- quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

- Personnellement ? Je ne l'ai jamais vu.

352

- Avez-vous entendu parler de Panthère ?

- Non.

Il resta silencieux tandis que la voiture se faufilait dans les faubourgs.

Bourgeoise ne détenait aucune information pour lui, et il devrait passer au maillon suivant de la chaîne. Elle s'arrêta dans une cour le long d'une grande maison.

- Entrez donc faire un peu de toilette, proposa-t-elle.

Il descendit de voiture. Tout semblait normal : Bourgeoise avait respecté

le rendez-vous fixé, lui avait donné le mot de passe convenu et personne ne la suivait. En revanche, elle ne lui avait fourni aucun renseignement utile et il ne savait toujours pas jusqu'à quel point le réseau Bollinger avait été infiltré ni quel danger courait exactement Betty. Bourgeoise le précéda jusqu'à la porte d'entrée qu'elle ouvrit avec sa clef. Il t‚ta la brosse à

dents dans sa poche de chemise ; de fabrication française, on lui avait permis de l'emporter. Une idée soudain lui vint : au moment o˘ Bourgeoise pénétrait dans la maison, il tira la brosse à dents de sa poche et la laissa tomber par terre juste devant la porte. Puis il entra.

- C'est grand, dit-il. «a fait longtemps que vous êtes ici ? Le papier peint sombre et démodé, les meubles massifs ne coÔncidaient pas du tout avec le style de sa propriétaire.

- Je l'ai héritée il y a trois ou quatre ans. J'aimerais bien refaire la décoration, mais les matériaux sont introuvables. Elle ouvrit une porte et s'écarta pour le laisser passer. Entrez donc, c'est la cuisine.

Il s'avança et vit deux hommes en uniforme braquant sur lui leur pistolet automatique.

40.

Une crevaison sur la nationale 3, entre Paris et Meaux, obligea le chauffeur à arrêter soudain la voiture de Dicter : un clou s'était fiché

dans le pneu. Agacé par ce retard, il arpentait nerveusement le bas-côté

pendant que le lieutenant Hesse soulevait la voiture avec le cric puis changeait la roue sans s'énerver ; quelques minutes plus tard, ils reprenaient la route.

Sous l'effet de la morphine que Hans lui avait administrée, Dicter avait dormi tard et maintenant il trouvait que lé sinistre paysage industriel de la banlieue est de Paris cédait trop lentement la place aux cultures. Il aurait déjà voulu être à Reims pour voir Betty Clairet tomber dans le piège qu'il lui avait tendu.

La grosse Hispano-Suiza filait sur une longue route droite bordée de peupliers - sans doute le tracé d'une ancienne voie romaine. Au début de la guerre, Dicter avait cru que le IIP Reich, comme l'Empire romain, régnerait sur l'Europe entière et apporterait à tous ses sujets une paix et une prospérité comme ils n'en avaient jamais connu. Aujourd'hui, il n'en était plus aussi s˚r.

Il s'inquiétait au sujet de sa maîtresse en danger à cause de lui ; malheureusement, se dit-il, de nos jours chacun risque sa vie : la guerre moderne met toute la population en première ligne, et la meilleure façon de protéger Stéphanie - ainsi que lui et sa famille en Allemagne - c'était de repousser le débarquement. Mais parfois il se maudissait de l'avoir impliquée si étroitement dans la mission qu'on lui avait confiée. Il menait un jeu risqué dans lequel il se servait d'elle.

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Les combattants de la Résistance ne faisaient pas de prisonnier. Risquant sans cesse leur vie eux-mêmes, ils n'avaient aucun scrupule à se débarrasser des Français qui collaboraient avec l'ennemi - ainsi de Stéphanie, songea Dicter avec angoisse.

Il envisageait mal la vie sans elle et comprit qu'il était amoureux de cette belle courtisane dont il avait profité. Il réalisait maintenant sa méprise, ce qui exacerbait d'autant son désir d'être déjà à Reims auprès d'elle.

Gr‚ce au peu de circulation dimanche après-midi, ils avançaient rapidement.

La seconde crevaison se produisit alors qu'ils étaient à moins d'une heure de Reims. Dicter en aurait hurlé d'exaspération. Encore un clou. Les pneus en temps de guerre sont-ils de si mauvaise qualité, se demanda-t-il, ou bien les Français sèment-ils délibérément leurs vieux clous sur la chaussée en sachant pertinemment que neuf véhicules sur dix appartiennent aux troupes d'occupation ?

La voiture ne disposait que d'une seule roue de secours : il fallait donc réparer. Ils l'abandonnèrent et durent parcourir à pied environ un kilomètre et demi, avant de trouver une ferme. Toute une famille était assise autour des reliefs d'un substantiel déjeuner dominical : du fromage et des fraises, ainsi que plusieurs bouteilles de vin vides s'étalaient sur la table. Seuls les paysans étaient bien nourris en France. Dicter obligea le fermier à atteler son cheval et à les conduire avec sa charrette jusqu'à

la prochaine agglomération.

L'unique pompe à essence du village se dressait sur la place devant l'échoppe du charron ; malgré l'écriteau ´ Fermé ª accroché à la fenêtre, ils frappèrent énergiquement et finirent par réveiller de sa sieste un garagiste maussade. L'homme fit démarrer un camion décrépi au volant duquel il partit, Hans assis auprès de lui.

Dicter s'installa dans la salle sous les regards convergents de trois jeunes enfants dépenaillés. L'épouse du garagiste, une femme lasse aux cheveux dépeignés, s'affairait dans la cuisine mais ne lui proposa même pas un verre d'eau fraîche. Soudain Dicter pensa de nouveau à Stéphanie.

- Est-ce que je peux téléphoner ? demanda-t-il courtoisement, ayant avisé

un téléphone dans l'entrée. Bien entendu, je paierai la communication.

355

- C'est pour o˘ ? grogna-t-elle en lui lançant un regard hostile.

- Pour Reims.

Elle acquiesça et nota l'heure qu'indiquait la pendule posée sur la cheminée. Dicter demanda à la standardiste le numéro de la maison de la rue du Bois. Une voix bourrue répéta aussitôt le numéro avec un accent provincial marqué. Soudain sur ses gardes, Dicter répondit en français :

- Ici Pierre Charenton.

Il retrouva la voix de Stéphanie à l'autre bout du fil :

- Mon chéri.

Prudente, elle avait répondu en imitant Mlle Lemas.

- Tout va bien ? lui demanda-t-il soulagé.

- J'ai capturé un autre agent ennemi pour toi, annonça-t-elle calmement.

- Mon Dieu... Bien joué ! Comment est-ce arrivé ?

- Je l'ai trouvé au café de la Gare et je l'ai amené ici. Dicter ferma les yeux. Si jamais cela s'était mal passé - si

jamais un détail quelconque avait attiré sur elle les soupçons de l'agent -

elle aurait pu être morte à l'heure actuelle.

- Et ensuite ?

- Tes hommes l'ont ligoté. Il ne s'est pas débattu.

Elle avait dit il. Il ne s'agissait donc pas de Betty. Dicter était déçu.

Mais sa stratégie était payante. Cet homme était le second agent allié à

tomber dans le piège.

- Comment est-il ?

- Un homme jeune qui boite et à qui il manque la moitié d'une oreille.

- qu'as-tu fait de lui ?

- Il est par terre dans la cuisine. Je m'apprêtais à appeler Sainte-Cécile pour qu'on vienne le chercher.

- Non, enferme-le dans la cave. Je veux lui parler avant Weber.

- O˘ es-tu ?

- Dans un village. Nous avons crevé.

- Dépêche-toi.

- Je devrais être ici dans une heure ou deux.

- Bon.

- Comment vas-tu ?

- Bien.

356

- Vraiment, comment te sens-tu ? insista Dicter en quête d'une réponse plus précise.

- Comment je me sens ? Elle marqua un temps. C'est une question que tu ne poses pas en général.

Dicter hésita.

- Je ne te demande généralement pas non plus de capturer des terroristes.

- Je me sens bien, fit-elle avec tendresse. Ne t'inquiète pas pour moi.

- que ferons-nous après la guerre ? s'enquit-il sans l'avoir prévu.

Silence surpris à l'autre bout du fil.

- Bien s˚r, continua Dicter, la guerre pourrait aussi bien se poursuivre dix ans que se terminer dans deux semaines. Alors que ferons-nous ?

Elle retrouva un peu de son sang-froid, mais il percevait un frémissement inhabituel dans sa voix lorsqu'elle demanda à son tour :

- qu'aimerais-tu faire ?

- Je ne sais pas.

Mais cette réponse ne le satisfaisait pas et il finit par balbutier :

- Je ne veux pas te perdre.

- Oh !...

Il attendit qu'elle ajoute quelque chose.

- ¿ quoi penses-tu ? insista-t-il.

Elle ne disait toujours rien, mais un son bizarre lui révéla qu'elle pleurait. Lui-même avait la gorge serrée. Il surprit le regard de la femme du garagiste qui chronométrait la durée de la communication. Il avala sa salive et détourna la tête, ne voulant pas qu'une étrangère remarque son trouble.

- Je ne vais pas tarder, dit-il. Nous bavarderons tout à l'heure.

- Je t'aime, conclut-elle.

Il jeta un nouveau coup d'oil à la femme du garagiste qui continuait à le dévisager. qu'elle aille au diable, songea-t-il.

- Je t'aime aussi, murmura-t-il. Puis il raccrocha.

41.

Le trajet de Paris à Reims demanda le plus clair de la journée aux Corneilles.

Elles franchirent sans encombre tous les contrôles. Leurs nouvelles identités passaient aussi bien que les précédentes et personne ne remarqua les retouches de la photographie de Betty.

De fréquents arrêts au milieu de nulle part retardaient le train qui s'arrêtait alors un temps interminable. Assise dans le wagon surchauffé, Betty piaffait d'impatience pendant ces précieuses minutes qui s'écoulaient, inutiles. Elle comprenait la raison de ces haltes : les bombardiers de l'Air Force américaine et de la RAF avaient, par endroits, détruit les voies. Puis le train repartait à petite vitesse, ce qui permettait d'observer les équipes de réparation d'urgence qui découpaient les rails tordus et ramassaient les traverses brisées pour réparer la voie.

Ces retards - et c'était une consolation pour Betty - exaspéreraient encore plus Rommel lorsqu'il tenterait de déployer ses troupes pour repousser le débarquement.

Une boule glacée obstruait sa poitrine quand ses pensées, avec une régularité douloureuse, ne cessaient de revenir à Diana et Maude. On les avait certainement interrogées, probablement torturées et peut-être tuées.

Betty connaissait Diana depuis toujours, et c'était elle qui devrait annoncer ce qui s'était passé à son frère William. La mère de Betty serait sans doute bouleversée elle aussi car elle avait en partie élevé Diana.

On commença à apercevoir des vignobles, puis des caves à

358

Champagne le long de la voie et, peu après seize heures, les Corneilles arrivèrent enfin à Reims. Les craintes de Betty étaient avérées : elles n'exécuteraient pas leur mission ce dimanche soir. ¿ l'épreuve de ces vingt-quatre heures supplémentaires en territoire occupé s'ajoutait le problème très précis de la nuit : o˘ les Corneilles la passeraient-elles ?

Reims, à la différence de Paris, ne proposait pas de quartiers chauds avec des hôtels louches tenus par des propriétaires sans curiosité, ni de religieuses prêtes à cacher dans leur couvent quiconque demandait asile.

Pas davantage de ruelles sombres o˘ les sans-abri dormaient parmi les poubelles sans que la police se soucie d'eux.

Betty connaissait trois cachettes possibles, l'hôtel particulier de Michel, l'appartement de Gilberte et la maison de Mlle Lemas rue du Bois, toutes trois probablement surveillées, malheureusement cela dépendait du degré

d'infiltration du réseau Bollinger par la Gestapo. Si Dicter Franck avait été chargé de l'enquête, il lui fallait craindre le pire. Aller vérifier sur place restait la seule solution.

- Nous allons une nouvelle fois nous séparer, annonça-t-elle aux autres.

quatre femmes ensemble, c'est trop voyant. Ruby et moi partirons en premier, Greta et Jelly à cent mètres derrière nous.

Elles commencèrent par l'adresse de Michel, non loin de la gare - domicile conjugal de Betty, elle le considérait cependant comme sa maison à lui : quatre femmes pouvaient aisément y vivre. Mais la Gestapo, à coup s˚r, connaissait l'endroit : ce serait bien étonnant qu'aucun des hommes faits prisonniers dimanche dernier n'en ait révélé l'adresse sous la torture.

La maison était située dans une rue animée o˘ se trouvaient plusieurs magasins. Tout en avançant, Betty inspectait subrepticement chaque voiture en stationnement tandis que Ruby examinait maisons et boutiques. La propriété de Michel était un b‚timent étroit et tout en hauteur au milieu d'une élégante rangée de b‚timents du xviir siècle. La petite cour sur le devant s'ornait d'un magnolia. Tout semblait calme et silencieux, rien ne bougeait aux fenêtres. Il y avait de la poussière sur le pas de la porte.

¿ leur premier passage, elles n'aperçurent rien de suspect. Pas de terrassier en train de creuser la chaussée, pas de consom-359

mateur vigilant installé à la terrasse de Chez Régis, personne lisant son journal, appuyé à un poteau télégraphique.

Elles revinrent par l'autre trottoir : devant la boulangerie, deux hommes en costume, assis à l'avant d'une traction avant noire, fumaient en ayant l'air de s'ennuyer.

Betty tressaillit : ils ne reconnaîtraient pas, sous sa perruque noire, la fille de l'avis de recherche, mais son pouls quand même battit plus fort et elle h‚ta le pas. Un moment elle guetta un cri derrière elle, comme rien ne venait, elle finit par tourner au coin en respirant plus calmement.

Elle ralentit l'allure. Elle avait eu raison de se méfier : la maison de Michel était inutilisable - intégrée à un ensemble sans ouverture sur l'autre façade, elle n'offrait aucune chance aux Corneilles de déjouer la vigilance de la Gestapo.

Elle passa en revue les deux autres possibilités : le studio de Gilberte o˘

Michel vivait sans doute toujours, s'il n'avait pas été capturé, disposait d'un accès par l'arrière bien utile ; mais, trop exigu, il ne pouvait pas offrir à quatre personnes de passage des conditions de séjour assez décentes pour ne pas attirer l'attention des autres locataires.

Ne restait plus que la maison de la rue du Bois que Betty connaissait pour s'y être rendue deux fois. Elle disposait de plusieurs chambres et Mlle Lemas serait certainement disposée à nourrir des hôtes imprévus. Depuis des années maintenant, elle abritait agents britanniques, aviateurs abattus en plein vol et prisonniers de guerre évadés. Peut-être saurait-elle ce qu'il était advenu de Brian Standish.

Les quatre Corneilles partirent à pied, toujours deux par deux, à une centaine de mètres les unes des autres, et couvrirent en une demi-heure les deux ou trois kilomètres qui séparaient la maison du centre de la ville.

La rue du Bois était une paisible artère de banlieue o˘ une équipe de surveillance aurait du mal à passer inaperçue et il n'y avait qu'une seule voiture garée dans les parages ; d'ailleurs c'était une Peugeot 201, vide et beaucoup trop lente pour la Gestapo.

Betty et Ruby effectuèrent un premier passage : tout semblait normal. Seul détail inhabituel, la Simca 5, en général dans le garage, stationnait dans la cour. Betty ralentit le pas et jeta subrepticement un coup d'oil par la fenêtre. Elle ne vit per-360

sonne, mais Mlle Lemas n'utilisait que rarement le salon démodé, avec son piano soigneusement épousseté, ses coussins jamais affaissés et sa porte perpétuellement fermée, sauf pour les réceptions officielles. Ses invités clandestins se tenaient toujours dans la cuisine, à l'arrière du b‚timent, o˘ ils ne risquaient pas d'être vus par les passants.

Au moment o˘ Betty longeait le seuil, un objet sur le sol attira son regard. C'était une brosse à dents. Sans s'arrêter, elle se pencha et la ramassa.

- Vous avez besoin de vous laver les dents ? s'étonna Ruby.

- On dirait celle de Paul. Elle était presque certaine que c'était bien celle de Paul, même si on devait en trouver en France des centaines voire des milliers comme celle-ci.

- Est-ce qu'il pourrait être ici ?

- Peut-être.

- Pourquoi serait-il venu ?

- Je ne sais pas. Pour nous avertir d'un danger, qui sait ? Elles firent le tour du p‚té de maisons, laissant à Greta et à

Jelly le temps de les rejoindre avant de s'approcher une nouvelle fois de la maison.

- Cette fois, nous irons ensemble, déclara-t-elle. Greta et Jelly, frappez à la porte.

- Ouf, mes aÔeux, fit Jelly, j'ai les pieds en bouillie.

- Pour plus de précaution, Ruby et moi passerons par-derrière. Ne parlez pas de nous, attendez seulement que nous arrivions.

Elles remontèrent la rue, ensemble cette fois. Betty et Ruby entrèrent dans la cour, passèrent devant la Simca 5 et se glissèrent à pas de loup vers la porte de derrière. La cuisine occupait presque toute la largeur et ouvrait sur le fond du terrain par une porte encadrée par deux fenêtres. Betty ne risqua un coup d'oil à l'intérieur qu'au tintement métallique de la sonnette.

Son cour s'arrêta.

Trois personnes se tenaient dans la cuisine : deux hommes en uniforme et une grande femme avec une somptueuse chevelure rousse, assurément pas Mlle Lemas.

En une fraction de seconde, Betty remarqua que tous trois ne regardaient plus la fenêtre mais avaient machinalement tourné la tête vers la porte d'entrée.

De nouveau elle plongea pour qu'on ne la voie pas.

361

Il fallait réfléchir rapidement. De toute évidence, les hommes étaient des agents de la Gestapo, et la femme, une collaboratrice qui se faisait passer pour Mlle Lemas. Même de dos, elle lui avait paru vaguement familière : un détail dans l'élégant drapé de sa robe d'été verte éveillait un souvenir dans la mémoire de Betty.

La planque était perdue pour elle et servait maintenant de piège pour les agents alliés. Le pauvre Brian Standish avait d˚ tomber droit dedans. Betty se demanda s'il était toujours en vie. En proie à une froide détermination, elle dégaina son pistolet et Ruby fit de même.

- Ils sont trois, murmura-t-elle à Ruby. Deux hommes et une femme. Nous allons abattre les hommes, dit-elle. D'accord ?

Elle prit une profonde inspiration. Ce n'était pas le moment de faire du sentiment.

Ruby acquiesça. Dieu merci, Ruby avait la tête froide.

- Je préférerais garder la femme en vie pour l'interroger, mais si elle tente de s'échapper, nous la liquiderons.

- Compris.

- Les hommes sont à gauche, et la femme va sans doute se diriger vers la porte. Prends cette fenêtre, je m'occuperai de l'autre. Vise l'homme le plus proche de toi. Tire en même temps que moi.

Elle se glissa à l'autre bout de la maison et s'accroupit sous la fenêtre.

Elle avait le souffle court, le cour battant, mais l'esprit aussi clair que si elle jouait aux échecs. Sans aucune expérience du tir à travers une vitre, elle décida de faire feu à trois reprises, très rapidement : d'abord pour faire voler le carreau en éclats, ensuite pour abattre son homme et enfin pour être s˚re de son coup. Elle ôta le cran de s˚reté de son pistolet et le braqua vers le ciel. Puis elle se redressa et regarda par la fenêtre.

Les deux hommes, pistolet à la main, faisaient face à la porte du couloir.

Betty braqua son arme sur le plus proche. La femme avait disparu mais, au moment o˘ Betty regardait, elle rouvrait la porte de la cuisine. Greta et Jelly s'avancèrent, sans méfiance ; puis elles aperçurent les hommes de la Gestapo. Greta poussa un petit cri de frayeur. quelqu'un parla - Betty n'entendit pas précisément - puis Greta et Jelly levèrent les mains en l'air.

362

La fausse Mlle Lemas entra derrière elles dans la cuisine. En voyant son visage, Betty eut un choc. Elle l'avait déjà vue. Un instant plus tard, elle se rappela o˘. La femme se trouvait sur la place de Sainte-Cécile le dimanche précédent avec Dicter Franck. Betty avait pensé qu'elle était la maîtresse de l'officier. De toute évidence, son rôle était plus étendu.

Presque en même temps, la femme aperçut le visage de Betty derrière la fenêtre ; bouche bée, ouvrant de grands yeux, elle leva la main pour désigner ce qu'elle venait de voir. Les deux hommes se retournèrent. Betty pressa la détente. Le fracas de la détonation parut se confondre avec le bruit du verre brisé. Tenant son arme d'une main ferme, elle tira encore à

deux reprises. Une seconde plus tard, Ruby l'imita. Les deux hommes s'écroulèrent.

Betty ouvrit toute grande la porte de derrière et entra. La jeune femme avait déjà tourné les talons et se précipitait vers la porte d'entrée.

Betty braqua son arme, trop tard : une fraction de seconde et la femme était dans le vestibule hors de sa portée. Intervenant, avec une surprenante rapidité, Jelly se précipita vers la porte. On entendit un bruit de corps qui tombaient et de mobilier brisé.

Betty traversa la cuisine, pour constater que Jelly avait plaqué la femme contre le carrelage du couloir, mais aussi brisé les pieds délicatement incurvés d'une table rognon, fracassé un vase chinois posé sur la table et fait valser son bouquet de fleurs séchées. Comme la Française essayait de se relever, Betty braqua son pistolet sur elle, mais elle n'eut pas à

tirer. Réagissant avec une remarquable vivacité, Jelly empoigna la crinière rousse et cogna la tête sur les carreaux jusqu'au moment o˘ elle cessa de se débattre. La femme portait des chaussures dépareillées, une noire et une marron.

Betty se retourna pour regarder les deux hommes qui gisaient immobiles sur le sol de la cuisine. Elle ramassa leurs armes et les empocha. Inutile de laisser traîner des pistolets que l'ennemi risquait d'utiliser. Pour l'instant, les quatre Corneilles étaient sauves.

Betty fonctionnait à l'adrénaline. Le moment redoutable viendrait, elle le savait, lorsqu'elle penserait à l'homme qu'elle avait tué. Même si on l'oubliait sur le moment, la gravité d'un tel geste finissait toujours par revenir vous hanter. Dans quelques

363

heures, quelques jours, Betty se demanderait si le jeune homme en uniforme avait laissé derrière lui une veuve, des orphelins. Mais, dans l'immédiat, elle réussissait à chasser ces idées, à ne penser qu'à sa mission.

- Jelly, dit-elle, surveille la femme. Greta, trouve de la ficelle et attache-la à une chaise. Ruby, monte t'assurer qu'il n'y a personne d'autre dans la maison. Je vais inspecter le sous-sol.

Elle dévala l'escalier jusqu'à la cave. Là, sur le sol en terre battue, elle aperçut la silhouette d'un homme ligoté et b‚illonné. Le b‚illon recouvrait une grande partie de son visage, mais elle constata qu'il avait la moitié d'une oreille arrachée.

Elle lui ôta son b‚illon, se pencha et lui donna un long baiser passionné.

- Bienvenue en France.

- quel accueil ! fit-il en souriant.

- J'ai ta brosse à dents.

- Un réflexe de toute dernière minute, car je n'étais pas tout à fait s˚r de la rousse.

- Je me suis davantage méfiée.

- Dieu soit loué.

Elle prit sous son revers le petit canif et entreprit de couper les cordes qui le ligotaient.

- Comment es-tu arrivé ici ?

- J'ai été parachuté hier soir.

- Pourquoi ?

- Parce que, manifestement, la Gestapo utilise la radio de Brian. J'ai voulu t'avertir.

- Je suis si contente que tu sois ici ! fit-elle en se jetant à son cou.

Il la serra contre lui et l'embrassa.

- J'ai donc bien fait de venir ! Ils remontèrent.

- Regardez qui j'ai trouvé dans la cave, annonça Betty. Les Corneilles attendaient des instructions. Betty réfléchit un moment. Vingt minutes s'étaient écoulées depuis la fusillade. Les voisins avaient d˚ entendre les coups de feu mais, en ce temps-là, rares étaient les citoyens français qui se précipitaient pour appeler la police : ils craignaient de se faire interroger par la Gestapo. Elle ne voulait toutefois pas prendre de risques inutiles ; il fallait déguerpir le plus vite possible.

