Avant d’interrompre mon compte rendu, une dernière chose, que je mentionne rapidement de peur qu’elle ne glisse hors de ma mémoire, et sur laquelle je me promets de revenir : les malheurs de l’Angleterre ont commencé – eux aussi, devrais-je dire – en 1648. Cette date revient constamment sous ma plume : la fin des guerres d’Allemagne ; l’avènement de l’année juive de la Résurrection et le début des grandes persécutions dont m’a longuement parlé Maïmoun ; la publication du livre russe de la Foi, qui fixait la date de la fin du monde pour cette année ; et en Angleterre la décapitation du roi, événement dont le pays entier porte encore la malédiction, et qui s’est déroulé, selon le calendrier d’ici, à la fin de l’année 1648 ; de même, pour moi, cette année-là fut celle de la visite d’Evdokime, le pèlerin de Moscovie, qui est à l’origine de mes malheurs, ainsi que celle de la mort de mon père, en juillet…

C’est à croire qu’une porte s’est ouverte cette année-là, une porte maléfique par laquelle sont arrivées – au monde et à moi – diverses calamités. Je me souviens que Boumeh avait parlé des trois dernières marches, trois fois six ans, qui allaient conduire de l’année de prologue à l’année d’épilogue.

Ma raison me redit qu’en alignant des chiffres et des chiffres on suggère toute sorte de choses sans rien prouver. Et pour le moment, pour ce soir du moins, j’essaie d’écouter encore ce que dit ma raison.

Le 2 septembre

Avant-hier je parlais, à propos de ma longue conversation avec Bess, d’une communion intime et chaste. Depuis la nuit dernière, elle est un peu plus intime, et moins chaste.

J’avais passé la journée entière à écrire, et j’avançais très lentement. Avec le procédé que j’ai adopté, je n’avance jamais très vite. J’écris dans ma langue, mais en lettres arabes, et avec le code qui m’est propre, ce qui fait bien des transactions avant que chaque mot ne soit consigné. Lorsque, en plus de cela, j’essaie de me souvenir de ce que Bess m’a raconté en anglais, l’exercice devient épuisant.

J’ai cependant progressé, à preuve tout ce texte que j’ai aligné hier, écrit durant la matinée, puis terminé dans l’après-midi. Non que j’aie fixé sur ces pages tout ce que j’avais l’intention de retenir, mais j’ai allégé ma mémoire de bien des choses qui auraient pu s’égarer.

Par deux fois, Bess m’a apporté de quoi manger et de quoi boire, et s’est attardée un peu à me regarder tracer ces lettres mystérieuses, de droite à gauche. Je ne cache plus mon cahier quand je l’entends venir, elle est dans tous mes secrets, à présent, et je lui fais confiance. Seulement, je lui laisse croire que j’écris en arabe ordinaire, jamais je ne lui révélerai – ni à personne d’autre ! – que j’utilise un langage déguisé qui m’est propre.

Lorsque la salle du bas se fut vidée à l’heure de la fermeture, Bess vint me proposer que nous dînions ensemble et bavardions encore comme nous l’avions fait la veille. Je lui promis de la rejoindre en bas, à la même table qu’hier, dès que j’aurais achevé le paragraphe que j’étais en train d’écrire.

Mais le paragraphe s’est allongé, et je n’osais trop m’interrompre ni écourter, de peur de ne plus me souvenir, après une nouvelle conversation, des choses que j’avais entendues auparavant. Oubliant ma promesse, j’écrivais, donc, j’écrivais en ne pensant plus à rien d’autre, si bien que ma logeuse eut le temps de tout ranger dans la salle du bas, puis de remonter sans que j’aie lâché ma plume.

Loin de manifester une quelconque irritation, elle s’en alla sur la pointe des pieds, pour revenir quelques minutes plus tard avec un plateau qu’elle posa sur mon lit. Je lui promis que j’en étais aux toutes dernières lignes, et qu’après nous dînerions ensemble ; elle me fit signe de ne pas me presser, et ressortit.

