Au port, le dimanche 29 novembre 1665

Il restait dans mon cahier bon nombre de pages blanches, mais par ces lignes j’en inaugure un autre, que je viens d’acheter sur le port. Le premier n’est plus en ma possession. Si je ne devais plus le revoir, après tout ce que j’y ai consigné depuis août, il me semble que je perdrais mon goût d’écrire, et un peu de mon goût de vivre. Mais il n’est pas égaré, j’ai simplement été contraint de le laisser au domicile de Barinelli, lorsque je l’ai quitté ce matin à la hâte, et j’ai bon espoir de le récupérer, dès cette nuit si Dieu veut. Hatem est allé le reprendre, avec quelques autres affaires. Je fais confiance à son habileté…

Pour l’heure, j’en reviens cependant aux péripéties de cette longue journée, où j’aurai subi bien des avanies. Certaines que j’attendais, d’autres pas.

 

Ce matin, donc, alors que je m’apprêtais à me rendre à l’église de Péra avec tous les miens, un dignitaire turc arriva en grand équipage. Sans mettre pied à terre, il envoya un de ses gens me quérir. Les habitants du quartier le saluaient tous avec déférence, et certains d’entre eux se découvraient, puis ils s’éclipsaient par la première ruelle.

Quand je me présentai, il me salua en arabe du haut de sa monture harnachée et je lui retournai son salut. Il me parla comme si nous nous connaissions de longue date et m’appela son ami et frère. Mais ses yeux froncés disaient tout autre chose. Il m’invita à venir un jour lui faire l’honneur d’une visite chez lui, et je répondis poliment que l’honneur serait pour moi, tout en me demandant qui ce personnage pouvait être, et ce qu’il me voulait. Il me désigna alors l’un de ses hommes, en disant qu’il me l’enverrait jeudi prochain pour qu’il m’escorte chez lui. Méfiant, après tout ce qui m’est arrivé ces derniers jours, je n’avais aucune envie d’aller ainsi dans la maison d’un inconnu, et je répondis que je devais, hélas, quitter la ville avant jeudi pour une affaire urgente, mais que j’acceptais volontiers sa généreuse invitation pour un prochain séjour dans cette capitale bénie. En moi-même, je marmonnais : Pas de si tôt !

Soudain, l’homme tira de sa poche l’acte que mon geôlier m’avait fait signer par duperie et coercition. Il le déroula, prétendit que son nom y figurait, et se dit abasourdi que je songe à partir avant de m’être acquitté de ma dette. C’est donc le frère du juge, me dis-je. Mais il pourrait aussi bien être n’importe quel personnage puissant acoquiné avec mon geôlier, et celui-ci lui aurait destiné ma reconnaissance de dette en prétendant y inscrire le nom du frère du juge. Lequel juge n’existe sans doute que dans les affabulations de Morched Agha. “Ah, vous êtes le frère du cadi”, dis-je cependant, pour me donner le temps de réfléchir, et pour signifier à ceux qui nous écoutaient que je ne savais pas bien qui était cet homme.

Son ton se durcit alors :

“Je suis le frère de qui je veux ! Mais pas celui d’un chien de Génois ! Quand vas-tu me payer mon dû ?”

Les amabilités étaient apparemment terminées.

“Permettez-vous que je voie cet acte ?”

“Tu sais très bien ce qu’il y a dessus !” répondit-il, en feignant l’impatience.

Mais il me le tendit, sans le lâcher, et je m’approchai pour lire.

“Cet argent, dis-je, ne sera dû que dans cinq jours.”

“Jeudi, jeudi prochain. Tu viendras me voir avec toute la somme, sans une aspre de moins. Et si tu essaies de te défiler d’ici là, je te ferai passer le restant de ta vie en prison. Mes gens te surveilleront désormais de jour comme de nuit. Où allais-tu maintenant ?

“C’est dimanche, et j’allais à l’église.”

“Tu fais bien, va à l’église ! Prie pour ta vie ! Prie pour ton âme ! Et dépêche-toi surtout de trouver un bon prêteur !”

Il ordonna à deux de ses hommes de demeurer en faction devant la porte de la maison, et s’en fut avec le reste de son équipage, en me saluant bien moins poliment qu’à l’arrivée.

“Qu’allons-nous faire maintenant ?” demanda Marta.

Je ne réfléchis qu’un moment.

“Ce que nous nous apprêtions à faire avant que cet homme n’arrive. Nous allons à la messe.”

 

À l’église, je ne prie pas souvent. Lorsque j’y vais, c’est pour me laisser bercer par les voix chantantes, par l’encens, par les images, les statues, les cintres, les vitraux, les dorures, et voguer dans d’interminables méditations, qui sont plutôt des rêveries, des rêveries profanes, quelquefois même libertines.

J’ai cessé de prier, je m’en souviens très bien, à l’âge de treize ans. Ma ferveur était tombée le jour ou j’avais cessé de croire aux miracles. Je devrais raconter dans quelles circonstances la chose s’est produite – je le ferai, mais plus tard. Trop de choses sont arrivées aujourd’hui, qui me préoccupent, et je n’ai pas l’esprit à de longues diversions. Je voulais juste signaler qu’aujourd’hui j’ai prié, et que j’ai demandé au Ciel un miracle. Je l’espérais avec confiance, et j’avais même – Dieu me pardonne ! – le sentiment de l’avoir mérité. J’ai toujours été un commerçant honnête, et plus que cela, un homme de bien. Que de fois j’ai tendu la main à de pauvres personnes que Lui-même – qu’il me pardonne encore ! – avait abandonnées ! Jamais je ne me suis approprié les biens des plus faibles, ni n’ai humilié ceux qui dépendent de moi pour leur subsistance. Pourquoi permettrait-Il que l’on s’acharne ainsi sur moi, que l’on me ruine, que l’on menace ma liberté et ma vie ?

Debout dans l’église de Péra, j’ai fixé sans vergogne au-dessus de l’autel l’image du Créateur, trônant comme le Zeus antique parmi les rayons d’or, et je Lui ai demandé un miracle. À l’heure où j’écris ces lignes, je ne sais pas encore si le miracle s’est produit. Je ne le saurai pas avant demain, pas avant l’aube. Mais il y a déjà eu, me semble-t-il, un premier signe.

J’avais écouté d’une oreille distraite le sermon du père Thomas, consacré à la période de l’Avent, et aux sacrifices que nous devons y consentir pour remercier le Ciel de nous avoir envoyé le Messie. Jusqu’au moment où, dans les toutes dernières phrases, il demanda aux fidèles de consacrer une prière fervente à ceux, dans l’assistance, qui devront prendre la mer dès demain, afin que leur voyage se passe sans périls, et que, par la bonté du Tout-Puissant, les éléments ne se déchaînent point. Des yeux se tournèrent vers un gentilhomme, au tout premier rang, qui tenait sous le bras un chapeau de capitaine, et qui adressa à l’officiant une légère courbette de reconnaissance.

À l’instant même, la solution que je cherchais s’imposa à mon esprit : partir tout de suite, sans même repasser par la maison du sieur Barinelli. Aller droit au bateau, embarquer, y passer la nuit, pour s’éloigner au plus vite de ceux qui nous pourchassent. Triste époque que celle où l’innocent n’a pas d’autre ressource que de s’enfuir. Mais Hatem a raison, si je commets la faute de m’en remettre aux autorités, je risque d’y laisser ma fortune et ma vie. Ces malfaiteurs paraissent tellement sûrs de leur fait, ils ne se pavaneraient pas ainsi s’ils n’avaient des complices dans les plus hautes sphères. Moi, l’étranger, “l’infidèle”, “le chien génois”, jamais je n’obtiendrai justice contre eux. Si je m’entêtais, je mettrais en danger ma propre vie et celle de mes proches.

En sortant de l’église, je m’en fus voir le capitaine du navire, qui s’appelle Beauvoisin, et lui demandai si, par quelque hasard, il ne songerait pas à faire escale du côté de Smyrne. À vrai dire, dans l’état d’esprit où m’avait mis depuis ce matin la visite de mon persécuteur, j’étais prêt à aller n’importe où. Mais j’aurais effrayé mon interlocuteur si je lui avais laissé sentir que je cherchais à fuir. Je fus heureux d’apprendre que le navire envisageait effectivement de faire escale à Smyrne, pour y charger quelque marchandise et aussi pour y déposer le sieur Roboly, le marchand français que j’avais rencontré en compagnie du père Thomas, et qui fait office d’ambassadeur intérimaire. Nous convînmes d’un prix, tant pour le passage que pour la nourriture, dix écus de France, qui font trois cent cinquante maidins, payables par moitié à l’embarquement, l’autre moitié à l’arrivée. Le capitaine me recommanda vivement de ne pas être en retard pour le départ, qui aura lieu aux premières lueurs du jour, et je lui répondis que pour ne prendre aucun risque nous embarquerions dès ce soir.

Ce que nous avons fait. J’ai vendu les mules qui me restaient, et dépêché Hatem chez Barinelli afin qu’il lui explique notre départ précipité et qu’il me rapporte mon cahier et quelques autres affaires. Puis je suis monté avec Marta et mes neveux à bord du navire. Où nous nous trouvons à cet instant. Mon commis n’est pas encore revenu. Je l’attends d’un moment à l’autre. Il a prévu de s’introduire chez l’aubergiste par une porte dérobée, à l’arrière, afin de tromper la vigilance de nos persécuteurs. Je fais confiance à son habileté, mais je ne suis pas sans inquiétude. J’ai mangé très légèrement, du pain, des dattes, des fruits secs. Il semble que ce soit là la meilleure façon d’éviter le mal de mer.

Ce n’est pourtant pas le mal de mer qui m’effraie, en cet instant. J’ai sans doute bien fait d’embarquer aussi vite, et de ne plus repasser par la maison de Barinelli, mais je ne puis m’empêcher de penser que, depuis quelques heures déjà, certaines personnes dans cette ville se sont mises à nous rechercher. Pour peu qu’elles aient le bras long, et qu’elles songent à venir chercher du côté du port, nous pourrions être cueillis comme des malfaiteurs. Peut-être aurais-je dû avouer au capitaine les raisons de ma hâte, ne serait-ce que pour qu’il se montre discret sur notre présence à bord, et qu’il sache quoi répondre si quelque douteux personnage s’en venait nous quérir. Mais je n’ai pas osé le mettre au courant de mes malheurs, de peur qu’il ne renonçât à nous convoyer.

Cette nuit sera longue. Jusqu’à ce que nous ayons quitté le port, demain matin, chaque bruit m’inquiétera. Seigneur, comment ai-je pu dériver ainsi, sans avoir commis le moindre forfait, de l’état de négociant honnête et respecté à l’état de hors-la-loi ?

À ce même propos, en parlant, devant l’église, au capitaine Beauvoisin, je me suis entendu dire que je voyageais avec mon commis, mes neveux, et “ma femme”. Oui, alors que j’avais, dès mon arrivée à Constantinople, mis un terme à cette duperie, voilà qu’à la veille de mon départ je remets la fausse monnaie en circulation, si l’on peut dire. Et de la manière la plus irréfléchie qui soit : ces gens en compagnie desquels je m’apprête à voyager ne sont pas les anonymes de la caravane d’Alep, il y a parmi eux des gentilshommes qui connaissent mon nom, et auxquels j’aurai peut-être un jour affaire.

Déjà, le capitaine a pu dire au père Thomas qu’il a accepté de me convoyer avec ma femme. J’imagine bien la tête de ce dernier. Tenu par le secret de la confession, il n’a pas dû rectifier, mais je devine bien ce qu’il a pu penser.

Qu’est-ce qui me pousse à agir ainsi ? Les esprits simples diront que c’est l’amour qui, prétendument, rend déraisonnable. Sans doute, mais il n’y a pas que l’amour. Il y a aussi l’approche de l’année fatidique, ce sentiment que nos actes n’auront pas de suite, que le fil des événements va se rompre, que le temps du châtiment ne viendra plus, que le bien et le mal, l’acceptable et l’inacceptable se confondront bientôt sous un même déluge, et que les chasseurs mourront au même instant que leurs proies.

Mais il est temps que je referme ce cahier… C’est l’attente et l’angoisse qui m’ont fait écrire ce soir ce que j’ai écrit. Demain j’écrirai peut-être tout autre chose.

Le lundi 30 novembre 1665

Si je croyais que l’aube m’apporterait le salut, je suis bien désappointé, et j’ai du mal à dissimuler mon angoisse à mes compagnons.

La journée entière s’est passée dans l’attente, et j’ai peine à expliquer à ceux qui m’interrogent pourquoi je reste à bord quand tous les autres passagers et membres de l’équipage profitent de l’arrêt pour écumer le marché. La seule explication que j’aie trouvé, c’est que j’ai fait, lors de mon séjour, plus de dépenses que je ne le prévoyais, que je me trouve donc à court d’argent, et que je ne voudrais pas offrir à mes neveux ni à “ma femme” l’occasion de me faire dépenser encore plus.

La raison de notre retard, c’est que le capitaine a appris dans la nuit que l’ambassadeur de France, Monsieur de la Haye, était enfin arrivé à Constantinople pour y prendre ses fonctions, cinq ans après y avoir été nommé pour succéder à son père. Pour tous les Français de cette contrée, un événement considérable, dont on espère qu’il rétablira de meilleurs rapports entre la couronne de France et celle du Grand Seigneur. On parle de renouveler les Capitulations, signées au siècle dernier entre François Ier et le grand Soliman. Notre capitaine, l’armateur, ainsi que le sieur Roboly, ont tenu à se rendre auprès de l’ambassadeur pour lui souhaiter la bienvenue et présenter leurs hommages.

 

J’ai cru comprendre ce soir qu’à la suite de certaines complications, l’ambassadeur n’a pas encore mis pied à terre, que les pourparlers avec les autorités sultaniennes n’ont pas encore abouti, et que son vaisseau, Le Grand César, mouille à l’entrée du port. Ce qui laisse craindre que nous ne partions que demain soir, au plus tôt, et peut-être même après-demain.

Se peut-il que nos poursuivants ne songent pas, d’ici là, à venir nous chercher au port ? Notre chance, c’est qu’ils nous croient repartis à Gibelet par voie de terre, et qu’ils nous cherchent plutôt du côté de Scutari, et sur la route d’Izmit.

Il est également possible que ces borgnes personnages aient usé d’esbroufe pour m’intimider, et me contraindre à les payer, mais qu’ils redoutent autant que moi les complications qui résulteraient d’un incident sur le port, avec des ressortissants étrangers que les ambassadeurs et les consuls ne manqueraient pas de protéger.

 

Hatem est revenu sain et sauf, mais les mains vides. Il n’a pu s’introduire chez Barinelli, la maison était surveillée du devant et des arrières. Tout au plus a-t-il réussi à faire parvenir à notre hôte un message pour lui demander de bien garder nos affaires chez lui, en attendant que nous puissions les reprendre.

Je souffre de n’avoir plus mon cahier avec moi, et d’imaginer que des yeux goujats pourraient déshabiller ma prose intime. Le voile dont je la couvre saura-t-il la protéger ? Je ne devrais pas trop y songer, ni me biler le sang, ni cultiver le remords. Mieux vaut faire confiance au Ciel, à ma bonne étoile, et surtout à Barinelli, envers lequel j’éprouve la plus grande affection, et que je veux croire incapable d’agir indélicatement.

En mer, le premier décembre 1665

À mon réveil, la plus réconfortante des surprises : nous n’étions plus au port. J’avais passé une nuit de nausées et d’insomnie, et n’avais pu trouver le sommeil qu’à l’approche de l’aube, pour me réveiller au milieu de la matinée en pleine mer Propontide.

La raison de ce départ, c’est que le sieur Roboly a finalement renoncé à son voyage pour demeurer quelque temps auprès de l’ambassadeur, et le mettre au courant des choses qui se sont produites en son absence pendant qu’il assurait l’intérim. Aussi, notre armateur jugea-t-il inutile de s’attarder plus longtemps, n’ayant lui-même aucune obligation d’aller saluer Monsieur de la Haye, et n’ayant d’abord songé à le faire qu’en compagnie du sieur Roboly.

Dès que je me suis rendu compte que nous avions appareillé, mon mal de mer s’est estompé, alors que, d’ordinaire, il ne fait que s’aggraver lorsqu’on s’éloigne du port.

Si les vents nous sont favorables, et que la mer reste calme, nous serons à Smyrne, me dit-on, en moins d’une semaine. Mais nous sommes en décembre, et il serait bien étonnant que la mer reste d’huile.

 

Puisque je suis à présent plus serein, je vais consigner ici, comme je me l’étais promis, l’incident qui m’avait fait prendre mes distances à l’égard de la religion, et m’avait surtout fait douter des miracles.

J’ai cessé d’y croire, disais-je, à l’âge de treize ans. Jusque-là, on me voyait constamment à genoux, un rosaire à la main, au milieu des femmes en noir, et je savais par cœur les vertus de tous les saints. Plus d’une fois je me suis rendu à la chapelle d’Ephrem, humble cellule dans un roc, où vécut jadis un anachorète des plus pieux, dont on vante aujourd’hui dans le pays de Gibelet les innombrables prodiges.

Un jour, vers l’âge de treize ans, donc, au retour d’un de ces pèlerinages, alors que mes oreilles résonnaient encore d’une litanie de miracles, je ne pus m’empêcher de raconter à mon père l’histoire du paralytique qui avait pu redescendre de la montagne à pied, de la folle du village d’Ibrine qui avait retrouvé la raison à l’instant même où son front avait touché la roche froide qui fut la demeure du saint. J’étais affligé par la tiédeur que mon père affichait à l’égard des choses de la Foi, surtout depuis qu’une pieuse dame de Gibelet m’avait laissé entendre que si ma mère était morte si prématurément – je n’avais que quatre ans, et elle guère plus de vingt – c’est qu’à son chevet on n’avait pas prié avec la ferveur nécessaire. J’en voulais donc à mon père, et désirais le ramener sur le droit chemin.

Il écouta mes édifiantes histoires sans manifester ni scepticisme ni ébahissement. Un visage impassible et une tête qu’il hochait inlassablement. Quand j’eus vidé mon sac de la journée, il se leva en me tapant légèrement sur l’épaule pour que je ne bouge pas, et s’en fut prendre dans sa chambre un livre que j’avais vu plus d’une fois dans ses mains.

L’ayant posé sur la table, près de la lampe, il se mit à me lire, en grec, diverses histoires qui toutes racontaient des guérisons miraculeuses. Il omit de préciser quel saint avait opéré ces miracles, préférant, dit-il, me le faire deviner. Ce jeu me plut. Je me sentais suffisamment compétent pour reconnaître le style du faiseur de prodiges. Saint Arsène, peut-être ? Ou Bartolomée ? Ou Siméon le Stylite ? Ou peut-être Proserpine ? Je devinerai !

Le récit le plus fascinant, et qui m’avait fait pousser des alléluias, rapportait qu’un homme avait eu son poumon transpercé par une flèche, qui s’y était logée ; ayant passé une nuit auprès du saint, il rêva que celui-ci l’avait touché, et au matin, il était guéri ; sa main droite était fermée, et quand il la desserra, il y trouva le bout de flèche qui s’était planté dans son corps. Cette histoire de flèche me donna à croire que ce pouvait être saint Sébastien. Non, dit mon père. Je lui demandai de me laisser deviner encore. Mais il ne voulut pas prolonger le jeu, et m’annonça platement que l’auteur de ces guérisons miraculeuses était… Asclépios. Oui, Asclépios, le dieu grec de la médecine, dans son sanctuaire d’Épidaure, où d’innombrables pèlerins se sont rendus, pendant des siècles. Le livre qui contenait ces récits était la célèbre Périégèse, ou Description de la Grèce, écrite par Pausanias au deuxième siècle de notre ère.

Quand mon père me dévoila ce qu’il en était, j’en fus secoué jusqu’aux tréfonds de ma piété.

“Ce sont des mensonges, n’est-ce pas ?”

“Je n’en sais rien. Ce sont peut-être des mensonges. Mais les gens y ont suffisamment cru pour revenir, année après année, chercher la guérison au temple d’Asclépios.” “Les fausses divinités ne peuvent pas opérer des miracles !”

“Sans doute. Tu dois avoir raison.”

“Toi, est-ce que tu y crois ?”

“Je n’en ai pas la moindre idée.”

Il se leva, et s’en fut remettre le livre de Pausanias là où il l’avait pris.

Depuis ce jour, je ne suis plus allé en pèlerinage à la chapelle d’Ephrem. Je n’ai guère prié non plus. Sans être devenu pour autant un véritable mécréant. Je pose aujourd’hui sur tout ce qui prie et s’agenouille et se prosterne le même regard que mon père, désabusé, distant, ni respectueux ni méprisant, quelquefois intrigué, mais libre de toute certitude. Et j’aime à croire que le Créateur préfère, de toutes ses créatures, justement celles qui ont su devenir libres. Un père n’est-il pas satisfait de voir ses fils sortir de l’enfance pour devenir des hommes, même si leurs griffes naissantes l’égratignent un peu ? Pourquoi Dieu serait-il un père moins bienveillant ?

En mer, le mercredi 2 décembre

Nous avons passé les Dardanelles et nous cinglons plein sud. La mer est calme et je me promène sur le pont, Marta à mon bras, comme une dame de France. Les hommes d’équipage la regardent furtivement, juste ce qu’il faut pour me faire sentir à quel point ils m’envient, et en demeurant des plus respectueux, si bien que j’arrive à être fier de leur attitude sans en être jaloux.

Jour après jour, imperceptiblement, je me suis accoutumé à sa présence, au point que je ne l’appelle plus guère “la veuve”, comme si ce sobriquet n’était plus digne d’elle ; c’est pourtant dans le but d’obtenir la preuve de son veuvage que nous partons pour Smyrne. Elle est persuadée qu’elle obtiendra satisfaction ; je suis, quant à moi, plus sceptique. Je crains que nous ne retombions entre les mains de quelques fonctionnaires vénaux qui nous soutireront piastre après piastre tout l’argent qui nous reste. Dans ce cas, mieux vaudra suivre le conseil que m’avait donné Hatem, et obtenir un faux certificat de décès. Je n’aime toujours pas cette solution, mais je ne l’exclus pas, en tant que recours ultime, si toutes les autres voies honnêtes se bouchaient. Il n’est pas question, en tout cas, que je revienne à Gibelet en abandonnant la femme que j’aime, et il est clair que nous ne pourrions retourner au pays ensemble sans un papier, authentique ou forgé, qui nous permette de vivre sous un même toit.

