujours, c’est insondable. Je la fais tomber dans mon sac. Cette fois ce ne sont pas des clous, ça se mange. La fécule descend, je vais vite, mon sac est déjà plein. Je le retire. La fécule continue à tomber du sac de papier et elle coule par terre.

J’ai remonté l’escalier, je suis rentré dans la lumière. De nouveau je me suis courbé pour franchir l’espace découvert, mon sac à la main. Je revois l’autre sac ouvert et la fécule qui coule. Tout à l’heure, le kapo descendra l’escalier, c’est sûr, ce sac ne peut pas continuer de couler comme cela, c’est trop. Le kapo verra un copain de dos, le bras plongé dans le sac. Le kapo sera là tout à coup à un moment où une main sera dedans. Il faut qu’il y en ait un qui soit pris comme ça. Ça pouvait être moi, ce ne sera pas moi. Je mange une poignée de fécule. C’est une matière gommée, dure et souple, sucrée, avec une arrière saveur de betterave, et qui se mâche mal. Après en avoir absorbé quelques poignées, on est écœuré.

Dehors, sous le soleil, avec Paul et Francis, on a allumé un petit feu entre deux pierres ; on a mis dessus une gamelle remplie de fécule et d’eau. Autour de nous, de petits groupes de trois ou quatre ont fait aussi des feux. Certains qui ont pu trouver des patates les font cuire sous la cendre. Les autres font bouillir de la fécule. La fumée noircit la figure, les yeux pleurent ; penchés sur le foyer, on souffle pour l’attiser. La fécule commence à brunir ; quand elle bout, on la laisse réduire ; on obtient ainsi une sorte de sirop de sucre que ceux qui ont des bouteilles mettent en réserve. On mange la fécule bouillie. C’est infect et cela augmentera notre diarrhée.

Une alerte. Les kapos se précipitent sur les feux. A coups de pied, ils les écrasent. Nous rentrons sous le hangar avec fécule et gamelle.

J’en ai beaucoup mangé. Ça m’a rendu malade. Je ne peux plus maintenant l’absorber que par pincées et crue.

J’ai vu des camarades qui avaient des patates. Il paraît qu’il y en a beaucoup, dans une salle obscure au rez-de-chaussée de la briqueterie. J’y vais. Pour cela, j’ai emprunté le même chemin que celui de la betterave jusqu’au sommet de l’escalier. Là, j’ai tourné à gauche, j’ai traversé un grenier et j’ai atteint un autre escalier que j’ai descendu. Il faisait sombre. En avançant, j’ai débouché dans un couloir percé d’ouvertures à hauteur de la ceinture ; ces ouvertures donnaient sur la cour de la briqueterie et il y avait des sentinelles ; j’ai rampé jusqu’au fond du couloir où j’ai trouvé une porte. Je l’ai poussée, et je me suis trouvé dans le noir. J’ai avancé, le bras tendu, comme un aveugle, je ne sentais rien. J’ai continué d’avancer et au bout d’un moment j’ai rencontré des sacs. A force de tâter, j’ai trouvé une ouverture et j’ai enfoncé le bras. Je sentais de petites choses rondes et dures sous la main. En allant vite, j’ai essayé d’attraper les plus grosses. Je les ai mises dans ma musette. Puis il y a eu du bruit. Si c’était une sentinelle, la lampe électrique allait s’allumer. Je n’ai pas bougé. Les pas se sont rapprochés ; on était près de moi ; une main a cherché, elle a atteint un sac. Pas une parole. Je suis parti.

J’ai retrouvé Francis auprès du feu que les copains ont rallumé. Le poids de la musette est apaisant. On n’a plus à regarder les autres faire cuire avec des yeux dont on a honte. On ne regardera plus la flamme entre les deux pierres se consumer pour rien et les pierres nues ; on ne se regardera plus chacun à son tour soufflant sur les tisons pour faire durer le feu, pour rien. Nous aussi nous allons « faire cuire ».

— Antrelen !

Les kapos arrivent. On s’en va en cachant les patates sous la couverture. Ils piétinent le feu de nouveau. Les deux pierres restent par terre, le bois fume encore un peu. La fumée nous a rougi les yeux, noirci la figure, mais on n’a pas mangé.

On parle de nouveau de nous tuer. L’interprète russe affirme que c’est sûr. Ils n’ont plus rien pour nous nourrir. Les Alliés sont à trente kilomètres et ils ne savent plus quoi faire de nous. Cependant, à la ferme voisine, de l’eau bout pour nous avec des morceaux de carottes dedans ; nous en toucherons un demi-litre chacun. Près de la ferme se trouve le silo d’où viennent les carottes. On se précipite, on y plonge les mains et on en ramène quelques-unes, boueuses, qu’on frotte un peu et qu’on mange.

Après avoir bu la soupe, on part. Il fait chaud. On marche toujours vers le Sud. Les patates sont dans le sac, c’est tout ce qu’il reste à manger. Pendant la traversée d’un village, le sac crève. Je ne peux pas me baisser pour les ramasser. Il faut économiser ses forces. Quand je peux arrêter l’hémorragie il ne m’en reste plus que cinq ou six. L… qui est devant moi souffre beaucoup de ses hémorroïdes. Deux copains le soutiennent. A la briqueterie, il saignait terriblement. Il est très abattu. Il nous a dit qu’il était sûr qu’il n’arriverait pas.

Sur les pancartes, aux embranchements, on lit « Halle », « Leipzig ». On ne cherche plus à savoir où l’on va. Nous ne situons pas les paysages que nous traversons dans la géographie de l’Allemagne. Des routes qui grimpent, descendent, des tournants, sous le soleil qui baisse insensiblement. Il n’y a plus sur la colonne cette oppression qui pesait durant la traversée du Hartz. Nous n’avons guère plus de raisons de nous rassurer, mais nous sommes tous très fatigués. La naissance de ce printemps nous accable, le corps est trop faible pour la supporter. La lumière est jaune sur les champs qui sèchent, et le bord de la route est blanc de poussière. Des prisonniers de guerre cassent des pierres pour construire des chicanes anti-chars. Sur leur figure brûlée, la sueur coule. La colonne se traîne devant eux. Il y a des Français parmi eux. Il y avait aussi des Français qui se promenaient, les mains aux poches, dans la petite ville que nous venons de traverser. Nous sommes plus ennemis que ceux qui cassent des pierres, et eux le sont plus que ceux qui se promènent en ville, les mains aux poches.