Mais je me replongeai aussitôt dans ma relation, oubliant à nouveau la femme et le dîner, et persuadé qu’elle aussi m’avait oublié. Pourtant, lorsque je l’appelai, elle entra de suite, comme si elle attendait derrière la porte ; elle avait toujours le même sourire et ne manifestait aucune impatience. Tant de délicatesse me touchait et m’étonnait. Je l’en remerciai, et elle rougit. Elle qui ne rougissait pas d’une grosse tape sur les fesses, elle rougissait d’une parole de remerciement !

Sur le plateau qu’elle avait apporté, il y avait de la viande séchée coupée en tranches fines, un fromage, du pain tendre et de cette bière qu’elle appelle “beurrée”, mais qui est surtout fort épicée. Je lui demandai si elle ne voulait pas manger avec moi, elle me dit qu’elle avait grignoté tout au long de la journée en servant ses clients, ce qui était son habitude, et qu’elle n’avait jamais faim à l’heure des repas. Elle s’était juste pris une bière identique pour que nous puissions heurter nos chopes. Aussi, après m’avoir regardé écrire, me regarda-t-elle manger. Un regard en toutes choses comparable à celui de ma sœur Plaisance, ou autrefois de ma pauvre mère, regard qui enveloppe de toutes parts le mangeur et sa nourriture, qui accompagne des yeux chaque bouchée, et qui fait redevenir enfant. J’étais soudain chez moi dans la maison de cette étrangère. Je ne pus m’empêcher de songer même à la parole de Jésus, “J’avais faim et tu m’as nourri”. Je n’étais pourtant pas menacé par la famine ; j’ai souffert, tout au long de ma vie, de mon intempérance plutôt que de la disette ; mais il y avait dans la manière dont cette femme m’a nourri un relent de sein maternel. J’éprouvai sur le moment envers elle, envers son pain, envers sa bière beurrée, envers sa présence, envers son sourire attentif, sa posture patiente, son tablier maculé, ses rondeurs maladroites, une affection illimitée.

Elle se tenait debout, pieds nus, adossée au mur, sa chope dans la main. Je me levai avec ma propre bière pour trinquer, puis je la saisis tendrement par les épaules en lui disant encore merci à mi-voix, avant de poser un baiser léger sur le bas de son front, entre les sourcils.

En m’écartant, je vis que ses yeux étaient noyés de larmes ; que ses lèvres, tout en esquissant un sourire, frémissaient d’attente. Elle prit gauchement mes doigts dans sa main potelée, en serrant fort. Je l’attirai alors vers moi, et lui lissai lentement de ma paume les cheveux et la robe. Elle se laissa aller contre moi et se blottit comme sous une couverture par temps de grand froid. Je l’enveloppai alors pleinement de toutes mes mains, de tous mes bras, sans trop serrer, en l’effleurant plutôt, comme si, du bout des doigts et des deux paumes, je vérifiais à tâtons les limites de son corps, de son visage tremblant, de ses paupières qui cachaient des yeux mouillés, et jusqu’aux hanches.

Entre ses deux passages dans ma chambre, elle avait changé de robe, celle qu’elle portait à présent était vert sombre, avec des reflets moirés et un toucher de soie. J’étais tenté de m’étendre contre elle sur le lit tout proche, mais je choisis de rester debout. J’appréciais le rythme des choses et je ne voulais surtout pas l’accélérer. La nuit n’était pas encore tombée, dehors il faisait presque jour, et nous n’avions aucune raison d’abréger nos plaisirs comme à d’autres moments on voudrait abréger ses souffrances.

Même lorsqu’elle voulut se jeter sur le lit, je la maintins debout ; elle en fut surprise, je crois, et dut se poser des questions, mais elle me laissa mener la danse. Quand les amants s’étendent trop tôt, ils perdent la moitié des délices. Le premier temps de l’amour se passe debout, lorsqu’on vogue agrippés l’un à l’autre, étourdis, aveuglés, chancelants ; ne vaut-il pas mieux que la promenade se prolonge, que l’on se parle à l’oreille et qu’on se frôle des lèvres debout, que l’on se déshabille l’un l’autre lentement et debout, en se serrant éperdument après chaque vêtement écarté ?

Nous demeurâmes donc ainsi, un long moment, à dériver autour de la chambre, avec des murmures lents et des caresses lentes. Mes mains se sont appliquées à la dévêtir, puis à l’envelopper, et mes lèvres choisissaient patiemment sur son corps frémissant où butiner, où se poser, où butiner encore, des paupières qui voilaient ses yeux, aux mains qui dissimulaient ses seins, à ses hanches larges blanches dénudées. L’amante, un champ de fleurs, et mes doigts et mes lèvres un essaim d’abeilles.