Peut-être ne l’ai-je pas assez dit encore dans ces pages, je suis amoureux maintenant comme je ne l’avais pas été dans ma jeunesse. Non que je veuille raviver les vieilles blessures, que je sais profondes et pas encore refermées malgré le passage des ans – je veux seulement dire que mon premier mariage était un mariage de raison, alors que celui que je projette avec Marta est mariage de passion. Un mariage de raison, à dix-neuf ans, et à quarante ans un mariage de passion ? Telle aura été ma vie, je ne me plains pas, je vénère trop celui dont je devrais me plaindre, et je ne puis lui reprocher d’avoir voulu que j’épouse une Génoise. C’est parce que mes aïeux ont toujours pris des femmes génoises qu’ils ont pu préserver leur langue, leurs coutumes et leur attachement à leur terre première. En cela, mon père n’avait pas tort, et de toute manière pour rien au monde je n’aurais voulu le contrarier. Notre malchance fut de tomber sur Elvira.

C’était la fille d’un négociant génois de Chypre, elle avait seize ans, et son père, comme le mien, était persuadé que son destin était de devenir ma femme. J’étais en quelque sorte l’unique jeune Génois dans cette partie du monde, et notre union semblait dans l’ordre des choses. Mais Elvira s’était promise d’elle-même à un jeune homme de Chypre, un Grec, qu’elle aimait outrageusement, et dont ses parents voulaient l’éloigner, par n’importe quel moyen. Elle vit en moi, dès le premier jour, un persécuteur, ou tout au moins un complice de ses persécuteurs, alors que j’étais aussi contraint qu’elle à ce mariage. Plus docile, plus ingénu, curieux de découvrir ces plaisirs que l’ont dit suprêmes, amusé aussi par le rituel des fêtes, mais obéissant aux mêmes injonctions paternelles.

Trop fière pour se soumettre, trop éprise de l’autre pour m’écouter ou me regarder ou me sourire, Elvira fut dans ma vie un épisode triste que seule sa mort précoce abrégea. Je n’ose dire que j’en fus soulagé. Rien, s’agissant d’elle, n’évoque pour moi le soulagement, la paix, ni la sérénité. Toute cette mésaventure ne m’a laissé qu’une tenace prévention contre le mariage et ses cérémonies, contre les femmes aussi. Depuis l’âge de vingt ans je suis veuf et j’étais résigné à le demeurer. Si j’étais plus porté sur la prière je serais allé vivre dans un couvent. Seules les circonstances de ce voyage m’ont fait remettre en cause mes méfiances enracinées. Mais si je sais mimer les gestes des croyants je demeure, dans ce domaine aussi, un homme qui doute…

Qu’il m’est pénible d’évoquer cette vieille histoire ! Chaque fois que j’y repense, je recommence à souffrir. Le temps n’a rien arrangé, ou si peu…

Le dimanche 6 décembre

Depuis trois jours, la tempête, le brouillard, les grondements, les vents de pluie, la nausée, le vertige. Mes pieds se dérobent sous moi comme ceux d’un noyé. Je cherche appui sur les murs de bois, sur les fantômes qui passent. Je trébuche sur un seau, deux bras étrangers me remettent sur pied, je retombe l’instant d’après au même endroit. Pourquoi ne suis-je pas resté chez moi, dans la sérénité de mon magasin, à tracer, paisiblement, des colonnes droites sur mon registre ? Quelle folie m’a poussé au voyage ? Quelle folie, surtout, m’a fait prendre la mer ?

Ce n’est pas en croquant le fruit défendu que l’homme a irrité le Créateur, mais en prenant la mer ! Qu’il est présomptueux de s’engager ainsi corps et biens sur l’immensité bouillonnante, de tracer des routes au-dessus de l’abîme, en grattant du bout des rames serves le dos des monstres enfouis, Behémot, Rahab, Léviathan, Abaddôn, serpents, bêtes, dragons ! Là est l’insatiable orgueil des hommes, leur péché sans cesse renouvelé en dépit des châtiments.

Un jour, dit l’Apocalypse, bien après la fin du monde, lorsque le Mal aura enfin été terrassé, la mer cessera d’être liquide, elle ne sera plus qu’un continent vitrifié sur lequel on pourra marcher à pied sec. Plus de tempêtes, plus de noyades, plus de nausées. Rien qu’un gigantesque cristal bleu.

En attendant, la mer demeure mer. Ce dimanche matin, nous connaissons un moment de répit. J’ai mis des habits propres, et j’ai pu écrire ces quelques lignes. Mais le soleil à nouveau se voile de noir, les heures se mélangent, et sur notre fière caraque marins et passagers s’agitent.

 

Hier, au plus fort de la tempête, Marta était venue se blottir contre moi. Sa tête sur ma poitrine et sa hanche collée à la mienne. La peur était devenue une complice, une amie. Et le brouillard un aubergiste complaisant. Nous nous sommes tenus, nous nous sommes désirés, nous avons uni nos lèvres, et les gens rôdaient autour de nous sans nous voir.

Le mardi 8

Après la courte éclaircie de dimanche, nous nous retrouvons au milieu des intempéries. Je ne sais si intempéries est le mot qui convient, le phénomène est si étrange… Le capitaine me dit qu’en vingt-six ans de navigation sur toutes les mers, il n’avait jamais vu cela. Certainement pas sur la mer Égée, en tout cas. Cette espèce de brouillard poisseux qui stagne pesamment, et que le vent ne chasse pas. L’air s’est épaissi et il a pris une couleur de cendre.

Notre navire est constamment secoué, heurté, bousculé, mais il n’avance pas. Comme s’il était empalé sur les dents d’une fourche. J’ai soudain l’impression de n’être nulle part, et de n’aller nulle part. Autour de moi, les gens n’arrêtent pas de se signer, et leurs lèvres s’agitent. Je ne devrais pas avoir peur, mais j’ai peur comme un enfant la nuit dans une maison en bois, lorsque la dernière bougie s’est éteinte et que les planches crissent. Des yeux, je cherche Marta. Elle est assise, le dos vers la mer, à attendre que j’aie fini d’écrire. J’ai hâte de ranger mon écritoire pour aller lui prendre la main et la garder longtemps dans la mienne comme cette nuit-là dans le village du tailleur, où nous avions dormi dans le même lit. Elle était alors l’intruse dans mon voyage, elle en est à présent la boussole. L’amour est toujours une intrusion. Le hasard se fait chair, la passion se fait raison.

Le brouillard s’épaissit encore, et dans mes tempes le sang bat.

Le mercredi 9

C’est le crépuscule à midi, mais la mer ne nous secoue plus. Tout est paisible sur le bateau, les gens ne s’interpellent pas, et quand ils parlent, c’est à voix basse et craintive comme s’ils étaient au voisinage d’un roi. Des albatros volent bas au-dessus de nos têtes, et aussi d’autres oiseaux, à plumage noir, dont j’ignore le nom, et qui poussent des cris déplaisants.

J’ai surpris Marta en train de pleurer. Elle ne voulait pas m’en dire la raison, et prétendait que c’était seulement la fatigue et les angoisses du voyage. Lorsque j’ai insisté, elle a fini par avouer :

“Depuis que nous avons pris la mer, quelque chose me dit que nous n’arriverons jamais à Smyrne.”

Une prémonition ? L’écho de son angoisse, et de tous ses malheurs ?

Je l’ai vite fait taire, j’ai vite mis ma main sur sa bouche comme si je pouvais encore empêcher sa phrase de partir sur l’éther vers les oreilles du Ciel. Je l’ai suppliée de ne plus jamais prononcer une phrase pareille sur un bateau. Je n’aurais pas dû insister pour la faire parler. Mais – Seigneur ! – comment aurais-je pu deviner qu’elle était à ce point dénuée de superstition ? Je ne sais si je dois l’admirer pour cela ou bien m’en effrayer.

 

Hatem et Habib chuchotent sans arrêt, tantôt graves, tantôt amusés, et se taisent dès que je passe à côté d’eux.

Quant à Boumeh, il se promène sur le pont, du matin au soir, plongé dans d’insondables méditations. Silencieux, absorbé, au coin des lèvres ce sourire distant qui n’est pas un sourire. Son duvet de barbe est toujours aussi clairsemé, alors que son frère cadet se rase depuis trois ans. Peut-être ne regarde-t-il pas assez les femmes. Il ne regarde rien, d’ailleurs, ni hommes ni chevaux ni parures. Il ne connaît que la peau des livres. À plusieurs reprises, il est passé près de moi sans me voir.

Mais le soir, il est venu me poser une devinette : “Connais-tu les sept Églises de l’Apocalypse ?”

“J’ai déjà lu leur nom, il y a Éphèse, et Philadelphie, et Pergame, je crois, et Sardes, et Thyatire,…”

“C’est cela, Thyatire, c’est celle que j’avais oublié.” “Attends, cela n’en fait que cinq !”

Mais, sans attendre, mon neveu se mit à réciter, comme pour lui-même :

“Moi, Jean, votre frère et compagnon dans la persécution, dans la royauté et l’endurance avec Jésus, je me trouvais dans l’île de Patmos à cause de la parole de Dieu et du témoignage pour Jésus. C’était le jour du Seigneur ; je fus inspiré par l’Esprit, et j’entendis derrière moi une voix puissante, pareille au son d’une trompette. Elle disait : ‘Ce que tu vois, écris-le dans un livre et envoie-le aux sept Églises : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée.’”

Seigneur ! Pourquoi avais-je oublié Smyrne ?

Le vendredi 11

Le pressentiment de Marta était faux, nous sommes arrivés à Smyrne.

Puisque j’ai les pieds maintenant sur la terre ferme, je peux enfin l’écrire sans que ma main tremble : j’avais, moi aussi, tout au long de la traversée, la même impression qu’elle. Plus qu’une impression même, une atroce conviction. Et un serrement d’entrailles, que je m’efforçais bravement de dissimuler aux autres. J’avais, oui, le sentiment de m’être embarqué pour mon dernier voyage. C’est peut-être, après tout, mon dernier voyage, mais il ne se sera pas achevé avant l’étape de Smyrne. Je me demandais seulement comment la fin surviendrait. Au début, quand la tempête s’était déchaînée, je m’étais persuadé que nous allions périr dans un naufrage. Puis, à mesure que la mer et le ciel se calmaient, et qu’en même temps ils s’assombrissaient, mes craintes devenaient plus ambiguës, moins avouables. Je n’avais plus les peurs ordinaires de tous ceux qui s’embarquent, je ne parcourais pas l’horizon à guetter les pirates, ou l’orage, ou les monstres qu’on dit, je ne redoutais pas le feu, l’épidémie, ni les voies d’eau, ni de basculer par-dessus bord. Il n’y avait plus d’horizon, plus de bord. Rien que ce crépuscule ininterrompu, rien que ce brouillard poisseux, ce bas nuage de fin du monde.

Je suis convaincu que tous mes compagnons de traversée avaient le même sentiment. Je le devinais à leurs regards de condamnés incrédules, comme à leurs murmures. J’ai aussi vu avec quelle hâte ils ont débarqué.

Dieu soit loué, nous sommes à présent sur la terre de Smyrne. C’est encore le crépuscule, il est vrai, mais le crépuscule à son heure. Depuis que nous sommes entrés dans la baie, le ciel s’est dégagé. Demain nous verrons le soleil.

À Smyme, le samedi 12 décembre 1665

Nous avons dormi au couvent des capucins, et j’ai rêvé de naufrage. Tant que j’étais en mer, je passais mes journées dans la crainte, mais lorsque je m’endormais, je me rêvais sur la terre ferme, dans ma maison de Gibelet.

Les religieux nous ont accueillis poliment, mais sans empressement. Je m’étais pourtant recommandé du père Thomas de Paris, quelque peu abusivement, il est vrai. Si je lui avais demandé une lettre d’introduction, il me l’aurait écrite. Les choses se sont passées si vite que je ne l’ai même pas prévenu de mon départ imminent. Je ne voulais pas que mes poursuivants, à Constantinople, en se rendant à l’église, puissent savoir par sa bouche où j’étais allé. Sans doute aurais-je pu le prier de n’en rien dire, mais alors il eût fallu lui expliquer pourquoi j’étais poursuivi, et l’inciter à mentir pour me protéger… Bref, je suis venu sans recommandation, et j’ai fait comme si j’en avais une. J’ai même appelé le père Thomas “mon confesseur”, description nullement mensongère, quoique abusive et quelque peu vantarde.

Mais ce n’est pas de cela que je voudrais surtout parler aujourd’hui. J’ai voulu suivre la chronologie de mes notes, parler d’abord de la nuit dernière, de mon rêve. Avant d’en arriver à l’essentiel. Aux choses étranges qui se passent dans cette ville, et qu’on me rapporte de toute part. Mes sources sont nombreuses. La principale étant un très vieux capucin, le père Jean-Baptiste de Douai, qui vit depuis vingt ans au Levant, et qui, auparavant, avait vécu quinze ans à Gênes, dont il garde la nostalgie, et qu’il vénère comme si elle avait été sa ville natale ; il se dit flatté de deviser ainsi avec un descendant des glorieux Embriaci, et il m’ouvre son cœur comme s’il m’avait connu depuis l’enfance. Mais je me fie aussi, pour ce que je vais rapporter, à d’autres étrangers que j’ai rencontrés aujourd’hui, ainsi qu’à des gens du pays.

Tous affirment qu’un homme de cette ville, un juif du nom de Sabbataï, ou Shabtai, ou encore Shabethai, s’est proclamé Messie, et qu’il annonce la fin du monde pour 1666, en fixant une date précise, au mois de juin, je crois. Le plus étrange, c’est que la plupart des gens de Smyrne, même parmi les chrétiens ou les Turcs, et même parmi ceux qui moquent le personnage, semblent persuadés que sa prédiction se vérifiera. Jusqu’au père Jean-Baptiste en personne, qui soutient que l’apparition de faux messies est justement le signe qui confirme l’imminence de la fin des temps.

On me dit que les juifs ne veulent plus travailler, qu’ils passent leurs journées en prières et en jeûnes rituels. Leurs échoppes sont fermées, et les voyageurs sont en grande peine de trouver un changeur. Je n’ai pas pu le vérifier aujourd’hui, ni hier soir, puisque c’est leur sabbat, mais je verrai bien demain, qui est jour du Seigneur pour nous mais pas pour les juifs ni pour les Turcs. Je me rendrai à leur quartier, situé au flanc de la colline, en direction du vieux château, alors que les étrangers, qui sont ici surtout anglais et hollandais, résident en bord de mer, des deux côtés de l’avenue qui borde le port. Je pourrai voir alors de mes yeux si l’on m’a dit vrai.

Le 13 décembre 65

Les juifs crient au prodige, et pour moi, qui ai toujours vécu en pays ottoman, c’en est un : leur prétendu messie est sain et sauf, je l’ai vu de mes propres yeux sortir libre dans la rue, et chanter à tue-tête ! Ce matin, pourtant, chacun le donnait pour mort.

Il avait été convoqué chez le cadi qui fait la loi à Smyrne, et qui a l’habitude de sévir avec la plus grande rigueur dès que l’ordre public est menacé. Or, ce qui se passe à Smyrne est, pour les autorités, plus qu’une menace, un défi inouï, pour ne pas dire une insulte. Plus personne ne travaille. Pas seulement les juifs. Dans cette ville, qui est l’une de celles où se trouvent le plus de commerçants étrangers, plus rien ne s’achète ni ne se vend. Les portefaix du port ne veulent plus charger ni décharger les marchandises. Les échoppes et les ateliers sont fermés, et les gens sont attroupés sur les places, à deviser sur la fin des temps et l’anéantissement des empires. On dit que des délégations commencent à arriver des pays les plus éloignés pour se prosterner aux pieds du nommé Sabbataï, que ses partisans n’appellent pas seulement messie mais aussi roi des rois.

Je dis “ses partisans”, et non pas “les juifs”, car ceux-ci sont fort partagés. La plupart croient que c’est bien lui l’Attendu qu’ont annoncé les prophètes, mais certains rabbins voient en lui un imposteur, et un profanateur, parce qu’il se permet de prononcer en clair le nom de Dieu, chose prohibée chez les juifs. Ses partisans disent que rien ne peut être interdit au Messie, et que cette transgression est bien le signe que ce Sabbataï n’est pas un fidèle parmi d’autres. Les conflits entre ces deux factions se poursuivaient, semble-t-il, depuis des mois déjà, sans que la chose s’ébruitât hors de leur communauté. Mais depuis quelques jours, la controverse a pris une tout autre tournure. Des incidents ont éclaté dans les rues, des juifs ont accusé d’autres juifs d’être des mécréants, devant une foule de chrétiens et de Turcs, qui n’y comprenaient rien.

Et hier, un incident grave s’est produit, à l’heure de la prière, dans une grande synagogue qu’on appelle ici la synagogue portugaise. Les adversaires de Sabbataï y étaient rassemblés, et ne voulaient pas qu’il y vienne. Mais il est arrivé, entouré de ses partisans, et s’est mis à démolir à coups de hache la porte du bâtiment. C’est à la suite de cet incident que le cadi a décidé de le convoquer. J’ai appris la chose ce matin, de très bonne heure, de la bouche du père Jean-Baptiste, qui s’intéresse de près à ces événements. C’est lui qui m’a encouragé à aller me poster devant la résidence du cadi, pour voir arriver Sabbataï, et l’informer de ce que j’aurais vu. Je ne me suis pas fait prier, ma curiosité s’aiguise chaque jour davantage, et je ressens comme un privilège d’être ainsi témoin de si graves bouleversements. Un privilège et aussi – pourquoi continuerais-je à redouter ce mot ? – un signe. Oui, un signe. Comment appeler autrement ce qui arrive ? Je suis parti de Gibelet à cause de toutes les rumeurs sur l’année de la Bête, et je me suis vu rattrapé sur la route par une femme à qui l’on a toujours parlé de Smyrne parce que c’est justement là qu’aurait été vu son mari pour la dernière fois ! Par amour pour elle, je me suis retrouvé dans cette ville, et voilà que je découvre que c’est justement ici et maintenant que la fin du monde est annoncée. Nous ne sommes plus qu’à quelques jours de 1666, et je suis en train de perdre mes doutes comme d’autres perdent la foi. À cause d’un faux messie, me demandera-t-on ? Non, à cause de ce que j’ai vu aujourd’hui, et que ma raison ne me permet plus de comprendre.

La résidence du cadi ne peut guère se comparer aux palais de Constantinople, mais elle est de loin la plus imposante de Smyrne. Trois étages de fines arcades, un portail devant lequel on ne passe que tête baissée, et un vaste jardin où broutent les chevaux de la garde. C’est que le cadi n’est pas seulement juge, il fait aussi office de gouverneur. Et si le sultan est l’ombre de Dieu sur terre, le cadi est l’ombre du sultan dans la ville. C’est à lui qu’il revient de maintenir les sujets dans la crainte, fussent-ils turcs, arméniens, juifs ou grecs, fussent-ils même étrangers. Pas une semaine ne s’écoule sans qu’un homme soit supplicié, pendu, empalé, décapité ou, si le personnage est de haut rang et que la Porte en a décidé ainsi, respectueusement étranglé. Aussi les gens ne viennent-ils jamais traîner trop près de la résidence.

Et ce matin même, si les badauds étaient foule dans le voisinage, ils étaient disséminés dans les ruelles du quartier, à épier, prêts à s’égailler à la première alerte. Parmi eux, de nombreux juifs en bonnets rouges, qui devisaient fiévreusement à voix basse, mais aussi beaucoup de commerçants étrangers, venus comme moi pour assister à la scène.

Soudain, une clameur. “Le voilà !” me dit Hatem, en me montrant du doigt un homme à la barbe rousse, vêtu d’un long manteau et d’un couvre-chef orné de pierreries. Lui emboîtaient le pas une quinzaine de ses proches, tandis qu’une centaine d’autres les suivaient à distance. Il marchait d’un pas lent mais décidé, comme il sied à un dignitaire, et soudain, il se mit à chanter, à voix haute, et en agitant les mains comme s’il haranguait la foule. Derrière lui, quelques adeptes faisaient mine de chanter eux aussi, mais leurs voix ne sortaient pas de leurs gorges, on n’entendait que la sienne. Autour de nous, d’autres juifs souriaient de contentement, tout en lorgnant du côté d’un petit groupe de janissaires qui montait la garde. Sabbataï passa tout près d’eux sans les regarder, et en continuant à entonner ses chants de plus belle. J’étais persuadé qu’ils allaient se saisir de lui, le malmener, mais ils se contentèrent de larges sourires amusés, comme pour lui dire : “Nous allons bien voir de quelle gorge tu vas chanter quand le cadi aura prononcé sa sentence !”

L’attente fut longue. Beaucoup de juifs priaient en secouant le buste, quelques-uns pleuraient déjà. Quant aux marchands d’Europe, certains se montraient préoccupés, d’autres paraissaient moqueurs, ou méprisants, chacun selon son âme. Même au sein de notre petite compagnie, nous n’avions pas tous la même attitude. Boumeh était tout rayonnant, tout fier de constater que la tournure des événements confirme dès à présent ses prévisions pour l’année à venir ; comme si, pour s’être montré perspicace, il aurait droit à un traitement de faveur à l’heure de l’apocalypse ! Son frère, pendant ce temps, a déjà oublié le faux messie et l’apocalypse, n’ayant d’autre souci que de lorgner une jeune juive qui se tient nonchalamment contre un mur, à quelques pas de nous, un pied déchaussé et plié ; de temps à autre, elle lance un regard à mon neveu, et sourit en se cachant le bas du visage. Devant elle, un homme, qui pourrait être son mari ou son père, se retourne parfois, les sourcils froncés, comme s’il se doutait de quelque chose, mais il ne voit rien. Seul Hatem suit, comme moi, ces galantes manœuvres dont chacun sait à l’avance qu’elles n’aboutiront à rien, mais il faut croire que le cœur souvent se nourrit de ses propres désirs, et même qu’il se vide quand il les assouvit.

Quant à Marta, elle manifesta beaucoup de compassion pour l’homme qui allait se faire condamner, puis elle se pencha vers moi pour me demander si ce n’était pas devant ce même juge de Smyrne, et dans ce même bâtiment, que son propre mari avait été conduit, il y a quelques années, avant d’être pendu. Elle ajouta, en un murmure : “Dieu lui accorde sa miséricorde !” Alors qu’elle devait penser, comme moi, d’ailleurs : “Pourvu que nous puissions en obtenir la preuve !”

Soudain, une nouvelle clameur : le condamné est sorti ! Nullement condamné, d’ailleurs, il est sorti libre, suivi de tous les siens, et lorsque ceux qui l’attendaient le virent qui souriait et leur faisait signe, ils se mirent à crier : “La droite de l’Éternel a fait éclater sa puissance !” Sabbataï leur répondit par une phrase similaire, puis il se remit à chanter, comme à l’arrivée, et cette fois bien d’autres voix osèrent s’élever, sans pour autant couvrir la sienne. Car il criait, jusqu’à s’époumoner, et sa face était rouge.

