DEUXIÈME TABLEAU

Une porte Louis XV aux deux battants fermés devant laquelle sont réunis, chuchotants, les domestiques des Renaud. La cuisinière est accroupie et regarde par le trou de la serrure ; les autres sont groupés autour d’elle.

LA CUISINIÈRE, aux autres.

Attendez, attendez… Ils sont tous à le regarder comme une bête curieuse. Le pauvre garçon ne sait plus où se mettre…

LE CHAUFFEUR

Fais voir…

LA CUISINIERE

Attends ! Il s’est levé d’un coup. Il en a renversé sa tasse. Il a l’air d’en avoir assez de leurs questions… Voilà Monsieur Georges qui le prend à part dans la fenêtre. Il le tient par le bras, gentiment, comme si rien ne s’était passé.,.

LE CHAUFFEUR

Eh ben !…

JULIETTE

Ah ! si vous l’aviez entendu, Monsieur Georges, quand il a découvert leurs lettres après la guerre !… Il a pourtant l’air doux comme un mouton. Eh bien, je peux vous assurer que ça bardait !

LE VALET DE CHAMBRE

Tu veux que je te dise : il avait raison, cet homme.

JULIETTE, furieuse.

Comment ! Il avait raison ? Est-ce qu’on cherche des pouilles aux morts ? C’est propre, toi, tu crois, de chercher des pouilles aux morts ?

LE VALET DE CHAMBRE

Les morts n’avaient qu’à pas commencer à nous faire cocus !

JULIETTE

Ah ! toi, depuis qu’on est mariés, tu n’as que ce mot-là à la bouche ! C’est pas les morts qui vous font cocus. Ils en seraient bien empêchés, les pauvres : c’est les vivants. Et les morts, ils n’ont rien à voir avec les histoires des vivants.

LE VALET DE CHAMBRE

Tiens ! ça serait trop commode. Tu fais un cocu et, hop ! ni vu ni connu, j’t’embrouille. Il suffit d’être mort.

JULIETTE

Eh ben ! quoi, c’est quelque chose, d’être mort !

LE VALET DE CHAMBRE

Et d’être cocu, donc !…

JULIETTE

Oh ! tu en parles trop, ça finira par t’arriver.

LA CUISINIÈRE, poussée par le chauffeur.

Attends, attends. Ils vont tous au fond maintenant. Ils lui montrent des photographies…

Cédant sa place.

Bah ! avec les serrures d’autrefois on y voyait, mais avec ces serrures modernes… c’est bien simple : on se tire les yeux.

LE CHAUFFEUR, penché à son tour.

C’est lui ! C’est lui ! Je reconnais sa sale gueule à ce petit salaud-là !

JULIETTE

Dis donc, pourquoi tu dis ça, toi ? Ferme-la toi-même, ta sale gueule !

LE VALET DE CHAMBRE

Et pourquoi tu le défends, toi ? Tu ne peux pas faire comme les autres ?

JULIETTE

Moi, je l’aimais bien, Monsieur Jacques. Qu’est-ce que tu peux en dire, toi ? tu ne l’as pas connu. Moi, je l’aimais bien.

LE VALET DE CHAMBRE

Et puis après ? C’était ton patron. Tu lui cirais ses chaussures.

JULIETTE

Et puis je l’aimais bien, quoi ! Ça a rien à voir.

LE VALET DE CHAMBRE

Ouais ! comme son frère… une belle vache !

LE CHAUFFEUR, cédant la place à Juliette.

Pire, mon vieux, pire ! Ah ! ce qu’il a pu me faire poireauter jusqu’à des quatre heures du matin devant des bistrots… Et au petit jour, quand tu étais gelé, ça sortait de là congestionné, reniflant le vin à trois mètres, et ça venait vomir sur les coussins de la voiture… Ah ! le salaud !

LA CUISINIÈRE

Tu peux le dire… Combien de fois je me suis mis les mains dedans, moi qui te parle ! Et ça avait dix-huit ans.

LE CHAUFFEUR

Et pour étrennes des engueulades !

LA CUISINIÈRE

Et des brutalités ! Tu te souviens, à cette époque, il y avait un petit gâte-sauce aux cuisines. Chaque fois qu’il le voyait, le malheureux, c’était pour lui frotter les oreilles ou le botter.

LE CHAUFFEUR

Et sans motif ! Un vrai petit salaud, voilà ce que c’était. Et, quand on a appris qu’il s’était fait casser la gueule en 1918, on n’est pas plus méchants que les autres, mais on a dit que c’était bien fait.

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Allons, allons, maintenant, il faut s’en aller.

LE CHAUFFEUR

Mais enfin quoi !… Vous n’êtes pas de notre avis, vous, Monsieur Jules ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Je pourrais en dire plus que vous, allez !… J’ai écouté leurs scènes à table. J’étais même là quand il a levé la main sur Madame.