 

À Smyrne, un certain mercredi au couvent des capucins, j’avais connu un moment de jouissance intense, lorsque avec Marta nous nous étions aimés en craignant à chaque instant une intrusion de mes neveux, ou de Hatem, ou de quelque moine. Ici, à Londres, ce mercredi d’étreintes avait une saveur tout aussi envoûtante, mais sur un mode inverse. Là-bas, la hâte et l’urgence donnaient à chaque instant une intensité rageuse ; tandis qu’ici, le temps illimité donnait à chaque geste une résonance, une durée, des échos qui l’enrichissaient et l’intensifiaient. Là-bas, nous étions des bêtes traquées, traquées par les autres et par le sentiment de braver l’interdit. Ici, rien de tout cela, la ville nous ignorait, le monde nous ignorait, et nous ne nous sentions nullement en faute, nous vivions à l’écart du mal et du bien, dans la pénombre de l’interdit. En marge du temps, aussi. Le soleil complice se couchait avec une douce lenteur, et la nuit complice promettait d’être longue. Nous allions pouvoir nous épuiser l’un et l’autre goutte à goutte, jusqu’au dernier délice.

Le 7 septembre

Le chapelain est revenu, ainsi que ses disciples. Ils étaient déjà dans la maison quand je me suis levé. Il ne m’a rien dit des raisons de son absence, et je ne lui ai rien demandé. Tout juste a-t-il marmonné une excuse.

Autant l’écrire dès le commencement de cette page, quelque chose s’est pourri aujourd’hui dans mes relations avec ces gens. Je le regrette et j’en souffre, mais je ne crois pas que j’aurais pu empêcher ce qui est arrivé.

Le chapelain est revenu contrarié, irritable, et il a fait montre aussitôt d’une grande impatience.

“Il faut que nous avancions aujourd’hui même sur ce texte, pour en tirer la substance, si substance il y a. Nous resterons ici, de jour comme de nuit, et celui qui se fatiguera n’est pas des nôtres.”

Surpris par ces paroles, comme par le ton, et par les visages fermés qui m’entouraient, je répondis que je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour aller au bout de la lecture, mais précisai aussi que les souffrances qui avaient retardé ma lecture n’étaient pas de mon fait. Je crus déceler çà et là des rictus dubitatifs, que je ne relevai pas, étant persuadé d’être dans mon tort. Bien sûr, je n’avais pas menti sur l’essentiel, puisque je ne suis pour rien dans ces accès de cécité qui ont retardé la lecture ; mais j’avais menti sur les symptômes, et simulé quelquefois les maux de tête. Peut-être aurais-je dû avouer dès le début quel mal m’affecte, aussi mystérieux soit-il. À présent, il est trop tard, je confirmerais leurs pires soupçons si je reconnaissais que j’avais menti, et si je me lançais dans la description de symptômes aussi inouïs. Je décidai donc de ne pas me dédire, et de m’efforcer à lire du mieux que je pouvais.

Seulement, en cette journée, le Ciel ne s’est pas fait mon allié. Au lieu de me faciliter un peu la tâche, il l’a compliquée. Dès que j’eus ouvert le livre, les ténèbres se sont installées. Ce n’était pas uniquement le livre qui m’était celé, la pièce entière, les gens, les murs, la table, et même la fenêtre étaient à présent couleur d’encre.

L’espace d’un instant, j’eus le sentiment d’avoir perdu pour toujours l’usage de mes yeux, et je me dis que le Ciel, après m’avoir adressé plusieurs avertissements que je m’étais entêté à ignorer, avait décidé de me faire subir le châtiment que j’avais mérité.

Je refermai précipitamment le livre, et à l’instant, je pus voir à nouveau. Non pas la pleine vue que j’aurais pu attendre à midi, mais comme s’il était déjà le soir et que la chambre était éclairée par un chandelier. Un léger voile a persisté, et il persiste encore à l’heure où j’écris ces lignes. C’est à croire qu’il y a dans le ciel un nuage dont moi seul recueille l’ombre. Les pages de ce cahier ont bruni à mes yeux comme si elles avaient vieilli de cent ans en un jour. Plus j’en parle, plus je m’inquiète, et plus il m’est difficile de poursuivre mon récit.