Les janissaires qui étaient en faction ne savaient quoi dire. En temps normal, ils seraient déjà intervenus, sabre levé. Mais cet homme sortait libre de chez le juge, comment pourraient-ils l’arrêter ? Ils se rendraient eux-mêmes coupables de désobéissance. Alors ils résolurent de ne point intervenir. Et décidèrent même, sur un ordre crié par leur commandant, de rentrer s’abriter dans le jardin du palais. Ce mouvement de repli eut sur la foule un effet immédiat. On se mit à crier, en hébreu et en espagnol : “Vive le roi Sabbataï !” Puis on partit, en cortège, et en chantant de plus en plus fort, en direction du quartier juif. Depuis, la ville entière est en ébullition.

Un prodige, disais-je ? Oui, un prodige, comment pourrais-je appeler la chose autrement ? Dans ce pays on a coupé des têtes pour trente fois moins que ce que j’ai vu aujourd’hui ! Jusqu’après la tombée de la nuit, des cortèges qui défilent dans tous les sens, appelant les habitants de toutes obédiences tantôt aux réjouissances, tantôt à la pénitence et au jeûne ! Annonçant l’avènement des temps nouveaux, ceux de la Résurrection. Ils appellent l’année à venir non pas “l’année de la Bête”, mais “l’année du Jubilé”. Pour quelle raison ? Je l’ignore. Ce qui paraît clair, en revanche, c’est qu’ils semblent heureux de voir s’achever ces temps qui ne leur ont apporté, disent-ils, qu’humiliations et persécutions et souffrances. Mais que seront les temps à venir ? À quoi ressemblera le monde d’après la fin du monde ? Faudra-t-il que nous mourions tous auparavant dans quelque cataclysme, pour que survienne la Résurrection ? Ou bien sera-ce seulement le commencement d’une ère nouvelle, d’un royaume nouveau, le royaume de Dieu rétabli sur terre, après que tous les gouvernements humains auront démontré siècle après siècle leur injustice et leur corruption ?

Ce soir, à Smyrne, chacun a l’impression que ce Royaume est à nos portes, et que les autres, y compris celui du sultan, seront balayés. Est-ce pour cela que le cadi a laissé Sabbataï repartir libre ? Chercherait-il à ménager le souverain de demain, comme le font si souvent les hauts dignitaires lorsqu’ils sentent le vent tourner ? Un marchand anglais m’a dit aujourd’hui, d’un ton entendu, que les juifs ont payé une forte somme au juge pour qu’il laisse partir “leur roi” sain et sauf. J’ai de la peine à le croire. Lorsque la Sublime-Porte aura eu vent de ce qui s’est passé aujourd’hui à Smyrne, c’est la tête du cadi qui tombera ! Aucun homme avisé ne prendrait un tel risque ! Faut-il croire alors ce que m’a dit un commerçant juif fraîchement arrivé d’Ancône, à savoir que le juge turc, lorsqu’il s’est trouvé en présence de Sabbataï, a été ébloui par une lumière mystérieuse, et a été pris de tremblements ; alors qu’il l’avait accueilli sans se lever, et qu’il s’était adressé à lui sur un ton humiliant, il l’a raccompagné vers la sortie en lui rendant des hommages, en le suppliant de lui pardonner son comportement initial. Cela aussi, j’ai de la peine à le croire. Je suis dans la confusion, et rien de ce que j’entends ne me satisfait.

Peut-être y verrai-je plus clair demain.

Le lundi 14 décembre 1665

Aujourd’hui encore je suis tenté de crier au prodige, mais je ne voudrais pas galvauder ce mot en l’employant dans son acception vulgaire. Aussi parlerais-je plutôt d’inattendu, d’improviste et de coïncidence bénie : je viens de retrouver dans une rue de Smyrne l’homme avec lequel j’avais le plus envie de converser.

J’avais peu dormi la nuit dernière. Tout ce qui se passe me perturbe au plus haut point, je suis constamment en train de me tourner et de me retourner sur moi-même, dans ma tête comme dans mon lit, à me demander ce que je dois croire, qui je dois croire, et comment me préparer aux bouleversements qui s’annoncent.

Je me souviens d’avoir écrit la veille de mon départ que ma raison menaçait de vaciller. Comment diable pourrait-elle ne pas vaciller ? Je m’évertue pourtant sans arrêt à débrouiller les fils du mystère, sereinement, aussi sereinement qu’il m’est possible de le faire. Mais je ne peux plus m’enfermer jour et nuit dans la citadelle de la raison, les yeux fermés, les paumes pressées sur mes oreilles, à me répéter que tout cela est faux, que le monde entier se trompe, et que les signes ne deviennent signes que parce qu’on les guette.

Depuis que j’ai quitté Gibelet et jusqu’à la fin de mon séjour à Constantinople, il ne m’est arrivé, je l’admets, rien d’extraordinaire, rien qui ne puisse s’expliquer par les péripéties de la vie. La mort de Marmontel après celle du vieil Idriss ? Sur le moment, ces disparitions m’ont secoué, mais il est dans l’ordre des choses qu’un vieil homme décède et qu’un vaisseau fasse naufrage. C’est également le cas pour l’incendie au palais du noble collectionneur valaque. Dans une grande ville où tant de constructions sont en bois, de tels sinistres sont chose courante. Il est vrai que, dans chacun de ces cas, il était question du livre de Mazandarani. En temps normal, cela m’aurait titillé, intrigué ; j’aurais débité quelques adages de circonstance ; puis je serais revenu à mes préoccupations de marchand.

C’est au cours de mon voyage en mer que la citadelle de la raison s’est ébranlée, je le dis en toute lucidité. Et en toute lucidité je reconnais aussi qu’aucun incident notable n’est survenu qui puisse le justifier. Rien que des impressions, des plus vagues : ces journées anormalement obscures ; cette tempête, brusquement déchaînée et tout aussi brusquement apaisée ; et tous ces gens qui se mouvaient en silence dans le brouillard, comme s’ils n’étaient déjà plus que des âmes rôdantes.

Puis j’ai posé les pieds sur l’échelle de Smyrne. D’un pas mal assuré, mais espérant retrouver lentement mes esprits, et redevenir, dans cette ville où tant de marchands d’Europe aiment à séjourner, le marchand génois que je suis, que j’ai toujours été.

Hélas, les événements qui se produisent depuis mon arrivée ne me laissent guère le loisir de reprendre mes esprits. Je ne peux plus parler de circonstances fortuites, et faire comme si, au bout de ce voyage provoqué par la peur de l’année à venir, c’était le pur hasard qui m’avait conduit à l’endroit même où la fin des temps allait être proclamée. À Smyrne, alors qu’au moment de quitter Gibelet, je n’envisageais nullement de me rendre dans cette ville ! J’ai dû changer mon itinéraire à cause d’une femme qui ne devait même pas être du voyage. Comme si Marta était chargée de me conduire là où mon destin m’attendait. Là où, soudain, toutes les péripéties de la route prenaient enfin leur sens.

À présent, chacun des événements qui m’ont conduit jusqu’ici apparaît, sinon comme un signe, du moins comme une borne sur l’itinéraire sinueux que m’a tracé la Providence, et que j’ai suivi d’une étape à l’autre en croyant être mon propre guide. Dois-je continuer à faire semblant de prendre les décisions moi-même ? Dois-je, au nom de la raison et du libre arbitre, prétendre que c’est ma volonté qui m’a fait venir jusqu’à Smyrne, et que c’est le hasard qui m’a fait débarquer là au moment précis où l’on y annonçait la fin des temps ? Ne serais-je pas en train d’appeler lucidité ce qui n’est qu’aveuglement ? Je me suis déjà posé cette question, et il me semble que je devrais me la poser plus d’une fois encore, sans espérer de réponse…

Pourquoi suis-je en train de dire tout cela, et de débattre ainsi avec moi-même ? Sans doute parce que l’ami que j’ai retrouvé aujourd’hui m’a tenu le discours que j’aurais tenu moi-même il y a quelques mois, et que j’ai eu honte de le contredire les yeux dans les yeux, lui révélant ainsi la faiblesse de mon esprit.

Mais avant d’évoquer plus longuement cette rencontre, peut-être devrais-je relater les événements de cette journée.

Comme hier, et comme avant-hier, la plupart des gens de Smyrne n’ont guère travaillé. Dès le matin, le bruit a couru que Sabbataï avait proclamé que ce lundi était un nouveau sabbat, qui devait être observé comme l’autre. On n’a pas pu me dire s’il avait juste parlé de ce jour d’hui ou bien de tous les lundis à venir. Un marchand anglais que j’ai croisé dans la rue m’a fait observer qu’entre le vendredi des Turcs, le samedi des juifs, notre dimanche et maintenant le lundi de Sabbataï, les semaines de plein travail vont être bien ramassées. Pour l’heure, en tout cas, comme je l’ai dit plus haut, personne ne songe à travailler, à l’exception toutefois des marchands de sucreries, pour qui ces journées de réjouissances inattendues sont une aubaine. Les gens déambulent sans arrêt, pas seulement les juifs mais surtout eux, qui vont de fête en fête, de procession en procession, et qui discutent avec ferveur.

Me promenant dans l’après-midi au voisinage de la synagogue portugaise, j’ai assisté sur une petite place à une scène étrange. Une foule rassemblée autour d’une jeune femme tombée à terre devant la porte d’une maison, et qui semblait prise de convulsions. Elle prononçait des paroles saccadées, dont je n’ai rien compris, sinon quelques mots épars, “l’Éternel”, “les captifs”, “ton royaume”, mais les gens paraissaient attentifs à chaque respiration, et quelqu’un derrière moi a expliqué succinctement à son voisin : “C’est la fille d’Eliakim Haber. Elle prophétise. Elle voit le roi Sabbataï assis sur son trône.” Je me suis éloigné, alors que la jeune fille prophétisait encore. Je ne me sentais pas à l’aise. Comme si je m’étais introduit dans la maison d’un mourant sans être de la famille ni même du quartier. Et puis il faut bien croire que le destin m’attendait ailleurs. En quittant la place, je m’étais engouffré dans une enfilade de ruelles, d’un pas décidé, comme si je savais sans l’ombre d’un doute où j’allais et avec qui j’avais rendez-vous.

Je débouchai sur une rue plus large, où des gens s’étaient attroupés, regardant tous dans la même direction. Un cortège arrivait. À sa tête, Sabbataï, que je vis donc pour la deuxième fois en deux jours. Cette fois encore, il chantait à voix haute. Non pas un psaume, ni une prière, ni un alléluia, mais, étrangement, une chanson d’amour, une vieille romance espagnole. “J’ai rencontré Meliselda la fille du roi, radieuse et belle.” Le visage de l’homme était roux, comme sa barbe, et son regard brillait comme celui d’un jeune homme amoureux.

De toutes les maisons de la rue, les gens avaient sorti leurs tapis les plus précieux, pour les jeter sur la chaussée devant ses pieds, si bien que pas une seule fois il n’a dû fouler le sable ou le gravier. Bien que nous soyons en décembre, il n’y a ni grand froid ni pluie, mais un soleil juste un peu voilé, qui baigne la ville et ses gens dans une clarté printanière. La scène à laquelle j’ai assisté n’aurait pu se dérouler sous la pluie. Les tapis auraient trempé dans la boue, et la romance espagnole n’aurait inspiré que larmes et nostalgie. Au lieu de quoi, en cette douce journée d’hiver, la fin du monde ne s’accompagne d’aucune tristesse, d’aucun regret. La fin du monde m’est apparue un instant comme le commencement d’une longue éternité de fête. Oui, je me demandais déjà, moi l’intrus, – mais il y avait aujourd’hui dans le quartier des juifs bien d’autres intrus que moi – si je n’avais pas eu tort de redouter l’approche de l’année fatidique. Je me disais aussi que cette période, que j’ai pris l’habitude de placer sous le signe de la peur, m’avait fait connaître l’amour, et qu’elle me faisait vivre plus intensément qu’à aucune autre époque. J’en étais même à me dire que je me sentais aujourd’hui plus jeune qu’à vingt ans, au point de me persuader que cette jeunesse se poursuivrait indéfiniment. Lorsqu’un ami est arrivé, qui m’a brouillé à nouveau avec l’apocalypse.

Maïmoun. Maudit soit-il, béni soit-il.

Dernier complice de ma raison en déroute, fossoyeur de mes illusions.

Nous sommes tombés l’un dans les bras de l’autre. Moi heureux de serrer dans mes bras mon meilleur ami juif, et lui heureux de fuir tous les juifs de la terre pour se réfugier dans les bras d’un “gentil”.

Il marchait tout en queue du cortège, l’air absent, accablé. Dès qu’il m’aperçut, il sortit du rang, sans la moindre hésitation, pour m’entraîner loin.

“Partons de ce quartier ! Il faut que je te parle !”

Nous dévalâmes la colline, en direction de la grande corniche où résident les commerçants étrangers.

“Il y a un traiteur français qui vient de s’installer près de la douane, me dit Maïmoun, allons souper chez lui et boire son vin.”

En route, il commença à me raconter ses malheurs. Son père, pris d’une ferveur subite, avait décidé de vendre pour une bouchée de pain tout ce qu’il possédait pour venir à Smyrne.

“Pardonne-moi, Baldassare mon ami, il y a des choses que je t’ai cachées lors de nos longues conversations. Elles étaient encore secrètes, et je n’aurais pas voulu trahir la confiance des miens. À présent, tout a éclaté au grand jour, pour notre malheur. Toi, avant d’arriver à Smyrne, tu n’avais jamais entendu le nom de Sabbataï Tsevi. Sauf peut-être à Constantinople…”

“Non, lui avouai-je, même pas. Seulement depuis que je suis à Smyrne.”

“Moi, je l’ai rencontré l’été dernier, à Alep. Il est resté là plusieurs semaines, et mon père l’a même invité dans notre maison. Il était bien différent du personnage que tu vois aujourd’hui. Discret, parlant avec modestie, il ne se disait ni roi ni messie et ne se pavanait pas dans les rues en chantant. Pour cela, sa visite à Alep n’a pas suscité de remous en dehors de notre communauté. Mais chez nous, ce fut le commencement d’un débat qui se poursuit encore. Parce que, dans l’entourage de Sabbataï, on chuchotait déjà qu’il était le Messie attendu, qu’un prophète de Gaza nommé Nathan Achkenazi l’avait reconnu pour tel, et qu’il se manifesterait avant longtemps. Les gens étaient et sont toujours partagés. Nous avons reçu d’Égypte trois lettres qui affirmaient toutes que cet homme était indubitablement le Messie, alors que de Jérusalem, un hakham des plus respectés a écrit pour nous dire que cet homme était un imposteur, et qu’il fallait se méfier de ses paroles et de chacun de ses gestes. Toutes les familles étaient divisées, la nôtre plus que toutes. Mon père, dès le premier instant où on lui a parlé de Sabbataï, n’a plus vécu que dans l’attente de son avènement. Alors que moi, son fils unique, la chair de sa chair, je n’y ai pas cru un seul instant. Tout cela finira très mal. Nos gens, qui vivent depuis des siècles dans la discrétion, la retenue, sans hausser la voix, se mettent soudain à crier que leur roi va bientôt gouverner le monde entier, que le sultan ottoman va s’agenouiller devant lui et lui proposer son propre trône. Oui, ils disent à voix haute des choses aussi insensées, sans penser un instant que la colère du sultan pourrait se déchaîner contre nous. Cesse de craindre le sultan, me dit mon père, lui qui a passé sa vie à craindre l’ombre du moindre fonctionnaire envoyé par la Sublime Porte ! Pourquoi craindre le sultan ? son règne est révolu, l’ère de la Résurrection va bientôt commencer !

“Mon père voulait absolument partir pour Constantinople, comme je te l’avais raconté, et c’est moi qui suis parti à sa place, de peur qu’il ne puisse supporter les épreuves de la route. Il avait promis de m’attendre, et moi j’avais promis de revenir avec l’opinion des plus grands hakhams, ceux qui sont unanimement respectés par tous les nôtres.

“Moi j’ai tenu promesse, pas mon père. Dès mon arrivée dans la capitale, j’avais entrepris de visiter l’un après l’autre les hommes les plus érudits, en prenant soin de noter chacune de leurs paroles. Mais mon père était trop impatient, il ne m’a pas attendu. Un jour j’ai appris qu’il avait quitté Alep avec deux rabbins et quelques autres notables. Leur caravane est passée par Tarse deux semaines après la nôtre, puis elle a suivi la route côtière jusqu’à Smyrne.

“Avant de quitter la maison, il avait bradé tout ce que nous possédions. ‘Pourquoi as-tu fait cela ?’ lui ai-je demandé. Il m’a répondu : ‘À quoi nous serviraient encore quelques pierres à Alep, si l’ère de la Résurrection a déjà commencé ?’ ‘Mais si cet homme n’était pas le Messie ? Et si le temps de la Résurrection n’était pas encore arrivé ?’ Mon père m’a répondu : ‘Si tu ne veux pas partager ma joie, tu n’es plus mon fils !’

“Oui, il a tout vendu, puis il est venu jeter l’argent aux pieds de Sabbataï. Qui, pour montrer sa reconnaissance, vient de le nommer roi ! Oui, Baldassare. Mon père a été nommé roi, nous devons célébrer son avènement. Je ne suis plus le fils d’Isaac le bijoutier, mais le fils du roi Asa ! Tu me dois vénération”, me dit Maïmoun en se versant une bonne lampée de vin de France.

J’étais quelque peu embarrassé, ne sachant pas jusqu’à quel point je devais m’associer à ses sarcasmes.

“Peut-être devrais-je préciser, ajouta mon ami, que Sabbataï a nommé aujourd’hui pas moins de sept rois, et hier une dizaine. Aucune ville n’a accueilli autant de rois en même temps !”

Présentés ainsi, les événements si étranges auxquels je viens d’assister apparaissent effectivement comme une désolante bouffonnerie. Dois-je croire ce que me dit Maïmoun ? Aurais-je dû, au contraire, le contredire, lui expliquer pourquoi je suis moi-même ébranlé, moi qui pourtant ne croyais plus depuis bien longtemps aux miracles, et qui ai longtemps méprisé en silence ceux qui y croient.

Non, je n’ai pas argumenté avec lui, je ne lui ai pas tenu tête. J’aurais eu honte de lui avouer que moi-même, sans nullement être juif ni attendre ce qu’ils attendent, suis ébranlé par tant d’inexplicables coïncidences, par tant de signes. J’aurais eu honte de lire dans ses yeux la déception, le mépris pour cet “esprit faible” que je suis devenu. Comme je ne voulais pas non plus dire le contraire de ce que je pense, je me suis contenté de l’écouter.

Je souhaite qu’il ait raison. De tout mon être j’espère que l’année 1666 sera une année ordinaire, avec des joies ordinaires, des peines ordinaires, et que je la traverserai avec tous les miens du jour de l’an au jour de l’an comme j’en ai traversé déjà une quarantaine d’autres. Mais je n’arrive pas à m’en persuader. Aucune de toutes ces années ne s’était annoncée de la sorte. Aucune ne s’était fait précéder ainsi d’une traînée de signes. Plus elle se rapproche, plus le tissu du monde se défait, comme si ses fils allaient servir à un nouveau tissage.

Pardonne-moi, Maïmoun, mon raisonnable ami, si c’est moi qui m’égare, comme je te pardonne si c’est toi qui t’es égaré. Pardonne-moi aussi d’avoir fait mine de t’approuver, tant que nous étions attablés chez ce traiteur français, pour venir te répondre la nuit dans ces pages, à ton insu. Comment faire autrement ? Les mots que l’on prononce laissent des marques dans les cœurs, ceux qu’on écrit s’enterrent et refroidissent sous un couvercle de cuir mort. Surtout les miens, que personne ne viendra lire.

Le 15 décembre 1665

Ne restent de cette année que dix-sept jours, et Smyrne est balayée de la douane jusqu’à la vieille citadelle par le vent des rumeurs. Certaines sont alarmistes : le sultan aurait personnellement ordonné que Sabbataï soit mis aux fers et convoyé sous bonne garde à Constantinople ; mais le soir, le soi-disant messie était toujours chez lui, honoré par les siens, et il aurait nommé, dit-on, sept nouveaux rois, parmi lesquels un mendiant de la ville appelé Abraham le Roux. D’autres rumeurs parlent d’un personnage mystérieux qui serait apparu à la porte d’une synagogue, un vieillard à la longue barbe soyeuse, que personne n’avait jamais vu ; interrogé sur son identité, il aurait répondu qu’il était le prophète Elie, et invité les juifs à se rassembler autour de Sabbataï.

Celui-ci a encore, selon Maïmoun, de nombreux détracteurs parmi les rabbins, et aussi parmi les riches commerçants de la communauté, mais ils n’osent plus l’attaquer en public, et préfèrent s’enfermer chez eux de peur de se faire traiter d’infidèles et de mécréants par la foule. Certains d’entre eux auraient même quitté Smyrne par la route en direction de Magnésie.

 

Ce midi, j’ai invité Maïmoun à dîner chez le même traiteur français. Hier soir, c’est lui qui avait tout payé. Vu que son père a bradé leur fortune, il doit être dans la gêne, ou le sera avant longtemps, mais je n’avais pas voulu le lui faire sentir, pour ne pas le froisser, et j’avais accepté de me laisser traiter. On sert dans cet endroit la meilleure cuisine de tout l’empire, et je suis ravi de l’avoir découvert. Il y a deux autres traiteurs français dans cette ville, installés depuis longtemps, mais celui-ci est le plus couru. Il n’hésite pas à vanter son vin, que les Turcs n’hésitent pas à boire. En revanche, il évite de servir du jambon, et prétend finement que lui-même ne l’apprécie guère. Je ne regrette pas d’être revenu à sa table, et tant que je serai à Smyrne, j’y reviendrai.

J’ai seulement eu tort de faire part de ma découverte au père Jean-Baptiste, qui m’a reproché de mettre les pieds sous le toit d’un huguenot, et de boire le vin de l’hérésie. Mais nous n’étions pas seuls quand il a prononcé ces paroles risibles, et je le soupçonne d’avoir dit ce que son auditoire avait besoin d’entendre. Il a suffisamment vécu au Levant pour savoir qu’un bon vin n’a pas d’autre couleur que la sienne, ni d’autre esprit que le sien.

Le 16 décembre

J’ai invité Marta ce midi chez le sieur Moineau Ézéchiel, – c’est ainsi que s’appelle le traiteur huguenot. Je ne suis pas sûr qu’elle ait apprécié la cuisine, mais elle a apprécié l’invitation, et failli abuser du vin. Je l’ai retenue à mi-chemin entre la gaieté et l’ivresse.

