CINQUIÈME TABLEAU

La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermées, l’ombre rousse est rayée de lumière. C’est le matin. Gaston est couché dans le lit, il dort. Le maître d’hôtel et le valet de chambre sont en train d’apporter dans la pièce des animaux empaillés qu’ils disposent autour du lit. La duchesse et hre Renaud dirigent les opérations du couloir. Tout se joue en chuchotements et sur la pointe des pieds.

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Nous les posons également autour du lit, Madame la duchesse ?

LA DUCHESSE

Oui, oui, autour du lit, qu’en ouvrant les yeux, il les voie tous en même temps.

Mme RENAUD

Ah ! si la vue de ces petits animaux pouvait le faire revenir à lui !

LA DUCHESSE

Cela peut le frapper beaucoup.

Mme RENAUD

Il aimait tant les traquer ! Il montait sur les arbres à des hauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur les branches.

LA DUCHESSE, au maître d’hôtel.

Mettez-en un sur l’oreiller, tout près de lui. Sur l’oreiller, oui, oui, sur l’oreiller.

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Madame la duchesse ne craint pas qu’il ait peur en s’éveillant de voir cette bestiole si près de son visage ?

LA DUCHESSE

Excellente, la peur, dans son cas, mon ami. Excellente.

Elle revient à Mme RENAUD.

Ah ! je ne vous cacherai pas que je suis dévorée d’inquiétude, Madame ! J’ai pu calmer ces gens, hier soir, en leur disant qu’Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin à la première heure ; mais qui sait si nous arriverons à nous en débarrasser sans dégâts ?

LE VALET DE CHAMBRE entre.

Les familles présumées de Monsieur Gaston viennent d’arriver, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE

Vous voyez ! Je leur avais dit neuf heures, ils sont là à neuf heures moins cinq. Ce sont des gens que rien ne fera céder.

Mme RENAUD

Où les avez-vous introduits, Victor ?

LE VALET DE CHAMBRE

Dans le grand salon, Madame.

LA DUCHESSE

Ils sont autant qu’hier ? C’est bien une idée de paysans de venir en groupe pour mieux se défendre.

LE VALET DE CHAMBRE

Ils sont davantage, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE

Davantage ? Comment cela ?

LE VALET DE CHAMBRE

Oui, Madame la duchesse, trois de plus, mais ensemble. Un Monsieur de bonne apparence, avec un petit garçon et sa gouvernante.

LA DUCHESSE

Une gouvernante ? Quel genre de gouvernante ?

LE VALET DE CHAMBRE

Anglais, Madame la duchesse.

LA DUCHESSE

Ah ! ce sont les Madensale ! Des gens que je crois charmants. C’est la branche anglaise de la famille qui réclame Gaston… C’est touchant de venir d’aussi loin rechercher un des siens, vous ne trouvez pas ? Priez ces personnes de patienter quelques minutes, mon ami.

Mme RENAUD

Mais ces gens ne vont pas nous le reprendre avant qu’il ait parlé, n’est-ce pas, Madame ?

LA DUCHESSE

N’ayez crainte. L’épreuve a commencé par vous ; il faudra, qu’ils le veuillent ou non, que nous la terminions régulièrement. Mon petit Albert m’a promis d’être très ferme sur ce point. Mais d’un autre côté nous sommes obligés à beaucoup de diplomatie pour éviter le moindre scandale.

Mme RENAUD

Un scandale dont j’ai l’impression que vous vous exagérez le danger, Madame.

LA DUCHESSE

Détrompez-vous, Madame ! La presse de gauche guette mon petit Albert, je le sais : j’ai mes espions. Ces gens-là vont bondir sur cette calomnie comme des molosses sur une charogne. Et cela, quel que soit mon désir de voir Gaston entrer dans une famille adorable, je ne peux pas le permettre. Comme vous êtes mère, je suis tante – avant tout.

Elle lui serre le bras.

Mais croyez que j’ai le cœur brisé comme vous par tout ce que cette épreuve peut avoir de douloureux et de torturant.

Le valet de chambre passe près d’elle avec des écureuils empaillés. Elle le suit des yeux.

Mais c’est ravissant une peau d’écureuil ! Comment se fait-il qu’on n’ait jamais pensé à en faire des manteaux ?

Mme RENAUD, ahurie.

Je ne sais pas.

LE VALET DE CHAMBRE

Ça doit être trop petit.

LE MAÎTRE D’HÔTEL, qui surveille la porte.

Attention, Monsieur a bougé !

LA DUCHESSE

Ne nous montrons surtout pas.

Au maître d’hôtel.

Ouvrez les persiennes.

Pleine lumière dans la chambre. Gaston a ouvert les yeux. Il voit quelque chose tout près de son visage. Il recule, se dresse sur son séant.

GASTON

Qu’est-ce que c’est ?

Il se voit entouré de belettes, de putois, d’écureuils empaillés, il a les yeux exorbités, il crie :

Mais qu’est-ce que c’est que toutes ces bêtes ? Qu’est-ce qu’elles me veulent ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL, s’avance.

Elles sont empaillées, Monsieur. Ce sont les petites bêtes que Monsieur s’amusait à tuer. Monsieur ne les reconnaît donc pas ?

GASTON crie d’une voix rauque.

Je n’ai jamais tué de bêtes !

