À Gênes, le samedi 23 octobre 1666

J’ai longtemps hésité avant de reprendre l’écriture. Je me suis finalement procuré ce matin un cahier de feuilles cousues, dont je noircis en cet instant, non sans volupté, la toute première page. Mais je ne suis pas sûr que je continuerai.

Par trois fois, déjà, j’avais inauguré ainsi des cahiers vierges, en me promettant d’y consigner mes projets, mes envies, mes angoisses, mes impressions des villes et des hommes, quelques brins d’humour et de sagesse, comme l’ont fait avant moi tant de voyageurs et de chroniqueurs du passé. Je n’ai pas leur talent, et mes pages ne valent pas celles que j’époussetais sur mes étagères ; néanmoins, je m’étais appliqué à rendre compte de tout ce qui m’arrivait, même quand la prudence ou la fierté me poussaient à me taire, et même quand la lassitude me gagnait. Sauf lorsque j’étais en proie à la maladie, ou séquestré, j’ai écrit chaque soir, ou presque. J’ai rempli des centaines de pages dans trois cahiers différents, et il ne m’en reste aucun. J’ai écrit pour le feu.

 

Le premier cahier, qui racontait le commencement de mon périple, s’est perdu lorsque je dus quitter Constantinople à la hâte ; le deuxième est resté à Chio quand j’en fus expulsé ; le troisième a sans doute péri dans l’incendie de Londres. Et me voici pourtant à lisser les pages du quatrième, mortel oublieux de la mort, pitoyable Sisyphe.

Dans mon magasin de Gibelet, lorsque je devais parfois jeter au feu un vieux livre pourrissant et décomposé, je ne pouvais m’empêcher de songer un instant avec tendresse au malheureux qui l’avait écrit. C’était parfois l’œuvre unique de sa vie, tout ce qu’il espérait laisser comme trace de son passage. Mais sa renommée deviendra fumée grise comme son corps deviendra poussière.

Je décris la mort d’un inconnu, alors que c’est de moi qu’il s’agit !

La mort. Ma mort. Quelle importance peut-elle avoir, et quelle importance les livres, quelle importance la renommée, si le monde entier va s’embraser demain comme Londres ?

Mon esprit est si perturbé ce matin ! Il faut pourtant que j’écrive. Il faut que ma plume se lève et marche, en dépit de tout. Que ce cahier survive ou qu’il brûle, j’écrirai, j’écrirai.

 

D’abord raconter comment j’ai fui l’enfer de Londres.

Lorsque l’incendie s’était déclaré, j’avais été contraint de me cacher pour échapper à la furie d’une populace écervelée qui voulait égorger des papistes. Sans autre preuve de ma culpabilité que ma qualité d’étranger, originaire de la même péninsule que “l’antéchrist”, des citadins ordinaires m’auraient appréhendé, malmené, torturé, puis jeté en lambeaux dans la fournaise en ayant le sentiment de faire du bien à leurs âmes. Mais j’ai déjà évoqué cette folie dans le cahier qui s’est perdu, et je n’ai plus la force d’y revenir. Ce dont je voudrais encore dire un mot, c’est de ma peur. De mes peurs, plutôt. Car j’avais deux peurs et une troisième. Peur des flammes déchaînées, peur de la foule déchaînée, et peur aussi de ce que pouvait signifier ce drame, survenu le jour même que les Moscovites avaient désigné comme celui de l’apocalypse. Je ne voudrais pas gloser encore sur le mot “signe”. Mais comment ne pas s’effrayer d’une telle concordance ? Tout au long de cette maudite journée du 11 septembre – le premier du mois selon le calendrier des Anglais –, je n’avais cessé de songer à cette prophétie de malheur, j’en avais discuté longuement avec le chapelain ; je n’irai pas jusqu’à dire que nous attendions d’une minute à l’autre cet immense fracas d’un monde qui se déchire, et le tohu-bohu annoncé par les Écritures, mais nous avions les oreilles aux aguets. Et c’est à la fin de ce même jour, vers minuit, qu’est montée la clameur funeste. De ma chambre je pouvais observer la progression des flammes, et entendre les hurlements.

Dans mon infortune, pourtant, une consolation : le dévouement de ces personnes qui m’entouraient, qui étaient devenues ma famille alors que, trois semaines plus tôt, elles ignoraient mon existence comme j’ignorais la leur. Bess, l’aumônier, ainsi que ses jeunes disciples.

Qu’on n’aille pas s’imaginer que ma gratitude envers Bess est celle d’un homme esseulé qui a trouvé la consolation dans les bras nus d’une tavernière compréhensive ! Ce que la présence de cette femme a apaisé en moi, ce n’est pas la soif charnelle d’un voyageur, c’est ma détresse originelle. Je suis né étranger, j’ai vécu étranger et je mourrai plus étranger encore. Je suis trop orgueilleux pour parler d’hostilité, d’humiliations, de rancœur, de souffrances, mais je sais reconnaître les regards et les gestes. Il y a des bras de femmes qui sont des lieux d’exil, et d’autres qui sont la terre natale.

Après m’avoir caché et protégé et nourri et rassuré, Bess vint me dire au troisième jour de l’incendie qu’il fallait tenter une sortie. Le feu se rapprochait inexorablement ; et, de ce fait, la populace s’éloignait. Nous pouvions essayer de nous faufiler entre les deux démences pour courir jusqu’au Pont, monter à bord de la première embarcation, et nous éloigner ainsi de la fournaise.

Bess me dit que le chapelain approuvait cette conduite, même s’il préférait, quant à lui, rester encore quelque temps dans la maison. Si elle était préservée du feu, sa présence la préserverait aussi du pillage. Ses deux disciples demeureraient avec lui, pour faire le guet et le soutenir de leurs bras s’il fallait fuir.

Au moment de prendre congé, plutôt que de penser seulement à sauver ma vie, mon esprit était occupé par le livre du Centième Nom. Tout au long de ces journées et de ces nuits, d’ailleurs, il n’avait jamais été absent de mes pensées. À mesure que je me rendais compte que mon séjour à Londres approchait de sa fin, je ne pouvais que me demander si je trouverais les arguments pour convaincre le chapelain de me le laisser. J’ai même songé à l’emporter contre son gré. À le voler, oui ! Ce que je ne me serais jamais cru capable de faire en d’autres circonstances, en une année ordinaire. D’ailleurs, je ne sais pas si je serais allé au bout de mon détestable projet. Fort heureusement, je n’en eus point l’occasion. Je n’eus même pas à me servir des arguments que j’avais affûtés. Lorsque je frappai à la porte de sa chambre pour lui dire adieu, le vieil homme me demanda d’attendre un instant, puis m’autorisa à entrer. Je le trouvai assis à sa place habituelle, tenant le livre sur ses deux paumes tendues, geste d’offrande qui nous laissa muets et immobiles, l’un comme l’autre, un long moment.

Puis il me dit, en latin, avec quelque solennité :

“Prenez-le, il est à vous, vous l’avez mérité. Je vous l’avais promis, contre votre engagement de le traduire, et j’en sais maintenant assez sur ce qu’il dit. Sans vous, je ne saurai rien de plus. Et d’ailleurs, il est trop tard.”

Je le remerciai avec des mots émus, et lui donnai l’accolade. Puis nous nous sommes promis, sans trop y croire, que nous nous reverrions, sinon dans ce monde du moins dans l’autre. “Ce qui ne saurait plus tarder, en ce qui me concerne”, dit-il. “Et de nous tous !” poursuivis-je, en désignant d’un geste éloquent ce qui se passait autour de nous. Nous nous serions lancés, une fois encore, dans une discussion sur le sort du monde si Bess ne m’avait pas pressé, d’un ton suppliant. Elle voulait que nous partions sur-le-champ !

Au moment de sortir, elle se retourna une dernière fois vers moi, inspecta encore mon accoutrement d’Anglais, et me fit promettre de ne pas ouvrir une seule fois la bouche, de ne pas regarder les passants dans les yeux, et d’avoir seulement l’air triste et épuisé.

 

De notre ale house jusqu’à la Tamise, il y avait en droite ligne un quart d’heure de marche, mais il n’était pas question d’aller “en droite ligne”, puisque nous aurions rencontré le feu. Bess préféra, à juste titre, contourner toute la zone embrasée. Elle commença même par emprunter, à notre gauche, une venelle qui semblait conduire dans la direction opposée. Je la suivis sans discuter. Après, il y eut une autre venelle, et une troisième, et peut-être encore quinze ou vingt autres, je n’ai pas compté, et je n’ai pas essayé de savoir où nous étions. J’avais les yeux à mes pieds pour ne pas tomber dans les trous, pour ne pas heurter les débris ni marcher dans les immondices. Je suivais la tignasse rougeâtre de Bess comme à la guerre on peut suivre un panache ou un étendard. Je lui confiais ma vie comme un enfant donne la main à sa mère. Et je n’ai pas eu à le regretter.

Une seule fois, nous eûmes une alerte. En débouchant sur une petite place, en un lieu appelé “le Fossé des chiens”, près de l’enceinte, nous tombâmes sur un attroupement d’une soixantaine d’hommes qui malmenaient quelqu’un. Pour ne pas avoir l’air de fuir, Bess s’approcha d’eux, parla à une jeune femme qui se tenait là, et apprit qu’un nouvel incendie venait de se déclencher dans le quartier, et que cet étranger – un Français – avait été surpris à rôder dans les parages.

J’aurais aimé pouvoir dire que je suis intervenu auprès de ces enragés pour les dissuader de commettre un forfait.

À défaut de cela, j’aurais au moins aimé pouvoir dire que j’ai tenté d’intervenir et que Bess m’en a empêché. La vérité, hélas, c’est que j’ai passé mon chemin au plus vite, trop content de n’avoir pas été remarqué, et de n’être pas à la place de ce malheureux comme cela aurait bien pu être le cas. J’évitai même de regarder ces gens de peur que leur regard ne croise le mien. Et dès que mon amie se fut engagée, sans hâte, dans une ruelle à peu près déserte, je lui emboîtai le pas. La fumée montait d’une maison à colombages. Curieusement, c’est à l’étage supérieur qu’on voyait quelques langues de feu. Bess avança quand même, sans se retourner, et sans trop se presser, et je la suivis au même rythme. À tout prendre, si j’avais à choisir, je préférerais mourir cerné par le feu que cerné par la foule.

Le reste du parcours fut quasiment sans encombre. Nous respirions une odeur âcre, le ciel était voilé de fumée, et nous étions l’un et l’autre perclus et essoufflés, mais Bess avait su choisir le chemin le plus sûr. Nous atteignîmes la Tamise au-delà de la Tour de Londres, avant de revenir vers l’embarcadère situé juste au pied de celle-ci, devant l’escalier dit Irongate Stairs, ou “de la Porte de fer”.

Il y avait là une quarantaine de personnes qui attendaient, parmi lesquelles des femmes en pleurs. Autour des gens s’entassaient des coffres, des ballots grands et petits, des meubles aussi, dont on se demandait comment ils avaient pu les porter jusqu’ici. Nous devions être, Bess et moi, les plus légers, puisque je n’avais dans les mains qu’un sac en toile qu’elle m’avait prêté. Nous devions paraître bien pauvres, et cependant les moins malheureux. Les autres avaient tous, à l’évidence, perdu leurs maisons, ou se résignaient à les perdre, comme la plupart des habitants de la cité. Moi j’emportais dans mon maigre bagage le livre pour lequel j’avais parcouru la moitié du monde, et je quittais l’enfer indemne.

À voir les mines défaites qui nous entouraient, nous étions résignés à attendre longtemps une embarcation. Celle-ci arriva néanmoins au bout de quelques minutes. Elle accosta près de nous, à moitié pleine de citadins en fuite, l’autre moitié occupée par des tonnelles empilées. Il y avait encore quelques places, mais deux gaillards gardaient l’accès, deux grands diables barbus aux bras comme des cuisses, leurs têtes ceintes de mouchoirs trempés.

L’un d’eux lança, du ton le moins accueillant :

“Ce sera une guinée par personne, homme femme ou enfant, payable tout de suite. Sinon, on ne monte pas !”

Je fis signe à Bess, qui lui dit, de mauvaise grâce :

“C’est bon, nous vous paierons.”

L’homme me tendit la main, je sautai dans son embarcation, qui s’était mise de biais pour qu’une seule personne puisse y accéder à la fois. Monté à bord, je me retournai, et tendis la main vers Bess pour l’aider à sauter. Elle me toucha juste la main, puis recula en faisant “non” de la tête.

“Viens !” insistai-je.

Elle fit encore “non” de la tête, et de la main un signe d’adieu. Sur son visage, un sourire triste, mais aussi, me semble-t-il, un remords, ou une hésitation.

Quelqu’un me tira en arrière par la chemise, afin que d’autres personnes puissent embarquer. Puis l’un des deux mariniers vint me réclamer le paiement. Je sortis de ma bourse deux guinées, mais lui en donnai une seule.

J’ai encore, à l’heure où j’écris ces lignes, un pincement au cœur. Ces adieux se sont passés trop vite, et trop mal. J’aurais dû parler avec Bess, avant que le bateau n’arrive, pour m’enquérir de ce qu’elle souhaitait. Je me suis comporté tout au long comme s’il était entendu qu’elle m’accompagnerait, ne serait-ce qu’un bout de chemin. Alors qu’il aurait dû être clair qu’elle ne viendrait pas, qu’elle n’avait aucune raison de quitter sa taverne et ses amis pour me suivre ; de toute manière, je ne le lui ai jamais demandé, ni n’ai songé à le faire. D’où vient alors ce sentiment de faute qui se ranime chaque fois que je parle d’elle, ou de Londres ? C’est sans doute parce que je l’ai quittée comme une étrangère, alors qu’elle m’a donné en quelques jours ce que des êtres bien plus proches ne me donneront pas en toute une vie ; parce que j’ai une dette envers elle, et que je ne la rembourserai jamais, d’aucune manière ; parce que j’ai échappé à l’enfer de Londres, et qu’elle y est retournée sans que j’aie suffisamment essayé de l’en empêcher ; parce que je l’ai quittée sur ce quai sans pouvoir lui adresser un mot de remerciement, ni un geste de tendresse ; parce qu’au dernier moment, il m’a semblé qu’elle hésitait, et qu’un mot ferme de ma part l’aurait peut-être décidée à sauter dans le bateau ; et pour d’autres raisons encore… Elle ne m’en veut pas, j’en suis persuadé ; mais moi je m’en voudrai longtemps.

 

J’entends la voix de Gregorio qui vient de rentrer du port. Je dois aller m’asseoir avec lui, et manger quelque chose. Je reprendrai l’écriture dans l’après-midi, pendant qu’il fera sa sieste.

 

À table, mon hôte m’a entretenu de certaines affaires qui concernent son avenir et le mien. Il cherche encore à me convaincre de rester à Gênes. Quelquefois, je le supplie de ne plus insister, et quelquefois je lui donne de l’espoir. C’est que je ne sais pas moi-même où j’en suis. J’ai le sentiment qu’il est déjà tard, que le temps presse, et lui me demande de ne plus courir, de mettre fin à mon errance et de prendre ma place auprès de lui, comme un fils. La tentation est grande, mais j’ai aussi d’autres tentations, d’autres obligations, d’autres urgences. Je m’en veux déjà d’avoir trop cavalièrement quitté Bess ; comment me sentirai-je si j’abandonnais Marta à son sort ? Elle qui porte mon enfant, et qui ne serait pas aujourd’hui prisonnière si je l’avais mieux protégée.