Il le faut pourtant.

“Qu’y a-t-il encore ?” demanda le chapelain lorsqu’il me vit refermer le livre.

J’eus la présence d’esprit de répondre :

“J’ai une proposition à vous faire. Je vais monter dans ma chambre, lire le livre à tête reposée, et prendre des notes, puis je reviendrai ici demain matin avec le texte en latin. Si ce procédé me permet d’éviter les migraines, nous le renouvellerons chaque jour et pourrons ainsi avancer régulièrement dans la lecture.”

Je sus être convaincant, et le vieil homme accepta, sans grand empressement il est vrai, et non sans m’avoir fait promettre de revenir avec vingt pages traduites, pas une de moins.

Je montai donc, suivi me semble-t-il par l’un ou l’autre des disciples, que j’entendis faire les cent pas devant ma porte. Je fis mine de ne pas remarquer cette attitude de méfiance, pour ne pas être contraint de m’en montrer offusqué.

Une fois assis à ma table, je plaçai Le Centième Nom devant moi, ouvert en son milieu mais face contre terre, et me mis à feuilleter plutôt ce cahier, où je fus heureux de retrouver, à la journée du 20 mai, le compte rendu que j’avais fait des propos de mon ami persan. Me basant sur ce qu’il m’avait dit du débat sur le nom suprême et de l’opinion de Mazandarani, je rédigeai ce que demain je prétendrai être une traduction de ce que ce dernier a écrit, m’étant également inspiré, pour imiter le style, du peu que j’avais pu lire au début du livre maudit…

Pourquoi ai-je écrit “maudit” ? Est-il maudit ? est-il béni ? est-il ensorcelé ? je n’en sais rien encore. Je sais seulement qu’il est protégé par un bouclier. Protégé de moi, en tout cas.

Le 8 septembre

Tout s’est bien passé. J’ai lu mon texte en latin, et Magnus l’a copié mot à mot. Le chapelain a dit que c’est ainsi que nous aurions dû procéder depuis le commencement. Il m’a seulement incité à aller plus vite dans ma lecture.

J’espère que c’est là seulement une manifestation de son enthousiasme retrouvé, et qu’il modérera ses attentes. Sinon, je crains le pire. Car le subterfuge auquel j’ai eu recours ne peut se poursuivre indéfiniment. Aujourd’hui, j’ai puisé dans ce que m’a dit Esfahani, et un peu aussi dans ma mémoire. Je pourrais encore me souvenir de certaines autres choses que j’ai entendues à propos du Centième Nom, mais je ne peux poursuivre indéfiniment ce stratagème. Un jour ou l’autre, il faudra parvenir au bout de ce livre, et citer le nom attendu, qu’il soit véritablement le nom intime du Créateur, ou seulement ce que suppose Mazandarani.

Peut-être devrais-je faire, dans les jours qui viennent, une nouvelle tentative de lecture…

J’avais commencé cette page plein d’espoir, mais ma confiance en l’avenir s’est amenuisée en quelques lignes, comme s’amenuise la lumière chaque fois que j’ouvre le volume interdit.

Le 9 septembre

J’ai passé la soirée d’hier et cette matinée à noircir des pages en latin qui prétendent interpréter le texte de Mazandarani. Pour cela, je n’ai plus le temps ni la force de reprendre la plume pour mes propres écrits, et me contenterai de notes brèves.

Le chapelain m’a demandé combien de pages j’avais pu traduire jusqu’ici, j’ai répondu quarante-trois comme j’aurais pu répondre dix-sept ou soixante-six. Il m’a demandé combien de pages il restait et j’ai répondu cent trente. Il m’a redit alors qu’il espérait que j’achèverais la lecture dans quelques jours, et certainement avant la fin de la semaine prochaine.

Je le lui ai promis, mais je sens le piège se refermer. Peut-être devrais-je m’enfuir d’ici…

Le 10 septembre

Dans la nuit, Bess est venue me rejoindre. Il faisait noir, et elle s’est glissée près de moi. Elle n’était plus jamais venue depuis le retour du chapelain. Elle est repartie avant l’aube.

