J’avais rangé mon cahier, mon encre, mes calames et ma poudre buvarde pour les emporter en voyage, mais je dois les reprendre dès ce dimanche soir sur ce même bureau. C’est qu’un incident grossier s’est produit en fin d’après-midi qui a failli remettre en cause notre départ. Il s’agit là d’une affaire qui m’exaspère au plus haut point, qui m’humilie, même, et que j’aurais bien voulu passer sous silence. Mais je me suis promis de tout confier à ces pages et je ne m’y déroberai point.

À l’origine de tout ce tumulte, une femme, Marta, que l’on appelle ici, avec un léger clin d’œil, “la veuve”. Elle avait épousé, il y a quelques années, un individu que tout le monde savait être un voyou ; issu, d’ailleurs, d’une famille de voyous, tous escrocs, chapardeurs, maraudeurs, détrousseurs, naufrageurs, tous sans exception, grands et petits, aussi loin que remontent les souvenirs ! Et la belle Marta, qui était alors une fille délurée, espiègle, indomptable, malicieuse mais pas du tout mauvaise graine, s’était éprise de l’un d’eux – un dénommé Sayyaf.

Elle aurait pu avoir n’importe quel parti dans cette ville, moi-même – pourquoi le nier ? – j’aurais bien voulu d’elle ! Son père se trouvait être mon barbier, et un compagnon que j’appréciais. Lorsque j’allais chez lui, le matin, pour me faire raser, et que je la voyais, je repartais en chantonnant. Elle avait dans la voix, dans la démarche, dans les cils du regard, ce je ne sais quoi qui fouette l’homme vivant. Mon inclination n’avait pas échappé à son père, et il m’avait laissé entendre qu’il serait ravi et flatté d’une telle alliance. Mais la gamine s’était entichée de l’autre ; un matin l’on apprit qu’elle s’était laissé enlever, et qu’un prêtre sans dieu les avait mariés. Le barbier en mourut de chagrin quelques mois plus tard, léguant à sa fille unique une maison, un verger, et plus de deux cents sultanins d’or.

L’époux de Marta, qui n’avait jamais travaillé de sa vie, eut alors l’idée de se lancer dans le grand commerce et d’affréter un bateau. Il persuada sa femme de lui confier les économies de son père, jusqu’à la dernière piécette, et s’en fut au port de Tripoli. On ne devait plus jamais le revoir.

Au début, on raconta qu’il avait fait fortune avec un chargement d’épices, qu’il s’était fait construire toute une flotte, et qu’il projetait de venir parader devant Gibelet. Il paraît que Marta passait alors toutes ses journées avec ses amies face à la mer, à l’attendre, toute fière. En vain, – ni flotte, ni fortune, ni mari. Au bout de quelque temps, d’autres rumeurs, bien moins glorieuses, commencèrent à circuler. Il aurait péri dans un naufrage. Ou alors, devenu pirate, il aurait été pris par les Turcs et pendu. Mais l’on prétendait aussi qu’il s’était ménagé un repaire côtier aux environs de Smyrne, et qu’il y avait à présent femme et progéniture. Ce qui mortifiait son épouse, qui n’était jamais tombée enceinte au cours de leur brève vie commune, et que l’on dit stérile.

Pour l’infortunée Marta, seule depuis six ans déjà, ni mariée ni libre, sans ressources, sans frère ni sœur, sans enfants, surveillée par toute sa belle-famille de voyous de peur qu’elle ne songeât à souiller l’honneur de l’époux vagabond, c’était un calvaire de chaque jour. Alors elle s’était mise à clamer, avec une insistance qui frisait la folie, qu’on lui avait appris de bonne source que Sayyaf était mort, et qu’elle était donc veuve, bien veuve ; mais lorsqu’elle s’était vêtue de noir, la famille dudit défunt s’était acharnée sur elle, l’accusant de porter malheur à l’absent. Après avoir reçu quelques coups dont chacun avait pu voir les traces sur son visage et sur ses mains, “la veuve” s’était résignée à mettre de nouveau des habits de couleur.

Elle ne s’avoua pas vaincue pour autant. Ces dernières semaines, elle aurait confié, dit-on, à certaines de ses amies, qu’elle nourrissait le dessein de se rendre à Constantinople, afin de vérifier auprès des hautes autorités si son mari avait bien péri, et de n’en revenir que munie d’un firman sultanien prouvant qu’elle était veuve et libre de refaire sa vie.

Et il semble bien qu’elle ait mis sa menace à exécution. Ce dimanche matin, elle n’était pas à la messe ; elle aurait quitté Gibelet dans la nuit, emportant vêtements et bijoux. Aussitôt, certains chuchotements ont fleuri, qui me mettent nommément en cause. C’est irritant, c’est offensant, et puis surtout – devrais-je aller jusqu’à jurer, la main sur l’Évangile ? – c’est tout simplement faux, faux, faux. Je n’ai pas échangé la moindre parole avec Marta depuis des années ; depuis les funérailles de son père, il me semble. Tout au plus l’ai-je saluée quelquefois dans la rue, en posant furtivement mon doigt sur mon couvre-chef. Rien d’autre. Pour moi, le jour même où j’ai appris son mariage avec ce voyou, la page était tournée.

Pourtant, à en croire la rumeur, je me serais entendu secrètement avec elle pour la convoyer jusqu’à Constantinople ; et comme il m’était impossible de l’emmener au vu et au su de la bourgade entière, je lui aurais conseillé de partir avant moi, et de m’attendre en quelque endroit convenu, où je la récupérerais. On va jusqu’à prétendre que c’est à cause d’elle que je ne me suis plus marié, ce qui n’a rien à voir avec la vérité, comme j’aurai peut-être un jour l’occasion de m’en expliquer…

Pour fausse qu’elle soit, l’histoire a des allures de vérité, et il me semble que la plupart des gens y croient. À commencer par les frères du mari de Marta, qui se disent convaincus de ma culpabilité, insultés par mes prétendues manigances, et décidés à venger leur honneur. Cet après-midi, le plus agité d’entre eux, le dénommé Rasmi, a fait irruption chez moi en brandissant un fusil, et en jurant qu’il allait commettre l’irréparable. Il fallut mon sang-froid et celui de Hatem, mon commis, pour le dompter. Il exigeait que je retarde mon départ pour démontrer ma bonne foi. Il est vrai que j’aurais, de la sorte, balayé rumeurs et soupçons. Mais pourquoi devrais-je donner des gages d’honnêteté à un clan de voyous ? Et puis, jusqu’à quand aurais-je dû remettre le voyage ? jusqu’à ce que Marta réapparaisse ? Et si elle était partie pour de bon ?

Habib et Jaber se montrèrent hostiles à tout délai, et je crois que j’aurais perdu leur estime si j’avais faibli. D’ailleurs, pas un instant je n’ai été enclin à céder. J’ai seulement pesé le pour et le contre comme il était judicieux de le faire, avant de répondre fermement non. Alors l’homme nous annonça qu’il allait partir avec nous demain. Il tenait, dit-il, à s’assurer par lui-même que la fugitive ne nous attendait pas dans quelque hameau des environs. Mes neveux et mon commis étaient outrés, et ma sœur encore plus, mais je les ai raisonnés. “La route appartient à tous ! Si cet homme a décidé de suivre la même direction que nous, nous ne pouvons l’en empêcher.” Je dis cela à voix haute, en appuyant sur chaque mot, afin que l’importun comprenne que s’il fait la route en même temps que nous, il ne la fait pas en notre compagnie.

Je surestime sans doute la subtilité du personnage, et il ne faudra certainement pas compter sur ses bonnes manières. Mais nous sommes quatre et il est seul. Sa présence dans notre sillage m’agace plus qu’elle ne m’inquiète. Fasse le Ciel que nous n’ayons pas à affronter au cours de notre voyage des créatures plus redoutables que ce fanfaron moustachu !

Au village d’Anfé, le 24 août 1665

Les environs de Gibelet n’étant pas sûrs au crépuscule, nous attendîmes qu’il fasse clair pour passer la porte. Le dénommé Rasmi était déjà là, prêt à nous emboîter le pas, tirant sur la bride pour faire patienter sa bête. Il semble avoir choisi pour ce voyage une monture bien nerveuse qui, je l’espère, va le lasser très vite de notre train.

 

Dès que nous fûmes sur la route côtière, l’homme s’écarta de nous pour escalader un promontoire, d’où il promena son regard sur les environs en se lissant la moustache des deux mains.

L’observant du coin de l’œil, je me demandai pour la première fois ce que cette malheureuse Marta avait bien pu devenir. Et j’eus soudain honte de n’avoir pensé à elle jusqu’ici que pour évoquer le désagrément que sa disparition me causait. C’est de son sort que j’aurais dû m’inquiéter. N’aurait-elle pas commis quelque acte désespéré ? Peut-être la mer rejettera-t-elle un jour son corps sur la plage. Alors s’arrêteraient les chuchotements. Quelques rares larmes seraient versées. Puis l’oubli.

Et moi, est-ce que je pleurerais cette femme qui avait failli être la mienne ? Elle me plaisait, je la voulais bien, je guettais jadis ses rires, son déhanchement, ses mèches, le tintement de ses bracelets, j’aurais pu l’aimer tendrement, la serrer contre moi chaque nuit. Je me serais attaché à elle, à sa voix, à son pas, à ses mains. Elle aurait été auprès de moi, ce matin, à l’heure du départ. Elle aussi aurait pleuré, comme ma sœur Plaisance, et cherché à me faire renoncer au voyage.

Grisé par les secousses de ma monture, mon esprit voguait, de plus en plus loin. Je revoyais maintenant la silhouette de cette femme que, depuis des années, je n’avais plus contemplée. Elle avait retrouvé ces œillades badines du temps béni où elle n’était encore que la fille du barbier. Je m’en voulais de ne pas l’avoir suffisamment désirée pour l’aimer. De l’avoir laissée épouser son malheur…

Son valeureux beau-frère est encore monté à plusieurs reprises sur les collines qui longent la route. Il a tourné sur lui-même, et une fois il a même appelé : “Marta ! Sors de ta cachette, je t’ai vue !” Rien n’a bougé. Cet homme a la moustache plus grosse que le cerveau !

Nous quatre poursuivions notre chemin au même rythme, sans avoir l’air de remarquer ses galops, ses sautillements, ni ses battements de jambes. Seulement, à midi, lorsque Hatem nous prépara à manger – rien que du pain plat du pays roulé avec du fromage d’ici, de l’origan, et de l’huile – je proposai à l’intrus de partager notre repas. Ni mes neveux ni mon commis n’approuvèrent ma générosité ; et, vu le comportement de ce malappris, je suis bien obligé de leur donner raison. Car il s’empara de ce que nous lui tendions pour aller le dévorer seul comme une bête de l’autre côté de la route, en nous tournant le dos. Trop sauvage pour manger avec nous, mais pas assez fier pour refuser de se laisser nourrir. Piteux personnage !

 

Nous allons passer cette première nuit à Anfé, un village en bord de mer. Un pêcheur nous a offert le gîte et le dîner. Quand je desserrai ma bourse pour lui faire un cadeau de remerciement, il refusa, puis il me prit à part pour me demander de lui révéler plutôt ce que je savais des rumeurs concernant l’année prochaine. J’empruntai mon accent le plus docte pour le rassurer. Ce ne sont, lui dis-je, que des bruits mensongers, qui se répandent ainsi, de temps à autre, quand les hommes perdent courage. Il ne faut pas s’y laisser prendre ! N’est-il pas dit dans les Écritures : “Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure” ?

Mon hôte était si soulagé par ces paroles que, non content de nous avoir offert l’hospitalité, il me saisit la main pour la baiser. Mes joues rosirent de honte. Ah si le brave homme savait pour quelle absurde raison j’ai entrepris ce voyage ! Le faux sage que je fais !

 

Avant de me coucher, je me suis imposé d’écrire ces quelques paragraphes, à la lueur d’un cierge aux fumées rances. Je ne suis pas sûr d’avoir rendu compte de ce qui est important. Et il ne me sera pas facile de distinguer chaque jour le futile de l’essentiel, l’anecdotique de l’exemplaire, les sentiers borgnes des vrais chemins. Mais j’avancerai les yeux ouverts.

À Tripoli, le 25 août

Sans doute nous sommes-nous débarrassés aujourd’hui du compagnon indésirable. Mais pour rencontrer d’autres désagréments.

Ce matin, devant la maison où nous avions dormi, Rasmi nous attendait, moustache au clair, prêt à partir. Il avait dû passer la nuit dans une autre maison du village, je suppose, chez quelque brigand de sa connaissance. Quand nous nous engageâmes sur la route, il nous suivit, pendant quelques minutes. Il monta sur un promontoire, comme hier, pour inspecter les environs. Puis il tourna bride pour revenir en direction de Gibelet. Mes compagnons se demandent encore s’il ne s’agit pas d’une feinte, et si l’homme ne va pas chercher à nous surprendre plus loin. Je pense que non. Je pense que nous ne le reverrons plus.

À midi, nous avons atteint Tripoli. Ce doit bien être ma vingtième visite, mais je ne franchis jamais ses portes sans que m’étreigne l’émotion. C’est ici que mes ancêtres ont posé les pieds pour la première fois sur le sol du Levant, il y a plus d’un demi-millénaire. En ce temps-là, les croisés assiégeaient la ville, sans parvenir à la prendre. L’un de mes aïeux, Ansaldo Embriaco, les avait alors aidés à construire une citadelle capable de vaincre la résistance des assiégés, et avait offert le concours de ses navires pour interdire l’accès du port ; en récompense, il avait obtenu la seigneurie de Gibelet.

Celle-ci demeura pendant deux bons siècles l’apanage des miens. Et même lorsque le dernier État franc du Levant fut détruit, les Embriaci surent obtenir des mamelouks triomphants le droit de conserver leur fief quelques années de plus. Nous avions été parmi les tout premiers croisés à arriver, nous fûmes les derniers à partir. Et encore, nous ne sommes pas tout à fait partis. N’en suis-je pas la vivante preuve ?

Quand le sursis prit fin, et que nous dûmes abandonner aux musulmans notre domaine de Gibelet, ce qui restait de la famille décida de retourner à Gênes. “Retourner” n’est pas le mot qui convient, ils étaient tous nés au Levant, et la plupart n’avaient jamais mis les pieds dans leur cité d’origine. Mon ancêtre de l’époque, Bartolomeo, y tomba bien vite dans la langueur et l’abattement. Car si les Embriaci avaient été, à l’époque des premières croisades, l’une des familles les plus en vue, s’ils avaient eu jadis à Gênes leur quartier, leur hôtel, leur clan d’obligés, une tour à leur nom et la plus grosse fortune de la cité, ils étaient à présent supplantés par d’autres maisons devenues plus illustres, les Doria, les Spinola, les Grimaldi, les Fieschi. Mon aïeul s’estima déclassé. Il se sentait même exilé. Génois, il voulait bien l’être, il l’était, par la langue, l’habit, les coutumes ; mais Génois d’Orient !

Les miens repartirent donc sur les routes de mer, jetèrent l’ancre en divers ports tels Caffa ou Kassandreia ou Chio, avant que l’un d’eux, Ugo, mon arrière-grand-père, n’eût l’idée de se replier sur Gibelet où – en échange de quelques services rendus – il obtint des autorités qu’on lui restituât une parcelle de son ancien fief. Notre maison dut faire une croix sur ses prétentions seigneuriales pour retrouver sa vocation originelle, le négoce ; mais le souvenir de l’époque glorieuse est resté. Selon les documents que j’ai toujours en ma possession, je suis, en droite ligne mâle, le dix-huitième descendant de l’homme qui conquit Tripoli.

Lorsque je me rends au quartier des libraires, comment pourrais-je ne pas caresser du regard la Citadelle sur laquelle a flotté autrefois le gonfalon des Embriaci ? Les marchands s’en amusent, d’ailleurs, qui se mettent à crier, lorsqu’ils me voient arriver : “Attention, le Génois vient reprendre la Citadelle, barrez-lui la route !” Ils sortent de leurs échoppes et me barrent effectivement la route, mais pour des embrassades sonores, et pour m’offrir à chaque pas café et sirop frais. Ce sont des gens par nature accueillants, mais je dois ajouter que je suis également pour eux un collègue compréhensif et le meilleur des clients. Quand je ne viens pas m’approvisionner ici, ce sont eux qui m’expédient, de leur propre initiative, les pièces qui pourraient m’intéresser et ne sont pas de leur ressort, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les reliques, les icônes et les vieux livres de la Foi chrétienne. Eux-mêmes sont pour la plupart musulmans ou juifs, et la clientèle de chacun vient principalement de ses coreligionnaires, qui cherchent d’abord ce qui concerne leur propre Foi.

 

Justement, en arrivant ce midi dans la ville, je me rendis directement chez un musulman de mes amis, Abdessamad. Il était assis au seuil de son échoppe, entouré de ses frères et de quelques autres libraires de sa rue. Au moment où, après la ronde des salamalecs, et après avoir présenté mes neveux à ceux qui ne les connaissaient pas, je fus invité à dire ce qui m’amenait, ma langue se noua. Une voix me disait que je ferais mieux de ne rien dévoiler, c’était la voix de la raison et j’aurais dû l’écouter. Entouré par ces personnes respectables, qui toutes avaient de moi une haute idée, qui me considéraient un peu comme leur doyen, sinon par l’âge et l’érudition, du moins par la notoriété et la fortune, je sentais bien qu’il ne serait pas sage d’avouer le véritable motif de ma visite. Mais j’avais également dans l’oreille une autre voix, moins sage, qui me bourdonnait : Après tout, si le vieil Idriss dans sa masure avait une copie de l’ouvrage si convoité, pourquoi les libraires de Tripoli n’en auraient-ils pas une ? tout aussi fausse, peut-être, mais qui me dispenserait de faire le trajet jusqu’à Constantinople !

Après de longues secondes au cours desquelles tous les regards s’étaient amassés pesamment sur mon front, je finis par lancer :

“L’un ou l’autre d’entre vous aurait-il parmi ses livres ce traité de Mazandarani dont on parle beaucoup, ces temps-ci, Le Centième Nom ?

J’avais posé ma question du ton le plus léger, le plus détaché, le plus ironique qui fût. Mais à l’instant, le silence tomba sur la petite foule qui m’entourait ; et aussi, me sembla-t-il, sur la rue, sur la ville entière. Tous les yeux s’échappèrent au même moment, pour se porter vers mon ami Abdessamad. Qui, lui non plus, ne me regardait plus.

Il s’éclaircit la gorge, comme s’il s’apprêtait à parler, mais c’est un rire qu’il émit, un rire en saccades, un rire forcé, qu’il interrompit brusquement pour boire une gorgée d’eau. Avant de dire à mon adresse :

“Tes visites nous font toujours plaisir !”

Ce qui signifiait que celle-ci était terminée. Je me levai, tout penaud, saluai d’un mot ceux qui étaient le plus près de moi ; les autres s’étaient déjà égaillés.

En me dirigeant vers l’hôtellerie où nous allions passer la nuit, j’étais comme assommé. Hatem vint me dire qu’il allait faire quelques provisions, Habib me chuchota qu’il allait se promener du côté du port, je les laissai partir l’un et l’autre sans un mot. Seul Jaber demeura à mes côtés, mais avec lui non plus je n’échangeai pas la moindre parole. Que lui aurais-je dit ? “Maudis sois-tu, Boumeh, c’est de ta faute si j’ai été humilié !?” De sa faute, de la faute d’Evdokime, d’Idriss, de Marmontel, de tant d’autres, mais avant tout de ma propre faute, c’est d’abord à moi qu’il revenait de préserver ma raison, ma réputation et ma dignité.

Je me demande cependant pourquoi ces libraires ont réagi de la sorte. Une attitude sèche, brutale pour qui les a toujours connus affables et circonspects. Je m’attendais tout au plus à des sourires amusés. Pas à une telle hostilité. Ma question avait été délicatement formulée, pourtant ! Je ne comprends pas. Je ne comprends pas.

 

Pour avoir écrit ces lignes, je retrouve mon calme. Mais cet incident m’avait mis de méchante humeur pour le restant de la journée. Je m’en suis pris à Hatem, parce qu’il n’a pas fait les achats que je souhaitais ; puis à Habib, qui est rentré de sa promenade après la tombée de la nuit.

À Boumeh, source première de ma déconvenue, je n’ai rien trouvé à dire.

En route, le 26 août

Comment ai-je pu me montrer si naïf ?

La chose était sous mes yeux, et je ne l’ai pas vue !

Au moment où je me suis réveillé, ce matin, Habib n’était plus là. Il s’était levé tôt, et avait murmuré à l’oreille de Hatem qu’il devait acheter quelque chose au marché de la Citadelle, après quoi il nous retrouverait près de la porte des Bassatine, au nord-est de la cité. “Je lui souhaite d’y être avant nous, criai-je, parce que je ne l’attendrai pas une seule minute.” Et je donnai sur-le-champ le signal du départ.

La porte n’est pas éloignée de l’hôtellerie, nous y fûmes bien vite. Je promenai mon regard des quatre côtés, pas de Habib en vue. “Laissons-lui le temps d’arriver”, supplia mon commis, qui a toujours eu un faible pour ce garçon. “Je ne l’attendrai pas longtemps !” répondis-je en tapotant du pied. Mais je devais l’attendre, forcément. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Nous partions pour un long voyage, je n’allais tout de même pas abandonner mon neveu en chemin !

Au bout d’une heure, alors que le soleil était bien monté dans le ciel, Hatem me cria, faussement emballé : “Voici Habib, il court, il nous fait signe, c’est un brave garçon, finalement, Dieu le garde, toujours affectueux, toujours souriant, l’important, mon maître, c’est qu’il ne lui soit pas arrivé malheur…” Tout ce babil, évidemment, pour lui éviter une gronderie ! Mais je refusai de me laisser attendrir. Une heure que nous l’attendions ! Il n’était pas question que je le salue ou que je lui sourie, je ne voulus même pas regarder dans la direction d’où il venait. Je patientai juste une minute de plus, le temps qu’il arrivât jusqu’à nous, puis je m’avançai dignement vers la porte de la cité.

Habib était maintenant derrière moi, je sentais sa présence, je l’entendais respirer tout près de mon oreille. Mais je continuais à lui tourner le dos. Je recommencerai à lui parler, me disais-je, quand il m’aura respectueusement baisé la main et m’aura promis de ne plus s’absenter ainsi sans ma permission ! Si nous devons poursuivre ce voyage ensemble, je veux savoir à chaque instant où se trouvent mes neveux !

Arrivé devant l’officier gardien de la porte, je le saluai d’une formule polie, déclinai mon identité, et glissai dans sa main la pièce d’argent adéquate.

“C’est votre fils ?” demanda l’homme en désignant la personne qui me suivait.

“Non, je suis son neveu.”

“Et cette femme ?”

“C’est son épouse”, dit Habib.

“Vous pouvez passer !”

Mon épouse ?

Je ne dis rien sur le moment, et ne risquai même pas un coup d’œil vers l’arrière, pour ne pas trahir ma surprise. Le moindre bafouillage devant l’officier ottoman, la moindre hésitation embarrassée, et nous nous serions tous retrouvés en prison.

Mon épouse ?

Je préférai passer d’abord la porte, m’éloigner de la douane et des soldats, en continuant à regarder droit devant moi. Puis je me retournai.

C’était Marta.

C’était “la veuve”.

Vêtue de noir, et la mine réjouie.

 

Non, je l’avoue, je n’avais rien compris jusqu’ici, rien soupçonné. Et Habib a su y faire, je dois dire. Lui qui joue souvent de son espièglerie pour charmer femmes et hommes, il n’avait laissé échapper, au cours des dernières journées, pas le moindre sourire entendu, pas la moindre parole à double sens. Il paraissait aussi outré que moi des accusations proférées par Rasmi. Lesquelles n’étaient finalement pas aussi infondées que je l’avais cru.

Plus tard, mon neveu me dira, je suppose, comment les choses se sont agencées. À quoi bon, d’ailleurs ? Pour l’essentiel, je devine. Je devine pourquoi il s’est curieusement rangé du côté de son frère pour m’inciter à entreprendre ce voyage à Constantinople. J’imagine qu’il s’est hâté alors d’avertir “la veuve”, qui a dû sentir que l’occasion était propice pour s’enfuir. Elle avait donc quitté Gibelet, puis elle avait dû passer une nuit à Tripoli, chez une cousine, ou bien dans un couvent. Tout cela paraît si limpide, je n’ai même pas besoin qu’on me fasse des aveux. Mais avant qu’on ne m’ait mis l’ensemble du tableau sous le nez, je n’avais rien vu.

Que faire à présent ? Jusqu’à la fin de la journée, j’ai marché droit devant moi, le visage fermé, sans un mot. La bouderie ne résout rien, je le sais. Mais, à moins de vouloir renoncer à toute autorité sur les miens, et à toute dignité, je ne peux pas faire comme si je n’avais pas été abusé.

L’ennui, c’est que je suis oublieux de nature, et débonnaire, toujours tenté de pardonner. J’ai dû faire un effort toute cette journée pour ne pas me départir de mon attitude. Il me faut tenir encore un jour ou deux, dussé-je en souffrir plus que ceux que je cherche à punir.

Eux quatre, derrière moi, n’osent plus se parler qu’à voix basse, et c’est tant mieux ainsi.

Au village du tailleur, le 27 août

Aujourd’hui encore s’est joint à nous un compagnon inattendu. Mais cette fois un homme de bien.

 

Nous avions passé une nuit exécrable. Je connaissais une auberge sur la route, mais je n’y étais pas allé depuis bien longtemps. Peut-être l’avais-je visitée en une saison plus propice, je n’avais pas gardé le souvenir de ces nuées de moustiques, de ces murs moisis et lézardés, de ces effluves d’eaux stagnantes… Je finis par passer la nuit entière à gesticuler, à taper des mains chaque fois qu’un chant menaçant tintait à mes oreilles.

Au matin, quand il fallut reprendre la route, je n’avais guère dormi. Plus tard dans la journée, je m’assoupis à plusieurs reprises sur ma monture, et faillis tomber ; fort heureusement, Hatem vint se mettre tout près de moi pour, de temps à autre, me soutenir. Brave homme, finalement, c’est à lui que j’en veux le moins.

Vers midi, alors que nous marchions déjà depuis cinq bonnes heures, et que je cherchais des yeux un coin ombragé où prendre le repas, notre route se trouva soudain barrée par une grosse branche feuillue. Il eût été facile de l’écarter, ou de la contourner, mais je m’arrêtai, perplexe. Dans la manière dont elle était placée, toute droite au milieu de la route, il y avait quelque chose d’incongru.