Il s’est levé, le valet s’est précipité avec sa robe de chambre. Ils passent tous deux dans la salle de bains. Mais Gaston ressort et revient aussitôt aux bêtes.

Comment les prenait-il ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Que Monsieur se rappelle les pièges d’acier qu’il choisissait longuement sur le catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Etienne… Pour certaines, Monsieur préférait se servir de la glu.

GASTON

Elles n’étaient pas encore mortes quand il les trouvait ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Généralement pas, Monsieur. Monsieur les achevait avec son couteau de chasse. Monsieur était très adroit pour cela.

GASTON, après un silence.

Qu’est-ce qu’on peut faire pour des bêtes mortes ?

Il a vers elles un geste timide qui n’ose pas être une caresse, il rêve un instant.

Quelles caresses sur ces peaux tendues, séchées ? J’irai jeter des noisettes et des morceaux de pain à d’autres écureuils, tous les jours. Je défendrai, partout où la terre m’appartiendra, qu’on fasse la plus légère peine aux belettes… Mais comment consolerai-je celles-ci de la longue nuit où elles ont eu mal et peur sans comprendre, leur patte retenue dans cette mâchoire immobile ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Oh ! il ne faut pas que Monsieur se peine à ce point. Ce n’est pas bien grave, des bestioles ; et puis, en somme maintenant, c’est passé.

GASTON répète.

Il s’en va vers la salle de bains en disant :

Pourquoi n’ai-je pas la même robe de chambre qu’hier soir ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Elle est également à Monsieur, Madame m’a recommandé de les faire essayer toutes à Monsieur, dans l’espoir que Monsieur en reconnaîtrait une.

GASTON

Qu’est-ce qu’il y a dans les poches de celle-là ? Des souvenirs encore, comme hier ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL, le suivant.

Non, Monsieur. Cette fois ce sont des boules de naphtaline.

La porte de la salle de bains s’est refermée. La duchesse et Mme RENAUD sortent de leur cachette.

LE MAÎTRE D’HÔTEL a un geste avant de sortir.

Madame a pu entendre. Je ne crois pas que Monsieur ait rien reconnu.

Mme RENAUD, dépitée.

On dirait vraiment qu’il y met de la mauvaise volonté.

LA DUCHESSE

Si c’était cela, croyez que je lui parlerais très sévèrement, mais j’ai malheureusement peur que ce ne soit plus grave.

GEORGES, entrant.

Eh bien, il s’est réveillé ?

LA DUCHESSE

Oui, mais notre petite conspiration n’a rien donné.

Mme RENAUD

Il a eu l’air péniblement surpris de voir les dépouilles de ces bêtes, mais c’est tout.

GEORGES

Est-ce que vous voulez me laisser un moment, je voudrais essayer de lui parler.

Mme RENAUD

Puisses-tu réussir, Georges ! Moi, je commence à perdre l’espoir.

GEORGES

Il ne faut pas, voyons, maman, il ne faut pas. Il faut espérer jusqu’au bout au contraire. Espérer contre l’évidence même.

Mme RENAUD, un peu pincée.

Son attitude est vraiment lassante. Tu veux que je te dise ? Il me semble qu’il me fait la tête comme autrefois…

GEORGES

Mais puisqu’il ne t’a même pas reconnue…

Mme RENAUD

Oh ! il avait un si mauvais caractère ! Amnésique ou non, pourquoi veux-tu qu’il ne l’ait plus ?

LA DUCHESSE, s’en allant avec elle.

Je crois que vous exagérez son animosité contre vous, Madame. En tout cas, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais je voulais vous dire que je trouve votre façon d’agir un peu trop froide. Vous êtes mère, que diable ! soyez pathétique. Roulez-vous à ses pieds, criez.

Mme RENAUD

Voir Jacques reprendre sa place ici est mon plus cher désir, Madame ; mais je ne saurais vraiment aller jusque-là. Surtout après ce qui s est passé.

LA DUCHESSE

C’est dommage. Je suis sûre que cela le frapperait beaucoup. Moi, si l’on voulait me prendre mon petit Albert, je sens que je deviendrais redoutable comme une bête sauvage. Vous ai-je raconté que, lorsqu’on l’a refusé à son bachot, je me suis pendue à la barbe du doyen de la faculté ?

Elles sont sorties. Georges a frappé pendant ce temps à la porte de la chambre, puis il est entré, timide.

GEORGES

Je peux te parler, Jacques ?

LA VOIX DE GASTON, de la salle de bains.

Qui est là, encore ? J’avais demandé que personne ne vienne. Je ne peux donc même pas me laver sans qu’on me harcèle de questions, sans qu’on me flanque des souvenirs sous le nez ?

LE VALET DE CHAMBRE, entrouvrant la porte.

Monsieur est dans son bain, Monsieur.

À Gaston invisible.

C’est Monsieur, Monsieur.

LA VOIX DE GASTON, encore bourrue, mais radoucie.

Ah ! c’est vous ?

GEORGES, au valet de chambre.

Laissez-nous un instant, Victor.

Il sort. Georges se rapproche de la porte.

Je te demande pardon, Jacques… Je comprends bien qu’à la longue nous t’agaçons avec nos histoires… Mais ce que je veux te dire est important tout de même… Si cela ne t’ennuie pas trop, je voudrais bien que tu me permettes…

LA VOIX DE GASTON, de la salle de bains.