 

*

 

C’est le soir. Je suis accroché au timon de la charrette. Nous avons été dépassés par des convois de véhicules camouflés sous des branches coupées, et par des ambulances. Le bruit du canon est très net maintenant. On pourrait montrer du doigt la direction dans laquelle est la pièce.

Il y a un bon moment que je tire sur la chaîne ; un copain tire lui aussi, de l’autre côté du timon. Nous ne tirons pas également. Souvent, la voiture part vers la gauche, et quand un camion va la frôler, nous la ramenons brutalement vers le fossé et les kapos gueulent. La chaîne use mon épaule ; parfois je la détends et je prends une longue respiration. Des civils sont devant la porte de leur maison ; ils regardent passer les convois qui fuient le front, ils nous regardent aussi. Ainsi l’image qu’ils ont de la défaite n’est pas simplement pitoyable, puisque nous sommes intégrés dans le cours de cette débâcle, ennemis encore vivants, qui frôlent dans les embouteillages leurs propres blessés. Cette image pourrait être odieuse et grotesque. Nous sommes de trop. Mais les visages de ces gens ont pris une expression définitive depuis le début de la débâcle. C’est d’un certain regard qu’ils ont vu passer leurs troupes en déroute, et lorsque nous venons derrière, ils sont tellement accablés et ils ont tant à s’apitoyer que leurs yeux n’ont pas la force de changer leur regard, de l’adapter à nous. Tout au plus y a-t-il chez les moins abattus, un durcissement de la figure, le signe d’un réveil. Mais en général, les yeux sont trop alourdis déjà de détresse ; nous recueillons juste, au passage, le désespoir, l’apitoiement, provoqués par la vue de ceux des leurs qui nous précèdent et que ceux qui nous suivent retrouveront.

Sur notre gauche, en arrière, le ciel par intermittences s’éclaire de rouge. Dans cette fuite, nous nous sentons de plus en plus ne compter pour rien. La chaîne sur l’épaule, nous n’appartenons pas plus à ceux qui fuient qu’à ceux qui avancent, mais aux SS et aux kapos qui sont là. Ils sont nos maîtres particuliers, nous, leurs esclaves personnels. Vers où nous font-ils marcher ? Nous sommes sûrs qu’ils ne le savent plus. Il commence même à nous paraître inouï que, dans cet effondrement, il y ait des Allemands en uniforme dont la fonction consiste à s’occuper de nous.

Cette guerre ne pouvait pas finir sur une défaite saine. Il fallait que l’Allemagne se vît pourrir. Le nazisme était une réalité, il devait mettre sa marque sur cette fin. Il n’y a pas que les blessures fraîches sur la figure ou le corps de leurs soldats, il y a les mouches autour des faces sans chair des nôtres qui pourrissent dans les fossés.

Il fait nuit. Je ne sens plus que cette chaîne sur l’épaule. Il y a une image de l’esclave à laquelle on est habitué depuis l’école. Il y a des statues, des peintures et des histoires qui la représentent. Mais on ne savait pas – moi, en tout cas, je ne savais pas – que je pouvais la prendre moi-même, cette forme, être moi-même cet esclave de l’ancienne Egypte, ce captif d’Assyriens… Chacun a dans la tête une pose classique de l’homme esclave. Toute terreur, toute angoisse dissoutes, j’ai senti cette pose, comme ma propre coquille. Je me suis mis à me décrire intérieurement moi-même. Ma pensée déclenchée se presse, je me répète les mêmes lambeaux de phrases, comme un halètement : « La chaîne à l’épaule, accroché au timon, la nuit, la tête courbée vers la terre, mes pieds que je vois qui glissent en arrière, ma sueur, ma sueur… » La bouche serrée, je répète, je répète mon morceau de phrase.

Puis, encore une fois, la colonne s’est arrêtée. J’ai lâché la chaîne, et je me suis aussitôt couché dans le fossé. Les copains aussi se sont étendus, ils ne bougent pas. On va peut-être rester ici. A gauche, la lueur rouge est plus haut dans le ciel. On n’entend plus un simple bruit isolé mais le roulement du canon. Le roulement part du lieu où l’on est libre ; la distance s’est réduite, mais elle existe toujours. Le roulement les fait trembler, SS et kapos. Ils se concertent au milieu de la route. La nuit est tiède sur la figure, nous ne sommes pas perdus. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux, le ciel maintenant ne cessera plus de s’allumer et de s’éteindre.

On est reparti encore et on s’est arrêté encore, plus loin, a un embranchement. Je me suis encore couché sur le gravier au bord de la route. Je ne sais pas où sont Paul et Francis. La plupart des camarades sont épuisés. Ils se lâchent, les couples se défont, s’oublient. Chacun est par terre et ne bouge pas.

Nous sommes arrivés enfin devant de grands bâtiments qui donnent sur la route. On est entré dans une cour, puis dans un hangar ; il y avait une petite épaisseur de foin ; je suis tombé dedans.

 

*

 

Il fait soleil. Francis reste étendu dans le foin. Il ne veut pas repartir. Il est recroquevillé dans le foin, il a déployé sa couverture sur lui, il tient peu de place. Sa figure est creuse, décolorée ; il a enfoncé son calot jusqu’aux oreilles. Paul s’approche de lui. Francis soulève les paupières ; ses yeux noirs sont humides.

— Francis, lève-toi, on va partir, dit Paul.

A la fois épuisé et irrité :

— Non, je reste ici.

— Tu es fou, tu sais ce qui t’attend ?

Paul s’est accroupi près de lui :

— On va être libre, viens.

Paul l’a soulevé par l’épaule.

— Lève-toi, il faut !

Il l’a lâché, et il est retombé.

— Non, je ne peux plus, dit Francis dans un grognement très faible.

Paul est allé vers la porte du hangar. Il ne peut pas faire plus que de dire à Francis « il faut ». Peut-être Francis ne peut-il réellement plus. Paul ne peut pas le savoir, Francis non plus, il a dit : « Je reste ici », son corps s’est fait à cet abandon. C’est peut-être aussi son heure, l’heure où il refuse d’entendre parler plus longtemps de tout ça, comme il y a eu celle de l’évangéliste, celle de Cazenave. Si Francis décide de rester, il sait qu’il sera tué, et Paul ne peut rien faire. Il n’a même plus les moyens de mesurer la portée de son impuissance ni la fatalité de la décision de Francis. Cela se passe dans une brume ; Paul a eu à peine la force d’insister. Francis est couché, Paul debout, mais la position que Paul a par rapport à l’autre est incertaine. C’est une partie de son énergie qu’il a employée à lui dire simplement : « Lève-toi ». Il est sans conviction.