Je promenais mon regard alentour, cherchant à comprendre, lorsque Boumeh vint me murmurer à l’oreille qu’il valait mieux prendre ce sentier qui descendait, là-bas à notre droite, pour retrouver la grand-route un peu plus loin.

“Si le vent, dit-il, a détaché cette branche de son arbre, puis l’a poussée jusqu’à cet emplacement en lui donnant cette posture, ce ne peut être qu’un avertissement du Ciel, et nous serions fous de le défier.”

Je pestai contre la superstition, mais je suivis son conseil. Il est vrai que, pendant qu’il me parlait, j’avais repéré, à notre droite, dans le prolongement du sentier qu’il voulait me faire emprunter, un bocage à ma convenance. Rien que de voir, de loin, cette épaisseur de verdure, je croyais entendre l’écoulement d’une source fraîche. Et j’avais faim.

En nous engageant sur ce chemin, nous vîmes des gens qui s’éloignaient sur leurs montures, trois ou quatre me sembla-t-il. Sans doute avaient-ils eu la même idée que nous, me dis-je – quitter la route, prendre leur repas à l’ombre ; mais ils chevauchaient à belle allure, fouettant les bêtes, comme s’ils nous fuyaient. Quand nous atteignîmes le bocage, ils avaient déjà disparu à l’horizon.

Ce fut Hatem qui hurla le premier :

“Des brigands ! C’étaient des brigands, des coupeurs de routes !”

À l’ombre d’un noyer, un homme gisait. Dévêtu, et comme mort. Nous l’appelâmes de loin, dès que nous l’aperçûmes ; il ne bougea pas. On pouvait déjà voir sur son front et sa barbe un barbouillis de sang. Je fis le signe de croix. Mais lorsque Marta cria : “Mon Dieu ! Il est mort !”, et poussa une lamentation, l’homme se redressa, rassuré d’entendre une voix féminine, et de ses mains il dissimula prestement sa nudité. Jusque-là, il craignait, nous dit-il, que ses agresseurs ne soient revenus sur leurs pas, par quelque remords, si l’on peut dire, afin de l’achever.

“Ils avaient placé une branche sur la route, alors j’ai préféré prendre ce sentier, me disant qu’il devait y avoir un danger par là-bas. Mais c’est ici qu’ils s’étaient embusqués. Je revenais de Tripoli, où j’étais allé acheter du tissu ; je suis tailleur, de mon métier. Mon nom est Abbas. Ils m’ont tout pris, deux ânes avec leur chargement, et mon argent, et mes chaussures, et mes vêtements aussi ! Dieu les maudisse ! Que tout ce qu’ils m’ont volé leur reste dans la gorge, comme une arête de poisson !”

Je me tournai vers Boumeh.

“Un avertissement du Ciel, cette branche, disais-tu ? Eh bien, détrompe-toi ! c’était une ruse de brigands !”

Mais il refusa de se dédire :

“Si nous n’étions pas passés par ce sentier, Dieü sait ce qu’il serait advenu à cet infortuné ! C’est parce qu’ils nous ont vus arriver que les malfaiteurs se sont éloignés aussi vite !”

L’homme, à qui Hatem venait de tendre l’une de mes chemises, et qui était en train de l’enfiler, approuva :

“Seul le Ciel a pu vous diriger par ici, pour ma chance ! Vous êtes des gens de bien, cela se voit sur vos visages. Seuls les gens honnêtes voyagent avec femme et enfants. Ce sont vos fils, ces deux beaux jeunes gens ? Que le Tout-Puissant veille sur eux !”

C’est à Marta qu’il s’adressait. Elle s’était approchée pour lui essuyer le visage avec un mouchoir trempé dans l’eau.

“Ce sont nos neveux”, répondit-elle, non sans une légère hésitation et un bref regard dans ma direction, comme pour s’excuser.

“Dieu vous bénisse, répétait l’homme, Dieu vous bénisse tous, je ne vous laisserai pas partir avant de vous avoir offert un habit à chacun, ne me dites pas non, c’est la moindre des choses, vous m’avez sauvé la vie, Dieu vous bénisse ! Et la nuit prochaine, vous la passerez chez moi, nulle part ailleurs !”

Nous ne pouvions pas refuser, d’autant que nous sommes arrivés dans son village à la tombée de la nuit ; nous nous étions écartés de notre route pour le conduire chez lui ; après ce qu’il venait de subir, nous ne pouvions pas le laisser cheminer seul.

Il se montra fort reconnaissant, et insista pour donner, malgré l’heure tardive, un vrai festin en notre honneur. De toutes les maisons du village, on nous apporta les plats les plus délicieux, certains à la viande d’autres sans. Le tailleur est aimé et respecté de tous, et il nous a dépeints, mes neveux, mon commis, “mon épouse” et moi, comme ses sauveurs, les nobles instruments de la Providence auxquels il serait redevable sa vie entière.

Nous ne pouvions rêver d’une étape plus réconfortante, elle a effacé les désagréments du début du voyage, et apaisé les tensions entre mes compagnons et moi.

Quand vint l’heure de se coucher, notre hôte jura à voix haute que c’est dans sa chambre que nous dormirions, “mon épouse” et moi, pendant que sa femme et lui passeraient la nuit dans la grand-pièce, avec leur fils, mes neveux, mon commis, et leur vieille servante. Je voulus refuser, mais l’homme se fâcha, il avait juré, dit-il, et je ne pouvais lui faire trahir son serment. Bien entendu, il était trop tard pour que je puisse révéler que cette personne qui voyageait avec moi n’était pas ma femme. Je me serais déconsidéré, j’aurais perdu l’estime de ces gens qui me portaient aux nues. Non, je ne pouvais faire cela, mieux valait encore simuler, jusqu’au lendemain.

Et nous nous retrouvâmes, “la veuve” et moi, dans cette chambre, séparés des autres par une simple tenture, mais bien seuls, et pour la nuit entière. À la lumière de la bougie qu’on nous avait laissée, je voyais les yeux de Marta qui riaient. Les miens ne riaient pas. Je me serais attendu à ce qu’elle soit plus gênée encore que moi. Elle ne l’était pas. Pour un peu, on l’aurait entendue s’esclaffer. C’en était indécent. J’avais l’impression d’être embarrassé pour deux.

Après quelques gestes d’hésitation, nous finîmes par nous étendre sur la même couche sous la même couverture, mais tout habillés, et bien à part l’un de l’autre.

S’écoulèrent alors de longues minutes d’obscurité silencieuse et de respiration croisée ; puis ma voisine inclina son visage de mon côté.

“Il ne faut pas en vouloir à Habib. S’il vous a caché la vérité, c’est de ma faute, c’est moi qui lui ai fait jurer de ne rien dire, j’avais peur que mes projets de fuite soient éventés, mon beau-frère m’aurait égorgée.”

“Ce qui est fait est fait.”

J’avais répondu sèchement. Je n’avais aucune envie d’entamer une conversation. Mais après un court silence commun, elle reprit :

“Bien sûr, Habib a eu tort de dire à l’officier que j’étais votre femme. C’est qu’il était pris de court, le pauvre garçon. Vous êtes un homme respecté, et tout cela vous cause de l’embarras, n’est-ce pas ? Moi, votre femme ? Dieu vous en préserve !”

“Ce qui est dit est dit !”

J’avais lancé ma phrase sans réfléchir. Et c’est seulement après, quand les mots de Marta et les miens eurent retenti ensemble dans ma tête, que je me rendis compte du sens que ma phrase a pu prendre. Dans la posture cocasse où l’on nous avait placés, chaque parole devenait une dalle boueuse. “– Moi, votre femme ? – Ce qui est dit est dit !” Je faillis me reprendre, expliciter, rectifier… À quoi bon ? je me serais seulement embourbé. Alors je regardai du côté de ma voisine pour essayer de deviner ce qu’elle avait compris ; elle arborait, me sembla-t-il, la mine espiègle de ses jeunes années. À mon tour, je souris. Et esquissai dans le noir un geste de résignation.

Peut-être nous fallait-il cet échange pour pouvoir nous endormir en toute sérénité l’un près de l’autre, ni trop proches, ni trop éloignés.

Le 28 août

Au réveil, j’étais de fort bonne humeur, et “mon épouse” également. Mes neveux nous harcelèrent de leurs regards toute la journée, intrigués, méfiants ; mais mon commis semblait amusé.

Nous avions prévu de repartir à l’aube, il fallut y renoncer ; dans la nuit, la pluie s’était mise à tomber, et au matin, il pleuvait encore à verse. La journée précédente avait été nuageuse, des plus agréables pour qui se trouve sur la route, mais on sentait bien que les nuages ne se contenteraient pas de nous faire de l’ombre. Nous n’avions pas d’autre choix que de rester auprès de nos hôtes un jour et une nuit de plus ; Dieu les bénisse, ils nous font sentir à chaque instant combien notre présence leur est douce et légère.

 

Venue l’heure de se coucher, le brave tailleur jura de nouveau que tant que nous serions sous son toit, “mon épouse protégée” et moi-même ne dormirions pas ailleurs que dans sa chambre. Pour la seconde fois, je me laissai faire. Trop docilement, peut-être… Nous nous étendîmes, Marta et moi, l’un près de l’autre, de bonne grâce. Toujours habillés, toujours séparés. Simples voisins de lit, comme hier. À cette différence près que, désormais, nous bavardions sans arrêt, de choses et d’autres, de l’accueil de nos hôtes, du temps qu’il pourrait faire le lendemain. “La veuve” avait mis un parfum que la veille je n’avais pas senti.

J’avais commencé à lui parler un peu des raisons qui m’ont poussé à entreprendre ce voyage, quand Habib fit irruption dans notre chambre. Il s’approcha sans bruit, pieds nus, comme s’il espérait nous surprendre.

“Je viens dormir ici, dit-il lorsque je remarquai sa présence. Il y a trop de moustiques dans l’autre pièce, on se fait dévorer.”

Je soupirai.

“Tu as bien fait de venir. Ici, les moustiques ne peuvent pas entrer, la porte est trop étroite…”

Avais-je laissé percer tout mon agacement ? Ma voisine colla sa tête à la mienne, pour me chuchoter, le plus bas possible :

“C’est encore un enfant !”

Elle cherchait une fois de plus à l’excuser. Peut-être voulait-elle aussi me faire comprendre que la jalousie dont Habib faisait montre ne se justifiait pas. Car je pouvais supposer que s’il avait comploté avec elle pour la faire échapper à sa belle-famille et lui permettre de se joindre à nous, ce n’était pas seulement par esprit chevaleresque, mais parce qu’il éprouverait quelque chose pour elle, et qu’elle-même ne l’aurait guère découragé, bien qu’elle ait sept ou huit ans de plus que lui.

Jaloux, je crois bien qu’il l’est. Il s’était d’abord allongé près du mur, enroulé dans sa couverture. Même s’il ne disait rien, j’entendais sa respiration irrégulière – il ne dormait pas. Sa présence m’irritait. D’un côté, je me disais que je devrais, dès demain, lui expliquer clairement que mes deux nuits au voisinage de “la veuve” n’étaient que le fruit des circonstances qu’il savait, et qu’il ne fallait pas penser à mal. D’un autre côté, je ne voyais pas et ne vois toujours pas pourquoi je devrais me justifier auprès de ce gamin. Ce n’est pas moi qui ai voulu me placer dans cette situation embarrassante ! Débonnaire, je le suis ; mais il ne faut pas trop me secouer les sangs ! Si jamais l’envie me prenait de courtiser Marta, ce n’est pas à mes neveux que j’en demanderais la permission, ni à qui que ce soit d’autre !

Je me tournai vers elle, résolument, et lui chuchotai, pas trop bas :

“Si c’est vraiment un enfant, je le corrigerai comme un enfant !”

En m’approchant, je sentis plus fort son parfum, et l’envie me prit de m’approcher encore. Mais Habib m’avait entendu ; s’il n’avait pu comprendre ce que je disais, du moins avait-il décelé un chuchotement. Alors il se poussa, rampant avec sa couverture, pour venir se coucher à nos pieds, oui, pour se coller de tout son corps à nos pieds, nous interdisant le moindre mouvement.

J’étais tenté de lui décocher un coup vigoureux, “par inadvertance”, au cours de mon sommeil. Mais je préférai me venger d’une autre manière : je pris la main de Marta dans la mienne, pour la retenir, sous la couverture, jusqu’au matin.

Près de l’Oronte, le 29 août

Ce matin, il ne pleuvait plus, et nous avons pu reprendre notre chemin. J’avais très peu dormi, tant j’étais irrité par la conduite inconvenante de mon neveu.

Mais peut-être valait-il mieux que la nuit s’achevât ainsi. Oui, à y réfléchir, mieux vaut éprouver au réveil les tenailles du désir plutôt que celles du remords.

Nous avons pris congé de nos hôtes, qui nous ont encore obligés en alourdissant nos mules de provisions, de quoi suffire pour plusieurs journées de voyage. Puisse le Ciel nous donner l’occasion de leur montrer à notre tour notre hospitalité !

 

La route est avenante après la pluie, ni soleil, ni chaleur excessive, ni poussière qui monte. De la boue, sans doute ; mais elle ne souille que les sabots des bêtes. Nous ne nous sommes arrêtés que lorsqu’il a commencé à faire sombre.

Nous avons contourné la ville de Homs pour aller faire relâche, pour la nuit, dans un couvent construit sur les berges de l’Oronte ; j’y avais déjà séjourné jadis par deux fois avec mon père, lors d’un voyage vers Alep, à l’aller puis au retour, mais personne ici ne s’en est souvenu.

Alors que je me promenais, le soir, au bord du fleuve, dans les jardins du monastère, un jeune moine aux yeux exorbités vint m’interroger, d’une voix fiévreuse, sur les bruits qui courent à propos de l’année prochaine. Il avait beau maudire “les rumeurs mensongères” et “les superstitions”, il paraissait désemparé. Il évoqua des signes inquiétants qui auraient été rapportés par les paysans du voisinage, la naissance d’un veau à deux têtes, et le brusque tarissement d’une fontaine ancienne. Il me parla aussi de femmes qui se seraient comportées d’une manière jusque-là inouïe, mais il demeura trop allusif, et j’avoue n’avoir pas bien compris ce qu’il cherchait à me décrire.

Je m’efforçai de le rassurer, du mieux que je pouvais, évoquant, cette fois encore, les Écritures, et l’incapacité des mortels à prédire le lendemain. Je ne sais si mes arguments l’ont réconforté. Sans doute lui ai-je laissé, en le quittant, un peu de mon apparente sérénité ; mais pour emporter sous mes paupières un peu de sa frayeur.

En route, le 30 août

Je viens de relire les pages que j’ai écrites ces derniers jours, et j’en suis atterré.

J’avais entrepris ce voyage pour les raisons les plus nobles, préoccupé par la survie de l’univers, par la réaction de mes semblables aux drames que l’on prédit. Et voilà qu’à cause de cette femme, je me retrouve engagé dans les venelles boueuses où se complaisent les êtres vils. Jalousies, intrigues, mesquineries – alors que le monde entier pourrait être anéanti demain !

Le cheikh Abdel-Bassit avait raison. À quoi bon parcourir le monde si c’est pour y voir ce qui est déjà en moi ?

Il faudrait que je me ressaisisse ! Que je retrouve mon inspiration première, que je ne trempe mon calame que dans l’encre la plus vénérable, fût-elle aussi la plus amère.

Le 2 septembre

On parle souvent du mal de mer, et rarement du mal des montures, comme s’il était moins dégradant de souffrir sur le pont d’un bateau que sur le dos mouvant d’une mule, d’un chameau ou d’un canasson.

C’est pourtant de cela que je souffre depuis trois jours, sans toutefois me résoudre à interrompre le voyage. Mais j’ai très peu écrit.

Nous avons atteint hier soir la modeste ville de Maarra, et c’est seulement à l’abri de ses murs à moitié écroulés que je me suis senti revivre, et que j’ai retrouvé le goût du pain.

 

Ce matin, j’étais parti flâner dans les ruelles marchandes, lorsque se produisit un incident des plus étranges. Les libraires d’ici ne m’avaient jamais vu, aussi ai-je pu les interroger sans détour au sujet du Centième Nom. Je n’ai récolté que des moues d’ignorance – sincère ou feinte, je ne sais. Mais devant la dernière échoppe, la plus proche de la grande mosquée, alors que je m’apprêtais à rebrousser chemin, un très vieux bouquiniste, à qui je n’avais encore posé aucune question, s’approcha de moi, tête nue, pour placer un livre dans mes mains. Je l’ouvris au hasard, et – par une impulsion que je ne m’explique toujours pas – je me mis à lire à voix claire ces lignes sur lesquelles mes yeux étaient tombés en premier :

 

Ils disent que le Temps mourra bientôt
Que les jours sont à bout de souffle
Ils ont menti.

 

Il s’agit d’un ouvrage d’Abou-l-Ala, le poète aveugle de Maarra. Pourquoi cet homme l’a-t-il posé ainsi dans mes mains ? Pourquoi le livre s’est-il ouvert justement à cette page ? Et qu’est-ce qui m’a poussé à en faire lecture au milieu d’une rue passante ?

Un signe ? Mais quel est donc ce signe qui vient démentir tous les signes ?

 

J’ai acheté au vieux libraire son livre ; sans doute sera-t-il, au cours de ce voyage, le moins déraisonnable de mes compagnons.

À Alep, le 6 septembre

Arrivés hier soir, nous avons dû passer cette journée entière à marchander avec un caravanier avide et retors. Il prétendait – entre mille autres filouteries – que la présence d’un riche négociant génois et de sa femme lui imposait de renforcer l’escorte en engageant trois gaillards de plus. Je répondis que nous étions quatre hommes pour une seule femme, et que nous saurions nous défendre si les bandits nous attaquaient. Alors il a promené son regard sur nous, sur mes neveux aux jambes de gringalets, sur mon commis bien civil, et s’est attardé plus que de raison sur ma bedaine de marchand prospère, avant de partir d’un rire désobligeant. J’étais tenté de lui tourner le dos une fois pour toutes, et de m’adresser à quelqu’un d’autre, mais je me suis retenu. Je n’ai guère le choix. Il aurait fallu que j’attende une semaine ou deux, que je prenne le risque de subir les premiers grands froids d’Anatolie, sans être sûr de tomber sur un convoyeur plus amène. Alors, ravalant ma fierté, je fis mine de rire avec lui en me tapotant le ventre et lui avançai la somme qu’il exigeait, trente-deux piastres – qui ne font pas moins de deux mille cinq cents maidins !

Tout en soupesant les pièces dans sa main, il chercha à me faire promettre que si nous arrivions tous à destination sains et saufs avec la marchandise, je le gratifierais de quelques pièces de plus. Je lui rappelai que nous n’avions aucune marchandise, rien que nos effets et nos provisions, mais je dus promettre de me montrer reconnaissant si le voyage se déroulait au mieux de bout en bout.

Nous partirons après-demain, mardi, à l’aube. Pour atteindre Constantinople, si Dieu l’agrée, dans une quarantaine de jours.

Le lundi 7 septembre

J’espérais, après les incommodités du voyage, et avant celles qui vont suivre, une journée d’oasis, faite seulement de repos, de fraîcheur, de flânerie, et de sérénité. Mais ce lundi me réservait tout autre chose que cela. L’essoufflement, une frayeur suivie d’une autre, et un mystère que je n’ai pas encore élucidé.

M’étant réveillé de bonne heure, j’avais quitté l’hôtellerie pour me rendre au quartier de l’ancienne tannerie, à la recherche d’un Arménien, marchand de vin, dont j’avais conservé l’adresse. Je n’eus aucun mal à le retrouver, et lui achetai deux cruches de malvoisie pour la route. En sortant de chez lui, je fus soudain en proie à un étrange sentiment. Il y avait, sur le perron d’une maison voisine, un groupe d’hommes qui devisaient en regardant à la sauvette dans ma direction. Quelque chose avait brillé dans les yeux de l’un d’eux, et c’est comme si j’avais vu luire une lame.

Plus j’avançais par les petites rues, plus je me sentais épié, poursuivi, cerné. Était-ce une simple impression ? Je regrettais à présent de m’être aventuré là tout seul, sans mon commis, sans mes neveux. Je regrettais aussi de n’être pas revenu vers l’échoppe de l’Arménien dès que j’avais senti le danger. Mais il était trop tard, deux de ces hommes marchaient devant moi, et lorsque je me retournai, j’en vis deux autres qui me coupaient la retraite. Autour de moi, la rue s’était vidée par je ne sais quel sortilège. Il m’avait semblé, quelques secondes plus tôt, que j’étais dans une rue passante, pas vraiment grouillante, mais pas vide non plus. Et maintenant, plus personne. Un désert. Je me voyais déjà transpercé par quelque couteau, avant d’être dépouillé. Ici se termine mon voyage, me dis-je en tremblant. J’aurais voulu crier à l’aide, mais aucun son ne passait ma gorge.

En cherchant désespérément du regard, tout autour de moi, quelque chemin de fuite, je remarquai, à ma droite, la porte d’une maison. En un dernier sursaut, j’en tournai la poignée, elle s’ouvrit. Il n’y avait là qu’un couloir sombre. M’y cacher n’aurait servi à rien, c’est comme si je choisissais moi-même l’endroit où je devais être égorgé. Je traversai donc le couloir, pendant que mes poursuivants à leur tour y pénétraient. Je trouvai au bout une autre porte, légèrement entrouverte. Je n’eus pas le temps de frapper, je la poussai avec mon épaule, et me jetai de toutes mes forces à l’intérieur.

Se déroula alors une scène que je ne sais par quels mots qualifier, dont à présent j’ose sourire, mais qui, sur le moment, me fit trembler à peine moins que les lames des malfaiteurs.

Il y avait dans cette maison une douzaine d’hommes, déchaussés, prosternés, en train de réciter une prière. Et moi, non content d’interrompre ainsi leur cérémonie, non content de fouler leur tapis de prière, je trébuchai dans mon élan sur la jambe de l’un d’eux, je poussai un juron venu des lointains bas-fonds de Gênes, et je m’étalai de toute ma longueur. Les deux cruches de vin se heurtèrent pendant la chute, l’une d’elles se brisa, et le liquide impie se déversa en gargoulant sur les tapis de la petite mosquée.

Dieu du Ciel ! Avant même d’avoir peur, j’avais honte. Accumuler, en quelques secondes, tant de profanation, de sacrilège, de grossièreté, de blasphème ! Que dire à ces hommes ? Comment leur expliquer ? Par quels mots leur exprimer ma contrition, mon remords ? Je n’avais même plus la force de me remettre debout. Alors le plus âgé d’entre eux, qui était au premier rang et dirigeait la prière, vint me prendre par le bras pour m’aider à me relever en me disant ces paroles déconcertantes :

“Pardonne-nous, Maître, si nous ne nous occupons pas de toi avant d’avoir conclu notre prière. Mais prends la peine d’entrer là, derrière la tenture, et attends-nous !”

Étais-je en train de rêver ? Avais-je mal compris ? Ce ton aimable m’aurait peut-être rassuré si je ne savais pas de quelle manière on punissait d’ordinaire de telles transgressions. Mais que faire ? Je ne pouvais pas ressortir dans la rue, et je ne voulais pas non plus aggraver mon cas en perturbant encore leurs prières par des excuses ou des lamentations. Je n’avais pas d’autre choix que celui d’entrer docilement derrière la tenture. Il y avait là une pièce nue, qu’éclairait une petite lucarne donnant sur un jardin. Je m’adossai au mur, la tête en arrière, et croisai les bras.

Je n’eus pas à attendre longtemps. La prière achevée, ils entrèrent tous ensemble dans ma cellule, et se placèrent en demi-lune autour de moi. Ils restèrent un moment à me contempler, sans un mot, et en se consultant du regard. Puis leur doyen me parla encore, avec la même intonation prévenante que la première fois :

“Si le Maître s’est présenté à nous de cette manière pour nous éprouver, il sait désormais que nous sommes prêts à l’accueillir. Et si tu es un simple passant, que Dieu te juge selon tes intentions.”

Ne sachant pas quoi dire, je me drapai dans le silence. D’ailleurs, l’homme ne m’avait posé aucune question, même si, dans ses yeux comme dans ceux de ses compagnons, il y avait un abîme d’attente. Je me dirigeai vers la sortie en arborant une moue énigmatique, et ils s’écartèrent pour me laisser partir. Au-dehors, mes poursuivants avaient déguerpi, et je pus rentrer à l’hôtellerie sans autre accroc.

 

J’aimerais tant qu’on m’éclaire sur ce qui vient de se passer. Mais j’ai préféré ne rien raconter de ma mésaventure à mes proches. Il me semble que si mes neveux apprenaient à quel point j’ai été imprudent, mon autorité sur eux en serait ébranlée. Et ils s’estimeraient désormais en droit de commettre toutes les folies sans que je puisse leur reprocher quoi que ce soit.

Plus tard, je leur raconterai. En attendant, il me suffit d’avoir consigné mon secret dans ces pages. N’est-ce pas là, d’ailleurs, le rôle de ce journal ?

C’est qu’il m’arrive parfois de m’interroger : pourquoi le tenir, avec cette écriture voilée, quand je sais que jamais personne ne le lira ? quand, d’ailleurs, je souhaite que personne ne le lise ? Parce que, justement, il m’aide à clarifier mes pensées ainsi que mes souvenirs sans que j’aie à me trahir en les confiant à mes compagnons de voyage.

D’autres que moi écrivent comme ils parlent, moi j’écris comme je me tais.

En route, le 8 septembre

Hatem m’a réveillé de trop bonne heure, et j’ai encore le sentiment d’avoir un rêve à terminer. Je n’étais pas rassasié de sommeil, mais il a fallu courir se joindre à la caravane près de la porte d’Antioche.

Dans mon sommeil, des hommes me poursuivaient, et chaque fois que je croyais leur avoir échappé, je les retrouvais devant moi, qui me barraient le passage et me montraient des dents de fauves.

Après ce que j’ai vécu hier, un tel rêve ne pourrait me surprendre. Ce qui, en revanche, me surprend et me perturbe, c’est qu’au réveil j’ai continué à me sentir épié. Par qui ? Par les brigands qui voulaient me dévaliser ? Ou bien par cette étrange congrégation dont j’ai interrompu la prière ? Sans doute ne suis-je poursuivi ni par les uns ni par les autres, mais je ne puis m’empêcher de me retourner continuellement.

 

Pourvu que ce reste de nuit qui s’attache à ma journée s’éloigne à mesure que je m’éloignerai d’Alep !

Le 9 septembre

Ce matin, après une nuit passée sous les tentes, dans un champ jonché de vestiges anciens, de chapiteaux brisés enfouis sous le sable et sous l’herbe, le caravanier vint me demander, à brûle-pourpoint, si la femme qui m’accompagnait était bien la mienne. Je répondis que oui, en m’efforçant de paraître offusqué. Alors il s’excusa, jurant qu’il ne pensait pas à mal, mais qu’il ne se souvenait plus si je le lui avais dit.