LA CUISINIÈRE

Sur sa mère !… À dix-huit ans !…

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Et les petites histoires avec Madame Valentine, je les connais, je puis dire, dans leurs détails…

LE CHAUFFEUR

Ben, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien bon d’avoir fermé les yeux, Monsieur Jules…

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Les histoires des maîtres sont les histoires des maîtres…

LE CHAUFFEUR

Oui, mais avec un petit coco pareil… Fais voir un peu que je le regarde encore.

JULIETTE, cédant sa place.

Ah ! c’est lui, c’est lui, j’en suis sûre… Monsieur Jacques ! C’était un beau gars, tu sais, à cette époque. Un vrai beau gars. Et distingué !

LE VALET DE CHAMBRE

Laisse donc, il y en a d’autres des beaux gars, et des plus jeunes !

JULIETTE

C’est vrai. Vingt ans bientôt. C’est quelque chose. Tu crois qu’il me trouvera très changée ?

LE VALET DE CHAMBRE

Qu’est-ce que ça peut te faire ?

JULIETTE

Ben, rien…

LE VALET DE CHAMBRE, après réflexion, tandis que les autres domestiques font des mines derrière son dos.

Dis donc, toi… Pourquoi que tu soupires depuis que tu sais qu’il va peut-être revenir ?

JULIETTE

Moi ? pour rien.

Les autres rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE

Pourquoi que tu t’arranges dans la glace et que tu demandes si t’as changé ?

JULIETTE

Moi ?

LE VALET DE CHAMBRE

Quel âge t’avais quand il est parti à la guerre ?

JULIETTE

Quinze ans.

LE VALET DE CHAMBRE

Le facteur, c’était ton premier ?

JULIETTE

Puisque je t’ai même dit qu’il m’avait bâillonnée et fait prendre des somnifères…

Les autres rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE

Tu es sûre que c’était ton vrai premier ?

JULIETTE

Tiens ! cette question. C’est des choses qu’une fille se rappelle. Même qu’il avait pris le temps de poser sa boîte, cette brute-là, et que toutes ses lettres étaient tombées dans la cuisine…

LE CHAUFFEUR, toujours à la serrure.

La Valentine, elle ne le quitte pas des yeux… Je vous parie bien que, s’il reste ici, le père Georges se paie une seconde paire de cornes avec son propre frangin !

LE MAÎTRE D’HÔTEL, prenant sa place.

C’est dégoûtant.

LE CHAUFFEUR

Si c’est comme ça qu’il les aime, M’sieur Jules…

Ils rigolent.

LE VALET DE CHAMBRE

Ils me font rigoler avec leur « mnésie », moi ! Tu penses que si ce gars-là, c’était sa famille, il les aurait reconnus depuis ce matin. Y a pas de « mnésie » qui tienne.

LA CUISINIÈRE

Pas sûr, mon petit, pas sûr. Moi qui te parle, il y a des fois où je suis incapable de me rappeler si j’ai déjà salé mes sauces.

LE VALET DE CHAMBRE

Mais… une famille !

LA CUISINIÈRE

Oh ! pour ce qu’il s’y intéressait, à sa famille, ce petit vadrouilleur-là…

LE MAÎTRE D’HÔTEL, à la serrure.

Mais pour être lui, c’est lui ! J’y parierais ma tête.

LA CUISINIÈRE

Mais puisqu’ils disent qu’il y a cinq autres familles qui ont les mêmes preuves !

LE CHAUFFEUR

Vous voulez que je vous dise le fin mot de l’histoire, moi ? C’est pas à souhaiter pour nous ni pour personne que ce petit salaud-là, il soit pas mort !…

LA CUISINIERE

Ah ! non, alors.

JULIETTE

Je voudrais vous y voir, moi, à être morts…

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Ça, bien sûr, ça n’est pas à souhaiter, même pour lui, allez ! Parce que les vies commencées comme ça ne se terminent jamais bien.

LE CHAUFFEUR

Et puis, s’il s’est mis à aimer la vie tranquille et sans complications dans son asile. Qu’est-ce qu’il a à apprendre, le frère !… L’histoire avec le fils Grandchamp, l’histoire Valentine, l’histoire des cinq cent mille balles et toutes celles que nous ne connaissons pas…

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Ça, bien sûr. J’aime mieux être à ma place qu’à la sienne.

LE VALET LE CHAMBRE, qui regarde par la serrure.

Attention, les voilà qui se lèvent ! Ils vont sortir par la porte du couloir.

Les domestiques s’égaillent.

JULIETTE , en sortant.

Monsieur Jacques, tout de même…

LE VALET DE CHAMBRE, la suivant, méfiant.

Ben quoi ? Monsieur Jacques ?

JULIETTE

Ben, rien.

Ils sont sortis.

LE RIDEAU TOMBE