Le peu de temps qu’il me reste, je voudrais l’employer à éponger mes dettes, à réparer mes fautes, et Gregorio voudrait que j’oublie le passé, que j’oublie ma maison et ma sœur et les fils de ma sœur, que j’oublie mes anciennes amours, pour commencer à Gênes une nouvelle vie.

Nous sommes aux dernières semaines de l’année fatidique, est-ce bien le moment de commencer une nouvelle vie ?

 

Ces interrogations m’ont épuisé, et je devrais les écarter de mon esprit pour reprendre le fil du récit.

J’en étais donc au moment où je quittais Londres dans ce bateau. Les passagers, à mi-voix, prédisaient la potence aux malotrus qui nous convoyaient, lesquels arboraient des mines joyeuses et chantonnaient, tant l’aubaine était belle. Ils ont dû se faire, en quelques jours, plus d’argent qu’en une année entière, et ils devaient prier le Ciel d’attiser le feu pour faire durer la moisson.

D’ailleurs, non contents d’avoir extorqué de telles sommes, ils se dépêchèrent d’accoster, dès que nous fûmes sortis de la ville, et nous chassèrent de leur bateau comme on décharge un troupeau de bétail. Nous avions navigué une vingtaine de minutes, guère plus. À ceux qui osaient protester, ils déclarèrent qu’ils nous avaient éloigné de l’incendie et sauvé la vie, et que nous devrions les remercier à genoux plutôt que de discuter le prix de la course. Quant à moi, je ne protestai pas, de peur que mon accent ne me trahisse. Et pendant que nos “bienfaiteurs” repartaient vers Londres afin de récolter d’autres guinées encore, et que la plupart de mes compagnons d’infortune, après un moment d’hésitation, partaient ensemble par la route vers le village le plus proche, je décidai d’attendre le passage d’une autre embarcation. Une seule personne avait également décidé d’attendre, un grand blond plutôt corpulent qui, comme moi, ne disait mot, et qui évitait de me regarder. Dans la cohue, je ne l’avais pas remarqué plus qu’un autre, mais à présent que nous étions seuls, il allait être difficile de continuer à s’ignorer.

Je ne sais pendant combien de minutes nous restâmes muets à nous surveiller l’un l’autre par-dessus l’épaule, en faisant mine, chacun de son côté, de guetter quelque bateau à l’horizon, ou de chercher dans son sac quelque affaire qu’il aurait oublié d’emporter.

La situation me parut soudain d’un grand ridicule. J’allai donc vers lui, le sourire large, pour dire, du meilleur anglais que je pouvais :

“Comme si l’incendie ne suffisait pas, il a fallu que nous tombions sur ces vautours !”

En entendant mes propos, l’homme parut plus réjoui que de raison. Il s’avança vers moi les bras ouverts :

“Vous aussi vous êtes de l’étranger ?”

Il l’avait dit d’un drôle de ton, comme si “de l’étranger”

— “from abroad” – était une provenance précise, que “l’étranger” était un pays, et que nous étions, de ce fait, des compatriotes.

Son anglais était moins rudimentaire que le mien, mais dès que je lui eus avoué mes origines, il s’essaya courtoisement à l’italien, ou plutôt à ce qu’il croyait être de l’italien et qui, à mes oreilles, ne ressemblait à aucune langue identifiable. Quand je lui eus fait répéter pour la troisième fois la même phrase, il la dit plutôt en latin, ce dont nous fûmes aises l’un et l’autre.

Je ne tardai pas à apprendre bien des choses sur lui. Qu’il était bavarois, qu’il avait cinq ans de plus que moi, et qu’il avait vécu depuis l’âge de dix-neuf ans dans diverses cités étrangères, à Saragosse, à Moscou pendant trois ans, à Constantinople, à Gôteborg, à Paris, à Amsterdam pendant trois ans et demi, puis à Londres depuis neuf mois.

“Hier, ma maison a brûlé, et je n’ai rien pu en sauver. Je ne possède plus que le contenu de ce sac.”

Il me dit cela d’un ton léger, apparemment amusé, et je me demandai sur le moment s’il n’était pas plus affecté par cette calamité qu’il ne voulait le montrer. Pour avoir longuement discuté avec lui depuis, je suis persuadé qu’il n’a pas menti sur ses sentiments. Contrairement à moi, cet homme est un vrai voyageur. Tout ce qui le rattache à un lieu – des murs, des meubles, une famille – finit par lui devenir insupportable ; à l’inverse, tout ce qui le pousse à partir, fut-ce une banqueroute, un bannissement, une guerre ou un incendie, est le bienvenu.

Cette frénésie s’est emparée de lui lorsqu’il était encore enfant, pendant les guerres allemandes. Il m’a décrit les atrocités qui y avaient été commises, des congrégations massacrées dans les églises, des villages décimés par la famine, des quartiers incendiés puis rasés – ainsi que les gibets, les bûchers, les gorges cisaillées.

Son père était imprimeur à Ratisbonne. L’évêché lui avait confié l’édition d’un missel qui contenait une imprécation contre Luther. Son imprimerie fut incendiée, et sa maison aussi. La famille s’en tira indemne, mais le père, obstiné, décida de reconstruire à l’identique, maison et atelier, sur le même emplacement. Il y engloutit ce qu’il lui restait comme fortune, – pour qu’on les lui démolisse encore dès qu’ils furent achevés, et cette seconde fois, son épouse périt ainsi qu’une fille en bas âge. Le fils, mon compagnon, jura alors qu’il ne construirait jamais aucune maison, ne s’encombrerait jamais d’une famille, et ne s’attacherait plus à aucun bout de terre.

Je n’ai pas encore dit qu’il se prénommait Georg, et qu’il s’est donné pour surnom Caminarius – j’ignore son vrai nom. Il semble pourvu d’une fortune inépuisable, qu’il ne dilapide pas mais dépense sans parcimonie. Sur ses revenus, il est demeuré discret, et malgré toutes mes ruses de marchand, d’ordinaire habile à subodorer l’origine de l’argent, je n’ai pu savoir s’il avait un héritage, une rente annuelle ou quelque activité lucrative. Celle-ci, s’il en a une, ne doit pas être avouable, car nous avons parlé et parlé pendant les journées suivantes sans qu’il l’évoquât une seule fois…

 

Mais il me faut revenir d’abord au récit de ma fuite, pour dire qu’après une attente de plus d’une heure, au cours de laquelle nous eûmes plus d’une fois l’occasion d’agiter nos bras à l’adresse des embarcations qui passaient, un petit bateau accosta enfin. Il n’y avait que deux hommes à bord, qui nous demandèrent où nous allions, en nous annonçant d’emblée qu’ils nous conduiraient jusqu’au bout du monde, si nous le souhaitions, pourvu que ce ne soit pas vers la Hollande, et pourvu que nous nous montrions généreux.

Georg leur dit que nous aimerions aller jusqu’à Douvres, et ils proposèrent de nous emmener plus loin encore, jusqu’à Calais. Ils demandèrent pour ce trajet quatre guinées, deux de chacun d’entre nous, ce qui, en temps normal, m’eût semblé exorbitant ; mais, vu la somme que nous venions de nous faire extorquer pour un trajet vingt fois plus court, nous n’avions aucune raison de marchander.

La traversée se déroula sans mauvaises surprises. Nous fîmes halte en deux endroits pour nous approvisionner en eau et en vivres, avant de déboucher par l’estuaire de la Tamise pour cingler vers les côtes françaises, que nous atteignîmes le vendredi 17 septembre. À Calais, une nuée de gamins nous entourèrent, et se montrèrent surpris et dédaigneux quand ils virent que nous n’avions aucun bagage à leur faire porter. Au port, et dans les rues, des dizaines de personnes nous abordèrent pour nous demander s’il était vrai que Londres avait été détruite par le feu. Tous semblaient abasourdis par un événement aussi inouï, sans aller toutefois jusqu’à s’en montrer attristés.

C’est à Calais, le soir, en cherchant mon cahier pour y consigner quelques notes, que j’ai découvert que je ne l’avais plus.

L’aurais-je laissé tomber par inadvertance dans ma course à travers la ville ? Ou bien une main leste me l’aurait-elle volé dans la cohue, sur le bateau des deux forbans ?

À moins que je ne l’aie oublié dans ma chambre, ou dans les combles où je m’étais réfugié… J’avais pourtant le sentiment de l’avoir rangé avant d’aller prendre Le Centième Nom. Lequel demeure en ma possession.

Devrais-je me réjouir que ce soit ma vaine prose qui ait disparu, plutôt que le livre qui m’a fait parcourir le monde ?

Sans doute, sans doute…

Je suis soulagé, en tout cas, de n’avoir pas perdu les florins qu’on m’avait confiés à Lisbonne pour Gregorio, et d’avoir pu les lui rendre plutôt que d’alourdir encore ma dette envers lui.

 

Voilà que ma plume a repris ses habitudes, et qu’elle recommence bravement à tenir un journal de voyage, comme si je n’avais pas perdu mes trois cahiers précédents, comme si Londres n’avait pas brûlé, comme si l’année funeste n’était pas en train d’avancer inexorablement vers son accomplissement.

Comment faire autrement ? La plume que je manie me manie tout autant ; je dois suivre son cheminement de même qu’elle suit le mien.

Mais qu’il est tard dans la nuit ! J’ai écrit comme on mange après le jeûne, et il serait temps que je me lève de table.

Le 24 octobre

Ce dimanche matin, je suis allé à l’église de la Sainte-Croix avec Gregorio et toute sa maisonnée, comme si j’étais le gendre qu’il voudrait que je sois. Sur le chemin, il m’a encore redit, en me prenant par le bras, que si je m’installais à Gênes, je deviendrais le fondateur d’une nouvelle dynastie d’Embriaci, qui ferait oublier la gloire des Spinola, des Malaspina et des Fieschi. Je ne méprise nullement le rêve généreux de Gregorio, mais je ne parviens pas à le partager.

 

Assistait à la messe le frère Egidio, cousin de mon hôte, avec qui j’avais déjeuné en avril et à qui j’avais confié des lettres pour les miens. Je n’ai encore reçu aucune réponse, mais il est vrai qu’il faut compter trois ou quatre mois pour qu’une lettre parvienne à Gibelet, et autant pour qu’elle en revienne.

En revanche, m’a-t-il dit, il a reçu hier même par courrier des nouvelles fraîches de Constantinople, fort étonnantes et dont il aimerait m’entretenir. Gregorio l’invita aussitôt à venir “bénir notre maigre pitance”, ce qu’il fit avec empressement et appétit.

La lettre, qu’il gardait sur lui, relate des faits survenus il y a six semaines, et que j’hésite encore à croire véridiques. Écrite par l’un de ses amis, religieux de son ordre, et qui se trouve en mission à Constantinople, elle rapporte que les autorités auraient appris, par un rabbin de Pologne, que Sabbataï s’apprêtait à fomenter une révolte ; qu’il aurait été conduit au palais du sultan, à Andrinople, et sommé d’opérer un miracle sur-le-champ, faute de quoi il serait torturé et décapité – à moins qu’il ne renonçât à la Foi de ses pères et embrassât celle des Turcs. D’après la missive, dont le frère Egidio m’a lu plusieurs passages, le miracle qu’on exigeait de lui consistait à se tenir en quelque lieu, tout nu, afin que les meilleurs archers de la garde sultanienne le prennent pour cible de leurs flèches ; s’il parvenait à empêcher les pointes de pénétrer sa chair, c’est qu’il était un envoyé du Ciel. Ne s’attendant pas à une telle exigence, Sabbataï aurait demandé un délai de réflexion, qui lui fut refusé. Alors il dit qu’il songeait depuis longtemps à adopter la foi de Mahomet, et qu’en nul endroit il ne pourrait proclamer sa conversion avec plus de solennité qu’en présence du souverain. Dès qu’il eut prononcé ces paroles, on lui demanda d’ôter son bonnet de juif, pour qu’un serviteur puisse lui ceindre la tête d’un turban blanc. On échangea également son nom juif contre celui de Mehemed efendi, et on lui octroya le titre de “capidji bachi otourak”, qui veut dire “gardien honoraire des portes” sultaniennes, avec le traitement qui correspond à cette charge.

Selon le frère Egidio, l’homme n’a dû apostasier qu’en apparence, “comme ceux d’Espagne qui sont chrétiens le dimanche et juifs en cachette le samedi”, ce que Gregorio approuva. Moi je doute encore que cette histoire soit vraie, mais si elle l’est, et si elle s’est produite pendant l’incendie de Londres, comment nier que ce soit là un signe troublant, un de plus ?

En attendant que d’autres bruits viennent balayer mes doutes ou, au contraire, les confirmer, il me faut reprendre le récit de mon voyage, de peur que de nouveaux événements ne me fassent oublier les anciens.

 

À Calais, nous ne restâmes que deux journées et trois nuits dans l’hôtel qui nous accueillit, mais elles furent des plus réparatrices. Nous eûmes, Georg et moi, un lit chacun dans une grande pièce donnant sur la promenade et sur l’étendue marine. Le matin, il venta et plut sans interruption, d’une pluie oblique et fine. L’après-midi s’avéra, en revanche, ensoleillé, et l’on vit les citadins déambuler par familles entières ou par bandes d’amis. Nous eûmes plaisir à faire de même, mon compagnon et moi, non sans avoir acheté auparavant à prix d’or de nouveaux souliers ainsi que des vêtements propres chez un filou près du port. Je dis filou parce que cet homme vend des chaussures sans être cordonnier, et des habits sans être tailleur, et je ne doute pas qu’il se procure sa marchandise chez des porteurs et des mariniers qui dévalisent les voyageurs, subtilisant une malle, et feignant d’en égarer une autre. Il arrive même que des voyageurs, n’ayant plus d’habits, s’en aillent en racheter d’autres, et reconnaissent leurs propres effets. On m’avait raconté un jour l’histoire d’un Napolitain qui, ayant ainsi reconnu ses affaires, exigea qu’on les lui rende, et se fît égorger séance tenante par les receleurs qui craignaient d’être dénoncés. Mais ce n’était pas à Calais… Cela dit, et malgré le prix que nous avions dû débourser, nous n’étions pas mécontents de trouver aussi vite des vêtements seyants.

Pendant que nous déambulions le long de la promenade, en parlant de choses et d’autres, Georg me fit remarquer autour de moi les femmes accrochées aux bras des hommes, qui riaient avec eux et posaient parfois leurs têtes sur leurs épaules ; et surtout ces gens, hommes et femmes, qui se croisaient, et s’embrassaient sur les joues, deux, trois, quatre fois de suite, parfois tout près des lèvres ; je ne m’en scandalise pas, mais je me dois d’en faire état, la chose étant peu commune. Jamais à Smyrne, ni à Constantinople, ni à Londres, ni à Gênes, on ne verrait hommes et femmes se parler si librement en public, et se tenir, et s’embrasser. Et mon compagnon me confirme que dans ses diverses pérégrinations, de l’Espagne à la Hollande, et de sa Bavière natale à la Pologne et à la Moscovie, il n’avait jamais observé de telles attitudes. Lui non plus ne les désapprouvait pas, mais il ne se lassait pas de les observer et de s’en étonner.