Quelle saleté avez-vous encore trouvée dans le passé de votre frère pour me la coller sur les épaules ?

GEORGES

Mais ce n’est pas une saleté, Jacques, au contraire, ce sont des réflexions, des réflexions que je voudrais te communiquer, si tu le permets.

Il hésite une seconde et commence.

Tu comprends, sous prétexte qu’on est un honnête homme, qu’on l’a toujours été, qu’on n’a jamais rien fait de mal (ce qui est bien facile après tout pour certains), on se croit tout permis… On parle aux autres du haut de sa sérénité… On fait des reproches, on se plaint…

Il demande brusquement

Tu ne m’en veux pas d’hier ?

La réponse vient, bourrue comme Vautre, et comme à regret, en retard d’une seconde.

LA VOIX DE GASTON

De quoi ?

GEORGES

Mais de tout ce que je t’ai raconté en exagérant, en me posant en victime. De cette sorte de chantage que je t’ai fait avec ma pauvre histoire…

On entend un bruit dans la salle de bains. Georges, épouvanté, se lève.

Attends, attends, ne sors pas tout de suite de la salle de bains, laisse-moi finir, j’aime mieux. Si je t’ai devant moi, je vais reprendre mon air de frère, et je n’en sortirai plus… Tu comprends, Jacques, j’ai bien réfléchi cette nuit ; ce qui s’est passé a été horrible, bien sûr, mais tu étais un enfant et elle aussi, n’est-ce pas ? Et puis, à Dinard, avant notre mariage, c’était plutôt avec toi qu’elle avait envie de se promener, vous vous aimiez peut-être avant, tous les deux, comme deux pauvres gosses qui ne peuvent rien… Je suis arrivé entre vous avec mes gros sabots, ma situation, mon âge… J’ai joué les fiancés sérieux… sa tante a dû la pousser à accepter ma demande… Enfin ce que j’ai pensé cette nuit, c’est que je n’avais pas le droit de te les faire, ces reproches, et que je les retire tous. Là.

Il tombe assis, il n’en peut plus. Gaston est sorti de la salle de bains, il va doucement à lui et lui pose la main sur l’épaule.

GASTON

Comment avez-vous pu aimer à ce point cette petite fripouille, cette petite brute ?

GEORGES

Que voulez-vous ? c’était mon frère.

GASTON

Il n’a rien fait comme un frère. Il vous a volé, il vous a trompé… Vous auriez haï votre meilleur ami s’il avait agi de la sorte.

GEORGES

Un ami, ce n’est pas pareil, c’était mon frère…

GASTON

Et puis comment pouvez-vous souhaiter de le voir revenir, même vieilli, même changé, entre votre femme et vous ?

GEORGES, simplement.

Qu’est-ce que tu veux, même si c’était un assassin, il fait partie de la famille, sa place est dans la famille.

GASTON répète, après un temps.

Il fait partie de la famille, sa place est dans la famille. Comme c’est simple !

Il dit pour lui.

Il se croyait bon, il ne l’est pas ; honnête, il ne l’est guère. Seul au monde et libre, en dépit des murs de l’asile – le monde est peuplé d’être auxquels il a donné des gages et qui l’attendent – et ses plus humbles gestes ne peuvent être que des prolongements de gestes anciens. Comme c’est simple !

Il prend Georges par le bras brutalement.

Pourquoi êtes-vous venu me raconter votre histoire par dessus le marché ? Pourquoi êtes-vous venu me jeter votre affection au visage ? Pour que ce soit plus simple encore, sans doute ?

Il est tombé assis sur son lit, étrangement las.

Vous avez gagné.

GEORGES, éperdu.

Mais, Jacques, je ne comprends pas tes reproches… Je suis venu te dire cela péniblement, crois-moi, pour te faire un peu chaud, au contraire, dans la solitude que tu as dû découvrir depuis hier autour de toi.

GASTON

Cette solitude n’était pas ma pire ennemie…

GEORGES

Tu as peut-être surpris des regards de domestiques, une gêne autour de toi. Il ne faut pas que tu croies quand même que personne ne t’aimait… Maman…

Gaston le regarde, il se trouble.

Et puis, enfin, surtout, moi, je t’aimais bien.

GASTON

À part vous ?

GEORGES

Mais…

Il est gêné.

Qu’est-ce que tu veux… Valentine sans doute.

GASTON

Elle a été amoureuse de moi, ce n’est pas la même chose… Il n’y a que vous.

GEORGES baisse la tête.

Peut-être, oui.

GASTON

Pourquoi ? Je ne peux pas arriver à comprendre pourquoi.

GEORGES, doucement.

Vous n’avez jamais rêvé d’un ami qui aurait été d’abord un petit garçon que vous auriez promené par la main ? Vous qui aimez l’amitié, songez quelle aubaine cela peut-être pour elle un ami assez neuf pour qu’il doive tenir de vous le secret des premières lettres de l’alphabet, des premiers coups de pédale à bicyclette, des premières brasses dans l’eau. Un ami assez fragile pour qu’il ait tout le temps besoin de vous pour le défendre…

GASTON, après un temps.

J’étais tout petit quand votre père est mort ?

GEORGES

Tu avais deux ans.

GASTON

Et vous ?