Le rassemblement se fait dans la cour. Francis y est.

On reprend en sens inverse le chemin que nous avons suivi hier. Nous marchons donc maintenant en direction du front. Nous longeons un terrain d’aviation. Le SS qui nous conduit ne sait pas où aller, mais la colonne suit. Il aborde un officier aviateur allemand, ils consultent une carte. On entend dans la conversation « Franzosen » : devant nous, à une trentaine de kilomètres, le front serait tenu par des Français. C’est la première fois que, dans leur langage, nous saisissons une allusion aussi immédiate à la guerre. Tout le monde sait maintenant, et le SS doit sentir bien davantage notre présence. Nous ne pouvons pas aller plus loin dans la même direction. Nous tournons, en effet, nous prenons sur la gauche un chemin charretier.

Il fait lourd. Nous allons commencer à tourner en rond. Le chemin est long, il est bordé de vieux arbres noueux. De chaque côté, des champs sans couleur.

Je n’ai plus que quelques pommes de terre crues, je n’ai rien mangé depuis hier matin, et je n’ai pas faim. Ma langue est épaisse, la brume de chaleur m’enduit comme d’une glu. Il n’y a pas très longtemps que nous sommes partis ; nous ne marchons ainsi que depuis six jours. Mais, déjà, la colonne n’a plus de forme. On ne parvient plus à se maintenir en place à côté des copains ; ce lien élémentaire qui fait, qui faisait marcher à côté du camarade qu’on avait choisi, on n’a plus la force de l’entretenir. Plus la force non plus de parler. De temps à autre : « Comment ça va, Paul ? » – « Ça va. » Une respiration reprise, un court réveil, comme une syncope dans cette méditation du dos et des pieds où l’on retombe aussitôt. Chacun est seul. On ne fait même plus de prévisions. La libération tourne autour de nous, elle nous survole comme cet avion qui passe. Nous sommes là, nous levons la tête puis nous regardons devant nous : notre maître est le même, habillé en vert. Va-t-on nous laisser crever la tête en l’air ?

Au bout du chemin, il y a quelques maisons et un petit pont. Le ruisseau est sale. Devant leur demeure, des gens ont posé des seaux d’eau. Les kapos leur parlent de nous. Les gens leur donnent de la bière. Le SS qui commande la colonne parle avec un notable du village. Le SS montre son cirque au notable qui semble perplexe. Les kapos essayent de faire rire les femmes en désignant des camarades. Elles ne rient pas. Toute la population du petit village est là. Les figures se dépaysent. Ils nous regardent et semblent complètement déroutés ; jamais plus, sans doute, ils ne rencontreront d’aussi parfait mystère. On leur fait franchir des limites humaines dont ils n’ont pas l’air de pouvoir revenir. Les enfants observent ces inconnus plus extraordinaires que ceux de leurs livres d’images, les hommes des contrées redoutables, ceux qui font le mal et qui ont tellement d’aventures, tous ceux qui les ont fait trembler la nuit et sur lesquels ils ont posé des questions au père et à la mère. Ils les regardent boire dans les seaux. C’est dans les yeux de ces enfants que nous pouvons voir ce que nous sommes devenus. Quand on s’approche des seaux, les femmes s’écartent. L’une d’elles s’est penchée pour changer de place le récipient au moment où je me penchais moi-même pour boire, j’ai dit : Bitte ? elle a tressailli, et elle a vite abandonné le seau. Je l’ai regardée, naturellement je crois, puis je me suis baissé pour prendre de l’eau. Elle n’a pas bougé. Quand je me suis relevé, je lui ai fait un petit signe de la tête, elle n’a toujours pas bronché, je suis parti.

Un instant, devant cette femme, je me suis conduit comme un homme normal. Je ne me voyais pas. Mais je comprends bien que c’est l’humain en moi qui l’a fait reculer. S’il vous plaît, dit par l’un de nous, devait résonner diaboliquement.

Nous avons quitté le village et pris une nouvelle route charretière. Elle est parallèle à celle qui longeait le champ d’aviation, mais nous la prenons en sens inverse. Nous revenons vers le point de départ de ce matin. L’après-midi est torride. Paul marche à côté de moi. Il est long, terreux. Il avance sur des jambes raides. Parfois sa figure grimace, il remonte ses épaules pour respirer. Ses yeux sont noirs, petits, très enfoncés dans les orbites. La colonne va très lentement, nous errons depuis ce matin autour du champ d’aviation, qui est maintenant sur notre gauche. Par endroits, des meules de paille étalent leur ombre.

— Je ne peux plus, je m’arrête, dit Paul.

Il ne parlait plus depuis longtemps ; il s’est arrêté. Nous sommes en queue de colonne.

— Je reste aussi. Couche-toi.

On va vers le bord du chemin, et Paul se couche par terre. Je me penche, je mets la main sur son épaule, comme s’il était malade. Fritz arrive, avec sa mitraillette. Paul s’est allongé complètement par terre, il a fermé les yeux. Fritz le regarde. Il y a déjà des types qui se sont arrêtés aujourd’hui, et on n’a pas entendu de rafale. L’ordre est peut-être de ne plus fusiller. Fritz, de la tête, demande ce qu’a Paul.

— Krank (malade), dis-je.

Il ne répond rien. Il va s’en aller. Je veux rester moi aussi, mais Fritz me pousse dans le dos avec sa mitraillette. Je repars. Paul est par terre, il n’a pas bougé. Je marche encore avec la colonne pendant deux cents mètres environ, et je me décide. Je me couche sur le côté de la route. Fritz arrive avec le médecin espagnol. Ils sont devant moi.

— Krank, dis-je encore, mais de moi maintenant.

Friz m’observe un instant. Je sens mes lunettes sur le nez.