J’en fus, pour le restant de la journée, de mauvais poil, à ressasser. Se douterait-il de quelque chose ? Quelqu’un, parmi la centaine de voyageurs, aurait-il reconnu “la veuve” ? Ce n’est pas impossible.

Mais peut-être aussi le caravanier a-t-il surpris quelque conversation, quelque œillade complice entre Marta et Habib, dont il aurait voulu, par sa question, me prévenir.

À mesure que j’écris ces lignes, mes doutes s’intensifient, comme si, en grattant ces feuilles, je grattais aussi de ma plume les blessures de mon amour-propre…

Pour ce jour, je ne tracerai plus aucun mot.

Le 11 septembre

Un incident s’est produit aujourd’hui, de ces incidents vils que je m’étais promis de ne plus mentionner. Mais puisqu’il me préoccupe, et que je ne puis m’en ouvrir à personne, autant l’évoquer en quelques mots…

La caravane s’était arrêtée pour que chacun puisse se sustenter et faire une courte sieste, avant de reprendre la route à l’heure fraîche. Nous nous étions répartis au hasard, quelques voyageurs sous chaque arbre, assis ou étendus, lorsque Habib se pencha à l’oreille de Marta, lui chuchota quelque chose, et elle se mit à rire bruyamment. Tous ceux qui étaient aux alentours l’entendirent, se tournèrent vers elle, puis vers moi avec des mines apitoyées. Certains échangèrent avec leurs voisins des remarques à voix basses, qui les faisaient sourire ou toussoter, et que je ne pouvais entendre.

Ai-je besoin de dire à quel point ces regards m’ont embarrassé, et blessé, et humilié ? Sur le moment, je m’étais promis d’avoir une explication avec mon neveu, pour lui intimer de mieux se tenir. Mais que pourrais-je bien lui dire ? Qu’a-t-il fait de blâmable ? N’est-ce pas moi qui me comporte comme si le mensonge qui m’unit à Marta me donnait des prérogatives ?

En un sens, il m’en donne, si. Puisque les gens de la caravane la considèrent comme mon épouse, je ne peux la laisser se comporter avec légèreté sans que mon honneur en pâtisse.

 

J’ai bien fait de me confier ainsi à mon journal. À présent je sais que les sentiments qui me troublent ne sont pas injustifiés. Il ne s’agit nullement de jalousie, mais d’honneur et de respectabilité : je ne puis admettre que mon neveu chuchote en public à l’oreille de celle que chacun croit être ma femme, et qu’il la fasse s’esclaffer !

 

Je me demande si d’écrire tout cela m’irrite ou bien m’apaise. Peut-être l’écriture n’éveille-t-elle les passions que pour mieux les éteindre, comme à la chasse ces rabatteurs qui débusquent le gibier pour l’exposer aux flèches.

Le 12 septembre

Je suis heureux de n’avoir pas cédé à mon envie de sermonner Habib ou Marta. Tout ce que j’aurais pu leur dire aurait paru dicté par la jalousie. Pourtant, Dieu m’est témoin, ce n’est pas de jalousie qu’il s’agit ! Je me serais couvert de ridicule, et je les aurais fait chuchoter et rire ensemble à mes dépens. Voulant défendre ma respectabilité, je n’aurais fait que la piétiner.

J’ai préféré réagir d’une tout autre manière. Cet après-midi, j’invitai Marta à venir chevaucher à mes côtés, et je la mis au courant des raisons qui m’ont poussé à entreprendre ce voyage. Il se peut que Habib lui en ait déjà touché un mot, mais elle n’en laissa rien paraître, se montrant au contraire attentive à mon explication, bien qu’elle ne fût pas trop inquiète, me semble-t-il, au sujet de l’année prochaine.

Je voulus donner à notre entretien une certaine solennité ; jusqu’ici, j’avais considéré la présence de Marta avec nous comme un fait imposé, quelquefois agaçant ou embarrassant, quelquefois cocasse, distrayant, et quasiment réconfortant ; par la confiance que je lui ai témoignée aujourd’hui, je l’ai en quelque sorte accueillie au milieu des miens.

Je ne sais si j’ai bien agi, mais notre conversation m’a apporté un sentiment de bien-être et de soulagement. En fin de compte, j’étais le seul à souffrir des tensions qui régnaient dans notre petit groupe depuis l’étape de Tripoli. Je ne suis pas de ceux qui se nourrissent de l’adversité, j’aspire à voyager en compagnie de neveux affectueux, d’un commis dévoué… S’agissant de Marta, je ne sais encore ce que je souhaite au fond de moi-même. Une sorte de voisine attentionnée ? Plus que cela ? Je ne peux pas écouter seulement mes envies d’homme esseulé, mais chaque jour que je passe sur les routes m’incitera à les écouter davantage. Je sais que je devrais faire des efforts pour ne pas trop l’assiéger de mes attentions dont je n’ignore point les tenants dans mon âme comme dans mon corps.

Depuis que nous avons quitté la maison du tailleur, je n’ai plus passé aucune nuit seul à côté d’elle. Nous avons dormi quelquefois sous la tente, quelquefois dans une hôtellerie, mais toujours tous les cinq ensemble, ou avec d’autres voyageurs encore. Si je n’ai rien fait pour qu’il en soit autrement, il m’arrive de souhaiter qu’une nouvelle circonstance nous contraigne à nous retrouver elle et moi seuls.

À dire vrai, je le souhaite sans arrêt.

Le 13 septembre

C’est demain la fête de la Croix, et j’ai eu à ce sujet, ce soir, une grave dispute avec le caravanier.

Nous nous étions arrêtés pour la nuit dans un khan des environs d’Alexandrette, et je me promenais un peu dans la cour, pour déplier mes jambes, lorsque je surpris une conversation. L’un des voyageurs, un très vieil homme, aleppin si j’en juge par son accent, et fort pauvre si j’en juge par ses habits rapiécés, était en train de demander au caravanier à quelle heure nous partirions demain parce qu’il aimerait passer, ne serait-ce qu’un moment, à l’église de la Croix, où se trouve, selon lui, un fragment de la Vraie Croix. L’homme avait parlé timidement, et en bégayant un peu. Ce qui excita, semble-t-il, la morgue de notre caravanier, qui lui répondit du ton le plus méprisant que nous allions nous mettre en route dès les premières lueurs du jour, que nous n’avions pas de temps à perdre dans des églises, et que s’il tenait à voir un morceau de bois, il n’avait qu’à ramasser celui-ci – et il lui désigna sur le sol un bout de souche pourrie.

Alors je m’approchai, et dis à voix haute que je tenais à ce que nous restions à Alexandrette quelques heures de plus pour que je puisse assister à la messe pour la fête de la Croix.

Le caravanier avait sursauté en m’entendant, parce qu’il se croyait seul avec le vieil homme. Sans doute aurait-il évité de parler de la sorte devant témoin. Mais, après une courte hésitation, il reprit de l’assurance et me répondit – plus poliment toutefois qu’à l’autre malheureux – qu’il était impossible de retarder le départ, et que les voyageurs se plaindraient. Il ajouta même que cela causerait un préjudice à toute la caravane, et laissa entendre que je devrais payer un dédommagement. Alors je haussai le ton, exigeant qu’on m’attende jusqu’à la fin du service divin, et menaçant de me plaindre à Constantinople auprès du résident génois, et même auprès de la Sublime-Porte.

En disant cela, je prenais des risques. Je n’ai pas accès à la Porte, et le résident génois n’a pas le bras long ces temps-ci ; il a lui-même subi des vexations l’année dernière, et il serait bien incapable de me protéger ou de m’obtenir réparation. Dieu soit loué, le caravanier n’en savait rien. Il n’osa pas prendre mes menaces à la légère, et je le sentis vaciller. Si nous avions été seuls, il aurait cherché, j’en suis sûr, à arrondir les angles. Mais il y avait à présent, tout autour de nous, un cercle de voyageurs ameutés par nos haussements de voix, et devant lesquels il ne pouvait reculer sans perdre la face.

Soudain, un voyageur s’approcha de lui. Il avait une écharpe verte enroulée autour de la tête comme si nous étions au milieu d’une tempête de sable. Il posa la main sur l’épaule du caravanier, et demeura ainsi, quelques instants, à le regarder sans dire un mot – ou peut-être en a-t-il dit un, à voix basse, que je n’ai pas entendu. Ensuite, il s’éloigna, d’un pas lent.

Alors, mon adversaire, le visage comme froissé, comme endolori, cracha par terre, puis annonça :

“Par la faute de cet homme, nous ne partirons pas demain !”

“Cet homme”, c’était moi. En pointant un doigt dans ma direction, le caravanier croyait désigner le coupable, mais tous ceux qui étaient là avaient compris qu’il était en train de désigner le vainqueur.

Suis-je content de ma victoire ? Oui, je suis content, je suis ravi et comblé et fier. Le vieil Aleppin chrétien est venu me remercier en faisant l’éloge de ma piété.

Je n’ai pas voulu le détromper, mais la piété n’est pour rien dans ce que je viens de faire. Ce n’est pas de piété qu’il s’agit mais de sagesse profane. En temps ordinaire, je vais rarement à la messe, je ne célèbre pas la fête de la Croix, et je ne donne aux reliques que leur valeur en piastres ; mais on aurait cessé de me respecter si j’avais laissé insulter de la sorte les symboles de ma religion et de ma nation.

C’est comme pour Marta. Qu’elle soit ma femme dans la réalité ou seulement dans les apparences, mon honneur s’est attaché à elle et je me dois de le préserver.

Le 14 septembre, fête de la Croix

Je ne cesse de penser à l’incident d’hier. Il est rare que je réagisse avec autant de véhémence, et j’ai un serrement au ventre, mais je ne regrette pas ma témérité.

À relire le récit que j’ai fait hier soir, il me semble que je n’ai pas suffisamment dit à quel rythme mon cœur battait. Il y a eu quelques longues secondes de bras de fer silencieux où le caravanier se demandait si j’avais autant de protections que je le disais, et où moi aussi je me demandais par quel moyen je pourrais encore me dérober à l’affrontement sans perdre la face. Bien entendu, je devais regarder l’homme dans les yeux, en lui faisant sentir que j’étais sûr de mon fait et en évitant qu’il ne perçoive ma faiblesse.

Cela dit, il y a eu également un moment où je n’avais plus peur. Un moment où j’avais quitté mon âme de marchand pour endosser celle d’un dompteur. Et de cet instant-là, fût-il des plus fugaces, je suis fier.

Est-ce ma volonté qui a emporté la décision ? Est-ce l’intervention de l’Arabe à la tête ceinte ? Peut-être devrais-je le remercier… Hier, je n’ai pas voulu aller vers lui, pour qu’on ne pense pas que j’étais en difficulté et que son intervention m’avait sauvé. Mais aujourd’hui, je l’ai cherché des yeux, et je ne l’ai pas trouvé.

Je ne cesse de penser à lui, et puisque je ne suis plus engagé dans aucun bras de fer, puisque ce cahier n’est pas une arène et que je n’ai plus autour de moi la foule des spectateurs, je peux écrire que j’ai éprouvé un immense soulagement lorsque cet homme est intervenu, que ma victoire est un peu la sienne, et que je suis un peu son débiteur.

Qu’a-t-il bien pu dire pour faire ainsi plier notre caravanier ?

 

J’ai failli oublier d’écrire que je m’étais rendu, avec mes neveux, mon commis, “la veuve”, et une douzaine d’autres voyageurs à l’église de la Croix. Marta avait mis, pour la première fois, une robe de couleur, celle-là même, bleue au col liséré de rouge, que je l’avais vue porter jeune fille, lorsqu’elle se rendait à l’église de Gibelet les jours de fête avec son père le barbier. Depuis qu’elle s’est jointe à nous pour ce voyage, elle ne s’était vêtue que de noir ; par bravade, puisque c’était la couleur que sa belle-famille lui interdisait. Elle a dû estimer qu’à présent la bravade devenait sans objet.

Tout au long de la messe, les hommes la regardaient, les uns furtivement, d’autres avec insistance, ce qui n’a suscité en moi – Dieu m’est témoin ! – aucun désagrément ni aucune jalousie.

Le 16 septembre

Un bijoutier juif d’Alep, du nom de Maïmoun Toleitli, est venu me trouver ce matin. Il avait entendu parler, dit-il, de ma grande érudition, et brûlait d’impatience de me connaître. Pourquoi ne m’avait-il pas abordé plus tôt, lui demandai-je ? Il eut un silence gêné. Je compris aussitôt qu’il avait préféré laisser passer la fête de la Croix ; il est vrai que certains de mes coreligionnaires, quand ils rencontrent un juif pendant cette journée, se croient obligés de se montrer haineux à son égard, comme s’il s’agissait là d’un acte de juste vengeance, et de grande piété.

Je lui fis comprendre, avec les mots qui convenaient, que je n’étais pas ainsi. Et lui expliquai que si j’avais exigé qu’on s’arrêtât un jour à Alexandrette, ce n’était pas pour faire prévaloir ma religion sur celle des autres, mais simplement pour me faire respecter.

“Vous avez bien fait, me dit-il. Le monde est ainsi…”

“Le monde est ainsi, répétai-je. S’il avait été différent, j’aurais proclamé mes doutes plutôt que mes croyances.”

Il sourit, et baissa la voix pour dire :

“Lorsque la foi devient haineuse, bénis soient ceux qui doutent !”

À mon tour, je souris et baissai la voix :

“Nous sommes tous des égarés.”

Nous nous parlions depuis cinq minutes à peine, et nous étions déjà frères. Il y avait dans nos chuchotements cette connivence d’esprit qu’aucune religion ne peut faire naître, et qu’aucune ne peut anéantir.

Le 17 septembre

Notre caravanier a décidé aujourd’hui de nous faire quitter la route habituelle pour nous mener au bord du golfe d’Alexandrette. Il prétend qu’une voyante lui a formellement interdit de passer par un certain endroit le mercredi, sous peine de se faire égorger, et que le retard que j’ai occasionné l’a contraint à changer d’itinéraire. Les voyageurs n’ont pas protesté – qu’auraient-ils pu dire, d’ailleurs ? Un argument se discute, une superstition ne se discute pas.

Je me suis retenu d’intervenir, pour ne pas provoquer un nouvel incident. Mais je soupçonne ce filou d’avoir dérouté la caravane pour se livrer à quelque trafic. D’autant que les habitants du village où il nous a conduits ont une réputation exécrable. Des naufrageurs et des contrebandiers ! Hatem et mes neveux me rapportent toutes sortes de bruits. Je leur prêche la circonspection…

Mon commis a dressé la tente mais je n’ai pas hâte d’y coucher. Marta va s’étendre seule tout au fond, en travers, et nous quatre les hommes l’un près de l’autre en lui tournant le haut du crâne. Je sentirai son parfum et j’entendrai sa respiration toute la nuit sans la voir. La présence d’une femme est parfois un tel supplice !

En attendant que le sommeil me gagne, j’étais allé m’asseoir sur une pierre pour écrire quelques lignes à la lueur d’un feu de camp, quand j’aperçus Maïmoun. Lui non plus n’était pas pressé de s’endormir, et nous partîmes faire les cent pas sur la plage. Le clapotis des vagues est propice aux confidences, et je lui racontai dans le détail mon étrange aventure à Alep. Lui qui habite cette ville, il devait bien avoir une explication. De fait, il m’en a fourni une qui, pour l’heure, me satisfait.

“Ces hommes avaient plus peur de toi que tu n’avais peur d’eux, commença-t-il par me dire. Ils pratiquent leur culte à l’insu des autorités, qui les persécutent. On les soupçonne de rébellion et d’insoumission.

“Tout le monde à Alep connaît pourtant leur existence. Leurs adversaires les avaient surnommés ‘les Impatients’ par moquerie, mais ce nom leur a plu et aujourd’hui ils le revendiquent. Selon eux, l’imam caché, ultime représentant de Dieu sur terre, est déjà parmi nous, prêt à se révéler quand l’heure propice sera enfin venue, pour mettre fin aux souffrances des croyants. D’autres groupes placent l’avènement de l’imam dans un avenir plus ou moins éloigné, plus ou moins indéterminé, alors que les Impatients sont persuadés que la chose est imminente, que le sauveur est là, quelque part, à Alep, ou à Constantinople, ou ailleurs, qui parcourt le monde, qui l’observe, et qui s’apprête à déchirer le voile du secret.

“Mais, se demandent ces gens, comment le reconnaître s’il l’on venait à le rencontrer ? C’est de cela qu’ils discutent constamment entre eux, m’a-t-on dit. Puisque l’imam se dissimule, et qu’il ne doit pas être repéré par ses ennemis, il faut être prêt à le trouver sous les plus inattendus des déguisements. Lui qui héritera un jour de toutes les richesses du monde, il pourrait venir en haillons ; lui qui est sage entre les sages, il pourrait se présenter sous l’apparence d’un aliéné ; lui qui est piété et dévotion, il pourrait commettre les pires transgressions. C’est pourquoi ces hommes s’imposent de vénérer les mendiants, les fous et les débauchés. Ainsi, lorsque tu t’es introduit chez eux à l’heure de la prière, que tu as proféré un juron, puis répandu du vin sur leur tapis de prière, ils ont cru que tu cherchais à les éprouver. Bien entendu, ils n’en étaient pas sûrs, mais pour le cas où tu aurais été l’Attendu, ils ne voulaient pas prendre le risque de t’accueillir mal.

“Leur croyance leur dicte de se montrer aimables avec chacun, même s’il est juif ou chrétien, parce que l’imam pourrait bien adopter, par déguisement, une Foi différente. Et même avec celui qui les persécute, ils doivent se montrer aimables, parce que ce serait, là encore, un camouflage possible…”

Mais s’ils sont aussi prévenants avec tous, pourquoi les persécute-t-on ? “Parce qu’ils attendent celui qui abattra tous les trônes, et abolira toutes les lois.”

Je n’avais jamais encore entendu parler de ces étranges sectateurs… Pourtant, me dit Maïmoun, ils existent depuis longtemps. “Mais il est vrai qu’ils se font plus nombreux, et plus fervents ; plus imprudents, aussi. Parce qu’il y a ces rumeurs qui circulent sur la fin des temps, et que les esprits faibles s’y laissent prendre…”

Ces dernières paroles m’ont fait mal. Serais-je devenu moi-même l’un de ces “esprits faibles” que mon nouvel ami fustige ? Parfois, je me redresse, je maudis la superstition et la crédulité, j’esquisse un sourire de mépris, ou de pitié… alors que je suis moi-même à la poursuite du Centième Nom !

Mais comment pourrais-je garder ma raison entière quand les signes se multiplient sur mon parcours ? Ma récente aventure à Alep n’est-elle pas, à cet égard, des plus déconcertantes ? Ne dirait-on pas que le Ciel, ou quelque autre force invisible, cherche à me conforter dans mon égarement ?

Le 18 septembre

Maïmoun m’a confié aujourd’hui qu’il rêvait d’aller vivre à Amsterdam, dans les Provinces-Unies.

Je crus d’abord qu’il parlait en bijoutier, et qu’il espérait trouver dans cette contrée lointaine de plus belles pierres à ciseler et des clients plus prospères. Mais il parlait en sage, en homme libre et aussi en homme blessé.

“On me dit que c’est la seule ville au monde où un homme peut dire ‘je suis juif’ comme d’autres disent en leur pays ‘je suis chrétien’, ‘je suis musulman’, sans craindre pour sa vie, pour ses biens, ni pour sa dignité.”

J’avais envie de l’interroger un peu plus, mais il paraissait si ému de m’avoir dit ces quelques mots que sa gorge était serrée et que ses yeux se sont emplis de larmes. Alors je n’ai plus rien dit et nous avons cheminé l’un près de l’autre dans le silence.

 

Plus tard sur la route, quand je vis qu’il était apaisé, je lui dis, la main sur son bras :

“Un jour, si Dieu veut, la terre entière sera Amsterdam.”

Il eut un sourire d’amertume.

“C’est ton cœur pur qui t’inspire ces paroles. Le bourdonnement du monde dit autre chose, tout autre chose…”

À Tarse, à l’aube du lundi 21 septembre

Je parle et parle à Maïmoun pendant des heures chaque jour, je lui ai fait des confidences sur ma fortune, sur ma famille ; mais il y a deux sujets que je répugne encore à aborder de front.

Le premier concerne les véritables raisons qui m’ont poussé à entreprendre ce voyage ; à ce propos, j’ai juste dit qu’il me fallait effectuer des achats de livres à Constantinople, et il a eu la délicatesse de ne pas me demander lesquels. Dès notre première conversation, ce sont nos doutes qui nous ont rapprochés l’un de l’autre, et un certain amour de la sagesse et de la raison ; si je lui avouais maintenant que j’ai cédé aux croyances vulgaires et aux frayeurs communes, je perdrais tout crédit à ses yeux. Vais-je donc garder le secret jusqu’au terme du voyage ? Peut-être pas. Peut-être un moment viendra-t-il où je pourrai lui faire toutes les confidences sans dommage pour notre amitié.

L’autre sujet concerne Marta. Quelque chose m’a retenu de dévoiler à mon ami la vérité sur elle.

Comme à mon habitude, je n’ai rien dit de faux, pas une fois mes lèvres n’ont prononcé “ma femme”, ou “mon épouse” ; je me contente de ne pas parler d’elle, et quand, de temps à autre, il me faut l’évoquer, je demeure dans le vague, préférant dire “les miens”, ou “mes proches”, ainsi que le font souvent, par pudeur extrême, les hommes de ce pays.

La fille de notre hôte était repartie à la cuisine ; entretemps, l’un des serviteurs était venu apporter des boissons fraîches et des fruits secs. Éléazar lui demanda de tout laisser sur place pour aller montrer à mes neveux leur chambre, à l’étage. Puis sa fille revint seule, quelques minutes plus tard, et il lui demanda à nouveau de nous conduire, “mon épouse” et moi, à notre chambre.

Voilà comment les choses se sont passées. Puis nous avons dîné. Après quoi, chacun est parti se coucher. Sauf moi. Je prétendis que j’avais besoin de faire quelques pas au-dehors, sans quoi je ne pourrais pas trouver le sommeil, et Maïmoun m’y accompagna, ainsi que son cousin. Je ne voulais pas que mes neveux nous voient monter Marta et moi ensemble vers la même chambre.

Cependant j’avais hâte de me retrouver auprès d’elle, et quelques minutes plus tard, je la rejoignis.

“Quand tu t’es retiré avec notre hôte, j’ai pensé que tu allais lui avouer, à propos de nous deux…”

Je la dévisageais, pendant qu’elle parlait, pour tenter de savoir si elle voulait exprimer un reproche, ou du soulagement.

“Je crois que nous l’aurions blessé si nous avions refusé son invitation, répondis-je. Tu n’es pas trop irritée, j’espere…

“Je commence à m’habituer”, dit-elle.

Et rien, dans sa voix, ni dans ses traits, ne trahissait le moindre désagrément. Ni la moindre gêne.

“Alors, dormons !”

Tout en prononçant ces mots, j’entourai ses épaules de mon bras, comme pour une promenade.

 

C’est un peu cela, mes nuits auprès d’elle, comme une promenade sous les arbres avec une jeune fille, quand on frémit dès que les mains se frôlent. D’être allongés ainsi l’un près de l’autre nous rend timides, prévenants, mesurés.

N’est-il pas plus délicat de voler un baiser dans cette posture ?

Étrange cour que je lui fais ! Je ne lui avais pris la main qu’à la deuxième rencontre, et dans le noir j’avais rougi. À cette troisième rencontre, je mis mon bras autour de ses épaules. Et de nouveau je rougis.

Elle redressa la tête, défit sa chevelure et l’étala toute noire sur mon bras découvert Puis elle s’endormit sans un mot.

 

J’ai envie de goûter encore et encore à ce plaisir ébauché. Non que je tienne à le laisser pour toujours aussi chaste. Mais je ne suis pas las de ce voisinage ambigu, de cette complicité qui monte, de ce désir aux douces tourmentes, en un mot de ce chemin sur lequel nous avançons ensemble, secrètement joyeux, et prétendant chaque fois que c’est la Providence seule qui nous pousse l’un vers l’autre. Ce jeu-là me ravit, je ne suis pas sûr de vouloir passer de l’autre côté des collines.

Un jeu dangereux, je le sais. À tout instant, le feu peut nous envelopper. Mais que la fin du monde était lointaine cette nuit !

Le 22 septembre

Qu’ai-je donc commis de si répréhensible ? Qu’y a-t-il eu la nuit dernière à Tarse de plus que lors des deux nuits passées au village du tailleur ? Mais les miens se comportent avec moi comme si je venais de faire l’infaisable ! Tous évitent mon regard. Mes deux neveux, qui ne se parlent en ma présence qu’à voix basse, comme si je n’existais plus. Et même Hatem, qui s’empresse, certes, autour de moi comme tout commis s’empresse autour de son maître, mais il y a dans son allure, dans son expression, dans ses manières, quelque chose d’affecté, de trop obséquieux, où je lis un sourd reproche. Marta aussi semble fuir ma compagnie, comme si elle redoutait d’apparaître complice.

Complice de quoi, Dieu du Ciel ? Qu’ai-je fait d’autre que jouer mon rôle dans cette comédie écrite par ceux-là mêmes qui m’accusent ? Qu’aurais-je dû faire ? Révéler à tous nos compagnons de voyage, et d’abord au caravanier, que cette femme n’est pas la mienne, pour qu’elle se fasse bannir et insulter ? Ou alors devais-je dire à Abbas le tailleur, puis à Maïmoun et à son cousin, que Marta est bien ma femme, mais que je ne veux pas coucher auprès d’elle, pour que chacun se pose mille questions insidieuses ? J’ai fait ce qu’un homme d’honneur se doit de faire, protéger “la veuve” sans profiter d’elle. Est-ce un crime si je trouve dans cette position cocasse quelque réconfort, et quelque subtil plaisir ? C’est ce que je pourrais leur dire si je voulais me justifier, mais je ne leur dirai rien du tout. Le sang des Embriaci qui coule dans mes veines me dicte de me taire. Il me suffit de savoir que je suis innocent, et que ma main aimante est restée pure.