De retour au couvent, nous nous sommes retrouvés seuls à l’heure de la sieste. Nous avions hâte de nous serrer l’un contre l’autre, et sans aucune prudence nous l’avons fait. J’avais l’oreille constamment aux aguets, de peur que mes neveux ne viennent nous surprendre, ou l’un des pères capucins. De mon commis, je ne craignais rien, il sait ne rien voir quand il le faut, et ne rien entendre. Cette inquiétude n’a guère amoindri notre bonheur, bien au contraire. Il me semble que chaque seconde réclamait son pesant de plaisir, plus que la seconde d’avant, comme si elle allait être la dernière, si bien que notre étreinte se faisait de plus en plus vigoureuse, éperdue, violente, haletante. Nos corps sentaient le vin chaud, et nous nous sommes promis des années de bonheur, que le monde vive ou qu’il meure.

 

Nous étions épuisés bien avant que quiconque ne vienne. Elle s’est assoupie. J’avais envie de faire de même, mais c’eût été trop d’imprudence. Je lui ai doucement ajusté la robe, puis je l’ai cachée jusqu’au cou sous une pudique couverture. Avant de tracer ces quelques lignes sur mon cahier.

 

Mes neveux ne sont rentrés qu’au milieu de la nuit. Et je n’ai pas revu le père Jean-Baptiste, qui a reçu des visiteurs hier, et qui a sans doute passé la journée entière en leur compagnie. Grand bien leur fasse, à tous. Ils ont dû recueillir une brassée de rumeurs nouvelles. Moi je n’ai recueilli qu’une rosée de vin sur la bouche ravie d’une femme. Si le monde pouvait nous ignorer chaque jour comme il nous a ignorés aujourd’hui ! Si nous pouvions vivre et nous aimer ainsi dans la pénombre, jour après jour, en oubliant toutes les prophéties ! Et nous saouler de vin hérétique et d’amours condamnées !

Seigneur ! Toi seul peux faire en sorte que Ta volonté ne soit pas faite !

Le 17 décembre

J’ai quitté aujourd’hui le couvent des capucins pour m’installer dans la maison d’un commerçant anglais que je n’avais jamais rencontré avant ce jour. Encore une de ces choses inouïes qui m’arrivent comme pour m’empêcher d’oublier que nous ne vivons pas des temps ordinaires. Me voici donc installé dans cette maison étrangère comme si elle était la mienne, et ce soir j’écris mes pages sur un bureau en bois de merisier, brillant de laque rouge et neuve, sous la lumière d’un chandelier en argent massif. Marta m’attend. Elle a ici sa propre chambre, qui s’ouvre sur la mienne, et c’est auprès d’elle, dans son lit et nulle part ailleurs, que je me coucherai cette nuit, ainsi que les nuits à venir.

Tout s’est passé très vite, comme si l’affaire avait été au préalable amplement négociée par la Providence, et que nous devions seulement nous réunir ici-bas pour la sceller d’une poignée de main. Le lieu de réunion étant, bien entendu, la table du traiteur huguenot, où je me rends désormais chaque jour, et même plus d’une fois par jour. Ce matin, j’étais seulement passé prendre une coupe de vin et quelques olives, avant d’aller dîner au couvent. Deux hommes étaient attablés, auxquels le patron m’a présenté. L’un était anglais, et l’autre hollandais, mais ils semblaient bons amis alors que leurs nations, comme on le sait, ne s’entendent guère. J’avais eu l’occasion de dire au sieur Moineau quelle activité j’exerçais, et il se fait que mon Anglais, qui se nomme Cornelius Wheeler, est également négociant en curiosités. L’autre, le Hollandais, est pasteur protestant ; son nom est Coenen – un homme de haute taille, fort maigre, avec la tête chauve et osseuse comme celle des grands vieillards.

J’appris aussitôt que mon collègue s’apprêtait à quitter Smyrne en fin de journée pour l’Angleterre, son bateau se trouvant déjà à quai. La décision de partir avait été prise précipitamment, pour des raisons familiales qu’on ne m’a point spécifiées, si bien qu’aucun arrangement n’avait été prévu pour la maison. Nous étions attablés depuis un quart d’heure à peine, je devisais courtoisement avec le pasteur sur le passé des Embriaci, sur Gibelet, sur Sabbataï et les événements en cours, tandis que Wheeler ne disait pas grand-chose, et semblait à peine entendre ce que nous racontions tant il était noyé dans ses soucis. Soudain, il émergea de sa torpeur pour me demander, à brûle-pourpoint, si j’accepterais de m’installer quelque temps chez lui.

“Pour le cas où nous arriverions bientôt au règne du chaos, dit-il avec une certaine emphase, j’aimerais savoir qu’une âme noble veille sur ma maison.”

Ne voulant pas accepter avec trop d’empressement, je le prévins que je n’étais à Smyrne que pour une courte période, ayant une affaire pressante à régler, et que je pourrais moi aussi plier bagage du jour au lendemain. Mais je n’avais sans doute pas objecté avec suffisamment de conviction, puisque l’homme jugea inutile de répondre à l’argument, et me demanda seulement si cela m’incommoderait de faire quelques pas avec le pasteur et lui-même afin qu’il me montrât “ma nouvelle demeure”.

J’ai déjà indiqué, je crois, que le quartier des étrangers n’était qu’une avenue unique longeant la plage. S’alignent, d’un bout à l’autre, et sur les deux côtés, des magasins, des dépôts, des ateliers, une bonne centaine de maisons, quelques traiteurs à la réputation établie, et quatre églises, dont celle des capucins. Les résidences qui regardent la mer sont plus prisées que celles qui donnent sur la colline, la vieille citadelle et les quartiers où vivent les gens du pays, Turcs, Grecs, Arméniens ou Juifs. La maison de Wheeler n’est ni la plus grande ni la plus sûre, puisqu’elle est située à l’extrémité de l’avenue, et que la mer vient frapper, pour ainsi dire, à sa porte. Même quand elle est calme, comme aujourd’hui, son grondement s’entend. Par temps de houle, il devrait être assourdissant.

Ce qu’il y a de plus beau, dans cette maison, c’est la vaste pièce où je me trouve en cet instant, autour de laquelle s’alignent les chambres, et qui est ornée d’une foule de statues, de statuettes, de fragments de colonnades anciennes, et aussi de mosaïques, le tout déterré par Wheeler lui-même qui effectue ses propres fouilles et fait grand commerce de ces objets.

Ce que je contemple autour de moi, et qui me donne l’impression d’habiter sur l’emplacement d’un sanctuaire grec ou d’une villa antique, n’est assurément que le rebut du rebut, rien que des pièces fêlées, brisées, amputées, ou qui existent en triple et en quadruple. Les plus belles prises ont été, sans nul doute, acheminées vers Londres, où mon hôte les aura vendues à prix d’or. Tant mieux pour lui ! Je sais d’expérience que les gens d’ici ne veulent jamais acquérir ces vieilles sculptures ; ceux qui en ont les moyens n’en ont pas le goût, et la plupart des Turcs les dédaignent, quand ils ne s’acharnent pas à les défigurer sous prétexte de piété.

Lorsqu’il s’est embarqué aujourd’hui, et bien qu’il s’agît d’un départ précipité, Wheeler avait un grand nombre de caisses, dont la plus grosse et la plus pesante contenait, m’a-t-il dit lui-même, un magnifique sarcophage orné de bas-reliefs, découvert à Philadelphie. Après avoir accepté son invitation, il n’était évidemment pas question de le laisser repartir pour le port en compagnie du seul pasteur. Fort heureusement pour lui, car nous découvrîmes en arrivant au quai que les débardeurs refusaient de charger, quel que soit le prix qu’on leur propose. Pour quelle raison ? Je n’ai pu le savoir, mais leur entêtement participe à l’évidence de l’atmosphère générale, faite de confusion dans les esprits, de dérèglement dans les attitudes, d’universelle irritation, comme d’impunité. Je fis appel à Hatem et à mes neveux, et ainsi, à quatorze bras – en comptant ceux du pasteur et du commis de Wheeler –, les caisses purent être embarquées. Seul le sarcophage résista à nos forces, et il fallut soudoyer les matelots pour qu’ils s’y mettent à leur tour et, s’aidant de cordes, le hissent enfin à bord.

 

Après avoir remercié les capucins de leur accueil, et fait une offrande généreuse pour la réfection de leur église dont le mur a souffert, m’a-t-on dit, du dernier tremblement de terre, je suis venu m’installer ici avec tous les miens.

Wheeler nous a laissé dans la maison une jeune servante au regard fuyant, dont il m’a dit qu’elle était à son service depuis très peu de temps, et qu’il la soupçonnait de voler de la vaisselle et de la nourriture. Peut-être aussi de l’argent, et des habits, il ne savait pas. Si jamais l’envie me prenait de la congédier, je ne devais pas hésiter. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait lui-même ? Je ne le lui ai pas demandé. Je ne l’ai pas beaucoup vue encore. Elle a traversé la maison à deux reprises, pieds nus, la tête baissée et enveloppée dans un châle en damier rouge et noir.

Nous nous sommes réparti les chambres. Il y en a six, sans compter celle de la servante, construite sur le toit, et à laquelle on accède par une simple échelle. Hatem a pris celle qu’occupe d’habitude le commis de notre hôte ; mes neveux ont eu chacun la sienne, de même que Marta et moi, histoire de préserver les apparences, mais je n’ai aucunement l’intention de dormir loin d’elle.

Je m’en vais d’ailleurs la rejoindre sans plus tarder.

Le 18 décembre

Reste dans la maison de Wheeler une sixième chambre, je l’ai proposée ce matin à Maïmoun.

Depuis son arrivée à Smyrne, il vit avec son père chez un certain Issac Laniado, lui-même originaire d’Alep, fervent adepte de Sabbataï et voisin immédiat de la famille dudit messie, ce qui oblige mon ami à une continuelle dissimulation. Il s’en était ouvert à moi, se demandant avec force soupirs s’il pourrait supporter encore un long sabbat en leur compagnie.

Pourtant, il a décliné mon invitation. “C’est lorsque nos proches s’égarent que nous devons demeurer auprès d’eux”, m’a-t-il dit. Je n’ai plus insisté.

 

Dans la ville, c’est toujours le doux chaos. La peur des lois se perd, comme si le Royaume à venir devait être celui de la miséricorde et du pardon, nullement celui de l’ordre. Mais cette impunité ne provoque aucun déchaînement de passions, ni émeutes ni sang versé ni pillage. Le loup côtoie l’agneau sans chercher à le dévorer, comme il est dit quelque part dans les Écritures. Ce soir, une vingtaine de juifs, hommes et femmes, sont descendus en procession de leur quartier jusqu’au port, chantant “Meliselda, fille de roi” et brandissant des torches ; en cela, ils défiaient à la fois leur propre loi, qui leur interdit d’allumer le feu vendredi soir, et la loi du pays, qui réserve aux seuls commerçants étrangers le droit de sortir la nuit en s’éclairant de torches. Arrivés non loin de chez moi, ils ont croisé une escouade de janissaires marchant au pas derrière leur officier. Les chants ont faibli, quelques instants, avant de reprendre de plus belle, chaque troupe ayant poursuivi son chemin sans se préoccuper de l’autre.

Combien de temps durera encore cette ivresse ? Un jour ? Trois jours ? Quarante jours ? Ceux qui croient en Sabbataï affirment : pour les siècles des siècles. Une ère nouvelle va bientôt commencer, disent-ils, que plus rien ne viendra clore. La Résurrection, une fois commencée, ne s’arrêtera plus. La Résurrection ne sera pas suivie de mort.

Ce qui s’achèvera, c’est l’humiliation, c’est l’abaissement, c’est la captivité, l’exil, la dispersion.

Et moi, dans tout cela, où suis-je, et que devrais-je souhaiter ? Maïmoun reproche à son père d’avoir tout abandonné pour suivre son roi messie. N’ai-je pas fait moi-même bien pire ? N’ai-je pas quitté ma ville, mon commerce, ma vie paisible, à cause des rumeurs d’apocalypse, et sans même l’espérance du Salut ?

Ces gens, ces égarés, qui traversent la nuit du sabbat en brandissant leurs torches, ne suis-je pas aussi fou qu’eux, à défier comme je le fais les lois de la religion comme celles du prince, en m’installant au su des miens dans le lit d’une femme qui n’est pas la mienne et qui est peut-être encore celle d’un autre ? Combien de temps pourrai-je encore vivre ainsi dans le mensonge ? Et combien de temps, surtout, resterai-je impuni ?

Si la perspective du châtiment m’effleure certains moments, elle ne me détourne guère de mes désirs. Le regard de Dieu m’inquiète moins que le regard des hommes. La nuit dernière, pour la première fois, j’ai pris Marta dans mes bras sans avoir à guetter fenêtres et portes, sans que mes oreilles demeurent à l’affût d’un bruit de pas. Puis je l’ai déshabillée lentement, lentement j’ai dénoué les rubans, défait les boutons, desserré toutes les étoffes pour les faire glisser jusqu’à terre, avant de souffler la bougie. D’un bras levé et plié elle cachait ses yeux, seulement ses yeux. Je l’ai conduite par la main jusqu’au lit, où je l’ai étendue puis me suis étendu tout près d’elle. Son corps sentait le parfum que nous avions acheté ensemble chez ce Génois à Constantinople. Je lui ai chuchoté que je l’aimais et que je l’aimerais toujours. En ressentant dans son oreille le souffle de mes paroles, elle m’entoura de ses bras et m’attira vers son corps tiède en murmurant des mots de joie, de hâte, de consentement, d’abandon.

Je l’ai étreinte avec la fougue d’un amant et la sérénité d’un époux. Aurais-je pu l’aimer ainsi s’il ne régnait autour de nous, dans cette ville, et dans le monde, une souveraine ivresse ?

Le 19 décembre

Le pasteur hollandais est venu me rendre visite de bon matin, disant qu’il voulait seulement s’assurer que je me trouvais à mon aise dans la maison de son ami. Quand je lui répondis avec un certain enthousiasme que j’y vivais déjà comme si elle était mienne, il jugea nécessaire de rétorquer que je ne devais jamais oublier cependant qu’elle ne m’appartenait pas. Observation futile, dont je me suis froissé, au point de lui répondre sèchement que j’avais simplement voulu souligner ma gratitude, que je ne m’étais installé dans cette maison que pour rendre service, que je me trouvais fort bien dans le couvent des capucins et que je pourrais parfaitement y retourner. Je croyais qu’il allait reprendre son chapeau et partir, ou peut-être me sommer de partir moi-même avec toute ma tribu, mais, après un moment d’hésitation, il émit un petit rire, s’excusa, toussota, prétexta un malentendu qu’il imputa à sa méconnaissance de l’italien – que pourtant il parle aussi bien que moi ! – bref, il s’amenda sans ambiguïté, si bien que lorsqu’il voulut se lever, cinq minutes plus tard, je posai ma main sur son bras en le priant de n’en rien faire, et d’attendre en ami le café que “mon épouse” nous préparait.

Après ce prélude quelque peu maladroit, nous engageâmes la conversation sur un tout autre ton, et je ne tardai pas à découvrir que j’avais affaire à un érudit et à un sage.

J’appris ainsi de lui que des rumeurs circulaient depuis des mois dans diverses villes d’Europe concernant les tribus perdues d’Israël, qui auraient fait leur apparition en Perse, et qui auraient levé une armée innombrable. On prétend qu’elles se seraient emparées de l’Arabie, auraient défait les forces ottomanes, et même progressé jusqu’au Maroc ; à Tunis, cette année, la caravane des pèlerins aurait renoncé à partir pour La Mecque, par crainte de les rencontrer en chemin. D’après Coenen, qui ne croit guère à ces rumeurs, celles-ci se seraient propagées d’abord à partir de Vienne, qu’assiègent les troupes du sultan, puis de Venise, qui est en guerre depuis trente ans contre la Sublime Porte, et qui se donne du courage en imaginant ainsi que des alliés inattendus s’apprêtent à prendre les musulmans à revers.

Le pasteur me dit que les voyageurs qui s’arrêtent à Smyrne lui apportent chaque mois des lettres en ce sens, venues de Hollande, de France, de Suède, et surtout d’Angleterre, où de très nombreuses personnes sont à l’affût de tous les événements extraordinaires qui pourraient annoncer la fin des temps et le second avènement du Christ. À cet égard, ce qui se passe dans cette ville ne pourra qu’aiguiser leur impatience.

Lorsque je lui dis que je suivais moi-même ces développements avec une grande curiosité, que j’avais déjà eu l’occasion de voir de mes propres yeux par deux fois ledit messie, que ces phénomènes ne manquaient pas de me troubler, mais qu’un juif de mes amis s’était montré quant à lui bien plus sceptique, Coenen exprima le vif souhait de le rencontrer. Je promis de transmettre son invitation à Maïmoun dès que possible.

En évoquant les choses qui m’avaient le plus troublé au cours des derniers jours, je mentionnai le fait, à mon sens inexplicable, que le cadi eût laissé repartir Sabbataï libre, dimanche dernier, et qu’aucune mesure ne fût encore prise par les autorités pour couper court aux débordements et remettre les gens au travail. Le pasteur répondit que, selon des informateurs dignes de foi, le juge avait reçu une somme considérable de la part de certains riches commerçants juifs, fidèles de Sabbataï, pour qu’il ne fasse aucun mal à ce dernier.

“Je n’ignore pas, dis-je, à quel point les dignitaires ottomans peuvent être corrompus, ni à quel point ils peuvent être mus par l’avidité. Mais, dans le cas présent, c’est le chaos qui s’installe. Dès que les événements d’ici seront connus à Constantinople, des têtes vont tomber. Croyez-vous que le cadi serait prêt à risquer la sienne pour quelques pièces d’or ?”

“Mon jeune ami, on ne comprend rien à la marche du monde si l’on s’imagine que les hommes agissent toujours avec sagesse. La déraison est le principe mâle de l’Histoire.”

Il ajouta qu’à son avis, si le cadi a laissé Sabbataï repartir libre, ce n’est pas seulement parce qu’on l’aurait soudoyé, c’est aussi parce qu’il aurait estimé que cet homme qui arrivait chez lui en chantant des psaumes était un fou, dangereux peut-être pour sa propre communauté, mais qui ne menaçait en rien le pouvoir du sultan. C’est ce qu’aurait rapporté au pasteur un janissaire affecté à la protection des marchands hollandais. Et c’est probablement ce que le cadi chuchote à l’oreille des janissaires pour excuser sa tolérance.

 

Sur un tout autre plan, j’ai remarqué aujourd’hui que mon neveu Boumeh s’était laissé pousser la barbe et les cheveux. Je ne m’en serais pas aperçu s’il n’avait pas revêtu une chemise blanche flottante qui le fait ressembler à certains derviches. Il s’absente toute la journée, et quand il revient le soir il ne parle guère. Peut-être devrais-je lui demander pourquoi il s’accoutre ainsi.

Le 20 décembre

Maïmoun est venu chercher refuge dans ma maison. Je l’ai accueilli à bras ouverts, et installé dans la dernière chambre vide, que de toute manière je lui destinais. Jusqu’ici il avait décliné mon invitation, mais un incident survenu ce matin lui a fait changer d’attitude. Il en est encore tout secoué.

Son père lui avait demandé de l’accompagner chez Sabbataï. Ce n’était pas la première fois qu’il y allait, mais il s’arrangeait toujours pour demeurer à l’écart, en retrait, perdu dans la foule des fidèles, à observer de loin les témoignages d’allégeance et les manifestations de joie. Cette fois, son père, devenu “roi”, exigea de lui qu’il s’approche de leur bienfaiteur et obtienne sa bénédiction. Mon ami obéit, avança les yeux baissés, baisa furtivement la main du “messie”, et fit aussitôt un pas en arrière pour laisser la place aux autres. Mais Sabbataï le retint par la manche, lui fit lever les yeux, lui posa deux ou trois questions, sur un ton aimable. Puis, soudain, haussant la voix, il lui demanda, ainsi qu’à son père et à deux rabbins d’Alep qui étaient avec eux, de prononcer le Nom Ineffable de Dieu. Les autres s’exécutèrent aussitôt, mais Maïmoun, pourtant le moins pieux de tous, hésita. Il lui arrivait parfois de ne pas suivre à la lettre les préceptes de la Foi, et de marmonner les prières à la synagogue sans la moindre ferveur, comme si son cœur demeurait détaché de ce que croyaient ses lèvres. Mais de là à commettre une telle transgression, non ! Il se garda donc de prononcer le Nom, pensant que Sabbataï se contenterait d’avoir été obéi par les trois autres. C’était mal le connaître. Continuant à retenir Maïmoun par la manche, le prétendu messie entreprit d’expliquer à l’assemblée qu’en ces temps nouveaux, ce qui était interdit ne l’est plus, que ceux qui croient en l’émergence de l’ère nouvelle ne devraient pas craindre la transgression, et que ceux qui ont foi en lui devraient savoir qu’il ne leur demanderait rien qui ne soit conforme à la volonté réelle du Très-Haut, surtout si cela semble aller à l’encontre de Sa volonté apparente.

À présent, tous les regards étaient tournés vers mon ami, y compris celui de son propre père, qui lui disait d’avoir confiance “en notre roi messie”, et de faire ce qu’il lui demandait.

“Je n’aurais jamais cru, me dit Maïmoun, que je vivrais jusqu’au jour où mon père, qui m’a élevé dans le respect de notre loi, me demanderait de la transgresser de la pire manière. Si une telle chose a pu arriver, si la piété se confond ainsi avec l’impiété, c’est que la fin des temps doit effectivement être proche.”

Il se perdit dans la contemplation et la mélancolie. Je dus le secouer pour qu’il reprenne le cours de son histoire.

“Et qu’as-tu fait ?”

“J’ai dit à Sabbataï que ce qu’il me demandait était grave, et que j’avais besoin d’aller réciter quelques prières avant de l’accomplir. Puis, sans demander sa permission, je me suis retiré. Et dès que je me suis retrouvé à l’extérieur, j’ai marché droit jusqu’ici.”

Il me jura que tant que “cette folie” ne se sera pas calmée, il ne remettra pas les pieds au quartier juif. J’approuvai son attitude, et me déclarai ravi de l’accueillir sous mon toit.

Je parlai ensuite de la visite du pasteur hollandais, et lui fis part de son désir de le rencontrer. Il ne refusa pas, mais exprima le souhait de ne pas y aller avant quelques jours, n’ayant, pour l’heure, aucune envie de parler à un étranger de ce qui venait d’arriver.

“J’ai encore l’esprit tout agité, je baigne dans la confusion, et je ne voudrais pas tenir des propos que je regretterais demain.”

Je lui répondis que rien ne pressait, et que nous ferions bien de demeurer, l’un et l’autre, à l’écart de tout ce brouhaha.