À l’aube du lundi 20 septembre, nous prîmes place à bord du coche collectif qui relie Calais à Paris. Nous aurions sans doute mieux fait de louer voiture et voiturier, comme le souhaitait Georg ; nous eussions payé beaucoup plus cher, mais fait halte dans de meilleures maisons, avancé à plus vive allure, pu nous réveiller aux heures qui nous convenaient et converser rondement tout au long du parcours comme des gentilshommes. Au lieu de quoi nous fûmes accueillis comme des mesquins, nourris de restes – sauf à Amiens –, couchés à deux dans les mêmes draps humides et brunissants, réveillés avant l’aube ; et nous dûmes passer quatre longues journées à cahoter dans un coche qui tenait bien plus du char à bœufs que de la diligence.

Le véhicule était équipé de deux banquettes se faisant face, qui eussent été confortables pour deux voyageurs chacune, mais qui étaient prévues pour trois. Pour peu que l’un ou l’autre soit un peu corpulent, l’on se retrouvait fesse contre fesse tout au long du trajet. Or, nous étions cinq, et si deux d’entre nous pouvaient s’asseoir à peu près correctement, les trois autres ne pouvaient qu’être à l’étroit. D’autant que sur les cinq, un seul était effilé, alors que les quatre autres débordaient de santé. Moi, d’abord, qui ai toujours été bien portant, et qui me suis encore engraissé à la bière beurrée de Bess ; de même Georg, qui est un peu plus corpulent encore, même si sa grande taille dissimule son embonpoint.

Quant à nos deux derniers compagnons de voyage, ils n’étaient pas seulement gras, ils avaient d’autres lourdeurs encore. Deux prêtres, qui discutaient sans arrêt à voix haute ; quand l’un d’eux se taisait, c’est que l’autre avait déjà commencé à parler. Leurs propos remplissaient l’habitacle, et nous rendaient l’air épais et rare, au point que Georg et moi, qui avions d’ordinaire tellement de plaisir à converser, n’échangions plus que des regards excédés, et parfois quelques frêles chuchotements. Le pire, c’est que ces hommes de Dieu, ne se contentant pas de nous assener leurs opinions, nous prenaient constamment à témoins, non pour nous inviter à donner notre avis, mais comme si celui-ci leur était déjà connu, qu’il était naturellement identique au leur, au point que nous n’avions même plus besoin de l’exprimer.

Certaines personnes ne savent parler qu’ainsi. J’en ai souvent rencontré, dans mon magasin et ailleurs, qui vous déversent leur babil à grande eau, en vous sommant en quelque sorte d’acquiescer ; si vous formulez quelque remarque subtile, ils sont persuadés qu’elle ne fait qu’appuyer leurs dires, et s’enflamment de plus belle ; pour leur faire entendre une opinion contraire, il vous faut devenir brusque, et même désobligeant.

S’agissant de nos saints hommes, leur sujet préféré était les huguenots. Au début, je ne comprenais pas pour quelle raison ils en débattaient avec tant d’animation puisqu’ils abondaient l’un et l’autre dans le même sens. À savoir que les tenants de la Réforme n’avaient pas leur place dans le royaume de France, et qu’il faudrait qu’ils en soient chassés pour que ce pays retrouve la paix et les faveurs du Ciel. Que l’on est trop bon avec eux, et qu’on s’en mordrait les doigts ; que ces gens se réjouissaient des malheurs de la France, et que le roi ne tarderait pas à se rendre compte de leur perfidie… Tout était sur le même ton, avec des imprécations, ainsi que des comparaisons entre Luther, Calvin, Coligny, Zwingli et diverses sortes de bêtes malfaisantes, serpents, scorpions ou vermines, qu’il convenait d’écraser. Chaque fois que l’un des deux émettait une opinion, son compère l’approuvait et renchérissait.

C’est Georg qui me fit comprendre les raisons d’un tel discours. Dans un de nos échanges muets, il me fit signe, discrètement, de regarder notre cinquième compagnon. L’homme s’étouffait. Ses joues émaciées étaient rouges, son front luisait de sueur, ses yeux ne décollaient jamais du sol, ou de ses jambes serrées. À l’évidence, ces propos l’atteignaient. Il était “de cette race-là”, pour reprendre l’expression de nos compagnons de voyage.

Ce dont je fus attristé, et déçu, c’est que mon ami bavarois souriait de temps à autre aux cruels sarcasmes qui pleuvaient sur le malheureux huguenot. Et lors de la première nuit, nous en discutâmes âprement.

“Rien, dit Georg, ne me fera intervenir en faveur de ceux qui ont incendié par deux fois ma maison, et provoqué la mort de ma mère.”

“Cet homme n’y est pour rien. Regarde-le ! il n’a jamais brûlé les ailes d’une mouche !”

“Sans doute, et pour cela je ne m’en prendrai pas à lui. Mais je ne le défendrai pas non plus ! Et ne me parle pas de liberté de croyance, j’ai suffisamment vécu en Angleterre pour savoir que moi, le ‘papiste’ comme ils disent, je n’avais ni liberté ni respect pour ma Foi. Chaque fois que j’ai été insulté, j’ai dû me forcer à sourire et passer mon chemin, avec le sentiment de n’être qu’un lâche. Et toi, pendant ton séjour, n’avais-tu pas constamment envie de cacher que tu étais ‘papiste’ ? Et n’est-il jamais arrivé que l’on insulte ta Foi en ta présence ?”

Il ne disait rien de faux. Et jurait ses grands dieux qu’il aspirait à la liberté de croyance plus que moi encore. Mais en ajoutant que pour lui, la liberté devait s’octroyer par les uns et les autres de façon réciproque ; comme s’il était dans l’ordre des choses que la tolérance réponde à la tolérance, et la persécution à la persécution.

 

Au cours de la deuxième journée de voyage, ladite persécution ne cessa pas. Et les deux ecclésiastiques réussirent même à m’y faire participer, – malgré moi ! – lorsque l’un d’eux me demanda, à brûle-pourpoint, si je ne croyais pas que notre coche avait été conçu pour quatre voyageurs, plutôt que six. Je ne pus qu’acquiescer, trop content que la discussion s’oriente vers autre chose que la querelle entre papistes et huguenots. Mais l’homme, fort de ma réponse, se mit à broder lourdement sur le fait que nous aurions tous été bien plus à l’aise si l’on nous avait fait voyager à quatre plutôt qu’à cinq.

“Certaines personnes sont de trop, dans ce pays, et elles ne s’en rendent pas compte.”

Il affecta d’hésiter, avant de rectifier, en se gaussant.

“J’ai dit dans ce pays, que Dieu me pardonne, je voulais juste dire dans ce coche. J’espère que mon voisin ne s’en est pas offensé…”

Au troisième jour, le cocher s’arrêta dans une bourgade nommée Breteuil, et vint ouvrir la porte. Le huguenot se leva en s’excusant.

“Vous nous quittez déjà ? Vous n’allez pas jusqu’à Paris ?” s’enquirent malicieusement les deux prêtres.

“Hélas, non”, maugréa l’homme, qui sortit sans un regard pour aucun d’entre nous.

Il resta un moment à l’arrière pour prendre son bagage, puis cria au cocher qu’il pouvait partir. C’était déjà le crépuscule, et l’on fouetta les chevaux de plus belle pour pouvoir atteindre Beauvais avant la nuit.

Si j’entre dans ces détails, qui ne devraient pas avoir leur place dans ce journal, c’est parce qu’il me faut raconter l’épilogue de ce pénible voyage. Arrivés donc à Beauvais, on entendit un grand cri. Nos deux prêtres venaient de découvrir que les bagages – qui, tous, leur appartenaient – étaient tombés en chemin. La corde qui les retenait avait été tranchée, et dans le vacarme de la route nous n’avions pas prêté attention à leur chute. Tout en se lamentant, ils essayèrent de convaincre le cocher de refaire la même route en sens inverse pour les retrouver, mais il ne voulut rien entendre.

Pour la quatrième journée, le coche fut enfin paisible. Nos deux bavards ne dirent plus un mot contre le huguenot, alors que, pour la première fois, ils auraient eu des raisons de lui en vouloir. Ils ne cherchèrent même pas à l’accuser, sans doute pour ne pas s’avouer que cet hérétique avait eu le dernier mot. Ils passèrent la journée à murmurer des prières, un bréviaire à la main. N’est-ce pas ce qu’ils auraient dû faire dès le commencement ?

Le 25 octobre

Je m’étais promis de raconter aujourd’hui ma visite à Paris, puis mon passage par Lyon, par Avignon et par Nice, ma route jusqu’à Gênes, et comment je me suis retrouvé l’hôte de Mangiavacca alors que nous nous étions quittés sans grande amitié. Mais un événement s’est produit qui occupe tout mon esprit et je ne sais si j’aurai encore la patience de revenir en arrière.

Pour l’heure, en tout cas, je ne parlerai plus du passé – fût-il proche. Je parlerai seulement du voyage à venir.

Car j’ai revu Domenico. Il était venu rendre visite à son commanditaire, et comme Gregorio était absent, ce fut moi qui m’assis avec lui. Nous évoquâmes d’abord nos souvenirs communs – cette nuit de janvier où, tremblant de froid et de peur dans le sac où l’on m’avait enfermé, je fus hissé à bord de son navire, pour être conduit jusqu’à Gênes.

Déjà, Gênes. Après l’humiliation à Chio, au lieu de la mort que j’attendais, ce fut Gênes. Et après l’incendie de Londres, Gênes. C’est ici qu’à chaque fois je renais, comme dans ce jeu florentin où les perdants reviennent à la case initiale…

Dans ma conversation avec Domenico, j’eus le sentiment que ce capitaine contrebandier avait pour moi une admiration sans bornes, et que je crois imméritée. La raison en est que j’ai risqué ma vie pour l’amour d’une femme, alors que lui-même et ses hommes, qui jouent avec la mort à chaque voyage, le font seulement pour le gain.

Il me demanda si j’avais des nouvelles de ma bien-aimée, si elle était encore prisonnière, et si j’avais encore espoir de la récupérer. Je lui jurai que je pensais à elle jour et nuit, où que je fusse, à Gênes, à Londres, à Paris ou en mer, et que je ne renoncerais jamais à l’arracher des mains de son persécuteur.

“Par quel moyen espères-tu y parvenir ?”

Mes paroles fusèrent sans que j’y aie réfléchi :

“Un jour, je partirai avec toi, tu me déposeras à l’endroit même où tu m’avais pris, et je m’arrangerai pour lui parler…”

“Moi j’appareille dans trois jours. Si tu es encore dans les mêmes dispositions, sache que tu es le bienvenu à bord, et que je ferai tout pour t’aider.”

Comme je commençais à balbutier des remerciements, il s’employa à minimiser son mérite.

“De toute manière, si les Turcs décidaient un jour de mettre la main sur moi, je serais empalé. À cause de tout le mastic que je leur prends depuis vingt ans, au mépris de leurs lois. Que je t’aide ou pas, cela ne me vaudra ni grâce ni châtiment supplémentaire. Ils ne pourront pas m’empaler deux fois.”

J’étais comme enivré par tant de courage et tant de générosité. Je me levai pour lui serrer chaleureusement la main et l’embrasser comme un frère.

Nous étions ainsi enlacés lorsque Gregorio fit son entrée.

“Alors, Domenico, tu arrives ou bien tu repars ?”

“Ce sont des retrouvailles !” fit le Calabrais.

Les deux compères se mirent aussitôt à parler de leurs affaires – florins, ballots, cargaison, nave, tempête, escales… Pendant que je m’enfermais dans ma propre rêverie jusqu’à ne plus les entendre…

Le 26 octobre

Aujourd’hui je me suis saoulé comme je ne l’avais jamais fait de ma vie, sans autre raison que le fait que Gregorio venait de recevoir de son régisseur six barriques de vernaccia, produites sur ses propres coteaux des Cinqueterre, qu’il tenait à goûter ce vin séance tenante, et qu’il n’avait pas sous son toit d’autre compagnon d’ivresse que moi.

Quand nous fûmes l’un et l’autre bien ronds, le sieur Mangiavacca m’a soutiré une promesse dont il a formulé lui-même les termes, mais que j’ai acceptée, ma main sur l’Évangile : j’irai avec Domenico jusqu’à Chio ; si je ne parviens pas à arracher Marta à son homme, je renoncerai à la poursuivre ; puis je passerai par Gibelet pour mettre de l’ordre dans mes affaires, régler ce qui doit être réglé, vendre ce qui doit être vendu, et confier mon commerce aux enfants de ma sœur ; enfin, au printemps, je reviendrai m’installer à Gênes, épouser Giacominetta en grande pompe à l’église de la Sainte-Croix, et travailler avec celui qui sera devenu – cette fois pour de vrai – mon beau-père.

Mon avenir semble tout tracé, pour les mois à venir, et pour le reste de ma vie. Encore faut-il qu’il y ait au bas de cet accord, en plus de ma signature et de celle de Gregorio, la signature de Dieu !

Le 27 octobre

Gregorio avoue candidement qu’il m’a saoulé pour me faire promettre, et il en rit. De plus, il a réussi à me faire confirmer ma promesse au réveil, alors que j’étais sobre.

Sobre, oui, mais tout embrouillé encore, d’esprit et d’entrailles.

Quel stupide comportement j’ai eu, alors que je m’apprête à partir demain même !

M’embarquer ainsi ? Porteur déjà du mal de mer ? Incapable de tenir debout sur la terre ferme ?

Peut-être Gregorio voulait-il justement m’empêcher de partir. De lui, rien ne me surprendrait. Mais en cela il ne réussira pas. Je partirai. Et je reverrai Marta. Et je connaîtrai mon enfant.

J’aime Gênes, c’est vrai. Mais je peux aussi bien l’aimer de là-bas, d’outre-mer, comme je l’ai toujours fait, et avant moi mes ancêtres.

En mer, le dimanche 31 octobre 1666

Un puissant vent de nord-est nous a déportés vers la Sardaigne, alors que nous allions en Calabre. Comme ce bateau, la barque de ma vie…

À l’accostage, la coque avait violemment heurté, et nous avions craint le pire. Mais des plongeurs qui sont allés sous l’eau, éclairés par le soleil oblique du matin, sont revenus nous assurer que le Charybdos était indemne. Nous repartons.

En mer, le 9 novembre

La mer est constamment agitée, et moi constamment malade. Beaucoup de vieux marins le sont tout autant que moi – si c’est une consolation.

Tous les soirs, entre deux nausées, je prie pour que la nature nous soit plus clémente, et voilà que Domenico m’apprend qu’il prie pour le contraire. Ses prières sont, de toute évidence, mieux entendues que les miennes. Et maintenant qu’il m’a expliqué ses raisons, je vais probablement l’imiter.