GEORGES

Quatorze… Il a bien fallu que je m’occupe de toi. Tu étais si petit.

Un temps, il lui dit sa vraie excuse.

Tu as toujours été si petit pour tout. Pour l’argent que nous t’avons donné trop tôt comme des imbéciles, pour la dureté de maman, pour ma faiblesse à moi aussi, pour ma maladresse. Cet orgueil, cette violence contre lesquels tu te débattais déjà à deux ans, c’étaient des monstres dont tu étais innocent et dont c’était à nous de te sauver. Non seulement nous n’avons pas su le faire, mais encore nous t’avons accusé ; nous t’avons laissé partir tout seul pour le front… Avec ton fusil, ton sac, ta boîte à masque, tes deux musettes, tu devais être un si petit soldat sur le quai de la gare !

GASTON hausse les épaules.

J’imagine que ceux qui avaient de grosses moustaches et l’air terrible étaient de tout petits soldats, eux aussi, à qui on allait demander quelque chose au-dessus de leurs forces…

GEORGES crie presque douloureusement.

Oui, mais toi, tu avais dix-huit ans ! Et après les langues mortes et la vie décorative des conquérants, la première chose que les hommes allaient exiger de toi, c’était de nettoyer des tranchées avec un couteau de cuisine.

GASTON a un rire qui sonne faux.

Et après ? Donner la mort, cela me paraît pour un jeune homme une excellente prise de contact avec la vie.

LE MAÎTRE D’HÔTEL paraît.

Madame la duchesse prie Monsieur de bien vouloir venir la rejoindre au grand salon dès que Monsieur sera prêt.

GEORGES s’est levé.

Je vous laisse. Mais, s’il vous plaît, malgré tout ce qu’on a pu vous dire, ne le détestez pas trop, ce Jacques… Je crois que c’était surtout un pauvre petit.

Il sort. Le maître d’hôtel est resté avec Gaston et l’aide à s’habiller.

GASTON lui demande brusquement.

Maître d’hôtel ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Monsieur ?

GASTON

Vous n’avez jamais tué quelqu’un ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Monsieur veut sans doute plaisanter. Monsieur pense bien que si j’avais tué quelqu’un je ne serais plus au service de Madame.

GASTON

Même pendant la guerre ? Un brusque tête-à-tête en sautant dans un abri pendant la seconde vague d’assaut ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

J’ai fait la guerre comme caporal d’habillement, et je dois dire à Monsieur que dans l’intendance nous avions assez peu d’occasions.

GASTON, immobile, tout pâle et très doucement.

Vous avez de la chance, maître d’hôtel. Parce que c’est une épouvantable sensation d’être en train de tuer quelqu’un pour vivre.

LE MAÎTRE D’HÔTEL se demande s’il doit rire ou non.

Monsieur le dit bien, épouvantable ! Surtout pour la victime.

GASTON

Vous vous trompez, maître d’hôtel. Tout est affaire d’imagination. Et la victime a souvent beaucoup moins d’imagination que l’assassin.

Un temps.

Parfois, elle n’est même qu’une ombre dans un songe de l’assassin.

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Dans ce cas, je comprends qu’elle souffre peu, Monsieur,

GASTON

Mais l’assassin, lui, en revanche, a le privilège des deux souffrances. Vous aimez vivre, maître d’hôtel ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Comme tout un chacun, Monsieur.

GASTON

Imaginez que, pour vivre, il vous faille plonger à jamais dans le néant un jeune homme. Un jeune homme de dix-huit ans… Un petit orgueilleux, une petite fripouille, mais tout de même… un pauvre petit. Vous serez libre, maître d’hôtel, l’homme le plus libre du monde, mais, pour être libre, il vous faut laisser ce petit cadavre innocent derrière vous. Qu’allez-vous faire ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

J’avoue à Monsieur que je ne me suis pas posé la question. Mais je dois dire également que, si j’en crois les romans policiers, il ne faut jamais laisser le cadavre derrière soi,

GASTON éclate soudain de rire.

Mais si personne – hors l’assassin – ne peut voir le cadavre ?

Il va à lui et gentiment.

Tenez, maître d’hôtel. C’est fait. Il est là à vos pieds. Le voyez-vous ?

Le maître d’hôtel regarde ses pieds, fait un saut de côté, regarde autour de lui et se sauve, épouvanté, aussi vite que sa dignité le permet. Valentine paraît rapidement dans le couloir. Elle court à la chambre.

VALENTINE

Que me dit Georges ? Tu ne leur as rien dit encore ? Je n’ai pas voulu entrer la première dans ta chambre ce matin, mais je croyais qu’ils allaient m’appeler avec une bonne nouvelle. Pourquoi ne leur as-tu pas dit ?

Gaston la regarde sans rien dire.

Mais enfin, ne me fais pas devenir folle ! Cette cicatrice, tu l’as vue hier, j’en suis sûre, dans une glace ?

GASTON, doucement, sans cesser de la regarder.

Je n’ai vu aucune cicatrice.

VALENTINE

Qu’est-ce que tu dis ?

GASTON

Je dis que j’ai regardé très attentivement mon dos et que je n’ai vu aucune cicatrice. Vous avez dû vous tromper.

VALENTINE, le regarde un instant, abasourdie, puis comprend et crie soudain.

Oh ! je te déteste ! Je te déteste !…

GASTON, très calme.