Si je décidais de m’enfuir, devrais-je l’en avertir ?

 

Le matin, j’ai terminé mon texte de la journée. Mon imagination a pris le relais de mes connaissances, qui s’épuisent. Les autres m’ont écouté toutefois avec plus d’attention encore. Il est vrai que j’ai fait dire à Mazandarani que le nom suprême de Dieu, quand il l’aura révélé, remplira d’étonnement et d’effroi tous ceux qui croyaient le connaître.

J’ai sans doute gagné, auprès de mes trois auditeurs, du temps et du crédit. Mais ce n’est pas en augmentant la mise qu’on met la chance de son côté !

Le 11 septembre

C’est aujourd’hui que commence la nouvelle année russe, et je n’ai cessé d’y repenser tout au long de la nuit. J’ai même vu en songe le pèlerin Evdokime qui me menaçait des foudres et m’incitait au repentir.

Lorsque nous nous réunîmes vers midi dans la chambre du chapelain, je commençai par évoquer cette date dans l’espoir de créer une diversion. Exagérant à peine, je relatai les propos que m’avait rapportés sur le Sanctus Dionisius mon ami Girolamo, à savoir qu’en Moscovie bien des gens sont persuadés que ce jour de la Saint-Siméon, qui marque pour eux l’année nouvelle, sera le dernier. Et que le monde va être détruit par un déluge de feu.

Malgré les regards insistants que lui adressaient ses disciples, le chapelain demeura silencieux. Ne m’écoutant que distraitement, et presque avec indifférence. Et bien qu’il évitât de mettre en doute ce que je disais, il profita d’un moment de silence pour me ramener à nos moutons. De mauvaise grâce, je lissai mes feuilles et commençai à lire mes mensonges du jour…

Le dimanche 12 septembre 1666

Seigneur ! Seigneur ! Seigneur !

Que dire d’autre ?

Seigneur ! Seigneur !

Se peut-il que la chose soit arrivée ?

 

Au milieu de la nuit, Londres a commencé à flamber. Et à présent on me dit que les quartiers s’embrasent l’un après l’autre. De ma fenêtre je vois l’apocalypse rougeoyante, des rues montent les hurlements des créatures épouvantées, et le ciel est dépourvu d’étoiles.

Seigneur ! Se peut-il que la fin du monde soit ainsi ? Non pas l’irruption subite du néant, mais un feu qui se répand de proche en proche, un feu que je verrais monter comme monte l’eau du déluge, et par lequel je me sentirais submergé ?

Est-ce ma propre fin que je contemple par la fenêtre, que je vois s’approcher, et que, penché au-dessus de ma page, je m’évertue à décrire ?

Le feu s’avance, qui va tout dévorer, et moi qui suis assis à cette table en bois, dans cette chambre en bois, à confier mes dernières pensées à une liasse de papier inflammable ! Folie ! Folie ! Mais cette folie n’est-elle pas un raccourci de ma condition de mortel ? Je rêve d’éternité quand ma tombe est déjà creusée, en confiant pieusement mon âme à celui qui s’apprête à me l’arracher. À la naissance quelques années me séparaient de la mort, aujourd’hui m’en séparent quelques heures peut-être ; mais au regard de l’éternité, qu’est-ce qu’une année ? qu’est-ce qu’une journée ? qu’est-ce qu’une heure ? qu’est-ce qu’une seconde ? Ces mesures n’ont de sens que pour un cœur qui bat.

Bess était venue dormir auprès de moi. Nous étions encore serrés l’un contre l’autre, lorsque des cris sont montés du voisinage. Par la fenêtre, on voyait au loin, mais pas si loin, en direction de la Tamise, le rougeoiement monstrueux, et parfois quelques langues de feu qui jaillissaient puis retombaient.

Pire encore que les flammes et que le rougeoiement, ce sinistre crissement, comme si une gigantesque gueule de bête mordait dans le bois des maisons, broyait, mâchait, mâchait encore, puis crachait.

Bess courut à sa chambre pour se couvrir, car elle était venue chez moi à moitié dévêtue, ensuite elle revint, bientôt rejointe par le chapelain et par ses deux disciples qui avaient couché dans la maison. Tous se retrouvèrent à l’aube chez moi, car c’est de ma fenêtre, la plus haute de la maison, que l’incendie se voit le mieux.