364

Elle se tourna vers la fausse Mlle Lemas, maintenant ligotée à une chaise de cuisine. Elle savait ce qu'elle avait à faire et son cour se serrait à

cette idée.

- quel est votre nom ? lui demanda-t-elle.

- Stéphanie Vinson.

- Vous êtes la maîtresse de Dicter Franck.

P‚le comme un linge, elle gardait cependant un air provocant, et Betty admit en son for intérieur qu'elle était vraiment belle.

- Il m'a sauvé la vie.

Voilà donc comment Franck s'est acquis sa fidélité, se dit Betty. Peu importe : quel qu'en soit le mobile, une trahison reste une trahison.

- Vous avez conduit Hélicoptère jusqu'à cette maison pour le livrer.

Elle ne répondit rien.

- Il est vivant ou mort ?

- Je ne sais pas.

- Vous l'avez amené ici lui aussi, reprit Betty en désignant Paul. Vous auriez aidé la Gestapo à nous capturer tous.

Sa voix vibrait de colère tandis qu'elle imaginait le sort auquel, pour l'instant, Paul avait échappé. Stéphanie baissa les yeux. Betty passa derrière la chaise et dégaina son pistolet.

- Vous êtes française et pourtant vous avez collaboré avec la Gestapo.

Vous auriez pu tous nous faire tuer.

Voyant ce qui se préparait, les autres s'écartèrent pour ne pas rester dans sa ligne de feu. Stéphanie ne pouvait pas voir le pistolet, mais elle sentait ce qui se passait.

- qu'allez-vous faire de moi ? murmura-t-elle.

- Si nous vous abandonnons ici, déclara Betty, vous signalerez à Dicter Franck combien nous sommes, vous lui donnerez notre signalement ; ainsi vous l'aiderez à nous capturer et à nous supprimer.

Elle ne répondit pas. Betty appuya le canon de son arme contre la nuque de Stéphanie.

- Pouvez-vous justifier votre attitude ?

- J'ai fait ce que j'avais à faire. Est-ce que ce n'est pas notre cas à

tous ?

- Exactement, dit Betty et elle pressa à deux reprises la détente.

365

Le fracas de la détonation retentit dans l'espace confiné. Du sang jaillit du visage de la femme en éclaboussant le bas de son élégante robe verte ; elle s'affaissa sans bruit. Jelly tressaillit, Greta se détourna. Même Paul devint blême. Seule Ruby resta impassible. Rompant le silence, Betty déclara :

- Fichons le camp d'ici.

42.

Il était six heures du soir lorsque Dicter se gara devant la maison de la rue du Bois. Après ce long voyage, la voiture bleu ciel était couverte de poussière et de cadavres d'insectes. Au moment o˘ il ouvrait la portière, le soleil du soir en glissant derrière un nuage plongea soudain la petite rue paisible dans l'ombre. Il frissonna.

Il ôta ses grosses lunettes - ils avaient roulé capote baissée - et passa ses doigts dans ses cheveux pour les discipliner.

- Attendez-moi ici, Hans, je vous prie, ordonna-t-il, car il voulait être seul avec Stéphanie.

Il ouvrit la porte et entra dans le petit jardin : il remarqua l'absence de la Simca 5 et la porte grande ouverte sur le garage vide. Stéphanie avait-elle eu besoin de la voiture ? Pour aller o˘ ? Elle devait l'attendre ici, gardée par deux agents de la Gestapo.

Il remonta l'allée et tira le cordon de sonnette. Le tintement de la cloche s'éteignit et un silence étrange s'appesantit sur la maison. Par la fenêtre, il regarda dans le salon, mais il était toujours désert. Il sonna une nouvelle fois. Pas de réponse. Il se pencha pour regarder par la fente de la boîte à lettres et il n'entrevit que quelques marches de l'escalier, un tableau représentant une scène de montagne et la porte de la cuisine entrouverte. Rien ne bougeait.

Jetant un coup d'oil à la maison voisine, il eut juste le temps de voir un visage disparaître rapidement d'une fenêtre, un rideau retomber.

Contournant la maison, il traversa la cour

367

pour gagner le jardin : les deux fenêtres étaient cassées et la porte grande ouverte. L'appréhension l'étreignait. que s'était-il passé ?

- Stéphanie ? appela-t-il.

Personne ne répondait. Il entra dans la cuisine. Il ne comprit tout d'abord pas ce qui se présentait à sa vue : une sorte de paquet attaché à une chaise de cuisine avec des bouts de ficelle, comme un corps de femme dont la partie supérieure n'était plus qu'un amas sanguinolent. Très vite son expérience de policier lui permit de comprendre qu'il s'agissait d'une tête humaine qu'une balle avait fait voler en éclats. Puis il remarqua les chaussures dépareillées du cadavre, une noire et une marron et il comprit que c'était Stéphanie. Il poussa un hurlement d'horreur, porta ses mains à

ses yeux et s'effondra à genoux, secoué par les sanglots.

Au bout d'un moment, il s'obligea à analyser la scène. Le policier, toujours vivant en lui, remarqua le sang sur le bas de sa robe et conclut qu'on lui avait tiré une balle dans la nuque. Un geste de miséricorde peut-

être, pour lui épargner la terreur de voir la mort en face. On a tiré deux balles, se dit-il. C'étaient les plaies béantes à la sortie des projectiles qui avaient donné un aspect si effroyable à son ravissant visage, détruisant les yeux et le nez, mais laissant intactes les lèvres sensuelles maculées de sang. Sans les chaussures, il ne l'aurait pas reconnue. Ses yeux s'emplirent de larmes.

Il ressentait comme une atroce blessure : il n'avait pas encore connu un choc comparable à cette brutale révélation : elle n'était plus. Plus jamais elle ne lui lancerait ce regard orgueilleux, plus jamais elle ne ferait tourner les têtes en traversant une salle de restaurant ; plus jamais il ne la verrait remonter ses bas de soie le long de ses mollets parfaits. Son élégance et son esprit, ses craintes et ses désirs, tout cela avait été

balayé, anéanti. Il avait l'impression que c'était lui qu'on avait abattu et qu'il avait perdu là une partie de lui-même. Il murmura son nom : du moins lui restait-il cela.

Là-dessus il entendit une voix derrière lui. Surpris, il poussa un cri. Le bruit recommença : un grognement inintelligible mais humain. Il se releva d'un bond et se retourna en essuyant ses larmes. Il remarqua alors les deux hommes qui gisaient sur le sol : les agents - en uniforme - de la Gestapo qui devaient ser-368

vir de gardes du corps à Stéphanie. Ils n'avaient pas réussi à la protéger, mais du moins s'étaient-ils sacrifiés pour y parvenir.

L'un d'eux en tout cas, qui gisait immobile ; l'autre essayait de parler : un garçon d'environ vingt ans, avec des cheveux noirs et une petite moustache, sa casquette tombée sur le linoléum auprès de sa tête.

Dicter traversa la pièce et vint s'agenouiller auprès de lui. Il observa les blessures de la poitrine : l'homme avait été abattu par-derrière et gisait dans une mare de sang. Sa tête était agitée de soubresauts et il remuait les lèvres. Dicter se pencha vers lui.

- De l'eau, murmura l'homme.

Il se vidait de son sang. Les blessés demandaient toujours de l'eau quand la fin approchait, Dicter le savait : il l'avait appris dans le désert. Il trouva une tasse, l'emplit au robinet et la porta aux lèvres de l'homme.

Celui-ci la vida d'un trait, l'eau ruisselant de son menton sur sa tunique tachée de sang.

Dicter savait que l'état du jeune homme nécessitait un médecin, mais il voulait d'abord comprendre ce qui s'était passé ici ; s'il attendait, l'homme risquait de rendre son dernier soupir sans lui avoir dit ce qu'il savait. Dicter n'hésita qu'un instant, le blessé n'étant pas irremplaçable.

Il commencerait par le questionner ; il appellerait ensuite un docteur.

- qui était-ce ? dit-il en se penchant pour entendre le chuchotement du mourant.

- quatre femmes, fit l'homme d'une voix rauque.

- Les Corneilles, murmura Dicter rageusement.

- Deux devant... deux par-derrière.

Dicter hocha la tête. Il se représentait sans mal la succession des événements. Stéphanie était allée à la porte d'entrée lorsqu'on avait frappé. Les hommes de la Gestapo étaient restés là, sur leurs gardes, tournés vers le vestibule. Les terroristes s'étaient glissés jusqu'aux fenêtres de la cuisine et les avaient abattus par-derrière. Ensuite...

- qui a tué Stéphanie ?

- De l'eau...

Au prix d'un effort de volonté, Dicter se maîtrisa. Il alla jusqu'à

l'évier, emplit de nouveau la tasse et la posa contre les lèvres de l'homme. Celui-ci but d'un trait et poussa un soupir de soulagement, qui s'acheva en un horrible gémissement.

- qui a tué Stéphanie ? répéta Dicter.

369

- La plus petite, dit l'homme de la Gestapo.

- Betty, marmonna Dicter, envahi par un br˚lant désir de vengeance.

- Désolé, major..., murmura l'homme.

- Comment est-ce arrivé ?

- Vite... très vite.

- Racontez-moi.

- Elles l'ont attachée... lui disant qu'elle avait trahi... le canon appuyé sur la nuque... puis elles sont parties.

- qu'elle avait trahi ? répéta Dicter. L'homme confirma. Dicter réprima un sanglot.

- Elle n'a pourtant jamais abattu quelqu'un d'une balle dans la nuque, s'indigna-t-il d'une voix étranglée.

L'homme de la Gestapo ne l'entendit pas. Ses lèvres étaient immobiles et il ne respirait plus. Dicter lui ferma doucement les yeux

- Repose en paix, dit-il.

Et, tournant le dos au cadavre de la femme qu'il aimait, il s'approcha du téléphone.

43.

Ce ne fut pas facile d'entasser cinq personnes dans la Simca 5. Ruby et Jelly s'installèrent sur la rudimentaire banquette arrière, Paul se mit au volant, Greta à la place du passager, Betty sur ses genoux.

En temps ordinaire, cela aurait déclenché des fous rires, mais avoir tué

trois personnes et failli tomber entre les mains de la Gestapo assombrissaient leur humeur. Elles se tenaient plus que jamais sur leurs gardes, prêtes à réagir immédiatement, avec une idée obsédante en tête : survivre.

Betty guida Paul jusqu'à la rue parallèle à celle de Gilberte, celle o˘, il y avait de cela sept jours exactement, elle était venue avec son mari blessé. …coutant ses recommandations, Paul se gara presque au bout de la ruelle.

- Attends ici, dit-elle. Je vais inspecter les lieux.

- Bon sang, fit Jelly, ne traînez pas.

- Je vais me dépêcher.

Betty s'extirpa de la voiture et descendit la rue en longeant l'atelier jusqu'à la porte. Elle traversa en h‚te le jardin et se glissa dans l'immeuble, le couloir était désert, tout semblait calme. Elle monta à pas de loup jusqu'au grenier.

Elle s'arrêta devant l'appartement de Gilberte ; il offrait un spectacle consternant : ce qui restait de la porte, qui avait été enfoncée, ne tenait plus que par un gond. Elle tendit l'oreille mais ne perçut aucun bruit ; l'effraction doit remonter à plusieurs jours, estima-t-elle en s'avançant prudemment.

On s'était livré à une fouille sommaire : les coussins des 371

sièges avaient été déplacés et les placards du petit coin cuisine ouverts.

La chambre était dans le même état : commode démontée, penderie béante, et quelqu'un avait piétiné le lit avec des bottes sales.

Elle s'approcha de la fenêtre pour inspecter la rue : une traction avant noire stationnait en face de l'immeuble, deux hommes assis à l'avant.

Tout cela n'est pas brillant, récapitula Betty. quelqu'un a parlé et Dicter Franck en a tiré le maximum. Il a minutieusement suivi une piste qui l'a d'abord conduit à Mlle Lemas, puis à Brian Standish et, pour finir, à

Gilberte. Et Michel ? Est-il prisonnier ? Sans doute.

Elle pensa à Dicter Franck et au frisson de peur qu'elle avait ressenti en étudiant la courte notice biographique inscrite par le MI6 au verso du cliché d'archivé. Elle réalisait maintenant que sa frayeur aurait d˚ être encore plus intense. Intelligent et obstiné, il avait failli la cueillir à

Chatelle, fait placarder son portrait dans tout Paris, arrêté et interrogé

ses camarades l'un après l'autre.

Elle ne l'avait aperçu que deux fois, et quelques brefs instants seulement.

Elle se rappelait pourtant son visage : on y lisait intelligence et énergie, assorties d'une détermination qui pouvait facilement devenir impitoyable. Absolument persuadée qu'il suivait toujours sa piste, elle résolut de se montrer encore plus vigilante.

Elle regarda le ciel : plus que trois heures environ avant la nuit, et elle regagna précipitamment la Simca 5.

- Rien à faire, annonça-t-elle en se glissant dans la voiture. On a perquisitionné l'appartement et la Gestapo surveille la façade.

- Bon sang, fit Paul. O˘ allons-nous maintenant ?

- Je connais une autre adresse, dit Betty. Retournons en ville.

Elle se demandait pendant combien de temps encore le petit moteur de cinq cents centimètres cubes réussirait à faire avancer la Simca 5 surchargée.

S'il ne fallait pas plus d'une heure pour qu'on découvre les corps dans la maison de la rue du Bois, combien faudrait-il de temps à la police et aux hommes de la Gestapo à Reims pour donner l'alerte et faire rechercher la voiture de Mlle Lemas ? Dicter n'avait aucun moyen de 372

contacter ceux qui étaient en train de patrouiller, mais la relève, elle, aurait reçu ses instructions. Betty ignorait l'heure du changement d'équipe, mais elle savait qu'il ne lui restait presque plus de temps.

- Allons jusqu'à la gare, dit-elle. Nous abandonnerons la voiture là-bas.

- Bonne idée, fit Paul. Ils penseront peut-être que nous avons quitté la ville.

Betty scrutait les rues, à l'aff˚t des Mercedes de l'Armée ou des CitroÎn noires de la Gestapo, retenant son souffle à la vue de deux gendarmes qui faisaient leur ronde. Ils parvinrent cependant au centre de la ville sans incident. Paul se gara à proximité de la gare, et tous s'éloignèrent au plus vite du véhicule compromettant.

- Maintenant, il faut que j'agisse seule, annonça Betty. Allez tous m'attendre à la cathédrale.

- J'y ai passé tellement d'heures aujourd'hui, plaisanta Paul, que tous mes péchés ont d˚ m'être pardonnes.

- Prie le ciel que nous trouvions un endroit pour la nuit, lui lança Betty en s'éloignant rapidement.

Elle retourna dans la rue o˘ habitait Michel. ¿ cent mètres de sa maison se trouvait le bar Chez Régis. Betty entra. Le propriétaire, Alexandre Régis, fumait, assis derrière le comptoir. Il lui fit un signe de la tête, mais ne dit rien.

Elle se dirigea vers une porte avec l'inscription ´ Toilettes ª qui ouvrait sur un petit couloir dont le fond ressemblait à un placard ; mais Betty l'ouvrit sans hésiter et grimpa l'escalier aux marches raides, qu'il dissimulait en réalité. En haut, une lourde porte avec un judas. Betty frappa, veillant à ce qu'on puisse bien voir son visage. quelques instants plus tard, Même Régis, la mère du propriétaire, vint lui ouvrir.

Betty entra dans une vaste pièce aux fenêtres masquées par d'épais rideaux.

Le décor était assez sommaire : une carpette, des murs peints en brun et quelques ampoules nues au plafond. Au fond, une roulette, et un bar dans un coin. Autour d'une grande table ronde, quelques hommes jouaient aux cartes.

Il s'agissait d'un tripot clandestin.

Michel aimait jouer gros au poker et n'était pas regardant sur le choix de ses partenaires : il passait donc de temps en temps une soirée ici, et Betty, qui ne jouait jamais, venait parfois

373

suivre la partie un moment : Michel prétendait qu'elle lui portait chance.

C'était un bon endroit pour se cacher de la Gestapo et Betty avait espéré

le trouver là ; mais, ne voyant pas le visage qu'elle cherchait, elle céda à la déception.

- Merci, Même, dit-elle à la mère d'Alexandre.

- «a fait plaisir de te voir. Comment vas-tu ?

- Bien. Vous n'avez pas vu mon mari ?

- Ah, le charmant Michel. Pas ce soir, je regrette.

Les gens qui fréquentaient le club ne connaissaient pas les activités de Michel dans la Résistance.

Betty s'approcha du bar et s'assit sur un tabouret, adressant un sourire à

la barmaid, une femme entre deux ‚ges au rouge à lèvres très voyant.

C'était Yvette Régis, l'épouse d'Alexandre.

- Vous avez du scotch ?

- Bien s˚r, répondit Yvette. Pour ceux qui ont les moyens. Elle exhiba une bouteille de Dewar et lui en versa une

rasade.

- Je cherche Michel, expliqua Betty.

- «a fait bien une semaine que je ne l'ai pas vu.

- Bon sang, fit Betty en buvant une gorgée. J'attends quand même un moment, au cas o˘ il se montrerait.

44.

Dicter était au désespoir. Betty se révélait décidément très maligne : elle avait évité son piège. Bien qu'elle f˚t certainement quelque part dans Reims, il n'avait aucun moyen de la coincer.

Les membres de la Résistance rémoise avaient tous été jetés en prison et ne le conduiraient donc pas à elle. Dicter faisait surveiller la maison de Michel et l'appartement de Gilberte, or il savait Betty beaucoup trop rusée pour se laisser repérer par le gestapiste moyen. Son portrait était placardé sur tous les murs de la ville, mais elle avait certainement modifié son aspect, en se teignant les cheveux ou Dieu sait quoi, car elle n'avait été signalée nulle part. Elle avait déjoué tous ses plans.

Ne comptant plus désormais que sur le coup de génie qu'il venait, lui semblait-il, de mettre au point, il faisait le guet juché sur une bicyclette au bord de la route, en pleine ville, à deux pas du thé‚tre : béret, lunettes de cycliste, chandail de coton et bas de pantalon rentrés à

l'intérieur des chaussettes, il s'était rendu méconnaissable ; de plus, personne n'imaginerait que, à la Gestapo, on circulait à vélo.

Il observait la rue, plissant les yeux dans le soleil couchant pour repérer la CitroÎn noire qu'il attendait. Il consulta sa montre : elle n'allait pas tarder.

De l'autre côté de la route, Hans était au volant d'une vieille Peugeot poussive, bonne pour la casse, et dont le moteur tournait. Dicter ne voulant pas risquer qu'elle ren‚cle à démarrer le moment venu. Hans était lui aussi déguisé : lunettes de

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soleil et casquette, costume élimé et chaussures éculées comme un Français d'alors. Il n'avait encore jamais rien fait de pareil, mais il exécutait les ordres avec un stoÔcisme imperturbable.

Dicter, lui aussi, était novice en la matière. Il ne savait vraiment pas si son coup réussirait ; tant d'aléas pouvaient intervenir et faire capoter son scénario. Il avait conçu un projet insensé mais, au fond, qu'avait-il à

perdre ? Mardi, ce serait la pleine lune et, il en était convaincu, les Alliés débarqueraient. Betty représentait pour lui le gros lot : elle méritait qu'on prenne des risques.

Mais gagner la guerre ne le préoccupait plus par-dessus tout : il n'avait plus d'avenir et peu lui importait au fond de savoir qui régnerait sur l'Europe. Betty Clairet l'obsédait ; elle avait g‚ché sa vie en abattant Stéphanie. Il voulait Betty prisonnière dans le sous-sol du ch‚teau. Là, il go˚terait les plaisirs de la vengeance. Il ne cessait de fantasmer sur les moyens de la torturer : des barres d'acier broieraient ses os fragiles, l'appareil à électrochocs serait poussé au maximum, les piq˚res feraient d'elle une épave secouée par les spasmes de la nausée, le bain glacé la convulserait et figerait son sang dans ses doigts. Détruire la Résistance et repousser les envahisseurs n'étaient plus maintenant que deux composantes du ch‚timent qu'il infligerait à Betty.

Mais il fallait d'abord la trouver.

Au loin, il aperçut une CitroÎn noire et la fixa attentivement. C'était un modèle à deux portes, celui qu'on utilisait toujours pour transporter un prisonnier. Il tenta de voir à l'intérieur et crut distinguer quatre passagers. Ce devait être la voiture qu'il attendait. Il approcha et il reconnut le beau visage de Michel à l'arrière, gardé par un agent de la Gestapo en uniforme.

Il se crispa. Il se félicitait maintenant d'avoir donné l'ordre de ne pas torturer Michel en son absence. Ce plan sinon n'aurait pas été réalisable.

Au moment o˘ la CitroÎn passait devant Dicter, Hans déboîta brusquement au volant de la vieille Peugeot qui s'engagea sur la chaussée, bondit en avant et heurta de plein fouet la CitroÎn dans un fracas de métal froissé et de verre brisé. Les deux agents de la Gestapo jaillirent de leur véhicule et se mirent à invectiver Hans en mauvais français - sans remarquer appa-376

remment, que leur collègue à l'arrière s'était affalé, sans connaissance, auprès de son prisonnier.

C'est l'instant critique, pensa Dicter sans l‚cher des yeux la scène.

Michel va-t-il mordre à l'app‚t ? Il fallut un long moment à Michel pour réaliser l'occasion qui se présentait - Dicter se demandait d'ailleurs s'il allait la saisir. Puis il parut comprendre : il se pencha par-dessus les sièges avant, ses mains ligotées s'affairèrent sur la poignée de la portière, parvinrent à l'ouvrir, repoussèrent le siège ; il sortit.

Il jeta un coup d'oil à ses deux gardiens qui, le dos tourné, s'en prenaient toujours à Hans. Il tourna les talons et s'éloigna à grands pas : à voir son visage, il ne pouvait pas croire à ce qui lui arriverait.

Le cour battant, Dicter suivit Michel. Hans leur emboîta le pas. Dicter roula quelques mètres à bicyclette puis, comme il se rapprochait trop de Michel, il mit pied à terre et poussa sa machine le long du trottoir.

Michel tourna au premier coin de rue ; malgré sa blessure qui le faisait un peu boitiller, il marchait vite, tenant devant lui ses mains menottées pour qu'on les remarque moins. Dicter suivait discrètement tantôt à pied, tantôt à bicyclette, se cachant chaque fois qu'il le pouvait derrière des voitures. Michel de temps en temps jetait un coup d'oil derrière lui, mais ne semblait pas chercher à semer un poursuivant. Il n'avait pas flairé le piège.

Au bout d'un moment, Hans, comme convenu, dépassa Dicter, qui ralentit pour rester derrière lui. Puis ils changèrent une nouvelle fois de position.

O˘ irait Michel ? Il fallait absolument, pour la réussite du plan de Dicter, que Michel le conduise à d'autres membres de la Résistance et de là

sur la piste de Betty.

Dicter fut donc surpris de voir Michel se diriger vers sa maison près de la cathédrale. Il devait quand même se douter qu'elle était surveillée ? Il s'engagea néanmoins dans la rue mais, au lieu d'entrer chez lui, il s'engouffra dans un bar, Chez Régis, sur le trottoir d'en face.

Dicter appuya son vélo contre le mur de l'immeuble voisin, une charcuterie à l'enseigne à demi effacée, et attendit quelques minutes ; quand il eut la certitude que Michel allait y rester un moment, Dicter entra, simplement pour s'assurer de la présence de son gibier, et comptant sur ses lunettes et son

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béret pour ne pas être reconnu il achèterait un paquet de cigarettes pour justifier sa venue et retournerait l'attendre dehors. Mais aucune trace de Michel. Déconcerté, Dicter hésita.

- Oui, monsieur ? s'enquit le barman.

- Une bière, fit Dicter. Pression.

Il espérait en réduisant sa conversation au minimum que le barman ne remarquerait pas son léger accent allemand et le prendrait pour un cycliste qui s'était simplement arrêté pour étancher sa soif.

- Bien monsieur.

- O˘ sont les toilettes ?

Le barman désigna une porte dans le coin. Dicter la poussa : Michel n'était pas là. Dicter risqua un coup d'oeil dans les toilettes pour femmes : personne. Il ouvrit ce qui ressemblait à une porte de placard et constata qu'elle donnait sur un escalier. Il monta les marches pour déboucher sur une lourde porte avec un judas. Il frappa, mais n'obtint pas de réponse. Il écouta un moment. Il n'entendait rien, mais la porte était épaisse. Il était persuadé que quelqu'un de l'autre côté l'observait par le judas et ne reconnaissait pas en lui un habitué. Il essaya de faire comme s'il avait raté les toilettes, se gratta la tête, haussa les épaules et redescendit.