Innocent n’est peut-être pas le mot. Sans vouloir donner raison à ces morveux qui m’accablent, je me dois de reconnaître, dans le secret de ces pages, que j’ai un peu cherché les ennuis qui m’arrivent. J’ai abusé des apparences, et ce sont maintenant les apparences qui abusent de moi. Voilà la vérité. Au lieu d’avoir, en présence de mes neveux, un comportement exemplaire, je me suis laissé prendre à un certain jeu, poussé par le désir, l’ennui, les cahotements de la route, la vanité – que sais-je ? Poussé également, il me semble, par l’esprit du temps, par l’esprit de l’année de la Bête. Lorsqu’on sent le monde sur le point de chavirer, quelque chose se dérègle, les hommes sombrent dans l’extrême dévotion ou dans l’extrême débauche. Quant à moi, je n’en suis pas encore, Dieu merci, à de pareils excès, mais il me semble que je perds peu à peu le sens des convenances et de la respectabilité. N’y a-t-il pas, dans mon comportement envers Marta, une touche de déraison qui ne fait que grossir à chaque étape et qui me fait prendre pour une chose ordinaire le fait de coucher dans le même lit avec une personne que je prétends être ma femme, abusant de la générosité de notre hôte comme de celle de son cousin, et alors que dorment sous le même toit quatre autres personnes qui savent que je mens ? Combien de temps pourrais-je continuer sur ce chemin de perdition ? Et comment pourrais-je reprendre ma vie à Gibelet lorsque la chose se sera ébruitée ?

Voilà comme je suis ! Cela fait un quart d’heure que j’ai commencé à écrire, et déjà je m’apprête à donner raison à ceux qui me critiquent. Mais ce ne sont que des écritures, des pattes d’encre entrelacées, et que personne ne lira.

 

J’ai près de moi un gros cierge ; j’aime l’odeur de la cire, elle me paraît propice à la réflexion comme aux confidences. Je suis assis par terre, adossé au mur, mon cahier sur les genoux. Derrière moi, par la fenêtre couverte d’une tenture que le vent gonfle, me parviennent les hennissements des chevaux dans la cour, et parfois les rires des soldats ivres. Nous sommes dans le premier khan des contreforts du Taurus, sur la route de Konya, que nous devrions atteindre dans une huitaine de jours, si tout va bien. Devant moi les miens dorment, ou cherchent à dormir, jetés dans tous les sens. Les couvant ainsi du regard, je ne parviens plus à leur en vouloir ; ni aux fils de ma sœur qui sont comme mes propres fils, ni à mon commis qui me sert avec dévouement même quand il lui arrive de me blâmer à sa manière, ni à cette étrangère qui est de moins en moins étrangère.

Au matin de cette journée de lundi, j’étais dans de tout autres dispositions. Pestant contre mes neveux, négligeant “la veuve”, chargeant Hatem de vingt commissions inutiles, je m’étais éloigné d’eux pour chevaucher paisiblement au côté de Maïmoun. Qui, lui, ne portait pas sur moi un regard différent de celui de la veille – c’est du moins l’impression que j’avais lorsque la caravane s’est ébranlée.

 

Au moment où nous sortions de Tarse, un voyageur qui marchait devant nous désigna du doigt une masure en ruine, près d’un vieux puits, en affirmant que c’est là que saint Paul était né. Maïmoun vint me chuchoter à l’oreille qu’il en doutait fort, vu que l’Apôtre de Jésus venait d’une famille riche, de la tribu de Benjamin, et qui possédait des tissages de tentes en poils de chèvre.

“La maison de ses parents devait être aussi vaste que celle de mon cousin Eléazar.”

Comme je m’étonnais de l’étendue de ses connaissances concernant une religion qui n’est pas la sienne, il se fit modeste.

“J’ai juste lu quelques livres, pour limiter mon ignorance.”

Moi aussi, de par ma profession, ainsi que par curiosité naturelle, j’avais lu quelques livres sur diverses religions actuelles, comme sur les anciennes croyances des Romains et des Grecs. Et nous en arrivâmes à comparer leurs mérites respectifs, sans qu’aucun de nous critiquât, bien entendu, la religion de l’autre.

Seulement, lorsque je dis, au cours de l’échange, qu’à mon avis l’un des plus beaux préceptes du christianisme était “Aime ton prochain comme toi-même”, je remarquai chez Maïmoun un rictus d’hésitation. Comme je l’encourageais, au nom de notre amitié, et aussi au nom de nos doutes communs, à me dire le fond de sa pensée, il m’avoua :

“Cette recommandation paraît, à première vue, irréprochable, et d’ailleurs, avant même d’avoir été reprise par Jésus, elle se trouvait déjà, en des termes similaires, au chapitre dix-neuf du Lévitique, verset dix-huit. Néanmoins, elle suscite chez moi certaines réticences…”

“Que lui reproches-tu ?”

“À voir ce que la plupart des gens font de leur vie, à voir ce qu’ils font de leur intelligence, je n’ai pas envie qu’ils m’aiment comme eux-mêmes.”

Je voulais lui répondre, mais il leva la main.

“Attends, il y a autre chose de plus inquiétant, à mon sens. On ne pourra jamais empêcher certaines personnes d’interpréter ce précepte avec plus d’arrogance que de générosité : ce qui est bon pour toi est bon pour les autres ; si tu détiens la vérité, tu dois ramener dans le droit chemin les brebis égarées, et par tous les moyens… D’où les baptêmes forcés que mes ancêtres ont dû subir à Tolède, jadis. Cette phrase, vois-tu, je l’ai plus souvent entendue de la bouche des loups que de celle des brebis, alors je m’en méfie, pardonne-moi…”

“Tes propos me surprennent… Je ne sais pas encore si je dois te donner raison ou tort, il faut que je réfléchisse… J’ai toujours pensé que cette parole était la plus belle…”

“Si tu cherches la plus belle parole de toutes les religions, la plus belle parole qui soit jamais sortie de la bouche d’un homme, ce n’est pas celle-là. C’est une autre, mais c’est également Jésus qui l’a prononcée. Il ne l’a pas reprise des Écritures, il a juste écouté son cœur.”

Laquelle ? J’attendais. Maïmoun arrêta un moment sa monture pour donner à la citation une solennité :

“Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre !”

Le 23 septembre

Y avait-il, dans la phrase citée hier par Maïmoun, quelque allusion à Marta ? Toute la nuit, je n’ai cessé de me le demander. Dans son regard, aucun reproche, mais peut-être bien une subtile invitation à parler. Pourquoi aurais-je continué à me taire, d’ailleurs, puisque la parole du Christ m’absolvait, aux yeux de mon ami, du peu que j’avais pu commettre, ainsi que de mes menteuses omissions ?

J’ai donc décidé de tout lui dire, tout, dès ce matin : qui est Marta, pourquoi elle s’est retrouvée avec nous, quels rapports nous avons eus ensemble et quels rapports nous n’avons pas eus. Après l’épisode un peu grotesque qui s’est déroulé dans la maison d’Éléazar, il devenait urgent de ne plus rien dissimuler, sinon notre amitié en aurait pâti. Et puis, dans cette affaire qui se complique à chaque étape, j’allais avoir besoin des conseils d’un ami pondéré et compréhensif.

Des conseils, il ne m’en a guère prodigué aujourd’hui, malgré mon insistance, sinon celui de ne rien changer à ce que je fais et dis depuis le commencement du voyage ; mais il m’a promis de réfléchir plus intensément à la chose, et de m’en parler s’il avait quelque idée propre à m’éviter les secousses qui s’annoncent.

Ce dont je me réjouis, c’est qu’il ne m’en ait pas voulu pour tant de dissimulation, pour mes demi-mensonges. La chose paraît l’amuser au contraire. Il salue Marta avec plus de déférence encore, m’a-t-il semblé, et comme une secrète admiration.

Il est vrai qu’elle fait preuve de courage en agissant comme elle le fait. Je pense sans arrêt à moi, à mon embarras, à mon amour-propre, alors que je ne risque rien de plus que quelques ragots malveillants, ou envieux. Elle-même, dans ce petit jeu, pourrait tout perdre, même la vie.

Je ne doute pas un instant que si son beau-frère l’avait retrouvée, au début du voyage, il l’aurait égorgée sans le moindre scrupule, puis serait revenu chez les siens en se pavanant. Le jour où Marta devra rentrer à Gibelet, même munie du papier qu’elle espère, elle se retrouvera face aux mêmes dangers.

Aurai-je ce jour-là le courage de la défendre ?

Le 25 septembre 1665

Ce matin, voyant Marta à l’écart de notre groupe, solitaire, pensive, mélancolique sur sa monture, je décidai de revenir à sa hauteur, pour cheminer tout près d’elle, comme je l’avais fait il y a quelques jours. Seulement, cette fois, je voulais moins lui raconter mes craintes et mes espoirs que l’interroger et l’entendre. Au début, elle se défila et me retourna mes questions. Mais je me montrai insistant ; qu’elle-même me dise plutôt ce que fut sa vie, ces dernières années, et ce qui l’a poussée, elle, sur cette même route !

Si je m’attendais à une litanie de plaintes, je ne prévoyais pas que l’intérêt que je manifestais pour ses malheurs allait abattre en cette femme une digue et laisser déferler tant de rage. Une rage que, sous la douceur de ses sourires, je ne soupçonnais guère.

“L’on me parle sans arrêt de fin du monde, dit-elle, et l’on croit me faire peur. Pour moi le monde s’est achevé le jour où l’homme que j’aimais m’a trahie. Et après m’avoir fait trahir mon propre père. Depuis, le soleil ne brille plus pour moi, et peu m’importe s’il venait à s’éteindre. Et ce Déluge qu’on prédit ne m’effraie pas non plus, il rendrait tous les hommes et toutes les femmes égaux dans le malheur. Mes égaux dans le malheur. Vivement le Déluge, qu’il soit d’eau ou de feu ! Je n’aurais plus à courir sur les routes pour quémander un papier qui m’autorise à vivre, un maudit firman de là-haut pour certifier que je peux à nouveau aimer et m’unir à un homme ! Je n’aurais plus à courir, ou alors tout le monde se mettra à courir dans tous les sens ! Oui, tout le monde ! Les juges, les janissaires, les évêques et même le sultan ! Tous à courir comme des chats surpris par un feu d’été dans les herbes sèches ! Ah si le Ciel me permettait de voir ça !

“Les gens ont peur de voir apparaître la Bête. Moi, je n’en ai pas peur. La Bête ? Elle a toujours été là, tout près de moi, chaque jour j’ai rencontré son regard de mépris, dans ma maison, dans la rue, et même sous le toit de l’église. Chaque jour j’ai éprouvé sa morsure ! Elle n’a cessé de dévorer ma vie.”

Et Marta de continuer encore sur ce ton, de longues minutes. J’ai rapporté ses propos tels que je les ai retenus, sans doute pas mot à mot, mais au plus près. En moi-même je me disais : Dieu que tu as dû souffrir, femme, depuis ce temps pas si lointain où tu étais encore l’espiègle et insouciante fille de mon barbier !

À un moment, je me suis approché d’elle, pour poser ma main tendrement sur la sienne. Alors elle s’est tue, m’a adressé un bref regard de reconnaissance, puis elle a voilé son visage pour pleurer.

 

Pour le restant de la journée, je n’ai fait que penser à ses paroles, et à la suivre des yeux. J’ai pour elle aujourd’hui, plus qu’avant, une immense affection paternelle. J’ai envie de la sentir heureuse mais je n’oserais pas lui promettre le bonheur. Tout au plus pourrais-je jurer de ne jamais la faire souffrir.

Reste à savoir si, pour éviter de la faire souffrir, je devrais me rapprocher encore d’elle, ou bien m’en éloigner…

Le 26 septembre

J’ai finalement raconté aujourd’hui à Maïmoun ce qui m’a conduit à entreprendre ce voyage, en le priant de me faire part, avec la franchise d’un ami, des sentiments que mes propos lui inspiraient. Je n’ai rien laissé dans l’obscurité, ni le pèlerin de Moscovie, ni le livre de Mazandarani, ni le nombre de la Bête, ni les extravagances de Boumeh, ni la mort du vieil Idriss. J’avais besoin de l’œil d’un bijoutier, rompu aux fausses brillances, et capable de distinguer le vrai. Mais il a répondu à mes interrogations par d’autres interrogations, et alourdi mes angoisses de ses propres angoisses. Ou, du moins, de celles de ses proches…

 

Il avait commencé par m’écouter en silence. Si rien de ce que je disais ne semblait le surprendre, il devenait à chacune de mes phrases un peu plus pensif, et comme accablé. Quand j’en eus terminé, il me prit les deux mains dans les siennes.

“Tu m’as parlé comme à un frère. C’est à moi de t’ouvrir à présent mon cœur. Les raisons de mon voyage ne sont pas si différentes de celles que tu viens de m’exposer. Moi aussi je suis parti sur les routes à cause de ces maudites rumeurs. À mon corps défendant, en pestant contre la crédulité, la superstition, les computs et les prétendus ‘signes’, mais je suis quand même parti, je n’ai pu faire autrement, sinon mon père en serait mort. Nous sommes, toi et moi, victimes de la déraison de nos proches…”

Lecteur assidu des textes sacrés, le père de Maïmoun est persuadé depuis de longues années que la fin du monde est imminente. Selon lui, il est écrit en toutes lettres dans le Zohar, le livre des kabbalistes, qu’en l’année 5408, ceux qui reposent dans la poussière se lèveront. Or cette année-là du calendrier juif correspond à l’an 1648 de notre ère.

“C’était il y a dix-sept ans, et la Résurrection n’a pas eu lieu. Malgré toutes les prières, tous les jeûnes, toutes les privations que mon père nous a imposés, à ma mère, à mes sœurs comme à moi-même, et qu’à l’époque nous acceptions avec ferveur, rien ne s’est produit. Depuis, j’ai perdu toutes mes illusions. Je vais à la synagogue quand il faut que j’y aille, pour me sentir proche des miens, je ris avec eux quand il faut rire, je pleure quand il faut pleurer, pour ne pas me montrer insensible à leurs joies ou à leurs malheurs. Mais je n’attends plus rien ni personne. À l’inverse de mon père, qui ne s’est pas laissé assagir. Pas question pour lui d’admettre que l’année prédite par le Zohar n’aura été qu’une année ordinaire. Il est persuadé que quelque chose s’est produit, cette année-là, dont nous n’avons pas entendu parler, mais qui se révélera bientôt à nous comme à tout l’univers.”

Depuis, le père de Maïmoun ne fait que guetter les signes, notamment ceux qui concernent l’année de l’attente déçue, 1648. De fait, certains événements graves se sont passés, cette année-là – mais y a-t-il jamais eu une année sans événements graves ? La guerre d’Allemagne s’est achevée ; après trente ans de massacres, la paix fut conclue. Ne fallait-il pas voir là le début d’une ère nouvelle ? La même année, des persécutions sanglantes ont commencé contre les juifs de Pologne et d’Ukraine, conduites par un chef de bande cosaque, et jusqu’à ce jour elles ne se sont pas arrêtées. “Autrefois, dit mon père, entre une calamité et l’autre, il y avait toujours une période de répit ; depuis cette maudite année-là, les calamités se succèdent en un chapelet ininterrompu, nous n’avions jamais connu un tel enchaînement de malheurs. N’est-ce pas là un signe ?

“Un jour, excédé, je lui dis : ‘Père, j’ai toujours cru que cette année-là devait être celle de la Résurrection, qu’elle allait mettre fin à nos souffrances, et que nous devions l’attendre avec joie et espoir !’ Il me répond : ‘Ces douleurs sont celles de l’enfantement, et ce sang est celui qui accompagne la délivrance ! ’

“Ainsi, depuis dix-sept ans, mon père a constamment été à l’affût des signes. Mais pas toujours avec la même ferveur. Parfois, il passait des mois sans en parler une seule fois, puis un événement se produisait, un malheur dans la famille, ou la peste, ou la disette, ou la visite de quelque personnage, et aussitôt la chose le reprenait. Ces dernières années, bien qu’il ait eu de graves problèmes de santé, il n’évoquait plus la Résurrection que comme une espérance lointaine. Mais depuis quelques mois, il ne tient plus en place. Ces rumeurs qui courent chez les chrétiens sur l’approche de la fin des temps l’ont mis sens dessus dessous. Des discussions interminables se déroulent au sein de notre communauté sur ce qui va arriver ou ne pas arriver, sur ce qu’il faut redouter ou appeler de ses vœux. Chaque fois qu’un rabbin de Damas, de Jérusalem, de Tibériade, d’Égypte, de Gaza ou de Smyrne passe par Alep, on se presse autour de lui pour l’interroger fiévreusement sur ce qu’il sait et ce qu’il prévoit.

“Et là, tout dernièrement, depuis quelques semaines, mon père, las d’entendre des opinions contradictoires, s’est mis en tête d’aller jusqu’à Constantinople pour solliciter l’avis d’un très vieux hakham originaire, comme nous, de Tolède. C’est lui seul qui, d’après mon père, détient la vérité. ‘Qu’il me dise que l’heure est arrivée, et je quitterai tout pour me consacrer à la dévotion ; qu’il me dise que l’heure n’est pas arrivée, et je reprendrai le quotidien de ma vie.’

“Comme il n’était pas question de le laisser partir sur les routes dans son état, lui qui a plus de soixante-dix ans et qui peut à peine se tenir debout, j’ai décidé que ce serait moi qui irais voir le rabbin à Constantinople, muni de toutes les questions que mon père souhaiterait poser, et de revenir avec les réponses.

“Et voilà comment je me retrouve dans cette caravane, comme toi, à cause de ces rumeurs insensées, alors qu’en notre for intérieur, nous ne pouvons que rire, et l’un et l’autre, de la crédulité des hommes.”

Maïmoun est bien complaisant de comparer ainsi son attitude à la mienne. Elles ne se ressemblent qu’en apparence. Lui est parti sur les routes par piété filiale, et sans rien changer à ses convictions ; alors que je me suis laissé gagner par la déraison qui m’entoure. Mais je ne lui ai rien dit de cela, pourquoi me rabaisser aux yeux d’un homme que j’estime ? Et pourquoi insister sur ce qui nous distingue quand lui-même ne cesse de mettre en avant les choses qui nous rapprochent ?

Le 27 septembre

L’étape d’aujourd’hui aura été moins ardue que les précédentes. Après quatre journées sur les chemins montants du Taurus, avec des passages souvent exigus, périlleux, nous avons atteint le plateau d’Anatolie ; et après des khans mal tenus, infestés de janissaires soudards, chargés en principe de nous protéger des coupeurs de routes mais dont la présence, plutôt que de nous rassurer, nous obligeait à nous enfermer dans nos quartiers, nous avons eu la bonne fortune d’atterrir dans une auberge convenable, seulement fréquentée par des marchands de passage.

Notre joie s’est cependant ternie lorsque le tenancier nous a rapporté des bruits en provenance de Konya, selon lesquels la ville serait en proie à la peste et ses portes fermées à tous les voyageurs.

Pour inquiétantes, ces rumeurs ont eu le bienfait de me rapprocher des miens, qui sont venus m’entourer, attendant mon avis sur ce qu’il conviendrait de faire. Quelques voyageurs auraient déjà choisi de rebrousser chemin dès l’aube sans plus attendre ; il est vrai qu’ils nous avaient rejoints à Tarse, ou, tout au plus, à Alexandrette ; nous qui venons de Gibelet, et sommes déjà plus qu’à mi-parcours, nous ne pouvons céder ainsi à la première frayeur.

Le caravanier se propose de pousser un peu plus loin, quitte à modifier notre route plus tard si les circonstances l’imposaient. Le personnage me déplaît aujourd’hui autant qu’au premier jour, mais son attitude me paraît sensée. En avant donc, et à la grâce de Dieu !

Le 28 septembre

J’ai tenu aujourd’hui à Maïmoun certains propos qu’il a trouvés pertinents, ce qui m’incite à les consigner par écrit.

Il venait de me dire que les hommes se partagent aujourd’hui entre ceux qui sont persuadés que la fin du monde est proche, et ceux qui demeurent sceptiques – lui et moi étant parmi ces derniers. Je lui répondis qu’à mon avis les hommes se partageaient aussi entre ceux qui redoutent la fin du monde et ceux qui l’appellent de leurs vœux, les premiers parlant à son sujet de déluge et de cataclysme, les autres de résurrection et de délivrance.

Disant cela, je pensais non seulement au père de mon ami, et aux Impatients d’Alep, mais aussi à Marta.

Puis Maïmoun s’est demandé si, à l’époque de Noé, les hommes s’étaient également divisés entre ceux qui applaudissaient le Déluge et ceux qui lui étaient hostiles.

Et nous nous sommes mis à rire, au point que nos mules se sont effarouchées.

Le 29 septembre

Je butine de temps à autre quelques vers au hasard dans ce livre d’Abou-l-Ala, qu’un vieux libraire de Maarra posa dans mes mains il y a trois ou quatre semaines. Aujourd’hui, j’ai découvert ceux-ci :

 

Les gens voudraient qu’un imam se lève
Et prenne la parole devant une foule muette
Illusion trompeuse ; il n’y a pas d’autre imam que la raison
Elle seule nous guide de jour comme de nuit.

 

Je me suis empressé de les lire à Maïmoun, et nous avons eu, en silence, des sourires complices.

Un chrétien et un juif conduits sur le chemin du doute par un poète musulman aveugle ? Mais il y a plus de lumière dans ses yeux éteints que dans le ciel d’Anatolie.

Près de Konya, le 30 septembre

Les rumeurs de peste n’ont, hélas, pas été démenties. Notre caravane a dû contourner la ville pour aller planter ses tentes vers l’ouest, dans les jardins de Merâm. Ici, il y a foule, car de nombreuses familles de Konya ont fui l’épidémie pour se réfugier en ce lieu à l’air sain, au milieu des fontaines.

Nous y sommes arrivés vers midi, et en dépit des circonstances, il y règne un esprit… j’allais dire “de fête”… non, pas de fête, mais de promenade insouciante et résignée. Partout, des vendeurs de sirops et de jus d’abricot font tinter les verres qu’ils viennent de rincer aux fontaines ; partout des étalages fumants qui allèchent et tentent et attirent grands et petits. Mais je ne peux détourner mes yeux de la ville toute proche, dont je vois les tours d’enceinte, dont je devine les coupoles et les minarets. Là, une autre fumée monte, qui voile tout, qui assombrit tout. Cette odeur-là ne parvient pas jusqu’à nous, Dieu merci, mais nous la sentons tous avec les narines de l’âme, et elle nous glace le sang. La peste, la fumée de la mort. Je lâche ma plume pour me signer. Avant de reprendre ma relation.

 

Maïmoun, qui s’est joint aux miens pour le repas, a parlé longuement à mes neveux, et un peu à Marta. Dans l’atmosphère qui régnait autour de nous, nous n’avons pu qu’évoquer la fin des temps, et j’ai eu l’occasion de vérifier que Boumeh n’ignorait rien des prédictions du Zohar concernant l’année juive 5408, qui correspond à notre année 1648.

“En l’an 408 du sixième millénaire, récita-t-il de mémoire, ceux qui reposent dans la poussière se lèveront. On les nomme les fils de Heth.”

“Qui sont les fils de Heth ?” demanda Habib, qui se plaisait toujours à étaler, face à l’érudition de son frère, sa propre ignorance.

“Dans la Bible, c’est le nom que l’on donne habituellement aux Hittites. Mais ce qui importe ici, ce n’est pas la signification du mot Heth, c’est sa valeur numérique qui, en hébreu, se trouve être justement 408.”

Valeur numérique ! Que cette notion m’irrite chaque fois que je l’entends ! Au lieu de comprendre le sens des mots, mes contemporains se mettent à calculer la valeur des lettres ; ils les agencent comme cela leur convient, ajoutent, retranchent, divisent et multiplient, et finissent toujours par atteindre le chiffre qui les étonnera, qui les rassurera ou qui les remplira d’effroi. C’est ainsi que la pensée des hommes s’effiloche, c’est ainsi que leur raison se débilite et se dissout dans les superstitions !

Je ne pense pas que Maïmoun prête foi à ces balivernes, mais la plupart de ses coreligionnaires y croient, et la plupart des miens, et la plupart des musulmans avec lesquels j’ai eu l’occasion d’en parler. Même des gens instruits, sages, en apparence raisonnables, se vantent de posséder cette science indigente, cette science des pauvres d’esprit.

Mes paroles sont d’autant plus virulentes dans ces pages que, dans la journée, lors de la discussion, je n’avais rien dit. Tout juste une moue d’incrédulité lorsque j’entendis “valeur numérique”. Mais je me gardai bien d’interrompre la discussion. C’est ainsi que je suis. C’est ainsi que j’ai toujours été, depuis l’enfance. Quand une discussion se déroule autour de moi, je suis curieux de voir où elle va aboutir, qui reconnaîtra son erreur, comment chacun va répondre – ou éviter de répondre – aux arguments de l’autre. J’observe, je me délecte des choses que j’apprends, je note en moi-même les réactions des uns et des autres, sans éprouver pour autant l’envie irrépressible d’exprimer à voix haute mon opinion.

Et ce midi, si certaines remarques suscitaient en moi des protestations muettes, d’autres choses qui se disaient m’intéressaient ou me surprenaient. Comme lorsque Boumeh me fit remarquer que c’est justement en 1648 que fut publié en Moscovie Le Livre de la Foi une, véritable et orthodoxe, où était mentionnée, sans ambiguïté aucune, l’année de la Bête. N’est-ce pas à cause de ce livre que le pèlerin Evdokime est parti sur les routes, qu’il est passé par Gibelet, visite qui fut suivie de tout ce défilé de clients apeurés ? C’est donc cette année-là que la Bête est entrée, si l’on peut dire, dans ma vie. Le père de Maïmoun lui disait que quelque chose s’était passé en 1648, dont on n’avait pas mesuré l’importance. Oui, je veux bien l’admettre, quelque chose s’est enclenché peut-être cette année-là. Pour les juifs, pour les Moscovites. Et aussi pour moi et pour les miens.

“Mais pourquoi fallait-il qu’on annonce justement en 1648 un événement qui est censé se produire en 1666 ? Il y a là un mystère qui m’échappe !”

“Moi non plus, je ne comprends pas”, m’approuva Maïmoun.

“Pour moi, il n’y a aucun mystère”, dit Boumeh avec une tranquillité agaçante.

Tous les regards allèrent bien évidemment se suspendre à ses lèvres. Il prit son temps avant d’expliquer, d’un ton hautain.

“De 1648 à 1666, il y a dix-huit ans.”

Il se tut.

“Et alors ?” demanda Habib en mâchonnant ostensiblement une pleine bouchée de pâte d’abricots.

“Dix-huit, comprends-tu ? Six et six et six. Les trois dernières marches vers l’Apocalypse.”

Il y eut un silence lourd, lourd, lourd. J’avais soudain l’impression que la fumée pestilentielle se rapprochait de nous, qu’elle nous enveloppait. Le plus pensif était Maïmoun, c’est comme si Boumeh venait de résoudre pour lui une énigme fort ancienne. Hatem s’affairait autour de nous, se demandant ce que nous avions tous, car il n’avait saisi que des bribes de la conversation.