Au milieu des interjections, des pleurs, des prières, l’un ou l’autre mentionnait une rue ou un bâtiment haut que le feu avait atteint, ou contourné. Ne connaissant pas tous ces lieux, je ne savais pas très bien à quel moment je devais m’émouvoir, ou m’inquiéter, ou me rassurer quelque peu. Et je ne voulais pas les harceler de mes questions d’étranger. Alors je me mis en retrait, à l’écart de la fenêtre, que je laissai à leurs yeux d’habitués, me contentant d’enregistrer dans mon coin leurs commentaires, leurs frayeurs, leurs gestes.

Au bout de quelques minutes, nous descendîmes ensemble l’un après l’autre par les fragiles escaliers en bois vers la salle du bas, où nous n’entendions plus la clameur du feu mais celle de la foule qui grossissait sans arrêt et qui paraissait en colère.

Si je survis assez longtemps pour cultiver des souvenirs, je garderai en mémoire quelques scènes triviales. Magnus, qui était sorti un moment dans la rue, puis était revenu annoncer, en larmes, que son église, celle de son protecteur, Saint Magnus, près du Pont de Londres, était en train de flamber. Au cours de cette journée de malheur, il allait y avoir mille nouvelles de ce genre, mais jamais je n’oublierai la détresse infinie de ce jeune homme si dévoué à sa Foi, et qui accusait muettement le Ciel de l’avoir trahi.

La porte du ale house ne s’ouvrit pas de toute la matinée. Lorsque Magnus, ou Calvin, ou Bess allaient aux nouvelles, on l’entrouvrait pour les laisser sortir, puis à nouveau pour les laisser entrer. Le chapelain ne se leva pas une seule fois du fauteuil où il avait lourdement jeté l’ancre. Quant à moi, je me gardai bien de me montrer dans la rue, en raison des rumeurs qui se sont répandues dès l’aube, et selon lesquelles l’incendie aurait été allumé par ceux qu’on appelle ici les “papistes”.

Je viens d’écrire “dès l’aube”, ce qui n’est pas exact. Je voudrais être rigoureux jusqu’à mon dernier souffle, et ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Au petit matin, la rumeur disait que le feu avait pris naissance dans une boulangerie de la cité, à cause d’un four mal éteint, ou d’une servante qui se serait assoupie, laissant les flammes se propager d’abord dans cette rue, qui s’appelle Pudding Lane, et qui est toute proche de l’auberge où j’ai passé mes deux premières nuits londoniennes.

Une heure plus tard, quelqu’un dans notre rue dit à Calvin qu’il y avait eu un assaut des flottes hollandaise et française, qui ont mis le feu à la ville afin de créer une grande confusion dont ils allaient profiter pour lancer des attaques, et qu’il fallait s’attendre au pire.

Une heure encore, et ce n’étaient plus les flottes qui étaient en cause, mais les agents du pape, de “l’antéchrist”, qui chercheraient “une fois de plus” à démolir ce pays de bons chrétiens. On me dit même que des gens ont été appréhendés par la foule pour la seule raison qu’ils n’étaient pas d’ici. Il ne fait pas bon être étranger quand la ville est en feu, aussi me suis-je prudemment caché tout au long de cette journée. D’abord dans la grande salle du bas, puis, lorsque des voisins sont venus auxquels on ne pouvait fermer la porte au nez, je dus me dissimuler plus loin encore, plus haut, dans ma chambre, dans mon “observatoire” en bois.

C’est pour tromper l’angoisse, entre mes longues stations à la fenêtre, que je me suis mis à écrire ces quelques paragraphes sur mon cahier.

 

Le soleil s’est couché, et l’incendie fait toujours rage. La nuit est rouge et le ciel paraît vide.

Se peut-il que toutes les autres villes soient en feu comme Londres ? Et que chacune s’imagine, comme Londres, qu’elle est la seule Gomorrhe ?

Se peut-il qu’en cette même journée, Gênes aussi soit en feu ? et Constantinople ? et Smyrne ? et Tripoli ? et même Gibelet ?