Aucune porte ne donnait sur l'arrière, Michel était donc ici, Dicter en avait la certitude, dans la pièce du haut fermée à clef. que faire ?

Il prit son verre et s'installa à une table pour éviter que le barman engage la conversation. La bière était fade ; même en Allemagne à cause de la guerre, la bière avait perdu sa saveur d'antan. Il s'obligea cependant à

la finir, puis sortit.

Hans contemplait la vitrine de la librairie d'en face. Dicter alla le rejoindre.

- Il est dans une sorte de salon privé là-haut, annonça-t-il. Il y a peut-

être retrouvé d'autres chefs de la Résistance. D'un autre côté, c'est peut-

être un bordel ou Dieu sait quoi. Je ne veux pas débouler sur lui avant qu'il nous ait conduits à quelqu'un d'intéressant.

Comprenant son dilemme, Hans acquiesça. Dicter prit sa décision : trop tôt pour arrêter de nouveau Michel.

- quand il sortira, je le suivrai. Dès que nous serons hors de vue, faites une descente là-bas.

378

- Tout seul ?

Dicter désigna les deux hommes de la Gestapo, assis dans une CitroÎn, qui surveillaient la maison de Michel.

- Prenez-les pour vous aider.

- D'accord.

- Essayez de faire croire à une affaire de mours : arrêtez les putains s'il y en a. Ne parlez pas de Résistance.

- Très bien.

- Jusque-là, nous attendons.

45.

Betty broya du noir jusqu'au moment o˘ Michel entra.

Assise au bar de ce petit tripot improvisé, elle faisait la conversation avec Yvette tout en surveillant les visages tendus des hommes concentrés sur leurs cartes, leurs dés et la roulette. Personne ne s'intéressait à

elle : des joueurs sérieux ne se laissaient pas distraire par un joli visage.

Si elle ne trouvait pas Michel, la situation devenait grave. Les autres Corneilles, dans la cathédrale pour l'instant, ne pourraient pas y rester toute la nuit. Dormir à la belle étoile en juin ne posait pas de problème, mais elles risquaient de se faire prendre.

Il leur fallait aussi un moyen de transport. Faute de se procurer une voiture ou une camionnette auprès du réseau Bollin-ger, elles devraient en voler une, ce qui impliquait le danger supplémentaire d'exécuter une mission déjà périlleuse avec un véhicule que la police rechercherait.

Une autre raison mettait à mal son moral : l'image de Stéphanie Vinson qui ne cessait de la hanter. C'était la première fois que Betty tirait sur une personne ligotée et désemparée, la première fois qu'elle abattait une femme.

Un meurtre la bouleversait toujours profondément : bien qu'il f˚t un combattant armé, elle s'accusait d'avoir commis un acte odieux en liquidant quelques minutes avant Stéphanie l'agent de la Gestapo. Elle avait éprouvé

le même remords au sujet des deux miliciens à Paris, du colonel de la Gestapo à Lille, et du collaborateur français à Rouen. Mais en ce qui concernait

380

Stéphanie, c'était bien pire. Betty avait appuyé le canon d'un pistolet sur sa nuque, elle l'avait exécutée. Exactement comme elle apprenait aux stagiaires du SOE à le faire. Stéphanie méritait son sort, bien entendu : Betty n'avait là-dessus aucun doute. Mais elle se posait des questions sur elle-même. qui donc était-elle pour être capable de tuer de sang-froid une prisonnière sans défense ? Serait-elle devenue une sorte de bourreau sans pitié ?

Elle termina son verre de whisky et en refusa un second craignant de sombrer dans la sensiblerie. ¿ cet instant, Michel franchit la porte. Ce fut pour elle un immense soulagement : Michel connaissait tout le monde en ville, et elle recommença à croire en sa mission.

En apercevant la silhouette dégingandée dans un blouson fatigué et le beau visage aux yeux souriants, elle sentit monter en elle une affection un peu désabusée, admettant qu'elle éprouverait toujours de la tendresse pour lui, regrettant son amour passionné de jadis. Ce sentiment-là, elle ne le retrouverait jamais, elle en était certaine.

Comme il s'approchait, elle constata qu'il n'avait pas l'air très en forme : elle déplora les nouvelles rides qui sillonnaient son visage. Son expression trahissait l'épuisement et la peur ; on lui donnerait facilement cinquante ans, se dit-elle avec angoisse, alors qu'il n'en a que trente-cinq.

Mais la perspective de lui annoncer que c'en était fini de leur mariage l'inquiétait plus encore. Elle la redoutait même, consciente de l'ironie de la situation : capable d'abattre un agent de la Gestapo et une collaboratrice, et d'opérer clandestinement en territoire occupé, elle se sentait sans courage à l'idée de faire de la peine à son mari.

- Betty ! cria-t-il, visiblement ravi de la voir. Je savais que tu viendrais !

Il traversa la salle en boitillant.

- J'avais peur que la Gestapo ne t'ait arrêté, murmura-t-elle.

- Tu avais raison !

Il se retourna pour que personne dans la pièce ne puisse le voir et lui montra ses poignets solidement liés.

Elle tira son petit canif de l'étui accroché sous le revers de 381

son col et coupa discrètement ses liens. Les joueurs n'avaient rien vu.

Elle remit le couteau à sa place.

Même Régis l'aperçut juste au moment o˘ il fourrait les bouts de corde dans les poches de son pantalon. Elle le serra dans ses bras et l'embrassa sur les deux joues. Betty le regarda flirter avec la vieille femme et faire le joli cour en la gratifiant de son sourire enjôleur. Puis Même reprit son travail, remplit les verres des joueurs. Et Michel raconta à Betty comment il s'était échappé. Elle avait craint qu'il ne veuille l'embrasser passionnément, ne sachant pas trop comment elle aurait réagi, mais il était encore trop plein de ses propres aventures pour se montrer romantique avec elle.

- quelle chance j'ai eue ! conclut-il.

Il s'assit sur un tabouret devant le bar en se frictionnant les poignets et commanda une bière.

- Trop, peut-être, insinua Betty en hochant la tête.

- que veux-tu dire ?

- que ça pourrait être un piège.

- Je ne pense pas, s'indigna-t-il, n'aimant sans doute pas être taxé de crédulité.

- Aurait-on pu te suivre jusqu'ici ?

- Non, nia-t-il, catégorique. J'ai vérifié, évidemment. Elle était mal à

l'aise, mais elle n'insista pas.

- Brian Standish est mort ; Mlle Lemas, Gilberte et le Dr Bouler sont en prison.

- Les autres sont morts. Les Allemands ont rendu les corps de ceux qui avaient été tués dans l'escarmouche. Les survivants, Gaston, Geneviève et Bertrand, ont été fusillés par un peloton d'exécution sur la place de Sainte-Cécile.

- Seigneur !

Ils restèrent un moment silencieux. Betty était accablée à l'évocation de toutes ces vies sacrifiées et des souffrances subies dans l'intérêt de cette mission.

La bière de Michel arriva. Il en but une petite gorgée et s'essuya les lèvres.

- Je présume que tu es revenue pour faire une nouvelle tentative sur le ch

‚teau.

Elle acquiesça.

- Mais notre couverture, c'est la destruction du tunnel de Maries.

382

- C'est une bonne idée. Nous devrions le faire d'ailleurs.

- Pas pour l'instant. Deux des filles de mon équipe ont été prises à

Paris, elles ont d˚ parler, et raconter mon histoire - elles ne savaient rien de la vraie mission ; les Allemands y ont certainement doublé la garde. Nous laisserons cela à la RAF pour nous concentrer sur Sainte-Cécile.

- que puis-je faire ?

- Nous avons besoin d'un endroit o˘ passer la nuit. Il réfléchit un moment.

- La cave de Joseph Laperrière.

Antoinette, la tante de Michel, avait jadis été la secrétaire de ce fabricant de Champagne.

- Il est des nôtres ?

- Sympathisant, fit-il avec un sourire acide. Comme tout le monde aujourd'hui ! Ils croient tous le débarquement imminent. Je suppose qu'ils ont raison...

Il lui lança un regard interrogateur.

- Oui, dit-elle, sans donner plus de détails. La cave est grande ? Nous sommes cinq.

- …norme : on pourrait y cacher cinquante personnes.

- Parfait. J'ai également besoin d'un véhicule pour demain.

- Pour aller à Sainte-Cécile ?

- Oui, et après, pour retrouver notre avion de ramassage, si nous sommes encore en vie.

- Tu te rends compte que tu ne peux pas utiliser la zone de largage habituelle de Chatelle, n'est-ce pas ? La Gestapo la connaît : c'est là que je me suis fait piquer.

- Oui. L'avion utilisera l'autre, à Laroque. J'ai donné des instructions.

- Le champ de patates. Très bien.

- Et le véhicule ?

- Philippe Moulier a une camionnette. C'est lui qui livre la viande aux bases allemandes. Lundi, c'est son jour de repos.

- Je me souviens de lui : il est pronazi, non ?

- Il l'était. Il a gagné de l'argent gr‚ce à eux pendant quatre ans et, maintenant, il est terrifié à l'idée que le débarquement va réussir et qu'on le pendra après le départ des Allemands. Aussi est-il tout prêt à

nous aider, pour prouver qu'il n'est pas un traître. Il nous prêtera sa camionnette.

383

- Amène-la demain à la cave à dix heures du matin.

- Est-ce qu'on ne peut pas passer la nuit ensemble ? fit-il en lui caressant la joue.

Il arborait son sourire habituel en la regardant de son air canaille. Un frémissement familier, pas aussi fort qu'autrefois cependant, la parcourut, comme le souvenir d'un désir. Jadis, ce sourire l'aurait fait fondre.

Elle aurait voulu lui dire la vérité, car elle ne détestait rien tant que de ne pas être sincère. Mais parler risquait de compromettre la mission, en rendant hasardeuse la coopération de Michel. Ou bien n'était-ce qu'une excuse ? Peut-être n'avait-elle tout simplement pas le courage.

- Non, dit-elle. Nous ne pouvons pas passer la nuit ensemble.

- ¿ cause de Gilberte ? fit-il, dépité.

Elle hocha la tête mais, comme elle était incapable de mentir, elle ajouta :

- Enfin, en partie.

- quelle est l'autre partie ?

- Je n'ai vraiment pas envie d'en parler au beau milieu d'une mission aussi importante.

Soudain vulnérable, presque effrayé, il demanda :

- Tu as quelqu'un d'autre ?

- Non, répondit-elle sans vergogne, ne pouvant pas se décider à lui faire du mal.

Il la regarda droit dans les yeux.

- Bon, fit-il enfin. Tant mieux.

Betty s'en voulait terriblement. Michel termina sa bière et se leva.

- La cave de Laperrière est sur le chemin de la carrière, à une demi-heure à pied.

- Je connais la rue.

- Je ferais mieux d'aller voir Moulier pour la camionnette.

Il prit Betty dans ses bras et l'embrassa sur les lèvres. Elle se sentait mal. Refuser son baiser maintenant qu'elle avait nié avoir quelqu'un d'autre était difficile, mais embrasser Michel lui semblait terriblement déloyal vis-à-vis de Paul. Elle ferma les yeux et attendit passivement qu'il rel‚che son étreinte. Il avait d˚ remar-384

quer son manque d'enthousiasme et la considéra un moment d'un air songeur.

- Je te verrai à dix heures, conclut-il avant de partir.

Elle décida de lui laisser cinq minutes d'avance avant de sortir à son tour et en profita pour demander un autre scotch à Yvette. Elle en avalait une gorgée quand une lumière rouge se mit à clignoter au-dessus de la porte.

Chacun dans la salle s'agita soudain silencieusement : le croupier arrêta sa roulette, la retourna pour la transformer en plateau de table normal ; les joueurs de poker empochèrent leurs cartes et remirent leur veste ; Yvette ramassa les verres du bar et les déposa dans l'évier. Même Régis, quant à elle, éteignit les lumières, et la pièce ne fut plus éclairée que par l'ampoule rouge qui clignotait au-dessus de la porte.

Betty ramassa son sac, sa main trouva son pistolet.

- que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Yvette.

- Une descente de police.

Betty jura. quelle poisse ! Se faire arrêter dans un tripot clandestin !

- Alexandre nous a prévenus d'en bas, expliqua Yvette. Filez vite ! fit-elle en désignant le fond de la salle.

Betty regarda dans la direction qu'indiquait Yvette ; elle vit Même Régis entrer dans une sorte de placard et écarter de vieux manteaux pendus à une tringle, révélant au fond de la penderie une porte qu'elle s'empressa d'ouvrir devant les joueurs qui l'empruntèrent l'un après l'autre. Je vais peut-être m'en tirer, se dit Betty.

L'ampoule rouge s'éteignit à son tour et des coups résonnèrent, frappés à

l'autre porte. Betty rejoignit dans le noir ceux qui s'engouffraient dans le placard pour déboucher dans une pièce nue. Le plancher se trouvait à une trentaine de centimètres au-dessous du niveau normal et elle comprit qu'ils étaient dans l'appartement correspondant à la boutique voisine. Tout le monde dévala l'escalier et se retrouva dans la charcuterie abandonnée avec son comptoir de marbre et ses vitrines poussiéreuses. Le rideau de la porte était baissé si bien que l'intérieur n'était pas visible de la rue.

Puis, tous franchirent la porte de derrière et traversèrent une cour protégée par un haut mur avant de se retrouver dans 385

une ruelle ouverte sur la rue voisine. Arrivé là, tout le monde se dispersa.

Betty s'éloigna rapidement, se repéra et atteignit enfin la cathédrale o˘

les Corneilles l'attendaient. Mon Dieu, murmura-t-elle, je l'ai échappé

belle.

Tout en reprenant son souffle, elle se mit à considérer la descente sur le tripot sous un jour différent. Elle était intervenue quelques minutes à

peine après le départ de Michel. Betty ne croyait pas aux coÔncidences.

Plus elle réfléchissait, plus elle était convaincue que c'était elle que recherchaient les gens qui frappaient à la porte. Elle savait que bien avant la guerre un petit groupe d'hommes jouait déjà dans cette salle. La police locale connaissait à coup s˚r l'endroit. Alors pourquoi décider brusquement de le fermer ? Si ce n'était pas la police, ce devait être la Gestapo qui, ne s'intéressant pas vraiment aux joueurs, recherchait des communistes, des juifs, des homosexuels... et des espions.

Dès le début, l'histoire de l'évasion de Michel avait éveillé ses soupçons, mais il l'avait rassurée en affirmant qu'on ne l'avait pas suivi.

Maintenant, elle n'en était plus certaine. Son évasion avait été truquée, comme le śauvetage ª de Brian Stan-dish. Elle voyait derrière tout cela le cerveau rusé de Dicter Franck. quelqu'un avait suivi Michel jusqu'au café, deviné l'existence de la salle secrète et espéré qu'elle pouvait s'y trouver.

Dans ce cas, Michel était toujours sous surveillance. S'il ne se départait pas de son insouciance, il serait filé ce soir jusqu'à la maison de Philippe Moulier, et demain matin, au volant de la camionnette, jusqu'à la cave à Champagne qui abriterait les Corneilles.

Bon sang, songea Betty, comment vais-je m'en sortir ?

Le neuvième jour

Lundi 5 juin 1944

46.

La migraine de Dicter commença à se manifester peu après minuit : debout dans sa chambre de l'hôtel Frankfurt, il regardait le lit que plus jamais il ne partagerait avec Stéphanie. Il aurait voulu pleurer pour apaiser sa douleur mais, comme les larmes ne venaient pas, il se fit une piq˚re de morphine et s'effondra sur la courtepointe. Le téléphone le réveilla avant le lever du jour. C'était Walter Goedel, l'aide de camp de Rommel.

- Le débarquement a commencé ? demanda Dicter, encore groggy.

- Non, répondit Goedel, le temps sur la Manche est mauvais aujourd'hui.

Dicter se redressa et fit quelques rotations avec sa tête pour s'éclaircir les idées.

- quoi donc, alors ?

- La Résistance attendait manifestement quelque chose, sinon pourquoi ce déferlement de sabotages, cette nuit, dans tout le nord de la France ? Le ton froid de Goedel se fit glacial. Vous prétendiez empêcher cela. que fabriquez-vous au lit ?

Pris au dépourvu, Dicter s'efforça de retrouver son sang-froid habituel.

- Je suis sur la trace d'un des membres les plus importants de la Résistance, expliqua-t-il ne voulant surtout pas qu'on croie qu'il cherchait à se justifier de son échec. J'ai failli la prendre hier soir. Je l'arrêterai aujourd'hui. Ne vous inquiétez pas : d'ici à demain nous ramasserons les terroristes par centaines, je vous le promets.

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II regretta aussitôt la faiblesse que trahissaient ces derniers mots.

- Demain, ce sera probablement trop tard, rétorqua Goedel, inexorable.

- Je sais...

Mais Goedel avait raccroché. Dicter reposa le téléphone, regarda sa montre : elle indiquait quatre heures. Il se leva.

Sa migraine s'était dissipée, mais il se sentait barbouillé : la morphine, ou plutôt ce très désagréable rappel à l'ordre. Il but un verre d'eau et avala trois comprimés d'aspirine avant d'entamer sa toilette. Tout en étalant la mousse à raser, il récapitula rapidement les événements de la soirée précédente. Avait-il vraiment fait tout son possible ?

Laissant le lieutenant Hesse de faction devant Chez Régis, il avait suivi Michel Clairet jusqu'à la boucherie de Philippe Moulier, le fournisseur des restaurants et des cantines militaires. Dicter avait repéré une devanture, un appartement au premier étage et une cour, et les avait surveillés pendant une heure. Mais personne n'en était sorti.

Ayant conclu que Michel comptait y passer la nuit, Dicter avait appelé Hans Hesse d'un bar ; celui-ci s'était procuré une motocyclette et l'avait rejoint devant chez Moulier à dix heures : il avait alors raconté à son supérieur l'histoire de l'inexplicable salle vide au-dessus de Chez Régis.

- Un système d'alarme probablement, fit Dicter songeur, actionné du rez-de-chaussée par le barman si quelqu'un vient fouiner.

- Vous croyez que la Résistance utilisait cet endroit ?

- Sans doute. A mon avis, les communistes s'y réunissaient, les résistants ont pris le relais.

- Mais comment ont-ils filé hier soir ?

- Une trappe sous le tapis, quelque chose comme ça... Les communistes avaient d˚ prévoir une solution en cas d'ennui. Vous avez arrêté le barman ?

- J'ai emmené au ch‚teau tous ceux qui se trouvaient là. Dicter laissa la surveillance de la maison de Moulier à Hans,

pour se rendre à Sainte-Cécile afin d'interroger un Alexandre Régis absolument terrifié. Dicter avait rapidement compris que son hypothèse ne tenait pas debout : ni abri pour les résistants ni lieu de réunion des communistes, le café s'avérait, plus trivia-390

F

lement, un tripot clandestin. Alexandre lui confirma néanmoins que Michel Clairet était passé la nuit dernière et que, précisa-t-il, il y avait retrouvé sa femme.

Encore une occasion qui lui passait sous le nez : il avait certes capturé

plusieurs membres de la Résistance, mais Betty, elle, avait toujours échappé aux mailles du filet.

Il termina de se raser, s'essuya le visage et téléphona au ch‚teau pour qu'on lui envoie une voiture avec un chauffeur et deux gestapistes. Il s'habilla et descendit aux cuisines de l'hôtel pour quémander une douzaine de croissants chauds qu'il enveloppa dans une serviette. Puis il sortit dans l'air frais du petit matin. Les premières lueurs de l'aube cernaient d'un fil d'argent les tours de la cathédrale. Une CitroÎn rapide, de celles que préférait la Gestapo, attendait.

Dicter donna au chauffeur l'adresse de Moulier. ¿ cinquante mètres de là

dans la rue, il retrouva Hans qui rôdait devant un entrepôt.

- De toute la nuit, personne n'est entré ni sorti, annonça-t-il.

Michel devait donc être toujours à l'intérieur. Dicter dit à son chauffeur d'attendre au coin de la rue et s'installa auprès de Hans ; ils se partagèrent les croissants devant le spectacle du lever de soleil sur les toits de la ville.

Les minutes, puis les heures s'écoulaient en vain. Dicter luttait pour maîtriser son impatience. La perte de Stéphanie lui pesait encore douloureusement, mais, passé le premier choc, il s'intéressait de nouveau à

la guerre. Il songeait aux forces alliées massées quelque part au sud ou à

l'est de l'Angleterre, au grouillement d'hommes et de chars impatients de transformer en champs de bataille les paisibles stations balnéaires du nord de la France. Il pensait aux saboteurs français - armés jusqu'aux dents gr

‚ce aux largages d'armes, de munitions et d'explosifs - tout prêts à

attaquer par-derrière les défenseurs allemands, à les poignarder dans le dos et à paralyser les possibilités de manouvre de Rommel. Il se sentait stupide et impuissant devant cette porte d'entrepôt à attendre qu'un terroriste amateur termine son petit déjeuner. Cette journée le conduirait peut-être au cour même de la Résistance - mais cela demeurait un vou.

Il était neuf heures passées quand la porte de la maison s'ouvrit.

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- Enfin, murmura Dicter.

Il se plaqua contre le mur pour ne pas se faire remarquer et Hans éteignit sa cigarette. Michel sortit de l'immeuble accompagné d'un garçon de dix-sept ou dix-huit ans qui, estima Dicter, pourrait bien être un fils de Moulier. Ouvrant un cadenas, celui-ci fit glisser les portes de la cour o˘

était garée une camionnette noire sur laquelle on pouvait lire en lettres blanches Moulier & Fils - Viandes. Michel monta.

Dicter était fasciné : sous ses yeux, Michel empruntait une camionnette de livraison - pour les Corneilles, bien s˚r !

- Allons-y ! lança-t-il.

Hans se précipita vers sa motocyclette garée le long du trottoir et, le dos à la route, se pencha sur le moteur. Dicter, tout en courant jusqu'à sa voiture, fit signe au chauffeur de mettre le moteur en marche ; puis il observa Michel. Celui-ci quitta la cour et s'éloigna, aussitôt suivi par la moto de Hans et, dans son sillage, par la voiture de Dicter.

Ils se dirigèrent vers l'est. Dicter, à l'avant de la CitroÎn noire de la Gestapo, ne quittait pas la route des yeux. La camionnette de Moulier était facile à suivre gr‚ce à la bouche d'aération qui couronnait une sorte de cheminée sur un toit déjà assez haut. Ils me conduisent à Betty, songea Dicter.

La camionnette ralentit dans le chemin de la Carrière et s'arrêta dans la cour d'une cave à Champagne portant le nom de Laperrière. Hans le dépassa et tourna au prochain coin de rue, imité par le chauffeur de Dicter. Ils s'arrêtèrent et Dicter sauta à terre.

- Je crois que les Corneilles se sont planquées là pour la nuit, déclara-t-il.

- Nous entrons ? demanda Hans.

Dicter réfléchit, confronté au même dilemme que la veille devant le café.

Betty était peut-être là. Mais, dans la précipitation, il risquait de compromettre l'espoir qu'il avait de laisser Michel le guider jusqu'à elle.

- Pas encore, dit-il. Attendons.

Dicter et Hans avancèrent jusqu'au bout de la rue pour repérer les lieux : une haute maison assez élégante, une cour encombrée de tonneaux vides et un entrepôt au toit plat, sous lequel Dicter situa les caves. La camionnette de Moulier était garée dans la cour.

392

Dicter sentait son cour battre plus vite. D'un instant à l'autre, se dit-il, Michel va réapparaître avec Betty et les autres Corneilles ; tout le monde s'entassera dans la camionnette et gagnera l'objectif. C'est alors que Dicter et la Gestapo arriveront pour les arrêter.

Là-dessus, Michel sortit du petit b‚timent. Manifestement soucieux et indécis, il regardait autour de lui d'un air perplexe.

- qu'est-ce qu'il a ? s'inquiéta Hans. Dicter sentit son cour se serrer.

- Un élément inattendu.