Ce fut moi qui rompis le silence :

“Attends, Boumeh ! Tu nous racontes des balivernes. Ce n’est pas à toi que j’apprendrai que du temps du Christ et des évangélistes, on n’écrivait pas six six six comme tu le ferais aujourd’hui en arabe, on l’écrivait en chiffres romains. Et tes trois six ne riment à rien.”

“Et peux-tu me dire comment on écrivait six cent soixante-six du temps des Romains ?”

“Tu sais bien. Comme ceci.”

Je pris un brin de bois qui traînait, et traçai dans le sol DCLXVI.

Maïmoun et Habib se penchèrent au-dessus du chiffre que je venais d’inscrire. Boumeh ne bougea pas de sa place, et ne regarda même pas, se contentant de me demander si je n’avais rien remarqué de particulier dans le nombre que j’avais tracé. Non, je ne voyais pas.

“Ne remarques-tu pas que tous les chiffres romains sont là, dans l’ordre, et chacun une seule fois ?”

“Pas tous, répondis-je trop vite. Il manque…”

“Vas-y, continue, tu es sur la voie. Il manque un chiffre au début. Le M, écris-le ! Nous aurons alors MDCLXVI. Mille six cent soixante-six. Les nombres sont à présent au complet. Les années sont au complet. Plus aucune ne s’y ajoutera.”

Puis il tendit la main et effaça le chiffre jusqu’à la dernière trace en murmurant quelque formule apprise.

 

Maudits ! Maudits soient les nombres et ceux qui les cultivent !

Le 3 octobre

Depuis que nous avons quitté les environs de Konya, ce n’est pas de peste que parlent les voyageurs mais d’une curieuse fable, répandue par le caravanier lui-même, et que, jusqu’ici, je n’avais pas jugé utile de rapporter. Si je l’évoque à présent, c’est qu’elle vient de connaître un dénouement exemplaire.

L’homme prétendait qu’une caravane s’est égarée, il y a quelques années, en allant vers Constantinople, et que, depuis, elle rôde, en détresse, sur les chemins d’Anatolie, victime d’une malédiction. De temps à autre, elle croise une autre caravane, et ses voyageurs désorientés demandent qu’on leur indique le chemin, ou bien posent d’autres questions, les plus inattendues ; quiconque leur répond, ne fut-ce que d’un seul mot, attire sur lui la même malédiction, et devra errer ainsi avec eux jusqu’à la fin des temps.

Pourquoi cette caravane a-t-elle été maudite ? On dit que les voyageurs avaient affirmé à leurs proches qu’ils se rendaient en pèlerinage à La Mecque, alors qu’ils projetaient en réalité de rejoindre Constantinople. Le Ciel les aurait alors condamnés à rôder sans jamais atteindre leur destination.

Notre homme affirma qu’il avait déjà rencontré à deux reprises la caravane fantôme, mais qu’il ne s’était pas laissé abuser. Les voyageurs égarés avaient beau se presser autour de lui, lui sourire, le tenir par les manches, l’amadouer, il avait fait comme s’il ne les voyait pas, et c’est ainsi qu’il avait réussi à éviter le sortilège et à poursuivre son voyage.

À quoi pourrait-on reconnaître la caravane fantôme ? demandèrent nos compagnons les plus angoissés. Il n’y a aucun moyen, répondit-il, elle ressemble en tout aux caravanes ordinaires, ses voyageurs sont pareils à tous les voyageurs, et c’est justement pour cela que tant de gens s’y méprennent et se laissent ensorceler.

Au récit du caravanier, certains des nôtres haussaient les épaules, d’autres paraissaient effrayés et regardaient constamment au loin pour vérifier qu’aucune caravane suspecte n’était à l’horizon.

Je fais partie, bien entendu, de ceux qui n’ont accordé aucun crédit à ces racontars ; à preuve, depuis trois jours que ces récits se propagent de la tête de la caravane jusqu’à la queue, puis remontent de la queue à la tête, je n’avais pas jugé utile de rapporter dans mes pages cette vulgaire fable de caravanier.

Mais aujourd’hui, à l’heure de midi, nous avons bien croisé une caravane.

Nous venions de nous arrêter au bord d’un cours d’eau pour déjeuner. Commis et serviteurs s’affairaient pour ramasser les brindilles et préparer les feux, lorsqu’une caravane apparut sur une colline proche. En quelque minutes, elle fut près de nous. Un mot traversa notre troupe : “Ce sont eux, c’est la caravane fantôme.” Nous étions tous comme paralysés, nous avions sur le front comme une ombre étrange, et nous ne parlions qu’à voix basse, les yeux fixés sur les arrivants.

Ceux-ci s’approchaient, bien trop vite nous semblait-il, dans un nuage de poussière et de brume.

Lorsqu’ils furent près de nous, ils mirent tous pied à terre, et coururent dans notre direction, ravis, apparemment, de retrouver des semblables et un coin de fraîcheur. Ils s’approchèrent, avec de larges sourires, s’employèrent à nous saluer, avec des formules en arabe, en turc, en persan, en arménien. Les nôtres étaient mal à l’aise, mais pas un ne bougea, pas un ne se leva, pas un ne répondit au salut qu’on lui adressait. “Pourquoi ne nous parlez-vous pas ? finirent-ils par demander. Vous aurions-nous offensés en quelque chose sans le vouloir ?” Aucun des nôtres ne bronchait.

Les autres se détournaient déjà pour partir, offusqués, quand, soudain, notre caravanier partit d’un immense éclat de rire, auquel répondit un rire plus sonore encore de l’autre caravanier.

“Maudit sois-tu, dit ce dernier en avançant, les bras ouverts. Tu leur as encore servi ton histoire de caravane fantôme. Et ils y ont mordu !”

Un peu partout, les gens se levaient, s’embrassaient, s’invitaient les uns les autres, pour se faire pardonner.

Ce soir, on ne parle encore que de cela, et chaque voyageur prétend autour de lui que jamais il n’y a cru. Pourtant, lorsque les voyageurs de l’autre caravane s’étaient approchés, tout le monde était blême et personne n’avait osé leur adresser la parole.

Le 4 octobre

Aujourd’hui encore on m’a raconté une fable, mais celle-ci ne me fait pas sourire.

Un homme est venu me voir à l’heure du déjeuner en vociférant, en gesticulant. Il prétendait que mon neveu s’était un peu trop approché de sa fille, et il menaçait de régler l’affaire dans le sang. Hatem et Maïmoun ont essayé de le raisonner, et le caravanier est également intervenu pour le retenir, mais il devait être ravi de me voir ainsi dans l’embarras.

J’ai cherché des yeux Habib, il avait disparu. Pour moi, cette fuite était déjà un aveu de culpabilité, et je l’ai maudit pour m’avoir mis dans cette situation.

L’homme, pendant ce temps, ne faisait que hurler de plus belle, parlant d’égorger le coupable et de répandre son sang devant la caravane entière pour que chacun sache comment on lave l’honneur souillé.

Autour de nous, l’attroupement ne faisait que grossir. Contrairement à la querelle de l’autre jour avec le caravanier, je n’avais pas cette fois la tête haute, ni l’envie de sortir victorieux. Je voulais seulement que le scandale s’arrête, et pouvoir poursuivre ce voyage jusqu’à son terme sans mettre en danger la vie des miens.

Alors je me suis abaissé à aller vers cet individu, à lui tapoter le bras, à lui sourire, à lui promettre qu’il obtiendrait satisfaction et que son honneur sortirait de cette affaire aussi pur qu’un sultanin en or. Lequel sultanin n’est, soit dit en passant, pas un parangon de pureté, vu qu’il ne cesse d’être altéré à mesure que le Trésor ottoman se vide… Cela dit, je n’avais pas fait cette comparaison par hasard, je voulais que l’homme entende parler d’or, et qu’il comprenne que je serais prêt à payer le prix de son honneur. Il vociféra encore quelques instants, mais un ton plus bas, et comme s’il ne renvoyait plus que les échos de ses derniers aboiements.

Alors je l’entraînai par le bras loin de l’attroupement. Une fois en aparté, je lui renouvelai mes excuses, et lui dis explicitement que j’étais prêt à le dédommager.

Pendant que j’entamais ainsi l’humiliant marchandage, Hatem vint me tirer par la manche pour me supplier de ne pas me laisser faire. En le voyant, l’homme recommença ses jérémiades, et je dus ordonner à mon commis de me laisser régler la chose à ma façon.

Et j’ai payé. Un sultanin, accompagné de la promesse solennelle de punir sévèrement mon neveu et de l’empêcher de tourner à l’avenir autour de ladite jeune fille.

 

C’est seulement dans la soirée que Habib s’est présenté devant moi. Hatem était à ses côtés, ainsi qu’un autre voyageur que j’avais déjà vu traîner avec eux. Tous les trois m’ont assuré que j’avais été victime d’une escroquerie. D’après eux, l’homme à qui j’ai donné la pièce d’or n’est pas un père éploré, et la jeune femme qui l’accompagne n’est pas du tout sa fille, mais une ribaude, et cela est de notoriété publique dans toute la caravane.

Habib a prétendu qu’il n’avait jamais rendu visite à cette femme, et en cela il me ment – je me demande même si Hatem ne l’y a pas accompagné. Mais pour le reste, je crois qu’ils disent vrai. Je leur ai tout de même assené deux belles gifles à chacun.

Ainsi, il existe dans cette caravane un lupanar ambulant, que mon propre neveu fréquente – et je ne m’en étais même pas aperçu !

Après toutes ces années dans le négoce, je demeure incapable de distinguer un proxénète d’un père éploré !

À quoi cela me sert-il de scruter l’univers si je ne sais pas voir ce qui est sous mon nez ?

Que je souffre d’être fait d’une argile si frêle !

Le 5 octobre

Ce qui est arrivé hier m’a secoué plus que je ne l’aurais imaginé.

Je me sens affaibli, je me sens épuisé, étourdi, j’ai les yeux embués en permanence et tous les membres endoloris. C’est peut-être le mal des montures qui me reprend… Je souffre à chaque pas et ce voyage me pèse. Je regrette de l’avoir entrepris.

Tous les miens cherchent à me consoler, à me raisonner, mais leurs propos comme leurs gestes se perdent dans un brouillard qui s’épaissit. Ces lignes aussi se brouillent et mes doigts mollissent.

Seigneur !

À Scutari, le vendredi 30 octobre 1665

Pendant vingt-quatre jours je n’ai pas écrit une ligne. Il est vrai que j’étais à deux doigts de mourir. Aujourd’hui je reprends la plume dans une auberge de Scutari, à la veille de traverser le Bosphore pour atteindre enfin Constantinople.

Ce fut peu après l’étape de Konya que je ressentis les premiers symptômes du mal. Un vertige que j’attribuai d’abord à la fatigue du voyage, puis au désagrément que m’avait causé l’inconduite de mon neveu ainsi que ma propre crédulité. Mes ennuis demeuraient toutefois supportables et je n’en parlai pas à mes compagnons, ni même dans ces pages. Jusqu’au jour où je me sentis soudain incapable de tenir la plume et où je dus m’écarter du groupe deux fois de suite pour vomir.

Mes proches et quelques autres voyageurs s’étaient attroupés, murmurant je ne sais quelles sagesses inspirées par mon état, lorsque le caravanier vint vers moi, avec trois de ses sbires. Il décréta que j’étais atteint de la peste, rien de moins ; que je l’avais contractée assurément dans les environs de Konya ; et qu’il fallait d’urgence me séparer de la caravane. Je devrais marcher désormais tout en arrière, et à plus de six cents pas du voyageur le plus proche. Si je guérissais, il me reprendrait ; si j’étais contraint de m’arrêter, il me confierait à Dieu et ne m’attendrait pas.

Marta protesta, de même que mes neveux, mon commis, et aussi Maïmoun, et quelques autres voyageurs autour de nous. Mais il fallut s’exécuter. Moi-même, tout au long de la discussion, qui dura bien une demi-heure, je ne dis pas un mot. Je sentais que si j’ouvrais la bouche, je redeviendrais malade aussitôt. Alors je me drapai dans l’habit de la dignité blessée, tandis qu’en moi-même j’égrenais toutes les insultes génoises et souhaitais à l’homme de périr empalé !

Cette mise en quarantaine dura quatre journées entières, jusqu’à notre arrivée à Afyonkarahisar, la Citadelle noire de l’Opium, bourgade au nom inquiétant et que domine effectivement la silhouette sombre d’une citadelle fort ancienne. Dès que nous fûmes installés au khan des voyageurs, le caravanier vint me voir. Pour dire qu’il avait eu tort, que je n’étais, à l’évidence, pas atteint de la peste, qu’il avait observé que j’étais rétabli, et que je pourrais, dès le lendemain matin, réintégrer le train. Mes neveux se mirent à lui chercher querelle, mais je les fis taire. Je ne supporte pas que l’on s’en prenne à quelqu’un qui s’amende. Tout ce qu’il a mérité d’entendre, il fallait le lui dire avant. Je répondis donc courtoisement à l’homme, acceptant son invitation à revenir.

Ce que je ne lui dis pas, ni à mes proches d’ailleurs, c’est qu’en dépit des apparences je n’étais nullement guéri. Je ressentais dans les tréfonds de mon corps une fièvre diffuse qui chauffait et chauffait comme un brasier d’hiver, et j’étais étonné qu’autour de moi on n’en remarquât pas le rougeoiement sur mon visage.

La nuit suivante, ce fut l’enfer. Je tremblais et m’agitais et haletais, mes habits ainsi que mes draps étaient en eau. Dans la confusion des voix et des échos qui hantaient ma tête débilitée, j’entendis “la veuve” murmurer à mon chevet :

“Il ne repartira pas demain. S’il reprenait la route dans son état, il mourrait avant d’avoir atteint Listana.”

Listana étant, dans le parler des gens de Gibelet, l’un des multiples noms qui désignent Stamboul ou Islamboul, Byzance, la Porte, Costantiniyé…

Et de fait, au matin, je ne fis aucune tentative pour me lever. Sans doute avais-je épuisé mes forces au cours des journées précédentes, il fallait laisser au corps le loisir de se raccommoder.

Mais je n’étais pas encore convalescent, loin de là. Ce que j’ai connu au cours des trois jours qui suivirent, je n’en garde que des images d’ombre. Il m’est avis que j’ai frôlé le trépas de si près que certaines articulations en demeurent raidies jusqu’à ce jour, comme ont dû l’être, jadis, celles de Lazare ressuscité. J’ai perdu dans ce combat avec la maladie quelques livres de chair comme on jette à un fauve un quartier de viande pour l’apaiser. Je n’en parle pas encore sans balbutier, je dois avoir aussi quelques raideurs à l’âme. Les mots me viennent avec peine.

Pourtant, ce qui me restera en mémoire de cette pause forcée à Afyonkarahisar, ce n’est ni la souffrance ni la détresse. Abandonné par la caravane, convoité par la mort, sans doute. Mais chaque fois que j’entrouvrais les yeux, je voyais Marta assise à mon côté sur ses jambes pliées, qui me fixait avec un sourire d’inquiétude apaisée. Et quand je refermais les yeux, ma main gauche demeurait prise dans ses deux mains, l’une en dessous, paume contre paume, serrée ; l’autre au-dessus, qui glissait parfois lentement sur le dos de mes doigts en une caresse de réconfort et d’infinie patience.

Elle n’a fait appel ni à un guérisseur ni à un apothicaire, ils m’auraient achevé plus sûrement que la fièvre. Marta m’a seulement soigné par sa présence, par quelques gorgées d’eau fraîche, et par ces deux mains qui me retenaient de partir. Je ne suis pas parti. Pendant trois jours, ainsi que je l’ai dit, la mort avait rôdé, je semblais être sa proie acquise. Puis, au quatrième jour, comme lasse, ou comme apitoyée, elle s’est éloignée.

Je ne voudrais pas donner l’impression que mes neveux ou mon commis m’avaient délaissé. Hatem n’était jamais loin, et les deux jeunes gens, entre deux promenades en ville, revenaient s’enquérir de mon état, préoccupés, contrits – un dévouement plus constant n’eût pas été de leur âge. Dieu les préserve, je ne leur reproche rien, sinon de m’avoir entraîné dans cette expédition. Mais c’est à Marta d’abord que va ma gratitude. Non, gratitude n’est pas le mot qui convient. Ce serait même, de ma part, le comble de l’ingratitude que de me contenter de dire gratitude. Ce qui a été payé en larmes ne se rembourse pas en eau salée.

Je ne mesure pas encore à quel point cette étape m’a secoué. Pour tout être, la fin du monde est d’abord sa propre fin, et la mienne m’avait semblé soudain imminente. Sans attendre l’année fatidique, j’étais en train de glisser hors du monde, lorsque deux mains m’ont retenu. Deux mains, un visage, un cœur, un cœur que je savais capable de sautes d’amour et d’obstination rebelle, mais peut-être pas d’une tendresse si puissante, si enveloppante. Depuis cette étape où nous nous étions retrouvés par quiproquo dans le même lit, mari et femme dans l’apparence, je me disais qu’une nuit, par l’inéluctable logique des sens, j’en arriverais à maquiller le désir en passion pour conduire les choses à leur terme, quitte à le regretter au lever du jour. À présent je me dis que Marta est bien plus ma femme dans la réalité que dans les apparences, et que le jour où je m’unirai à elle, ce ne sera ni par jeu, ni par ivresse, ni par emportement des sens, ce sera l’acte le plus chaleureux et le plus légitime. Qu’elle soit ou non, ce jour-là, dégagée du serment qui l’a liée jadis à son gredin d’époux.

Je dis “ce jour-là” parce qu’il n’est pas encore venu. Je suis persuadé qu’elle-même l’espère autant que je l’espère, mais l’occasion ne s’en est pas présentée. Si nous étions sur la route de Tarse, et que la nuit prochaine devait se passer dans la maison du cousin de Maïmoun, nous nous serions unis par nos corps comme nous sommes unis désormais dans nos âmes. Mais à quoi bon regarder en arrière, je suis ici, aux portes de Constantinople, vivant, et Marta n’est pas loin. L’amour se nourrit de patience autant que de désir, n’est-ce pas là la leçon que j’ai apprise d’elle à Afyonkarahisar ?

 

C’est seulement au bout de huit jours que nous reprîmes la route, en nous joignant à une caravane en provenance de Damas, où se trouvaient, curieux hasard, deux personnes de ma connaissance, un parfumeur et un prêtre. Nous fîmes halte une journée à Kutahya, et une autre à Izmit, pour atteindre Scutari aujourd’hui, en début d’après-midi. Certains de nos compagnons ont décidé de courir au bateau sans attendre ; j’ai préféré quant à moi ménager mes efforts, prendre le temps d’une sieste réparatrice, pour franchir tranquillement demain, samedi, l’ultime étape du voyage. Nous aurons passé, depuis Alep, cinquante-quatre jours en route, au lieu des quarante prévus, et soixante-neuf depuis Gibelet. Pourvu que Marmontel ne soit pas reparti déjà pour la France en emportant Le Centième Nom !

À Constantinople, le 31 octobre 1665

Aujourd’hui Marta a cessé d’être “ma femme”. Les apparences se conforment désormais à la réalité, en attendant que la réalité se conforme un jour aux apparences. Non que j’aie décidé, après amère réflexion, de mettre fin à une confusion qui durait depuis deux mois, et qui m’était devenue à chaque étape un peu plus familière, mais les choses se sont passées aujourd’hui de telle sorte qu’il eût fallu tromper effrontément tout le monde pour que persiste la fiction.

 

Une fois traversé le détroit, dans une telle cohue de gens et de bêtes que je crus bien que l’embarcation allait sombrer, je m’étais mis à la recherche d’une auberge tenue par un Génois du nom de Barinelli, chez qui mon père et moi avions logé lors de notre visite à Constantinople il y a vingt-quatre ans. L’homme est décédé, et la maison ne fait plus auberge, mais elle appartient à la même famille, et l’un des petits-fils de l’ancien tenancier y vit encore, avec une seule servante que j’ai brièvement aperçue de loin.

Quand je me présentai au jeune Barinelli et que je déclinai mon nom, il fit un éloge émouvant de mes glorieux ancêtres Embriaci, et insista pour que nous demeurions chez lui. Puis il me demanda qui étaient les nobles personnes qui m’accompagnaient. Je répondis sans trop d’hésitation qu’il y avait là mes deux neveux ; mon commis, dehors, qui s’occupait des bêtes ; ainsi qu’une respectable dame de Gibelet, une veuve, venue à Constantinople pour certaines formalités administratives, et qui avait fait la route sous notre protection.

Je ne nie pas avoir éprouvé un serrement de cœur. Mais il ne pouvait être question pour moi de répondre autrement. La route quelquefois s’agrémente de fables, comme le sommeil s’agrémente de songes, il faut savoir ouvrir les yeux à l’arrivée.

Pour moi le réveil s’appelle Constantinople. Dès demain, dimanche, je me présenterai dans mes habits d’apparat à l’ambassade du roi de France, ou plus exactement à l’église de l’ambassade, à la recherche du chevalier de Marmontel. J’espère qu’il ne m’en a pas trop voulu de lui avoir fait payer tellement cher le livre de Mazandarani. Si besoin est, je lui ferai une substantielle ristourne en échange de la permission de le recopier. Sans doute me faudra-t-il déployer, pour l’en persuader, toute mon habileté de Génois, de négociant en curiosités et de Levantin.

J’irai seul à sa rencontre, je ne fais pas suffisamment confiance à mes neveux. Un mot impétueux, ou à l’inverse trop servile, un geste d’impatience, et ce personnage si fier se cabrerait irrémédiablement.

Le premier novembre

Seigneur, par où commencer mon récit de ce jour ?

Par le début ? Je me suis réveillé en sursaut, pour aller au quartier de Péra assister à la messe de l’ambassade…

Ou par la fin ? Nous avons fait tout ce voyage de Gibelet à Constantinople pour rien…

 

À l’église, il y avait une foule sombre. Des dames en noir, et des chuchotements accablés. En vain je cherchai des yeux, dans l’assistance, le chevalier de Marmontel ou quelque autre visage connu. Arrivé en courant au commencement de l’office, j’avais juste eu le temps de me découvrir, de me signer, et de prendre place au bout d’une rangée, à l’arrière.

Me rendant alors compte de la tristesse extrême qui régnait, je tentai deux ou trois regards interrogatifs en direction de mon voisin le plus proche, mais il s’entêta pieusement à ne pas remarquer ma présence. Ce n’était pas seulement la Toussaint, il y avait eu, à l’évidence, un deuil récent, la mort d’un personnage éminent, et j’en fus réduit aux supputations. Je savais que l’ancien ambassadeur, Monsieur de la Haye, était depuis des années au plus mal ; emprisonné pendant cinq mois au château des Sept-Tours sur ordre du sultan, il en était sorti atteint de la maladie de la pierre, et si affaibli que le bruit de sa mort avait couru à plusieurs reprises. C’est lui, me dis-je ; et comme le nouvel ambassadeur n’est autre que son fils, la consternation que j’observais n’était nullement surprenante.

Lorsque l’officiant, un capucin, commença son éloge funèbre en vantant le personnage de haute lignée, le serviteur dévoué du grand roi, l’homme de confiance rompu aux missions délicates, et en évoquant, à mots voilés, les périls qu’encourent ceux qui remplissent leurs nobles devoirs en pays infidèle, je n’eus plus le moindre doute. Les relations entre la France et la Sublime-Porte n’ont jamais été aussi acrimonieuses, au point que le nouvel ambassadeur, nommé il y a quatre ans déjà, n’a toujours pas osé prendre ses fonctions, par crainte de subir les mêmes vexations que son père.

Chaque parole du sermon me renforçait encore dans mon idée. Jusqu’au moment où, au détour d’une longue phrase, fut enfin prononcé le nom du disparu.

Je sursautai si fort que tous les visages se tournèrent vers moi, qu’un murmure traversa l’assemblée des fidèles, et que le prédicateur s’interrompit quelques secondes, se racla la gorge, et tendit le cou, cherchant à voir si la personne tellement éplorée n’était pas un proche parent du défunt chevalier.

Marmontel !

Être justement venu à cette église pour lui parler après la messe, et apprendre sa mort !

Avoir passé deux longs mois sur les routes, à travers la Syrie, la Cilicie, le Taurus et le plateau d’Anatolie, et failli perdre la vie, dans l’unique espoir de le retrouver, et de lui emprunter, pour quelques jours, Le Centième Nom. Pour apprendre qu’ils ont péri l’un et l’autre, – oui l’homme et le livre, disparus, disparus en mer !

Une fois l’office terminé, je m’en fus voir le capucin, qui me dit s’appeler Thomas de Paris, et qui se trouvait en compagnie d’un négociant français fort réputé, le sieur Roboly. Je leur expliquai les raisons de mon désarroi, et leur racontai qu’à plusieurs reprises le chevalier était venu dans mon modeste magasin afin d’effectuer quelques acquisitions pour le compte de Sa Majesté. Ils en conçurent pour moi, m’a-t-il semblé, une flatteuse estime, et m’interrogèrent avec quelque anxiété sur la visite du chevalier à Gibelet, au mois d’août, sur ce qu’il m’avait dit à propos de sa dernière traversée, et sur les inquiétudes prémonitoires qu’il aurait pu nourrir.

Le père Thomas se montrait d’une infinie prudence, contrairement au sieur Roboly, lequel ne tarda pas à me confier qu’à son avis le naufrage du chevalier n’était pas dû aux intempéries, comme le prétendent les autorités, mais à une attaque des pirates, vu que la mer était calme au large de Smyrne lorsque le drame est arrivé. Il avait même commencé à me dire qu’il ne croyait pas que lesdits pirates avaient agi de leur propre chef, quand l'ecclésiastique le fit taire d’un froncement de sourcils. “Nous ne savons rien de tout cela ! décréta-t-il. Que la volonté de Dieu soit faite, et que chacun reçoive du Ciel la rétribution qu’il a méritée !”

Il est vrai qu’il ne servait plus à rien de spéculer sur les véritables causes du drame, et encore moins sur les agissements des autorités sultaniennes. Pour moi, en tout cas, tout cela n’avait plus la moindre importance. L’homme que j’étais venu voir, comme le livre que j’espérais lui reprendre ou lui emprunter, reposaient désormais au royaume de Neptune, dans les entrailles de la mer Égée, ou peut-être déjà dans les entrailles de ses poissons.

Je dois avouer qu’après m’être apitoyé sur mon sort, et m’être lamenté pour avoir encouru tant de peines pour rien, je me mis à m’interroger sur le sens que pouvait avoir cet événement, et sur les enseignements que je devais en tirer. Après la mort du vieil Idriss, la disparition de Marmontel et du Centième Nom, ne devrais-je pas renoncer à ce livre et rentrer sagement à Gibelet ?