Ça va peut-être se régler maintenant. Mais Fritz s’en va. Je n’ai rien remarqué de particulier sur sa figure. Dans le Hartz quand il venait d’assassiner les camarades, il avait cette tête-là sa tête habituelle. Le toubib espagnol s’approche de moi, il tend le doigt vers les collines de l’Ouest et dit : « Ils sont à quarante kilomètres. »

Je suis libre.

La caravane tourne, je la perds de vue. Je reste couché. La terre s’est arrêtée de tourner. J’ai vu jusqu’ici des forêts, des clairières, et tout ce que l’on voit quand on marche. Près de moi, maintenant, il y a un buisson. Il y a onze mois que je n’en ai pas vu un semblable. Les champs et le ciel sont immobiles. Je me retourne et m’allonge dans le fossé. Ce fossé ne bouge pas, il ne défile pas devant moi comme tous ceux qu’on a longés depuis Gandersheim. Je suis seul sur la terre. Je n’ai jamais vu un pareil buisson. Il est rond et immobile. Ses arêtes brunes se détachent mais ne bougent pas. De petites baies noirâtres sont accrochées dessus, immobiles aussi. Il est distant et fixe comme un gros insecte. Et je suis seul pour la première fois en face de ça. Je ne sais pas ce que je vais faire ni même si je vais bouger. Je suis assommé.

Deux silhouettes zébrées dans le champ, à deux cents mètres environ de moi, marchent, vers le pied de la colline, vers l’ouest. Je crois reconnaître Paul. Je me lève, j’appelle, personne ne répond. Je m’engage dans le champ ; il est immense, la terre est labourée, j’essaye de marcher vite pour rejoindre les deux silhouettes qui fuient. La marche dans le labour est fatigante, je cherche à deviner qui sont ces deux qui se pressent. Je suis complètement à découvert dans le champ et certainement on m’a repéré, ainsi que les deux copains dont je me rapproche. Ce n’est pas Paul qui est devant moi, je reconnais Balaiseau et Lanciaux. Je les rejoins. Leur figure est noire de poussière, on boite dans la terre grasse. Nous nous évadons dans les pires conditions : épuisés, nous n’avons rien à manger.

Arrivés au pied de la colline, on commence aussitôt l’escalade. On atteint une sorte de petite carrière à l’abri de la vue. Balaiseau veut y passer la nuit et repartir avant le jour, alors qu’il faudrait dès ce soir gagner le bois vers l’ouest et s’y cacher. Mais il est trop fatigué pour repartir tout de suite. Il s’allonge. Lanciaux et moi nous nous allongeons aussi. Le soleil baisse, le vent entre dans la carrière, on tremble de froid. Il y aurait environ trente-cinq kilomètres à faire pour atteindre le front.

Les deux copains sont vieux, ils ont les pieds blessés. Il nous faudrait beaucoup de veine. On reste allongés.

Des cris d’enfants au-dessus de nous. Ça doit venir du sommet de la carrière. On se lève. A ce moment, apparaît un gosse qui doit avoir quatorze ans ; il est botté ; il crie, en nous désignant du doigt. Il y a moins d’une heure que nous avons quitté la colonne. C’est déjà fini.

Nous ne bougeons pas. Le gosse s’en va. Quelques minutes après, apparaît un type en uniforme vert, vraisemblablement un gendarme. Qu’est-ce qu’on fait là ? Krank. On est malades, on a quitté la colonne, d’ailleurs, on ne sait plus où nous conduire, la guerre est finie. Où voulait-on aller ? Nulle part, on voulait rester ici et dormir, on est malades.

Le gendarme est gros, rouge. Il ne discute pas nos réponses, il hoche simplement la tête. Il nous fait signe de le suivre, il n’y a rien à attendre de lui. Nous nous levons et nous le suivons. Nous atteignons la crête de la colline d’où on aperçoit une mare un peu plus bas. Le gosse qui nous a repérés revient vers notre groupe ; il nous escorte, comme les enfants suivent les forains ou l’homme-orchestre dans les rues du village. Ils ramènent la prise. Nous sommes comme des oiseaux morts, la tête pendante. Le gendarme nous observe, méfiant. Nous devons être plus dangereux que ceux de la colonne, du moment que nous nous sommes évadés.

On a soif. Le gosse nous conduit à la mare, elle est claire, recouverte de longues herbes et de cresson. On écarte les herbes, on ramène l’eau dans le creux de la main. Le gosse, attentivement, nous regarde boire. Quand on a fini, ils nous ramènent vers le flanc de la colline. Devant nous, le long de l’horizon s’étale la forêt que nous devions atteindre. Derrière la colline, au bout du champ, la route que nous avons quittée.

Un autre gendarme arrive ; il est brun, sombre, sur sa cassette verte, l’aigle. Il nous emmène vers le village. On nous indique un caniveau où sont déjà des Russes et des Italiens. Des convois qui viennent du front passent sans cesse devant nous. D’autres Français arrivent, ils viennent d’être pris eux aussi ; en tout, nous sommes une douzaine.

Les gendarmes nous laissent seuls. On est abruti. Assis sur le bord du trottoir, les pieds dans une rigole d’eau grasse, on regarde passer les camions, l’armée allemande qui reflue. Pourvoi ne nous tuent-ils pas ?

On attend longtemps. Enfin, le premier gendarme qui nous a pris revient et nous appelle. On sort du village, il nous conduit sous un hangar ouvert au milieu d’un champ. Peu après, une charrette arrive, deux Italiens sont dedans, on les sort et on les couche par terre ; ils ne bougent pas. Deux paquets de chiffon rayé mauve, déchiré, des figures desséchées, grises ; on ne sait pas s’ils sont morts. Je m’approche d’eux, je cherche un mouvement de leur poitrine, un signe quelconque sur leur figure, rien. La mâchoire inférieure pend, autour du nez il y a une croûte noire, de l’humeur en coule sur les lèvres. On en a déjà vu à Buchenwald, couchés ainsi sous une tente au petit camp ; on ne pouvait pas savoir s’ils étaient morts ; parfois, ils soulevaient une paupière.

Le gendarme nous a dit qu’on allait venir nous chercher. On va et on vient devant les deux Italiens, parfois on s’arrête, on se penche pour les regarder ; ils ne bougent toujours pas.