“Tant que la mer est déchaînée, me dit-il, nous sommes à l’abri. Car même si les gardes-côtes nous repéraient, ils ne se hasarderaient jamais à se lancer à notre poursuite. C’est pour cela que je navigue de préférence en hiver. Ainsi, je n’ai qu’un seul adversaire, la mer, et ce n’est pas l’adversaire que je redoute le plus. Même si elle décidait de me prendre la vie, ce ne serait pas un si grand malheur puisqu’elle m’aura fait échapper au supplice du pal qui m’attend le jour où je serai pris. Mourir en mer est un destin d’homme, comme mourir au combat. Alors que le pal te fait cracher sur celle qui t’a mis au monde.”

Ses propos m’ont tellement réconcilié avec la houle que je suis allé m’appuyer sur le bastingage en livrant mon visage aux embruns, et en ramassant sur ma langue des gouttelettes salées. C’est la saveur de la vie, la bière des tavernes de Londres et les lèvres des femmes.

Je respire à pleins poumons, et mes jambes ne fléchissent pas.

En mer, le 17 novembre

À plusieurs reprises, ces derniers jours, j’ai ouvert ce cahier, puis je l’ai refermé. À cause du vertige qui, depuis Gênes, me débilite, et aussi à cause d’une certaine fébrilité qui m’empêche de rassembler mes pensées.

J’ai également essayé d’ouvrir le livre du Centième Nom, me disant que j’allais peut-être réussir cette fois à y pénétrer sans qu’il me repousse. Mais aussitôt mes yeux se sont assombris, et je l’ai refermé en me promettant de ne plus essayer de le lire à moins qu’il ne s’ouvre de lui-même devant moi !

Depuis, je me promène sur le pont, je bavarde avec Domenico et ses hommes, qui me racontent leurs plus belles frayeurs, et m’apprennent comme à un enfant les mâts, les vergues et les cordages.

Je partage tous leurs repas, je ris de leurs plaisanteries même quand je ne les comprends qu’à moitié, et quand ils boivent je fais semblant de boire – mais je ne bois pas. Depuis que Gregorio m’a saoulé au vin de ses barriques, je me sens fragile, constamment au bord de la nausée, et il me semble que la moindre gorgée me ferait basculer.

De plus, ce vernaccia-là était un pur élixir, alors que le vin d’ici est une espèce de vinaigre sirupeux coupé à l’eau de mer.

En mer, le 27 novembre

Nous approchons les côtes de Chio ventre à terre, comme un chasseur à l’affût. Les voiles sont ramenées, le mât a été dévissé de son socle puis lentement couché, et les marins parlent moins fort, comme si de là-bas, de l’île, on pouvait les entendre.

Hélas, il fait beau. Un soleil de cuivre s’est levé du côté de l’Asie Mineure, et le vent est tombé. Seul l’air froid qui nous reste de la nuit dernière nous rappelle que nous sommes aux portes de l’hiver. Domenico a décidé de ne pas bouger avant la nuit prochaine.

Il m’a expliqué comment il allait procéder. Deux hommes partiront vers l’île en chaloupe, sous le couvert de l’obscurité, tous les deux grecs, mais des Grecs de Sicile – Yannis et Démétrios. Arrivés au village de Katarraktis, ils prendront contact avec leur fournisseur local, qui aura déjà rassemblé la marchandise chez lui. Si tout se déroule comme prévu – le mastic déjà prêt et emballé, les douaniers “persuadés” de fermer les yeux – et si aucun traquenard n’est suspecté, les deux éclaireurs en informeront Domenico par un signal convenu : un drap blanc étalé en un certain lieu élevé, à l’heure de midi. Alors le bateau s’apprêtera à venir sur la côte, mais seulement à la nuit tombée, et pour une incursion brève ; il effectuera le chargement et le paiement, puis s’éloignera avant les premières lueurs de l’aube. Si, par malheur, le drap blanc ne paraissait pas, on resterait en haute mer en espérant le retour des Grecs. Et si, aux premières lueurs du jour, on ne les voyait toujours pas, on s’éloignerait en priant pour leurs âmes perdues. C’est ainsi que les choses se passent d’habitude.

À cause de moi, le plan ne devrait pas être, cette fois, exactement le même. La modification que Domenico a prévue…

Non, je ne devrais pas en parler, ni même y penser, avant que mes espoirs n’aient été comblés, et sans que mes amis aient eu à en pâtir. D’ici là, je me contenterai de croiser les doigts en crachant dans la mer, comme fait Domenico. Et en marmonnant, comme lui, “Ancêtres miens !”

Le 28 novembre

Je ne me souviens d’aucun autre dimanche où j’aie prié avec tant de ferveur.

Dans la nuit, on a mis à la mer la barque de Yannis et de Démétrios, que tout l’équipage a accompagnés des yeux jusqu’à ce qu’ils se soient fondus dans le noir. Mais on a continué à entendre le clapotis des rames, et Domenico s’est montré soucieux qu’il y ait tant de silence.

Un peu plus tard dans la nuit, alors que j’étais déjà couché, il y eut des éclairs, des douzaines d’éclairs successifs qui semblaient venir du nord, et qui devaient être extrêmement lointains puisque le vacarme des foudres ne nous parvenait point.

 

Tous ceux qui sont à bord ont passé la journée à attendre. Le matin, à attendre que s’étale le drap blanc ; puis, lorsqu’on l’eut aperçu, à attendre qu’il fasse nuit pour qu’on puisse s’approcher de la côte. Moi je partage leurs attentes, et j’ai aussi les miennes, qui emplissent mon esprit à chaque minute mais que je n’ose consigner dans ces pages.

Pourvu que…

Le 29 novembre

La nuit dernière, notre bateau accosta quelque temps sur une crique, près du village de Katarraktis. Domenico m’a confirmé que c’est très précisément à cet endroit que – il y a près de dix mois – il avait pris livraison du sac où j’avais été enfermé. Cette nuit-là, j’entendais toutes sortes de bruits autour de moi, mais je ne voyais rien ; alors que cette nuit-ci, je distinguais des formes, qui allaient et venaient, qui s’affairaient et gesticulaient, sur la plage comme sur le pont. Et tous ces bruits, qui en janvier avaient été pour moi inintelligibles, prenaient maintenant leur sens. La passerelle qui est jetée ; le mastic qu’on apporte, qu’on vérifie, qu’on charge ; le fournisseur, un certain Salih, – un Turc, ou peut-être un renégat grec – qui monte à bord pour boire un coup et se faire payer. Peut-être devrais-je rappeler ici que Chio est, à peu de chose près, le seul endroit au monde où l’on produise le mastic, mais que les autorités imposent aux paysans de leur livrer toute la récolte, afin qu’elle prenne le chemin des harems sultaniens. L’État fixe les prix à sa guise, et ne paie qu’à sa convenance, si bien que les paysans doivent attendre parfois plusieurs années le règlement de leur dû – ce qui les contraint à s’endetter dans l’intervalle. Domenico leur achète le mastic deux, trois, et même cinq fois le prix officiel, et il leur règle la somme entière à l’instant même où il prend livraison. À l’en croire, il contribue à la prospérité de l’île bien plus que le gouvernement ottoman !

Est-ce bien utile d’ajouter que, pour les autorités, ce diable de Calabrais est l’ennemi à capturer, à pendre ou à empaler ? alors que pour les paysans de l’île, et pour tous ceux qui s’enrichissent à ce trafic, Domenico est une bénédiction, une manne ; des nuits comme celle-ci, on les attend avec plus d’impatience que la nuit de Noël ; mais également avec terreur, car il suffirait que le contrebandier ou ses correspondants soient interceptés pour que la récolte soit perdue, et des familles entières condamnées à la misère.

Tout ce branle-bas ne dura pas longtemps, deux ou trois heures tout au plus. Et lorsque je vis Salih embrasser Domenico et se faire aider pour traverser la passerelle, je crus que nous allions appareiller, et ne pus m’empêcher de demander à l’un des marins si nous partions déjà. Il me répondit, laconique, que Démétrios n’était pas encore là, et que nous l’attendrions.

Je ne tardai pas à voir une lampe sur la plage, et trois hommes qui s’approchaient, marchant l’un devant l’autre. Le premier était Démétrios ; le deuxième, qui portait la lumière, et dont le visage était le mieux éclairé, je ne le connaissais pas ; le dernier était le mari de Marta.

Domenico m’avait recommandé de rester invisible, et de ne manifester ma présence que lorsqu’il m’aurait appelé par mon nom. Je lui obéis d’autant plus volontiers qu’il m’avait installé derrière une cloison, et que je ne perdis pas un mot de leur conversation, laquelle se déroulait dans un mélange d’italien et de grec.

Je devrais dire, en préambule de ce que je vais rapporter, qu’il était évident dès les premiers mots que Sayyaf savait parfaitement qui était Domenico, et qu’il s’adressait à lui avec respect et crainte. Comme un curé de village s’adresserait à un évêque de passage. Je n’aurais sans doute pas dû recourir à cette comparaison d’impie ; je voulais juste dire qu’il règne, dans le monde de l’ombre, un sens de la hiérarchie digne des plus vénérables institutions. Lorsqu’un brigand de village rencontre le contrebandier le plus téméraire de toute la Méditerranée, il se garde bien de se conduire avec désinvolture. Et l’autre se garde bien de le traiter en égal.

Le ton fut donné dès la toute première réplique, lorsque le mari de Marta, après avoir attendu en vain que son hôte lui explique pourquoi il avait été convoqué, finit par dire lui-même, d’une voix qui me parut hésitante :

“Ton homme, Démétrios, m’a dit que tu avais un chargement de tissus, de café et de poivre, que tu étais prêt à céder à bon prix…”

Silence de Domenico. Soupir. Puis, comme on jette à un mendiant une pièce tordue :

“S’il te l’a dit, ce doit être vrai !”

Aussitôt, la conversation retomba. Et c’est Sayyaf qui dut se baisser pour la ramasser.

“Démétrios m’a dit que je pourrais payer un tiers aujourd’hui et le reste à Pâques.”

Domenico, après un temps : “S’il te l’a dit, ce doit être vrai !”

L’autre, empressé : “Il a parlé de dix sacs de café, de deux barils de poivre, je les prends tous. Mais pour les tissus, il faut que je les voie avant de décider.”

Domenico : “Il fait trop noir. Tu verras tout demain, au grand jour !”

L’autre : “Je ne pourrai pas revenir demain. Et même pour vous, il serait dangereux d’attendre.”

Domenico : “Qui t’a parlé d’attendre, ou de revenir ? Tu viens avec nous vers le large, et au matin tu pourras vérifier la marchandise. Tu pourras palper, compter, goûter…” Parce que je ne vois pas Sayyaf, je perçois plus distinctement les tremblements de peur dans sa voix.

“Je n’ai pas demandé à vérifier la marchandise. Je fais confiance. Je voulais seulement regarder le tissu pour savoir combien je pourrais en écouler. Mais ce n’est pas la peine, je ne veux pas vous retarder, vous devez être pressés de vous éloigner de la côte.”

Domenico : “Nous nous sommes déjà éloignés de la côte.”

Sayyaf : “Et comment comptez-vous débarquer la marchandise ?”

Domenico : “Demande-toi plutôt comment nous allons pouvoir te débarquer, toi !”

“Oui, comment ?”

“Je me le demande !”

“Je peux revenir en petite barque.”

“Je n’en suis pas si sûr.”

“Tu veux me retenir ici contre mon gré ?”

“Oh non ! Il n’en est pas question. Mais il n’est pas question non plus que tu prennes l’une de mes barques contre mon gré. Il faudra que tu me demandes si je veux bien t’en prêter une.”

“Veux-tu me prêter une de tes barques ?”

“Il faut que je réfléchisse avant de te donner une réponse.”

J’entendis alors les bruits d’une altercation brève ; je devinai que Sayyaf et son sbire avaient voulu s’enfuir, et que les marins qui les entouraient les avaient très rapidement maîtrisés.

Le mari de Marta me faisait presque pitié, à cet instant-là. Mais ce fut une pitié passagère.

“Pourquoi m’as-tu fait venir ? Que veux-tu de moi ?” dit-il, avec un reste de cran.

Domenico ne répondit pas.

“Je suis ton invité, c’est toi qui m’as fait venir sur ton bateau, et c’est pour me retenir prisonnier. Honte à toi !” Suivirent quelques imprécations en arabe. Le Calabrais ne disait toujours rien. Puis il se mit à parler lentement.

“Nous n’avons rien fait de mal. Nous n’avons rien fait de plus que ce que fait un brave pêcheur à la ligne. Il lance son hameçon, et quand il remonte un poisson, il doit décider s’il le garde ou s’il le rejette à la mer. Nous, nous avons lancé notre hameçon, et le poisson gras a mordu.”

“C’est moi le poisson gras ?”

“C’est toi le poisson gras. Je ne sais pas encore si je te garde sur le bateau, ou si je te rejette à la mer. Tiens, je vais te laisser choisir, que préfères-tu ?”

Sayyaf ne dit rien – avec une telle alternative, qu’aurait-il pu dire ? Les marins attroupés riaient, mais Domenico les fit taire.

“J’attends ta réponse ! Je te garde ici, ou je te jette à la mer.”

“Sur le bateau”, bougonna l’autre.

Le ton était celui de la résignation, de la capitulation. Et Domenico ne s’y trompa, qui lui dit aussitôt :

“Parfait, nous allons pouvoir discuter tranquillement. J’ai rencontré un Génois qui m’a raconté une étrange histoire à ton propos. Il paraît que tu séquestres une femme dans ta maison, que tu la bats, et que tu maltraites son enfant.”

“Embriaco ! Ce menteur ! Ce scorpion ! Il tourne autour de Marta depuis qu’elle avait onze ans ! Il est déjà venu chez moi, avec un officier turc, et ils ont pu vérifier que je ne la maltraitais pas. D’ailleurs, c’est ma femme, et ce qui arrive sous mon toit ne regarde que moi !”

 

C’est à ce moment précis que Domenico m’appela.

“Signor Baldassare !”

Je sortis de ma cachette, et vis que Sayyaf et son sbire étaient assis à terre, adossés à des cordages. Ils n’étaient pas attachés, mais une bonne douzaine de marins les entouraient, prêts à les assommer s’ils tentaient encore de se relever. Le mari de Marta me lança un regard bien plus chargé de menaces, me sembla-t-il, que de contrition.

“Marta est ma cousine, et quand je l’ai vue, au début de l’année, elle m’a dit qu’elle était enceinte. Si elle se porte bien, et son enfant aussi, on ne te fera aucun mal.”

“Ce n’est pas ta cousine, et elle se porte bien.”

“Et son enfant ?”

“Quel enfant ? Nous n’avons jamais eu d’enfant ! Tu es sûr que c’est de ma femme que tu parles ?”

“Il ment”, dis-je.

Je voulais poursuivre, mais je ressentis une sorte d’étourdissement qui m’obligea à m’appuyer sur la paroi la plus proche. Et ce fut Domenico qui reprit :

“Comment savoir si tu n’as pas menti ?”

Sayyaf se tourna vers son acolyte, qui confirma ses dires. Alors le Calabrais décréta :

“Si vous avez dit vrai, tous les deux, demain vous serez chez vous, et je ne vous inquiéterai plus. Mais nous devons en être sûrs. Alors voici ce que je propose. Toi, comment t’appelles-tu ?”