Telle n’est pas l’opinion de notre préposé aux signes. D’après mon neveu Boumeh, le Ciel a certes voulu nous infliger une leçon – noyer l’émissaire du roi de France pour tirer l’oreille d’un négociant génois, belle logique ! mais passons… – le Ciel, donc, a voulu nous punir, me punir surtout, pour avoir laissé échapper cet ouvrage alors que je l’avais en ma possession. Seulement, il ne s’agit pas de me faire renoncer, bien au contraire. Nous devrions redoubler nos efforts, être prêts à subir d’autres souffrances, d’autres déceptions, afin de mériter à nouveau la récompense suprême, le livre salvateur.

Que faire donc, selon lui ? Chercher encore. N’y a-t-il pas, à Constantinople, les plus grands et les plus anciens libraires du monde entier ? Il faudrait les interroger un à un, fouiller dans leurs rayons, dans leurs arrière-boutiques, et l’on finira par trouver.

Sur ce point – mais sur ce point seulement ! – je ne lui donne pas tort. S’il est un endroit où l’on devrait pouvoir trouver quelque copie, authentique ou fausse, du Centième Nom, ce ne peut être que Constantinople.

Cette vérité n’a guère pesé, toutefois, sur la décision que j’ai prise de ne pas repartir tout de suite pour Gibelet. Une fois passé le premier choc de la nouvelle inattendue, je me suis persuadé qu’il ne servirait à rien de céder à l’abattement ni surtout d’affronter à nouveau – et en pleine saison froide ! – les désagréments de la route alors que je ne suis pas encore tout à fait rétabli. Attendons un peu, me raisonnai-je, écumons les échoppes des bouquinistes et des confrères négociants en curiosités, laissons aussi à Marta le temps d’effectuer ses démarches, puis nous aviserons.

Peut-être qu’en prolongeant de quelques semaines ce voyage, je lui redonnerai un sens. Voilà ce que je me dis avant de tourner cette page, et je n’ignore point que c’est là une ruse pour faire taire mon angoisse et tromper mon désarroi.

Le 3 novembre

Je pense sans arrêt à ce malheureux Marmontel, et cette nuit, pour la deuxième fois de suite, je l’ai vu dans mon rêve ! Comme je regrette que, lors de sa dernière visite, nous ne nous soyons pas quittés en meilleurs termes. Lorsque je lui ai réclamé quinze cents maidins pour prix du livre de Mazandarani, il a dû, en lui-même, maudire l’avidité du Génois. Comment aurait-il pu deviner que j’avais seulement des scrupules à me séparer d’un ouvrage dont un pauvre homme m’avait fait cadeau ? Mes intentions étaient des plus nobles, mais il n’a pu les deviner. Et jamais plus je ne pourrai me réhabiliter à ses yeux.

Puisse le temps émousser mon remords !

 

L’après-midi, je reçus dans ma chambre la visite de mon aimable logeur, le sieur Barinelli. Il avait vérifié d’abord, en entrouvrant délicatement la porte, que je ne faisais plus la sieste ; sur un signe de moi, il entra timidement en me faisant comprendre qu’il venait prendre de mes nouvelles en raison de ce qu’on lui avait appris. Puis il s’assit, le dos droit, les yeux baissés, comme pour des condoléances. Entra ensuite sa servante, qui resta debout jusqu’à ce que je l’eusse priée instamment de s’asseoir. Lui me tenait des propos de saine consolation, à la façon génoise, pendant qu’elle ne disait rien, ne comprenait rien, se contentant d’écouter son maître, tout entière tournée vers lui, comme si sa voix était la plus belle des musiques. Quant à moi, tout en faisant mine d’apprécier ce qu’il me disait des arrêts de la Providence, je trouvais plutôt ma consolation à les observer l’un et l’autre.

Ces deux-là m’attendrissent. Je n’en ai pas encore parlé dans ces pages, ayant eu trop à dire sur Marmontel, mais depuis que nous sommes ici, j’en parle souvent à mi-voix avec les miens, surtout avec Marta, et nous plaisantons gentiment à leur sujet.

Leur histoire est étrange. Je vais m’appliquer à la raconter telle que je l’ai apprise, peut-être va-t-elle me délivrer quelques instants des soucis qui m’assaillent.

Au printemps dernier, Barinelli, en se rendant au marché des orfèvres pour quelque affaire, était passé par le marché des esclaves, qu’on appelle ici Esir-pazari. Un marchand l’aborda, tenant par la main une jeune femme, dont il se mit à lui vanter les qualités. Le Génois lui dit qu’il n’avait pas l’intention d’acheter une esclave, mais l’autre insista en disant :

“Ne l’achète pas, si tu veux, mais au moins regarde-la !”

Pour en finir au plus vite, Barinelli jeta un regard à la fille, décidé à poursuivre aussitôt sa route. Mais lorsque leurs yeux se rencontrèrent, il eut, dit-il, “le sentiment d’avoir retrouvé une sœur captive”. Il voulut lui demander d’où elle venait, mais elle ne comprit ni son turc, ni son italien. Le marchand expliqua aussitôt qu’elle parlait une langue que personne ici ne comprenait. Il ajouta qu’elle avait aussi un autre petit défaut, un léger boitillement, dû à une blessure à la cuisse. Il lui souleva la robe pour montrer la cicatrice, mais Barinelli la rabattit aussitôt d’une main ferme en disant qu’il la prenait telle quelle, sans avoir besoin d’en voir plus.

Il revint donc chez lui avec cette esclave, qui put seulement lui dire qu’elle s’appelait Liva. Étrangement, Barinelli se prénomme Livio.

Depuis, ils vivent ensemble la plus émouvante histoire d’amour. Ils se tiennent constamment par la main, se couvent des yeux. Livio la regarde comme si elle était, non pas son esclave, mais sa princesse, et sa femme adorée. Que de fois je l’ai vu porter sa main à ses lèvres, pour y déposer un baiser, approcher une chaise pour la faire asseoir, ou passer tendrement sa main sur ses cheveux, sur son front, oubliant nos yeux qui les regardaient. Tous les époux du monde, et tous les amoureux, seraient jaloux de ces deux-là.

Liva a les yeux bridés et les pommettes saillantes, avec cependant des cheveux clairs, presque blonds. Elle pourrait bien venir d’une peuplade des steppes. Je la crois descendante des Mongols, mais d’un Mongol qui aurait enlevé quelque sabine de Moscovie ; elle-même n’a jamais su expliquer d’où elle était ni comment elle s’est trouvée captive. Son amoureux m’assure qu’elle comprend à présent tout ce qu’il lui dit ; à voir la manière dont il le lui dit, je ne m’étonne pas qu’elle comprenne. Elle finira par apprendre l’italien, à moins que ce ne soit Barinelli qui apprenne la langue des steppes.

Ai-je déjà dit qu’elle était enceinte ? Son Livio lui interdit maintenant de monter ou de descendre l’escalier sans être à ses côtés pour lui tenir le bras.

 

En me relisant, je découvre que j’ai appelé Liva “sa servante”. Je me suis promis de ne jamais effacer ce que j’ai écrit, mais il faut que je rectifie. Je ne voulais pas l’appeler “esclave”, et j’hésitais à l’appeler concubine ou maîtresse. Après ce que je viens de raconter, il m’apparaît évident qu’elle devrait être appelée “sa femme”, tout simplement. Barinelli la considère comme son épouse, il la traite bien mieux que ne sont traitées les épouses, et elle sera demain la mère de ses enfants.

Le 4 novembre

Les miens se sont éparpillés dès le matin de par la ville, chacun à la poursuite des ombres qui le hantent.

Boumeh est allé fouiner dans les échoppes des bouquinistes, où on lui a vaguement parlé d’un grand collectionneur de livres qui posséderait, dit-on, un exemplaire du Centième Nom ; il n’a pu en savoir plus.

Habib était parti avec son frère, ils avaient traversé la Corne d’Or sur la même barque, mais ils sont revenus chacun à son heure, je doute qu’ils aient longtemps cheminé côte à côte.

Marta s’est rendue au palais du sultan pour essayer de savoir si un homme portant le nom de son mari n’a pas été pendu il y a deux ans comme pirate ; Hatem l’a accompagnée, qui parle bien le turc, et se débrouille mieux que nous tous dans les arcanes ; s’ils n’ont rien pu glaner jusqu’à présent sur cette affaire, ils ont obtenu quelques renseignements utiles sur la manière de procéder en pareilles circonstances, et ils reviendront à la charge dès demain.

Quant à moi, je suis reparti voir le père Thomas en son église de Péra. Lors de notre première rencontre, dimanche, je n’avais pas eu l’occasion – ni, d’ailleurs, le désir – de lui avouer clairement pourquoi la disparition de Marmontel m’affectait à ce point. J’avais évoqué en termes vagues des objets précieux que le chevalier m’aurait achetés, et dont nous devions reparler ensemble à Constantinople. Cette fois, je lui expliquai, comme à un confesseur, les véritables raisons de mon désarroi. Il me saisit le poignet, quelques longues secondes, pour que je ne dise plus un mot, tandis qu’il méditait ou priait en lui-même. Puis il me dit :

“Pour un chrétien, la seule façon de s’adresser au Créateur, c’est la prière. On se montre modeste et soumis, on Lui exprime si l’on veut des doléances et des attentes, et l’on termine par amen, que Sa volonté soit faite. À l’inverse, l’orgueilleux cherche dans les livres des magiciens les formules qui lui permettront, pense-t-il, d’infléchir la volonté du Seigneur, ou de la détourner, ils imaginent la Providence comme un vaisseau dont eux, pauvres mortels, pourraient dévier le gouvernail à leur convenance. Dieu n’est pas un vaisseau, Il est le Maître des vaisseaux et des mers et du ciel calme et des tempêtes, Il ne se laisse pas gouverner par les formules des magiciens, Il ne se laisse emprisonner ni dans les mots ni dans les chiffres, Il est l’insaisissable, l’imprévisible. Malheur à qui prétend L’apprivoiser !

“Vous me dites que le livre que Marmontel vous a acheté possède des vertus extraordinaires…”

“Non, mon père, rectifiai-je, je n’ai fait que vous rapporter les sottises qui se racontent ; si je croyais moi-même aux vertus de ce livre, je ne m’en serais pas séparé.”

“Eh bien, mon fils, vous avez bien fait de vous en séparer, puisque vous, qui avez voyagé à la Providence, vous voici à Constantinople, alors que le chevalier, qui avait embarqué dans ses bagages ce livre prétendument salvateur, n’est jamais arrivé ! Dieu le prenne en miséricorde !”

Si je cherchais auprès du père Thomas les détails du naufrage, je n’ai rien appris de neuf ; mais si je cherchais la consolation, il m’en a prodigué, et en quittant l’église j’avais le pas plus alerte, ma mélancolie de ces derniers jours s’était dissipée.

Surtout, sa dernière réflexion à propos du voyage m’avait procuré – pourquoi mentir ? – un sentiment de réconfort. Aussi, le soir, dès que Boumeh fut rentré, et après l’avoir laissé spéculer sur les chances que nous avions d’obtenir une nouvelle copie du Centième Nom, je lançai, avec un soupir, et en m’attribuant sans vergogne la paternité de cette judicieuse observation.

“Je ne sais pas si nous repartirons avec ce livre, mais il est heureux que nous ne soyons pas venus avec.”

“Et pour quelle raison ?”

“Parce que le chevalier, qui voyageait justement en compagnie de ce livre…”

Marta sourit, les yeux de Hatem pétillèrent, et Habib ne se gêna pas pour rire, en posant la main sur l’épaule de son frère, qui s’écarta dédaigneusement, et qui, vexé, répondit sans me regarder :

“Notre oncle s’imagine que Le Centième Nom est une sainte relique faiseuse de miracles. Je n’ai jamais pu lui expliquer que ce n’est pas l’objet lui-même qui peut sauver son possesseur, mais le mot qui est caché à l’intérieur. Le livre que possédait Idriss n’était que la copie d’une copie. Et nous-mêmes, qu’étions-nous venus faire dans cette ville ? Emprunter le livre au chevalier, s’il l’avait bien voulu, afin de le recopier ! Ce n’est donc pas l’objet que nous cherchons, mais le mot caché.”

“Quel mot ?” demanda Marta, innocente.

“Le nom de Dieu.”

“Tu veux dire : Allah ?”

Boumeh prit pour lui répondre son ton le plus docte, le plus pédant.

“Allah n’est que la contraction de ‘al-ilah’, qui veut simplement dire ‘le dieu’. Ce n’est donc pas un nom, juste une désignation. Comme si tu disais ‘le sultan’. Mais le sultan a aussi un nom, il s’appelle Muhammad, ou Mourad ou Ibrahim ou Osman. Comme le pape, que l’on appelle Saint-Père, mais qui a aussi un nom propre.”

“Parce que les papes et les sultans meurent, dis-je, et sont remplacés. S’ils ne mouraient pas, s’ils restaient toujours les mêmes, on n’aurait plus besoin de les désigner par un nom et un chiffre, il suffirait de dire ‘le Pape’, ‘le Sultan’…”

“Tu n’as pas tort. Puisque Dieu ne meurt pas, et n’est jamais remplacé par un autre, nous n’avons pas besoin de l’appeler autrement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas un autre nom, un nom intime. Il ne le confie pas au commun des mortels, seulement à ceux qui méritent de le connaître. Ceux-là sont les vrais Élus, et il leur suffit de prononcer le nom divin pour échapper à tous les périls et faire reculer toutes les calamités. Vous allez me rétorquer que si Dieu ne révèle son nom qu’à ceux qu’il a choisis, cela veut dire qu’il ne suffit pas de posséder le livre de Mazandarani pour avoir un tel privilège. Sans doute. Le malheureux Idriss a été toute sa vie en possession de ce livre, et il est possible qu’il n’en ait rien appris. Pour mériter de connaître le nom suprême, il faut faire preuve d’une piété exceptionnelle, ou d’un savoir sans pareil, ou révéler quelque autre qualité que ne partage pas le reste des mortels. Mais il arrive aussi que Dieu se prenne d’amitié pour quelqu’un que rien, en apparence, ne semble distinguer des autres. Il lui envoie des signes, lui confie des missions, lui dévoile des secrets, et transforme sa vie terne en une épopée mémorable. Il ne faut pas se demander pourquoi telle personne a été choisie et pas telle autre, Celui qui embrasse d’un même regard le passé et l’avenir n’a que faire de nos considérations d’aujourd’hui.”

Mon neveu se croit-il vraiment désigné par le Ciel ? C’est le sentiment que j’ai eu pendant qu’il parlait ainsi. Il y a dans ce visage encore enfantin, sous ce duvet clair, comme un tremblement qui m’inquiète. Le jour venu, saurai-je ramener ce garçon chez sa mère ? ou sera-ce lui qui m’entraînera encore sur les routes, comme il nous a tous entraînés jusqu’ici ?

Non, pas tous ! ce que je viens d’écrire n’est pas vrai ! Marta est venue pour ses propres raisons ; Habib par esprit chevaleresque ou par galanterie ; et Hatem n’a fait que suivre son maître à Constantinople comme il m’aurait suivi partout ailleurs. Moi seul ai cédé aux injonctions de Boumeh, et c’est à moi qu’il incombe de le refréner. Pourtant, je n’en fais rien. Je l’écoute avec complaisance alors même que je sais que sa raison est déraison et que sa foi est impiété.

Peut-être devrais-je me comporter autrement avec lui. Le contredire, l’interrompre, le railler, en un mot le traiter comme un oncle traite son jeune neveu, au lieu de manifester tant d’estime pour sa personne, pour son érudition. La vérité, c’est que j’éprouve envers lui une certaine appréhension, et même une certaine terreur, que je me dois de surmonter.

Fût-il un envoyé du Ciel ou un messager des Ténèbres, il est encore mon neveu, et je le contraindrai à se comporter comme tel !

Le 5 novembre

Je suis allé au palais du sultan avec Marta, à sa demande. J’en suis reparti aussitôt à la demande de mon commis, qui trouvait que ma présence rendait sa tâche plus ardue. Je m’étais paré de mes plus beaux habits afin de me faire respecter, je n’ai fait qu’attiser autour de nous l’avidité et la convoitise.

 

Nous nous étions introduits dans la première cour du palais, avec des centaines d’autres plaignants, tous aussi silencieux que s’ils étaient dans un lieu de prière. Mais c’est la terreur qu’inspire le voisinage de celui qui a sur chacun droit de vie et de mort. Jamais je n’étais entré dans un lieu semblable, et j’avais hâte de m’éloigner de cette foule qui intriguait à voix basse, qui se mouvait en rasant le sable, et qui suait la tristesse et la peur.

Hatem voulait rencontrer dans l’Armurerie un greffier qui lui avait promis certains renseignements, en échange d’une petite somme. Arrivés à la porte du bâtiment, qui avait été autrefois l’église Sainte-Irène, mon commis me demanda d’attendre à l’extérieur, de peur que le fonctionnaire, en me voyant, n’augmentât ses exigences. Mais il était trop tard. Par malchance, l’homme sortait justement à cet instant-là pour quelque affaire, et il ne manqua pas de me toiser de bas en haut. Lorsqu’il revint à son poste, quelques minutes plus tard, ses prétentions avaient été multipliées par quinze. On ne demande pas à un Génois prospère ce qu’on demande à un villageois syrien accompagnant une pauvre veuve. Les dix aspres sont devenues cent cinquante, et les renseignements furent, de plus, incomplets, car l’homme, au lieu de livrer tout ce qu’il savait, en retint l’essentiel, dans l’espoir d’obtenir une nouvelle rétribution. Ainsi, il nous apprit que, selon le registre qu’il avait consulté, le nom de Sayyaf, le mari de Marta, ne figurait pas parmi ceux des condamnés, mais qu’il y avait un deuxième registre auquel il n’avait pu encore avoir accès. Il fallut payer, et remercier, tout en demeurant dans l’incertitude.

Hatem voulait encore aller voir quelqu’un d’autre, “sous la coupole”, au-delà de la porte du Salut. Il me supplia de ne pas les accompagner plus loin, et je m’éclipsai, plus amusé que vexé, pour les attendre à l’extérieur, chez un vendeur de café que nous avions remarqué à l’arrivée. Ces démarches m’exaspèrent, et je n’y serais jamais allé si Marta n’avait pas insisté. Désormais, je me dispenserai de cette corvée, et leur souhaite de réussir au plus vite, et aux moindres frais.

Ils sont ressortis au bout d’une heure. Le personnage que Hatem voulait voir lui a demandé de revenir jeudi prochain. Il est également greffier, mais à la tour de la Justice, où il reçoit d’innombrables suppliques, qu’il transmet en haut lieu. Pour prix du rendez-vous fixé, il a pris une pièce d’argent. Si je m’étais montré, il aurait exigé une pièce d’or.

Le 6 novembre, un vendredi

Est arrivé aujourd’hui ce qui devait arriver. Non pas la nuit, dans le lit de la confusion, par le biais d’une étreinte subreptice, mais en pleine matinée, alors qu’à l’extérieur les ruelles étaient grouillantes. Nous étions là, elle et moi, dans la maison du sieur Barinelli, à l’étage, penchés derrière les jalousies, à contempler le va-et-vient des gens de Galata comme deux femmes oisives. Le vendredi est ici jour de prière et, pour certains, jour de promenade, de festin, ou de repos. Nos compagnons étaient partis, chacun de son côté, et notre logeur à son tour est sorti. Nous avions entendu la porte claquer, puis nous l’avions vu avancer, avec précaution, dans la ruelle au-dessous de nous, en contournant à chaque pas des amas de gravats, lui et sa belle, enceinte et boitillante, agrippée à son bras, et qui trébucha soudain et faillit s’étaler parce qu’elle regardait son homme plus qu’elle ne regardait où elle posait ses pas. Il la rattrapa de justesse, la sermonna doucement en passant une main protectrice sur son front, et tira avec son doigt une ligne imaginaire allant de ses yeux à ses pieds. Elle fit signe de la tête qu’elle avait bien compris, et leur marche reprit, plus lente.

À les observer, nous eûmes, Marta et moi, pour leurs déboires, un rire d’envie. Nos mains se touchèrent, puis se refermèrent l’une sur l’autre comme leurs mains. Nos regards se rejoignirent, et comme par un jeu où aucun de nous ne voulait se détourner le premier, nous restâmes ainsi, un long moment, chacun dans le miroir de l’autre. La scène aurait pu devenir risible, ou enfantine, si, au bout d’un moment, une larme n’avait coulé sur la joue gauche de Marta. Une larme d’autant plus surprenante que sur son visage le sourire ne s’était pas encore effacé. Me levant alors, je contournai la table basse où nous avions nos tasses de café encore fumantes, pour me tenir derrière elle, et pour rabattre mes bras sur ses épaules et sur sa poitrine en serrant doucement.

Elle renversa alors la tête en arrière, entrouvrit les lèvres et ferma les yeux. Elle eut, en même temps, un soupir d’abandon. Je l’embrassai sur le front, puis doucement sur les paupières, puis au coin des lèvres d’un côté, de l’autre, en m’approchant timidement de sa bouche. Sa bouche que, cependant, je ne saisis pas tout entière, mais caressai d’abord de mes lèvres tremblantes, qui ne cessaient de prononcer “Marta”, ainsi que tous les mots italiens et arabes qui disent “mon cœur”, “mon amour”, “mon amie”, “ma fille”, et puis “je te veux bien”.

Et nous nous retrouvâmes l’un au creux de l’autre. La maison était encore silencieuse et le monde au-dehors de plus en plus lointain.

Nous avions dormi par trois fois côte à côte, mais je n’avais pas découvert son corps, pas plus qu’elle n’avait éprouvé le mien. Au village du tailleur Abbas je lui avais tenu la main, une nuit entière, par bravade, et à Tarse elle avait étalé sa chevelure noire sur mon bras. Deux longs mois de timidités et d’ébauches, avec de part et d’autre la peur et l’espoir d’atteindre cet instant. Ai-je écrit déjà combien était belle la fille du barbier ? Elle l’est toujours autant, et elle n’a pas perdu en fraîcheur ce qu’elle a gagné en tendresse. En tendresse et en rage, je devrais dire. Aucune étreinte ne ressemble à celle qui la suivra. La sienne, autrefois, devait être à la fois gourmande et fugitive, effrontée, insouciante. Je ne l’ai pas connue, mais à bien regarder la femme et ses bras on devine l’étreinte. Aujourd’hui, elle est, oui, aussi rageuse que tendre, ses bras enlacent comme on nage vers le salut, elle respire comme si elle avait eu jusqu’ici la tête sous l’eau, et toute insouciance n’est que feinte.

“À quoi penses-tu ?” lui demandai-je lorsque nous eûmes retrouvé un peu de souffle et de sérénité.

“À notre logeur et à sa servante, tout devrait les séparer, et pourtant ils me donnent l’impression d’être les plus heureux des humains.”

“Nous aussi nous pourrions être les plus heureux des humains.”

Elle dit “Peut-être !”, avec un soupir, et en regardant de l’autre côté.

“Pourquoi seulement ‘peut-être’ ?”

Elle se pencha au-dessus de moi, comme pour sonder mes yeux et mes pensées de plus près. Puis elle sourit, posa un baiser entre mes deux sourcils.

“Ne dis plus rien. Approche-toi !”

Elle s’étendit de nouveau sur le dos, et m’attira vigoureusement vers elle. Moi qui suis gros comme un buffle, elle me fit sentir que j’étais léger sur son sein comme un nouveau-né.

“Approche-toi !”

Son corps est devenu pour moi une patrie familière, collines et gorges et sentiers d’ombre et pâturages, terre si vaste et généreuse, et soudain si exiguë, je la serre, elle me serre, ses ongles s’enfoncent dans mon dos, s’enfoncent pour me marquer la peau de chiffres arrondis.

Le souffle coupé, je murmurai encore dans ma langue “Je te veux bien !”, elle me répondit dans la sienne : “Mon amour !”, puis répéta, en pleurant presque : “Amour !” Et je l’appelai alors : “Ma femme !”

Mais elle est encore la femme d’un autre, damné soit-il !

Le 8 novembre 65

Je m’étais juré de ne plus me rendre au palais, et de laisser Hatem intriguer à sa guise. Mais aujourd’hui j’ai choisi de les accompagner, Marta et lui, jusqu’à la Porte-Haute, pour les attendre la matinée entière chez le même cafetier. Si ma présence n’a aucune incidence sur les démarches entreprises, elle a acquis, désormais, une signification nouvelle. Obtenir le papier qui la rendrait femme libre ne peut plus être pour moi un souci accessoire venu s’ajouter aux véritables préoccupations du voyage, à savoir la poursuite de Marmontel et du Centième Nom. Le chevalier n’est plus, le livre de Mazandarani m’apparaît aujourd’hui comme un mirage après lequel je n’aurais jamais dû courir. Alors que Marta est bien là, non plus en intruse mais la plus mienne de tous les miens, comment pourrais-je l’abandonner à son sort dans les méandres ottomans ? Je ne peux concevoir de revenir tranquillement au pays sans elle. Et elle-même ne pourra jamais revenir à Gibelet et affronter sa belle-famille de voyous sans un papier du sultan qui refasse d’elle une femme libre. Le lendemain même de son retour, elle se ferait égorger. Son sort est à présent lié au mien. Et comme je suis un homme d’honneur, mon sort est tout aussi lié au sien.

Voilà que j’en parle comme si c’était une obligation. Ce n’est pas seulement une obligation, mais il y a aussi une obligation qu’il serait illusoire de nier. Je ne me suis pas uni à Marta par accident ou par une impulsion soudaine. J’ai longtemps mûri mon désir, j’ai laissé agir la sagesse du temps, puis un jour, ce vendredi béni, je me suis levé de mon siège, je l’ai prise dans mes bras en lui signifiant que je la voulais de tout mon être, et elle s’est donnée. Quel individu serais-je si, après cela, je la délaissais ? À quoi bon porter un nom aussi vénérable si je laisse un fils d’aubergiste comme Barinelli se montrer plus noble que moi ?

Puisque je suis si sûr de l’attitude que je dois adopter, pourquoi discuter alors, pourquoi argumenter ainsi avec moi-même, comme si je cherchais à me persuader ? C’est que le choix que je suis en train de faire m’entraîne bien plus loin que je ne croyais aller. Si Marta n’obtient pas ce qu’elle est venue chercher, si on refuse de lui consigner par écrit que son mari est mort, elle ne pourra plus revenir au pays, et donc moi non plus. Que ferais-je alors ? Me résignerais-je, pour ne pas abandonner cette femme, à abandonner tout ce que je possède, tout ce que mes ancêtres ont construit, pour errer de par le monde ?

Tout cela me donne le vertige, et il serait plus sage, me semble-t-il, que j’attende de voir ce que chaque jour m’offrira.