Betty lui aurait-elle une nouvelle fois échappé ? Se décidant enfin, Michel grimpa les quelques marches du perron et frappa. Une femme de chambre coiffée d'un petit bonnet blanc le fit entrer.

Il ressortit quelques minutes plus tard, l'air toujours intrigué, mais décidé cette fois. Il se dirigea vers la camionnette, monta et fit demi-tour.

Dicter étouffa un juron. Les Corneilles, semblait-il, n'étaient pas là.

Michel paraissait aussi surpris que Dicter, mais c'était une mince consolation. Il fallait comprendre ce qui s'était passé.

- Nous allons faire comme hier soir, dit-il à Hans, seulement cette fois c'est vous qui suivrez Michel et moi qui entrerai dans la maison.

Hans mit sa moto en marche.

Dicter regarda Michel s'éloigner dans la camionnette de Moulier, suivi à

bonne distance par Hans Hesse. quand ils eurent disparu, il fit signe à ses trois acolytes et s'approcha à grands pas de la maison Laperrière.

- Inspectez la maison, ordonna-t-il aux deux premiers, et assurez-vous que personne ne sort. S'adressant au troisième, il ajouta : Vous et moi allons fouiller la cave.

Il se dirigea vers le petit b‚timent et découvrit un grand pressoir et trois énormes cuves. Le pressoir était d'une propreté immaculée : les vendanges n'auraient lieu que dans trois ou quatre mois. Seul un vieil homme balayait le sol. Dicter trouva l'escalier et s'y engouffra. Dans la fraîcheur de la cave régnait une certaine activité : cinq ou six ouvriers en bleu de travail retournaient des bouteilles alignées. Ils s'interrompirent pour dévisager les intrus.

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Dicter et l'homme de la Gestapo fouillèrent une salle après l'autre : des bouteilles de Champagne par milliers, les unes alignées contre les murs, d'autres rangées dans des casiers spéciaux, le col incliné vers le bas, mais de femmes, aucune.

Dans un coin tout au fond du dernier tunnel, Dicter trouva des cro˚tons de pain, des mégots de cigarettes et une pince à cheveux. Voilà qui confirmait ses pires craintes : les Corneilles avaient bien passé la nuit là, mais elles avaient disparu.

Il chercha du regard sur quoi exprimer sa fureur. Les ouvriers ne savaient sans doute rien des Corneilles, mais le propriétaire avait d˚ les autoriser à se cacher dans sa cave ; il allait le payer. Dicter remonta au rez-de-chaussée, traversa la cour et se dirigea vers la maison. Ce fut un de ses hommes qui le fit entrer.

- Tout le monde est dans le salon, annonça-t-il.

Dicter pénétra dans une pièce spacieuse au mobilier élégant mais fatigué : de lourds rideaux qu'on n'avait pas nettoyés depuis des années, un tapis usé, une longue table de salle à manger entourée de douze chaises.

Terrifié, le personnel était groupé au fond de la pièce : la femme de chambre qui avait ouvert la porte, un homme d'un certain ‚ge - un maître d'hôtel, d'après son costume noir usé jusqu'à la corde -, et une femme rebondie portant un tablier qui devait être la cuisinière. Un agent de la Gestapo tenait un pistolet braqué sur eux. Au bout de la table se tenait une femme fluette d'une cinquantaine d'années aux cheveux roux parsemés de fils d'argent et vêtue d'une robe d'été de soie jaune p‚le ; elle observait la scène avec un air de supériorité tranquille. Dicter se tourna vers l'homme de la Gestapo et murmura :

- O˘ est le mari ?

- Il a quitté la maison à huit heures. On ne sait pas o˘ il est allé. On l'attend pour déjeuner.

Dicter tourna un regard sévère vers la femme.

- Madame Laperrière ?

Elle acquiesça, sans daigner prononcer un mot.

Dicter décida d'entamer quelque peu sa dignité. Certains de ses collègues adoptaient une attitude déférente envers les Français de la haute société, ce que Dicter trouvait stupide. Il ne se prêterait pas à son jeu et ne traverserait donc pas la pièce pour lui parler.

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- Amenez-la-moi, ordonna-t-il brutalement.

Un des hommes s'adressa à elle. Elle se leva lentement et s'approcha de Dicter.

- que voulez-vous ? dit-elle.

- Un groupe de terroristes venus d'Angleterre m'a échappé hier après avoir tué deux officiers allemands et une Française.

- Je suis navrée de l'apprendre, déclara Mme Laperrière.

- Ils ont ligoté la femme et lui ont tiré à bout portant une balle dans la nuque, reprit-il. Sa robe était maculée d'éclats de cervelle.

Elle ferma les yeux et détourna la tête.

- La nuit dernière, votre mari a abrité ces terroristes dans votre cave.

Pouvez-vous me trouver une bonne raison pour qu'il ne soit pas pendu ?

Derrière lui, la femme de chambre éclata en sanglots. Ebranlée, Mme Laperrière p‚lit et s'assit brusquement.

- Non, je vous en prie, murmura-t-elle.

- Vous pouvez aider votre mari en me disant ce que vous savez.

- Je ne sais rien, murmura-t-elle d'une voix étouffée. Ces gens sont venus après le dîner et repartis avant le lever du jour. Je ne les ai jamais vus.

- Comment sont-ils partis ? Votre mari leur a-t-il fourni une voiture ?

- Nous n'avons pas d'essence, répondit-elle en secouant la tête.

- Comment alors effectuez-vous vos livraisons ?

- Ce sont nos clients qui viennent chez nous.

Dicter n'en croyait pas un mot. Betty avait absolument besoin d'un moyen de transport, l'emprunt par Michel de la camionnette de Philippe Moulier en était la preuve. Pourtant, Betty et les Corneilles avaient disparu sans l'attendre, parce qu'elles avaient trouvé un autre véhicule. Betty avait certainement laissé un message pour expliquer la situation et indiquer à

Michel comment la rejoindre.

- Vous me demandez de croire qu'ils sont partis d'ici à pied ? lança Dicter.

- Non. Je vous dis que je ne sais pas. quand je me suis réveillée, ils avaient disparu.

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Dicter continuait à croire qu'elle mentait ; il faudrait du temps et de la patience pour lui arracher la vérité, mais il en manquait.

- Arrêtez-les tous, lança-t-il d'un ton o˘ perçait sa mauvaise humeur.

La sonnerie du téléphone retentit dans le hall. Dicter sortit de la salle à

manger pour répondre.

- Pourrais-je parler au major Franck, demanda-t-on avec un accent allemand.

- Lui-même.

- Major, ici le lieutenant Hesse.

- Hans, que s'est-il passé ?

- Je suis à la gare. Michel a garé la camionnette et acheté un billet pour Maries. Le train va partir.

Dicter avait vu juste : les Corneilles étaient parties de leur côté en laissant à Michel des instructions pour les rejoindre. Elles comptaient toujours faire sauter le tunnel de chemin de fer. Betty continuait d'avoir une longueur d'avance sur lui - c'était irritant -, mais elle n'avait pas réussi à lui échapper complètement, puisqu'il était toujours sur sa piste.

Il n'allait pas tarder à mettre la main sur elle.

- Prenez le train, dit-il à Hans. Ne le l‚chez pas, je vous retrouverai à

Maries.

- Très bien, fit Hans, et il raccrocha. Dicter revint dans la salle à

manger.

- Appelez le ch‚teau pour qu'on vous envoie un moyen de transport, dit-il aux hommes de la Gestapo. Remettez tous les prisonniers au sergent Becker pour qu'il les interroge. Dites-lui de commencer par madame. Vous, ordonna-t-il au chauffeur, conduisez-moi à Maries.

47.

Betty et Paul prirent le petit déjeuner au Café de la gare : ersatz de café, pain noir et saucisses avec peu ou pas de viande. Ruby, Jelly et Gré

ta installées à une table séparée faisaient semblant de ne pas les connaître. Betty surveillait la rue du coin de l'oil.

Elle savait Michel en danger. Elle avait bien songé à le prévenir en allant chez Moulier, mais elle aurait fait le jeu de la Gestapo qui devait le filer dans l'espoir qu'il les mènerait à elle. Même téléphoner chez Moulier aurait risqué de révéler sa cachette à une standardiste de la Gestapo. Elle avait fini par conclure que la meilleure solution pour aider Michel était de ne pas le contacter directement. Si sa théorie était juste, Dicter Franck le laisserait en liberté jusqu'au moment o˘ Betty serait arrêtée.

Elle avait donc laissé à Mme Laperrière un message pour Michel : Michel,

Je suis certaine qu'on te surveille. Il y a eu une descente de police à

l'endroit o˘ nous étions hier soir. Ce matin on t'a sans doute suivi. Nous allons partir avant que tu arrives ici et t‚cher de passer inaperçus dans le centre de la ville. Laisse la camionnette à côté de la gare avec la clef sous le siège du conducteur. Prends un train pour Marks. Sème les gens qui te filent et reviens. Je t'en prie... sois prudent ! Betty Br˚le ce mot.

397

En théorie cela semblait bien raisonné ; elle passa cependant la matinée entière dans un état d'extrême tension.

Enfin, à onze heures, une camionnette se gara non loin de l'entrée de la gare - Betty retint son souffle -, sa raison sociale en lettres blanches sur le côté : Moulier & Fils - Viandes.

Michel en descendit et elle put reprendre son souffle. Il entra dans la gare : il suivait le plan de Betty. Elle alla voir si quelqu'un le suivait, mais c'était impossible à déterminer dans le va-et-vient incessant des piétons, des cyclistes et des automobilistes, dont n'importe lequel aurait pu filer Michel.

Elle cherchait à donner l'impression d'une touriste dégustant son pseudo-café, pourtant acre et mauvais mais, en réalité, elle ne quittait pas des yeux la camionnette, sans pourtant distinguer, dans la foule quelqu'un susceptible de la surveiller. Au bout d'un quart d'heure, elle fit signe à

Paul. Ils se levèrent, reprirent leurs valises et sortirent.

Betty, le cour battant, s'installa au volant de la camionnette, et Paul sur le siège du passager. Si c'était un piège, ce serait maintenant qu'on les arrêterait. Elle t‚tonna sous son siège, trouva la clef et mit le moteur en marche sans que personne, apparemment, y fasse attention.

Ruby, Jelly et Greta sortirent du café et, sur un signe de Betty, grimpèrent à l'arrière, au milieu d'étagères, de placards et de bacs à

glace, le tout bien nettoyé mais dégageant une légère et déplaisante odeur de viande crue. Ruby ferma les portes. Betty passa en première et démarra.

- On y est arrivé ! fit Jelly. Mince alors. Betty eut un p‚le sourire : le plus dur les attendait. Elle sortit de la ville et s'engagea sur la route de Sainte-Cécile, guettant les voitures de police et les CitroÎn de la Gestapo, mais, pour le moment, elle se sentait assez en sécurité. Les inscriptions peintes sur les flancs proclamaient le droit du véhicule à

circuler et une femme au volant n'étonnait plus personne quand tant de Français étaient soit dans les camps de travail en Allemagne, soit dans le maquis des environs pour éviter d'y être envoyés.

quand elles arrivèrent à Sainte-Cécile, les premiers coups de midi venaient de sonner, vidant les rues et amenant le calme : la population préparait le premier repas sérieux de la journée. Elle continua jusqu'à la maison d'Antoinette : les grandes portes

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en bois qui donnaient accès à la cour intérieure étaient entrouvertes. Paul sauta à terre et les poussa pour permettre à Betty d'entrer ; puis il referma les battants derrière elle ; si bien que, maintenant, la camionnette aux inscriptions reconnaissantes était invisible de la rue.

- Restez là jusqu'à ce que je siffle, ordonna Betty avant de sauter à

terre et de se diriger vers la maison.

La dernière fois qu'elle avait frappé à cette porte, voilà huit jours - une éternité -, Antoinette, la tante de Michel, avait hésité à ouvrir, rendue nerveuse par la fusillade sur la place. Ce jour-là, une femme petite et fluette, entre deux ‚ges, vêtue d'une robe de cotonnade jaune, élégante mais fatiguée, se précipita. Elle dévisagea Betty un moment car celle-ci était toujours affublée de sa perruque brune - avant de la reconnaître.

- Vous ! s'affola-t-elle. que voulez-vous ?

Betty siffla pour appeler les autres puis repoussa Antoinette à l'intérieur de la maison.

- Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Je vais vous ligoter pour faire croire aux Allemands que nous vous avons forcé la main.

- qu'y a-t-il ? demanda Antoinette d'une voix tremblante.

- Je vous expliquerai. Vous êtes seule ?

- Oui.

- Bon, dit Betty en refermant la porte sur Paul et les Corneilles.

Ils entrèrent dans la cuisine o˘, disposés sur la toile cirée, du pain noir, des carottes r‚pées, un bout de fromage et une bouteille de vin sans étiquette indiquaient qu'Antoinette avait commencé à déjeuner.

- qu'y a-t-il ? répéta Antoinette.

- Asseyez-vous, dit Betty, et terminez votre repas.

- Je n'ai plus faim, dit-elle en se rasseyant.

- C'est très simple, expliqua Betty. Ce soir, ce sera nous, et non vos petites dames habituelles, qui ferons le ménage au ch‚teau.

- Comment cela ? fit-elle, interloquée.

- Nous allons demander à chacune des femmes de service de passer ici ce soir avant d'aller travailler. Une fois arrivées, nous les ligoterons.

Ensuite, nous irons au ch‚teau à leur place.

- Vous ne pouvez pas, vous n'avez pas de laissez-passer.

- Si, nous en avons.

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- Comment... demanda Antoinette, abasourdie. Oh ! vous m'avez volé mon laissez-passer ! Dimanche dernier ! Je croyais l'avoir perdu. J'ai eu de gros ennuis avec les Allemands !

- Je suis désolée.

- Mais, cette fois, ça va être bien pire : vous allez faire sauter le ch

‚teau ! reprit Antoinette dans un gémissement. Ils me rendront responsable, vous savez comment ils sont, et ils nous tortureront toutes.

Betty serra les dents - Antoinette avait peut-être raison : la Gestapo pourrait fort bien abattre les vraies femmes de ménage si elle les croyait complices de cette substitution.

- Nous ferons tout notre possible pour que vous paraissiez innocentes.

Vous serez nos victimes, comme les Allemands.

Malgré tout, il y avait un risque, Betty le savait.

- Ils ne nous croiront pas, gémit Antoinette. Nous risquons d'être tuées.

- Oui, énonça Betty, on appelle ça la guerre.

48.

Maries était une petite bourgade à l'est de Reims o˘ la voie ferrée commençait sa longue ascension vers Frankfurt, Stuttgart et Nuremberg. Par le tunnel était acheminé un flux constant de matériel et d'équipement à

destination des forces d'occupation allemandes en France. Sa destruction priverait Rommel de tout approvisionnement en munitions.

Des maisons à colombages de couleurs vives donnaient au bourg un air bavarois. La mairie et la gare se faisaient face sur une place bordée d'arbres. Le chef de la Gestapo locale avait réquisitionné le somptueux bureau du maire et il s'y trouvait maintenant, penché sur une carte, avec Dicter Franck et un certain capitaine Bern, responsable des troupes qui gardaient le tunnel.

- J'ai vingt hommes à chaque extrémité ; un autre groupe patrouille constamment dans la montagne, expliqua Bern. La Résistance aurait besoin d'effectifs importants pour en venir à bout.

Dicter fronça les sourcils. ¿ en croire les aveux de Diana Colefield, la lesbienne qu'il avait interrogée, Betty était partie avec une équipe de six femmes, elle comprise, réduite maintenant à quatre. Toutefois, elle avait pu s'adjoindre un autre groupe ou prendre contact avec des résistants de Maries même ou des environs.

- Ils sont nombreux, dit-il. Les Français pensent que le débarquement est imminent.

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- Mais ils seraient difficiles à cacher ; jusqu'à maintenant, nous n'avons rien remarqué de suspect.

Bern, de stature frêle, portait des lunettes aux verres particulièrement épais, ce qui expliquait sans doute pourquoi on l'avait affecté dans ce trou perdu plutôt qu'à la tête d'une unité combattante, Dicter voyait cependant en lui un jeune officier intelligent et efficace, ce qui l'incita à tenir compte de ce que celui-ci avançait.

- Dans quelle mesure, demanda Dicter, le tunnel est-il vulnérable aux explosifs ?

- Il est percé dans la roche. Bien s˚r, on peut le détruire, mais cela nécessiterait un camion entier de dynamite.

- Ils n'en manquent pas.

- Mais il faudrait la transporter jusqu'ici - là encore, à notre insu.

- En effet. Dicter se tourna vers le chef de la Gestapo. Avez-vous reçu des rapports concernant des véhicules sortant de l'ordinaire ou des groupes de gens arrivant en ville ?

- Absolument pas. L'unique hôtel du bourg ne reçoit, pour l'instant, aucun client. Mes hommes ont fait la tournée des bars et des restaurants à

l'heure du déjeuner, comme chaque jour, sans rien constater d'anormal.

- Se pourrait-il, reprit le capitaine Bern d'un ton hésitant, se pourrait-il, major, que le rapport que vous avez reçu concernant une attaque du tunnel soit mensonger ? que ce soit une diversion pour écarter votre attention du véritable objectif ?

Dicter avait déjà envisagé cette exaspérante hypothèse. Il savait d'expérience - terriblement amère - que Betty Clairet pratiquait avec maestria l'art de tromper son monde. L'aurait-elle dupé encore une fois ?

La simple évocation d'une telle idée le plongeait dans un abîme d'humiliation.

- J'ai interrogé moi-même la personne qui m'a renseigné et je suis convaincu qu'elle était sincère, répondit Dicter en s'efforçant de maîtriser sa rage. Mais il n'est pas exclu que vous ayez quand même raison, et il est tout à fait possible qu'on l'ait délibérément mal informée, à

titre de précaution.

- Un train arrive, annonça Bern, la tête penchée. Dicter fronça les sourcils, il n'entendait rien.

- J'ai l'ouÔe très fine, expliqua son interlocuteur avec un sourire. Sans doute pour compenser ma myopie.

402

Selon les calculs de Dicter, le train venant de Reims était celui de onze heures : Michel et le lieutenant Hesse arriveraient donc par le suivant. Le chef de la Gestapo s'approcha de la fenêtre.

- C'est le train qui va vers la côte, précisa-t-il. Votre homme se dirige vers l'intérieur, m'avez-vous dit.

Dicter acquiesça.

- En fait, reprit Bern, ce sont deux trains qui vont se croiser à Maries.

- Vous avez raison, approuva son collègue, qui s'était tourné de l'autre côté.

Les trois hommes sortirent sur la place. Le chauffeur de Dicter, accoudé au capot de la CitroÎn, se redressa et éteignit sa cigarette. Auprès de lui un motard de la Gestapo se tenait prêt à reprendre la filature de Michel. Ils se dirigèrent vers l'entrée de la gare.

- Y a-t-il une autre sortie ? s'informa Dicter.

- Non.

- Avez-vous entendu la nouvelle ? demanda le capitaine Bern pendant qu'ils attendaient.

- Non, laquelle ?

- Rome est tombée.

- Mon Dieu !

- L'armée américaine a atteint la piazza Venezia hier soir à dix-neuf heures.

Comme il était leur supérieur, Dicter estima de son devoir de maintenir leur moral.

- C'est une mauvaise nouvelle, mais à laquelle on pouvait s'attendre. Par ailleurs, l'Italie n'est pas la France et s'ils essayent de nous envahir, ils auront une vilaine surprise.

Il espérait ne pas se tromper.

Le train à destination de la côte fut le premier à arriver. Ses passagers descendaient sur le quai et déchargeaient encore leurs bagages quand le convoi pour l'intérieur entra en gare. Dicter examina subrepticement un petit groupe de gens qui attendaient à l'entrée - comité d'accueil local ?

-, mais il ne vit rien de suspect.

La Gestapo contrôlait la sortie. Le chef rejoignit ses subalternes pendant que le capitaine Bern s'adossait à un pilier pour 403

se faire moins remarquer et que Dicter regagnait sa voiture pour surveiller les parages.

que ferait-il si l'hypothèse du capitaine Bern était avérée, si le tunnel n'était qu'une diversion ? quelle alternative à cette consternante perspective ? Parmi les autres objectifs à proximité de Reims, il y avait le ch‚teau de Sainte-Cécile ; mais voilà juste une semaine la Résistance avait échoué à le détruire, ce n'était pas pour recommencer aussi vite.

Sinon, encore une base militaire au nord de la ville, et quelques gares de triages entre Reims et Paris... Tout cela ne menait à rien. Il lui fallait des renseignements.

Il pourrait interroger Michel dès sa descente de train, lui arracher les ongles un par un jusqu'à ce qu'il parle - mais Michel connaîtrait-il la vérité ? Il ne détenait peut-être lui aussi qu'une fausse version, persuadé, comme Diana, que c'était la vraie. Le mieux à faire était de continuer à le suivre jusqu'à ce qu'il retrouve Betty - la seule à être informée de la véritable cible, donc la seule qui vaille, pour l'instant, la peine qu'on l'interroge.

Dicter attendit avec impatience que les voyageurs fussent tous passés. Un coup de sifflet, et le premier train s'ébranla. Encore une trentaine de passagers, puis la rame en direction de l'intérieur partit à son tour. Là-dessus, Hans Hesse sortit de la gare.

- Bon sang, qu'est-ce qui se passe ? l‚cha Dicter, en voyant le lieutenant se précipiter vers la CitroÎn dès qu'il l'eut repérée.

Dicter sauta à terre.

- qu'est-ce qui s'est passé ? fit Hans. O˘ est-il ?

- Comment ça ? s'écria Dicter, furieux. C'est vous qui le suivez !

- Mais oui ! Il est descendu du train. Je l'ai perdu de vue dans la queue au contrôle. Au bout d'un moment, je me suis inquiété et je suis passé

devant tout le monde, mais il était déjà parti.

- Aurait-il pu remonter dans le train ?

- Non, je l'ai suivi jusqu'au bout du quai.

- Dans l'autre train ? Hans resta bouche bée.

- Je l'ai perdu de vue à peu près au moment o˘ nous arrivions au bout du quai pour Reims...

404

- Nom de Dieu ! jura Dicter. C'est ça, il est reparti pour Reims. Il nous a leurrés. Tout ce voyage n'était qu'une diversion, lança-t-il, furieux d'être tombé dans le panneau.

- que faisons-nous ?

- Rattrapons le train et vous reprendrez votre filature. Je suis plus que jamais persuadé qu'il nous mènera à Betty Clairet. Montez, partons !

49.

Betty était stupéfaite d'en être arrivée là : sur six au départ, quatre Corneilles avaient réussi à déjouer les efforts d'un adversaire brillant ; et, avec un peu de chance aussi, elles se trouvaient maintenant dans la cuisine d'Antoinette, à quelques pas de la place de Sainte-Cécile, juste sous le nez de la Gestapo. Dans dix minutes, elles se dirigeraient vers les grilles du ch‚teau.

Antoinette et quatre de ses compagnes étaient solidement ligotées à des chaises de cuisine. ¿ l'exception d'Antoinette, Paul les avait toutes b

‚illonnées. Chacune était arrivée avec un petit panier ou un sac de toile contenant son repas - pain, pommes de terre froides, fruits et un Thermos de vin ou d'ersatz de café - qu'elles ouvriraient normalement lors de la pause de vingt et une heures trente, puisqu'elles n'avaient pas accès à la cantine allemande. Les Corneilles s'affairaient à les vider pour y charger leur matériel : torches électriques, pistolets, munitions et pains de plastic de deux cent cinquante grammes ; leurs valises - qui contenaient jusqu'à présent leur précieux chargement - ne convenaient guère à des femmes de ménage se rendant à leur travail.

Betty réalisa rapidement que les sacs n'étaient pas assez grands : pour sa part, la mitraillette Sten et son silencieux mesuraient une trentaine de centimètres ; sans parler des seize détonateurs de Jelly dans leur boîte capitonnée, de sa bombe incendiaire à poudre d'aluminium et du bloc chimique produisant l'oxygène nécessaire pour incendier des espaces confinés comme

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des casemates. Le matériel, une fois dissimulé parmi les provisions, dépassait des sacs.

- Bon sang, fit Betty, agacée. Antoinette, vous n'avez pas de grands sacs ?

- que voulez-vous dire ?

- Des grands sacs, comme des sacs à provisions, vous devez bien en avoir.

- Il y en a un dans l'office dont je me sers quand j'achète des légumes.