L’acolyte répondit : “Stavro !” et regarda dans ma direction. À présent, je le reconnaissais. Je ne l’avais vu que brièvement, lorsque j’étais allé avec les janissaires dans la maison du mari de Marta. C’est à cet homme que Sayyaf avait fait signe, pour qu’il aille chercher sa femme, pendant que moi, je hurlais et hurlais. Cette fois, je me comporterais autrement.

“Écoute-moi bien, Stavro, dit Domenico sur un ton soudain moins rogue. Tu vas aller chercher la cousine du signor Baldassare. Dès qu’elle aura confirmé les dires de son mari, ils pourront repartir l’un et l’autre. Quant à toi, Stavro, si tu fais comme je te dis, tu n’auras même plus à remonter à bord ; tu reviendras avec elle sur la plage, demain soir, nous irons la chercher en barque ; tu pourras repartir alors chez toi, et tu n’auras plus rien à craindre. Mais si, par malheur, le diable te mettait en tête de me tromper, sache qu’il y a sur cette île six cents familles qui vivent de l’argent que je leur paie, et que les plus hautes autorités sont également mes obligées. Alors, si tu te montres bavard, ou si tu disparais sans nous avoir ramené la femme, je passerai le mot, et on te fera payer ta traîtrise. Les coups te viendront de là où tu ne les attends pas.”

“Je ne te tromperai pas !”

Lorsqu’on remit la barque à l’eau, avec Stavro et trois matelots chargés de l’escorter jusqu’à la rive, je m’en fus demander à Domenico s’il croyait que cet homme allait faire ce qu’il lui avait demandé. Il se montra plutôt confiant.

“S’il disparaît sans demander son reste, je ne pourrai rien contre lui. Mais je crois lui avoir fait peur. Et je crois que ce que je lui demande n’exige pas de lui un grand sacrifice. Alors, il est possible qu’il m’obéisse. Nous verrons bien !”

 

À présent, nous sommes de nouveau au large, et il me semble que rien ne bouge là-bas, sur l’île. Pourtant, quelque part, derrière l’un de ces murs blanchâtres, à l’ombre de l’un ou l’autre de ces grands arbres, Marta se prépare à venir sur la plage. Lui a-t-on dit que j’étais là ? Lui a-t-on dit pour quelle raison on la convoque ? Elle s’habille, se farde, peut-être même range-t-elle quelques affaires dans son sac. Est-elle inquiète, apeurée, ou bien pleine d’espoir ? Est-ce à son mari qu’elle pense, en cet instant, ou à moi ? Et son enfant, est-il avec elle ? L’a-t-elle perdu ? Le lui aurait-on pris ? Enfin, je vais savoir. Je vais pouvoir panser ses plaies. Je vais pouvoir réparer.

La nuit commence à tomber, et je continue à écrire sans lumière. Le bateau s’avance prudemment vers l’île, qui demeure cependant lointaine. Domenico a posté tout en haut du mât un matelot d’Alexandrie, nommé Ramadane, qui a les meilleurs yeux de tout l’équipage, et qui est chargé de scruter la plage et de signaler chaque mouvement suspect. C’est par ma faute que tout le monde ici doit prendre des risques indus, mais aucun d’eux ne me le fait sentir. Pas une fois je n’ai perçu un quelconque regard de reproche, ni un soupir d’irritation. Comment diable pourrai-je jamais rembourser une telle dette ?

Nous nous rapprochons encore de la côte, mais les lumières de l’île paraissent toujours aussi frêles que les étoiles du fond des deux. Bien entendu, il n’est pas question d’allumer ici la moindre bougie, la moindre lampe. Je ne vois presque plus ma feuille, mais je continue à écrire.

Écrire, cette nuit, n’a pas le même goût que d’habitude. Les autres jours, j’écris pour relater, ou pour me justifier, ou pour m’éclaircir l’esprit comme on s’éclaircirait la gorge, ou pour ne pas oublier, ou même tout simplement parce que je m’étais juré d’écrire. Alors que cette nuit, je m’accroche à la bouée de ces feuilles. Je n’ai rien à leur dire, mais j’ai besoin qu’elles restent près de moi.

Ma plume me tient la main, et peu importe si je la trempe seulement dans le noir de la nuit.

Devant Katarraktis, le 30 novembre 1666

Je ne pensais pas que nos retrouvailles se passeraient ainsi.

Moi du bateau, les yeux plissés, elle une vague lueur de fanal à minuit sur une plage.

Quand le fanal se mit à bouger de droite à gauche à droite comme un balancier de pendule, Domenico ordonna à trois hommes de mettre le canot à la mer. Sans lumière, et avec des consignes de prudence. Leurs yeux devaient balayer toute la côte pour s’assurer qu’il n’y avait aucun traquenard.

La mer était agitée et bruyante, sans être déchaînée. Le vent était du nord, et déjà de décembre.

Sur mes lèvres froides, du sel et des prières.

Marta.

Qu’elle était proche, et qu’elle était encore loin ! Le canot mit une vie entière à atteindre la plage, et une autre vie là-bas. Que faisaient-ils ? De quoi discutaient-ils ? C’est pourtant simple de prendre une personne à bord, et de repartir dans l’autre sens ! Pourquoi ne suis-je pas allé avec eux ? Non, Domenico ne l’aurait pas accepté. Et il aurait eu raison. Je n’ai ni le savoir-faire de ses hommes, ni leur sérénité.

Puis le canot est revenu vers nous, le fanal à bord.

Domenico marmonna :

“Malheureux ! J’avais dit aucune lumière !”

Comme s’ils avaient pu l’entendre de si loin, ils éteignirent la flamme à l’instant même. Domenico soupira bruyamment, me tapota sur le bras. “Ancêtres miens !” Puis il ordonna à ses hommes de se préparer à repartir vers le large dès que le canot et ses occupants auraient été récupérés.

 

Marta fut hissée à bord de la manière la plus cavalière qui fût – à l’aide d’une corde épaisse au bas de laquelle est fixée une planche où l’on pose les pieds, sorte d’échelle molle à une seule marche. Quand on l’eut remontée assez haut, ce fut moi qui l’aidai à enjamber le dernier obstacle. Elle m’avait donné la main comme à un étranger, mais dès qu’elle fut sur ses pieds, elle se mit à chercher quelqu’un du regard, et malgré l’obscurité je sus que c’était moi. Je dis un mot, son nom, et elle me reprit la main pour la serrer d’une tout autre manière. À l’évidence, elle savait que j’étais là ; j’ignore encore si c’est le sbire de son mari qui le lui a dit, ou bien les matelots qui sont allés la chercher sur la plage. Je le saurai dès que j’aurai eu l’occasion d’en parler avec elle. Non, à quoi bon, nous aurons tant d’autres choses à nous dire…

J’avais imaginé qu’au moment de nos retrouvailles, je la prendrais dans mes bras, pour la serrer fort, un temps illimité. Mais avec tous ces vaillants mariniers qui nous entouraient, avec son mari retenu à bord dans l’attente d’être jugé par notre tribunal de corsaires, il eût été déplacé de manifester une trop grande intimité, une trop grande impatience, et cette pression de sa main sur la mienne, furtive dans le noir, fut entre nous le seul geste de connivence.

Puis elle se sentit mal. Pour l’empêcher de chanceler, je lui conseillai d’exposer son visage aux embruns froids, mais elle se mit à trembler, et les matelots lui conseillèrent plutôt de se coucher de tout son long, sur un matelas dans la cale, et de se couvrir chaudement.

Domenico aurait voulu la convoquer sur-le-champ, vérifier auprès d’elle ce qu’est devenu l’enfant qu’elle portait, prononcer son jugement et repartir vers son port d’attache. Mais elle semblait sur le point de rendre l’âme, et il se résigna à la laisser se reposer jusqu’au matin.

Dès qu’elle se fut étendue, elle s’endormit, si vite que je crus qu’elle s’était évanouie. Je la secouai un peu, pour qu’elle ouvre les yeux et dise un mot, puis, confus, je m’éloignai.

 

Adossé à des sacs de mastic, j’ai passé la nuit à chercher le sommeil. Sans grand succès. Il me semble que je me suis seulement assoupi quelques instants à l’approche de l’aube…

Au cours de cette interminable nuit, et alors que je n’étais ni pleinement réveillé, ni pleinement endormi, je fus assailli par les plus atroces pensées. J’ose à peine les consigner ici, tant elles m’effraient. Pourtant, elles sont nées de ma plus grande joie…

C’est que je me suis surpris à me demander ce que je devais faire de Sayyaf si j’apprenais qu’il avait fait du mal à Marta, et plus encore à l’enfant qu’elle portait.

Pourrais-je le laisser repartir chez lui, impuni ? Ne devrais-je pas lui faire payer son forfait ?

D’ailleurs, me dis-je encore, même si le mari de Marta n’était pour rien dans la mort de l’enfant, comment pourrais-je m’en aller avec elle, pour que nous vivions ensemble à Gibelet, en laissant cet homme derrière nous, qui va ressasser chaque jour sa vengeance, et qui reviendra un jour nous hanter ?

Pourrai-je dormir tranquille si je le sais vivant ?

Pourrai-je dormir tranquille si je le…

Le tuer ?

Moi, tuer ?

Moi, Baldassare, tuer ? Tuer un homme, quel qu’il soit ?

Et d’abord, comment tue-t-on ?

M’approcher de quelqu’un, un couteau à la main, pour le transpercer jusqu’au cœur… Attendre qu’il soit endormi, de peur qu’il ne me regarde… Seigneur, non !

Ou alors, payer quelqu’un pour…

Que suis-je en train de penser ? Que suis-je en train d’écrire ? Seigneur ! Éloignez de moi ce calice !

Il me semble à cet instant que jamais plus je ne dormirai, ni cette nuit ni aucune de celles qui me restent !

Le dimanche 5 décembre 1666

Les dernières pages, je ne veux pas les relire, de peur d’être tenté de les déchirer. Elles sont bien de mon encre, mais je n’en suis pas fier. Je ne suis pas fier d’avoir songé à me salir les mains et l’âme, et je ne suis pas fier non plus d’y avoir renoncé.

J’avais fait état de mes idées nocturnes mardi à l’aube, pendant que Marta dormait encore, et pour tromper mon impatience. Ensuite, pendant cinq jours, je n’ai plus rien écrit. J’avais même envisagé, une fois encore, d’interrompre ce journal ; mais me voici de nouveau la plume à la main, peut-être par fidélité à l’imprudente promesse que je m’étais faite au commencement du voyage.

Au cours de la semaine qui vient de s’écouler, trois vertiges se sont emparés de moi, l’un après l’autre. D’abord celui des retrouvailles, puis celui de l’extrême confusion, et maintenant cette fureur, une tempête de l’âme, qui souffle en moi et me secoue et me malmène ; comme si j’étais debout sur le pont, ne pouvant m’accrocher à rien, et ne me relevant quelquefois que pour retomber plus lourdement encore.

Ni Domenico ni Marta ne me sont plus d’aucun secours. Ni aucun être présent ou absent, ni aucun souvenir. Tout ce qui traverse mon esprit, ne fait qu’ajouter à ma confusion. Comme d’ailleurs tout ce qui m’entoure, comme tout ce que je vois et tout ce dont je parviens à me souvenir. Comme cette année, cette maudite année dont il ne reste que quatre semaines, mais quatre semaines qui me paraissent en cet instant infranchissables, un océan sans soleil ni lune ni étoiles, et pour tout horizon des vagues.

Non, je ne suis pas encore en état d’écrire !

Le 10 décembre

Notre bateau s’est déjà éloigné de Chio, et mon esprit aussi commence à s’en éloigner. Ma blessure ne se refermera pas de sitôt, mais au bout de dix jours je parviens enfin à me distraire quelquefois de ce qui m’est arrivé. Peut-être devrais-je essayer de reprendre l’écriture…

Jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à raconter ce qui s’est passé. Mais il est temps que je le fasse, dussé-je me limiter, pour les instants douloureux, aux mots les plus dénués de passion, “il dit”, “il demanda”, “elle dit”, “étant donné que”, ou “il fut convenu”.

Lorsque Marta monta sur le Charybdos, Domenico aurait voulu la convoquer dans la nuit, vérifier auprès d’elle ce qu’était devenu l’enfant qu’elle portait, prononcer sa sentence et repartir aussitôt en direction de l’Italie. Comme elle ne tenait pas debout, il se résigna – je l’ai dit – à la laisser dormir. Tout le monde sur le bateau prit quelques heures de repos à l’exception des guetteurs, pour le cas où quelque bâtiment ottoman s’aviserait à nous intercepter. Mais sur la mer courroucée nous devions être cette nuit-là les seuls à naviguer.

Au matin, nous nous retrouvâmes dans les quartiers du capitaine. Il y avait également Démétrios et Yannis – cinq personnes au total. Domenico demanda solennellement à Marta si elle préférait qu’on l’interroge en présence de son mari ou en son absence. Je lui traduisis la question dans l’arabe parlé à Gibelet, et elle répondit avec empressement, sur un ton quasiment suppliant :

“Sans mon mari !”

Le geste de ses deux mains et l’expression de son visage rendaient toute traduction inutile. Domenico en prit acte, et enchaîna :

“Le signor Baldassare nous a dit que lorsque vous êtes venue à Chio, en janvier dernier, vous étiez enceinte. Mais votre mari prétend que vous n’avez jamais eu d’enfant.”

Le regard de Marta s’assombrit. Elle se tourna brièvement vers moi, puis se cacha le visage et se mit à sangloter. Je fis un pas vers elle, mais Domenico – prenant au sérieux son rôle de juge – me fit signe de revenir à ma place. Et aux autres il fit également signe de ne rien faire, ne rien dire, et d’attendre. Puis, estimant qu’il avait accordé au témoin le temps de se reprendre, il lui dit :

“Nous vous écoutons.”

Je traduisis, en ajoutant :

“Parle, tu ne crains rien, personne ne peut te faire du mal.”

Mes paroles, au lieu de l’apaiser, semblèrent la secouer encore plus. Ses sanglots se firent plus bruyants. Aussi, Domenico m’intima-t-il de ne plus rien ajouter à ce qu’il me demandait de traduire. Je le lui promis.

Quelques secondes passèrent. Les sanglots s’atténuèrent, et le Calabrais reposa sa question, avec une pointe d’impatience. Alors Marta redressa la tête et dit :

“Il n’y a jamais eu d’enfant !”

“Que veux-tu dire par là ?”

J’avais crié. Domenico me rappela à l’ordre. À nouveau, je fis des excuses, puis traduisis fidèlement ce qui s’était dit. Alors elle répéta, d’une voix ferme :

“Il n’y a jamais eu d’enfant. Je n’ai jamais été enceinte.” “Mais c’est toi-même qui me l’avais dit.”

“Je te l’avais dit, parce que je le croyais. Mais je m’étais trompée.”

Je la regardai longuement, longuement, sans pouvoir rencontrer une seule fois ses yeux. J’aurais voulu y discerner quelque chose qui ressemble à la vérité, comprendre au moins si elle m’avait menti tout au long, si elle m’avait menti seulement à propos de l’enfant, pour m’obliger à la ramener au plus vite chez son voyou de mari, ou bien si elle me mentait maintenant. Elle n’a levé les yeux que deux ou trois fois, furtivement, sans doute pour vérifier si je la fixais encore, et si je la croyais.