Deux types arrivent, l’un à pied, l’autre en vélo. Celui qui est à pied, c’est un SS de notre colonne, il a sa mitraillette. Celui qui est en vélo, c’est un kapo croate avec un fusil en bandoulière. Lorsque le SS nous voit, il commence à gueuler. Los, los ! Le gendarme s’en va. On repart. On laisse les deux Italiens par terre. Los ! On reprend la route charretière, il faut marcher vite. Le SS et le kapo sont derrière nous, ils ne cessent pas de gueuler. Nous allons presque au pas gymnastique. Mes chaussures ne tiennent pas à cette vitesse ; sur cette route, il y a d’énormes ornières de boue durcie.

Je m’étais mis vers la tête de notre groupe, mais je me laisse distancer ; je n’ai plus maintenant derrière moi que le kapo qui marche à vélo et le SS. Le kapo me rentre dans les jambes avec la roue avant de son vélo. Coups de crosse de mitraillette du SS. Los, Schuein ! La petite troupe est affolée. Je tombe. Il s’approche en gueulant, m’arrache mon sac. Coups de pied, coups de crosse. Je me relève. J’enlève mes chaussures, je marche pieds nus. Je cours, la roue du vélo me racle les talons, je cherche à gagner le bord du champ. Plus de sac, plus rien à manger, mais je m’en fous. Nous marchons, hagards, comme des fous. Personne ne dit rien, on n’entend que les cris du SS dont la rage augmente. On ne peut pas maintenir cette vitesse. Le kapo avance sur sa bicyclette et nous rentre dans les cuisses. Le SS nous colle le canon de la mitraillette dans le dos. Mes lunettes glissent, je les relève de la main gauche ; de l’autre, je tiens mes chaussures. Les cailloux m’entrent dans la plante des pieds. On titube dans les ornières, cravachés par les cris, la tête en avant. Cela dure une heure.

Il fait presque nuit lorsque nous arrivons devant un hangar ouvert rempli de paille. C’est là que sont les camarades de la colonne. Le commandant SS est sur la route, il nous regarde venir ; à côté de lui, un kapo polonais. Le SS qui nous a conduits nous fait ranger devant lui. Alle kaput morgen ! dit le blockführer. C’est ce que j’ai entendu. Le kapo polonais m’a reconnu à cause de mes lunettes. Il s’approche de moi. Du ? Du ? Il me montre du doigt, et il rigole.

Il nous conduit vers le hangar où dorment les copains. Je cherche une place entre leurs jambes. Je n’en trouve pas. Le kapo polonais, voyant que je ne suis pas encore couché, se précipite sur moi. Je m’assieds sur les pieds d’un type, mais je ne peux pas me coucher. Il prend alors son fusil par le canon et me pile le foie à coups de crosse en gueulant : Bandit, bandit ! Ses yeux sont exorbités, ses narines écartées ; il frappe avec joie. Je me tourne légèrement, j’essaye de rentrer mon foie pour qu’il n’éclate pas. Il s’arrête. J’essaye de m’allonger vite, le long de la jambe d’un type à demi endormi qui est derrière moi ; il me flanque un coup de pied dans le dos. Je me relève. Le kapo a suivi la scène, il revient vers moi et recommence à cogner avec la crosse. Cette fois, je me suis retourné sur le côté droit, la crosse tombe sur la hanche. Sa colère s’épuise, il s’arrête et souffle en me regardant de ses yeux vides. Il hésite et il s’en va.

Pour demain matin. Les copains dorment, la nuit est fraîche, j’essaye moi aussi de dormir. Je ne suis pas recouvert de paille, j’ai froid et je me réveille souvent. Je suis fatigué, mais je ne peux pas avoir le même sommeil que les autres. Cette fois, je suis désigné. Le kapo m’a repéré. Brume de fatigue, de sommeil, d’angoisse, enveloppée du sommeil des autres. Le pied qui est sous ma tête ne bouge pas, l’homme dort bien ; pour lui, c’est simplement une étape de plus. Je somnole, avec dans la tête une saillie, une sorte de corps étranger, un insecte qui ne s’acharnerait pas, qui somnolerait lui aussi. La mort demain. Le sommeil va et vient entre la fatigue et ce lendemain. Ça ne sera pas la marche de tous les jours, je n’aurai pas à choisir de me lever vite ou de traîner, de pisser en regardant les nuages comme si c’était simplement difficile d’être ici et de continuer. Il y aura quelque chose de plus. C’est exactement le grain de cette chose en plus qui pèse. Pour l’évangéliste et les autres, c’est venu très vite ; ici, j’ai le temps de regarder la chose venir.

On sera aussi devant une fosse, j’ai sommeil ; devant moi : une fosse demain. Plus d’autres étapes, idiot de se laisser prendre comme cela. Sommeil. Ce pied sous ma tête, les jambes fraîches, le sommeil reste à fleur de peau. Chez les copains, il est entré complètement ; chez moi, le sommeil tourne, se présente comme une image de la fosse, l’image de la fosse à son tour comme le sommeil… Je ne suis ni ici, ni chez moi, ni devant la fosse, ni dans le sommeil, tous les lieux sont imaginaires. Je ne suis nulle part.

 

*

 

Il fait à peine jour. On entend des mitrailleuses. J’ai dormi. C’est arrivé dans le sommeil. On est passé du bruit du canon à celui de la mitrailleuse. On nous fait lever vite. Les SS sont pressés. Ils doivent être à sept kilomètres.

Ils oublient de nous fusiller. Nous aussi, presque, que nous devions l’être. On part. Je suis dans la colonne comme les autres. Aucune trace de l’évasion, ils l’ont oubliée. Ils sont derrière nous, tout près. Los ! On s’engage dans un chemin entre deux prairies. Ils nous font marcher vite, mais on essaye de freiner la marche, de les retenir de fuir. Los ! Les SS nous tirent. Ils se retournent vers nous comme vers des mulets récalcitrants. Réveil précipité, départ précipité, je me suis retrouvé dans la colonne, je ne me pose aucune question ; ils étaient sans doute trop pressés pour nous fusiller. En partant, j’ai baissé la tête pour que le SS et le kapo ne repèrent pas mes lunettes et on est parti. Cent, deux cents mètres gagnés. Ils oublient. Entre l’avertissement d’hier soir et maintenant, il y a eu le bruit des mitrailleuses. C’est la veine. Je marche, je sens le vent sur la figure comme quelqu’un qui a de la veine.