Betty finit par trouver un panier d'osier.

- Parfait, dit-elle. Vous en avez d'autres ? Il lui en fallait quatre.

- Non, pourquoi en auraisje ?

On frappa à la porte. Betty alla ouvrir. Une femme vêtue d'une blouse à

fleurs, un filet sur la tête, était plantée là : la dernière de l'équipe du ménage.

- Bonsoir, dit Betty.

La femme hésita, surprise par cette inconnue.

- Antoinette est là ? J'ai reçu...

- Dans la cuisine, la rassura Betty en souriant. Entrez, je vous en prie.

La femme de toute évidence connaissait les lieux et se dirigea directement vers la cuisine o˘ elle s'arrêta net en poussant un petit cri.

- Ne t'inquiète pas, Françoise, expliqua Antoinette, elles nous ligotent pour que les Allemands comprennent bien que nous ne les avons pas aidées.

Betty débarrassa la femme de son sac : un filet idéal pour transporter un bout de pain et une bouteille, mais qui ne lui convenait pas du tout.

Ces détails, négligeables en temps normal, paralysaient Betty qui, avant sa mission, ne pouvait avancer sans avoir résolu ce problème. Elle se força à

réfléchir calmement, puis demanda à Antoinette :

- D'o˘ vient votre panier ?

- Du petit magasin de l'autre côté de la rue ; on le voit d'ici.

Antoinette gardait les fenêtres ouvertes à cause de la chaleur et les volets fermés pour donner de l'ombre. Betty en entreb‚illa un de quelques centimètres et aperçut sur le trottoir d'en

407

face une sorte de bazar dont la vitrine proposait pêle-mêle des bougies, des fagots, des balais et des pinces à linge.

- Va vite en acheter trois autres, dit-elle en se tournant vers Ruby. Si c'est possible, ajouta-t-elle, choisis des formes et des couleurs différentes.

Betty craignait que des sacs identiques n'attirent l'attention.

- D'accord.

Paul ligota la dernière femme de ménage à une chaise et la b‚illonna, se répandant en excuses et déployant tout son charme : elle ne résista pas.

Betty donna à Jelly et à Greta leurs laissez-passer qu'elle avait conservés jusqu'à la dernière minute : trouvés sur une Corneille en cas d'arrestation, ils auraient révélé leur objectif. Tenant dans sa main celui de Ruby, elle s'approcha de la fenêtre. Celle-ci sortait du magasin avec trois paniers à provisions de différents modèles. Betty poussa un soupir de soulagement. Elle regarda sa montre : dix-huit heures cinquante-huit.

Soudain, ce fut la catastrophe.

Ruby s'apprêtait à traverser la rue quand elle fut abordée par un homme à

la démarche militaire. Il portait une chemise de toile bleue aux poches boutonnées, une cravate bleu marine, un béret et un pantalon sombre enfoncé

dans des bottes à la tige haute : l'uniforme de la Milice.

- Oh ! non, s'écria Betty qui avait reconnu la tenue. Comme la Gestapo, la Milice recrutait des brutes trop stupides pour être engagées par la police. Leurs officiers, patriotes snobinards qui parlaient tout le temps de la gloire de la France et qui envoyaient leurs sbires arrêter les enfants juifs cachés dans les caves, à

peine plus évolués, appartenaient à la même engeance.

Paul vint regarder par-dessus l'épaule de Betty.

- Mon Dieu, un putain de milicien, confirma-t-il.

Betty réfléchit rapidement. S'agissait-il d'une rencontre fortuite ou bien d'un ratissage systématique visant les Corneilles ? Abominables fouille-merde, les miliciens savouraient leur autorité qui leur permettait de harceler leurs concitoyens. Ils interpellaient les gens dont l'allure ne leur plaisait pas, épluchaient minutieusement leurs papiers et cherchaient un prétexte pour les arrêter. Ruby était-elle victime de ce genre d'incident ? C'est

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ce qu'espérait Betty. Si la police contrôlait tous les passants dans les rues de Sainte-Cécile, les Corneilles n'arriveraient peut-être jamais jusqu'aux grilles du ch‚teau.

L'homme se mit à bombarder Ruby de questions agressives. Betty n'entendait pas très bien, mais elle surprit les mots ´ métisses ª et ńoire ª et elle se demanda si l'homme n'accusait pas la brune Ruby d'être une gitane.

Celle-ci exhiba ses papiers. L'homme les examina, puis poursuivit son interrogatoire sans les lui rendre.

Paul sortit son pistolet de son étui.

- Range ça, ordonna Betty.

- Tu ne vas pas le laisser l'arrêter ?

- Mais si, déclara froidement Betty. Si une fusillade éclate maintenant, nous sommes fichus, et la mission sera dans le lac. La vie de Ruby n'est pas aussi importante que le sabotage du central téléphonique. Range-moi ce foutu pistolet.

Paul le glissa sous la ceinture de son pantalon.

Le ton montait entre Ruby et le milicien. Betty vit avec angoisse Ruby regrouper les trois paniers dans sa main gauche et plonger la main droite dans la poche de son imperméable. L'homme empoigna l'épaule gauche de Ruby : de toute évidence il l'arrêtait.

Puis les réflexes de la jeune femme s'enchaînèrent : elle l‚cha les paniers ; sa main droite jaillit de sa poche, serrant un couteau ; elle avança d'un pas et brandit de toutes ses forces le poignard, plongeant la lame sous la chemise de l'homme juste au-dessous des côtes, en remontant vers le cour.

- Oh merde, l‚cha Betty.

L'homme poussa un cri qui se métamorphosa aussitôt en un horrible gargouillis. Ruby retira le couteau et l'enfonça de nouveau, cette fois de côté. Le milicien renversa la tête et ouvrit la bouche, asphyxié de douleur.

Betty réfléchit rapidement. Il fallait faire disparaître le corps au plus vite, c'était le seul moyen de s'en tirer. quelqu'un avait-il été témoin de la scène ? Gênée par les volets qui bouchaient un peu la vue, Betty les ouvrit complètement et se pencha. Sur sa gauche, la rue du Ch‚teau était déserte à l'exception d'un camion en stationnement et d'un chien assoupi devant une porte, mais de l'autre côté débouchaient trois jeunes gens en uniforme de policier, deux hommes et une femme, qui 409

devaient appartenir au détachement de la Gestapo occupant le ch‚teau.

Betty n'eut même pas le temps de crier pour l'avertir que les deux gestapistes avaient déjà saisi Ruby par les bras. Betty s'empressa de reculer à l'intérieur et de refermer les volets. Ruby était perdue.

Par la fente des persiennes, Betty vit qu'on frappait la main droite de Ruby contre le mur du magasin jusqu'à ce qu'elle l‚che le couteau. La femme se pencha sur le corps ensanglanté du milicien, lui souleva la tête en lui parlant, puis échangea quelques mots avec ses deux collègues ; elle se précipita alors dans le magasin et en ressortit traînant derrière elle un commerçant en blouse blanche. Il se pencha à son tour sur le milicien, puis se redressa, l'air dégo˚té : à cause des affreuses blessures de l'homme ou à cause de l'uniforme exécré ? Betty n'aurait su le dire. La policière partit en courant en direction du ch‚teau sans doute pour chercher de l'aide, suivie par ses deux acolytes qui entraînaient de force Ruby dans la même direction.

- Paul, dit Betty, va chercher les paniers que Ruby a laissés tomber.

- Bien, madame, fit-il sans hésiter, et il sortit.

Betty le vit apparaître dans la rue et traverser la chaussée. Le commerçant regarda Paul et dit quelque chose. Sans répondre, celui-ci se baissa, ramassa prestement les trois paniers et repartit.

Le propriétaire du magasin suivit Paul du regard, son expression traduisait la succession de ses pensées. Betty y lut d'abord le choc provoqué par l'apparente indifférence de Paul, puis l'interrogation au sujet de son attitude, et enfin un début d'explication.

- Filons, dit Betty quand Paul déboucha dans la cuisine. Chargeons les paniers et en route ! Je veux que nous passions le barrage pendant que les gardes sont encore sous le coup.

Elle s'empressa de fourrer dans un des sacs une torche électrique, sa mitraillette démontée, six chargeurs de 7.65 et sa part de plastic ; son pistolet et son poignard se trouvaient dans ses poches. Elle dissimula les armes sous un torchon et posa pardessus une tranche de terrine de légumes enveloppée dans du papier.

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- Et si les gardes à la grille fouillent les paniers ? demanda Jelly.

- Alors, nous sommes mortes, répondit Betty. Nous essaierons simplement d'en descendre autant que nous pourrons. Ne laissez pas les nazis vous capturer vivantes.

- Oh ! doux Jésus, s'écria Jelly, mais, en vraie professionnelle, elle s'assura que le chargeur était bien enfoncé dans son pistolet et le poussa avec un clic déterminé.

Sur la place, la cloche de l'église sonna sept coups. Elles étaient prêtes.

- quelqu'un va s˚rement remarquer qu'il n'y a que trois femmes de ménage au lieu de six, expliqua Betty à Paul. Ils décideront peut-être de demander à Antoinette, la responsable, ce qui se passe. Si quelqu'un se présente ici, il faudra l'abattre.

- D'accord.

Betty embrassa Paul sur la bouche, un baiser bref mais appuyé, puis elle sortit, Jelly et Greta sur ses talons.

De l'autre côté de la rue, le commerçant contemplait toujours le milicien en train d'agoniser sur le pavé. Il leva les yeux vers les trois femmes, puis détourna la tête. Sans doute, se dit Betty, se répète-t-il déjà la réponse qu'il va fournir aux Allemands : ´Je n'ai rien vu. Non, il n'y avait personne. ª

Les trois Corneilles rescapées se dirigèrent vers la place. Betty marchait d'un pas vif, pressée d'arriver au ch‚teau. Devant elle, à l'autre extrémité, se dressaient les grilles que Ruby et les deux Allemands venaient de franchir. Bon, se dit Betty, du moins Ruby est entrée.

Arrivées au bout de la rue, les Corneilles s'engagèrent à leur tour sur la place. La vitrine du café des Sports, fracassée lors de la fusillade de la semaine précédente, était condamnée par des planches. Deux gardes qui sortaient du ch‚teau martelèrent le pavé de leurs bottes, courant, fusil au poing, en direction sans doute du milicien blessé. Ils ne remarquèrent même pas le petit groupe de femmes de ménage qui s'écarta sur leur passage.

Betty se présenta devant la grille, première étape vraiment dangereuse.

Ne restait qu'une sentinelle qui, derrière Betty, regardait ses camarades courir. Il jeta un coup d'oil au laissez-passer de Betty et lui fit signe de passer. Elle s'avança puis se retourna pour attendre les autres.

411

Vint ensuite le tour de Greta et le soldat la laissa entrer, plus ntéressé

par ce qui se passait rue du Ch‚teau.

Betty crut qu'elles étaient tirées d'affaire mais, après avoir examiné le laissez-passer de Jelly, il jeta un coup d'oil à son panier.

- «a sent bon, dit-il. Betty retint son souffle.

- C'est de la saucisse, répondit Jelly. «a sent l'ail.

Il lui fit signe de passer et son regard revint vers la place. Les trois Corneilles remontèrent la petite allée, gravirent les marches du perron et pénétrèrent enfin dans le ch‚teau.

50.

Dicter passa l'après-midi à suivre le train de Michel, s'arrêtant à la moindre station encore ensommeillée au cas o˘ Michel descendrait. Il était convaincu qu'il perdait son temps et que Michel n'avait qu'un rôle de leurre, mais il n'avait pas le choix. Michel était sa seule piste. Dicter était désespéré.

Michel resta dans le train jusqu'à Reims.

Sentant l'échec imminent, accablé par la honte qui allait bientôt s'abattre sur lui, Dicter, assis dans une voiture auprès d'un immeuble bombardé près de la gare de Reims, attendait de voir sortir Michel. quelle erreur avait-il commise ? Il avait pourtant l'impression d'avoir fait tout son possible

- mais rien n'avait marché.

Et si la filature de Michel ne le menait nulle part ? ¿ un moment, Dicter devrait bien faire la part du feu et l'interroger. Mais combien de temps lui restait-il ? Ce soir, c'était la nuit de pleine lune, mais sur la Manche la tempête de nouveau faisait rage. Les Alliées retarderaient peut-

être le débarquement - ou bien ils pourraient décider de tenter la chance malgré le temps. Dans quelques heures, ce pourrait être trop tard.

Michel était arrivé ce matin à la gare dans une camionnette empruntée à

Philippe Moulier, boucher en gros, Dicter la chercha du regard et n'en vit pas trace. Sans doute l'avait-on laissée ici pour que Betty Clairet puisse la prendre. ¿ l'heure actuelle, elle pourrait se trouver n'importe o˘ dans un rayon de cent cinquante kilomètres. Il se maudit de ne pas avoir posté

quelqu'un pour surveiller la camionnette.

413

Il se demanda, pour se changer les idées, comment il conduirait l'interrogatoire de Michel. Le point faible chez lui était sans doute Gilberte. Pour l'instant, elle était dans une cellule du ch‚teau à se demander ce qui allait lui arriver. Elle resterait là jusqu'au moment o˘

Dicter aurait la certitude qu'il en avait fini avec elle, puis elle serait exécutée ou envoyée dans un camp en Allemagne. Comment l'utiliser pour faire parler Michel - et sans tarder ?

En pensant aux camps, Dicter eut une idée. Il se pencha vers son chauffeur et lui dit :

- quand la Gestapo envoie des prisonniers en Allemagne, ils partent par le train, n'est-ce pas ?

- Oui, major.

- Est-ce vrai qu'on les met dans des wagons utilisés normalement pour le transport du bétail ?

- Tout à fait, major, c'est assez bon pour cette racaille, tous ces communistes et ces juifs.

- O˘ embarquent-ils ?

- Ici, à Reims. Le train de Paris s'arrête ici.

- Et ils passent souvent ?

- Il y en a un presque tous les jours. Il quitte Paris en fin d'après-midi et s'arrête ici vers vingt heures, théoriquement.

Dicter n'eut pas le temps de pousser son idée plus avant, car il aperçut Michel qui sortait de la gare. Dix mètres derrière lui dans la foule, Hans Hesse. Ils prirent le trottoir d'en face.

Le chauffeur de Dicter mit le moteur en marche. Dicter se retourna pour surveiller Michel et Hans. Ils passèrent devant Dicter puis, à la surprise de ce dernier, Michel s'engagea dans la ruelle qui bordait le café de la Gare.

Hans h‚ta le pas et tourna à son tour moins d'une minute plus tard. Dicter prit un air soucieux. Michel essayait-il de les semer ?

Hans revint et inspecta la rue d'un air soucieux. Il n'y avait pas beaucoup de gens sur les trottoirs, juste quelques voyageurs qui se rendaient à la gare ou qui en sortaient ; et les derniers ouvriers quittaient le centre de la ville pour rentrer chez eux. Hans jura et repartit dans la ruelle.

Dicter étouffa un grognement. Hans avait perdu Michel.

C'était le pire cafouillage dans lequel Dicter s'était trouvé impliqué

depuis la bataille d'Alam Halfa, quand de mauvais ren-414

seignements avaient entraîné la défaite de Rommel. Cela avait été le tournant de la campagne d'Afrique du Nord, Dicter priait le ciel que ce ne f˚t pas aussi un tournant en Europe. Il contemplait avec consternation le coin de la ruelle quand Michel sortit par l'entrée principale du café.

Dicter retrouva quelque espoir. Michel avait semé Hans mais sans se rendre compte que quelqu'un d'autre le filait. Tout n'était pas encore perdu.

Michel traversa, se mit à courir, revint sur ses pas - vers Dicter toujours assis dans la voiture. Celui-ci réfléchit rapidement. S'il tentait de suivre Michel, lui aussi devrait se lancer au pas de course et cela montrerait clairement qu'il le filait. Ce n'était pas une solution : finie la surveillance. Le moment était venu d'arrêter Michel.

Michel fonçait en écartant les piétons sur son passage. Sa blessure le faisait boitiller, mais il allait vite et approchait rapidement de la voiture de Dicter. Celui-ci se décida.

Il entreb‚illa la portière. Au moment o˘ Michel arrivait à son niveau, Dicter descendit en l'ouvrant toute grande. Michel fit un écart pour éviter l'obstacle, mais Dicter tendit la jambe. Michel trébucha et, perdant l'équilibre, il tomba lourdement sur le trottoir.

Dicter sortit son pistolet et ôta le cran de s˚reté. Michel resta un instant sur le sol, sonné puis, encore groggy, il essaya de s'agenouiller.

Dicter appuya sur la tempe de Michel le canon de son arme.

- Ne vous levez pas, dit-il en français.

Le chauffeur prit une paire de menottes dans le coffre, les referma sur les poignets de Michel et le poussa à l'arrière de la voiture. Hans réapparut l'air penaud.

- que s'est-il passé ?

- Il est entré par la porte de derrière du café de la Gare et est ressorti par le devant, expliqua Dicter.

- Et maintenant ? demande Hans, soulagé.

- Venez avec moi jusqu'à la gare. Dicter se tourna vers le chauffeur. Vous avez une arme ?

- Oui, major.

- Ne perdez pas cet homme de vue. S'il essaie de s'échapper, tirez-lui une balle dans les jambes.

- Bien, major.

415

Dicter et Hans s'empressèrent de gagner la gare. Dicter attrapa un cheminot en uniforme et dit :

- Je veux voir tout de suite le chef de gare.

- Je vais vous conduire à son bureau, dit l'homme d'un ton revêche.

Le chef de gare arborait une veste noire et un gilet avec un pantalon rayé, un élégant uniforme démodé, usé jusqu'à la corde aux coudes et aux genoux.

Même dans son bureau, il gardait son chapeau melon. De toute évidence cette visite d'un important personnage allemand le terrifiait.

- que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il avec un sourire nerveux.

- Attendez-vous ce soir un train de prisonniers en provenance de Paris ?

- Oui, à vingt heures, comme d'habitude.

- quand il arrivera, retenez-le en gare jusqu'à ce que je vous donne des instructions. J'ai un prisonnier que je veux faire embarquer.

- Très bien. Si je pouvais avoir une autorisation écrite...

- Bien s˚r. Je vais arranger cela. Faites-vous quelque chose de particulier quand le train est en gare ?

- Parfois, nous lavons les wagons au jet. Vous comprenez, on utilise des wagons à bestiaux o˘ il n'y a pas d'installation de toilettes et franchement, sans vouloir critiquer qui que ce soit... ça devient extrêmement déplaisant...

- Ne lavez pas les wagons ce soir. C'est compris ?

- Bien s˚r.

- Vous faites autre chose ?

- Pas vraiment, fit l'homme d'un ton hésitant.

Dicter le sentait, quelque chose lui donnait mauvaise conscience.

- Allons, mon vieux, parlez, je ne vais pas vous punir.

- quelquefois les cheminots ont pitié des prisonniers et leur donnent de l'eau. Ce n'est pas permis, à proprement parler, mais...

- qu'on ne leur donne pas d'eau ce soir.

- Compris.

Dicter se tourna vers Hans.

- Je veux que vous conduisiez Michel Clairet au poste de police et que vous l'enfermiez dans une cellule, puis que vous

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retourniez à la gare pour vous assurer qu'on exécute bien mes ordres.

- Bien s˚r, major.

Dicter décrocha le téléphone posé sur le bureau du chef de gare.

- Passez-moi le ch‚teau de Sainte-Cécile. quand la communication fut établie, Dicter demanda Weber. Il y a dans les cellules une femme du nom de Gilberte.

- Je sais, dit Weber. Jolie fille.

Dicter se demanda pourquoi Weber avait l'air si content de lui.

- Voudriez-vous, je vous prie, la faire conduire en voiture à la gare de chemin de fer de Reims ? Le lieutenant Hesse ici présent la prendra en charge.

- Très bien, dit Weber. Ne quittez pas un instant, voulez-vous ?

Il éloigna le combiné et, s'adressant à quelqu'un qui se trouvait dans la pièce, il donna l'ordre qu'on fasse venir Gilberte. Dicter attendait patiemment, puis Weber revint en ligne.

- C'est arrangé.

- Merci...

- Ne raccrochez pas. J'ai des nouvelles pour vous. Voilà pourquoi il avait l'air si content.

- J'écoute, fit Dicter.

- J'ai arrêté personnellement un agent allié.

- quoi ? fit Dicter. quand ? quel coup de chance !

- Il y a quelques minutes.

- O˘ donc, bon sang ?

- Ici même, à Sainte-Cécile.

- Comment est-ce arrivé ?

- Elle a attaqué un milicien et trois de mes brillants agents ont été

témoins de la scène. Ils ont eu la présence d'esprit d'arrêter la coupable qui était armée d'un coÔt automatique.

- Vous avez bien dit ´ la ª coupable ? C'est une femme ?

- Oui.

Voilà qui était réglé. Les Corneilles étaient à Sainte-Cécile. Leur objectif, c'était le ch‚teau.

- Weber, reprit Dicter, écoutez-moi. Je pense qu'elle fait 417

partie d'une équipe de saboteurs qui a l'intention d'attaquer le ch‚teau.

- Ils ont déjà essayé, dit Weber. «a leur a co˚té cher. Non sans mal, Dicter se maîtrisa.

- En effet, ils seront peut-être plus astucieux cette fois-ci. Puis-je vous conseiller une alerte de sécurité ? Doublez la garde, fouillez le ch

‚teau, interrogez tout le personnel non allemand qui se trouve dans les b

‚timents.

- J'ai déjà donné des ordres à cet effet.

Dicter n'était pas vraiment persuadé que Weber avait déjà déclenché une alerte, peu importait, dès l'instant qu'il le faisait maintenant.

Dicter songea un moment à annuler ses instructions concernant Gilberte et Michel, mais décida de n'en rien faire. Il pourrait bien avoir besoin d'interroger Michel avant la fin de la soirée.

- Je vais rentrer immédiatement à Sainte-Cécile, annonça-t-il à Weber.

- Comme vous voudrez, dit Weber d'un ton qui laissait entendre qu'il pouvait parfaitement se débrouiller sans l'assistance de Dicter.

- Il faut que j'interroge la nouvelle prisonnière.

- J'ai déjà commencé. Le sergent Becker est en train de la préparer.

- Bon sang, je veux qu'elle ait toute sa raison et qu'elle soit capable de parler.

- …videmment.

- Je vous en prie, Weber, c'est une affaire trop importante pour qu'on puisse commettre des erreurs. Je vous supplie de contrôler Becker jusqu'à

mon arrivée.

- Très bien, Franck. Je vais m'assurer qu'il n'en fait pas trop.

- Merci. Je serai là le plus vite possible. Dicter raccrocha.

51.

Betty s'arrêta sur le seuil de la grande salle du ch‚teau. Elle avait le cour battant et la peur au ventre. Elle était dans l'antre du lion. Si elle était capturée, rien ne pourrait la sauver.

Elle examina rapidement la pièce. On avait installé en rangées impeccables des autocommutateurs téléphoniques qui apportaient une touche de modernisme incongrue à la splendeur fanée des murs peints en rosé et vert et aux chérubins joufflus qui s'ébattaient au plafond. Des c‚bles serpentaient sur les dalles de marbre comme des cordages déroulés sur le pont d'un navire.

Un brouhaha de conversations montait des quarante standardistes. Les plus proches jetèrent un coup d'oil aux nouvelles arrivantes. Betty vit une fille s'adresser à sa voisine en les désignant. Les téléphonistes venaient toutes de Reims et des environs, beaucoup même de Sainte-Cécile : elles connaissaient donc les femmes de ménage habituelles et devaient se rendre compte que les Corneilles étaient des inconnues. Mais Betty comptait sur le fait qu'elles ne diraient rien aux Allemands.

Elle s'orienta rapidement en se rappelant le plan qu'avait dessiné

Antoinette. L'aile ouest bombardée sur sa droite était abandonnée. Elle partit dans cette direction et, franchissant de hautes portes lambrissées, elle entraîna Greta et Jelly vers l'aile est.

Elles traversèrent une enfilade de pièces, de somptueuses salles de réception encombrées de standards et de panneaux qui bourdonnaient et cliquetaient à mesure que l'on composait des

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numéros. Betty ne savait pas si les femmes de ménage avaient l'habitude de saluer les téléphonistes ou bien si elles passaient en silence : les Français avaient le bonjour facile, mais, ici, c'était les militaires allemands qui régnaient. Elle se contenta donc d'un vague sourire et évita de regarder qui que ce soit.