Je crois que cela vaut mieux.

VALENTINE

Mais est-ce que tu te rends compte seulement de ce que tu en train de faire ?

GASTON

Oui. Je suis en train de refuser mon passé et ses personnages – moi compris. Vous êtes peut-être ma famille, mes amours, ma véridique histoire. Oui, mais seulement, voilà… vous ne me plaisez pas. Je vous refuse.

VALENTINE

Mais tu es fou ! Mais tu es un monstre ! On ne peut pas refuser son passé. On ne peut pas se refuser soi-même…

GASTON

Je suis sans doute le seul homme, c’est vrai, auquel le destin aura donné la possibilité d’accomplir ce rêve de chacun… Je suis un homme et je peux être, si je veux, aussi neuf qu’un enfant ! C’est un privilège dont il serait criminel de ne pas user. Je vous refuse. Je n’ai déjà depuis hier que trop de choses à oublier sur mon compte.

VALENTINE

Et mon amour, à moi, qu’est-ce que tu en fais ? Lui non plus, sans doute, tu n’as pas la curiosité de le connaître ?

GASTON

Je ne vois de lui, en ce moment, que la haine de vos yeux… C’est sans doute un visage de l’amour dont seul un amnésique peut s’étonner ! En tout cas, il est bien commode. Je ne veux pas en voir un autre. Je suis un amant qui ne connaît pas l’amour de sa maîtresse – un amant qui ne se souvient pas du premier baiser, de la première larme – un amant qui n’est le prisonnier d’aucun souvenir, qui aura tout oublié demain. Cela aussi, c’est une aubaine assez rare… J’en profite.

VALENTINE

Et si j’allais le crier, moi, partout, que je reconnais cette cicatrice ?

GASTON

J’ai envisagé cette hypothèse. Au point de vue amour : je crois que l’ancienne Valentine l’aurait déjà fait depuis longtemps et que c’est un signe assez consolant que vous soyez devenue prudente… Au point de vue légal : vous êtes ma belle-sœur, vous vous prétendez ma maîtresse… Quel tribunal accepterait de prendre une décision aussi grave sur ce louche imbroglio d’alcôve dont vous seule pouvez parler.

VALENTINE, pâle, les dents serrées.

C’est bien. Tu peux être fier. Mais ne crois pas que, tout ton fatras d’amnésie mis à part, ta conduite soit bien surprenante pour un homme… Je suis même sûre qu’au fond tu dois être assez faraud de ton geste. C’est tellement flatteur de refuser une femme qui vous a attendu si longtemps ! Eh bien, je te demande pardon de la peine que je vais te faire, mais, tu sais… j’ai tout de même eu d’autres amants depuis la guerre.

GASTON sourit.

Je vous remercie. Ce n’est pas une peine…

Dans le couloir paraissent le maître d’hôtel et le valet de chambre. À leur mimique, on comprend qu’ils ont pensé qu’il valait mieux être deux pour aborder Gaston.

LE VALET DE CHAMBRE du seuil.

Madame la duchesse Dupont-Dufort me prie de dire à Monsieur qu’il se dépêche et qu’il veuille bien la rejoindre au plus tôt au grand salon parce que les familles de Monsieur s’impatientent.

Gaston n’a pas bougé, les domestiques disparaissent.

VALENTINE éclate de rire.

Tes familles, Jacques ! Ah ! c’est bête, j’ai envie de rire… Parce qu’il y a une chose que tu oublies : c’est que, si tu refuses de venir avec nous, il va falloir que tu ailles avec elles de gré ou de force. Tu vas devoir aller coucher dans les draps de leur mort, endosser les gilets de flanelle de leur mort, ses vieilles pantoufles pieusement gardées… Tes familles s’impatientent… Allons, viens, toi qui as si peur de ton passé, viens voir ces têtes de petits bourgeois et de paysans, viens te demander quels passés de calculs et d’avarice ils ont à te proposer.

GASTON

Il leur serait difficile de faire mieux que vous, en tout cas.

VALENTINE

Tu crois ? Ces cinq cent mille francs escroqués et dépensés en rires et en fêtes te paraîtront peut-être bien légers à côté de certaines histoires de mur mitoyen et de bas de laine… Allons, viens, puisque tu ne nous veux pas, tu te dois à tes autres familles maintenant.

Elle veut l’entraîner, il résiste.

GASTON

Non, je n’irai pas.

VALENTINE

Ah ? Et que vas-tu faire ?

GASTON

M’en aller.

VALENTINE

Où ?

GASTON

Quelle question ! N’importe où.

VALENTINE

C’est un mot d’amnésique. Nous autres, qui avons notre mémoire, nous savons qu’on est toujours obligé de choisir une direction dans les gares et qu’on ne va jamais plus loin que le prix de son billet… Tu as à choisir entre la direction de Blois et celle d’Orléans. C’est te dire que si tu avais de l’argent le monde s’ouvrirait devant toi ! Mais tu n’as pas un sou en poche, qu’est-ce que tu vas faire ?

GASTON

Déjouer vos calculs. Partir à pied, à travers champs, dans la direction de Châteaudun.

VALENTINE

Tu te sens donc si libre depuis que tu t’es débarrassé de nous ? Mais pour les gendarmes tu n’es qu’un fou échappé d’un asile. On t’arrêtera.