Puis Domenico lui demanda, d’un ton très paternel : “Dites-nous, Marta. Est-ce que vous souhaitez retourner sur la rive avec votre mari, ou bien venir avec nous.” En traduisant, j’ai dit “revenir avec moi”. Mais elle répondit clairement, avec un geste de sa main pointée, qu’elle voulait repartir pour Katarraktis.

Avec cet homme qu’elle déteste ? Je ne comprenais pas. Et puis, soudain, comme une illumination :

“Attends, Domenico, je crois avoir compris ce qui se passe. Son fils doit être sur l’île, et elle a peur qu’on s’en prenne à lui si elle disait du mal de son mari. Dis-lui que si c’est cela qu’elle redoute, nous obligerons son mari à faire venir l’enfant comme on l’a obligé à la faire venir. C’est elle qui ira chercher l’enfant, et nous retiendrons son mari jusqu’à son retour. Il ne pourra rien contre elle !”

“Calme-toi ! me dit le Calabrais. Il me semble que tu te racontes une fable. Mais si tu as le moindre doute, je veux bien que tu lui répètes ce que tu viens de me dire. Et tu peux lui promettre de ma part qu’il n’arrivera aucun mal à elle ni à son fils.”

Je me lançai alors dans une longue tirade passionnée, désespérée, pathétique, pour supplier Marta de me dire la vérité. Elle m’écouta les yeux baissés. Et lorsque j’en eus terminé, elle regarda Domenico pour redire :

“Il n’y a jamais eu d’enfant. Je n’ai jamais été enceinte. Je ne peux pas avoir d’enfant.”

Elle le dit en arabe, puis elle répéta les mêmes affirmations en mauvais grec, en se tournant vers Démétrios. Que Domenico consulta du menton.

Le matelot, qui n’avait rien dit jusque-là, eut l’air embarrassé. Il me regarda, regarda Marta, puis à nouveau moi, et enfin son capitaine.

“Quand je suis allé dans leur maison, je n’ai pas eu l’impression qu’il y avait un enfant.”

“C’était au milieu de la nuit, il dormait !”

“J’ai frappé à la porte, et réveillé tout le monde. Il y a eu un grand vacarme, et aucun enfant n’a pleuré.”

Je voulais reprendre la parole, mais cette fois Domenico m’ordonna de me taire :

“Cela suffit ! Pour moi, cette femme ne ment pas ! Il faut les relâcher, elle et son mari.”

“Pas encore, attends !”

“Non, je n’attendrai pas, Baldassare. L’affaire est entendue. Nous partons. Nous avons déjà pris du retard pour te satisfaire, et j’espère que tu songeras un jour à remercier tous ces hommes qui se sont mis en grand péril pour toi.”

Ces paroles me blessèrent plus que Domenico n’aurait pu l’imaginer. Aux yeux de cet homme, j’avais été un héros, et à présent j’apparaissais comme un amant éconduit, pleurnichard, fabulateur. En quelques heures, en quelques minutes même, en quelques répliques, le respectable et noblissime signor Baldassare Embriaco était devenu un importun, un passager encombrant, qu’on tolère comme un malheureux, et à qui l’on ordonne de se taire.

Et si je suis allé m’isoler dans un coin sombre pour pleurer en silence, c’est autant à cause de cela qu’à cause de Marta. Qui est partie juste après l’interrogatoire. Je suppose que Domenico a fait des excuses à son mari, et je crois qu’il leur a offert le canot par lequel ils sont revenus vers la côte. Je n’ai pas voulu assister aux adieux.

 

Aujourd’hui, ma blessure n’est plus aussi béante, même si elle est encore douloureuse. Quant au comportement de Marta, je ne l’ai toujours pas compris. Je me pose des questions si étranges que je n’ose les consigner sur ces pages. J’ai besoin d’y réfléchir encore…

Le 11 décembre

Et si tout le monde m’avait menti ?

Et si cette expédition n’avait été qu’une tromperie, une mystification, seulement destinée à me faire renoncer à Marta ?

Peut-être n’est-ce là qu’un délire, fruit de l’humiliation, de la solitude, et de quelques nuits sans sommeil. Mais peut-être est-ce aussi la seule vérité.

Gregorio, désireux de me faire renoncer à Marta une fois pour toutes, aurait dit à Domenico de m’emmener avec lui, et de faire en sorte que pIus jamais je ne veuille revoir cette femme.

Ne m’a-t-on pas dit un jour, à Smyrne, que Sayyaf trempait dans la contrebande, et justement celle du mastic ? Il est donc vraisemblable que Domenico le connaissait, alors qu’il a fait semblant de le voir pour la première fois. C’est peut-être pour cela aussi qu’on m’a demandé de rester derrière une cloison. De la sorte, je ne pouvais pas observer leurs clins d’œil et démasquer leur connivence !

Et sans doute Marta connaissait-elle Démétrios et Yannis, pour les avoir déjà vus chez son mari. Aussi se sentait-elle obligée de dire ce qu’elle a dit.

 

Mais lorsqu’on s’est trouvés ensemble, tout seuls, dans la cale, au moment où elle s’est étendue, comment se fait-il qu’elle n’en ait pas profité pour me parler en secret ?

Tout cela est effectivement du délire ! Pourquoi tous ces gens auraient-ils joué la comédie ? Juste pour m’abuser et pour me faire renoncer à cette femme ? N’avaient-ils vraiment rien de mieux à faire de leur vie que de risquer la pendaison et le pal pour se mêler de mes embrouilles amoureuses ?

Ma raison s’est déboîtée comme se déboîtait jadis l’épaule de mon pauvre père, et il faudrait un choc vigoureux pour la remettre en place.

Le 13 décembre

Pendant douze jours j’ai erré sur le bateau comme si j’étais invisible, ils avaient tous ordre de m’éviter. Si l’un ou l’autre marin m’adressait la parole, c’était du bout des lèvres, et en vérifiant bien que personne ne le voyait. Je mangeais seul, et en cachette, comme un pestiféré.

Depuis aujourd’hui, on me parle. Domenico est venu vers moi, et m’a pris dans ses bras comme s’il m’accueillait tout juste sur son bateau. C’était le signal, et l’on ose de nouveau me fréquenter.

J’aurais pu me rebiffer, refuser la main tendue, laisser parler en moi le sang crâneur des Embriaci. Je ne le ferai pas. Pourquoi mentir ? ce retour en grâce me soulage. Cette quarantaine me pesait.

Je ne suis pas de ceux qui se complaisent dans l’adversité.

J’aime être aimé.

Le 14 décembre

D’après Domenico, je devrais remercier le Très-Haut d’avoir ordonnancé les choses à Sa manière plutôt qu’à la mienne. Ces propos d’un contrebandier de Calabre devenu directeur de conscience m’ont amené à réfléchir, à peser, à comparer. Et au bout du compte, je ne lui donne pas entièrement tort.

“Imagine si cette femme avait dit ce que tu espérais qu’elle dise. Que son mari la maltraitait, qu’à cause de lui elle avait perdu son enfant, et qu’elle aimerait le quitter. Je suppose que tu l’aurais gardée auprès de toi, pour l’emmener dans ton pays.”

“Assurément !”

“Et son mari, qu’aurais-tu fait de lui ?”

“Qu’il aille au diable !”

“J’entends bien. Mais encore ? L’aurais-tu laissé repartir chez lui, au risque de le voir frapper un jour à ta porte pour te sommer de lui rendre sa femme ? Et qu’aurais-tu dit à ses proches ? Qu’il était mort ?”

“Crois-tu que je n’ai jamais pensé à tout cela ?”

“Oh non, je suis persuadé que tu y as pensé mille fois. Mais j’aimerais savoir de ta bouche quelle solution tu avais trouvée.”

Il se tut pendant quelques secondes, et moi aussi.

“Je ne veux pas te torturer, Baldassare. Je suis ton ami et j’ai fait pour toi ce que ton propre père n’aurait pas fait. Alors je vais te dire ce que tu n’oses me dire toi-même. Cet homme, ce porc de mari, il aurait fallu le tuer. Non, ne fais pas cette grimace, ne te montre pas effarouché, je sais que tu y as pensé, et moi aussi. Parce que si cette femme avait décidé de le quitter, ni toi ni moi n’aurions voulu qu’il reste en vie et revienne nous hanter. Moi, je me serais dit qu’il y a un homme à Chio qui ne rêve que de se venger, et à chaque passage par cette île je l’aurais redouté. Et toi aussi, bien entendu, tu aurais préféré le savoir mort.”

“Sans doute !”

“Mais aurais-tu été capable de le tuer ?”

“J’y ai réfléchi”, avouai-je enfin, mais sans rien dire de plus.

“Il ne suffit pas d’y réfléchir, et encore moins de le souhaiter. Chaque jour il peut t’arriver de souhaiter la mort de quelqu’un. Un serviteur malhonnête, un client retors, un voisin importun, et même ton propre père. Mais ici, il n’aurait pas suffi de souhaiter. Aurais-tu été capable de prendre un couteau, par exemple, d’avancer vers ton rival, et de le lui planter dans le cœur ? Aurais-tu été capable de lui attacher les mains et les pieds, puis de le lancer par-dessus bord ? Tu y a pensé, et j’y ai pensé pour toi. Je me suis demandé quelle serait la solution idéale pour toi. Et je l’ai trouvée. Tuer cet homme, le balancer par-dessus bord n’aurait pas suffi. Tu n’avais pas seulement besoin de le savoir mort, tu avais aussi besoin que les gens de ton quartier le voient mort. Il aurait fallu que nous allions en direction de Gibelet, en gardant cet homme vivant au milieu de nous. Arrivés à quelques encablures de la côte, nous lui aurions attaché les pieds solidement avec une corde, et l’aurions balancé par-dessus bord. Là, nous l’aurions laissé s’étouffer dans l’eau pendant, disons, une heure, puis nous l’aurions remonté noyé. Nous aurions alors défait ses liens, nous l’aurions placé sur un brancard, et vous seriez descendus, cette femme et toi, en ayant l’air affligés, avec mes hommes pour transporter le cadavre jusqu’à terre. Vous auriez raconté qu’il était tombé du bateau le jour même, qu’il s’était noyé, et j’aurais confirmé vos dires. Puis vous l’auriez enterré, et un an plus tard tu aurais épousé sa veuve.

“Moi, c’est comme cela que j’aurais fait. J’ai déjà tué des dizaines d’hommes, et aucun d’eux n’est jamais revenu me hanter dans mon sommeil. Mais toi, dis-moi, aurais-tu été capable d’agir ainsi ?”

Je lui avouai que j’aurais certainement remercié le Ciel si notre équipée s’était conclue ainsi qu’il venait de l’imaginer. Mais que j’aurais été incapable de tremper mes mains dans un tel crime.

“Alors, sois heureux que cette femme n’ait pas prononcé les mots que tu espérais !”

Le 15 décembre

Je repense encore aux paroles de Domenico. S’il était à ma place, je ne doute pas qu’il aurait agi exactement de la manière qu’il m’a décrite. Quant à moi, je suis né marchand et j’ai une âme de marchand, pas celle d’un corsaire ni celle d’un guerrier. Ni celle d’un brigand – peut-être est-ce pour cela que Marta m’a préféré l’autre. Lui, comme Domenico, n’aurait pas hésité à tuer pour obtenir ce qu’il voulait. Aucun scrupule ne les retient. Mais auraient-ils dévié de leur route pour l’amour d’une femme ?

 

Je ne l’ai pas encore oubliée, je ne sais si je l’oublierai un jour… Si, un jour je l’oublierai, et sa trahison m’y aidera.

Cela dit, je ne puis m’empêcher d’avoir encore un doute. M’a-t-elle vraiment trahi, ou bien a-t-elle parlé ainsi pour préserver son enfant ?

Voilà que je reparle de cet enfant, alors que tous me disent qu’il n’existe pas, et qu’il n’a jamais existé.

Et s’ils me mentaient tous ? Elle pour protéger son enfant, et les autres pour… Ah non ! Cela suffit ! Je ne vais pas revenir à mon délire ! Même si je ne devais jamais connaître toute la vérité, il faut que je tourne le dos à ma vie passée, et que je regarde devant moi, devant moi.

De toute manière, l’année s’achève…

Le 17 décembre

J’ai observé le ciel la nuit dernière, et il me semble que les étoiles sont véritablement de moins en moins nombreuses.

Elles s’éteignent, les unes après les autres, et sur terre les incendies.

Le monde a commencé au paradis, et il finira en enfer.

Pourquoi y suis-je venu si tard ?

Le 19 décembre

Nous venons de passer le détroit de Messine en évitant ce gouffre bouillonnant qu’on appelle Charybde. Domenico a donné ce nom à son bateau pour conjurer ses frayeurs, mais il prend tout de même soin de ne jamais s’en approcher.

Nous allons remonter maintenant le long de la péninsule italienne jusqu’à Gênes. Où, me jure le Calabrais, une nouvelle vie m’attend. À quoi me sert-il d’inaugurer une nouvelle vie si le monde est sur le point de s’éteindre ?

J’ai toujours cru que c’est à Gibelet que je passerais les derniers jours de “l’année de la Bête”, pour que tous les miens soient ensemble dans la même maison, serrés les uns contre les autres, réconfortés par des voix familières, s’il devait arriver ce qui doit arriver. J’étais tellement sûr d’y retourner que je n’en parlais presque pas, je m’interrogeais seulement sur les dates et les itinéraires. Devais-je y aller en avril, directement, au lieu de suivre Le Centième Nom jusqu’à Londres ? Devais-je, sur le chemin du retour, passer par Chio ? ou par Smyrne ? Même Gregorio, lorsqu’il m’avait fait promettre de revenir chez lui, avait bien compris que je ne pourrais l’envisager qu’après avoir mis de l’ordre dans mes affaires à Gibelet.

Et pourtant, me voici déjà sur la route de Gênes. J’y serai pour Noël, et c’est là que je me trouverai lorsque s’achèvera l’année 1666.

Le 20 décembre 1666

La vérité, c’est que je me suis constamment caché la vérité, même dans ce journal qui aurait dû être mon confesseur.

La vérité, c’est qu’en retrouvant Gênes, j’ai su que je ne retournerais plus à Gibelet. Je me le suis murmuré quelquefois, sans jamais oser l’écrire, comme si une pensée aussi monstrueuse ne pouvait être consignée sur papier. Car à Gibelet se trouvent ma sœur bien-aimée, mon commerce, la tombe de mes parents, et ma maison natale où était né déjà le père de mon grand-père. Mais j’y suis étranger comme un Juif. Alors que Gênes, qui ne m’avait jamais connu, m’a reconnu, m’a embrassé, m’a serré contre sa poitrine comme l’enfant prodigue. Je marche dans ses ruelles la tête haute, déclame mon nom italien à voix haute, souris aux femmes et ne crains pas les janissaires. Les Embriaci ont peut-être eu un ancêtre taxé d’ébriété, mais ils ont aussi une tour à leur nom. Toute famille devrait avoir quelque part sur terre une tour à son nom.

 

Ce matin j’ai écrit ce que j’ai cru devoir écrire. J’aurais pu tout aussi bien écrire le contraire.

Je me vante d’être chez moi à Gênes, rien qu’à Gênes, alors que je vais y être, jusqu’à la fin de mes jours, l’invité de Gregorio, et son obligé. Je vais quitter mon propre toit pour vivre sous le sien, quitter ma propre affaire pour m’occuper de la sienne.