Le lundi 21 décembre 1665

Ainsi, il y aurait en pays ottoman des fonctionnaires intègres ? Je n’ose encore l’affirmer, et c’est déjà fort incongru que je puisse seulement me poser la question !

Depuis quelques jours, Marta insiste pour que nous reprenions ici les démarches entreprises à Constantinople, en espérant qu’elles s’avéreront moins infructueuses. Je suis donc allé voir le greffier de la prison de Smyrne, un certain Abdellatif, dont on m’a dit qu’il tenait registre de toutes les condamnations prononcées dans cette partie de l’Asie Mineure et dans les îles Égée. L’homme me laissa formuler ma requête, prit des notes, demanda quelques précisions, avant de me dire qu’il aurait besoin d’une semaine de recherches avant de pouvoir me donner une réponse satisfaisante. Ce qui évoqua bien entendu pour moi le souvenir désagréable de cet autre greffier, celui de l’Armurerie du palais sultanien, qui nous avait soutiré une somme après l’autre sous prétexte de consulter divers registres. Mais j’étais décidé à payer sans trop rechigner, ne serait-ce que pour montrer à Marta que je ne reculerais devant aucun sacrifice. Je demandai donc à l’homme, selon la formule en usage, “de combien il faudrait dédommager ses informateurs”. J’avais déjà la main dans ma bourse. L’homme, d’un geste clair, me fit signe de l’en retirer.

“Pourquoi Votre Honneur paierait-il, puisqu’il n’a rien obtenu encore ?”

Craignant de l’irriter si j’insistais, je me retirai en promettant de revenir dans une semaine, et en priant le Très-Haut de le rétribuer selon ses mérites, formule dont aucun honnête homme ne pourrait s’offusquer.

À Marta et Hatem, qui m’attendaient dehors, sous l’ombre d’un noyer, j’ai raconté la scène comme je viens de le faire, mot pour mot. Elle se dit confiante ; peut-être le Ciel s’apprêterait-il enfin à se pencher favorablement sur son sort. Mon commis se montra plus sceptique ; pour lui, l’indulgence des puissants n’est jamais que la promesse d’une plus grande calamité à venir.

Nous verrons bien. En temps normal, je me serais rangé à son avis, mais aujourd’hui je ne suis pas sans espoir. Il se passe tant de choses inouïes. Un vent d’étrangeté balaie le monde… Plus rien ne devrait me surprendre, plus rien.

Le 23 décembre 1665

Je tremble, je bafouille.

Serai-je capable de raconter les événements comme s’ils étaient arrivés à un autre, sans pousser des hurlements à chaque ligne, et sans crier sans cesse au prodige ?

Peut-être aurais-je dû attendre que les émotions se soient déposées au fond de moi, sur le plancher de mon âme, comme le marc dans une tasse de café. Laisser passer deux jours, une semaine. Mais lorsque les faits de ce jour auront refroidi, d’autres seront survenus, encore brûlants…

M’en tenir donc, tant que je le puis encore, à ce que j’avais décidé. Écrire chaque jour sa peine. Un compte rendu, une date. Sans relire, tourner la page pour qu’elle soit prête à accueillir les étonnements à venir. Jusqu’au jour où elle restera blanche – la fin, ma propre fin, ou bien celle du monde.

Mais j’en reviens plutôt au commencement…

Cet après-midi, donc, ayant pu vaincre les réticences de Maïmoun, je m’en fus avec lui au domicile du pasteur Coenen. Qui nous reçut à bras ouverts, nous offrit avec le café de délicieuses sucreries turques, puis se mit à parler de Sabbataï, en termes mesurés, cherchant du coin de l’œil à apprécier les réactions de mon ami. Il rapporta d’abord des paroles fort élogieuses prononcées par le soi-disant messie à l’endroit de Jésus, dont l’âme, disait-il, était indissociablement liée à la sienne. “Je ferai en sorte qu’il prenne désormais sa place parmi les prophètes”, aurait-il dit devant témoins. Maïmoun confirma que Sabbataï ne parlait de Jésus qu’en termes déférents et affectueux, et qu’il évoquait souvent avec tristesse les souffrances qui lui avaient été infligées.

Le pasteur se dit à la fois étonné et ravi par de tels propos, en regrettant que Sabbataï ne fasse pas preuve de la même sagesse lorsqu’il parle des femmes.

“N’est-il pas vrai qu’il a promis de les rendre égales à leurs époux, et de les délivrer de la malédiction d’Ève ? C’est ce qu’on m’a rapporté, de source fiable. À l’en croire, les femmes devraient à l’avenir vivre totalement à leur guise, sans obéir à aucun homme.”

Interrogé du regard, Maïmoun confirma sans grand empressement.

Le pasteur poursuivit :

“Sabbataï aurait même dit qu’hommes et femmes ne devraient plus être séparés, ni dans les maisons ni même dans les synagogues, et que demain, dans le royaume qu’il veut bâtir, chacun pourra aller avec qui il désire, sans restriction ni honte aucune.”

“Cela, je ne l’ai jamais entendu, dit fermement Maïmoun. Ni rien de la sorte.” Et il m’adressa un regard voulant dire : Baldassare, mon ami, pourquoi m’as-tu fait venir dans ce coupe-gorge ?

Alors je me levai, brusquement.

“Vous avez de bien belles choses dans cette maison. Permettriez-vous au négociant que je suis d’y jeter un coup d’œü ?”

“Bien sûr, faites !”

J’espérais que mon ami se lèverait à son tour, et qu’il profiterait de la diversion que j’avais créée pour s’éloigner d’un sujet aussi embarrassant, et interrompre ce qui était en train de devenir un interrogatoire. Mais il resta à sa place, de peur de froisser notre hôte. Il est vrai que si nous avions sauté tous les deux à pieds joints, au même moment, la dérobade eût été manifeste, et quelque peu grossière. La conversation se poursuivit donc, sans moi, qui n’en perdais cependant pas un mot, et n’inspectais meubles, livres et bibelots que d’un regard vide.

Derrière moi, Maïmoun expliquait à Coenen que la plupart des rabbins ne croyaient pas en Sabbataï, mais qu’ils n’osaient s’exprimer clairement parce que la populace lui était tout entière acquise. Ceux qui refusaient de le reconnaître en tant que roi messie devaient se cacher, ou même quitter la ville, de peur de se faire malmener dans la rue.

“Est-il vrai que Sabbataï a dit qu’il allait se rendre dans quelques jours à Constantinople, pour prendre possession de la couronne du sultan et s’asseoir à sa place sur le trône ?”

Maïmoun parut horrifié par cette suggestion, il haussa le ton :

“Est-ce que les choses que je vous dis ont une valeur quelconque à vos yeux ?”

“Bien entendu, répondit le pasteur, quelque peu interloqué. Vous êtes, de tous les hommes de bien que j’ai interrogés, le plus précis, le plus sage, et le plus perspicace…”

“Alors faites-moi confiance si je vous dis que Sabbataï n’a jamais, à aucun moment, manifesté de telles prétentions.”

“Pourtant, celui qui m’a rapporté ces propos est l’un de ses proches.”

Il baissa la voix et prononça un nom, que je ne pus saisir. J’entendis seulement Maïmoun s’enflammer :

“Ce rabbin est un fou ! Tous ceux qui prononcent de telles paroles sont des fous ! Qu’il s’agisse des partisans de Sabbataï, qui s’imaginent déjà que le monde leur appartient, ou de ses adversaires, qui veulent sa perte à n’importe quel prix. Si de telles inepties parvenaient demain aux oreilles du sultan, tous les juifs seraient massacrés, et aussi tous les habitants de Smyrne !”

Coenen lui donna raison, avant d’enchaîner sur un autre sujet :

“Est-il vrai qu’une lettre est arrivée d’Égypte…”

Je n’ai pas entendu la suite de la question. Mon regard s’était figé. Devant moi, sur une étagère basse, à moitié dissimulée derrière un guéridon de Zélande, une statuette. Une statuette que je connaissais ! Ma statuette ! Ma statuette des deux amants, miraculeusement préservée ! Je me suis baissé, puis accroupi, pour la prendre, pour la caresser et la retourner dans tous les sens. Aucun doute possible ! Ces deux têtes coniques recouvertes d’une feuille d’or, cette étrange rouille qui a réuni les deux mains, qui les a soudées par-delà la mort… Il n’existe nulle part au monde un objet identique !

J’attendis quelques secondes, avalai deux trois fois ma salive, pour que ma voix ne me trahît pas.

“Révérend, où avez-vous pu vous procurer ceci ?”

“Ah, les statuettes ? C’est Wheeler qui me les a offertes.”

“Vous a-t-il dit s’il les a lui-même déterrées ?” fis-je innocemment.

“Non. J’étais en visite chez lui, lorsqu’un homme est venu frapper à sa porte pour lui vendre certains objets qu’il transportait sur son tombereau. Cornelius lui a acheté presque tout ce qu’il avait, et comme je m’étais montré intéressé par ces statuettes votives, qui viennent probablement de quelque temple antique, il insista pour m’en faire cadeau. Vous qui êtes un grand négociant en curiosités, de tels objets doivent être pour vous monnaie courante.”

“J’en vois passer quelquefois, en effet. Mais celui-ci ne ressemble à aucun autre.”

“Vous devez avoir l’œil pour ces objets, plus que moi. Qu’y a-t-il de particulier dans celui-ci ?”

Le pasteur ne semblait pas particulièrement intéressé par ce que je racontais. Il m’écoutait et me questionnait avec juste ce qu’il faut de politesse pour ne pas paraître indifférent, se disant sans doute que j’avais les réactions normales de l’homme passionné par son négoce, et attendant que j’aie repris en silence ma tournée d’inspection pour revenir au seul sujet qui aujourd’hui l’intéressait : Sabbataï. Alors je m’approchai de lui, portant précautionneusement “les deux amants”.

“Ce que cette statuette a de particulier, c’est qu’elle est formée, comme vous le voyez, de deux personnages réunis par les hasards de la rouille. C’est là un phénomène rare, et je reconnaîtrais cet objet entre mille. Pour cette raison, je puis vous affirmer avec certitude que la statuette que je tiens devant vous se trouvait, il y a quatre mois, dans mon propre magasin, à Gibelet. Je l’avais donnée gracieusement au chevalier de Marmontel, émissaire du roi de France, qui venait de m’acheter très cher un livre rare. Il avait pris la mer à Tripoli, emportant cet objet. Il a fait naufrage avant d’atteindre Constantinople. Et voici que je retrouve ma statuette sur cette étagère.”

Coenen se leva, ses jambes ne supportaient plus de demeurer pliées. Il était blême, comme si je l’avais accusé de vol, ou de meurtre.

“J’avais prévenu Cornelius Wheeler contre ces bandits habillés en mendiants qui viennent vous vendre à la sauvette des objets de valeur. Tous des malfaiteurs sans foi ni loi. Et à présent, j’ai le sentiment d’être complice de leurs forfaits, et receleur. Ma maison est souillée ! Dieu te punisse, Wheeler !”

Je m’employai à le rassurer, ni lui ni l’Anglais n’avaient rien à se reprocher puisqu’ils ne savaient pas l’origine de la marchandise. En même temps, je le questionnai délicatement sur ce que le vendeur transportait en plus de mes “amants”. Je voulais évidemment savoir si Le Centième Nom avait lui aussi survécu. N’était-il pas parti sur le même navire, dans les mêmes bagages ? Un livre, je le sais, est plus mortel qu’une statuette métallique, et les naufrageurs qui ont causé la perte du navire, qui ont massacré les hommes pour s’emparer des richesses transportées, auraient bien pu conserver des statuettes couvertes d’une couche d’or et jeter un livre par-dessus bord.

“Cornelius a acheté bien des choses à cet homme.”

“Des livres ?”

“Un livre, oui.”

Si je m’attendais à une réponse aussi claire !

“Un livre en langue arabe dont il semblait émerveillé.” Tant que le vendeur était là, me dit Coenen, son ami n’avait pas donné l’impression d’y attacher de l’importance. Mais dès que l’homme fut parti, content d’avoir pu se défaire de tant de marchandises, l’Anglais ne se retint plus ; il se mit à tourner le livre et à le retourner dans ses mains, lisant et relisant la première page.

“Il avait l’air tellement heureux de son acquisition que lorsque je lui posai une question sur l’âge des statuettes, il me les offrit sur-le-champ. Malgré mes protestations, il ne voulut rien entendre, et ordonna à son commis d’emballer le cadeau puis d’aller le déposer chez moi.”

“Ne vous a-t-il rien dit sur le livre lui-même ?”

“Peu de chose. Qu’il s’agit d’un livre rare, et que de nombreux clients le lui réclament depuis des années, s’imaginant qu’il leur procurera je ne sais quels pouvoirs et quelles divines protections. Un talisman, en quelque sorte. Je me souviens de lui avoir dit qu’un vrai croyant n’avait pas besoin de tels artifices, et que pour gagner les faveurs du Ciel, il suffisait de faire le bien et de répéter les prières que Notre Sauveur nous a apprises. Wheeler m’a approuvé, il m’a assuré qu’il ne croyait point à ces balivernes lui-même, mais qu’en tant que marchand il était heureux d’avoir acquis un objet convoité qu’il pourra vendre à bon prix.”

Ayant dit cela, Coenen est revenu à ses jérémiades, se demandant si le Ciel lui pardonnera d’avoir accepté, en un moment d’inattention, un cadeau dont il soupçonnait la provenance douteuse. Quant à moi, je me retrouvai – et me retrouve encore en cet instant – plongé dans des dilemmes que je croyais révolus. Si le livre du Centième Nom n’a pas disparu, ne devrais-je pas me relancer à sa poursuite ? Ce livre est une sirène, ceux qui ont entendu son chant ne peuvent plus l’oublier. Moi, j’ai fait plus qu’entendre son chant, j’ai tenu la sirène dans mes bras, je l’ai caressée, je l’ai possédée un court moment avant qu’elle ne m’échappe pour aller vers le large. Elle a plongé, et je l’ai crue engloutie à jamais, mais une sirène ne se noie pas en mer. À peine avais-je commencé à l’oublier, la voilà qui surgit, tout près de moi, pour me faire signe, pour me rappeler à mes devoirs de soupirant ensorcelé.

“Où est ce livre à présent ?”

“Wheeler ne m’en a plus jamais parlé. Je ne sais pas s’il l’a emporté avec lui en Angleterre, ou bien s’il l’a laissé à Smyrne, dans sa maison.”

À Smyrne ? Dans sa maison ? C’est-à-dire dans la mienne ?

Qui donc pourrait me reprocher de trembler et de bafouiller en écrivant ces lignes ?

Le 24 décembre

Rien de ce que j’ai fait aujourd’hui ne constitue un crime punissable ; mais sans doute était-ce un abus d’hospitalité. Fouiller ainsi de fond en comble la maison qu’on m’a confiée, comme si elle était la grotte d’un receleur ! Que mon Anglais me pardonne, il fallait que je le fasse, il fallait que j’essaie de retrouver le livre qui m’a fait partir sur les routes. Sans illusions, d’ailleurs. J’aurais été fort surpris si mon collègue, ayant compris l’importance de cet ouvrage, l’avait quand même abandonné sur place. Je n’irai pas jusqu’à supposer que c’est à cause du Centième Nom qu’il a subitement décidé de partir en laissant sa maison et ses biens à la garde de l’inconnu que je suis. Mais je ne puis exclure d’emblée une telle hypothèse.

Coenen me dit que Cornelius Wheeler appartient à une famille de libraires qui tient boutique depuis longtemps au vieux marché Saint Paul, à Londres. Je n’ai jamais visité ce marché ni cette ville, mais pour ceux qui, comme moi, font le commerce des livres anciens, ces lieux paraissent familiers. De même que doit être familier, pour certains libraires et collectionneurs de Londres ou d’Oxford, le nom de la maison Embriaco, à Gibelet – c’est du moins ce qu’il me plaît de croire. Comme si un fil invisible reliait, par-delà les mers, ceux qui se passionnent pour les mêmes choses ; mon âme de marchand me dit que le monde serait un lieu bien plus chaleureux si les fils devenaient innombrables et que le tissage se faisait plus épais, plus serré.

Pour l’heure, toutefois, je ne me réjouis pas de savoir que quelqu’un, à l’autre bout du monde, aspire à posséder le même livre que moi, et que ce livre est à présent sur un bateau qui fait route vers l’Angleterre. Fera-t-il naufrage, comme ce malheureux Marmontel ? Je ne le souhaite pas, Dieu m’est témoin. J’aurais seulement voulu que, par quelque inexplicable sortilège, le livre fût encore dans cette maison. Je ne l’ai pas trouvé, et bien que je ne puisse pas dire que j’ai fouillé dans tous les recoins, je suis persuadé que je ne le trouverai pas.

Tous les miens ont pris part à la chasse au trésor, à l’exception de Boumeh, qui s’est absenté la journée entière. Il est souvent absent, ces derniers temps, mais je me suis bien gardé de le lui reprocher aujourd’hui. J’étais bien content qu’il ne sache pas que nous recherchions le livre de Mazandarani, ni surtout qu’il apprenne où se trouve à présent l’objet qu’il convoite plus que nous tous. C’est qu’il pourrait nous entraîner jusqu’en Angleterre à sa poursuite ! J’ai d’ailleurs fait promettre à toute la maisonnée de ne pas lui dire un traître mot de tout cela. Je les ai même menacés des pires châtiments s’ils me désobéissaient.

Dans l’après-midi, alors que nous étions tous affalés dans le salon, aussi épuisés par la déception que par la fatigue, Habib a dit : “Eh bien, nous ne l’aurons pas eu, ce cadeau de Noël !” Nous avons ri, et j’ai pensé qu’effectivement, en cette veille de la Nativité, c’eût été un bien beau cadeau pour tous.

Nous en étions encore à rire lorsqu’on a frappé à la porte. C’était le serviteur de Coenen, qui nous apportait, enveloppée dans une écharpe couleur pourpre, la statuette des deux amants. “Après ce que j’ai appris hier, je ne pouvais garder cet objet sous mon toit”, disait le mot d’accompagnement.

Le pasteur n’entendait nullement nous faire un cadeau de Noël, je présume, mais c’est ainsi que son envoi nous est apparu. Rien, excepté le livre du Centième Nom, n’aurait pu me faire davantage plaisir.

Mais il a fallu que je dissimule la statuette aussitôt, et fasse encore promettre à tous de garder le silence. Sinon, mon neveu, en la voyant, aurait tout deviné.

Combien de temps pourrai-je lui cacher la vérité ? Ne devrais-je pas apprendre plutôt à lui dire non ? C’est bien ce que j’aurais dû dire dès la première fois où il m’a demandé d’entreprendre ce voyage. Au lieu de m’engager sur cette pente glissante, sans rien pour me retenir. Sauf, peut-être, le butoir des dates. Dans une semaine, l’Année…

Le 27 décembre

Une péripétie peu glorieuse s’est produite tout à l’heure. Je la consigne dans ce cahier dans le seul but de me calmer, et je n’en reparlerai plus.

Je m’étais retiré dans ma chambre très tôt pour faire quelques comptes, et à un moment, je m’étais levé pour aller vérifier si Boumeh était déjà rentré, ses absences étant devenues trop fréquentes ces derniers temps, et inquiétantes vu son état d’esprit et celui de la ville.

Ne l’ayant pas trouvé dans sa chambre, et pensant qu’il avait pu aller dans le jardin pour quelque besoin nocturne, je sortis à mon tour, et me mis à faire les cent pas sur le seuil. La nuit était douce, étonnamment douce pour un mois de décembre, il fallait prêter l’oreille pour entendre les vagues, pourtant proches.

Soudain un son curieux, comme un râle ou comme un cri étouffé. Il venait du toit, où se trouve la chambre de la servante. Je m’approchai sans bruit, et montai lentement l’échelle. Les râles se poursuivaient.

Je demande : “Qui est là ?” Personne ne répond, et les bruits s’arrêtent. J’appelle la servante par son nom : “Nasmé ! Nasmé !” Et c’est la voix de Habib que j’entends : “C’est moi, mon oncle. Tout va bien. Tu peux aller te rendormir !”

Aller me rendormir ? Il aurait dit autre chose, je me serais peut-être montré compréhensif, j’aurais peut-être fermé les yeux, n’étant pas irréprochable moi-même ces derniers temps. Mais me parler ainsi, comme à un gâteux, ou à un pauvre d’esprit ?

Je pénètre comme un fou dans la pièce. Elle est minuscule et très sombre, mais je devine les deux silhouettes, et peu à peu les reconnais. “C’est à moi que tu dis d’aller me rendormir…” Je lui débite un chapelet de jurons génois, et le gifle à toute volée. Le malappris ! Quant à la servante, je lui laisse jusqu’au matin pour ranger ses affaires et s’en aller.

 

Maintenant que ma colère est un peu tombée, je me dis que c’est mon neveu qui méritait châtiment, plus que cette malheureuse. Je n’ignore pas quel séducteur il peut être. Mais on ne châtie jamais comme on doit, on châtie comme on peut. Chasser la servante et sermonner mon neveu, c’est injuste, je le sais. Mais que faire, sinon ? Gifler la servante et chasser mon neveu ?

 

Trop de choses se passent dans ma maison qui ne se seraient pas passées si je me comportais autrement. En écrivant cela, je souffre, mais peut-être souffrirais-je encore plus en ne l’écrivant pas. Si je ne m’étais pas autorisé à vivre à ma guise avec une femme qui n’est pas la mienne, si je n’avais pas pris tant de libertés avec les lois du Ciel et avec celles des hommes, mon neveu ne se serait pas conduit comme il l’a fait, et je n’aurais pas eu à sévir.

Ce que je viens d’écrire est vrai. Mais il est également vrai que si lesdites lois n’étaient pas aussi cruelles, ni Marta ni moi n’aurions eu besoin de les contourner. Dans un monde où tout est gouverné par l’arbitraire, pourquoi serais-je le seul à me sentir coupable de transgression ? Et pourquoi serais-je le seul à éprouver du remords.

Il faudrait qu’un jour j’apprenne à être injuste sans états d’âme.

Le lundi 28 décembre 1665

Je suis retourné voir aujourd’hui ce fonctionnaire ottoman, Abdellatif, le greffier de la prison de Smyrne, et il me semble que je ne m’étais pas trompé en le disant intègre. Il l’est même bien plus que je ne l’aurais cru. Puissent les journées prochaines ne pas me contredire !