GASTON

Je serai loin. Je marche très vite.

VALENTINE lui crie en face.

Crois-tu que je ne donnerais pas l’alarme si tu faisais un pas hors de cette chambre ?

Il est allé soudain à la fenêtre.

Tu es ridicule, la fenêtre est trop haute et ce n’est pas une solution.

Il s’est retourné vers elle comme une bête traquée. Elle le regarde et lui dit doucement.

Tu te débarrasseras peut-être de nous, mais pas de l’habitude de faire passer tes pensées une à une dans tes veux… Non, Jacques, même si tu me tuais pour gagner une heure de fuite, tu serais pris.

Il a baissé la tête, acculé dans un coin de la chambre.

Et puis, tu sais bien que ce n’est pas seulement moi qui te traque et veux te garder. Mais toutes les femmes, tous les hommes… Jusqu’aux morts bien pensants qui sentent obscurément que tu es en train d’essayer de leur brûler la politesse… On n’échappe pas à tant de monde, Jacques. Et, que tu veuilles ou non, il faudra que tu appartiennes à quelqu’un ou que tu retournes dans ton asile,

GASTON, sourdement.

Eh bien, je retournerai dans mon asile.

VALENTINE

Tu oublies que j’y ai été lingère tout un jour, dans ton asile ! que je t’y ai vu bêchant bucoliquement les salades peut-être, mais aussi aidant à vider les pots, à faire la vaisselle ; bousculé par les infirmiers auxquels tu quémandais une pincée de tabac pour ta pipe… Tu fais le fier avec nous : tu nous parles mal, tu nous railles, mais sans nous tu n’es qu’un petit garçon impuissant qui n’a pas le droit de sortir seul et qui doit se cacher dans les cabinets pour fumer,

GASTON a un geste quand elle a fini.

Allez-vous-en, maintenant. Il ne me reste pas le plus petit espoir : vous avez joué votre rôle.

Elle est sortie sans un mot. Gaston reste seul, jette un regard lassé dans sa chambre ; il s’arrête devant son armoire à glace, se regarde longtemps. Soudain, il prend un objet sur la table, près de lui, sans quitter son image des yeux, et il le lance à toute volée dans la glace qui s’écroule en morceaux. Puis il s’en va s’asseoir sur son lit, la tête dans ses mains. Un silence, puis doucement la musique commence, assez triste d’abord, puis peu à peu, malgré Gaston, malgré nous, plus allègre. Au bout d’un moment, un petit garçon habillé en collégien d’Eton ouvre la porte de l’antichambre, jette un coup d’œil fureteur, puis referme soigneusement la porte et s’aventure dans le couloir sur la pointe des pieds. Il ouvre toutes les portes qu’il trouve sur son passage et jette un coup d’œil interrogateur à l’intérieur des pièces. Arrivé à la porte de la chambre, même jeu. Il se trouve devant Gaston, qui lève la tête, étonné par cette apparition.

LE PETIT GARÇON

Je vous demande pardon, Monsieur. Mais vous pourrez peut-être me renseigner. Je cherche le petit endroit.

GASTON, qui sort d’un rêve.

Le petit endroit ? Quel petit endroit ?

LE PETIT GARÇON

Le petit endroit où on est tranquille.

GASTON comprend, le regarde, puis soudain éclate d’un bon rire, malgré lui.

Comme cela se trouve !… Figurez-vous que, moi aussi, je le cherche en ce moment le petit endroit où on est tranquille…

LE PETIT GARÇON

Je me demande bien alors à qui nous allons pouvoir le demander.

GASTON rit encore.

Je me le demande aussi.

LE PETIT GARÇON

En tout cas, si vous restez là, vous n’avez vraiment pas beaucoup de chances de le trouver.

Il aperçoit les débris de la glace.

Oh ! là là. C’est vous qui avez cassé la glace ?

GASTON

Oui, c’est moi.

LE PETIT GARÇON

Je comprends alors que vous soyez très ennuyé. Mais, croyez-moi, vous feriez mieux de le dire carrément. Vous êtes un monsieur, on ne peut pas vous faire grand-chose. Mais, vous savez, on dit que cela porte malheur.

GASTON

On le dit, oui.

LE PETIT GARÇON, s’en allant.

Je m’en vais voir dans les couloirs si je rencontre un domestique… Dès qu’il m’aura donné le renseignement, je reviendrai vous expliquer où il se trouve…

Gaston le regarde.…

le petit endroit que nous cherchons tous les deux.

GASTON sourit et le rappelle.

Écoutez, écoutez… Votre petit endroit où on est tranquille, à vous, est beaucoup plus facile à trouver que le mien. Vous en avez un là, dans la salle de bains.

LE PETIT GARÇON

Je vous remercie beaucoup, Monsieur.

Il entre dans la salle de bains, la musique a repris son petit thème moqueur. Le petit garçon revient au bout de quelques secondes. Gaston n’a pas bougé.

Maintenant, il faut que je retourne au salon. C’est par là ?

GASTON

Oui, c’est par là. Vous êtes avec les familles ?

LE PETIT GARÇON

Oui. C’est plein de gens de tout acabit qui viennent pour essayer de reconnaître un amnésique de la guerre. Moi aussi, je viens pour cela. Nous avons fait précipitamment le voyage en avion, parce qu’il paraît qu’il y a une manœuvre sous roche. Enfin moi, vous savez, je n’ai pas très bien compris. Il faudra en parler à l’oncle Job. Vous avez déjà été en avion ?