 

Hatem et Marta sont sortis du palais à l’heure du repas, épuisés et désespérés. Ils avaient dû débourser chaque aspre qu’ils portaient, et en promettre d’autres, sans avoir rien obtenu en échange.

Le greffier de l’Armurerie leur affirma d’entrée qu’il avait consulté le deuxième registre des condamnés, et leur soutira quelques bonnes pièces avant même de leur révéler ce qu’il y avait trouvé. Une fois l’argent payé, il leur annonça que le nom de Sayyaf n’y figurait pas. Mais ajouta aussitôt, à mi-voix, qu’il avait appris l’existence d’un troisième registre, réservé aux crimes les plus graves, et qu’il était impossible de consulter sans avoir soudoyé deux très hauts personnages. Il exigea pour cela un acompte de cent soixante aspres, mais se contenta, magnanime, des cent quarante-huit que ses visiteurs possédaient encore sur eux, en menaçant de ne plus les recevoir si jamais ils se montraient à nouveau aussi peu prévoyants.

Le 9 novembre 65

Ce qui s’est passé aujourd’hui me donne envie de quitter cette ville au plus vite, et Marta elle-même me supplie de le faire. Mais pour aller où ? Sans ce maudit firman, elle ne pourrait plus rentrer à Gibelet, et c’est seulement ici, à Constantinople, qu’elle peut espérer l’obtenir.

Nous nous étions rendus, comme hier, au palais du sultan, afin de poursuivre les démarches, et comme hier, j’avais pris place au café pendant que mon commis et “la veuve”, toute noyée de noir, pénétraient dans la première cour, dite “cour des janissaires”, au milieu d’une foule de plaignants. J’étais résigné à attendre comme hier pendant trois ou quatre heures, perspective qui ne m’affligeait guère, vu que le cafetier me fait à présent l’accueil le plus chaleureux. C’est un Grec, originaire de Candie, et il ne cesse de me répéter qu’il est heureux de recevoir un Génois pour que nous puissions dire ensemble tout le mal que nous pensons des Vénitiens. À moi, ils n’ont jamais rien fait, mais mon père m’a toujours dit qu’il fallait les honnir, et je dois à sa mémoire de ne point varier. Au cafetier, ils ont donné de plus graves raisons de leur en vouloir ; il n’a pas dit les choses clairement, mais j’ai cru deviner, par diverses allusions, que l’un d’eux a séduit sa mère avant de l’abandonner, qu’elle en est morte de chagrin et de honte, et que lui-même a été élevé dans la haine de son propre sang. Il parle un grec mêlé de mots italiens et turcs, et nous parvenons à avoir de longues conversations entrecoupées par les commandes des clients, souvent de tout jeunes janissaires qui avalent leur café du haut de leurs montures et s’appliquent ensuite à lancer en l’air la tasse vidée, que notre homme s’évertue à rattraper au milieu des rires ; devant eux, il fait mine de s’en amuser, mais dès qu’ils s’éloignent, il croise les doigts et murmure une imprécation grecque.

Aujourd’hui, nous n’avons pas discuté longtemps. Au bout d’une demi-heure, Hatem et Marta me revinrent blêmes et tremblants. Je les fis asseoir, et boire de grandes gorgées d’eau fraîche, avant qu’ils ne puissent me raconter leur mésaventure.

Ils avaient traversé la première cour, et se dirigeaient vers la deuxième, pour se rendre à nouveau “sous la coupole” lorsqu’ils virent, près de la porte du Salut qui sépare les deux cours, un attroupement inhabituel. Sur une pierre, une tête coupée. Marta en détourna les yeux, mais Hatem n’hésita pas à s’approcher.

“Regarde, lui dit-il, le reconnais-tu ?”

Elle s’obligea à regarder. C’était le greffier de la tour de la Justice, celui-là même qu’ils étaient allés voir jeudi dernier “sous la coupole”, et qui leur avait donné rendez-vous pour jeudi prochain ! Ils auraient bien voulu savoir pourquoi on lui avait fait subir ce châtiment, mais ils n’osèrent rien demander, et se frayèrent un passage vers la sortie en se soutenant l’un l’autre, et en se cachant le visage de peur que leur affliction ne soit interprétée comme le signe d’une complicité quelconque avec le supplicié !

“Je ne remettrai plus les pieds dans ce palais”, me dit Marta pendant que nous étions sur la barque qui nous ramenait vers Galata.

J’évitai de la contredire, pour ne pas l’éprouver davantage, mais il faudra bien qu’elle l’obtienne, ce maudit papier !

Le 10 novembre

Pour chasser des yeux de Marta les images de la tête coupée, je l’ai emmenée à travers la ville. Maïmoun m’avait laissé, en repartant d’Afyonkarahisar avec la caravane, l’adresse d’un de ses cousins chez qui il pensait se loger. Je me dis que le moment était peut-être venu d’aller demander de ses nouvelles. J’eus quelque mal à retrouver la maison, qui est pourtant à Galata même, à quelques rues seulement de celle où nous sommes logés. Je frappai à la porte. Au bout d’un moment, un homme vint l’entrouvrir, et nous posa quatre ou cinq questions avant même de nous inviter à entrer. Quand, à la fin, il se décida à s’écarter et à prononcer quelques froides paroles de politesse, j’avais déjà juré en moi-même de ne pas fouler le sol de sa demeure. Il insista un peu, mais pour moi la chose était entendue. J’appris seulement de lui que Maïmoun n’était resté que quelques jours à Constantinople, et qu’il avait aussitôt repris la route sans dire où il allait – du moins son cousin ne m’a-t-il pas jugé digne de le savoir. À tout hasard, je laissai mon adresse, je veux dire celle de Barinelli, pour le cas où mon ami reviendrait avant que nous ne soyons repartis, et pour que je n’aie pas à revenir moi-même aux nouvelles chez cet homme peu accueillant.

Puis nous traversâmes la Corne d’Or pour nous rendre en ville, où Marta s’est acheté, sur mon insistance, deux beaux tissus, l’un noir mais avec des fils argentés, l’autre en soie écrue parsemé d’étoiles bleu ciel. “Tu m’as offert la nuit et l’aube”, me dit-elle. Si nous n’étions pas au milieu des gens, je l’aurais prise dans mes bras.

Dans le nouveau marché aux épices, j’ai rencontré un Génois qui vient de s’y installer depuis quelques mois, et qui possède déjà l’une des plus belles parfumeries de Constantinople. J’ai beau n’avoir jamais mis les pieds dans la cité de mes ancêtres, je ne puis m’empêcher de ressentir de la fierté quand il m’arrive de croiser un compatriote respecté, audacieux et prospère. Je lui demandai de composer pour Marta le parfum le plus subtil qu’une dame ait jamais porté. Je laissai entendre qu’elle était mon épouse, ou ma fiancée, sans toutefois le dire clairement. L’homme s’enferma dans son arrière-boutique et revint avec un superbe flacon vert foncé, ventru comme un pacha avant la sieste. Il sentait l'aloès, la violette, l’opium et les deux ambres.

Quand je demandai au Génois ce que je lui devais, il fit mine de ne rien vouloir prendre, mais ce n’était que politesse de marchand. Il ne tarda pas à me dire un prix à l’oreille, que j’aurais jugé déraisonnable si je n’avais vu les yeux de Marta s’émerveiller devant le cadeau que je lui faisais.

 

Ne suis-je pas vaniteux de jouer ainsi au fiancé généreux, déliant sans arrêt ma bourse d’un geste conquérant, et faisant mes commandes avant même d’en demander le prix ? Qu’importe, je suis heureux, elle est heureuse, et je n’ai pas honte de ma vanité !

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes chez une couturière de Galata pour qu’elle lui prenne ses mesures.

Et encore chez un cordonnier qui exposait à l’entrée de son échoppe d’élégants escarpins. Marta protestait chaque fois, et puis se laissait faire, me sachant intraitable. Sans doute ne suis-je pas son mari légitime, mais je le suis déjà plus que l’autre, et j’assume tous les devoirs de ma charge comme s’ils étaient autant de privilèges. Il revient à l’homme d’habiller la femme qu’il déshabille, et de parfumer celle qu’il enlace. Comme il lui revient de défendre, au péril de sa vie, le pas fragile qui s’est attaché au sien.

Voilà que je me mets à parler comme un page amoureux. Il est temps que je pose la plume pour ce soir, et que je souffle sur l’encre espiègle qui scintille…

Le 14 novembre

Depuis quatre jours j’insiste et insiste auprès de Marta pour qu’elle fasse taire ses frayeurs et se rende à nouveau au palais, et c’est seulement aujourd’hui qu’elle a fini par accepter. Nous sommes donc partis, emmenant Hatem, nous avons traversé le bras de mer, nous avons marché en nous protégeant avec une ombrelle d’une pluie intermittente. Pour la distraire, je lui parlais de choses et d’autres, sur un ton enjoué, en lui montrant autour de nous les belles demeures et les accoutrements étranges des passants, et nous échangions des clins d’œil pour ne pas rire trop tôt. Jusqu’au moment où nous atteignîmes l’enceinte du palais. Son visage s’assombrit, alors, et je ne parvins plus à la dérider.

Je fis halte, comme à mon habitude, chez mon cafetier de Candie, et “la veuve” partit vers la Porte-Haute, en se retournant à chaque pas pour me lancer des regards d’adieux, comme si nous ne devions plus jamais nous revoir. Des regards qui m’arrachaient le cœur, mais il faut bien qu’elle obtienne ce satané firman, pour que nous puissions être libres et nous aimer ! Je me montrai donc plus ferme que je n’étais, et lui fis bravement signe de s’en aller, de franchir la porte. Elle en fut incapable. À chaque pas, elle tremblait un peu plus, et ralentissait. Le brave Hatem avait beau la soutenir, et l’exhorter à voix basse, ses jambes ne la portaient plus. Il dut se résigner à la ramener vers moi, en la traînant presque. En larmes, effondrée, et s’excusant entre deux sanglots de s’être montrée si faible.

“Dès que je m’approche de la porte, j’ai l’impression de voir la tête coupée. Et je ne parviens même plus à avaler ma salive.”

Je la consolai comme je pus. Hatem me demanda s’il devait y aller quand même. Après réflexion, je lui dis de se rendre seulement auprès du greffier de l’Armurerie, pour lui demander ce qu’il avait trouvé dans le troisième registre, et de s’en retourner aussitôt. Ce qu’il fit. Et la réponse du fonctionnaire fut celle-là même que je craignais : “Il n’y a rien dans le troisième registre. Mais j’ai appris qu’il existe un quatrième registre…” Pour sa peine, il exigea encore deux piastres. Notre malheur est devenu pour ce triste personnage une rente.

Nous repartîmes de là si découragés, si accablés, que nous fûmes incapables d’échanger trois mots sur tout le trajet du retour.

Que faire à présent ? Mieux vaut laisser la nuit apaiser mes angoisses. Si toutefois je réussis à m’endormir…

Le 15 novembre

La nuit n’ayant apporté aucune solution à mon problème, j’ai voulu apaiser mes angoisses dans la religion. Mais déjà je le regrette un peu. On ne s’improvise pas croyant comme on ne s’improvise pas mécréant. Même le Très-Haut doit être las de mes sautes d’humeur.

 

M’étant rendu ce dimanche matin à l’église de Péra, je demandai au père Thomas, après la messe, s’il voulait bien me confesser. Estimant qu’il devait y avoir quelque urgence, il s’excusa auprès des nombreux fidèles qui l’entouraient, pour m’entraîner vers le confessionnal, et m’écouter parler – si gauchement ! – de Marta et de moi. Avant de me donner l’absolution, il me fit promettre de ne plus m’approcher de “cette personne” tant qu’elle ne serait pas devenue ma femme. Il me prodigua également, au milieu de ses remontrances, quelques paroles de réconfort. Je me rappellerai ses paroles de réconfort, mais je ne suis pas certain de tenir ma promesse.

Au commencement de l’office, je n’avais nullement l’intention de me confesser. J’étais agenouillé dans la pénombre, dans un nuage d’encens, sous des ogives imposantes, à ressasser mes angoisses, lorsque l’envie m’en prit. Je crois bien que ce qui m’y a poussé est bien moins un accès de piété qu’un accès de détresse. Mes neveux, mon commis et Marta, qui m’avaient tous accompagné à l’église, durent m’attendre un long moment. Si j’avais réfléchi, j’aurais différé ma confession, pour y aller seul. Je me confesse rarement, et tout le monde à Gibelet le sait ; pour me concilier le curé, je lui offre de temps à autre quelque vieux livre de prière, et il feint de croire que je pèche peu. Aussi, mon geste d’aujourd’hui équivaut-il à une confession publique, je l’ai bien vu dans l’attitude des miens lorsque je suis sorti. Les yeux de Hatem qui gloussaient ; ceux de mes neveux qui tantôt me tançaient, tantôt me fuyaient ; et ceux de Marta, surtout, qui criaient : “Au traître !” À ma connaissance, elle ne s’est pas confessée.

En arrivant à la maison, je jugeai indispensable de les réunir très solennellement autour de moi pour leur annoncer que j’avais l’intention d’épouser Marta dès qu’elle aurait obtenu quittance de ses premières noces, et que je venais d’en parler au capucin. Ajoutant, sans trop y croire, que si, par chance, son veuvage était constaté dans les jours qui viennent, nous nous marierions ici même, à Constantinople.

“Vous êtes pour moi comme mes enfants, et je veux que vous aimiez Marta et la respectiez comme votre propre mère.”

Hatem se pencha sur ma main, puis sur celle de ma future épouse. Habib nous embrassa l’un et l’autre avec un entrain qui me mit du baume au cœur ; Marta le serra longtemps contre elle, et je n’en conçus cette fois, je le jure, aucune jalousie ; je suis persuadé que jamais auparavant ils ne s’étaient tenus l’un l’autre d’aussi près. Quant à Boumeh, il vint nous embrasser, lui aussi, à sa manière, plus furtive, énigmatique. Il semblait plongé dans des réflexions dont nous ne saurons jamais rien. Peut-être se disait-il que ce bouleversement imprévu était un signe de plus, une de ces innombrables perturbations des âmes qui précèdent la fin des temps.

 

Ce soir, au moment d’écrire ces lignes, seul dans ma chambre, j’ai un pincement de remords. Si je pouvais revivre cette journée, je la revivrais autrement. Ni confession, ni solennelle annonce. Mais peu importe ! Ce qui est fait est fait ! On ne contemple jamais sa propre vie du haut d’un promontoire !

Le 16 novembre

Au réveil, mes remords sont les mêmes. Pour les calmer, je me dis que ma confession m’a délivré d’un fardeau qui m’oppressait. Ce qui n’est pas exact. L’acte de chair n’a pesé sur mes épaules qu’au moment où je me suis agenouillé dans l’église, pas avant. Avant, je n’appelais pas péché ce qui est arrivé vendredi. Et en cet instant je m’en veux de l’avoir appelé ainsi. Si je croyais me décharger d’un poids dans le confessionnal, je me suis, tout au contraire, alourdi.

De plus, les questions qui m’angoissaient demeurent : Où aller à présent ? Où conduire les miens ? Que suggérer à Marta ? Oui, que faire ?

Hatem est venu me dire qu’à son avis, la moins mauvaise solution serait d’obtenir de quelque fonctionnaire, contre une forte rétribution, un faux certificat attestant que le mari de Marta a bien été exécuté. Je n’ai pas repoussé la proposition d’un air effarouché comme un honnête homme aurait dû le faire, j’ai blanchi trop de cheveux en ce monde pour croire encore à la pureté, à la justice, ou à l’innocence, et même, à vrai dire, j’incline à respecter bien plus un faux certificat qui libère qu’un authentique qui asservit. Cependant, après réflexion, j’ai dit non, la solution ne m’ayant pas semblé raisonnable. Rentrer à Gibelet et m’y marier à l’église sur la foi d’un papier que je sais être faux ? Passer le restant de ma vie dans la crainte de voir s’ouvrir soudain ma porte et entrer l’homme que j’aurais prématurément enterré pour vivre avec son épouse ? À cela, je ne puis me résoudre, non !

Le 17 novembre

Ce mardi, pour me distraire de mes angoisses, je me suis adonné à l’un de mes plaisirs favoris : partir seul par les rues de la ville et m’oublier une journée entière au marché des libraires. Mais lorsque, au voisinage de la mosquée Solimaniah, je mentionnai candidement le nom de Mazandarani à un commerçant qui me demandait ce que je cherchais, l’homme fronça les sourcils, me fit signe de vite baisser la voix, vérifia que personne d’autre que lui ne m’avait entendu, puis m’invita à entrer et ordonna à son fils de sortir pour que nous puissions parler sans témoins.

Même lorsque nous fûmes seuls, il ne parla qu’à voix très basse, au point qu’il me fallait un effort constant pour l’entendre. Selon lui, les plus hautes autorités auraient eu vent récemment de certaines prédictions concernant le jour du jugement, qui serait très proche ; un astrologue aurait dit au grand vizir que toutes les tables seraient bientôt retournées, que les repas seraient desservis, que les plus gros turbans rouleraient à terre avec les têtes qui les portaient, et que tous les palais s’écrouleraient sur ceux qui les habitent. De peur que ces bruits ne suscitent panique ou sédition, ordre aurait été donné de saisir et de détruire tous les livres qui annoncent l’imminence de la fin des temps ; ceux qui les copient, les vendent, les propagent ou les commentent sont passibles des plus sévères châtiments. Tout cela se passe sous le sceau du secret, m’assura le brave homme, qui me montra l’échoppe fermée d’un voisin qui aurait été appréhendé et supplicié sans que ses propres frères aient osé s’enquérir de son sort.

Je suis infiniment reconnaissant à ce collègue d’avoir pris la peine de me prévenir du danger, et de m’avoir ainsi fait confiance en dépit de mes origines. Mais peut-être était-ce plutôt à cause de mes origines qu’il s’est senti en confiance. Si les autorités voulaient l’éprouver ou l’espionner, ce n’est pas un Génois qu’elles lui auraient envoyé, n’est-ce pas ?

 

Ce que j’ai appris aujourd’hui éclaire d’un jour nouveau ce qui m’est arrivé à Alep, et me fait comprendre un peu mieux la réaction inhabituelle des libraires de Tripoli lorsque j’avais mentionné devant eux Le Centième Nom.

Il faudrait que je me montre plus discret, plus circonspect, et surtout que j’évite désormais de courir les libraires avec ce livre sur les lèvres. Il faudrait, oui, c’est ce que je me dis aujourd’hui, mais je ne suis pas sûr de maintenir longtemps cette attitude sage. Car si les propos de cet homme de bien m’incitent à la prudence, ils ont également pour effet d’attiser ma curiosité pour ce maudit livre qui ne cesse de me narguer.

Le 18 novembre

Aujourd’hui encore, je suis allé chez les libraires, jusqu’à la tombée de la nuit. J’ai regardé, observé, fouillé, sans toutefois m’enquérir du Centième Nom.

J’ai fait quelques acquisitions, et notamment celle d’un ouvrage rare que je cherchais depuis longtemps, La Connaissance des alphabets occultes, attribué à Ibn-Wahchiya. Il contient des dizaines d’écritures différentes, impossibles à déchiffrer pour qui n’est pas initié ; si j’avais pu l’acquérir plus tôt, je m’en serais peut-être inspiré pour tenir ce journal. Mais il est tard, j’ai déjà mes habitudes, j’ai mon propre déguisement, et je n’en changerai plus.

Écrit le vendredi 27 novembre 1665

Je viens de traverser, sans raison, une longue semaine de cauchemar, et la peur est encore dans mes os. Mais je refuse de partir. Je refuse de m’en aller vaincu, grugé, et humilié.

Je ne resterai pas à Constantinople plus qu’il n’est nécessaire, mais je n’en partirai pas avant d’avoir obtenu réparation pour ce que j’ai subi.

 

Mon épreuve a commencé le jeudi 19, lorsque Boumeh vint m’annoncer, tout exalté, qu’il avait enfin pu connaître l’identité du collectionneur qui possède une copie du Centième Nom. J’avais pourtant interdit à mon neveu de rechercher ce livre, mais peut-être l’avais-je fait trop mollement. Et si je lui fis encore des reproches ce jour-là, je ne pus m’empêcher de l’interroger aussitôt sur ce qu’il avait appris.

Le collectionneur en question ne m’était pas inconnu, un noble homme de Valachie, un voïvode nommé Mircea, qui avait rassemblé dans son palais l’une des plus belles bibliothèques de tout l’Empire, et qui avait même envoyé chez mon père, il y a très longtemps, un émissaire chargé d’acheter un livre de psaumes sur parchemin, merveilleusement enluminé et illustré d’icônes. Je me dis que si je me présentais chez lui, il se souviendrait de cet achat, et me dirait peut-être s’il possède une copie du livre de Mazandarani.

Nous nous rendîmes chez le voïvode en fin d’après-midi, à l’heure où les gens se lèvent de leur sieste. Boumeh et moi, seuls, tous deux habillés en Génois, et non sans que j’aie fait promettre à mon neveu de me laisser diriger la conversation. Je ne voulais pas effaroucher notre hôte en l’interrogeant d’entrée de jeu sur un ouvrage à l’authenticité douteuse, et au contenu tout aussi douteux. Il fallait donc aborder la chose par un détour.

Somptueuse au milieu des maisons turques qui l’entourent, la résidence du voïvode de Valachie usurpe quelque peu son appellation de palais ; nul doute qu’elle la doit à la qualité de son propriétaire plus qu’à son architecture ; on eût dit une demeure de cordonnier agrandie douze fois, ou douze demeures de cordonniers reprises par le même acheteur et réunies entre elles, avec, en bas, leur mur aveugle ou presque, et à l’étage leurs encorbellements en bois et leurs brunes jalousies. Mais c’est par le nom de palais que chacun la désigne, au point que l’écheveau de ruelles qui l’entoure en porte désormais le nom. J’ai parlé de cordonniers parce que c’est justement un quartier de cordonniers, de maroquiniers, et aussi de relieurs réputés, dont notre collectionneur doit être, je suppose, le plus régulier des clients.

Nous fûmes accueillis à la porte par un partisan valaque vêtu d’une longue veste de soie verte qui cachait mal un sabre et un pistolet, et dès que nous eûmes décliné noms et qualités, sans avoir eu besoin de préciser l’objet de notre visite, nous fûmes introduits dans un petit cabinet aux murs couverts de livres jusqu’au-dessus de l’unique porte. J’avais dit : “Baldassare Embriaco, négociant en curiosités et livres anciens, et mon neveu Jaber.” Je me doutais bien que ma profession serait ici un infaillible sésame.

Le voïvode vint nous retrouver peu après, suivi d’un autre partisan, habillé comme le premier, la main sur la garde de son sabre. Voyant à quoi nous ressemblions, son maître lui fit signe de s’en aller tranquille, et s’assit sur un divan en face de nous. Une servante apporta aussitôt pour chacun café et sirop, posa le tout sur une table basse et sortit en refermant la porte.

Courtois, notre hôte commença par nous interroger sur les fatigues du voyage, puis se dit honoré de notre visite sans nous en demander les raisons. C’est un homme de grand âge, près de soixante-dix ans sans doute, mince, au visage émacié et orné d’un collier de barbe blanche. Il était habillé moins richement que ses hommes, juste une longue chemise blanche brodée, flottant au-dessus d’un pantalon de la même étoffe. Il parlait l’italien, et nous expliqua qu’au cours de ses innombrables années d’exil, il avait passé quelque temps à Florence, à la cour du grand-duc Ferdinand, qu’il avait dû quitter parce qu’on voulait le contraindre à se faire catholique. Il vanta longuement la finesse des Médicis, ainsi que leur générosité, avant de déplorer leur faiblesse actuelle. C’est auprès d’eux qu’il avait appris à aimer les belles choses, et résolu de consacrer sa fortune à l’acquisition des vieux livres plutôt qu’aux intrigues princières.

“Mais bien des gens, en Valachie, comme à Vienne, me croient encore en train de comploter, et s’imaginent que mes livres ne sont qu’une diversion. Alors que ces êtres de cuir occupent ma pensée de jour et de nuit. Découvrir l’existence d’un livre, le traquer d’un pays à l’autre, le cerner enfin, l’acquérir, le posséder, m’isoler avec lui pour lui faire avouer ses secrets, lui trouver ensuite dans ma maison une place digne de lui, voilà mes seuls combats, mes seules conquêtes, et rien ne m’est plus agréable que de deviser dans ce cabinet avec des connaisseurs.”

Après son préambule si engageant, je me sentais en mesure de lui dire, avec les mots qui convenaient, ce qui m’amenait chez lui.

“J’ai la même passion que Votre Seigneurie, mais avec moins de mérite, puisque je fais pour les besoins du négoce ce que vous faites pour l’amour des choses. Le plus souvent, lorsque je cherche un livre, c’est pour le revendre à quelqu’un qui me l’a commandé. Seul ce voyage à Constantinople a un autre motif. Un motif qui ne m’est pas habituel, et que j’hésite à révéler à ceux qui m’interrogent. Mais avec vous, qui m’avez réservé un accueil digne de votre rang plus que du mien, vous qui êtes un authentique collectionneur et un homme de savoir, je ne prendrai aucun détour.”

Et j’entrepris effectivement de parler comme je n’avais pas prévu de le faire, sans ruser ni biaiser, des prophéties concernant l’apparition prochaine de la Bête en l’année 1666, du livre de Mazandarani, des circonstances dans lesquelles le vieil Idriss me l’avait confié, comment je l’avais cédé à Marmontel, et ce qui était arrivé au chevalier en mer.

Sur ce dernier point, le voïvode hocha la tête, indiquant qu’il avait appris la nouvelle. Sur le reste, il ne réagit pas, mais lorsqu’il prit la parole après moi, il me dit qu’il avait entendu les diverses prédictions concernant l’année qui vient, et évoqua le livre russe de la Foi, que j’avais omis d’évoquer moi-même, par souci de concision.

“J’ai un exemplaire de ce livre, envoyé par le patriarche Nikon en personne, que j’ai connu jadis, dans ma jeunesse, à Nijni-Novgorod. Un ouvrage troublant, je l’avoue. Quant au livre du Centième Nom, il est vrai qu’on m’en a vendu une copie, il y a sept ou huit ans, mais je n’y ai pas attaché une grande importance. Le vendeur lui-même m’avait avoué qu’il s’agissait très probablement d’un faux. Je l’ai acquis seulement par curiosité, parce que c’est un de ces livres dont les collectionneurs aiment à parler lorsqu’ils se rencontrent. Comme ces bêtes fabuleuses dont causent les chasseurs au moment des agapes. Je l’ai gardé par pure vanité, je l’avoue, sans jamais avoir cherché à m’y plonger. D’ailleurs, connaissant très mal l’arabe, j’aurais été bien incapable de le lire sans l’aide d’un truchement.”