J’étais allé vers lui en compagnie de Marta et Hatem, et avec une bourse suffisamment fournie pour répondre aux exigences habituelles. Il me reçut poliment dans le bureau sombre qu’il partage avec trois autres fonctionnaires, lesquels recevaient, au même moment, leurs propres “clients” ; me faisant signe de me pencher par-dessus son épaule, il me dit à voix basse qu’il avait cherché dans tous les registres disponibles sans rien trouver sur l’homme qui nous intéresse. Je le remerciai de sa peine, et lui demandai, en touchant ma bourse, combien ses recherches lui avaient coûté. Il me répondit, en élevant soudain la voix : “Ce sera deux cents aspres !” Je trouvai la somme forte, sans être néanmoins déraisonnable, ni inattendue. De toute manière, je n’avais pas l’intention de discuter, et lui déposai les pièces dans le creux de la main. Il me remercia d’une formule coutumière, et se leva pour me reconduire, ce qui ne manqua pas de me surprendre. Pourquoi cet homme, qui m’avait reçu sans daigner se lever, et sans m’inviter à m’asseoir, se levait-il à présent et me prenait-il ainsi par le bras comme si j’étais un ami de longue date, ou un bienfaiteur ?

Une fois à l’extérieur, il m’ouvrit la main, y déversa toutes les pièces que je venais de lui donner, et me rabattit les doigts dessus en disant : “Vous ne me devez pas cet argent, je n’ai eu qu’à consulter un registre, ce qui fait partie du travail pour lequel je suis déjà rétribué. Allez, que Dieu vous garde, et vous fasse trouver ce que vous cherchez.”

Je demeurai interloqué. Me demandant s’il s’agissait là d’un remords authentique ou d’une rouerie ottomane supplémentaire visant à obtenir plus d’argent encore, et si je devais donc insister ou bien partir, comme il m’y invitait, avec un simple mot de gratitude. Mais Marta et Hatem, qui avaient observé l’étonnant manège, se mirent à psalmodier à tue-tête comme s’ils venaient d’être témoins d’un miracle. “Béni sois-tu ! Le meilleur des hommes ! Le plus méritant des serviteurs du sultan notre maître ! Que le Très-Haut veille sur toi et sur tes proches !”

“Cela suffit ! hurla l’homme. Auriez-vous juré ma perte ? Allez-vous-en, et que je vous revoie jamais plus !”

Nous nous sommes éloignés, emportant avec nous nos interrogations.

Le 29 décembre 1665

Malgré les objurgations de cet homme, je suis reparti le voir aujourd’hui. Cette fois, seul. J’avais besoin de comprendre pour quelle raison il s’était comporté ainsi. Je ne savais pas comment il allait m’accueillir, et j’avais même, tout au long du chemin qui mène du quartier des marchands étrangers jusqu’à la citadelle, le pressentiment que j’allais trouver sa place vide. D’ordinaire, on ne se souvient de ses pressentiments et on n’en parle que lorsqu’ils se vérifient. En l’occurrence, mon pressentiment était trompeur, Abdellatif était là. Une femme d’un certain âge lui parlait, et il me fit signe d’attendre un moment qu’il en ait fini avec elle. Lorsqu’elle s’en alla, il griffonna quelques mots sur son cahier puis se leva et m’entraîna au-dehors.

“Si vous êtes venu pour me redonner ces deux cents aspres, vous vous êtes dérangé pour rien.”

“Non, lui dis-je, je venais seulement pour vous remercier encore de votre sollicitude. Hier, mes amis se sont mis à ululer, et je n’ai pas pu vous dire toute ma gratitude. Je fais des démarches depuis des mois, et chaque fois je suis reparti en pestant, pardonnez-moi. Grâce à vous, je suis reparti d’ici en remerciant le Ciel et la Porte, alors que je n’étais pas beaucoup plus proche de mon but C’est si rare de nos jours de rencontrer un homme intègre. Je comprends que mes amis aient réagi de la sorte. Mais votre modestie a souffert de leur exubérance, et vous les avez fait taire.”

Je n’avais pas posé clairement la question qui chatouillait mes lèvres. L’homme sourit, soupira, posa la main sur mon épaule.

“Détrompez-vous, ce n’est pas par modestie que j’ai fait taire vos amis, mais par sagesse et prudence.”

Il hésita un moment, l’air de chercher ses mots. Puis il promena son regard à l’entour pour s’assurer que personne ne l’observait.

“Dans un lieu où la plupart acceptent l’argent impropre, celui qui s’obstine à refuser apparaît comme une menace pour les autres, comme un dénonciateur possible, et l’on fait tout pour se débarrasser de lui. On ne s’est d’ailleurs pas gêné pour me le dire : si tu veux garder la tête attachée aux épaules, tu dois faire comme nous, tu ne dois te montrer ni pire ni meilleur. Comme je n’ai pas envie de mourir, mais que je n’ai pas non plus envie de me souiller ni de me damner, je préfère agir comme je l’ai fait avec vous. À l’intérieur du bâtiment je me vends, et à l’extérieur je me rachète.”

Étrange époque que la nôtre, où le bien est contraint de se déguiser sous les oripeaux du mal !

Peut-être est-il temps que les temps s’achèvent…

Le 30 décembre 1665

Ce matin Sabbataï est parti pour Constantinople sans que l’on sache quel destin l’y attend. Il s’est embarqué sur un caïque, accompagné de trois rabbins, un d’Alep, un de Jérusalem, et le troisième venu de Pologne, me dit-on. Étaient également du voyage trois autres personnes, dont le père de Maïmoun. Mon ami aurait voulu se joindre à eux pour rester proche de son père, le soi-disant messie s’y est opposé.

La mer paraît houleuse et des nuages noirâtres barrent l’horizon, mais tous ces hommes sont montés à bord en chantant, comme si la présence de leur maître à leur côté abolissait tempêtes et houles.

Dès avant leur départ, les rumeurs étaient nombreuses, que Maïmoun me rapportait constamment de la ville haute pour me faire partager ses inquiétudes et sa perplexité. Les fidèles de Sabbataï prétendent qu’il s’en va à Constantinople pour y rencontrer le sultan, pour lui apprendre que les temps nouveaux sont arrivés, ceux de la Rédemption et de la Délivrance, et lui enjoindre de s’y soumettre sans résistance ; ils ajoutent que lors de cette entrevue, le Très-Haut allait manifester Sa volonté par un prodige retentissant, de manière que le sultan, terrorisé, ne puisse que se jeter à genoux et remettre sa couronne à celui qui serait devenu, à sa place, l’ombre de Dieu sur terre.

Les adversaires de Sabbataï prétendent, à l’inverse, qu’il n’est nullement parti en conquérant, mais que ce sont les autorités ottomanes elles-mêmes, par la voix du cadi, qui lui auraient ordonné de quitter Smyrne dans les trois jours et de se rendre à Constantinople, où il devrait être appréhendé à son arrivée. La chose est plausible, en effet, c’est même la seule thèse plausible. Quel homme sain pourrait croire, en effet, à cette entrevue miraculeuse à l’issue de laquelle le monarque le plus puissant du monde déposerait sa couronne aux pieds d’un rougeaud chantonnant ? Non, je n’y crois pas, et Maïmoun encore moins. Mais ce soir, dans le quartier juif, la plupart des gens prennent la chose pour acquise. Ceux qui ont des doutes les dissimulent, et font mine de se préparer déjà aux réjouissances.

Boumeh semble croire lui aussi que le monde est sur le point de basculer. Le contraire m’eût étonné. Dès qu’il y a une alternative, mon neveu opte pour le bras le plus sot. Sot, j’insiste, mais toujours capable d’argumenter et de nous faire réfléchir, sinon de nous désarçonner.

“Si les autorités, dit-il, envisagent d’arrêter Sabbataï dès qu’il aura remis pied à terre, pourquoi l’ont-elles laissé partir ainsi, libre, sur le navire qu’il a choisi, au lieu de l’expédier sous bonne escorte vers sa prison ? Comment pourraient-elles être sûres de l’endroit où il débarquerait ?”

“Que cherches-tu à nous dire, Boumeh ? Que le sultan va se soumettre sans autre cérémonie, dès que cet homme le lui aura ordonné ? Assurément, tu as perdu la raison, toi aussi.”

“La raison n’a plus qu’une journée à vivre. L’année nouvelle va commencer, l’ère nouvelle va commencer, ce qui paraissait raisonnable paraîtra bientôt risible, ce qui paraissait déraisonnable s’imposera comme l’évidence même. Ceux qui auront attendu le dernier moment pour ouvrir les yeux seront aveuglés par la lumière.”

Habib ricana, et moi je haussai les épaules, en me tournant vers Maïmoun pour chercher son approbation. Mais mon ami était comme absent. Il pensait sans nul doute à son père, à son vieux père malade et égaré, il le revoyait qui s’embarquait sur ce caïque sans un geste d’adieu à son adresse, sans un regard, et il se demandait s’il n’allait pas ainsi vers l’humiliation ou la mort. Il ne savait plus que croire, ni surtout que souhaiter. Ou plutôt si, il le savait, mais cela ne le consolait guère.

J’ai suffisamment discuté avec lui, depuis que nous habitons ensemble, pour savoir exactement comment se pose son dilemme. Si son père pouvait avoir raison, si Sabbataï pouvait être le roi messie, si le miracle attendu se produisait, si le sultan tombait à genoux en reconnaissant que les temps anciens étaient finis, que les royaumes de ce monde étaient désormais révolus, que les puissants ne seraient plus puissants, que les arrogants ne seraient plus arrogants, et que les humbles ne seraient plus humiliés, si tout ce rêve fou pouvait, par la volonté du Ciel, devenir réalité, comment Maïmoun pourrait-il ne pas en pleurer de joie ? Mais ce n’est pas ce qui va arriver, me répète-t-il. Sabbataï ne lui inspire aucune confiance, aucun recueillement, aucune attente, ni joie aucune.

“Nous sommes encore loin de l’Amsterdam espérée”, me dit-il. En riant pour ne pas pleurer.

Le 31 décembre 1665

Seigneur, le dernier jour !

Je tourne en rond depuis ce matin sans pouvoir manger, ni parler, ni réfléchir. Je rumine et ressasse sans arrêt les causes de ma frayeur. Que l’on croie ou non en Sabbataï, il ne fait pas de doute que son apparition en ce moment précis, à la veille de l’année fatidique, et en cette ville désignée par l’apôtre Jean comme l’une des sept Églises concernées au premier chef par le message de l’Apocalypse, ne peut être due entièrement à un bouquet de coïncidences. Ce qui m’est arrivé au cours des derniers mois ne peut non plus s’expliquer sans référence à l’approche des temps nouveaux, fussent-ils ceux de la Bête ou de la Rédemption, et aux signes qui les annoncent. Faudrait-il qu’une fois de plus je les énumère ?

 

Pendant que les miens faisaient la sieste, je m’étais installé à ma table pour écrire ce que m’inspire cette journée. Je pensais écrire tout un testament, puis je m’étais arrêté à ces seules lignes s’achevant sur une interrogation, j’avais laissé ma main un long moment suspendue en l’air sans me résoudre à recommencer encore cette énumération des signes qui ont jalonné les derniers mois de ma vie et de celle des miens. J’avais fini par ranger mon écritoire en me demandant si j’aurais à nouveau l’occasion de tremper mon calame dans l’encre. J’étais sorti marcher dans des rues quasiment désertes, puis le long de la plage, tout aussi désaffectée, et où le bruit des vagues et du vent eut la vertu de m’apaiser en m’étourdissant.

De retour chez moi, je m’étendis pour quelques minutes sur mon lit, quasiment assis tant ma tête sur les oreillers entassés restait haute. Puis me levai d’excellente humeur, résolu à ne pas laisser ma dernière journée – si elle devait être effectivement la dernière – s’écouler dans la mélancolie et la peur.

J’avais formé le projet d’emmener ma famille entière dîner chez le traiteur français. Mais Maïmoun s’excusa, disant qu’il devait aller au quartier juif pour rencontrer un rabbin qui venait d’arriver de Constantinople, et qui allait peut-être l’informer de ce qui attendait là-bas Sabbataï et les siens. Boumeh dit qu’il allait rester enfermé dans sa chambre, à méditer jusqu’à l’aube, comme chacun de nous aurait dû le faire. Et Habib, encore à son deuil ou à sa bouderie, ne voulait pas sortir non plus. Sans me décourager, j’exhortai Marta à m’accompagner, et elle ne dit pas non. Elle s’en montra même ravie, comme si la date d’aujourd’hui ne l’impressionnait en aucune manière.

Je demandai au sieur Moineau de nous servir tout simplement ce qu’il avait de mieux. Le plat dont il était le plus fier, en tant que cuisinier, avec le meilleur vin de sa réserve. Comme si c’était notre dernier repas, pensai-je, sans le dire, et sans que cette perspective me perturbe outre mesure. Je crois bien que j’en ai pris mon parti.

Lorsque nous rentrâmes, comme tout le monde semblait dormir, je m’en fus dans la chambre de Marta, dont je loquetai la porte de l’intérieur. Puis nous jurâmes de dormir serrés l’un contre l’autre jusqu’au matin – ou, du moins, pensai-je mi-badin mi-terrifié, jusqu’à la chose qui tiendrait lieu de matin en l’année de la Bête. Seulement, après l’étreinte, ma compagne s’endormit et moi je perdis le sommeil. Je la gardai un long moment contre moi, une heure peut-être, puis je l’écartai doucement, me levai, me couvris, et allai reprendre mon écritoire.

Je me promettais encore de faire le bilan de ces derniers mois, d’énumérer les signes dans l’espoir que leur alignement sur la feuille me dévoilerait soudain le sens caché des choses. Mais voilà que, pour la deuxième fois aujourd’hui, j’y ai renoncé. Je me suis contenté de consigner mes banales activités de l’après-midi et du soir et à présent je n’écrirai plus rien.

Quelle heure de la nuit peut-il être ? Je l’ignore. Je vais aller me glisser près de Marta, en prenant soin de ne pas la réveiller, et en espérant que mes idées s’apaiseront pour que le sommeil vienne.

Le vendredi 1er janvier 1666

L’année de la Bête a commencé et c’est un matin comme un autre. La même lumière derrière les volets, les mêmes bruits à l’extérieur ; et j’ai entendu dans le voisinage chanter un coq.

Boumeh ne se laisse pourtant pas démonter. Il n’a jamais dit, prétend-il, que le monde allait disparaître ainsi du jour au lendemain. C’est vrai, il ne l’a jamais affirmé clairement, mais il se comportait hier comme si les portes de l’Enfer étaient sur le point de s’ouvrir. Il ferait bien de se départir de cet air dédaigneux et de s’avouer aussi ignorant que nous tous. Cela ne lui viendrait pas à l’esprit. Il en est toujours à prophétiser, à sa manière.

“C’est à leur propre rythme que les nouveaux temps se mettront en place”, proclame mon neveu l’oracle.

Cela pourrait prendre un jour, ou une semaine, ou un mois, ou même l’année entière – ce qui est certain, affirme-t-il, c’est que l’impulsion est donnée, que la métamorphose du monde est en cours, et que tout sera scellé avant la fin de 1666. Lui et son frère prétendent aujourd’hui qu’ils n’ont jamais eu peur, et que moi seul, leur oncle, étais effrayé. Alors qu’hier, du matin au soir, ils respiraient avec peine et tournaient en rond avec des regards de proies traquées.

 

Maïmoun, qui a passé la soirée d’hier et la journée d’aujourd’hui au quartier juif, me rapporte que leur communauté de Constantinople était suspendue ces dernières semaines aux nouvelles qui leur provenaient de Smyrne, et que tous, riches et pauvres, lettrés et ignorants, saints hommes ou filous, tous, à l’exception de quelques rares sages, attendent la venue de Sabbataï avec une espérance démesurée. On nettoie les maisons et les rues, on les orne comme pour un mariage, et la rumeur se répand, comme à Smyrne, comme en bien d’autres lieux, semble-t-il, que le sultan s’apprête à déposer son turban et son diadème aux pieds du roi messie en échange de la vie sauve et d’une place dans le Royaume à venir, le Royaume de Dieu sur terre.

Le dimanche 3 janvier 1666

À l’église des capucins, le prédicateur s’acharne sur ceux qui annoncent la fin du monde, sur ceux qui glosent sur les chiffres et sur tous ceux qui se laissent abuser. Il affirme que l’année qui commence sera une année comme les autres, et se moque du messie de Smyrne. Les fidèles sourient de ses sarcasmes, mais ils se signent avec terreur chaque fois qu’il mentionne la Bête, ou l’Apocalypse.

Le 4 janvier

Ce midi, un incident s’est produit par ma faute, qui aurait pu avoir les pires conséquences. Mais j’ai eu, Dieu merci, suffisamment de présence d’esprit pour rétablir la barque qui commençait à chavirer.

J’étais parti me promener, avec Marta, et avec Hatem, et nos pas nous avaient conduits du côté de la mosquée nouvelle, où se trouvent de nombreux libraires. En contemplant leurs empilements, j’eus soudain envie de les interroger sur Le Centième Nom. Mes mésaventures précédentes, à Tripoli puis à Constantinople, auraient dû m’inciter à la prudence, mais mon désir de posséder ce livre fut le plus fort, et je me donnai, en toute mauvaise foi, les meilleures raisons pour me départir de ma prudence. Je me dis que dans l’atmosphère qui régnait à Smyrne, et même si l’effervescence était retombée après le départ de Sabbataï, certaines choses qui avaient pu être à un moment suspectes ou interdites seraient maintenant tolérées. Je me persuadai aussi que mes appréhensions étaient de toute manière excessives, et sans doute même injustifiées.

À présent je sais qu’elles ne l’étaient pas. À peine avais-je prononcé le nom de Mazandarani et le titre du livre, la plupart des regards devinrent fuyants, les autres soupçonneux, et quelques-uns se firent même menaçants. Rien de précis ne m’a été dit, et rien n’a été fait contre moi ; tout s’est passé de manière feutrée, insaisissable, indémontrable ; j’ai néanmoins acquis la certitude aujourd’hui que les autorités ont clairement prévenu les libraires contre ce livre, et contre toute personne qui le rechercherait. À Smyrne et à Constantinople comme à Tripoli ou Alep, et dans toutes les cités de l’Empire.

De peur d’être accusé d’appartenir à quelque fraternité secrète qui aspire à secouer le trône du sultan, je changeai aussitôt de discours et me lançai dans une description minutieuse et fantasque de la reliure du livre “telle qu’on me l’a décrite”, prétendis-je, en affirmant que c’était là tout ce qui intéressait le négociant que je suis. Je doute que mon changement de discours ait su abuser mes interlocuteurs. Toujours est-il que l’un d’eux, habile commerçant, courut m’apporter de son échoppe un ouvrage dont la reliure ressemblait un peu à celle que j’avais décrite – toute en bois damasquiné, avec le titre incrusté en nacre, et de fines charnières comme celles des coffrets. J’avais déjà eu dans mon magasin un ouvrage relié de cette manière fort inhabituelle, mais ce n’était évidemment pas Le Centième Nom…

L’ouvrage que m’a apporté le libraire aujourd’hui parle du poète turc Yunus Emre, mort au VIIIe siècle de l’Hégire, au XIVe de notre ère. Je l’ai juste un peu feuilleté, pour constater qu’il ne s’agissait pas d’un simple recueil, mais d’un mélange de poèmes, de commentaires et d’anecdotes biographiques. J’ai surtout inspecté la reliure, et passé plusieurs fois mes doigts dessus pour vérifier qu’elle était correctement damasquinée, sans aspérité aucune. Et bien entendu, je l’ai acheté. Avec tous ces gens qui m’observaient, il n’était pas question que je démente les propos que je venais de tenir. Le libraire, qui me l’a vendu à six piastres, a fait une bonne affaire. Mais moi aussi. Pour six piastres, j’ai appris une leçon qui vaut mon pesant d’or : plus jamais je ne parlerai du Centième Nom en pays ottoman !

Le mardi 5 janvier 1666

Hier soir, juste avant de m’endormir, j’ai lu quelques passages du livre qu’on m’a vendu hier. J’avais entendu quelquefois le nom de Yunus Emre, mais n’avais rien lu de lui jusqu’ici. Cela fait des dizaines d’années que je lis des poètes de tous pays, et apprends quelquefois leurs vers, et jamais je n’avais rien lu de tel. Je n’ose dire que c’est le plus grand, mais c’est pour moi le plus surprenant.

 

Une mouche a ébranlé un aigle
Et lui a fait mordre la poussière
C’est là la stricte vérité
J’ai vu moi-même la poussière.

 

Le poisson a grimpé au peuplier
Pour manger du goudron au vinaigre
La cigogne a mis bas un ânon
Quelle langue parlera-t-il ?

 

Si, au réveil, j’étais heureux d’avoir découvert ce livre, la nuit m’avait cependant conseillé de ne pas le garder, mais de l’offrir plutôt en cadeau à un homme qui le méritait et qui saurait apprécier sa langue mieux que moi – Abdellatif, le greffier intègre. J’avais envers lui une dette que je tenais à acquitter, sans trop savoir quelle serait la manière la plus appropriée. Ni un bijou, ni une étoffe de valeur, que ses principes lui auraient dicté de refuser, ni un Coran enluminé, qu’un musulman accepterait mal de la main d’un Génois. Rien de mieux, me dis-je, qu’un livre profane, de lecture agréable, qu’il parcourrait de temps à autre avec plaisir, et qui lui rappellerait ma gratitude.

Au matin, donc, je partis pour la citadelle, mon cadeau sous le bras. L’homme parut d’abord étonné. Je le sentis même quelque peu méfiant, comme s’il redoutait que je lui demande en échange quelque service qui le mettrait à mal avec sa conscience. Il me jaugea lentement du regard, au point que je commençais à regretter mon geste. Mais aussitôt, son visage se détendit, il me donna l’accolade, m’appela son ami, et héla un brave homme assis près de la porte pour qu’il nous apporte du café.

Quand, au bout de quelques minutes, je me levai pour partir, il m’accompagna à l’extérieur en me tenant par le bras. Il semblait encore tout ému de mon geste, auquel il ne s’attendait nullement. Avant que je ne le quitte, il me demanda pour la première fois où je résidais d’ordinaire, où je logeais à Smyrne, et pour quelle raison je m’intéressais au sort du mari de Marta. Je lui expliquai sans détour que cet individu l’avait abandonnée depuis des années, qu’elle n’avait plus de nouvelles de lui, et ne savait donc plus si elle était encore mariée ou pas. Abdellatif se montra d’autant plus désolé de n’avoir rien pu faire pour dissiper cette incertitude.

 

Sur le chemin du retour, je me mis à repenser à la suggestion que Hatem m’avait faite il y a quelques semaines, celle de procurer à Marta un faux certificat attestant la mort de son mari. S’il fallait recourir un jour à de tels moyens, me dis-je, ce n’est pas à ce nouvel ami, à cet homme si droit, que je pourrais demander de l’aide.