Nous sommes doublés sur ce chemin par des soldats allemands à bicyclette. D’autres vont à pied, les uns seuls, les autres par groupes de deux ou trois. Ils marchent vite. Ils sont sans calot, sales, beaucoup sont débraillés. Le soldat seul, sans calot, le fusil à la main ou sans fusil, le bruit de la mitrailleuse tout près : on ne se trompe pas. Ce n’est plus la lente retraite organisée, avec des embouteillages, mais quand même paisible. C’est la hâte du dernier moment, le terrain libre qui se rétrécit, l’heure du soldat seul.

On s’arrête avant un carrefour, devant des maisons. Maintenant, on entend aussi des rafales de mitraillettes. Un soldat allemand, en passant, indique au SS d’un geste du bras où ils sont, et il s’enfuit. Le SS paraît démonté pendant un instant. J’ai mal au ventre, je vais dans le pré, je ris tout seul. Ça cuit. Je ris, je regarde vers le tournant précédent. Ça va finir ici, moi dans le pré, accroupi. Le SS est resté en tête de la colonne arrêtée. Les kapos cherchent, tournent sur place. C’est irrésistible. On ne peut pas aller plus loin en avant. On est appelé vers le tournant, en arrière. Encore les mitraillettes. Personne ne décide rien, on flotte. Un mouvement se dessine ; des Italiens essayent de partir en se cachant derrière les arbres. Le SS se précipite, il tire, les kapos aussi. Un Italien qui se planquait dans l’herbe est descendu.

Là-dessus, le SS a réagi. Il a envoyé un kapo chercher deux tracteurs dans une ferme ; le kapo revient avec les deux tracteurs conduits par des civils. A chaque machine est attelé un char à bancs ; le SS est pressé. On entend toujours les mitraillettes et on regarde vers le tournant derrière. Los, los ! Le SS et les kapos s’excitent et hurlent. On nous entasse dans les chars à bancs et on part aussitôt. On traverse un village mort où l’on ne voit que quelques femmes sur leur porte. Nous serons les derniers « Allemands » à le traverser. Les tracteurs filent à toute vitesse. On s’écrase dans les chars à bancs. On entend encore les mitraillettes. On roule maintenant sur une grande route. On surveille toujours derrière. Tant qu’on est sur les routes, on peut être rattrapé.

Mais nous quittons la route et nous prenons un chemin qui traverse une forêt. Les voitures sautent dans les ornières. On distingue encore le croisement où on a quitté la route, mais il s’amincit, et très vite il n’est plus qu’un point. Puis le chemin tourne et nous roulons en pleine forêt. Ils passeront tout à l’heure sur la route, mais ils ne nous trouveront pas. Nous sommes insaisissables.

On est sorti de la forêt. Le chemin longe maintenant une Prairie au creux d’un cirque de collines. On n’entend plus les mitraillettes. Le convoi s’arrête, tout le monde débarque, les voitures repartent. Je m’allonge dans le pré. Je suis seul. Gilbert, Paul, Francis ne sont plus là. Gilbert a quitté la colonne à la briqueterie. Paul et Francis, le même jour que moi, et je ne les ai pas retrouvés. Les SS se rassemblent de l’autre côté du chemin, autour du blockführer qui a désigné les copains à tuer dans le Hartz. Allongés dans le pré, on les observe. Ils nous ont emmenés dans ce coin, à l’abri, pour prendre leur décision.

Un SS jette son fusil. Un autre arrache ses galons de l’épaule. Un autre déchire des papiers.

Allongés dans le pré, on a vu ça. Ils vont nous lâcher ici, c’est fini. Des Polonais partent en groupe sur la route, des Russes aussi et quelques Français. Les SS ne s’en occupent plus.

Jo, le copain de Nevers qui a perdu aussi ses copains, vient se coucher à côté de moi. On est vidé. Gaston aussi est là, épuisé, il répond à peine quand on lui parle. Nous n’avons plus rien à manger. On se concerte pour partir, mais on tarde trop. Une automobile de la Gestapo arrive, s’arrête devant nous. Un officier descend, revolver à la main, et appelle le blockführer. Les SS sont atterrés. Le type de la Gestapo parle sèchement au blockführer qui se raidit. La conversation dure cinq minutes. A la fin, salut hitlérien lent et très solennel du type de la Gestapo, auquel le blockführer répond mollement. L’automobile repart. Le type de la Gestapo a fait comprendre à notre SS qu’il ne pouvait pas être question de nous lâcher.

Le blockführer appelle ses SS. A son tour, il les regonfle, et celui qui avait jeté son fusil va le ramasser. Puis le blockführer part avec un gardien, tandis que les autres se remettent en faction. Ils ont reçu un ordre et le mécanisme est remonté. Au loin, le groupe des Polonais marche tranquillement sur la route.

Longtemps après, le blockführer revient avec un tracteur et deux grosses remorques. On s’entasse dedans, et on repart. On n’entend toujours plus les mitraillettes. On franchit progressivement la ligne des collines et on débouche sur une grande route qui traverse une immense plaine rase, bordée au loin par d’autres collines sombres. Le ciel est bas sur toute la plaine. Ici, c’est de nouveau la déroute : nous croisons des convois de camions, des chevaux, des chars isolés, des fantassins. Nous doublons un camion chargé de soldats, ds mangent du pain et de la confiture ; on a le temps de voir la couche épaisse de confiture noire sur la grosse tranche de pain. Ils ont des joues roses. Ils perdent la guerre, mais ils sont encore chez eux, avec le pain, la confiture, les joues. Nous, nous gagnons la guerre. Et la faim vient d’un coup, terrible, à la vue de ces tartines que l’on a vu luire, c’était blanc et noir, de la vraie nourriture… Il n’y a pas de civils sur les routes ; nous reconnaissons ces signes : la roulante arrêtée au hasard sur le bord du fossé. Les artilleurs appuyés sur leur canon. Les soldats entassés dans les camions. Les ambulances embouteillées. Et jusqu’à l’officier qui reste raide sur son cheval à la tête de sa colonne ; le lieutenant qui regarde ses hommes couchés dans le fossé. Les aviateurs, les artilleurs, les fantassins, les gendarmes, mêlés sur la route. Un char est arrêté au milieu d’un pré, grosse mouche inoffensive. Ces hommes ne se battront plus, ces armes ne tireront plus ; chars, canons sont encore intacts, et c’est déjà de la ferraille. Les champs sont vides autour. Il y a bien des fossés, des trous, pour combattre encore, ils sont vides. Les hommes veulent être sur la route, ils ne veulent plus s’arrêter ni se retourner. Le dos à l’ennemi. Après le jeu des héros, le combat d’égal à égal, les trucs tactiques, l’ennemi est devenu un épouvantail. Dans la retraite, la maison que les soldats viennent de quitter est déjà hantée par l’ennemi, le tournant précédent aussi. Sur la route, la peur, à mesure qu’ils reculent, gonfle dans leur dos. Maintenant, ils ne peuvent plus faire face. Il faut marcher, marcher, puis courir, l’ennemi est là, dans le dos, sur le pas qu’ils viennent de faire.