GASTON

De quelle famille faites-vous partie ?

LE PETIT GARÇON

Madensale.

GASTON

Madensale… Ah ! oui… Madensale, les Anglais… Je vois le dossier, très bien. Degré de parenté : oncle… C’est même moi qui ai recopié l’étiquette. Il y a un oncle sans doute chez les Madensale.

LE PETIT GARÇON

Oui, Monsieur…

GASTON

L’oncle Job, c’est vrai. Eh bien, vous direz à l’oncle Job que, si j’ai un conseil à lui donner, c’est de ne pas avoir trop d’espoir au sujet de son neveu.

LE PETIT GARÇON

Pourquoi me dites-vous cela, Monsieur ?

GASTON

Parce qu’il y a beaucoup de chances pour que le neveu en question ne reconnaisse jamais l’oncle Job.

LE PETIT GARÇON

Mais il n’y a aucune raison pour qu’il le reconnaisse, Monsieur. Ce n’est pas l’oncle Job qui recherche son neveu.

GASTON

Ah ! il y a un autre oncle Madensale ?

LE PETIT GARÇON

Bien sûr, Monsieur. Et c’est même un peu drôle, au fond… L’oncle Madensale, c’est moi.

GASTON, ahuri.

Comment c’est vous ? Vous voulez dire votre père ?

LE PETIT GARÇON

Non, non. Moi-même. C’est même très ennuyeux, vous le pensez bien, pour un petit garçon d’être l’oncle d’une grande personne. J’ai mis longtemps à comprendre d’ailleurs et à m’en convaincre. Mais mon grand-père a eu des enfants très tard, alors voilà, cela s’est fait comme cela. Je suis né vingt-six ans après mon neveu.

GASTON, éclate franchement de rire et l’attire sur ses genoux.

Alors c’est vous l’oncle Madensale ?

LE PETIT GARÇON

Oui, c’est moi. Mais il ne faut pas trop se moquer, je n’y peux rien.

GASTON

Mais, alors, cet oncle Job dont vous parliez…

LE PETIT GARÇON

Oh ! c’est un ancien ami de papa qui est mon avocat pour toutes mes histoires de succession. Alors, n’est-ce pas, comme cela m’est tout de même difficile de l’appeler cher maître, je l’appelle oncle Job.

GASTON

Mais comment se fait-il que vous soyez seul à représenter les Madensale ?

LE PETIT GARÇON

C’est à la suite d’une épouvantable catastrophe. Vous avez peut-être entendu parler du naufrage du « Neptunia » ?

GASTON

Oui. Il y a longtemps.

LE PETIT GARÇON

Eh bien, toute ma famille était partie dessus en croisière.

Gaston le regarde, émerveillé.

GASTON

Alors tous vos parents sont morts ?

LE PETIT GARÇON, gentiment.

Oh ! mais, vous savez, il ne faut pas me regarder comme cela. Ce n’est pas tellement triste. J’étais encore un très petit baby à l’époque de la catastrophe… A vrai dire je ne m’en suis même pas aperçu.

GASTON,  l’a posé par terre, il le considère, puis lui tape sur l’épaule.

Petit oncle Madensale, vous êtes un grand personnage sans le savoir !

LE PETIT GARÇON

Je joue déjà très bien au cricket, vous savez. Vous jouez, vous ?

GASTON

Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’oncle Job vient du fond de l’Angleterre chercher un neveu pour son petit client. Un neveu qui va plutôt lui compliquer son affaire, j’imagine.

LE PETIT GARÇON

Oh ! c’est parce que vous n’êtes pas au courant des successions. C’est très compliqué, mais je crois comprendre que si nous ne le retrouvons pas, notre neveu, la plus grande partie de mon argent nous passe sous le nez. Cela m’ennuie beaucoup parce que, parmi les héritages en question, il y a une très belle maison dans le Sussex avec des poneys superbes… Vous aimez monter à cheval ?

GASTON, soudain rêveur.

Alors l’oncle Job doit avoir une bien grande envie de retrouver votre neveu ?

LE PETIT GARÇON

Vous pensez ! Pour moi… et pour lui. Parce qu’il ne me l’a pas avoué, mais ma gouvernante m’a dit qu’il avait un pourcentage sur toutes mes affaires.

GASTON

Ah ! bon. Et quel genre d’homme est-ce, cet oncle Job ?

LE PETIT GARÇON, les yeux bien clairs.

Un Monsieur plutôt rond, avec des cheveux blancs…

GASTON

Non, ce n’est pas cela que je veux dire. C’est d’ailleurs un renseignement que vous ne pouvez pas me donner. Où est-il en ce moment ?

LE PETIT GARÇON

Il fume sa pipe dans le jardin. Il n’a pas voulu rester avec les autres à attendre dans le salon.

GASTON

Bon. Vous pouvez me conduire auprès de lui ?

LE PETIT GARÇON

Si vous voulez.

GASTON sonne. Au valet de chambre qui entre.

Voulez-vous prévenir Madame la duchesse Dupont-Dufort que j’ai une communication capitale, vous entendez bien : capitale, à lui faire. Qu’elle veuille bien avoir l’obligeance de venir ici.