Jusqu’à présent, j’ai voulu explorer des voies moins hasardeuses. Mais combien de temps faudra-t-il encore patienter ? Combien de greffiers, combien de juges, combien de janissaires devrais-je encore interroger et soudoyer, sans jamais le moindre résultat ? Ce n’est pas la dépense qui m’inquiète, Dieu m’a abondamment pourvu. Seulement, il faudra bien rentrer à Gibelet, sans trop tarder, et il faudra bien posséder alors un document quelconque qui puisse rendre sa liberté à “la veuve”. Il n’est pas question qu’elle se mette de nouveau à la merci de sa belle-famille !

Arrivé “chez moi”, la tête encore bourdonnante, et trouvant que tous les miens m’attendaient pour passer à table, j’eus un moment la tentation de demander à chacun d’eux s’il ne pensait pas que le moment était venu de rentrer au pays. Mais je promenai mon regard autour de moi, et je m’imposai aussitôt silence. À ma droite était assis Maïmoun, et à ma gauche Marta. À elle, si j’avais suggéré de rentrer au pays, c’est comme si je l’abandonnais ou, pire, comme si je la livrais poings liés à ses persécuteurs ; et à lui, qui habitait à présent dans ma maison, comment dire que le moment était venu de quitter Smyrne ? C’est comme si je me disais las de l’héberger, comme si je le chassais.

J’étais en train de me faire la réflexion que j’avais eu raison de me taire, et que si j’avais ouvert la bouche sans réfléchir, je l’aurais regretté jusqu’à mon dernier jour. Lorsque Boumeh, se tournant vers moi, dit brusquement : “C’est à Londres que nous devrions aller, puisque c’est là-bas que se trouve le livre que nous cherchons.”

Je sursautai. Pour deux raisons. La première, c’est la manière dont mon neveu m’avait regardé en parlant – c’est comme s’il avait entendu la question que j’avais ravalée, et qu’il y répondait. Ce n’est qu’une impression, je le sais, une fausse impression, une impression insensée. Rien ne devrait permettre à cet illuminé de deviner mes pensées ! Pourtant, il y avait, dans son regard, dans le ton de sa voix, un mélange d’assurance et d’ironie qui me mit mal à l’aise. La seconde raison d’être surpris, c’est que j’avais fait promettre à tous de ne rien dire à Boumeh de la statuette retrouvée, et du fait que Wheeler pouvait être en possession du livre de Mazandarani. Qui a pu trahir ce secret ? Habib, bien entendu. Je le regardai, et il me regarda à son tour, droit dans les yeux, avec effronterie, avec défi. J’aurais dû m’y attendre. Après ce qui s’est passé le lendemain de Noël, la gifle qu’il a reçue et la servante chassée, j’aurais dû m’attendre à ce qu’il se venge !

Me tournant vers Boumeh, je rétorquai avec irritation que je n’avais aucunement l’intention de suivre à nouveau ses conseils, et que le jour où je quitterais Smyrne, ce serait pour rentrer chez moi à Gibelet, nulle part ailleurs. “Ni Londres, ni Venise, ni le Pérou, ni la Chine, ni le pays des Bulgares !” hurlai-je.

Personne autour de la table ne se hasarda à me contredire. Tous, y compris Habib, baissèrent les yeux en signe de soumission. Mais j’aurais tort de croire que cette discussion est close. Maintenant qu’il sait où se trouve le livre, Boumeh va me harceler comme il sait le faire.

Le 7 janvier

Il a plu toute la journée, en gouttelettes froides et fines, piquantes comme têtes d’épingles. J’ai passé la journée sans mettre le nez dehors une seule fois, et sans trop m’éloigner du brasero. Je ressens une douleur à la poitrine, peut-être due au froid, et qui a d’ailleurs disparu quand je me suis réchauffé. Je n’en ai parlé à personne, pas même à Marta, à quoi bon l’inquiéter ?

 

Depuis mardi, nous n’avions plus parlé de notre retour, ni de notre prochaine destination, mais Boumeh a ramené le sujet sur le tapis ce soir. Pour dire que si nous avons entrepris ce long voyage pour retrouver le livre du Centième Nom, il ne serait pas raisonnable de revenir à Gibelet sans l’avoir obtenu, et de passer le restant de l’année calamiteuse à se morfondre et à trembler. Je faillis répondre sur le même ton qu’avant-hier, mais l’atmosphère était détendue et ne se prêtait guère à des paroles d’autorité, alors je préférai interroger les uns et les autres sur l’attitude à adopter.

Je commençai par Maïmoun qui, d’abord, se défendit de vouloir s’immiscer dans une affaire concernant notre famille ; puis, lorsque j’eus insisté, conseilla poliment à mes neveux de faire confiance à mon âge et à mon jugement. Un invité respectueux aurait-il pu répondre autrement ? Mais il s’attira, de la part de Boumeh, cette réplique : “Il arrive que dans une famille, le fils se comporte plus sagement que son père !” Maïmoun demeura interloqué, un court moment, avant de partir d’un grand éclat de rire. Il tapota même l’épaule de mon neveu, comme pour lui dire qu’il avait saisi l’allusion, qu’il appréciait son esprit de repartie et qu’il ne lui en voulait pas. Mais il ne dit plus un mot de toute la soirée.

Je profitai, quant à moi, de cet échange, puis des rires, pour éviter de me lancer dans une nouvelle discussion avec Boumeh au sujet de l’Angleterre. D’autant que je ressentais à nouveau cette douleur à la poitrine, et que je ne voulais surtout pas m’irriter. Marta non plus n’exprima aucune opinion. Mais lorsque Habib rétorqua à son frère : “S’il y a quelque chose à trouver, c’est ici, à Smyrne, que nous le trouverons. Je ne saurais pas vous dire pourquoi, mais c’est ainsi, je le sens. Il suffira de se montrer patients !”, elle l’approuva d’un grand sourire et d’un “Dieu te préserve, tu as dit tout ce qu’il fallait dire !”

Moi, qui deviens chaque jour un peu plus soupçonneux, je me dis que l’attitude de Habib s’explique, comme toujours, par les raisons du cœur. Il s’est absenté aujourd’hui toute la journée, et hier aussi. Sa bouderie est terminée, et il doit être à nouveau dans le sillage d’une belle.

Le 8 janvier

Ce que j’ai appris aujourd’hui va dévier le cours de mon existence. Certains diront que c’est en déviant qu’une existence rejoint le cours qui, de tout temps, devait être le sien. Sans doute…

Je n’en ai encore parlé à personne, et surtout pas à Marta, la première intéressée. Je finirai par lui en parler, bien sûr, mais pas avant d’avoir longuement réfléchi, seul, sans me laisser influencer par quiconque, et décidé de la voie qu’il convient de suivre.

 

Cet après-midi, donc, alors que je me relevais de ma sieste, Hatem est venu me dire qu’un jeune garçon désirait me voir. Il m’apportait une note de la main du greffier Abdellatif me demandant si je pouvais l’honorer d’une visite à son domicile, dont son fils m’indiquerait la route.

Il habite non loin de la Citadelle, dans une maison moins modeste que je ne l’aurais supposé, mais qu’il partage, ai-je cru comprendre, avec trois de ses frères et leurs familles. Il y règne un va-et-vient continuel de gamins qui se battent, de femmes aux pieds nus qui les poursuivent, et d’hommes qui haussent la voix pour se faire obéir.

Une fois les politesses accomplies, Abdellatif me conduisit vers une pièce plus tranquille à l’étage, où il me fit asseoir à terre, près de lui.

“Je crois savoir où se trouve l’homme que vous cherchez.”

Une de ses nièces nous apporta des boissons fraîches. Il attendit, pour continuer, qu’elle soit repartie en refermant la porte derrière elle.

Il m’apprit alors que le dénommé Sayyaf avait bien été arrêté à Smyrne, il y a cinq ou six ans, pour un larcin, mais qu’il n’était resté qu’un an en prison. Depuis, il se serait installé dans les îles, à Chio, où il aurait trouvé le moyen de prospérer par Dieu sait quels trafics.

“S’il n’a plus été inquiété, c’est qu’il bénéficie de certaines protections… Il semble même que les habitants du pays le redoutent.”

Mon ami se tut quelques instants, comme pour reprendre son souffle.

“J’ai un peu hésité avant de vous faire venir, je ne suis pas censé fournir de tels renseignements à un marchand génois. Mais je m’en serais voulu de laisser un homme de bien gaspiller encore son temps et son argent à la recherche d’un voyou.”

Je lui exprimai ma gratitude par toutes les formules arabes et turques qui me vinrent aux lèvres, lui donnai une longue accolade et l’embrassai sur la barbe comme un frère. Puis je pris congé sans lui laisser deviner en aucune manière dans quel désarroi il venait de me précipiter.

 

Que devrais-je faire à présent ? Et que devrait faire Marta ? Elle avait entrepris ce voyage dans le seul but d’obtenir la preuve que son mari était mort. Or, c’est l’inverse qui vient d’être établi. L’homme est bien vivant, et elle n’est plus veuve. Pourrons-nous continuer à vivre sous le même toit ? Pourrons-nous jamais retourner ensemble à Gibelet ? Tout cela me donne le vertige.

Je suis revenu de chez Abdellatif il y a deux heures à peine, et j’ai prétendu devant tous les miens, qui m’attendaient avec inquiétude, qu’il voulait juste me montrer une vieille aiguière en or que sa famille possédait. Marta n’a pas eu l’air de me croire, mais je ne me sens pas encore prêt à lui apprendre la vérité. Je le ferai demain, sans doute, ou au plus tard après-demain. Parce qu’elle voudra sûrement me demander mon avis sur la conduite à suivre, et que je me sens, à l’heure présente, incapable de la conseiller. Si elle était tentée de se rendre à Chio, devrais-je l’en dissuader ? Et si elle s’entêtait, devrais-je y aller avec elle ?

J’aurais bien voulu que Maïmoun soit ici, ce soir, je lui aurais demandé son avis comme je l’avais fait à Tarse, et en tant d’autres occasions. Mais il a promis de passer le sabbat avec le rabbin arrivé de Constantinople, et ne rentrera que samedi dans la nuit ou dimanche.

Hatem aussi est un homme de bon conseil, et de bon sens. Je le vois qui s’affaire, à l’autre bout de la pièce, en attendant que j’aie fini d’écrire pour venir me parler. Mais c’est mon commis, je suis son maître, et je répugne à me montrer devant lui indécis, et à ce point désemparé.

Le 9 janvier

J’ai finalement dit la vérité à Marta plus tôt que je ne l’avais prévu.

Nous nous étions mis au lit, hier soir, et je l’avais prise dans mes bras. Lorsqu’elle se blottit tête et poitrine et jambes contre moi, j’eus soudain le sentiment d’être en train d’abuser d’elle. Alors je me redressai, m’adossai au mur, la fis asseoir elle aussi et lui saisis les mains chaudement dans les miennes.

“J’ai appris quelque chose aujourd’hui, chez le greffier, et j’attendais que nous soyons seuls, toi et moi, pour t’en parler.”

Je m’efforçai de prendre le ton le plus neutre, ni celui des meilleures nouvelles, ni celui des condoléances. Il eût été inconvenant, me semble-t-il, d’annoncer d’une voix contrite qu’un certain homme n’était pas mort. Un homme qu’elle avait, certes, pris l’habitude de détester, mais qui n’en était pas moins encore son mari, qui fut son grand amour et qui, bien avant moi, l’avait entourée de ses bras.

Marta ne laissa transparaître ni surprise ni joie ni déception ni désarroi, rien. Elle cessa seulement de bouger. Immobile, comme une statue de sel. Silencieuse. Respirant à peine. Ses mains étaient encore dans les miennes, mais c’est parce qu’elle les avait oubliées.

Je demeurai moi-même immobile et muet. À l’observer. Jusqu’à ce qu’elle dise, sans être sortie de sa torpeur :

“Que pourrais-je lui dire ?”

Au lieu de répondre à ce qui n’était pas une vraie question, je lui conseillai de laisser passer une nuit avant de prendre la moindre décision. Elle n’eut pas l’air de m’entendre, me tourna le dos et ne dit plus rien jusqu’au matin.

 

Quand je me suis réveillé, elle n’était plus au lit. J’eus un moment d’inquiétude, mais dès que je sortis de la chambre je la vis dans le salon en train de frotter les poignées des portes et d’épousseter les étagères. Certaines personnes, quand elles sont saisies par l’angoisse, ne trouvent plus la force de se mettre debout, alors que d’autres, à l’inverse, s’agitent et gesticulent jusqu’à l’épuisement. J’avais cru, la nuit dernière, que Marta appartenait à la première catégorie. À l’évidence, je m’étais trompé. Sa torpeur n’aura été que passagère.

A-t-elle arrêté déjà sa décision ? À l’heure où j’écris ces lignes, je l’ignore. Je ne lui ai pas posé la question, de peur qu’elle ne se sente engagée par ce qu’elle m’avait dit dans la nuit. Il me semble que si elle était vraiment décidée à partir, elle aurait commencé à ranger ses affaires. Elle doit hésiter encore.

Je ne la presse pas, je la laisse hésiter.

Le 10 janvier

Qu’elles étaient douces ces nuits premières où nous nous étendions l’un près de l’autre en faisant mine d’obéir aux caprices de la Providence, elle jouant à être mienne et moi qui feignais de le croire. À présent que nous nous aimons nous ne jouons plus et les draps sont tristes.

Si je me montre désabusé, c’est que la décision de Marta est prise et que je ne trouve aucun argument pour l’en dissuader. Que pourrais-je lui dire ? Qu’elle aurait tort d’aller voir son mari, alors qu’il réside tout près d’ici, et qu’elle a entrepris ce voyage justement pour régler cette affaire et dissiper ses doutes ? Dans le même temps, je suis persuadé que rien de bon ne sortira de leur rencontre. Si cet individu décidait de faire valoir ses droits sur son épouse légitime, personne ne pourrait s’y opposer, ni elle-même, ni moi, surtout.

“Que penses-tu lui dire ?”

“Je lui demanderai pourquoi il est parti, pourquoi il ne m’a plus donné de ses nouvelles, et s’il compte revenir au pays.”

“Et s’il t’obligeait à rester auprès de lui ?”

“S’il tenait tellement à moi il ne m’aurait pas abandonnée.”

Cette réponse ne vaut rien ! Je haussai les épaules, je me retirai jusqu’au bord du lit, je tournai le dos, je me tus.

Que Sa volonté soit faite ! Je répète sans arrêt : Que Sa volonté soit faite ! Mais je prie aussi pour que Sa volonté ne soit pas trop cruelle comme elle l’est quelquefois.

Le 13 janvier

Je déambule dans les rues, et sur les plages, parfois seul, souvent avec Maïmoun. Nous devisons de choses et d’autres, de Sabbataï, du pape, d’Amsterdam, de Gênes, de Venise et des Ottomans, – de tout, excepté d’elle. Mais aussitôt rentré à la maison j’oublie nos belles paroles et ne consigne rien. Depuis trois jours je n’ai pas écrit une ligne. Pour tenir un journal de voyage il faut cultiver des soucis multiples et moi je n’en ai plus qu’un. Je me prépare dans le recueillement à l’idée de perdre Marta.

Depuis qu’elle m’a annoncé sa décision de se rendre chez son mari, elle n’a plus rien dit. Elle n’a mentionné aucune date, et ne s’est pas préoccupée des modalités du voyage jusqu’à Chio. Serait-elle encore indécise ? Pour qu’elle ne se sente pas pressée, je ne lui pose aucune question. Je lui parle quelquefois de son père, de Gibelet, et de quelques souvenirs plaisants, comme notre rencontre inopinée à la barrière de Tripoli, ou notre nuit chez le tailleur Abbas, Dieu le protège !

La nuit, je ne la prends plus dans mes bras. Non qu’elle soit redevenue, à mes yeux, la femme d’un autre, mais je ne voudrais pas qu’elle se sente fautive. J’avais même songé à ne plus dormir dans sa chambre, et à réintégrer la mienne, que j’ai très peu utilisée ces derniers temps. Après une journée de balancement, j’ai changé d’avis. J’aurais commis là une impardonnable faute d’appréciation. Mon geste n’aurait pas été celui d’un amant chevaleresque, prêt à se sacrifier pour ne pas embarrasser son amante, mais une désertion, mais un abandon, Marta y aurait vu une invitation à aller sans tarder réintégrer son “foyer”.

Je continue donc à dormir auprès d’elle. Je l’embrasse sur le front et lui tiens parfois la main sans trop m’approcher d’elle. Je la désire plus qu’avant, mais je ne ferai rien qui puisse l’effaroucher. Qu’elle veuille parler à son mari, et lui poser des questions qui tournent depuis des années dans sa tête, je le conçois. Rien, toutefois, ne l’oblige à y aller tout de suite. L’homme est installé à Chio depuis des années, il ne va pas s’en aller demain. Ni après-demain. Ni dans une semaine. Ni dans un mois. Non, rien ne presse. Nous pouvons encore ramasser quelques miettes sur la table avant qu’elle ne soit desservie.

Le 17 janvier

Marta avait passé la soirée dans sa chambre, à pleurer, pleurer. J’étais venu à plusieurs reprises lui caresser le front, les cheveux, et le dos des mains. Elle ne m’avait rien dit, ne m’avait pas souri, mais ne s’était pas non plus dérobée à mes tendresses.

Quand nous nous sommes mis au lit, elle pleurait encore. Je me sentais désarmé. Pour ne pas rester muet, je prononçais des phrases banales qui ne pouvaient la consoler – “Tout finira pas s’arranger, tu verras !” –, que dire d’autre ?

Lorsque, soudain, elle se tourna vers moi, pour me lancer, d’un ton à la fois rageur et pitoyable :

“Tu ne me demandes pas ce que j’ai ?”

Non, je n’avais aucune raison de le lui demander. Je savais bien pourquoi elle pleurait, du moins je croyais le savoir.

“J’ai du retard”, m’annonça-t-elle.

Ses joues étaient couleur de cire, et ses yeux étaient arrondis par l’effroi.

Il me fallut d’innombrables secondes pour comprendre ce qu’elle cherchait à me dire.

“Tu es enceinte ?”

Mon teint devait être à présent aussi cadavérique que le sien.

“Je crois. J’ai déjà une semaine de retard.”

“Au bout d’une semaine, on ne peut pas être sûr.”

Elle posa la main sur son ventre plat.

“Moi je suis sûre. L’enfant est là.”

“Tu m’avais pourtant dit que tu ne pouvais pas tomber enceinte.”

“C’est ce qu’on m’a toujours dit.”

Elle cessa de pleurer, mais demeura hébétée, la main toujours sur son ventre, à le palper. Je lui essuyai le bas des yeux avec mon mouchoir, puis vins m’asseoir tout près d’elle, au bord du lit, et la pris par l’épaule.

Si je m’efforçais de la consoler, je ne me sentais pas moins désemparé qu’elle. Ni moins fautif. Nous avions transgressé toutes les lois de Dieu et celles des hommes en vivant comme mari et femme, persuadés que nos ébats demeureraient sans conséquence. À cause de la stérilité supposée de Marta, qui aurait dû nous apparaître comme une malédiction et dans laquelle nous voyions, au contraire, une faveur du Ciel, une promesse d’impunité.

La promesse n’est pas tenue, l’enfant est là.

L’enfant. Mon enfant. Notre enfant.

Moi qui rêve d’avoir un héritier, voilà que le Ciel m’en donne un, conçu dans le sein de la femme que j’aime !

Et Marta, qui a tant souffert d’être ou de se croire stérile, voilà qu’elle porte un enfant, conçu non dans le lit du voyou avec lequel elle s’était égarée dans sa jeunesse, mais sous le toit d’un homme de bien qui l’aime et qu’elle aime !

Nous devrions éprouver l’un et l’autre la joie la plus entière, ce devrait être l’instant le plus beau de notre existence, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas ainsi que le monde nous impose de réagir. Nous sommes censés considérer l’enfant comme une malédiction, comme un châtiment.

Nous devons l’accueillir dans le deuil, et regretter le temps béni de la stérilité.

Si c’est cela le monde, moi je dis : qu’il périsse ! Qu’il soit balayé par un déluge d’eau ou de feu, ou par le souffle de la Bête, qu’il soit anéanti, englouti, qu’il périsse !

Lorsque, l’été dernier, Marta, chevauchant à mes côtés dans les montagnes d’Anatolie, m’avait dit qu’elle ne redoutait pas la fin du monde, mais qu’au contraire elle l’attendait, et l’espérait, je n’avais pas bien compris sa rage. À présent, je la comprends, je la partage.

Mais c’est elle qui faiblit.

“Il faut que j’aille retrouver mon mari, dans son île, au plus vite.”

“Pour qu’il s’imagine que l’enfant est de lui ?”

Elle fit oui de la tête, et me caressa le front et le visage d’un air misérable.

“Mais cet enfant est le mien !”

“Tu voudrais qu’on l’appelle bâtard ?”

“Et toi, tu voudrais qu’on l’appelle fils de voyou ?”

“Tu sais bien qu’il doit en être ainsi. Nous n’y pouvons rien !”

Moi qui ai admiré Marta parce qu’elle avait osé se rebeller contre le sort, je ne pouvais dissimuler ma déception.

“On dit que l’enfant qu’elles portent donne du courage aux mères, mais toi l’enfant dans ton sein t’a rendue craintive.”

Elle s’écarta de moi.

“Je manque de courage, dis-tu ? Je vais aller me remettre entre les mains d’un homme qui ne m’aime plus, qui va m’insulter et me battre et m’enfermer jusqu’à la fin de ma vie. Tout cela pour éviter que mon enfant ne soit demain appelé bâtard. C’est cette mère-là que tu appelles craintive ?”

 

Je n’aurais peut-être pas dû lui faire des reproches, mais je pense chaque mot que j’ai dit. Elle me rétorque qu’elle s’apprête à se sacrifier ? Le sacrifice de soi relève tout autant du courage que de la lâcheté. Le pur courage, c’est d’affronter le monde, de se défendre contre ses assauts pied à pied, et de mourir debout. S’offrir aux coups est, dans le meilleur des cas, une fuite honorable.

 

Pourquoi devrais-je accepter que la femme que je me suis mis à aimer s’en aille vivre avec un malfaiteur en emportant l’enfant que nous avons conçu ensemble, qu’elle n’espérait plus avoir et que je lui ai donné ? Pourquoi ? Parce qu’un curé ivrogne de Gibelet leur a posé un jour les mains sur la tête en bafouillant trois phrases rituelles ?

Maudites soient les lois des hommes, leurs simagrées, leurs chasubles et leurs cérémonies !

Le lundi 18 janvier 1666

Maïmoun, à qui je viens de me confier, donne raison à Marta, et me donne tort. Il écoute mes arguments sans les entendre, et n’a qu’une réponse à la bouche : “Le monde est ainsi !”