 

La lumière faiblit, et cette nuit je n’allumerai aucun cierge. Je m’étendrai dans le noir, à respirer les odeurs hivernales du bois brûlé, et je prierai Dieu de me donner le courage de m’assoupir une fois encore.

Le lundi 13 septembre 1666

L’apocalypse n’est pas consommée, l’apocalypse se poursuit. Et pour moi l’ordalie.

Londres n’en finit pas de s’embraser et moi je me cache du feu dans un nid de bois sec.

Au réveil, pourtant, j’étais descendu dans la grande salle où j’avais retrouvé Bess, le chapelain et ses disciples, affalés chacun sur sa chaise, ils n’avaient pas bougé de toute la nuit. Mon amie n’ouvrit les yeux que pour me supplier de remonter dans ma cachette, de peur qu’on ne me voie ou m’entende. Au cours de la nuit, plusieurs étrangers auraient été appréhendés, parmi lesquels deux Génois. On ne lui a pas dit leurs noms, mais la nouvelle est sûre. Elle promit de me porter de quoi me nourrir, et je vis dans ses yeux la promesse d’une étreinte. Mais comment pourrions-nous nous aimer dans une ville qui brûle ?

Au moment où je reprenais prudemment le chemin de l’escalier, le chapelain me retint par la manche.

“Votre prédiction, il semble bien qu’elle soit en train de se confirmer”, dit-il avec un sourire forcé.

Ce à quoi je répondis avec véhémence que ce n’était pas ma prédiction, mais celle des Moscovites, qu’un ami vénitien m’avait rapportée en mer et dont j’avais seulement fait état. Par les temps qui courent, je ne tiens surtout pas à apparaître comme un prophète de malheur, on a brûlé d’inoffensifs bavards pour moins que cela ! L’homme comprit mon inquiétude et s’excusa, disant qu’il avait eu tort de parler ainsi.

Lorsque Bess vint me rejoindre un peu plus tard, elle me répéta ses excuses, en me jurant que le chapelain n’avait parlé à personne de cette prédiction, et qu’il avait conscience du danger qu’il me ferait courir en répandant de tels bruits.

L’incident étant clos, je lui demandai des nouvelles de l’incendie. Après un court ralentissement, il aurait recommencé à se propager, alimenté par le vent de l’est ; elle m’a cité une dizaine de rues qui seraient aujourd’hui la proie des flammes, et dont je n’ai pu retenir les noms. Seule nouvelle rassurante : dans notre rue, qui s’appelle pourtant Wood Street, le feu ne progresse que lentement. En conséquence, aucune évacuation n’est encore envisagée. Bien au contraire, des cousins de Bess sont venus déposer des meubles chez elle de peur que leur maison, plus proche de la Tamise, ne soit bientôt dévastée.

Mais ce n’est qu’un répit. Si cette maison est à l’abri aujourd’hui, elle ne le sera plus demain, et certainement plus après-demain. Et il suffirait que le vent souffle un peu du sud pour qu’il nous atteigne avant même que nous n’ayons pu nous enfuir. Cela, je le consigne dans ces pages, mais je ne l’ai pas dit à Bess, de peur d’apparaître à ses yeux aussi comme une sinistre Cassandre.

Le mardi 14 septembre 1666

J’ai dû me réfugier sous les combles. En sursis, comme cette maison, comme cette cité, comme ce monde.

Devant le spectacle de la ville en feu, je devrais pouvoir écrire comme Néron chantait, mais ma voix ne sort plus que par phrases désarticulées.

Bess me dit d’attendre, de ne faire aucun bruit, et de ne pas avoir peur.

J’attends. Je ne bouge plus, je ne cherche plus à contempler les flammes, et je vais même cesser d’écrire.

Pour écrire il me faut un peu d’urgence et un peu de sérénité. Trop de sérénité rend mes doigts paresseux, trop d’urgence les rend indomptables.

Il paraît que la populace fouille maintenant les maisons à la recherche des coupables cachés.

Partout où je suis allé cette année, je me suis senti coupable. Même à Amsterdam ! Oui, Maïmoun, mon ami, mon frère, m’entends-tu ? Même à Amsterdam !

Comment vais-je périr ? par le feu ? par la foule ?

Je n’écris plus. J’attends.