Serai-je fier de vivre ainsi ? Dépendre de lui et de sa générosité alors que je pense de lui ce que je pense ? Alors que je m’agace de son empressement, que je me gausse de sa dévotion, et que je me suis déjà glissé en catimini hors de sa maison parce que je ne supportais plus ses allusions ni la figure de sa femme ? Je vais recevoir la main de sa fille comme on reçoit l’hommage d’un vassal, comme par droit de cuissage, parce que je porte le nom des Embriaci et que lui-même ne porte que son nom. Sa vie entière il n’aura travaillé que pour moi, il n’aura bâti son affaire, armé ses bâtiments, arrondi sa fortune, fondé sa famille, que pour moi. Il aura planté, arrosé, taillé, soigné, pour que je vienne mordre dans le fruit. Et j’ose me dire fier de porter le nom que je porte, et de me pavaner dans Gênes ! En ayant abandonné ce que j’ai bâti et ce que mes ancêtres ont bâti pour moi !

Peut-être deviendrai-je à Gênes le fondateur d’une dynastie. Mais j’aurai été le fossoyeur d’une autre dynastie, plus glorieuse encore, instaurée au commencement des croisades, disparue avec moi, éteinte.

Je finirai cette année à Gênes, mais si d’autres années suivaient, je ne sais pas encore où je les passerais.

Le 22 décembre 1666

Nous nous sommes abrités de la houle sur une crique au nord de Naples, en un endroit presque désert, et en demeurant tous aux aguets par crainte des naufrageurs.

Il paraît qu’on a vu du bateau un grand incendie sur la côte, aux confins de Naples. Moi j’étais couché et je n’ai rien vu.

J’ai à nouveau le mal de mer. Et aussi le vertige sournois de l’année finissante.

Dans dix jours le monde aura déjà résolument passé le cap, ou aura fait naufrage.

Le 23 décembre 1666

Ni Marta ni Giacominetta – en me réveillant ce matin je n’avais à l’esprit que la chevelure rousse de Bess, son odeur de violette et de bière, et son regard de mère déchue. Londres ne me manque pas, mais je ne puis sans tristesse songer à son terrible destin de Gomorrhe. Si j’ai détesté ses rues et ses foules, j’ai trouvé dans cette ville au voisinage de cette femme une tribu d’étranges amis.

Que sont-ils devenus ? Qu’est devenu leur ale house vétuste, avec ses escaliers de bois et ses combles ? Qu’est devenue la Tour de Londres ? Et la cathédrale Saint Paul ? Et tous ces libraires avec leurs monticules d’ouvrages ? Cendres, cendres. Et cendres aussi le fidèle journal que j’étais en train de nourrir chaque jour. Oui, cendres cendres tous les livres, à l’exception de celui de Mazandarani ; qui répand la désolation autour de lui, mais s’en tire chaque fois indemne. Partout où il s’est trouvé, ce ne furent qu’incendies et naufrages. Incendie à Constantinople, incendie à Londres, naufrage pour Marmontel ; et ce navire maintenant qui paraît sur le point de chavirer…

Malheur à qui s’approche du nom caché, ses yeux sont assombris, ou éblouis – jamais éclairés. Dans mes prières, j’ai désormais envie de dire :

Seigneur, ne sois jamais trop loin de moi ! Mais ne sois pas non plus trop proche !

Laisse-moi admirer les étoiles sur les pans de Ta robe ! Mais ne me montre pas Ton visage !

Permets-moi d’entendre le bruissement des rivières que Tu fais couler, le vent que Tu fais souffler dans les arbres, et les rires des enfants que Tu fais naître ! Mais, Seigneur ! Seigneur ! ne permets pas que j’entende Ta voix !

Le 24 décembre 1666

Domenico avait promis que nous serions à Gênes pour Noël. Nous n’y serons pas. Si la mer était calme, nous pourrions arriver demain soir. Mais le libeccio qui souffle du sud-ouest redouble de violence, nous contraignant à nous réfugier de nouveau sur la côte.

Libeccio… J’avais oublié ce mot de mon enfance, que mon père et mon grand-père évoquaient avec un mélange de nostalgie et d’effroi. Ils l’opposaient toujours à scirocco, pour dire – si je me souviens bien – que Gênes s’est protégée de l’un mais pas de l’autre, et que c’est à cause de l’incurie des familles qui la dirigent aujourd’hui, lesquelles dépensent des fortunes pour édifier leurs palais mais sont prises d’avarice dès qu’il s’agit du bien commun.

De fait, le Calabrais m’a dit que, il y a vingt ans encore, aucun navire ne voulait passer l’hiver à Gênes, car le libeccio y provoquait d’abominables carnages. Chaque année on dénombrait vingt bateaux coulés, ou quarante, et une fois plus de cent, naves et barques et frégates. Surtout en novembre et décembre. Depuis, une nouvelle jetée a été construite, du côté du ponant, qui abrite le port.

“Lorsque nous y serons, nous ne craindrons plus rien. Le bassin est devenu un lac paisible. Mais pour y arriver, en cette saison, ancêtres miens !”

Le 25 décembre 1666

Nous avons tenté ce matin une sortie vers la haute mer, puis nous nous sommes rabattus sur la côte. Le libeccio soufflait de plus en plus fort, et Domenico savait qu’il ne pourrait aller loin. Mais il voulait que nous nous abritions dans l’anse qui se trouve derrière la péninsule de Porto-venere, du côté de Lerici.

Je suis las de la mer, constamment malade. Et j’aurais volontiers poursuivi par la route jusqu’à Gênes, qui n’est plus qu’à une journée d’ici. Mais, après ce que le capitaine et son équipage ont fait pour moi, j’aurais honte de les abandonner ainsi. Je me dois de partager leur sort comme ils ont partagé le mien, dussé-je cracher mes entrailles.

Le 26 décembre

À un vieux marin grincheux qui lui reprochait de ne pas avoir tenu sa promesse, Domenico a répondu : “Mieux vaut arriver trop tard à Gênes que trop tôt en enfer !”

Nous avons tous ri, sauf le vieux marin, trop proche sans doute de son trépas, et que l’évocation de l’enfer ne fait plus rire.

Le lundi 27 décembre 1666

Enfin, Gênes !

Sur le port, Gregorio m’attendait. Il avait posté un homme près du phare, pour qu’il l’avertisse lorsque notre navire poindrait.

En le voyant, de loin, qui agitait les deux mains, je me suis souvenu de ma première arrivée dans ma cité d’origine, il y a neuf mois. Je venais sur le même bateau, en provenance de la même île, convoyé par le même capitaine. Mais c’était alors le printemps, et le port grouillait de navires qu’on chargeait, qu’on déchargeait, avec des douaniers, des porteurs, des voyageurs, des commis, des badauds. Aujourd’hui, nous étions seuls. Aucun autre bateau n’arrivait, aucun ne partait, personne n’était là pour dire adieu ou pour ouvrir les bras ou pour contempler béatement le va-et-vient. Personne, pas même Melchione Baldi – en vain je l’ai cherché des yeux. Rien que des bateaux à l’arrêt, vides, et des quais quasiment vides aussi.

Dans ce désert de pierre et d’eau, malmené par le vent froid, un homme se tenait debout, réjoui, rougeoyant, chaleureux et cependant inébranlable. Le sieur Mangiavacca venait prendre livraison de huit cents litrons de mastic et d’un gendre prodigue.

Je continue à le moquer mais je ne cherche plus à lui tenir tête. Et je le bénis plus que je ne le maudis.

Giacominetta a rougi en me voyant entrer dans la maison en compagnie de son père. À l’évidence, on lui a déjà dit que si je revenais à Gênes, je demanderais sa main, et qu’elle me serait donnée. Quant à ma future belle-mère, elle était souffrante, à cause du froid, et n’a pas quitté son lit depuis deux jours, m’a-t-on dit. Après tout, il se peut que ce soit vrai…

 

Trois choses me déplaisent en Giacominetta : son prénom, sa mère, et une certaine ressemblance d’allure avec Elvira, ma première épouse, la tristesse de ma vie.

Mais d’aucune de ces trois tares je ne puis rendre responsable la brave fille de Gregorio.

Le 28 décembre

Mon hôte est venu me voir de bon matin dans ma chambre, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’ici. Il a prétendu qu’il préférait que personne ne sache que nous avions cette conversation, mais il me semble qu’il voulait surtout donner à sa démarche un caractère de solennité.

Il venait me réclamer ma dette de parole comme il ne me réclamera jamais ma dette d’argent. Bien entendu, je m’y attendais, mais peut-être pas aussi vite. Ni de cette manière.

“Il y a des promesses entre nous”, dit-il, d’entrée de jeu.

“Je ne les ai pas oubliées.”

“Moi non plus je ne les ai pas oubliées, mais je ne voudrais pas que tu te sentes contraint – par obligation envers moi, ou même par amitié – de faire ce que tu ne souhaites pas. Pour cette raison, je te délie de ton serment jusqu’à la fin de cette journée. J’ai dit aux cuisines que tu étais arrivé fatigué, et que tu allais garder ta chambre jusqu’au soir. On t’apportera ici tes repas, et tout ce que tu demanderas. Prends une journée de repos et de méditation. À mon retour, tu me donneras ta réponse, et je l’accepterai quelle qu’elle soit !”

Il essuya une larme, et sortit sans attendre ma réponse.

Dès qu’il eut refermé la porte, je m’assis à ma table pour écrire cette page, dans l’espoir qu’elle m’aiderait à réfléchir.

Réfléchir – quel mot présomptueux ! Jeté à l’eau, on barbote, on nage, on flotte, ou on coule. On ne réfléchit pas.

 

J’ai ici, près de moi, sur la table, Le Centième Nom… Dois-je m’estimer privilégié de l’avoir en ma possession alors que s’achève l’année fatidique ? Sommes-nous réellement aux derniers jours du monde ? Aux trois ou quatre jours qui précèdent le Jugement dernier ? L’univers va-t-il s’embraser, puis s’éteindre ? Les murs de cette maison vont-ils se froisser et se recroqueviller comme un papier dans la main d’un géant ? Le sol sur lequel s’élève la ville de Gênes va-t-il se dérober soudain sous nos pieds, au milieu des hurlements, comme en un gigantesque et ultime tremblement de terre ? Et quand cet instant-là sera venu, pourrai-je encore saisir ce livre, l’ouvrir, trouver la bonne page, et voir s’inscrire soudain devant moi en lettres scintillantes le nom suprême que je n’ai jamais encore pu déchiffrer ?

 

À vrai dire, je ne suis persuadé de rien. J’imagine toutes ces choses, j’en redoute certaines, mais je ne crois en aucune. J’ai couru une année entière derrière un livre que je ne désire plus. J’ai rêvé d’une femme qui m’a préféré un brigand. J’ai noirci des centaines de pages et il ne m’en reste rien… Pourtant, je ne suis pas malheureux. Je suis à Gênes, au chaud, je suis convoité et peut-être même un peu aimé. Je regarde le monde et ma propre vie comme un étranger. Je ne désire rien, sinon peut-être que le temps s’arrête au 28 décembre 1666.

 

J’attendais Gregorio, mais c’est sa fille qui est venue tout à l’heure. La porte s’est ouverte et Giacominetta est entrée, m’apportant sur un plateau du café et des sucreries. Un prétexte pour que nous parlions. Non pas, cette fois, des arbres du jardins, du nom des plantes et des fleurs. Mais de ce qui nous a été destiné. Elle est impatiente – comment pourrais-je l’en blâmer ? Mes interrogations concernant notre futur mariage occupent le quart de mes pensées, alors qu’elles occupent, pour elle qui vient d’avoir quatorze ans, les quatre quarts ! Je fis cependant mine de ne pas m’en apercevoir.

“Dis-moi, Giacominetta, sais-tu que ton père et moi, nous avons longuement parlé de toi et de ton avenir ?”

Elle rougit et ne dit rien, sans pour autant se prétendre surprise.

“Nous avons parlé fiançailles et mariage.”

Elle ne dit toujours rien.

“Sais-tu que j’ai déjà été marié, et que je suis veuf ?”

Cela, elle ne le savait pas. Je l’avais pourtant dit à son père.

“J’avais dix-neuf ans, et on m’avait donné pour femme la fille d’un négociant installé en l’île de Chypre…”

“Comment s’appelait-elle ?”

“Elvira.”

“De quoi est-elle morte ?”

“De tristesse. Elle se promettait d’épouser un jeune homme qu’elle connaissait, un Grec, et ne voulait pas de moi. On ne m’en avait rien dit. Si je l’avais su, j’aurais peut-être résisté à ce mariage. Mais elle était jeune, j’étais jeune, nous avions obéi à nos pères. Elle n’a jamais pu être heureuse et elle ne m’a pas rendu heureux. Je te raconte cette histoire triste parce que je ne voudrais pas que la même chose arrive avec nous. Je voudrais que tu me dises ce que tu souhaites. Je ne veux pas qu’on te force à faire ce que tu ne veux pas. Tu n’as qu’à me dire, et je ferai comme si c’était moi qui ne pouvais pas me marier.”

Giacominetta rougit encore, et détourna le visage avant de dire :

“Si nous nous marions, je ne serai pas malheureuse…”

Puis elle s’enfuit par la porte qui était demeurée grande ouverte.

 

Dans l’après-midi, alors que j’attends encore le retour de Gregorio pour lui donner ma réponse, je vois par la fenêtre sa fille, qui se promène dans le jardin, qui s’approche de la statue de Bacchus que j’avais offerte, et qui s’appuie sur les épaules de la divinité étendue.

Lorsque son père reviendra, je lui demanderai sa main comme je m’y étais engagé. Si le monde survit jusqu’à mon jour de noces, je ne pourrai que m’en réjouir. Et si le monde meurt, si Gênes meurt, si nous mourons tous, j’aurai acquitté cette dette, je partirai l’âme plus sereine, et Gregorio aussi…

Mais je ne souhaite pas la fin du monde. Et je n’y crois guère – y ai-je jamais cru ? Peut-être. Je ne sais plus…

Le 29 décembre

En mon absence est arrivée la lettre que j’attendais, la lettre de Plaisance. Elle est datée du dimanche 12 septembre mais Gregorio ne l’a reçue que la semaine passée, et il ne me l’a donnée que ce matin, prétendant qu’il l’avait oubliée. Je ne crois pas à cet oubli. Je sais parfaitement pourquoi il l’a gardée jusqu’ici – il voulait être sûr qu’aucune nouvelle de Gibelet ne viendrait retarder ma décision. En agissant ainsi, il a fait preuve d’une prudence excessive, car rien dans la lettre ne pouvait affecter mon alliance avec sa fille comme avec lui. Mais cela, comment aurait-il pu le savoir ?

 

Ma sœur m’apprend que ses deux fils sont rentrés sains et saufs ; en revanche, elle n’a aucune nouvelle de Hatem, dont la famille est inquiète au plus haut point. “Je m’efforce de les rassurer, sans plus savoir quoi leur dire”, m’écrit-elle, en me suppliant de lui faire parvenir des nouvelles si j’en avais.