“Et vous vous en êtes séparé ?” demandai-je, en essayant d’éviter que les battements de mon cœur ne fassent trembler ma langue.

“Non, je ne me sépare jamais d’aucun livre. Cela fait longtemps que mes yeux ne sont pas tombés sur celui-là, mais il doit être ici, quelque part, peut-être au deuxième étage avec d’autres livres arabes…”

Une idée traversa mon esprit. J’étais en train de la retourner dans ma tête pour la présenter convenablement, lorsque mon neveu, transgressant mes recommandations, me prit de court.

“Si vous le désirez, je peux vous traduire ce livre en italien ou en grec.”

Je lui lançai aussitôt un regard de désapprobation. Non que sa proposition fût absurde, j’allais moi-même suggérer quelque chose de ce genre, mais il y avait dans son intervention un ton abrupt qui tranchait avec notre conversation d’avant. Je craignais que notre hôte ne se rebiffe, et je vis dans ses yeux qu’il hésitait un peu sur la réponse à donner. Je trépignais. Moi, j’aurais amené la chose autrement. Le voïvode eut pour Boumeh un sourire condescendant. “Je vous remercie de votre proposition. Je connais toutefois un moine grec, qui lit parfaitement l’arabe, et qui aura ce qu’il faut comme patience pour traduire ce livre et l’écrire d’une belle calligraphie. C’est un homme de mon âge ; les jeunes ont trop d’impatience pour de tels travaux. Mais si vous souhaitez l’un et l’autre parcourir le livre du Centième Nom et en recopier quelques lignes, je peux vous l’apporter. À condition qu’il ne sorte pas de ce cabinet.” “Nous vous en serions reconnaissants.”

Il se leva, sortit et referma la porte derrière lui.

“Tu aurais mieux fait de te taire comme tu me l’avais promis, dis-je à mon neveu. Dès que tu as ouvert la bouche, il a abrégé la conversation. Et il se permet maintenant de nous dire ‘à condition que’…”

“Mais il va nous apporter le livre, et c’est ce qui compte. C’est bien pour cela que nous avons fait le voyage.” “Qu’aurons-nous le temps de lire ?”

“Nous pourrons déjà vérifier s’il est semblable à celui qui était en notre possession. Et puis je sais très bien ce que je vais y chercher en premier.”

Nous étions en train de nous disputer ainsi lorsque des appels nous parvinrent de l’extérieur, avec les bruits de pas d’hommes qui couraient. Boumeh se leva pour aller voir ce qui se passait, mais je le rabrouai.

“Reste assis ! Et rappelle-toi que tu es dans la demeure d’un prince !”

Les cris s’éloignèrent du cabinet, puis, au bout d’une minute, se rapprochèrent à nouveau, accompagnés de coups violents qui faisaient trembler les murs de la pièce. Et d’une odeur inquiétante. N’y tenant plus, j’entrouvris la porte, et hurlai à mon tour. Les murs et les tapis étaient en feu, une épaisse fumée emplissait la maison. Des hommes et des femmes couraient en portant des seaux d’eau, et en hurlant dans tous les sens. Au moment de sortir, je me tournai vers Boumeh, et le trouvai encore à sa place.

“Restons assis, me nargua-t-il, nous sommes dans la demeure d’un prince.”

Le culotté ! Je le giflai à toute volée, pour ce qu’il venait de dire et pour tant d’autres choses que j’avais jusque-là retenues en moi. Déjà la fumée gagnait la pièce et nous faisait tousser. Nous courûmes vers la sortie, traversant par trois fois des barrages de flammes.

Et quand nous nous retrouvâmes dans la rue, la vie sauve, mais avec d’innombrables petites brûlures au visage et aux mains, nous n’eûmes pas le temps de souffler avant qu’un péril bien plus grave encore ne vînt nous assaillir. À cause d’un malentendu qui faillit nous coûter la vie.

Des centaines de gens du quartier s’étaient déjà agglutinés pour contempler le feu, lorsque le garde qui nous avait ouvert la porte à l’arrivée nous désigna de la main. Geste par lequel il avait voulu indiquer à son maître ou à un autre garde que nous n’étions plus dans la maison et que nous avions pu nous sauver. Mais les badauds interprétèrent ce geste d’une tout autre manière. S’imaginant que nous étions à l’origine du sinistre, et que le garde avait voulu désigner les coupables, ces gens se mirent à nous lancer des pierres. Nous fûmes obligés de courir pour échapper aux projectiles, ce qui sembla confirmer que nous étions les incendiaires et que nous cherchions à fuir après avoir accompli notre forfait. Ils se lancèrent à notre poursuite, armés de bâtons, de couteaux, et de ciseaux de cordonnerie, et il n’était plus question pour nous d’interrompre notre course pour chercher à les raisonner. Mais plus nous courions, plus nous paraissions apeurés, et plus ces gens devenaient enragés, et nombreux. C’était à présent tout le quartier qui nous courait sus. Nous ne pouvions aller bien loin. Dans quelques pas, ils nous rattraperaient. J’avais l’impression de sentir leur souffle dans ma nuque.

Soudain apparurent devant moi deux janissaires. En temps normal, à la seule vue de leurs bonnets à longues plumes tombantes, je me serais jeté dans la première ruelle à ma gauche ou à ma droite pour éviter de les croiser. Mais c’est le Ciel qui nous les envoyait à cet instant-là. Ils étaient devant une échoppe de cordonnier, et s’étaient tournés, interloqués, vers l’origine du tumulte, en posant tous deux leur main sur la garde de leur sabre. Je criai : “Amân ! Amân !”, ce qui veut dire “Vie sauve !”, et me jetai dans les bras de l’un d’eux comme un enfant dans les bras de sa mère. D’un coup d’œil, je vérifiai que mon neveu avait accompli le même geste. Les militaires se consultèrent du regard, puis nous tirèrent vigoureusement derrière eux en criant à leur tour à la foule : “Amân !”

Nos poursuivants s’arrêtèrent net, comme s’ils venaient de heurter un mur de verre. Sauf un individu, un homme jeune qui vociférait comme un démon, et qui, à la réflexion, devait être un déséquilibré. Au lieu de s’immobiliser comme les autres, il continua dans son élan, et lança ses bras en avant pour essayer de saisir la chemise de Boumeh. Il y eut un sifflement. Je n’avais même pas vu mon janissaire dégainer, puis frapper. Je le vis seulement s’essuyer le sabre sur le dos du malheureux qui gisait à ses pieds. Il avait été atteint au bas du cou, d’une entaille si profonde que son épaule s’était éloignée du corps comme une branche élaguée. Il n’avait même pas eu un dernier soupir. Juste le bruit mat du corps déjà inerte qui chutait. Je restai un long moment les yeux fixés sur la plaie d’où montait le sang noir, bouillonnant d’une source souterraine qui mit quelque temps à tarir. Lorsque je pus enfin détacher mon regard, la foule s’était déjà évaporée. Ne restaient là que trois hommes, au milieu de la chaussée, qui tremblaient. Les janissaires leur avaient ordonné de ne pas s’enfuir comme les autres et de leur expliquer ce qui était arrivé. Ils désignèrent derrière eux les flammes de l’incendie, puis nous désignèrent, mon neveu et moi. Je dis aussitôt que nous n’y étions pour rien, que nous sommes de braves négociants en livres venus pour affaires chez le voïvode de Valachie, et que nous pourrions en apporter la preuve.

“Êtes-vous certains que ce sont eux les criminels ?” demanda le plus âgé des janissaires.

Les trois hommes du quartier hésitèrent à se prononcer, de peur de mettre leur propre tête dans la balance. Finalement, l’un d’eux parla pour tous :

“On dit que ces étrangers ont mis le feu au palais. Quand on a voulu leur poser des questions, ils se sont enfuis comme seuls des coupables s’enfuient.”

J’aurais aimé répondre, mais les janissaires me firent taire d’un geste, et nous ordonnèrent, à Boumeh et à moi, de marcher devant eux.

De temps à autre, je regardais par-dessus mon épaule. La foule s’était reconstituée, qui nous suivait, mais à distance respectable. Et plus loin derrière, on devinait le rougeoiement des flammes, et le tumulte des sauveteurs. Mon neveu, quant à lui, marchait tranquille, sans me lancer le moindre regard d’angoisse ni de connivence. Je suis persuadé que ce grand esprit était préoccupé par tout autre chose que mes vulgaires frayeurs de mortel injustement soupçonné d’un crime, et mené par deux janissaires à travers les ruelles de Constantinople, vers un sort inconnu.

 

Notre escorte nous conduisit vers la demeure d’un personnage apparemment important, Morched Agha. Je n’avais jamais entendu son nom, mais il me laissa entendre qu’il fut naguère un commandant de janissaires, et qu’il occupa à ce titre de hautes fonctions à Damas. Il s’adressa d’ailleurs à nous en arabe, un arabe visiblement appris sur le tard, et à fort accent turc.

Ce que je remarquai en premier, chez lui, ce furent ses dents. Elles étaient si fines, si élimées, qu’elles semblaient n’être qu’une rangée d’aiguilles noires. L’aspect m’en parut répugnant, mais lui-même n’en concevait, à l’évidence, ni honte ni embarras. Il les découvrait largement à chaque sourire, et il souriait sans arrêt. Il est vrai aussi que, pour le reste, son apparence était celle d’un homme respectable, bedonnant comme moi, cheveux gris sous un bonnet blanc, liséré d’argent et sans tache, barbe soignée, manières accueillantes.

Dès que nous fûmes introduits chez lui, il nous souhaita la bienvenue, et nous dit que nous avions bien de la chance que les janissaires nous aient amenés chez lui, plutôt que chez un juge, ou à la tour des prisonniers.

“Ces jeunes gens sont comme mes enfants, ils me font confiance, ils savent que je suis un homme de justice et de compassion. J’ai des amis en haut lieu, en très haut lieu, si vous me comprenez bien, et jamais je n’ai usé de mes relations pour faire condamner un innocent. Quelquefois, en revanche, j’ai fait gracier un coupable qui avait réussi à m’apitoyer.”

“Je peux vous jurer que nous sommes innocents, c’est une simple méprise. Je vais vous expliquer.”

Il m’écouta attentivement, en hochant la tête à plusieurs reprises comme pour compatir. Puis il me rassura :

“Vous semblez être un homme respectable, sachez que je serai pour vous un ami et un protecteur.”

Nous étions dans une vaste salle meublée seulement de tapis, de tentures et de coussins. Autour de nous, outre Morched Agha et nos deux janissaires, une demi-douzaine d’hommes tous armés, qui m’apparurent d’emblée comme des militaires défroqués. Il y eut un tumulte à l’extérieur, un garde sortit, puis revint murmurer à l’oreille de notre hôte, soudain préoccupé.

“Il paraît que l’incendie s’étend. On ne compte plus les victimes.”

Il se tourna vers l’un des janissaires.

“Est-ce que les gens du quartier ont vu que vous emmeniez nos amis ici ?”

“Oui, quelques hommes nous ont suivis à distance.” Morched Agha se montrait de plus en plus soucieux.

“Il faudra que nous soyons sur nos gardes pendant toute la nuit. Aucun de vous ne doit dormir. Et si on vous demande où sont nos amis, vous direz que nous les avons conduits en prison pour qu’ils y soient jugés.”

Il nous adressa un clin d’œil appuyé, découvrit ses aiguilles noires, et nous dit d’un ton rassurant :

“Ne craignez rien, faites-moi confiance, ces va-nu-pieds ne mettront plus la main sur vous.”

Puis il fit signe à l’un de ses hommes pour qu’on apportât quelques pistaches à grignoter. Les deux janissaires choisirent ce moment pour se retirer.

 

Mais je dois interrompre ici ma relation pour cette nuit. La journée a été épuisante, et ma plume commence à peser lourd. Je la reprendrai à l’aube.

Écrit le samedi 28

Plus tard, on nous fit dîner, puis on nous montra une chambre dans la maison où nous pouvions nous coucher, mon neveu et moi, seuls. Le sommeil ne me vint pas, de toute la nuit, et à l’aube, je ne dormais toujours pas lorsque Morched Agha se pencha au-dessus de moi pour me secouer.

“Il faut se lever tout de suite.”

Je m’assis.

“Que se passe-t-il ?”

“La foule s’est rassemblée dehors. Il paraît que la moitié du quartier a brûlé, et qu’il y a des centaines de morts. Je leur ai juré, par la tombe de mon père, que vous n’étiez pas ici. S’ils insistent encore, je devrai laisser entrer quelques-uns d’entre eux pour qu’ils vérifient par eux-mêmes. Il faudra vous cacher. Venez !”

Il nous conduisit, mon neveu et moi, à travers un couloir, vers un placard dont il ouvrit la porte avec une clef.

“Il y a quelques marches à descendre. Faites attention, il n’y a pas de lumière. Descendez lentement, en vous appuyant sur le mur. En bas, il y a une petite salle. Je vous y rejoindrai dès que je pourrai.”

Nous l’entendîmes refermer la porte du placard et tourner deux fois la clef dans la serrure.

Arrivés en bas, nous cherchâmes à tâtons une place pour nous asseoir, mais le sol était boueux et il n’y avait ni chaise ni tabouret. Je ne pus que m’adosser au mur, en priant pour que notre hôte ne nous laissât pas longtemps dans ce trou.

“Si cet homme ne nous avait pas pris sous sa protection, nous serions maintenant au fond d’une oubliette”, dit soudain Boumeh, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis des heures.

Dans le noir, je ne pouvais pas voir s’il souriait.

“C’est bien le moment de persifler, lui dis-je. Tu voudrais peut-être que Morched Agha nous jette en pâture à la foule enragée ? Ou alors qu’il nous livre à un juge qui s’empressera de nous faire condamner pour calmer l’opinion ? Ne te montre pas si ingrat ! Et n’affiche pas une telle superbe ! N’oublie pas que c’est toi qui m’as entraîné hier chez ce voïvode. Et que c’est également toi qui m’as poussé à entreprendre ce voyage ! Nous n’aurions jamais dû quitter Gibelet !”

Je lui avais parlé non en arabe mais en génois, comme je le fais spontanément chaque fois que je me sens en butte aux adversités de l’Orient.

 

Il me faut reconnaître qu’avec le passage des heures, puis des jours, je me mis à tenir, en moi-même, un discours qui n’était pas tellement différent de celui de Boumeh, que j’avais soupçonné de persiflage, et taxé d’ingratitude. À certains moments, du moins ; parce qu’à d’autres moments, je bénissais ma bonne étoile qui avait mis Morched Agha sur mon chemin. Je balançais constamment entre deux impressions. Parfois, je ne voyais en cet homme que le notable sage et grisonnant, préoccupé de notre sort, de notre bien-être, et s’excusant chaque fois qu’il nous causait, malgré lui, quelque désagrément ; et parfois, je ne voyais plus de lui que cette bouche noire de poisson rapace. Lorsque je trouvais le temps long, et que les dangers qui nous menaçaient paraissaient éloignés, j’en arrivais à me demander s’il n’était pas absurde de se retrouver ainsi enfermés dans la maison d’un inconnu, qui n’était ni un fonctionnaire chargé du maintien de l’ordre, ni un ami. Pourquoi faisait-il cela pour nous ? Pourquoi se mettait-il en mal avec les gens du quartier, et même avec les autorités, auxquelles il aurait dû nous livrer dès le premier jour ? Puis il faisait ouvrir la porte du cachot, il nous appelait, nous faisait monter dans la maison, généralement de nuit, et nous faisait partager son repas et celui de ses hommes, en nous installant à la place d’honneur, en nous offrant les meilleurs morceaux de poulet ou d’agneau, avant de nous expliquer où en était notre affaire.

Hélas, hélas, nous disait-il, le péril mortel se rapproche. “Les gens du quartier surveillent constamment ma porte, persuadés que vous êtes toujours dissimulés chez moi. Par toute la ville, on recherche les responsables de l’incendie. Les autorités ont promis un châtiment exemplaire…” Si nous étions pris, nous ne pourrions même pas espérer un véritable jugement. Nous serions empalés dans la journée et exposés sur les places. Tant que nous étions cachés chez notre bienfaiteur, nous ne risquions rien. Mais nous ne pouvions rester là trop longtemps. Tous les secrets finissent par s’éventer. D’ailleurs, le juge avait envoyé son greffier pour une visite d’inspection. Il devait se douter de quelque chose.

 

À présent, j’écris ces phrases d’une main qui ne tremble plus. Mais pendant neuf journées et neuf nuits, je vécus le cauchemar, sans que la présence de mon sinistre neveu atténue en rien ma détresse.

Le dénouement n’eut lieu qu’hier. Après m’avoir laissé craindre que le juge pourrait faire à n’importe quel moment une perquisition en bonne et due forme, et qu’il devenait de plus en plus périlleux de m’héberger ainsi, mon hôte vint m’annoncer enfin une bonne nouvelle.

“Le juge m’a convoqué ce matin. Je suis allé chez lui en murmurant déjà ma dernière prière. Et quand il a commencé par me dire qu’il savait que vous étiez cachés chez moi, et que les janissaires le lui ont avoué, je me suis jeté à ses pieds pour le supplier de me laisser la vie sauve. Alors il m’a demandé de me relever, et il a dit qu’il approuvait mon attitude noble, puisque j’avais pris la défense de deux innocents. Car lui-même est persuadé de votre innocence. Si les esprits n’étaient pas échauffés, il vous aurait dit de sortir tout de suite la tête haute. Mais il vaut mieux se montrer prudent. Avant de sortir, il faudra se munir d’un sauf-conduit. Seule Votre Grandeur, lui dis-je, pourrait leur délivrer un tel document. Il a dit qu’il avait besoin de réfléchir, et m’a demandé de revenir le voir cet après-midi. Qu’en penses-tu ?”

Je répondis que j’en étais ravi, que c’était la nouvelle la plus réconfortante qui fût.

“Il faudra que nous fassions au juge un cadeau digne d’une telle faveur.”

“Bien évidemment. Quelle somme devrions-nous lui offrir ?”

“Il faudra que tu y réfléchisses soigneusement, ce cadi est un personnage considérable. Il est fier, et il ne voudra pas marchander. Il va juste regarder ce que nous lui offrons. S’il le trouve suffisant, il le prendra, et nous fera remettre le sauf-conduit. S’il le trouve insuffisant, il me le jettera à la figure, et nous partirons, toi, ton neveu et moi, pour l’éternité !”

Il passa la main lentement sur son cou, d’un côté, puis de l’autre, et je fis, d’instinct, le même geste.

Combien d’argent devrais-je offrir pour avoir la vie sauve ? Comment répondre à une telle question ? Y a-t-il un chiffre au-delà duquel je préférerais perdre ma vie et celle de mon neveu ?

“Sur moi, je ne porte que quatre piastres et soixante aspres. Je sais que c’est insuffisant…”

“Quatre piastres et demie, c’est ce qu’il faudra distribuer à mes hommes pour les remercier de nous avoir tous protégés et servis pendant dix jours.”

“C’est ce que j’avais l’intention de faire. Je voulais également t’envoyer, à toi, notre hôte, notre bienfaiteur, dès que je serai rentré chez moi, le plus somptueux des cadeaux.”

“Oublie-moi, je ne veux rien. Tu es ici, dans ma maison, jour et nuit, et je ne t’ai pas laissé délier ta bourse. Je ne risque pas ma vie comme je l’ai fait pour obtenir des cadeaux. Je vous ai accueillis ici toi et ton neveu parce que j’ai été persuadé dès le premier instant que vous étiez innocents. Pour aucune autre raison. Et je ne dormirai pas tranquille avant de vous savoir en sûreté. Mais au juge, il faudra effectivement trouver le cadeau qui convient, et gare à nous si nous commettons la moindre erreur d’appréciation.”

“Par quel moyen faudra-t-il le payer ?”

“Il a un frère, un commerçant prospère et respecté. Tu écriras à son intention une reconnaissance de dette, disant qu’il t’a livré de la marchandise, pour une certaine somme, et que tu te promets de lui payer son dû dans une semaine. Si tu n’as pas la somme chez toi, tu pourras l’emprunter.”

“À condition qu’on veuille bien me prêter…”

“Écoute, mon ami ! Écoute le conseil d’un homme aux cheveux blanchis ! Commence d’abord par te sortir de ce mauvais pas, en gardant la tête sur les épaules. Plus tard, tu penseras aux prêteurs. Ne perdons plus de temps, je vais commencer à rédiger l’acte. Qu’on m’apporte de quoi écrire !

Il s’informa de mon nom complet, de mon lieu de résidence habituel, de mon adresse dans cette ville, de ma religion, de mes origines, de ma profession exacte, et s’appliqua à tout calligraphier d’une main sûre. En laissant toutefois une ligne en blanc.

“Combien j’écris ?”

J’hésitais.

“À ton avis ?”

“Je ne peux pas t’aider. Je ne sais pas à combien s’élève ta fortune.”

À combien donc s’élève ma fortune ? Peut-être bien, en comptant tout ce qui doit être compté, deux cent cinquante mille maidins, soit environ trois mille piastres… Mais est-ce bien la question à poser ? Ne faudrait-il pas savoir plutôt quelles sommes le juge a l’habitude de percevoir lorsqu’il rend des services pareils ?

Chaque fois qu’un chiffre me vient à l’esprit, ma gorge se rétrécit. Et si le magistrat disait non ? Ne pourrais-je pas ajouter encore une piastre ? Ou trois ? Ou douze ?

“Combien ?”

“Cinquante piastres !”

L’homme se montra peu satisfait.

“Je vais écrire cent cinquante !”

Il entreprit de l’écrire, et je ne protestai pas. Puis il fit signer deux de ses hommes comme témoins, ainsi que moi et mon neveu.

“Maintenant, priez Dieu pour que tout marche bien. Sinon, nous mourrons tous.”

Nous quittâmes la demeure de Morched Agha hier matin à la première heure, quand les rues étaient encore peu animées, après que ses hommes eurent vérifié que personne ne nous épiait. Nous étions munis d’un sauf-conduit quelque peu sommaire en vertu duquel il nous était permis de voyager partout dans l’empire sans être inquiétés. Au bas du document, une signature où l’on ne pouvait lire qu’un seul mot, “cadi”.

Nous revînmes en rasant les murs vers notre maison de Galata, sales, dépouillés, sinon comme des mendiants, du moins comme des voyageurs épuisés par plusieurs étapes successives, et qui, sur leur chemin, auraient croisé plus d’une fois la mort. Malgré notre laissez-passer, nous redoutions de nous faire contrôler par quelque patrouille, et plus encore de tomber nez à nez avec les hommes du quartier sinistré.

 

C’est seulement en arrivant chez nous que nous apprîmes la vérité : dès le lendemain de l’incendie, nous avions été mis hors de cause. Bien que souffrant, et anéanti par la perte de sa maison comme de ses livres, le noble voïvode avait réuni les gens de son quartier pour leur dire qu’ils nous avaient accusés à tort ; le sinistre avait été provoqué par les braises d’une pipe à eau qu’une servante avait laissée tomber sur un tapis en laine. Plusieurs personnes de sa suite avaient souffert de brûlures plus ou moins superficielles, mais personne n’avait péri. À l’exception du jeune écervelé abattu devant nous par les janissaires.

Inquiets de notre disparition, Marta, Habib et Hatem étaient venus dès le lendemain aux nouvelles, et on les avait naturellement dirigés vers la maison de Morched Agha. Qui leur avait affirmé qu’il nous avait hébergés une nuit pour nous sauver de la foule, et que nous étions repartis aussitôt Peut-être, suggéra-t-il, avions-nous préféré quitter la ville quelque temps par peur d’être appréhendés. Notre bienfaiteur fut chaudement remercié par les miens, auxquels il fit promettre de le tenir au courant dès qu’ils auraient des nouvelles, car, dit-il, une grande amitié était née entre nous. Pendant qu’ils avaient cette courtoise conversation, nous croupissions, Boumeh et moi, dans l’oubliette sous leurs pieds, en nous imaginant que notre geôlier s’évertuait à nous faire échapper aux griffes de la foule.

“Je le lui ferai payer, dis-je, aussi vrai que je m’appelle Embriaco ! Il me rendra l’argent, et c’est lui qui croupira au cachot, à moins qu’il ne se fasse empaler.”

Aucun des miens ne songea à me contredire, mais lorsque je me retrouvai seul avec mon commis, il vint me supplier : “Mon maître, il vaut mieux renoncer à poursuivre cet homme !”

“Il n’en est pas question. Même s’il fallait remonter jusqu’au grand vizir !”

“Si un caïd de bas-quartier vous a pris votre bourse et vous a soutiré une reconnaissance de dette de cent cinquante piastres pour vous relâcher, combien croyez-vous qu’il faudra débourser dans l’antichambre du grand vizir pour obtenir satisfaction ?”

Je répondis :

“Je paierai ce qu’il faudra payer, mais je veux voir cet homme empalé !”

Hatem évita de me contredire à nouveau. Il essuya la table devant moi, ramassa une tasse vide, puis sortit, les yeux baissés. Il sait qu’on ne doit pas froisser mon amour-propre. Mais il sait aussi que chaque parole qu’on me dit creuse un sillon dans mon esprit, quoi que je réponde sur le moment.

 

De fait, ce matin, je ne suis plus dans les mêmes dispositions qu’hier. Je ne songe plus à me venger avant de quitter cette ville. Je veux partir, en emmenant les miens. Et je ne veux plus de ce maudit livre, il me semble que chaque fois que je m’en approcherai, un malheur se produira. D’abord le vieil Idriss, puis Marmontel. À présent l’incendie. Ce n’est pas le salut que ce livre nous apporte, mais la calamité. La mort, le naufrage, l’incendie. Je ne veux plus de tout cela, je m’en vais.

Marta aussi me supplie de quitter cette ville sans délai. Au palais, elle ne remettra plus les pieds. Elle est persuadée que les démarches qu’elle y effectuerait encore ne serviraient à rien. Elle voudrait maintenant aller à Smyrne – ne lui a-t-on pas dit un jour que son mari s’était établi de ce côté-là ? Elle est persuadée que c’est là qu’elle peut obtenir ce papier qui lui rendra sa liberté. Soit, je la conduirai à Smyrne. Si elle y trouve ce qu’elle cherche, nous reviendrons ensemble à Gibelet. Où je l’épouserai, et l’emmènerai vivre dans ma maison. Je n’ai pas envie de le lui promettre dès à présent, trop d’embûches nous séparent encore d’un tel lendemain. Mais j’aime à caresser l’idée que l’année à venir, que l’on dit être celle de la Bête et de mille prédites calamités, sera pour moi année de noces. Non pas la fin des temps, mais un autre commencement.