Il dit que ce serait folie de la laisser porter l’enfant et accoucher hors de la demeure de son époux, et qu’elle pourrait en mourir d’angoisse et de honte. Chaque jour qui passe la rendra plus fébrile, me dit-il, il ne faudrait pas que j’essaie de la retenir plus longtemps.

Pour atténuer ma peine, il se dit persuadé qu’un jour, avant longtemps, elle me reviendra. “Le Ciel dispense souvent les malheurs à ceux qui ne les méritent pas, mais parfois aussi à ceux qui les méritent”, promet-il en plissant les yeux comme pour discerner le dessous des choses. Il veut dire par là que l’époux de Marta pourrait subir le sort que méritent les brigands, que la réalité pourrait rattraper la rumeur, et que la future mère de mon enfant redeviendrait alors veuve… Cela, je le sais. Tout peut arriver, bien sûr. Mais ne serait-ce pas lamentable de vivre dans l’attente de la mort d’un rival, en priant chaque jour le Ciel de le noyer ou de le faire pendre ? Un homme plus jeune que moi, qui plus est ! Non, ce n’est pas ainsi que j’envisage la suite de mon existence.

J’argumente, je me débats, tout en sachant que pour moi la bataille est d’avance perdue. Puisque Marta n’osera pas laisser son ventre s’arrondir sous mon toit, puisqu’elle ne songe plus qu’à aller dissimuler sa faute dans le lit d’un époux qu’elle exècre, je ne pourrai la retenir contre son gré. Ses larmes ne sèchent plus, elle semble maigrir d’heure en heure et se flétrir.

Que puis-je espérer encore ? Qu’aussitôt après avoir rencontré son mari, elle décide pour quelque raison de ne pas rester chez lui, ou que lui-même la chasse. Ou encore, je pourrais payer à cet individu une certaine somme afin qu’il fasse annuler leur mariage en prétendant qu’il n’a jamais été consommé. L’homme est sensible à l’argent ; si j’y mets le prix, nous repartirons ensemble de chez lui, Marta, notre enfant et moi.

 

Voilà que je me tisse tout un conte de fées ! C’est qu’il me faut garder quelques raisons de vivre, fussent-elles illusoires. Se mentir à soi-même est parfois l’irremplaçable passerelle pour enjamber les malheurs…

Le 19 janvier

Marta m’a annoncé dans la nuit qu’elle partirait demain pour Chio. Je lui ai dit que je l’accompagnerais, et promis aussitôt de ne m’interposer en aucune manière entre elle et son mari, me contentant de rôder dans les parages pour qu’elle puisse faire appel à moi en cas d’urgence. Elle a accepté, non sans m’avoir fait jurer encore par deux fois que je ne ferais rien qu’elle ne m’ait expressément demandé, m’expliquant que son mari lui trancherait la gorge sur le pas de la porte s’il se doutait de ce qui s’est passé entre nous.

 

Il y a deux manières de se rendre dans l’île en partant de Smyrne. Par la route jusqu’à l’extrémité de la péninsule, après quoi on n’aurait que le détroit à franchir, guère plus d’une heure par la barge, pour atteindre la ville qui porte le nom de Chio. Ou bien par la mer tout au long, d’un port jusqu’à l’autre. C’est la solution que m’a conseillée Hatem, qui s’est amplement renseigné à la demande de Marta. Il faudrait compter une journée de voyage si le vent est propice, et deux journées s’il ne l’est pas.

Mon commis nous accompagnera, et j’avais même songé à emmener mes neveux. N’ai-je pas promis à ma sœur Plaisance de ne jamais me séparer d’eux ? Mais, après avoir pesé le pour et le contre, j’ai préféré les laisser à Smyrne. Nous devons régler à Chio une affaire délicate, et je crains que l’un ou l’autre ne commette une maladresse. Peut-être aurais-je changé d’avis s’ils avaient insisté pour nous accompagner. Mais non, aucun d’eux ne me l’a demandé ; ce qui m’a intrigué, je dois dire, et quelque peu inquiété. J’ai prié Maïmoun de veiller sur eux comme un père, jusqu’à mon retour.

Combien de temps resterai-je sur l’île ? Je n’en sais rien.

Quelques jours ? Deux ou trois semaines ? Nous verrons bien. Marta reviendra-t-elle avec moi ? Je l’espère encore. Réintégrer en sa compagnie “notre” maison de Smyrne m’apparaît déjà comme la plus belle chose qui puisse m’arriver, alors que j’y suis encore, en cet instant, et que je peux encore contempler ses murs, ses portes, ses tapis et ses meubles pendant que j’écris ces lignes.

Maïmoun m’a dit qu’à mon retour, il partira pour un très long voyage qui le conduira à Rome, à Paris, à Amsterdam bien sûr, et en d’autres lieux encore. Il se promet de m’en parler lorsque j’aurai l’esprit plus libre pour l’écouter. Mais aurai-je vraiment l’esprit plus libre à mon retour de Chio ?

Il souhaite que je l’accompagne dans son périple. Je verrai bien. Pour le moment, le moindre projet m’épuise. Mes rêves sont circonscrits : aller à Chio en compagnie de Marta, revenir de Chio en sa compagnie.

Le 22 janvier

S’approcher en bateau de Chio, voir se dessiner peu à peu la ligne de côte, les montagnes à l’arrière et au voisinage de la mer les innombrables moulins, cela devrait alléger le cœur du voyageur comme une lente récompense. L’île se fait désirer comme une terre promise, antichambre du Ciel. Mais le voyageur forcé que je suis n’attend que le moment d’en repartir.

Tout au long de la traversée, Marta demeura silencieuse, et ses yeux évitèrent soigneusement de croiser les miens.

Pendant que Hatem, qui cherchait à me dérider, me rapportait une fable qu’on lui a racontée avant-hier au port de Smyrne, et selon laquelle il y aurait à Chio, vers l’intérieur de l’île, un couvent où vivent de fort curieuses nonnes ; comme en certains monastères, les voyageurs y seraient accueillis, mais d’une tout autre manière, puisque au cours de la nuit, ces saintes femmes viennent se glisser, dit-on, auprès des visiteurs pour leur prodiguer des attentions qui vont bien au-delà de ce qu’exige l’amour du prochain.

Je me suis hâté de démolir sèchement les illusions de mon commis en lui assurant que j’avais lu et entendu des fables similaires à propos de bien d’autres lieux. Mais lorsque je vis qu’il m’avait cru, et qu’une lueur s’était éteinte dans ses yeux, j’ai un peu regretté d’avoir ainsi cassé son rêve. Sans doute me serais-je montré plus complaisant si j’avais encore ma gaieté.

En l’île de Chio, le 23 janvier 1666

Depuis que nous sommes arrivés, Hatem passe son temps dans les échoppes, les tavernes et les ruelles du vieux port à interroger les gens sur l’homme que nous cherchons. Curieusement, personne ne semble le connaître.

Abdellatif m’aurait-il trompé ? Je ne vois pas pourquoi il l’aurait fait. Aurait-il été lui-même abusé par ses informateurs ? Peut-être ces derniers se sont-ils tout simplement trompés d’île, confondant Chio avec Patmos, ou Samos, ou Castro, que l’on disait autrefois Mytilène.

De toute manière, la tournure que prennent les événements ne me déplaît point. Encore quelques journées d’investigations, et nous retournerons à Smyrne. Marta protestera, pleurera, mais finira par s’y résoudre.

Et elle me sautera au cou le jour où je lui apporterai, acheté à prix d’or, – dussé-je y engloutir le tiers de ma fortune ! – un firman attestant que son époux est bien mort. Alors nous nous marierons, et si le Ciel ne se montre pas trop acharné contre les amants, l’ancien mari aura l’obligeance de ne plus jamais mettre les pieds à Gibelet.

En nos vieux jours, entourés de nos enfants et de nos petits-enfants, nous nous rappellerions avec effroi cette expédition de Chio en remerciant le Ciel de l’avoir rendue aussi infructueuse.

Le 24 janvier

Que de charme j’aurais trouvé à cette île si j’y étais venu dans d’autres circonstances ! Tout y est si plaisant à mon cœur dès que j’oublie, l’espace d’un instant, ce qui m’y a amené. Les maisons sont belles, les rues sont propres et bien dallées, les femmes déambulent avec élégance et leurs yeux sourient aux étrangers. Ici tout évoque pour moi la splendeur passée de Gênes, la citadelle est génoise, les habits sont génois, et aussi tous les plus beaux souvenirs. Même les Grecs, lorsqu’ils entendent mon nom et découvrent mes origines, me serrent contre leur cœur en maudissant Venise. Je sais qu’ils maudissent aussi les Turcs, mais jamais à voix haute. Depuis que les Génois sont partis, il y a cent ans, cette île n’a connu aucun gouvernement compatissant, les gens que j’y ai rencontrés ces derniers jours le reconnaissent tous, chacun à sa manière.

Ce matin, j’ai emmené Marta à la messe. Une fois encore – pourvu que ce ne soit pas la dernière ! – elle a franchi le seuil de l’église à mon bras, j’avais la tête fière et le cœur misérable. Nous sommes allés à Saint-Antoine, qui appartient aux pères Jésuites. Ici, les cloches des églises sonnent comme en pays chrétien, et l’on organise des processions dans les rues pour les fêtes, avec les chapes, les dais, les fanaux et les ors du Saint-Sacrement. C’est le roi de France qui a obtenu jadis du Grand Turc que le culte latin puisse se pratiquer ainsi, publiquement, et la Porte respecte encore ce privilège. Même en ce dimanche bien ordinaire, les familles les plus prospères sont arrivées pour la messe en grand cortège. À côté de moi, les gens modestes murmuraient avec plus de fierté que d’envie les noms illustres, Giustiniani, Burghesi, Castelli. Je me serais cru en Italie s’il n’y avait, à deux pas de l’église, bien en vue sur une butte, deux janissaires en faction.

 

Après la messe, Marta est allée parler longuement à un prêtre. Je l’ai attendue dehors, et quand elle est sortie je ne lui ai rien demandé et elle ne m’a rien dit d’elle-même. Peut-être s’est-elle seulement confessée. On pose un étrange regard sur ceux qui se confessent quand on est soi-même le péché.

Le 25 janvier

Hatem s’évertue encore à chercher notre homme, Marta le supplie de retourner chaque pierre, tandis que moi, je prie tous les saints pour qu’il ne trouve rien.

Dans la soirée, mon commis me dit qu’il a peut-être une piste. Pendant qu’il se trouvait dans une taverne du quartier grec, un marin est venu lui dire qu’il connaissait Sayyaf, lequel habite selon lui non dans la ville de Chio mais plus au sud, près d’un village nommé Katarraktis, sur la route qui mène vers la péninsule de Cabo Mastico. Pour nous y conduire, l’informateur exige un sultanin d’or. La somme me paraît outrancière, mais j’ai donné mon accord. Je ne voudrais pas que Marta me reproche plus tard de n’avoir pas tout fait pour la satisfaire. Elle se dit à présent certaine d’être enceinte, et elle voudrait retrouver son mari au plus vite, quelle que soit la vie qu’elle mènera auprès de lui. “Ensuite, Dieu disposera de nos existences comme Il l’entend !”

J’ai donc accepté de payer à l’intermédiaire, un certain Drago, la somme qu’il exigeait, et demandé à Hatem qu’il me l’amène demain, afin que je puisse le voir de mes propres yeux, l’entendre et le jauger.

Au fond de moi, j’espère encore qu’il s’agit d’un vulgaire aigrefin qui se contentera d’empocher sa lourde pièce avant de disparaître comme il est apparu. Ce doit être la première fois que le négociant que je suis supplie ainsi le Ciel qu’on le vole, qu’on lui mente et l’abuse !

 

Dans la nuit, j’ai voulu prendre Marta dans mes bras pour ce qui pourrait bien être la dernière fois. Mais elle m’a repoussé en pleurant et ne m’a pas une seule fois adressé la parole. Peut-être veut-elle m’habituer à ne plus l’avoir près de moi, et s’habituer elle-même à ne plus dormir au creux de mon épaule.

Son absence a déjà commencé.

Le 26 janvier

En cet instant, je suis tenté d’écrire que je suis l’homme le plus heureux d’Outremer et de Gênes, comme disait feu mon père. Mais c’est encore prématuré. Je dirais seulement que j’ai grand espoir. Oui, grand espoir, grand espoir. De récupérer Marta, de la ramener vers Smyrne, puis vers ma maison de Gibelet, où naîtra notre enfant. Fasse le Ciel que mon ardeur ne me déserte pas aussi soudainement qu’elle m’a envahi !

Si je parais si jovial, c’est que l’homme qui doit nous conduire vers le mari de Marta est passé nous voir aujourd’hui avec d’excellentes nouvelles. Moi qui souhaitais qu’il se perde dans la nature, je ne regrette plus d’avoir pu le rencontrer, lui parler et l’entendre. Oh, je ne me fais aucune illusion sur le personnage, un rat de basse taverne, et je n’ignore pas qu’il m’a raconté tout ce qu’il m’a raconté dans le seul but de me soutirer une deuxième pièce d’or, appâté sans doute par la facilité avec laquelle j’avais déboursé la première.

Mais j’en viens aux faits dont je me réjouis tant : le dénommé Drago m’a appris que Sayyaf s’est remarié l’an dernier, et qu’il sera bientôt le père d’un enfant ; sa nouvelle épouse serait la fille d’un riche et puissant notable de l’île, lequel ignore, bien entendu, que son gendre est déjà marié. Je suppose que les beaux-parents découvriront un jour bien d’autres facettes cachées de ce voyou, et se repentiront d’une telle alliance, mais – que Dieu me pardonne ! – je ne chercherai pas à leur dessiller les yeux. Que chacun paie ses propres fautes, que chacun porte sa croix, je ploie déjà assez sous le poids de la mienne. Qu’on me délivre de ce poids, et je m’en irai de cette île sans regarder en arrière.

Si ces nouvelles m’enchantent à ce point, c’est qu’elles pourraient changer du tout au tout le comportement du mari de Marta. Au lieu de chercher à la récupérer, comme il l’aurait fait s’il n’était pas remarié, Sayyaf devrait voir à présent dans sa venue sur l’île une menace pour la nouvelle existence qu’il s’est bâtie. Drago, qui le connaît bien, est persuadé qu’il serait prêt à conclure n’importe quel arrangement pour préserver sa situation ; il pourrait même aller jusqu’à signer, devant témoins, un document certifiant que son premier mariage n’a jamais été consommé, et qu’il est donc frappé de nullité. Si les choses se passent ainsi, Marta sera bientôt libre ! Libre de se remarier, libre de m’épouser, libre de donner un nom de père à son enfant.

Nous n’en sommes pas là, je le sais. Le mari de “la veuve” n’a encore rien signé, ni rien promis. Mais ce que dit Drago est le bon sens même. J’ai grand espoir, oui, et Marta, au milieu des larmes, des nausées, des prières, se hasarde à sourire.

Le 27 janvier

C’est demain que Drago nous conduira chez Sayyaf. Je dis “nous” parce que tel est mon souhait, mais Marta préfère s’y rendre seule. Elle prétend qu’elle pourra plus facilement obtenir ce qu’elle veut si elle discute en tête-à-tête avec son mari ; elle redoute qu’il ne se cabre s’il la voit entourée d’hommes et qu’il soupçonne sa liaison avec moi. Elle n’a sans doute pas tort, mais je ne peux m’empêcher d’être inquiet à l’idée qu’elle va aller se mettre – ne serait-ce que pour une heure – à la merci d’un tel voyou.

Finalement, nous sommes parvenus à un compromis qui me paraît raisonnable : nous ferons route tous ensemble jusqu’au village de Katarraktis. Il y a là, me dit-on, un petit couvent grec où bien des voyageurs font halte, qui offre du bon vin de Phyta et la meilleure nourriture, et qui a l’avantage de se trouver à quelques pas de la maison de notre homme. Nous y serions à notre aise pour attendre le retour de Marta.

Le 28 janvier

Nous voici donc au couvent, et je m’attelle à écrire pour que le temps me paraisse moins long. Je trempe la pointe de mon calame dans l’encre comme d’autres soupirent, ou protestent, ou prient. Puis je trace sur la feuille des mots amples comme dans ma jeunesse j’aurais déambulé à grandes enjambées.

Marta s’est éclipsée il y a plus d’une heure. Je l’ai vue s’engager dans une venelle. Mon cœur a tressauté, j’ai retenu mon souffle, j’ai murmuré son nom, mais elle ne s’est pas retournée. Elle avançait d’un pas ferme, comme les condamnés résignés. Drago, qui marchait devant elle, lui a indiqué une porte. Elle s’y est engouffrée, la porte s’est refermée. Je n’ai pu qu’entrevoir la maison du brigand, cachée par une enceinte et des arbres hauts.

Un moine est venu me proposer de manger quelque chose, mais je préfère attendre que Marta soit revenue et que nous prenions notre repas ensemble. De toute manière, j’ai la gorge rétrécie et l’estomac saisi, je ne pourrai rien avaler ni rien digérer tant qu’elle ne sera pas avec moi. Je suis impatient. Je me dis sans arrêt que j’aurais dû l’empêcher d’y aller, au besoin par la force. Mais quoi, je n’allais tout de même pas la séquestrer ? Fasse le Ciel que mes scrupules s’estompent, qu’elle revienne saine et sauve, sinon je passerai le reste de ma vie dans le remords.

Depuis combien de temps est-elle partie ? J’ai l’âme si embrumée que je me sens incapable de distinguer la minute de l’heure. Je suis pourtant un homme de patience ; comme tous les négociants en curiosités j’attends parfois des semaines entières le riche client qui a promis de revenir et ne reviendra pas. Mais aujourd’hui je n’ai aucune patience. J’ai commencé à trouver le temps long dès l’instant où elle s’est éclipsée. Elle, portant l’enfant.

 

En compagnie de Hatem je suis allé faire un tour dans les rues malgré la pluie fine qui s’est mise à tomber. Nous sommes entrés dans la venelle, jusqu’à la porte de la maison de Sayyaf. Nous n’avons entendu aucun bruit, ni rien vu d’autre que des bribes de murs jaunâtres derrière un écran de branches de pins. La venelle se termine en cul-de-sac et nous sommes revenus sur nos pas.

J’étais tenté de frapper à la porte, mais j’ai juré à Marta de ne rien faire de la sorte et de la laisser régler ce problème à sa manière. Je ne la trahirai pas.

 

C’est déjà presque le crépuscule, Marta n’est pas revenue, et je n’ai toujours pas revu Drago. Je me refuse encore à mettre quoi que ce soit en bouche tant qu’elle ne sera pas avec moi. Je relis les lignes précédentes, où j’avais écris “je ne la trahirai pas”, et je me demande si c’est en intervenant que je la trahirais ou en n’intervenant pas.

 

Il commence à faire nuit, et j’ai accepté de boire un bol de soupe où l’on m’a versé du vin rouge. De franches lampées de vin qui ont donné à la soupe une couleur de betterave et un goût de sirop frelaté pour que mes angoisses s’apaisent, que mes doigts cessent de trembler, et que j’arrête de marteler le sol. On m’entoure on me soigne on me ménage comme un grand malade ou comme un veuf éploré.

Je suis le veuf qui n’a jamais été l’époux. Je suis le père inconnu. Je suis l’amant trompé. De lâchetés en scrupules, j’ai laissé venir la nuit blême, mais à l’aube mon sang génois reviendra m’irriguer, à l’aube je m’insurgerai.

Le soleil se lève, je n’ai pas dormi, et Marta n’est pas encore revenue. Pourtant, je me domine, je garde mon discernement. Je ne suis pas aussi déchaîné que je devrais l’être. Serais-je déjà résigné à ce qui arrive ? Tant mieux si les autres le croient, moi je sais de quoi je suis capable pour la retrouver.

Hatem m’a veillé toute la nuit, de peur que je ne commette un acte insensé. C’est lorsque j’ai rallumé ce cierge, déroulé l’écritoire, posé l’encrier, lissé mes feuilles, puis commencé à tracer ces quelques mots que j’ai vu la tête de mon commis basculer en arrière, la bouche ouverte.

Autour de moi, ils dorment tous, mais Marta où dort-elle ? Où qu’elle soit, dans le lit d’un homme ou bien dans un cachot, je suis sûr qu’elle n’a pas fermé les yeux, et qu’en cette minute elle pense à moi comme je pense à elle.

Son visage ne me quitte pas, il est présent à mon esprit comme si je le voyais à la lumière de ce cierge. Mais je ne vois rien d’autre. Je ne parviens pas à imaginer l’endroit où elle se trouve, les gens qui l’entourent, les habits qu’elle porte ou qu’elle ne porte plus. Je parle de lit, de cachot, comme je pourrais parler de fouet, de nerf-de-bœuf, de gifles et de visage tuméfié.

Mes frayeurs vont même bien au-delà. Parce qu’il m’arrive de penser que son brigand d’époux, pour ne pas mettre en péril son nouveau mariage, pourrait songer à la faire disparaître. L’idée m’avait déjà effleuré l’esprit, hier, mais je l’avais écartée. Il y a trop de témoins, et Sayyaf ne l’ignore pas. Moi, Hatem, Drago, et même les moines, qui ont vu Marta arriver avec nous, avant que nous ne la conduisions jusqu’à cette porte. Si j’ai de nouveau peur, c’est parce que les nuits sans sommeil ravivent les angoisses. Et aussi parce que je n’arrive pas à me figurer où Marta a pu passer cette nuit.

À vrai dire, tout est possible, tout. Y compris des retrouvailles chaleureuses entre les deux époux, qui se seraient souvenus soudain de leurs amours anciennes, qui se seraient étreints avec d’autant plus de fougue qu’ils avaient l’un et l’autre bien des choses à se faire pardonner. À cause de son état, Marta ne pourrait souhaiter une issue plus réconfortante que celle d’être prise dès la première nuit. Ainsi, en trichant un peu sur les dates, elle ferait croire à Sayyaf que l’enfant est de lui.

Reste, évidemment, l’autre épouse, et les beaux-parents. Dont la présence rend impensable cette fête harmonieuse. Pour Marta, je devrais m’en lamenter ; pour moi-même je devrais peut-être m’en réjouir. Non, je ne peux m’en réjouir. Parce que je repense aux solutions extrêmes auxquelles cet homme pourrait recourir. Dans cette maudite affaire, rien ne peut me réjouir, rien ne peut me réconforter. Surtout en cette heure si matinale, si tardive, où mon esprit fatigué ne dessine plus qu’en noir. Il ne dessine plus, d’ailleurs, il barbouille.

J’arrive au bas de cette page, et je ferais bien d’en profiter pour m’étendre quelques instants, en laissant l’encre sécher seule.