La puissance qui déchaîne ce tumulte est invisible. C’est l’horizon entier derrière eux qui est empoisonné et c’est de cet horizon seul, nous, que nous espérons.

Le tracteur s’est arrêté dans les faubourgs d’une ville. Nous reprenons la marche à pied. C’est la fin de l’après-midi. On arrive dans la ville même. Les avions alliés y sont passés quelques heures plus tôt. Maisons éventrées, ambulances, fumée, gens qui courent, figures hagardes de veuves d’une demi-heure. On a déjà vu ça. C’est exactement la même chose ici, la même indécence : la chambre étalée avec l’armoire à glace, le papier peint, et le même type de sinistrés, rassemblés dans la rue autour des plâtras et qui lèvent la tête vers les pans de mur et qui s’en vont puis reviennent devant les poutres déchiquetées et les pierres, devant leur place.

On reconnaît tout cela avec indifférence. Ces enfants égarés dans les rues, ces vieilles avec du linge sous le bras devant les décombres, c’est une image de la calamité qui passe devant moi comme moi je passe dans la ville. Nos détresses se regardent. Des regards désespérés croisent des regards désespérés ; et quoi, il n’y a rien que douceur des yeux pour les yeux, pitié que l’on a pour soi dans le regard des autres.

 

Il va faire nuit, je marche à côté de Jo et de Gaston qui a mal au ventre. Depuis ce matin, il ne parle que par courtes phrases, informes, comme dans un coma. Il me passe son sac, et il s’arrête sur le bord de la route. Nous marchons longtemps. Gaston ne revient pas.

Nous nous arrêtons à un carrefour embouteillé par les troupes. Il fait complètement noir. Des civils distribuent du café aux Allemands, nous nous mêlons à eux, ils versent le jus dans nos gamelles. On donne à boire aux malheureux soldats qui fuient, nous buvons comme les malheureux soldats. Les sentinelles nous cherchent. On s’assied par terre parmi eux. Cette confusion est rassurante. Les soldats s’en vont et notre colonne repart peu après. On arrive devant une petite gare. Nous allons prendre le train. Nous sommes perdus dans le noir. Je ne vois même pas la balustrade. Je suis dans un groupe de copains. Ils avancent. On monte. On s’écrase dans un petit wagon. Je marche sur le pied d’une sentinelle, elle me fout des coups de crosse dans les jambes en grognant. On ne voit rien. Fritz parle avec un gardien. Un copain traduit : « Dans huit kilomètres, on sera sorti de la zone dangereuse. »

Le train part, encore une fois on nous emporte. L’armée allemande n’a plus de forme, la défaite est visible, mais on nous garde. Les nôtres ont pu raser des vides, traverser le Rhin, mettre en déroute les armées les plus puissantes, ramasser les généraux, mais les zébrés perdus dans l’Allemagne, les otages, glissent entre leurs doigts. Nous demeurons sur la même planète allemande, maintenant affolée, où le SS reste le maître, où les hommes au sang rouge et les hommes pleins de pus et de poux sont mêlés les uns aux autres dans un tortillard de campagne. Je suis collé contre la sentinelle qui m’a foutu des coups de crosse, elle voudrait que le train aille plus vite, et moi qu’il s’arrête ; je sens ses odeurs, il n’a jamais connu un ennemi d’aussi près – ennemi de peau, de vêtement. Combien de temps peut-on rester codé corps contre corps à un être et demeurer le même ennemi ? Je ne devrais pas pouvoir supporter cette odeur de cuir. Le couteau s’enfoncerait bien dans sa nuque. Dans le noir, cependant, une espèce de torpeur vient et bientôt je ne ressens plus rien d’autre que les soubresauts du wagon. Peut-être que moi qui ne suis plus rien d’autre pour lui que le signe d’un pouvoir qu’il garde encore, me sent-il, existant grâce à l’odeur ou inexistant au point de n’être qu’odeur.

Nous avons fait les huit kilomètres et le train s’est arrêté. Il fait nuit noire. Fritz a dit quelques mots aux sentinelles qui ont rigolé, on descend, los, los. Ils sont rassurés. On n’entend plus ni le canon, ni les mitrailleuses.

On a repris la route. On marche encore, des heures. Les sentinelles aussi sont fatiguées. Nous traversons Halle dans le noir ; après le bitume, des pavés, des maisons fermées, pas une lumière, des murs, encore des murs, puis les premiers talus de la sortie de la ville, et de nouveau le bitume. On continue. Nous avons frôlé les murs de Halle où des milliers de gens vivent leur vie. Ils ne sauront jamais qui est passé cette nuit dans leur ville. Des hommes sont passés qui ont regardé leurs volets fermés et qui avaient envie de dormir ; ils ont pensé à leur lit dans un vertige et ils ont aussi frémi devant l’ignorance de ces gens et de ce sommeil chaque soir recommencé derrière ces volets.

Après Halle, nous traversons la Saale sur un bac. La Saale est noire. Nous nous sommes couchés sur les planches. Le moteur du bac bourdonne légèrement. Floc ! Quelqu’un a sauté dans l’eau. Coup de feu. Ça me réveille à peine. Arrivés sur l’autre rive, on a du mal à se relever, les genoux sont en bois. Le fleuve franchi nous éloigne encore un peu plus de la fin. Les kilomètres sur la route rendent l’éloignement moins sensible que la traversée d’un fleuve.

Encore une fois, on repart sur la route. B. s’accroche à mon bras. Il a un chiffon blanc autour du cou, c’est grâce à cela que je le repère dans la nuit. Il marche la tête basse. Il est venu s’accrocher sans un mot. Il n’en peut plus. Il est lourd sur mon bras et moi-même, seul, je me traînais déjà. Cette fois-ci, la fatigue est venue lentement, ce n’est pas un coup de pompe comme avant la briqueterie. Nous marchons des heures sans balte. Derrière nous un autre camarade s’arrête ; deux copains le soutiennent sous les bras et le traînent. La colonne est à bout.