Je m’en veux de n’avoir pas posé la question à Marta, quand je l’ai vue. Je me l’étais promis, mais la tournure prise par les événements m’avait tellement secoué que je n’y avais plus pensé. À présent, j’en ai du remords, mais à quoi le remords m’avance-t-il ? et à quoi avance-t-il ce malheureux Hatem ?

J’en suis d’autant plus triste que je ne m’y attendais pas. À mes neveux, je ne faisais guère confiance. L’un guidé par ses envies, l’autre par ses lubies, ils me paraissaient vulnérables, et je craignais qu’ils ne refusent de repartir pour Gibelet, ou qu’ils se perdent en route. Alors que mon commis m’avait habitué à se tirer indemne de tous les mauvais pas, au point que je souhaitais surtout qu’il puisse passer par Smyrne pour y récupérer Habib et Boumeh avant qu’ils n’en soient repartis.

 

Par ailleurs, ma sœur m’annonce qu’un colis est arrivé de Constantinople, par l’entremise d’un pèlerin en route vers la Terre sainte. Ce sont les affaires que j’avais dû laisser chez Barinelli. Elle me parle de certaines choses qui s’y trouvent, notamment des habits, sans un mot toutefois de mon premier cahier. Peut-être ne l’a-t-on pas retrouvé. Mais il est possible aussi que Plaisance ne l’ait pas mentionné parce qu’elle ignore son importance pour moi.

De Marta non plus, ma sœur ne me dit rien. Il est vrai que dans ma lettre j’avais juste dit qu’elle avait fait un bout de chemin en notre compagnie. Sans doute ses fils l’ont-ils mise au courant de notre idylle, mais elle a choisi de ne point en parler, et je ne m’en étonne pas.

Le 30 décembre

Je suis allé remercier le frère Egidio, par les soins duquel la lettre de Plaisance m’est parvenue. Il m’a parlé comme s’il était convenu que j’allais épouser Giacominetta, m’a loué la piété de celle-ci, de ses sœurs, de leur mère, mais pas celle de Gregorio, dont il a seulement vanté la bonhomie et la générosité. Je n’ai pas essayé de me défendre ni de nier, le sort en est jeté, le Rubicon est franchi, et il ne servirait plus à rien de gloser sur les circonstances. Je n’ai pas vraiment choisi de mettre les pieds là où je les ai mis, mais choisit-on jamais vraiment ? Mieux vaut se faire complice du Ciel que de traverser la vie entière dans l’amertume et la contrariété. Il n’y a aucune honte à déposer les armes aux pieds de la Providence, le combat n’était pas égal, et l’honneur est sauf. De toute manière on ne gagne jamais la dernière bataille.

Au cours de notre conversation, qui dura plus de deux heures, frère Egidio m’a appris que, selon des voyageurs arrivés récemment de Londres, l’incendie aurait été finalement maîtrisé. Il aurait détruit, dit-on, la plus grande partie de la cité, mais le nombre de morts n’aurait pas été très élevé.

“S’il l’avait voulu, le Très-Haut aurait pu anéantir ce peuple mécréant. Il s’est contenté de lui adresser un avertissement, afin qu’il renonce à ses errements, et qu’il revienne au bercail miséricordieux de notre mère l’Église.”

Pour le frère Egidio, c’est la dévotion secrète du roi Charles et de la reine Catherine qui a persuadé le Seigneur de se montrer clément, cette fois. Mais la perfidie de ce peuple finira par user l’infinie patience de Dieu…

Pendant qu’il parlait, mille pensées traversèrent mon esprit. Du temps où j’étais dans ma cachette, dans les combles, au dernier étage du ale house, on murmurait que c’est à cause du roi que Dieu a puni Londres, à cause de sa dévotion secrète à “l’antéchrist” de Rome, et à cause de ses coucheries…

Dieu a-t-Il été trop sévère envers les Anglais ? A-t-Il été trop clément ?

Nous lui prêtons l’irritation, la colère, l’impatience, ou le contentement, mais que savons-nous de ses véritables sentiments ?

Si j’étais à Sa place, si je trônais au sommet de l’univers, depuis toujours et pour toujours, maître de l’hier et du lendemain, maître de la naissance, de la vie, de la mort, il me semble que je n’aurais éprouvé ni impatience ni contentement – qu’est-ce que l’impatience pour celui qui dispose de l’éternité ? qu’est-ce que le contentement pour celui qui possède tout ?

Je ne L’imagine pas en colère, je ne L’imagine pas outré ni scandalisé, ni Se jurant de châtier ceux qui se détournent du pape, ou du lit conjugal.

Si j’étais Dieu, c’est pour Bess que j’aurais sauvé Londres.

L’ayant vue courir, s’inquiéter, risquer sa vie pour sauver un Génois, un inconnu de passage, j’aurais caressé d’une petite brise ses cheveux roux défaits, épongé son visage en sueur, j’aurais écarté les décombres qui lui barraient le chemin, dispersé la foule enragée, j’aurais éteint les feux qui cernaient sa maison. Je l’aurais laissée monter dans sa chambre, et s’étendre et s’endormir, les paupières sereines…

Se peut-il que je sois – moi, Baldassare, misérable pécheur – plus prévenant que Lui ? Se peut-il que mon cœur de marchand soit plus généreux que le Sien, et plus riche de miséricorde ?

 

À relire ce que je viens d’écrire, entraîné par ma plume, je ne puis m’empêcher d’avoir une certaine frayeur. Mais elle n’a pas lieu d’être. Le Dieu qui mérite que je me prosterne à Ses pieds ne peut avoir aucune petitesse ni aucune susceptibilité. Il doit être au-dessus de tout cela, Il doit être plus grand. Il est plus grand ; plus grand, comme aiment à répéter les musulmans.

Je persiste donc – que la journée de demain soit la dernière avant la fin du monde, ou qu’elle soit seulement la dernière de l’année en cours –, je persiste dans ma crânerie d’Embriaco et ne renie rien.

Le 31 décembre 1666

De par le monde, bien des gens doivent penser ce matin qu’ils vont vivre le dernier jour de la dernière année.

Ici, dans les rues de Gênes, je ne remarque aucune frayeur, ni aucune ferveur particulière.

Mais Gênes n’a jamais prié que pour sa prospérité et pour le bon retour des navires, elle n’a jamais eu plus de Foi qu’il n’est raisonnable d’en avoir – bénie soit-elle !

 

Gregorio a décidé de donner cet après-midi une fête pour remercier le Ciel, dit-il, d’avoir rendu la santé à son épouse. Laquelle s’est levée du lit, hier, et semble effectivement rétablie. Cependant, j’ai idée que c’est autre chose que mon hôte célèbre déjà. Des fiançailles voilées, en quelque sorte – voilées comme cette écriture.

 

Sans doute la dame Orietina n’est-elle plus souffrante, mais quand elle me voit son visage paraît endolori.

Je ne sais toujours pas si elle me regarde ainsi parce qu’elle ne veut pas de moi comme gendre, ou bien parce qu’elle aurait voulu que je sollicite humblement la main de sa fille plutôt que de la recevoir, le nez en l’air, comme un hommage qui serait dû à mon nom.

 

Pour la fête, Gregorio avait engagé un joueur de viole et chanteur de Crémone, qui nous interpréta les airs les plus délicieux – je note de mémoire les noms des compositeurs : Monteverdi, Luigi Rossi, Jacopo Peri, ainsi qu’un certain Mazzochi ou Marazzoli, dont le neveu aurait épousé une nièce de Gregorio.

Je n’avais pas voulu gâcher le bonheur de mon hôte en lui avouant que cette musique, même la plus allègre, était pour moi cause de mélancolie. C’est que la seule fois où j’avais entendu auparavant un joueur de viole, c’était lorsque, peu après mon mariage, j’étais parti avec les miens pour l’île de Chypre, afin de rendre leur visite aux parents d’Elvira. Je vivais déjà cette union indésirée comme une épreuve pénible, et chaque fois qu’un air m’émouvait, ma blessure se faisait plus douloureuse.

Pourtant, aujourd’hui, lorsque cet homme de Crémone commença à jouer, lorsque la grande pièce s’emplit de sa musique, je me sentis aussitôt glisser, comme par distraction, dans une douce rêverie où il n’y avait plus de place pour Elvira, ni pour Orietina. Je n’ai plus songé qu’aux femmes que j’ai aimées, celles qui m’ont tenu dans leurs bras au cours de mon enfance – ma mère, et les femmes en noir de Gibelet – et celles que j’ai tenues dans mes bras en mon âge d’homme.

Parmi les dernières, aucune ne m’inspire autant de tendresse que Bess. Bien sûr, je pense un peu à Marta, mais elle me cause aujourd’hui autant de tristesse qu’Elvira, une blessure qui ne se refermera que lentement. Tandis que mon passage furtif dans le jardin de Bess demeurera pour moi, à jamais, un avant-goût du paradis.

Que je suis heureux que Londres n’ait pas été détruite !

Le bonheur pour moi aura toujours le goût de la bière épicée, l’odeur de la violette – et même le son grinçant des escaliers en bois qui menaient jusqu’à mon royaume des combles, au-dessus du ale house.

Est-il convenable de songer ainsi à Bess dans la maison de mon futur beau-père, qui est aussi mon bienfaiteur ? Mais les songes sont libres de toute maison et de toute convenance, libres de tout serment, libres de toute gratitude.

 

Plus tard dans la soirée, alors que l’homme de Crémone qui avait soupé avec nous venait de partir en emportant sa viole, il y eut un orage inattendu. Il ne devait pas être loin de minuit. Des éclairs, des grondements, de la pluie en rafales – alors que le ciel paraissait nuageux mais serein. Puis ce fut la foudre. Le son déchirant d’un rocher qu’on éclate. La plus jeune des filles de Gregorio, qui somnolait dans ses bras, se réveilla en pleurant. Son père la rassura en disant que la foudre paraît toujours bien plus proche qu’elle n’est, que celle-ci était tombée là-haut sur le Castello, ou dans le bassin du port.

Mais à peine avait-il terminé son explication qu’une autre foudre tomba, encore plus proche. Elle tonna en même temps que l’éclair, et cette fois nous fûmes nombreux à crier.

Avant même que nous ne soyons remis de notre frayeur, un phénomène étrange se produisit. De l’âtre autour duquel nous étions rassemblés sortit soudain, sans raison apparente, une languette de feu, qui se mit à courir sur le sol. Nous étions tous épouvantés, muets, saisis de tremblements, et Orietina, qui était assise près de moi mais qui ne m’avait adressé jusque-là ni une parole ni un regard, m’agrippa soudain le bras et le serra si fort qu’elle enfonça ses ongles dans ma chair.

Elle chuchota – mais d’un chuchotement ample que chacun put entendre :

“C’est le jour du Jugement ! On ne m’avait pas menti ! C’est le jour du Jugement ! Que le Seigneur ait pitié de nous !” Puis elle se jeta à terre, à genoux, et retira de sa poche un chapelet, en nous incitant à faire de même. Ses trois filles et les servantes qui étaient là se mirent à marmonner des prières. Quant à moi, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de la languette de feu qui dans sa course atteignit une peau de mouton qu’on avait mise là, s’y agrippa, et la mit en flammes. Je tremblais de tous mes membres, je l’avoue, et dans la confusion du moment je me dis que je devrais courir rapporter de ma chambre Le Centième Nom.

En quelques enjambées, j’étais dans l’escalier, mais j’entendis Gregorio qui criait :

“Baldassare, où vas-tu donc ? Aide-moi !”

Il s’était levé, avait saisi une grande carafe d’eau, et commencé à en déverser le contenu sur la peau de mouton embrasée. Le feu s’apaisa un peu sans s’éteindre, alors il entreprit de l’écraser de ses pieds en une danse qui, en d’autres circonstances, nous aurait tous fait rire aux larmes. Je revins vers lui en courant, et me mis à effectuer la même danse, écrasant la languette, l’étouffant quand elle se ranimait, comme si nous étions en train de décimer une colonne de scorpions.

Pendant ce temps, quelques autres personnes s’éveillèrent encore de leur terreur, une jeune servante d’abord, puis le jardinier, puis Giacominetta ; ils coururent apporter divers récipients emplis d’eau, qu’ils déversèrent sur tout ce qui brûlait encore, ou rougeoyait, ou fumait.

Ce branle-bas ne dura qu’une poignée de minutes, mais c’était aux environs de minuit, et il me semble que c’est par cette farce que s’est achevée “l’année de la Bête”.

Bientôt, la dame Orietina, demeurée seule à genoux, se leva enfin et décréta qu’il était temps que nous allions tous nous coucher.

 

En montant vers ma chambre, j’ai pris un chandelier, que j’ai posé sur ma table en arrivant, afin d’écrire ces quelques lignes.

 

Ultime superstition, je vais attendre le lever du jour pour consigner la nouvelle date.

 

Nous sommes le premier janvier de l’an mil six cent soixante-sept.

L’année dite “de la Bête” s’est achevée, mais le soleil se lève sur ma ville de Gênes. De son sein je suis né il y a mille ans, il y a quarante ans, et à nouveau ce jour.

Depuis l’aube je suis dans l’allégresse, et j’ai envie de regarder le soleil et de lui parler comme François d’Assise. On devrait se réjouir chaque fois qu’il recommence à nous éclairer, mais aujourd’hui les hommes ont honte de parler au soleil.

Ainsi, il ne s’est pas éteint, ni les autres corps célestes. Si je ne les ai pas vus la nuit dernière, c’est que le ciel était couvert. Demain, ou dans deux nuits, je les verrai, et je n’aurai pas besoin de les compter. Ils sont là, le ciel n’est pas éteint, les villes ne sont pas détruites, ni Gênes, ni Londres, ni Moscou, ni Naples. Nous devrons vivre encore jour après jour au ras du sol avec nos misères d’hommes. Avec la peste et les vertiges, avec la guerre et les naufrages, avec nos amours, avec nos blessures. Nul cataclysme divin, nul auguste déluge ne viendra noyer frayeurs et trahisons.

Il se peut que le Ciel ne nous ait rien promis. Ni le meilleur ni le pire. Il se peut que le Ciel ne vive qu’au rythme de nos propres promesses.

 

Le Centième Nom est à mes côtés, qui apporte encore de temps à autre le trouble dans mes pensées. Je l’ai désiré, je l’ai trouvé, je l’ai repris, mais lorsque je l’ai ouvert il est demeuré clos. Peut-être ne l’ai-je pas assez mérité. Peut-être avais-je trop peur de découvrir ce qu’il cache. Mais peut-être aussi n’avait-il rien à cacher.

Désormais, je ne l’ouvrirai plus. Demain, j’irai l’abandonner discrètement dans le fouillis de quelque bibliothèque, pour qu’un jour, dans de nombreuses années, d’autres mains viennent s’en emparer, d’autres yeux viennent s’y plonger, qui ne seraient plus voilés.

Sur les traces de ce livre, j’ai parcouru le monde par mer et par terre, mais au sortir de l’année 1666, si je faisais le bilan de mes pérégrinations, je n’ai fait qu’aller de Gibelet à Gênes par un détour.

 

Il est midi au clocher de l’église voisine. Je vais poser ma plume pour la dernière fois, refermer ce cahier, replier mon écritoire, puis ouvrir grande cette fenêtre pour que le soleil m’envahisse avec les bruits de Gênes.