LE VALET DE CHAMBRE

Une communication capitale. Bien, Monsieur peut compter sur moi.

Il sort, très surexcité, en murmurant.

Capitale.

GASTON entraîne le petit garçon vers la porte opposée.

Passons par là.

Arrivé à la porte, il s’arrête et lui demande.

Dites donc, vous êtes bien sûr qu’ils sont tous morts dans votre famille ?

LE PETIT GARÇON

Tous. Même les amis intimes qu’on avait invités au grand complet à cette croisière.

GASTON

C’est parfait.

Il le fait passer devant lui et sort. La musique reprend, moqueuse. La scène reste vide un instant, puis la duchesse entre, suivie du valet de chambre.

LA DUCHESSE

Comment, il veut me voir ? Mais il sait pourtant que je l’attends moi-même depuis un quart d’heure. Une communication, vous a-t-il dit ?

LE VALET DE CHAMBRE

Capitale.

LA DUCHESSE, dans la chambre vide.

Eh bien, où est-il ?

Gaston, suivi de l’oncle Job et du petit garçon, entre solennellement dans la chambre. Trémolo à l’orchestre ou quelque chose comme ça.

GASTON

Madame la duchesse, je vous présente Maître Picwick, soliciter de la famille Madensale, dont voici l’unique représentant. Maître Picwick vient de m’apprendre une chose extrêmement troublante : il prétend que le neveu de son client possédait, à deux centimètres sous l’omoplate gauche, une légère cicatrice qui n’était connue de personne. C’est une lettre, retrouvée par hasard dans un livre, qui lui en a dernièrement fait savoir l’existence.

PICWICK

Lettre que je tiens d’ailleurs à la disposition des autorités de l’asile, Madame, dès mon retour en Angleterre.

LA DUCHESSE

Mais enfin cette cicatrice, Gaston, vous ne l’avez jamais vue ? Personne ne l’a jamais vue, n’est-ce pas ?

GASTON

Personne.

PICWICK

Mais elle est si petite, Madame, que j’ai pensé qu’elle avait pu passer jusqu’ici inaperçue.

GASTON, sortant sa veste.

L’expérience est simple. Voulez-vous regarder ?

Il tire sa chemise, la duchesse prend son face-à-main, Mr. PICWICK ses grosses lunettes. Tout en leur présentant son dos, il se penche vers le petit garçon.

LE PETIT GARÇON

Vous l’avez, au moins, cette cicatrice ? Je serais désolé que ce ne soit pas vous.

GASTON

N’ayez crainte. C’est moi… Alors, c’est vrai que vous ne vous rappelez rien de votre famille… Même pas un visage ? même pas une petite histoire ?

LE PETIT GARÇON

Aucune histoire. Mais si cela vous ennuie, peut-être que je pourrais tâcher de me renseigner.

GASTON

N’en faites rien.

LA DUCHESSE, qui lui regardait le dos, crie soudain.

La voilà ! La voilà ! Ah ! mon Dieu, la voilà !

PICWICK, qui cherchait aussi.

C’est exact, la voilà !

LA DUCHESSE

Ah ! embrassez-moi, Gaston… Il faut que vous m’embrassiez, c’est une aventure merveilleuse !

PICWICK, sans rire.

Et tellement inattendue…

LA DUCHESSE tombe, assise.

C’est effrayant, je vais peut-être m’évanouir !

GASTON, la relevant, avec un sourire.

Je ne le crois pas.

LA DUCHESSE

Moi non plus ! Je vais plutôt téléphoner à Pont-au-Bronc. Mais dites-moi, Monsieur Madensale, il y a une chose que je voudrais tant savoir : au dernier abcès de fixation, mon petit Albert vous a fait dire « Foutriquet » dans votre délire. Est-ce un mot qui vous rattache maintenant à votre ancienne vie ?…

GASTON

Chut ! Ne le répétez à personne. C’est lui que j’appelais ainsi.

LA DUCHESSE, horrifiée.

Oh ! mon petit Albert !

Elle hésite un instant, puis se ravise.

Mais cela ne fait rien, je vous pardonne…

Elle s’est tournée vers Picwick, minaudante.

Je comprends maintenant que c’était l’humour anglais.

PICWICK

Lui-même !

LA DUCHESSE, qui y pense soudain.

Mais, pour ces Renaud, quel coup épouvantable ! Comment leur annoncer cela ?

GASTON, allègrement.

Je vous en charge ! J’aurai quitté cette maison dans cinq minutes sans les revoir.

LA DUCHESSE

Vous n’avez même pas une commission pour eux ?

GASTON

Non. Pas de commission. Si, pourtant…

Il hésite.

Vous direz à Georges Renaud que l’ombre légère de son frère dort sûrement quelque part dans une fosse commune en Allemagne. Qu’il n’a jamais été qu’un enfant digne de tous les pardons, un enfant qu’il peut aimer sans crainte, maintenant, de jamais rien lire de laid sur son visage d’homme. Voilà ! Et maintenant…

Il ouvre la porte toute grande, leur montre gentiment le chemin. Il tient le petit garçon contre lui.

Laissez-moi seul avec ma famille. Il faut que nous confrontions nos souvenirs…

Musique triomphante. La duchesse sort avec Mr. PICWICK.