Dans la troisième salle, une surveillante en uniforme allemand était assise à un bureau. Betty continua sans broncher, mais la femme cria :

- O˘ est Antoinette ?

Sans s'arrêter, Betty répondit :

- Elle arrive.

Elle sentit sa voix trembler de peur et espéra que la surveillante n'avait rien remarqué. La femme jeta un coup d'oil à la pendule qui indiquait sept heures cinq.

- Vous êtes en retard.

- Je suis désolée, madame, nous allons commencer tout de suite.

Betty s'engouffra dans la salle suivante. Elle resta un instant, l'oreille tendue, s'attendant à ce qu'une voix furieuse la rappelle, mais rien ne vint et, reprenant son souffle, elle poursuivit son chemin, Greta et Jelly sur ses talons.

Au fond de l'aile est se trouvait un escalier permettant d'accéder aux bureaux dans les étages ou au sous-sol. C'était le sous-sol qui intéressait les Corneilles, mais elles avaient d'abord quelques préparatifs à faire.

Elles tournèrent à gauche et entrèrent dans l'office. Suivant les instructions d'Antoinette, elles découvrirent une petite pièce o˘ était entreposé le matériel de nettoyage : balais, éponges, seaux et les blouses brunes que revêtaient les femmes de ménage pour leur service. Betty referma la porte.

- Pour l'instant, ça va, dit Jelly.

- J'ai une trouille ! fit Greta, p‚le et tremblante. Je crois que je ne vais pas tenir le coup.

- «a ira très bien, dit Betty avec un sourire rassurant. Au travail. Mets ton matériel dans ces seaux.

Jelly se mit à entasser ses explosifs dans un baquet et, après un bref moment d'hésitation, Greta l'imita. Betty monta les pièces de sa mitraillette, mais sans la crosse, ce qui en réduisait la longueur d'une trentaine de centimètres et la rendait plus facile à dissimuler. Elle ajusta le silencieux et bloqua le tir au

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coup par coup. quand on utilisait le silencieux, il fallait recharger manuellement avant de tirer.

Elle glissa l'arme sous sa ceinture de cuir. Puis elle passa sa blouse qui cachait la mitraillette. Elle ne ferma pas les boutons pour mieux la saisir. Les deux autres enfilèrent à leur tour une blouse, gardant armes et munitions entassées dans leurs poches.

Elles étaient presque prêtes à descendre au sous-sol. Toutefois, c'était un secteur de haute sécurité, avec une sentinelle à la porte et le personnel français n'était pas admis jusque-là : les Allemands faisaient eux-mêmes le ménage. Avant d'entrer, les Corneilles devaient donc provoquer une certaine confusion.

Elles s'apprêtaient à quitter la pièce quand la porte s'ouvrit, livrant passage à un officier allemand qui jeta un coup d'oil en aboyant :

- Laissez-passer !

Betty se crispa. Elle s'attendait à une alerte. La Gestapo avait d˚ deviner que Ruby était un agent allié - qui d'autre aurait sur soi un pistolet automatique et un poignard à cran d'arrêt ? il fallait donc s'attendre à ce qu'ils redoublent de précautions au ch‚teau. Elle avait toutefois espéré

que la Gestapo agirait trop lentement pour la gêner dans sa mission. C'est un vou qui n'avait pas été exaucé. Sans doute contrôlait-on tout le personnel français qui se trouvait sur les lieux.

- Vite ! dit l'homme avec impatience.

C'était un lieutenant de la Gestapo, constata Betty en voyant l'écusson qu'il avait sur sa chemise d'uniforme. Elle exhiba son laissez-passer. Il l'examina avec soin, comparant la photo avec son visage et le lui rendit.

Il fit de même avec Jelly et Greta.

- Il faut que je vous fouille, dit-il en regardant le seau de Jelly.

Derrière son dos, Betty sortit la mitraillette de sous sa blouse. D'un air étonné, l'officier prit dans le seau de Jelly le récipient capitonné

qu'elle y avait mis. Betty retira le cran de s˚reté.

L'officier dévissa le couvercle du récipient. On pouvait lire la stupéfaction sur son visage lorsqu'il aperçut les détonateurs.

Betty lui tira une balle dans le dos. Le silencieux n'était pas totalement efficace et il y eut un bruit étouffé, comme la chute 421

d'un livre. Un spasme secoua le lieutenant de la Gestapo qui s'écroula.

Betty éjecta la douille, appuya sur la détente et, pour plus de s˚reté, lui tira une autre balle dans la tête. Puis elle remit une balle dans le canon et glissa sa mitraillette sous sa blouse.

Jelly traîna le corps jusqu'au mur et le poussa derrière la porte pour le dissimuler aux yeux d'un veilleur éventuel.

- Fichons le camp, dit Betty.

Jelly sortit. Greta restait blême et pétrifiée à regarder le corps de l'officier.

- Greta, dit Betty. Nous avons un travail à accomplir. En route.

Greta finit par hocher la tête, ramassa son seau et son balai et franchit la porte d'un pas de robot. Elles se rendirent alors au réfectoire. ¿ part deux filles en uniforme qui buvaient du café et fumaient, personne. En français et à voix base, Betty murmura :

- Vous savez ce que vous avez à faire. Jelly se mit à balayer. Greta hésitait toujours.

- Ne me laisse pas tomber, dit Betty.

Greta acquiesça. Elle prit une profonde inspiration, se redressa et déclara :

- Je suis prête.

Betty entra dans la cuisine, et Greta lui emboîta le pas. D'après Antoinette, les boîtes de fusibles du b‚timent étaient à côté de la cuisine dans un placard derrière le grand four électrique. Un jeune Allemand s'activait près de la cuisinière. Betty lui adressa un sourire aguicheur en disant :

- qu'avez-vous à offrir à une pauvre fille affamée ?

Il se tourna vers elle en souriant. Derrière son dos, Greta tira de sa poche une grosse paire de pinces avec des poignées caoutchoutées, puis ouvrit la porte du placard.

Des nuages couraient dans le ciel et le soleil se couchait quand Dicter Franck déboucha sur la pittoresque place de Sainte-Cécile. Les nuages avaient la même nuance gris foncé que le toit d'ardoises de l'église.

Il remarqua que quatre sentinelles étaient postées à la grille du ch‚teau au lieu de deux habituellement. Bien qu'il f˚t dans une voiture de la Gestapo, le sergent examina attentivement son laissez-passer et celui de son chauffeur avant d'ouvrir les grilles

422

en fer forgé et de leur faire signe d'entrer. Dicter était enchanté : Weber avait pris au sérieux la nécessité de renforcer la sécurité.

Rafraîchi par une légère brise, il quitta la voiture pour gravir le perron de l'entrée principale. Il traversa le hall, passant devant les rangées de femmes installées à leur standard, il songea à cet agent secret femme que Weber avait arrêtée. Le réseau Corneille était un groupe exclusivement féminin. L'idée lui vint qu'elles pourraient tenter de pénétrer dans le ch

‚teau déguisées en téléphonistes. …tait ce possible ?

- Est-ce qu'aucune de ces femmes est arrivée ces derniers jours ? demanda-t-il à la surveillante allemande.

- Non, major, dit-elle. Nous en avons engagé une il y a trois semaines, et c'était la dernière.

Autant pour sa théorie. Il acquiesça et passa son chemin. Arrivé à

l'extrémité de l'aile est, il descendit par l'escalier. La porte du sous-sol était ouverte comme d'habitude, mais au lieu de l'unique sentinelle habituelle, deux hommes étaient en faction. Weber avait doublé la garde. Le caporal salua et le sergent demanda son laissez-passer.

Dicter observa que le caporal se tenait derrière le sergent tandis que celui-ci inspectait le laissez-passer.

- Dans la position o˘ vous êtes, dit-il, il est très facile de vous liquider tous les deux. Caporal vous devriez vous placer de côté à deux mètres de distance de façon à pouvoir tirer si le sergent est attaqué.

- Bien, major.

Dicter s'engagea dans le couloir du sous-sol. Il entendait la vibration du générateur Diesel qui alimentait en électricité le réseau téléphonique. Il franchit les portes des réserves de matériel et entra dans la salle d'interrogatoire. Il espérait y trouver la nouvelle prisonnière, mais la pièce était vide.

Surpris, il entra et referma la porte. De la pièce voisine lui parvint un long cri déchirant. Dicter ouvrit toute grande la porte.

Becker était debout à côté de l'appareil à électrochocs. Weber était assis sur une chaise juste à côté. Une jeune femme était allongée sur la table d'opération, les poignets et les chevilles retenus par des sangles et la tête bloquée par une courroie.

423

Elle portait une robe bleue et les fils sortant de l'appareil remontaient entre ses cuisses sous la jupe.

- Bonjour, Franck, dit Weber. Installez-vous, je vous en prie. Becker a mis au point une méthode nouvelle. Montrez-lui, sergent.

Becker plongea la main sous la jupe de la femme et exhiba un cylindre d'ébonite long d'une quinzaine de centimètres et large de deux ou trois.

Deux bandes métalliques, séparées de trois ou quatre centimètres, encerclaient le cylindre, et deux fils en partaient, reliés à l'appareil.

Dicter avait l'habitude de la torture, mais cette abominable caricature de rapport sexuel l'écoura. Il frissonna de dégo˚t.

- Elle n'a encore rien dit, mais nous venons à peine de commencer, commenta Weber. Donnez-lui encore une décharge, sergent.

Becker remonta la jupe de la femme et lui glissa le cylindre dans le vagin.

Il arracha une bande d'un rouleau de chatterton pour bien fixer le cylindre et l'empêcher de tomber.

- Mettez un voltage plus fort, cette fois, dit Weber. Becker se tourna vers l'appareil. Là-dessus, toutes les

lumières s'éteignirent.

Il y eut un éclair bleuté, un claquement sec provenant du four. Les lumières s'éteignirent et une odeur de fils électriques br˚lés emplit la cuisine. Avec la coupure de courant, le moteur du réfrigérateur s'arrêta dans un gémissement. Le jeune cuisinier dit en allemand :

- qu'y a-t-il?

Betty traversa le réfectoire, suivie de Jelly et de Greta. Elles suivirent un petit corridor puis s'engagèrent dans l'escalier. Arrivée en haut, Betty s'arrêta. Elle empoigna sa mitraillette en la dissimulant sous le pan de sa blouse.

- Le sous-sol sera plongé dans une obscurité totale ? demanda-t-elle.

- J'ai coupé tous les c‚bles y compris l'alimentation de l'éclairage d'urgence, lui assura Greta.

- Allons-y.

Elles dévalèrent l'escalier. ¿ mesure qu'elles descendaient, la lumière du jour entrant par les fenêtres du rez-de-chaussée 424

déclina rapidement et l'entrée du sous-sol était dans la pénombre.

Deux soldats étaient postés juste derrière la porte. L'un d'eux, un jeune caporal avec un fusil, dit en souriant :

- Ne vous inquiétez pas, mes petites dames, ce n'est qu'une coupure de courant.

Betty lui tira une balle dans la poitrine, puis faisant pivoter son arme, elle abattit le sergent.

Les trois Corneilles franchirent le seuil. Betty tenait son arme dans la main droite et sa torche électrique dans la main gauche. Elle entendait un sourd grondement de machines et des voix au loin qui criaient des questions en allemand.

Elle alluma un instant une torche électrique : elle se trouvait dans un large couloir au plafond bas. Plus loin, des portes s'ouvraient. Elle éteignit la lampe. quelques instants plus tard, elle aperçut une allumette qu'on craquait au fond. Une trentaine de secondes s'étaient écoulées depuis que Greta avait coupé le courant. Il ne faudrait pas longtemps aux Allemands pour se remettre du choc et trouver des torches. Elle n'avait qu'une minute, peut-être moins pour s'éclipser.

Elle essaya la porte la plus proche. Elle était ouverte. Elle braqua à

l'intérieur le faisceau de sa torche. C'était un labo de photo avec des épreuves en train de sécher et un homme en blouse blanche qui t‚tonnait dans l'obscurité.

Elle claqua la porte, traversa le couloir en deux enjambées et essaya une porte de l'autre côté. Fermée à clef. D'après l'emplacement de la pièce sur le devant du ch‚teau sous un coin du parking, elle devina qu'elle contenait les réservoirs de fioul.

Elle s'avança dans le couloir et ouvrit la porte suivante. Le grondement de machines se fit plus fort. Elle alluma sa torche une fraction de seconde, juste le temps d'apercevoir un générateur - celui, supposa-t-elle, qui alimentait le réseau téléphonique -, puis elle souffla :

- Traînez les corps ici !

Jelly et Greta firent glisser sur le sol les cadavres des gardes. Betty revint jusqu'à l'entrée du sous-sol et claqua la porte blindée. Le couloir maintenant était dans une obscurité totale. Après réflexion, elle poussa les gros loquets à l'intérieur. Voilà qui pourrait lui faire gagner quelques précieuses secondes supplémentaires.

425

Elle regagna la salle du générateur, ferma la porte et alluma sa torche.

Jelly et Greta étaient encore tout essoufflées d'avoir poussé les cadavres à l'intérieur.

- «a y est, murmura Greta.

La pièce était encombrée de dizaines de canalisations et de c‚bles ordonnés selon des codes de couleurs, avec une efficacité tout allemande. Betty s'y retrouvait fort bien : les conduits de ventilation en jaune, les canalisations de carburant en brun, les tuyaux d'eau en vert et les c‚bles électriques avec des rayures rouges et noires. Elle braqua le faisceau de sa lampe sur la canalisation de fioul qui aboutissait au générateur.

- Plus tard, si nous avons le temps, je veux que tu perces un trou là-dedans.

- Pas de problème, fit Jelly.

- Maintenant, pose ta main sur mon épaule et suis-moi. Greta, tu suis Jelly de la même façon. D'accord ?

- D'accord.

Betty éteignit sa torche et ouvrit la porte. Il leur fallait maintenant explorer le sous-sol à l'aveuglette. Elle posa la main contre le mur pour se guider et avança vers l'intérieur. Un brouhaha confus de voix lui révéla que plusieurs hommes t‚tonnaient dans le couloir.

- qui a fermé la grande porte ? dit une voix autoritaire en allemand.

Elle entendit Greta répondre dans la même langue et d'une voix masculine :

- On dirait qu'elle est coincée.

L'Allemand poussa un juron. quelques instants plus tard, on perçut le grincement d'un pêne. Betty arriva devant une autre porte. Elle l'ouvrit et alluma un instant sa lampe. La pièce contenait deux grands coffres en bois de la taille d'un cercueil.

- La salle des batteries, murmura Greta. Passez à la porte suivante.

- C'était une torche électrique ? fit la voix de l'Allemand. Venez par ici !

- J'arrive, dit Greta de sa voix de Gerhard, mais les trois Corneilles s'éloignèrent dans la direction opposée.

Betty avança jusqu'à la pièce suivante, fit entrer les deux autres et referma la porte avant d'allumer sa torche. C'était une longue salle étroite avec contre chaque mur des étagères

426

encombrées de matériel. Presque à l'entrée se trouvait un classeur contenant probablement de grandes feuilles de croquis. Au fond, le faisceau de sa torche éclaira une petite table. Trois hommes étaient assis, tenant des cartes à jouer à la main.

Comme ils se levaient, Betty braqua sa mitraillette. Jelly fut tout aussi rapide. Betty en abattit un. On entendit le claquement du pistolet de Jelly et l'homme à côté de lui s'écroula. Le troisième plongea pour se mettre à

l'abri, mais le faisceau de Betty le suivit. Betty et Jelly firent feu en même temps et l'homme s'effondra.

Betty refusait de considérer les morts comme des gens. L'heure n'était pas aux sentiments. Elle éclaira la salle. Ce qu'elle vit lui réjouit le cour.

C'était selon toute probabilité la pièce qu'elle cherchait.

¿ un mètre environ d'un long mur se dressaient deux étagères allant du sol au plafond, hérissées de milliers de fiches électriques soigneusement alignées. Les c‚bles téléphoniques venant de l'extérieur passaient par le mur en faisceaux reliés à l'arrière des fiches se trouvant sur l'étagère la plus proche. Plus loin, d'autres c‚bles partaient des fiches vers le plafond jusqu'aux autocommutateurs du rez-de-chaussée. Sur le devant, un enchevêtrement cauchemardesque de jarretières reliait les fiches de la première étagère à celles de la seconde. Betty regarda Greta.

- Alors ?

Fascinée, Greta examinait l'installation à la lueur de sa propre lampe.

- C'est le RP - le répartieur principal, dit-elle. Mais c'est un système un peu différent de celui que nous utilisons en Angleterre.

Betty dévisagea Greta d'un air surpris. quelques minutes plus tôt, celle-ci avait déclaré qu'elle avait trop peur pour continuer. Voilà maintenant que le meurtre de trois hommes la laissait indifférente.

Le long du mur du fond, on apercevait d'autres appareils.

- Et là-bas ? demanda Betty. Greta braqua le faisceau de sa torche.

- Ce sont des amplificateurs et un équipement de circuits porteurs pour les lignes à longue distance.

- Bon. Montre à Jelly o˘ placer les charges.

427

Elles se mirent toutes les trois au travail. Gré ta ouvrit les paquets de papier végétal enveloppant les pains de plastic tandis que Betty découpait des longueurs de cordeaux qui devraient br˚ler d'un centimètre par seconde.

- Je vais découper tous les cordeaux par segment de trois mètres, dit Betty. «a nous donnera exactement cinq minutes pour filer.

Jelly procéda à l'assemblage : cordeau, détonateur et amorce. …clairée par Betty, Greta modelait les charges sur le ch‚ssis des parties vulnérables tandis que Jelly enfonçait l'amorce dans la p‚te molle de l'explosif.

En cinq minutes, tout le matériel était hérissé de charges. Les cordeaux étaient tous reliés à une source commune o˘ ils se rejoignaient si bien qu'une seule étincelle servirait à les allumer tous ensemble.

Jelly prit une bombe thermique, un boîtier noir ayant à peu près la forme et les dimensions d'une boîte de soupe contenant une fine poudre d'oxyde d'aluminium et d'oxyde de fer. L'engin dégagerait une chaleur intense et libérerait les flammes. Elle ôta le couvercle pour libérer deux amorces et plaça l'engin sur le sol auprès du répartiteur principal.

- Il doit y avoir quelque part ici, dit Greta, des milliers de fiches indiquant les connexions des circuits. Nous devrions les br˚ler. De cette façon, il faudra deux semaines à l'équipe de réparation plutôt que deux jours pour refaire les branchements des c‚bles.

Betty ouvrit le placard et trouva quatre classeurs contenant des diagrammes soigneusement ordonnés.

- C'est ce que nous cherchons ?

Greta examina une fiche à la lueur de sa torche.

- Oui.

- …parpille-les autour de la bombe. «a prendra feu tout de suite.

Betty répandit les fiches sur le sol. Jelly déposa au fond de la pièce un petit générateur d'oxygène.

- «a br˚lera encore plus fort, dit-elle. En général, on n'arrive qu'à

br˚ler les cadres en bois et l'isolant qui entoure les c‚bles mais avec ça le cuivre des c‚bles devrait fondre.

Tout était prêt.

Betty promena autour de la salle le faisceau de sa torche.

428

Les murs extérieurs étaient en vieilles briques, mais de légères cloisons de bois séparaient les pièces. L'explosion les anéantirait et le feu ne tarderait pas à gagner le reste du sous-sol.

Cinq minutes s'étaient écoulées depuis que les lumières s'étaient éteintes.

Jelly prit un briquet.

- Vous deux, dit Betty, gagnez l'extérieur. Jelly, en partant, arrête-toi dans la salle du générateur et perce un trou dans le conduit d'alimentation en carburant, là o˘ je t'ai montré.

- Entendu.

- Rendez-vous chez Antoinette.

- Et vous, demanda Greta d'un ton anxieux, o˘ allez-vous ?

- Trouver Ruby.

- Vous avez cinq minutes, la prévint Jelly. Betty acquiesça.

Jelly alluma le cordeau.

quand Dicter émergea de l'obscurité du sous-sol dans la pénombre de l'escalier, il remarqua l'absence de sentinelle à l'entrée. Sans doute les hommes étaient-ils allés chercher de l'aide, mais ce manque de discipline l'exaspérait. Ils auraient d˚ rester à leur poste.

Peut-être les avait-on obligés à partir. Les avait-on emmenés sous la menace d'un fusil ? Une attaque contre le ch‚teau avait-elle déjà

commencé ?

Il grimpa les marches quatre à quatre. Au rez-de-chaussée, aucune trace de lutte. Les standardistes continuaient à travailler : le réseau téléphonique opérait sur un circuit distinct de l'installation électrique du b‚timent et il passait encore assez de lumières par les fenêtres pour qu'on puisse voir les autocommutateurs. Il traversa en courant le réfectoire, se précipitant vers l'arrière du ch‚teau o˘ se trouvaient les ateliers d'entretien mais, au passage, il examina la cuisine o˘ il vit trois soldats en salopette qui contemplaient une boîte de fusibles.

- Il y a une coupure de courant au sous-sol, leur dit Dicter.

- Je sais, dit un des hommes qui avait des galons de sergent sur sa chemise. Tous ces fils ont été coupés.

- Alors, fit Dicter en haussant le ton, prenez vos outils et 429

rebranchez-les. Ne restez pas là à vous gratter la tête comme un idiot !

- Bien, major.

- Je crois, dit un jeune cuistot embarrassé, que c'est le four électrique, major.

- que s'est-il passé ? aboya Dicter.

- Eh bien, major, on nettoyait derrière le four et il y a eu un bang...

- qui ça ? qui nettoyait ?

- Je ne sais pas, major.

- Un soldat, quelqu'un que vous avez reconnu ?

- Non, major... juste une femme de ménage.

Dicter ne savait que penser. De toute évidence on attaquait le ch‚teau.

Mais o˘ était l'ennemi ? Il sortit de la cuisine, fonça vers l'escalier et monta jusqu'au bureau du premier étage.

Au passage, quelque chose arrêta son regard et il se retourna. Une grande femme en blouse de femme de ménage remontait du sous-sol avec un seau et un balai.

…tonné, il s'arrêta pour la regarder. Elle n'aurait pas d˚ être là. Les Allemands seuls avaient accès au sous-sol. Evidemment, il aurait pu arriver n'importe quoi dans la confusion d'une coupure de courant. Or le cuisinier avait rendu responsable une femme de ménage de la panne d'électricité. Il se rappela sa brève conversation avec la surveillante des standardistes. Il n'y avait pas de nouvelles parmi elles - mais il n'avait pas posé de questions à propos des femmes de ménage françaises.

Il revint sur ses pas et la retrouva au rez-de-chaussée.

- Pourquoi étiez-vous au sous-sol ? lui demanda-t-il en français.

- J'étais allée faire le ménage, mais il n'y a pas de lumière. Dicter fronça les sourcils. Elle parlait français avec un accent qu'il n'arrivait pas tout à fait à situer.

- Vous n'êtes pas censée aller là-bas, dit-il.

- Je sais, le soldat me l'a dit : ils font le ménage eux-mêmes, je ne savais pas.

Elle n'avait pas l'accent anglais, se dit Dicter. Mais qu'était-il donc?

- Depuis combien de temps travaillez-vous ici ?

- «a ne fait qu'une semaine et jusqu'à aujourd'hui j'ai toujours fait le ménage en haut.

430

L'histoire était plausible, mais Dicter ne s'en contenta pas.

- Venez avec moi.

Il la prit solidement par le bras et lui fit traverser la cuisine sans qu'elle oppose de résistance.

- Reconnaissez-vous cette femme ? demanda Dicter au cuistot.

- Oui, major. C'est elle qui nettoyait derrière le four.

- C'est vrai ? fit Dicter en la regardant.

- Oui, monsieur, je suis désolée si j'ai endommagé quelque chose.

- Vous êtes allemande, dit-il, reconnaissant son accent.

- Non, monsieur.

- Saleté de traître. Il se tourna vers le cuisinier. Tenez-la bien et suivez-moi. Elle va tout me dire.

Betty ouvrit la porte avec la mention śalle d'interrogatoire ª, elle entra, ferma la porte derrière elle et promena dans la pièce le faisceau de sa torche.

Elle aperçut une méchante table en bois blanc avec des cendriers, quelques chaises et un bureau métallique. Mais personne.