— Pause ! Pause ! osent crier quelques copains.

— Ruhe ! gueulent les kapos.

La marche continue. B. s’accroche dur. Je tire, tête baissée. J’essaye de rester derrière celui qui me précède, d’emboîter son pas, de m’obliger ainsi à avancer ; mais c’est impossible, je ralentis. D’autres nous dépassent en nous bousculant. On n’a même plus la force de s’éviter. On marche en somnambules. Je ne peux plus. Je me dégage du bras de B. Il geint : « Je suis vieux, tu ne vas pas me laisser » Il reprend mon bras, je ne réponds pas. Maintenant, je pourrais tomber, je lève et baisse la tête, je ahane comme les mulets, je prends de longues respirations mais vite, je n’y parviens plus. Je sens ma bouche ouverte, pendante, mes yeux qui se ferment. On a dit que nous marcherions toute la nuit ; si c’est vrai, nous serons tous tombés avant le jour. La tête de colonne ralentit, on va peut-être s’arrêter.

— Pause ! Pause ! crient les copains.

— Ruhe ! gueulent les kapos.

On continue. B. est toujours là. La nuit est très noire. Je ne vois de B. que son chiffon blanc. La communauté du groupe en marche est brisée, chacun règle son affaire seul, avec ses jambes, sa tête pendante. Si l’on nous force à marcher encore longtemps, nous tomberons les uns après les autres et on sera tous tués. C’est facile, c’est possible. Depuis que nous sommes en Allemagne, nous n’avons pas cessé de faire l’expérience de ce qui est possible. On marche en zigzag, au hasard ; il n’y a plus de but, plus d’étape. Toujours B. qui se traîne à mon bras. Il a dit « je suis vieux » ; pour lui je suis encore un jeune. Pourtant quand je tourne la tête, je vois une ombre, des traits qui pourraient être les miens. Les uns et les autres nous n’avons plus d’âge. C’est en s’accrochant que ce pauvre B. s’est souvenu qu’d était vieux. Parfois on perçoit des halètements, des plaintes éparses, mais le raclement des souliers contre le sol domine. La détresse, c’est la respiration qui ne se fait plus, le piétinement du souffle. B. parle tout seul, il pleure, il n’a plus la force de former ses mots : « Ne peux plus… vais m’arrêter ici… » » On va arriver, on va arriver. » Celui qui est devant nous a dû souffler pour dire ça d’un coup, en reprenant sa respiration.

On s’arrête. Toute la colonne s’affaisse sur le côté droit de la route. B. n’est plus là. Je suis tombé sur le talus.

Un bruit de moteur m’a réveillé. Il fait jour. Je suis couché, la figure dans l’herbe, dans la même position que lorsque je suis tombé cette nuit.

Devant nous, il y a deux tracteurs avec des remorques. On va encore repartir. On apprend que des volksturm qui rôdaient cette nuit dans le coin, voulaient nous tuer et que ce serait les SS qui les en auraient empêchés.

Abrutis, traînant les pieds, le corps cassé, on s’affale dans les remorques. On repart. La plaine doit être belle, jaune et verte, ce matin doit être frais et sain, la rosée doit briller, ce doit être un très beau matin. Mais maintenant, le jaune, le vert et la rosée n’entrent plus dans nos yeux. C’est un espace sans couleur, sans relief qui défile. Je prends la pincée de fécule qui restait au fond du sac de Gaston, je mâche. Toute la cargaison ballotte dans les remorques.

On atteint l’autostrade qui va de Berlin à Leipzig et, quelques instants plus tard, on arrive à Bitterfeld, à trente kilomètres de Leipzig. On nous parque près de la gare dans un terrain vague.

Des civils passent sur une avenue qui domine notre emplacement. Ils s’arrêtent contre les balustrades et regardent les zébrés couchés, ceux qui s’épouillent, ceux qui, en titubant, vont aux chiottes : figures barbues, couvertes de plaques de crasse noire, sans joues, crânes rasés, corps ivres aux jambes blanches de pus. Parfois, nous aussi on se retourne et on regarde passer les civils. Quelques ouvriers français sont parmi eux. Ils s’approchent.

— D’où es-tu ? demande un civil.

— De Paris, répond un type.

Quelques-uns crient :

— Résistance. T’aurais pas de pain ?

Les kapos interviennent pour nous empêcher de communiquer. On se tait, on regarde s’éloigner les civils.

Un kapo est allé chercher du pain avec des Polonais. Une tranche chacun et un bout de saucisson. On passe en file devant le kapo qui distribue. Le morceau n’est pas gros, il sent bon, le saucisson aussi. Je coupe le pain par petits cubes et je garde la moitié du saucisson dans une petite boîte en durai. Je n’ai rien pu retenir de mon pain. Après avoir mangé, je me suis allongé. Il fait soleil, ma figure est chaude, je somnole. On nous laisse tranquilles pendant plusieurs heures.

Les civils qui passent sur l’avenue s’arrêtent toujours devant la balustrade. Ils s’accoudent et ils regardent. Quand ils ont vu plusieurs fois le même type, et observé sa manière de se coucher, quand ils ont suivi la démarche de celui qui va aux chiottes jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le cabanon, ils regardent longuement la prairie, la gare à côté, le SS, puis ils s’en vont.

 

*

 

C’est aujourd’hui le 14 avril. Il y a dix jours que nous sommes partis de Gandersheim. Nous avions, au départ, touché trois quarts de boule de pain. Les trois quarts de boule ont duré deux jours. Maintenant, nous venons de recevoir une nouvelle tranche de pain.

Les SS savent que nous ne pouvons plus marcher. Ils savent aussi que sur les routes nous serions rattrapés. Le blockführer ne semble pas vouloir absolument nous tuer puisqu’il a pris la peine de nous emmener jusqu’ici. On lui a donné l’ordre de nous conduire quelque part, peut-être à Dachau. C’est cet ordre qui compte. Les Alliés sont à une trentaine de kilomètres de nous. Il reste peut-être au SS encore un moyen de poursuivre l’exécution de l’ordre, c’est le train.