Elle était surprise. Elle avait repéré les cellules qui bordaient le couloir et avait regardé avec sa lampe à travers le judas de chaque porte.

Les cellules étaient vides : les prisonniers ramassés par la Gestapo depuis huit jours, y compris Gilberte, avaient d˚ être emmenés ailleurs ou exécutés. Mais Ruby devait bien être quelque part.

Là-dessus, elle remarqua sur sa gauche une porte qui devait donner sur une pièce voisine. Elle éteignit sa torche, ouvrit la porte, s'avança, la referma et ralluma sa lampe.

Elle vit tout de suite Ruby, allongée sur quelque chose qui ressemblait à

une table d'opération. Des courroies spécialement conçues lui attachaient les poignets et les chevilles et l'empêchaient de bouger la tête. Un fil qui partait d'un appareil électrique remontait sous sa jupe. Betty devina aussitôt ce qu'on avait fait à Ruby et eut un sursaut horrifié. Elle s'approcha de la table

- Ruby, tu m'entends ?

Ruby poussa un gémissement. Betty sursauta : elle était encore en vie.

431

- Je vais te libérer, dit-elle en posant sa Sten sur la table. Ruby s'efforçait de parler, mais elle n'arrivait qu'à pousser des gémissements. Betty s'empressa de déserrer les sangles qui attachaient Ruby à la table.

- Betty, dit enfin Ruby.

- quoi?

- Derrière vous.

Betty fit un bond de côté. Un objet lourd lui effleura l'oreille et s'abattit violemment sur son épaule gauche. Elle poussa un cri de douleur, l‚cha sa torche et s'écroula. En touchant le sol, elle roula de côté pour s'éloigner le plus possible et empêcher son assaillant de la frapper une nouvelle fois.

Le spectacle de Ruby l'avait tellement secouée qu'elle n'avait pas inspecté

toute la pièce avec sa lampe. quelqu'un rôdait dans l'ombre, attendant l'occasion, et s'était sans bruit glissé derrière elle.

Elle avait le bras gauche totalement engourdi. Elle se servit de sa main droite pour chercher à t‚tons sa torche mais, avant qu'elle l'e˚t trouvée, il y eut un déclic et tout se ralluma.

Clignant les yeux, elle distingua un homme petit et trapu avec une tête ronde et des cheveux taillés en brosse. Ruby se tenait derrière lui. Dans l'obscurité, elle avait ramassé ce qui avait l'air d'être une barre d'acier qu'elle brandissait au-dessus de sa tête. Dès que les lumières revinrent, Ruby vit l'homme, pivota vers lui et lui abattit de toutes ses forces la barre d'acier sur la tête. C'était un coup à assommer un bouf, l'homme s'affala sur le sol et ne bougea plus.

Betty se leva. Retrouvant rapidement les sensations de son bras, elle ramassa sa mitraillette. Ruby était agenouillée au-dessus du corps inanimé.

- Je vous présente le sergent Becker.

- «a va ? demanda Betty.

- «a me fait un mal de chien, mais je vais me rattraper sur cette ordure.

Empoignant Becker par le devant de sa tunique, Ruby le souleva puis, non sans mal, le poussa sur la table d'opération. Il poussa un gémissement.

- Il revient à lui ! dit Betty. Je vais l'achever.

- Donnez-moi dix secondes.

Ruby allongea les bras et les jambes de l'homme, passa les 432

sangles sur ses poignets et sur ses chevilles, puis lui bloqua la tête pour l'empêcher de bouger. Elle prit ensuite l'embout cylindrique de l'appareil à électrochocs et le lui fourra dans la bouche. Il suffoqua, s'étrangla, mais il ne pouvait pas bouger la tête. Elle prit un rouleau de chatterton, en arracha un bout avec ses dents et colla soigneusement le cylindre pour qu'il ne lui sorte pas de la bouche. Puis elle s'approcha de l'appareil et abaissa la mannette. Il y eut un sourd bourdonnement. L'homme poussa un hurlement étouffé. Des convulsions lui secouèrent le corps. Ruby le regarda un moment puis dit :

- Allons-y.

Elles sortirent, laissant le sergent Becker se tordre sur la table en piaillant comme un porc à l'abattoir.

Betty jeta un coup d'oil à sa montre : deux minutes s'étaient écoulées depuis que Jelly avait allumé les cordeaux.

Elles traversèrent la salle d'interrogatoire et débouchèrent dans le couloir. L'agitation suivant le début de la panne s'était calmée. Il n'y avait dans l'entrée que trois soldats qui discutaient calmement. Betty s'approcha rapidement, Ruby sur ses talons.

Le premier réflexe de Betty avait été de continuer en passant devant les soldats d'un air assuré, mais elle aperçut par l'entreb‚illement de la porte la haute silhouette de Dicter Franck qui s'avançait suivi de trois autres personnes qu'elle ne distinguait pas bien. Elle s'arrêta brusquement, Ruby lui heurta le dos. Betty se tourna vers la porte la plus proche o˘ l'on pouvait lire śalle radio ª. Elle l'ouvrit. Personne. Elles entrèrent.

Elle laissa la porte entrouverte, ce qui lui permit d'entendre le major Franck aboyer en allemand :

- Capitaine, o˘ sont les deux hommes qui devraient garder cette entrée ?

- Je ne sais pas, major, je me le demandais.

Betty ôta le silencieux de sa Sten et mit son arme en position de tir rapide. Elle n'avait jusqu'à maintenant utilisé que quatre balles : il en restait vingt-huit dans le chargeur.

- Sergent, montez la garde avec le caporal. Capitaine, allez au bureau du major Weber et dites-lui que le major Franck lui recommande vivement de faire sans tarder une fouille du sous-sol. Allez, et que ça saute !

Un instant plus tard, Betty entendit Franck passer devant la 433

salle radio. Elle attendit, écoutant. Une porte claqua. Elle jeta un coup d'oil dans le couloir. Franck avait disparu.

- Allons-y, dit-elle à Ruby.

Elles sortirent de la salle radio et se dirigèrent vers l'entrée principale.

- qu'est-ce que vous faites ici ? demanda le caporal en français.

Betty avait une réponse toute faite.

- Mon amie Valérie est nouvelle et, dans la confusion de la coupure de courant, elle s'est trompée de chemin.

- Il fait encore jour là-haut, fit le caporal d'un ton méfiant. Comment a-t-elle pu se perdre ?

- Je suis vraiment désolée, monsieur, dit Ruby. Je croyais que je devais faire le ménage ici, et personne ne m'a arrêtée.

- Caporal, dit le sergent en allemand, nous sommes censés les empêcher d'entrer et non les garder à l'intérieur.

Il se mit à rire et leur fit signe de passer.

Dicter attacha la prisonnière à la chaise, puis congédia le cuisinier qui l'avait accompagnée jusqu'à la cuisine. Il considéra la femme et se demanda de combien de temps il disposait. Un agent avait été arrêté devant le ch

‚teau. L'autre, si elle était aussi une espionne, avait été surprise en remontant du sous-sol. Les autres étaient-elles reparties ? Ou bien étaient-elles en ce moment même dans le ch‚teau ? C'était exaspérant de ne pas savoir ce qui se passait. Dicter avait ordonné qu'on fouille le sous-sol. Tout ce qu'il pouvait faire de son côté, c'était interroger la prisonnière.

Dicter commença par la traditionnelle gifle en pleine figure, soudaine et démoralisante. La femme eut un sursaut de surprise et de douleur.

- O˘ sont vos amies ? lui demanda-t-il.

La femme avait la joue toute rouge. Il l'examina : ce qu'il vit le déconcerta. Elle avait l'air heureuse.

- Vous êtes dans le sous-sol du ch‚teau, lui déclara-t-il. Derrière cette porte, c'est la chambre de torture. De l'autre côté, derrière cette cloison, se trouve le commutateur téléphonique. Nous sommes au fond d'un tunnel, dans un cul-de-sac, comme disent les Français. Si vos amies ont l'intention de faire

434

sauter le b‚timent, vous et moi mourrons s˚rement ici dans cette pièce.

Elle demeura impassible.

Peut-être le ch‚teau n'allait-il pas sauter, songea Dicter. Mais alors quel était l'objectif de la mission ?

- Vous êtes allemande, dit-il. Pourquoi aidez-vous les ennemies de votre pays ?

Elle finit par parler.

- Je vais vous le dire, fit-elle avec un accent de Hambourg, le regard perdu dans le vague. Il y a bien des années, j'avais un amant qui s'appelait Manfred. Vos nazis l'ont arrêté et envoyé dans un camp. Je crois qu'il est mort là-bas -je n'ai jamais eu de nouvelles.

Elle s'interrompit, la gorge serrée. Dicter attendit. Au bout d'un moment, elle poursuivit.

- quand ils me l'ont pris, j'ai juré que je me vengerais. Eh bien, ça y est, fit-elle avec un sourire radieux. Votre abominable régime est presque mort et j'ai contribué à le détruire.

quelque chose clochait. Elle parlait comme si le commando avait déjà

réussi. En outre, le courant avait été coupé puis était revenu. Cette panne avait-elle déjà rempli son office ? Cette femme ne manifestait aucune crainte. Peut-être lui était-ce égal de mourir ?

- Pourquoi a-t-on arrêté votre amant ?

- Ils disaient que c'était un pervers.

- De quel genre ?

- Il était homosexuel.

- Et il était votre amant ?

- Oui.

Dicter fronça les sourcils. Puis il regarda plus attentivement la femme.

Elle était grande, large d'épaules et, sous le maquillage, on voyait un nez et un menton bien masculins...

- Vous êtes un homme ? dit-il stupéfait.

Elle se contenta de sourire. Un terrible soupçon venait à l'esprit de Dicter.

- Pourquoi me racontez-vous cela ? Vous essayez de m'occuper pendant que vos amis s'enfuient ? Vous sacrifiez votre vie pour assurer la réussite de la mission...

Un faible bruit vint interrompre le cours de ses réflexions. Comme un hurlement étouffé. Il se rendait compte maintenant 435

qu'il l'avait déjà entendu à deux ou trois reprises sans s'en occuper. Le bruit semblait venir de la pièce voisine.

Dicter se leva d'un bond et entra dans la chambre de torture. Il espérait voir l'autre espionne sur la table et ce fut un choc de découvrir quelqu'un d'autre. C'était un homme, il s'en aperçut aussitôt mais ne le reconnut pas tout de suite car le visage était déformé : la m‚choire disloquée, les dents brisées, les joues souillées de sang et de vomissures. Il reconnut alors la silhouette trapue du sergent Becker. Les fils sortant de l'appareil à électrochocs aboutissaient à sa bouche. Dicter comprit que l'embout de la canule se trouvait dans la bouche de Becker, attachée par du chatterton. Becker vivait toujours, secoué de convulsions et poussant des cris abominables.

Horrifié, Dicter s'empressa d'arrêter la machine. Les convulsions cessèrent. Dicter saisit le fil électrique et le tira d'un coup sec. La canule sortit de la bouche de Becker. Il la jeta sur le sol. Il se pencha sur la table.

- Becker ! Vous m'entendez ? que s'est-il passé ? Pas de réponse.

Là haut, tout était normal. Betty et Ruby passèrent rapidement devant les standardistes qui, derrière leur tableau, murmuraient à mi-voix dans leur casque tout en enfonçant des fiches dans des plots, branchant entre eux les décideurs à Berlin, à Paris et en Normandie. Betty consulta sa montre : dans deux minutes exactement toutes ces liaisons allaient être coupées et la machine militaire allait s'écrouler, laissant un amas de composants isolés hors d'état de fonctionner. Maintenant, se dit Betty, il s'agit de s'en aller d'ici...

Elles sortirent du ch‚teau sans incident. Dans quelques secondes, elles seraient sur la place de la ville. Elles y étaient presque. Mais dans la cour elles rencontrèrent Jelly qui revenait sur ses pas.

- O˘ est Greta ? dit-elle.

- Elle était avec toi ! répondit Betty.

- Je me suis arrêtée, comme vous me l'aviez dit, pour placer une charge d'explosif contre la canalisation de fioul dans la salle du générateur.

Greta est partie en avant, mais elle n'est jamais arrivée chez Antoinette.

Je viens de rencontrer Paul : il ne l'a pas vue. Je revenais la chercher.

Jelly tenait à la main un

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paquet enveloppé dans du papier. J'ai dit à la sentinelle de la grille que j'étais juste sortie chercher mon casse-cro˚te. Betty était consternée.

- Bon sang... Greta doit être à l'intérieur !

- Je retourne la chercher, déclara Jelly d'un ton déterminé. Elle m'a sauvée de la Gestapo à Chartres, je ne peux pas la laisser tomber.

- Nous avons moins de deux minutes, fit Betty en regardant sa montre.

Allons-y !

Elles s'engouffrèrent à l'intérieur. Les standardistes les dévisagèrent en les voyant traverser les salles en courant. Betty se posait déjà des questions : en tentant de sauver un membre de leur équipe, allait-elle en sacrifier deux autres - et se sacrifier aussi ?

En arrivant au pied de l'escalier, Betty s'arrêta. Les deux soldats qui leur avaient permis de sortir du sous-sol en plaisantant n'allaient pas les laisser recommencer si facilement.

- Comme tout à l'heure, dit-elle calmement. Approche des gardes d'un air innocent et tire au dernier moment.

D'en haut, une voix dit :

- qu'est-ce qui se passe ici ? Betty s'immobilisa.

Elle regarda par-dessus son épaule. quatre hommes en haut de l'escalier descendaient du premier étage. L'un d'eux, en uniforme de major, braquait un pistolet sur elle. Elle reconnut le major Weber.

C'était le groupe à qui Dicter Franck avait ordonné de fouiller le sous-sol. Il surgissait juste au plus mauvais moment.

Betty se maudit d'avoir pris cette stupide décision qui allait maintenant faire quatre victimes au lieu d'une.

- Je vous trouve des airs de conspiratrices, dit Weber.

- qu'est-ce que vous nous voulez ? lança Betty. Nous sommes les femmes de ménage.

- Peut-être bien. Mais il y a dans le secteur une équipe de femmes agents secrets.

Betty feignit le soulagement.

- Ah, bon, dit-elle. Si vous cherchez des agents ennemis, nous ne risquons rien. J'avais peur que vous ne soyez pas content du ménage.

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Elle eut un rire forcé. Ruby fit chorus. Mais tout cela sonnait faux.

- Levez les mains en l'air, dit Weber.

Son poignet à cet instant passa à la hauteur de son visage et Betty regarda sa montre. Encore trente secondes.

- Descendez l'escalier, ordonna Weber.

¿ contrecour, Betty descendit. Ruby et Jelly avançaient avec elle et les quatre hommes suivaient. Elle allait aussi lentement qu'elle le pouvait en comptant les secondes.

Elle s'arrêta au pied des marches. Vingt secondes.

- Encore vous ? dit un des gardes.

- Adressez-vous à votre major, répliqua Betty.

- Avancez, dit Weber.

- Je croyais que nous n'étions pas censées mettre les pieds au sous-sol.

- Je vous dis d'avancer ! Cinq secondes.

Elles franchirent la porte du sous-sol.

Il y eut un formidable bang.

Tout au bout du couloir, les cloisons de la salle de l'équipement téléphonique explosèrent. On entendit une succession de chocs sourds. Des flammes jaillirent des débris. Betty fut renversée par le souffle.

Elle se releva sur un genou, tira la mitraillette de sous sa blouse et pivota sur place. Jelly et Ruby l'entouraient. Les gardes du sous-sol, Weber et les trois autres étaient déjà tombés par terre. Betty pressa la détente.

Des six Allemands, seul Weber avait gardé sa présence d'esprit. Tandis que Betty tirait une rafale, Weber fit feu avec son pistolet. Auprès de Betty, Jelly qui essayait de se relever poussa un cri et retomba. Là-dessus, Betty toucha Weber en pleine poitrine et il s'écroula.

Betty vida son chargeur dans les six corps étendus sur le sol. Elle l'éjecta, en prit un autre dans sa poche et le mit en place.

Ruby se pencha sur Jelly, chercha son pouls. Au bout d'un moment, elle releva la tête.

- Morte, annonça-t-elle.

Betty regarda vers le fond du couloir, là o˘ se trouvait Greta. Des flammes sortaient de la salle du matériel télépho-438

nique, mais les murs de la salle d'interrogatoire semblaient intacts.

Elle se précipita vers le brasier.

Dicter se retrouva allongé sur le sol sans comprendre comment il était arrivé là. Il entendit le grondement des flammes et une odeur de fumée. Il se releva et regarda la salle d'interrogatoire.

Il se rendit compte aussitôt que les murs de briques de la chambre de torture lui avaient sauvé la vie. La cloison qui séparait la salle d'interrogatoire de celle o˘ se trouvait l'installation téléphonique avait disparu. Le prisonnier ou la prisonnière avait subi le même sort et gisait sur le sol toujours ligoté à la chaise, le cou penché suivant un angle abominable qui indiquait qu'il avait été brisé et qu'on n'avait plus affaire qu'à un cadavre. La salle o˘ se trouvait le matériel téléphonique était en flammes et le feu se propageait rapidement.

Dicter comprit qu'il n'avait que quelques secondes pour s'enfuir. La porte de la salle d'interrogatoire s'ouvrit et Betty Clairet apparut, tenant une mitraillette.

Elle portait une perruque noire de guingois qui révélait dessous des cheveux blonds. Un peu rouge, le souffle court, une lueur sauvage dans le regard, elle était superbe.

Si à cet instant il avait eu un pistolet à la main, il l'aurait abattue dans un accès de rage aveugle. Elle représenterait pourtant une prise de choix s'il la capturait vivante, toutefois il était si exaspéré et humilié

par tout ce qu'elle avait réussi et ce que lui avait manqué qu'il n'aurait pas pu se maîtriser

Mais c'était elle qui avait l'arme.

Tout d'abord, elle ne vit pas Dicter : elle fixait le corps de sa camarade.

La main de Dicter glissa sous sa tunique. ¿ cet instant, elle releva les yeux et croisa son regard. Il vit à son visage qu'elle savait qui il était.

Elle savait contre qui elle luttait depuis neuf jours. Une lueur triomphale passa dans son regard. Mais il vit aussi dans la crispation de sa bouche la soif de vengeance tandis qu'elle braquait sa mitraillette sur lui et faisait feu.

Dicter recula dans la chambre de torture tandis que les balles faisaient jaillir du mur des fragments de brique. Il tira de son étui son Walther P38

automatique, ôta le cran de s˚reté et le

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braqua sur l'encadrement de la porte, en attendant que Betty avance.

Elle ne bougea pas.

Il attendit quelques secondes, puis se risqua à regarder.

Betty avait disparu.

Il se précipita dans la salle d'interrogatoire en feu, ouvrit toute grande la porte et avança dans le couloir. Betty et une autre femme couraient tout au fond. Il braqua son pistolet tandis qu'elles sautaient par-dessus un groupe de corps en uniforme gisant sur le sol. Il allait tirer quand une br˚lure lui déchira le bras. Poussant un cri, il l‚cha son arme. Il constata que sa manche était en feu et arracha sa veste.

quand il releva les yeux, les femmes avaient disparu.

Dicter ramassa son pistolet et se lança à leur poursuite. Tout en courant, il sentit une odeur de fioul. Il devait y avoir une fuite - ou peut-être les saboteurs avaient-ils percé une canalisation. D'une seconde à l'autre, le sous-sol allait exploser comme une bombe géante.

Mais il pourrait encore attraper Betty.

Il fonça et s'engagea dans l'escalier.

Dans la chambre de torture, l'uniforme du sergent Becker commençait à se consumer.

La chaleur et la fumée lui firent reprendre connaissance : il appela à

l'aide, mais personne n'entendait.

Il se débattit pour se dégager des sangles qui le ligotaient, comme tant de ses victimes l'avaient fait dans le passé. Comme elles, il était impuissant.

quelques instants plus tard, ses vêtements prirent feu. Il hurla.

Betty vit Dicter gravir les marches derrière elle, pistolet au poing. Elle craignait si elle s'arrêtait et se retournait pour le viser qu'il ait le temps de tirer le premier. Elle décida donc de continuer à courir plutôt que de s'arrêter pour se battre.

quelqu'un avait déclenché la sirène d'incendie et elle entendait les hurlements d'un klaxon retentir dans le ch‚teau tandis que Ruby et elle passaient en courant devant les autocommutateurs. Toutes les standardistes avaient quitté leur poste et se pressaient aux portes. Betty se trouva prise dans la bousculade.

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La cohue empêcherait Dicter de tirer sur elle ou sur Ruby, mais les autres femmes les ralentissaient. Betty faisait des pieds et des mains sans pitié

pour écarter la foule.

Elles atteignirent l'entrée et dévalèrent le perron. Sur la place, Betty aperçut la camionnette de Moulier, l'arrière tourné vers les portes du ch

‚teau, le moteur tournant et les portières ouvertes. Debout à côté, Paul regardait avec angoisse par les grilles. Betty se dit que c'était le plus beau spectacle qu'elle e˚t jamais vu.

Tandis que les femmes sortaient en foule du ch‚teau, deux sentinelles les dirigeaient vers le vignoble à gauche de la cour, loin des voitures garées.

Sans se soucier des signes qu'ils leur faisaient, Betty et Ruby partirent en courant vers les grilles. En voyant la mitraillette de Betty, les soldats empoignèrent leurs armes.

Paul prit un fusil et visa entre les barreaux de la grille. Deux coups de feu claquèrent, les deux soldats s'effondrèrent.

Paul repoussa la grille. Au moment o˘ Betty franchissait le passage, des balles sifflèrent au-dessus de sa tête et frappèrent la camionnette : c'était Dicter qui tirait.

Paul sauta au volant tandis que Betty et Ruby se jetaient à l'arrière. La camionnette démarra et Betty vit Dicter courir vers le parking o˘ était garée sa voiture bleu ciel.

Au même instant, dans les profondeurs du sous-sol, le feu atteignit les réservoirs de fioul. Il y eut un sourd grondement souterrain comme un tremblement de terre. Une explosion secoua le parking, de la terre, du gravier et des blocs de ciment furent projetés dans les airs. La moitié des voitures garées autour de la vieille fontaine furent renversées. De grosses pierres et des blocs de brique s'abattirent sur les autres. Dicter fut plaqué contre le perron. La pompe à essence s'envola dans les airs et une langue de flamme jaillit du sol à l'endroit o˘ elle était installée.

Plusieurs voitures prirent feu et leurs réservoirs d'essence se mirent à

exploser l'un après l'autre. Là-dessus, la camionnette déboucha dans la rue au bout de la place et Betty n'en vit pas davantage.

Paul fonçait à tombeau ouvert, Betty et Ruby rebondissaient sur le plancher métallique de la fourgonnette. Betty peu à peu commençait à réaliser qu'elles avaient accompli leur mission. Elle avait du mal à le croire. Elle pensa à Gré ta et à Jelly, toutes

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deux mortes. ¿ Diana et à Maude, mortes ou agonisant dans un camp de concentration et elle n'arrivait pas à se réjouir. Mais elle éprouvait un farouche sentiment de plaisir en revoyant dans son esprit la salle du matériel téléphonique en flammes et le parking qui sautait.

Elle regarda Ruby qui lui fit un grand sourire.

- On y est arrivé, dit celle-ci. Betty acquiesça.

Ruby la prit dans ses bras et la serra contre son cour.

- Oui, dit Betty. On y est arrivé.

Dicter se releva. Il avait mal partout, mais il pouvait marcher. Le ch‚teau était en feu et le parking offrait un spectacle chaotique. Partout des femmes affolées poussaient des hurlements.

Il contempla le carnage. Le réseau Corneille avait réussi sa mission. Mais tout n'était pas encore fini. Elles étaient toujours en France. Et s'il parvenait à capturer et à interroger Betty Clairet, il pouvait encore transformer la défaite en victoire. Plus tard, ce soir, elle devait retrouver un petit avion dans un champ non loin de Reims. Il devait maintenant trouver o˘ et quand.

Et il savait qui le lui dirait.

Son mari.

Le dernier jour

Mardi 6 juin 1944

52.

Dicter était assis sur le quai de la gare de Reims. Des cheminots français et des soldats allemands attendaient aussi, debout sous les lumières crues des lampadaires. Le train des prisonniers était en retard de plusieurs heures, mais il arrivait, on le lui avait assuré. Il devait donc attendre.

C'était son dernier atout.

Il bouillait de rage. Une femme l'avait humilié et vaincu. Si ça avait été

une Allemande, il aurait été fier d'elle. Il l'aurait trouvée courageuse et formidable. Il aurait même pu tomber amoureux d'elle. Mais voilà, elle appartenait au camp ennemi et chaque fois elle lui avait damé le pion. Elle avait tué Stéphanie, elle avait détruit le ch‚teau et elle s'était échappée. Mais il la capturerait quand même. Alors, elle subirait des tortures qui dépasseraient tout ce que son imagination pourrait concevoir de terrifiant - et elle parlerait.

Tout le monde parlait.

Peu après minuit, le train entra en gare.

Avant que le convoi s'arrête, il remarqua la puanteur. On aurait dit des relents de cour de ferme, mais c'étaient d'écourantes odeurs humaines.

De nombreux wagons défilèrent, aucun n'était conçu pour des passagers : wagons de marchandises, de bétail, même un wagon postal avec ses étroits hublots brisés. Dans chacun d'eux, des gens étaient entassés.

Les wagons à bestiaux avaient de hauts montants en bois o˘ étaient percées des fentes permettant d'observer les animaux. Les prisonniers les plus proches passaient les bras par ces inter-445

stices, les mains tendues, suppliantes. Ils demandaient qu'on les laisse sortir, qu'on leur donne à manger, mais la plupart réclamaient de l'eau.

Les soldats regardaient, impassibles : Dicter avait donné pour instruction qu'on ne leur donn‚t rien à Reims ce soir. Il avait avec lui deux caporaux SS, provenant de la garnison du ch‚teau, tous deux tireurs d'élite, qu'il avait tirés des décombres de Sainte-Cécile en faisant valoir ses galons de major. Il se tourna vers eux en disant :

- Amenez-moi Michel Clairet.

Michel était enfermé dans la pièce sans fenêtre o˘ le chef de gare entreposait l'argent. Les caporaux s'éloignèrent et revinrent, encadrant le prisonnier. Il avait les mains liées derrière le dos et les chevilles entravées. On ne lui avait rien dit de ce qui s'était passé à Sainte-Cécile. Tout ce qu'il savait, c'était que pour la seconde fois en une semaine il avait été capturé. Ce qui avait sérieusement émoussé son assurance. Il essayait bien de faire le fier, de garder le moral, mais cela ne trompait personne. Il boitait plus bas, il avait des vêtements crasseux et un air sinistre : l'air d'un vaincu.

Dicter prit Michel par le bras et l'approcha du convoi. Michel tout d'abord ne comprit pas ce qu'il regardait et son visage n'exprimait qu'un mélange de perplexité et d'appréhension. Puis, quand il aperçut les mains suppliantes et qu'il comprit les appels pitoyables, il trébucha comme si on l'avait frappé et Dicter dut le soutenir.

- J'ai besoin de renseignements, annonça Dicter. Michel secoua la tête.

- Mettez-moi dans le train, répondit-il. Je préfère être avec eux qu'avec vous.

Cette rebuffade choqua Dicter qui resta surpris du courage de Michel.

- Dites-moi, demanda-t-il, o˘ va se poser l'avion des Corneilles - et à

quelle heure.

Michel le dévisagea.

- Vous ne les avez pas arrêtées, dit-il, l'espoir revenant sur son visage.

Elles ont fait sauter le ch‚teau, n'est-ce pas ? Elles ont réussi. Bien joué, Betty !

Il renversa la tête en arrière et poussa un grand cri de joie. Dicter fit parcourir à Michel toute la longueur du train, à

446

pas lents, pour bien lui montrer le nombre de prisonniers et l'horreur de leur souffrance.

- L'avion, répéta-t-il.

- Dans le champ à côté de Chatelle, à trois heures du matin, répondit Michel.

Dicter était pratiquement s˚r que c'était un faux renseignement. Betty devait arriver à Chatelle soixante-douze heures plus tôt, mais avait annulé

l'atterrissage, sans doute parce qu'elle se méfiait d'un piège de la Gestapo. Dicter savait qu'il existait un point d'atterrissage de secours, parce que Gaston le lui avait dit. Gaston n'en connaissait que le nom de code, le Champ d'or, mais pas l'emplacement. Michel, lui, devait le connaître.

- Vous mentez, dit Dicter.

- Alors, mettez-moi dans le train, répliqua Michel.

- Il ne s'agit pas de cela, fit Dicter en secouant la tête... Rien d'aussi facile.

Il lut dans les yeux du prisonnier l'étonnement et l'ombre de la peur.

Dicter le fit revenir sur ses pas et s'arrêter devant le wagon des femmes.

Leurs voix suppliaient en français et en allemand, les unes invoquant la miséricorde divine, d'autres demandant aux hommes de penser à leur mère et à leur sour, quelques-unes proposant leur corps.

Dicter fit signe à deux silhouettes dans l'ombre.

Michel leva les yeux, horrifié.

Hans Hesse émergea de la pénombre, escortant une jeune femme. Elle avait d˚

être belle, mais son visage était d'une p‚leur de spectre, ses cheveux pendaient en mèches graisseuses et elle avait des meurtrissures sur les lèvres. Affaiblie, elle semblait avoir du mal à marcher.

C'était Gilberte.

Michel sursauta.

Dicter répéta sa question.

- O˘ va atterrir l'avion et quand ? Michel ne dit rien.

- Mettez-la dans le train, ordonna Dicter. Michel poussa un gémissement.

Un garde ouvrit la porte d'un wagon à bestiaux. Tandis que deux autres maintenaient à l'intérieur les femmes avec leur baÔonnette. L'homme poussa Gilberte à l'intérieur.

- Non, cria-t-elle. Non, je vous en prie !

447

Le garde allait refermer la porte, mais Dicter dit

- Attendez.

Il regarda Michel : des larmes ruisselaient sur son visage.

- Je t'en prie, Michel, je t'en supplie, fit Gilberte. Michel hocha la tête.

- Bon, fit-il.

- Ne me mentez pas une nouvelle fois, le prévint Dicter.

- Laissez-la descendre.

- L'heure et le lieu.

- Le champ de pommes de terre à l'est de Laroque, à deux heures du matin.

Dicter regarda sa montre. Minuit et quart.

- Montrez-moi.

¿ cinq kilomètres de Laroque, le village de l'…pine était endormi. Un brillant clair de lune baignait la grande église. Derrière, la camionnette de Moulier était discrètement garée à côté d'une grange. Les Corneilles survivantes attendaient dans l'ombre épaisse d'un contrefort.

- qu'est-ce que vous aimeriez maintenant? demanda Ruby.

- Un steak, dit Paul.

- Un bon lit avec des draps propres, fit Betty. Et toi ?

- Voir Jim.

Betty se rappela que Ruby avait un faible pour le moniteur.

- J'avais cru..., puis elle s'arrêta.

- Vous aviez cru que c'était juste une passade ? fit Ruby. Embarrassée, Betty acquiesça.

- Jim aussi, reprit Ruby. Mais j'ai d'autres projets.

- Je parie que quand vous voulez quelque chose, vous l'obtenez, fit Paul avec un petit rire.

- Et vous deux ? demanda Ruby.

- Je suis célibataire, dit Paul en regardant Betty. Elle secoua la tête.

- Je comptais demander le divorce à Michel... mais comment aurais-je pu, au milieu d'une opération ?

- Alors, nous attendrons la fin de la guerre pour nous marier, dit Paul.

Je suis patient.

C'est bien un homme, songea Betty. Il glisse l'idée de 448

mariage dans la conversation comme un détail mineur, comme on se demande si on va acheter un chien. quel romantisme !

Mais, à vrai dire, elle était enchantée. C'était la seconde fois qu'il parlait mariage. Le romantisme, songea-t-elle, qu'est-ce qu'on en a à

faire ?

Elle regarda sa montre. Une heure et demie.

C'est le moment d'y aller, dit-elle.

Dicter avait réquisitionné une limousine Mercedes garée devant le ch‚teau qui avait survécu à l'explosion. La voiture était maintenant stationnée au bord du vignoble, à côté du champ de pommes de terre de Laroque, sous un camouflage de feuilles de vigne arrachées aux ceps. Sur la banquette arrière, Michel et Gilberte pieds et poings liés, gardés par Hans.

Dicter avait également avec lui les deux caporaux, chacun armé d'un fusil.

Tous trois regardaient le champ de pommes de terre illuminé par le clair de lune.

- Les terroristes, dit Dicter, seront ici dans quelques minutes. Nous avons l'avantage de la surprise. Ils ne se doutent absolument pas que nous sommes ici. Mais n'oubliez pas, je les veux vivants - surtout leur chef, la petite femme. Il faudra tirer pour blesser, pas pour tuer.

- Nous ne pouvons pas le garantir, observa un des tireurs. Ce champ doit avoir au moins trois cents mètres de large. Disons que l'ennemi se trouve à

cent cinquante mètres : à cette distance personne ne pourrait être certain de toucher aux jambes un homme qui court.

- Ils ne courront pas, dit Dicter. Ils attendent un avion. Ils doivent être alignés et braquer des torches électriques sur l'avion pour guider le pilote. Cela veut dire que, pendant plusieurs minutes, ils resteront immobiles.

- Au milieu du champ ?

- Oui.

- Alors, acquiesça l'homme, c'est faisable. Il regarda le ciel. ¿ moins que la lune ne se cache derrière un nuage.

- Dans ce cas, au moment crucial, nous allumerons les phares de la voiture.

La Mercedes avait des phares grands comme des assiettes.

- …coutez, dit l'autre tireur.

Ils se turent. Un véhicule à moteur approchait. Ils s'age-449

nouillèrent tous. Malgré le clair de lune, on ne les verrait pas devant la masse sombre des vignes à condition qu'ils baissent la tête.

Une camionnette arrivant du village déboucha sur la route, tous feux éteints. Elle s'arrêta auprès de la barrière du champ de pommes de terre.

Une silhouette féminine sauta à terre et ouvrit toute grande la barrière.

La camionnette s'arrêta et le moteur se tut. Deux autres personnes descendirent, une femme et un homme.

- Silence maintenant, chuchota Dicter.

Le hurlement assourdissant d'un klaxon vint soudain fracasser le silence.

Dicter sursauta en jurant. Le bruit venait de juste derrière lui.

- Bon Dieu ! explosa-t-il.

C'était la Mercedes. Il se releva d'un bond et se précipita sur la vitre ouverte de la portière du conducteur. Il vit tout de suite ce qui s'était passé.

Michel avait bondi en avant, en se penchant par-dessus la banquette et, sans laisser à Hans le temps de l'arrêter, il avait pressé de ses mains liées le bouton du klaxon. ¿ la place du passager, Hans s'efforçait maintenant de le mettre en joue, mais Gilberte s'était mise de la partie et, à demi allongée sur Hans, elle le paralysait si bien qu'il devait sans cesse la repousser.

Dicter se pencha pour écarter Michel, qui résistait et Dicter, dans la position o˘ il était, les bras tendus par la vitre ouverte, ne pouvait pas pousser bien fort. Le klaxon continuait à lancer un avertissement fracassant que les agents de la Résistance ne pouvaient manquer d'entendre.

Dicter chercha son pistolet.

Michel trouva l'interrupteur et alluma les phares de la voiture. Dicter releva la tête. Les tireurs étaient exposés comme des cibles dans la lueur éblouissante des phares. Tous deux se relevèrent, mais ils n'avaient pas pu se mettre hors de portée que jaillit du champ un crépitement de mitrailleuse. Un tireur poussa un cri, l‚cha son fusil, se prit le ventre à

deux mains et s'effondra sur le capot de la Mercedes ; l'autre reçut une balle en pleine tête. Dicter ressentit une violente douleur au bras gauche et poussa un cri de surprise. Là-dessus, un coup de feu claqua à

l'intérieur de la voiture et Michel se mit à crier. Hans s'était enfin débarrassé de Gilberte et avait dégagé son pistolet.

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II tira encore une fois et Michel s'affala, mais il avait toujours une main sur le klaxon, le poids de son corps pesait sur son bras et le hurlement du klaxon ne s'arrêtait pas. Hans tira une troisième balle... dans un cadavre.

Gilberte poussa un hurlement et se jeta de nouveau sur Hans, ses mains menottées se refermant sur le bras qui tenait le pistolet. Dicter avait dégainé son arme mais ne pouvait pas tirer sur Gilberte de crainte de toucher Hans.

Il y eut un quatrième coup de feu. C'était encore Hans qui tirait mais il tenait maintenant son arme braquée vers le haut : il venait de se tirer une balle sous le menton. Il émit un horrible gargouillis, du sang lui jaillissant de la bouche et il s'effondra contre la portière, le regard perdu dans le vide.

Dicter visa soigneusement et tira une balle dans la tête de Gilberte. Il plongea son bras droit par la vitre ouverte et repoussa le corps de Michel.

Le klaxon se tut.

Il actionna le commutateur et éteignit les phares.

Il regarda le champ.

La camionnette était toujours là mais les Corneilles avaient disparu.

Il écouta. Rien ne bougeait.

Il était seul.

Betty traversa le vignoble à quatre pattes pour se diriger vers la voiture de Dicter Franck. Le clair de lune, si indispensable pour les vols clandestins au-dessus de territoires occupés, était maintenant son ennemi.

Elle aurait voulu voir un nuage masquer la lune, mais pour l'instant le ciel était parfaitement dégagé. Elle avait beau ne pas s'éloigner des rangées de ceps, elle projetait sous la lune une ombre parfaitement nette.

Elle avait ordonné à Paul et à Ruby de rester en arrière, cachés au bord du champ près de la camionnette. Trois personnes faisaient trois fois plus de bruit et elle ne voulait pas que quelqu'un risque de trahir sa présence.

Tout en rampant, elle guettait un bruit d'avion. Elle devait repérer tous les ennemis qui restaient et s'en débarrasser avant l'arrivée de l'appareil. Les Corneilles ne pouvaient pas demeurer plantées au milieu du champ en brandissant des torches électriques tandis que des soldats en armes les visaient depuis le vignoble. Et, si elles n'avaient pas une torche à la main, l'avion

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repartirait pour l'Angleterre sans se poser. C'était une idée insoutenable.

Elle s'enfonça un peu plus parmi les vignes pour approcher la voiture de Franck par-derrière, sa mitraillette dans la main droite, prête à faire feu.

Elle arriva à la hauteur de la voiture. Franck l'avait camouflée sous du feuillage mais, en regardant entre les pieds de vigne, elle vit le clair de lune se refléter sur la lunette arrière.

Les sarments s'entrecroisaient, mais elle pouvait se glisser sous les pousses les plus basses. En passant la tête, elle inspecta la rangée suivante. Personne. Elle avança et répéta la manouvre. Elle redoublait de précautions en approchant la voiture, mais elle ne vit ‚me qui vive.

Arrivée à deux rangées de son objectif, elle aperçut les roues de l'automobile et un peu de terrain alentour. Elle crut pouvoir distinguer deux corps inertes en uniforme. Combien étaient-ils au total ? C'était une longue limousine Mercedes qui pouvait facilement transporter six personnes.

Elle s'avança. Rien ne bougeait. …taient-ils tous morts ? Ou bien y avait-il un ou des survivants dissimulés dans les parages prêts à bondir ?

Elle arriva à la voiture. Les portières étaient grandes ouvertes et plusieurs corps gisaient à l'intérieur. ¿ l'avant, elle reconnut Michel.

Elle étouffa un sanglot. C'était un mauvais mari, mais elle l'avait choisi et maintenant il était là sans vie, avec trois traces de balles cernées de rouge dans sa chemise bleue. Ce devait être lui qui avait actionné le klaxon. Dans ce cas, il était mort en lui sauvant la vie. Mais ce n'était pas le moment de penser à cela : elle y réfléchirait plus tard, si elle vivait assez longtemps.

Auprès de Michel était étendu un homme qui lui était inconnu et qui avait été abattu d'une balle dans la gorge. Il portait un uniforme de lieutenant.

¿ l'arrière, elle aperçut d'autres corps par la portière ouverte. L'un était celui d'une femme. Elle se pencha à l'intérieur pour mieux voir et sursauta : c'était Gil-berte et on aurait dit qu'elle la dévisageait. Un instant affreux s'écoula et Betty comprit que ces yeux-là ne voyaient rien, que Gilberte était morte, tuée d'une balle dans la tête.

Elle se pencha un peu plus pour regarder le quatrième cadavre. Brusquement, il se souleva. Sans lui laisser le temps de

r

pousser un hurlement, le corps l'avait empoignée par les cheveux en enfonçant au creux de sa gorge le canon d'un pistolet C'était Dicter Franck.

- L‚chez votre arme, dit-il en français.

Elle tenait bien sa mitraillette dans la main droite, mais elle était braquée vers le haut et, avant qu'elle puisse la retourner contre lui, il aurait le temps de l'abattre. Elle n'avait pas le choix : elle la laissa tomber. Le cran de s˚reté n'était pas mis et elle espérait un peu que, sous le choc, la mitraillette allait tirer une rafale, mais elle toucha le sol sans dommage.

- Reculez.

Il la suivit en même temps, descendant de la voiture tout en la menaçant de son arme. Il se redressa et dit en la toisant de la tête aux pieds :

- Vous êtes toute petite. Et vous avez fait tant de dég‚ts. Elle vit du sang sur la manche de sa tunique et se dit qu'elle avait d˚ le blesser avec sa mitraillette.

- Pas seulement à moi, dit-il. Ce central téléphonique était en effet d'une importance cruciale.

- Bon, fit-elle, retrouvant sa voix.

- N'ayez pas l'air si contente de vous. Maintenant c'est à la Résistance que vous allez causer des dég‚ts.

Elle regretta d'avoir catégoriquement interdit à Paul et à Ruby de la suivre. Il n'y avait aucune chance maintenant qu'ils viennent à son secours.

Dicter déplaça le pistolet enfoncé contre sa gorge pour le lui braquer sur l'épaule.

- Je ne veux pas vous tuer, mais je me ferai un plaisir de vous estropier.

Bien s˚r, il faut que vous puissiez parler. Vous allez me donner tous les noms et toutes les adresses que vous avez dans la tête.

Elle pensa à la pilule de cyanure dissimulée dans le capuchon creux de son stylo. Aurait-elle une occasion de s'en saisir ?

- C'est dommage que vous ayez anéanti nos installations d'interrogatoire à

Sainte-Cécile, reprit-il. Il va falloir que je vous conduise à Paris, o˘

j'ai le même équipement.

Elle songea avec horreur à la table d'opération et à l'appareil à

électrochocs.

- Je me demande, dit-il, ce qui va vous faire craquer. Evidemment, la simple douleur finit par briser tout le monde, mais 452

453

j'ai l'impression que vous pourriez supporter la douleur plus longtemps qu'il le faudrait.

Il leva son bras gauche. Sa blessure semblait lui donner des élancements et il tressaillit, mais tint bon. Il lui toucha le visage.

- Peut-être vous enlaidir à jamais. Imaginez ce joli minois défiguré : le nez cassé, les lèvres lacérées, un oil arraché, les oreilles coupées.

Betty était au bord de la nausée, mais elle resta impassible

- Non ? demanda-t-il en lui caressant le cou, puis le sein. Humiliation sexuelle, alors. tre nue devant une foule de gens, tripotée par un groupe d'ivrognes, obligée à des accouplements obscènes avec des animaux...

- Et lequel de nous serait le plus humilié ? répliqua-t-elle d'un ton de défi. Moi, la victime impuissante... ou vous le véritable auteur de ces gestes immondes ?

Il retira sa main.

- Puis aussi, nous avons des tortures qui interdisent à jamais à une femme d'avoir des enfants.

Betty pensa à Paul et ne put réprimer un frisson.

- Ah, dit-il d'un air satisfait. Je crois que j'ai trouvé la clef pour vous faire parler.

Elle se rendit compte qu'elle avait été stupide de lui adresser la parole.

Maintenant elle lui avait donné des renseignements qu'il pourrait utiliser pour briser sa volonté.

- Nous allons partir directement pour Paris, dit-il. Nous y serons à

l'aube. ¿ midi, vous me supplierez d'arrêter la torture et de vous écouter déverser tous les secrets que vous connaissez. Demain soir, nous arrêterons tous les membres de la Résistance du nord de la France.

Betty était glacée de terreur. Franck ne se vantait pas. Il en était capable.

- Je crois que vous pouvez voyager dans le coffre de la voiture, dit-il.

Vous ne suffoquerez pas : ce n'est pas étanche. Mais je mettrai avec vous les corps de votre mari et de sa maîtresse. quelques heures à rester secouée avec des morts vous mettront dans les dispositions qui conviennent, me semble-t-il.

Betty se sentit frémir de dégo˚t.

Appuyant toujours le pistolet contre son épaule, il fouilla dans sa poche avec son autre main. Il bougeait le bras avec pré-454

caution : sa blessure lui faisait mal mais ne le paralysait pas. Il exhiba une paire de menottes.

- Donnez-moi vos mains, dit-il. Elle resta immobile.

- Ou bien je vous passe les menottes, ou bien je peux rendre vos bras inutiles en vous tirant une balle dans chaque épaule.

Désemparée, elle tendit les mains.

Il referma une menotte autour de son poignet gauche. Elle lui tendit la droite. Ce fut alors qu'elle tenta l'ultime geste désespéré.

De sa main gauche menottée, elle le frappa de côté, si bien qu'elle n'avait plus le pistolet contre l'épaule. En même temps, elle se servit de sa main droite pour dégainer le petit poignard caché derrière le revers de sa veste.

Il recula en trébuchant, mais pas assez vite.

Elle se précipita et lui enfonça son poignard directement dans l'oil gauche. Il tourna la tête, mais le couteau était déjà en place, et Betty avança encore, plaquant son corps contre le sien, la lame lui labourant l'orbite. Un mélange de sang et d'un liquide visqueux jaillit de la plaie.

Franck poussa un hurlement de douleur et se mit à tirer, mais les balles se perdaient dans le vide.

Il recula en chancelant mais elle le suivit, enfonçant toujours plus avant son poignard qui n'avait pas de garde. Elle continua jusqu'au moment o˘

elle lui avait plongé dans la tête ses huit centimètres de lame. Il bascula en arrière et heurta le sol.

Elle se laissa tomber sur lui, les genoux sur sa poitrine et elle sentit des côtes se briser. Il l‚cha son pistolet et ses deux mains remontèrent vers son oil pour essayer de saisir le couteau, mais il était enfoncé trop profondément. Betty saisit le Walther P38. Elle se redressa, le tenant à

deux mains et le braqua sur Franck.

Là-dessus, il cessa de bouger.

Elle entendit un martèlement de pas et Paul arriva en courant.

- Betty ! «a va ?

Elle acquiesça de la tête.

Elle avait toujours le Walther braqué sur Dicter Franck.

- Je ne pense pas que ce soit nécessaire, murmura Paul.

455

Au bout d'un moment, il lui repoussa les mains puis lui prit doucement le pistolet et remit en place le cran de s˚reté. Ruby surgit.

- …coutez ! cria-t-elle. …coutez !

Betty entendit le vrombissement d'un Hudson.

- Allons-y, dit Paul.

Ils se précipitèrent dans le champ pour faire des signaux à l'avion qui allait les ramener en Angleterre.

Ils traversèrent la Manche par un vent violent et sous des rafales de pluie. Profitant d'une accalmie, le navigateur revint dans le compartiment des passagers pour leur dire :

- Vous voudriez peut-être jeter un coup d'oil dehors. Betty, Ruby et Paul sommeillaient. Le plancher métallique

était dur, mais ils étaient épuisés. Betty, blottie dans les bras de Paul, n'avait aucune envie de bouger. Le navigateur insista.

- Vous feriez mieux de vous dépêcher avant que ça se couvre de nouveau.

Vous ne reverrez jamais ça même si vous vivez jusqu'à cent ans.

La curiosité l'emporta sur l'épuisement de Betty. Elle se leva et s'approcha d'un pas incertain du petit hublot rectangulaire. Ruby en fit autant. Le pilote obligeamment amorça un virage sur l'aile.

La mer était agitée, et le vent soufflait en tempête, mais la lune était pleine et elle distinguait clairement la scène. Au début, elle n'en croyait pas ses yeux. Juste sous l'appareil se trouvait un navire de guerre peint en gris hérissé de canons. ¿ côté, un petit paquebot d'une blancheur éblouissante dans le clair de lune. Derrière eux, un vieux vapeur tout rouillé tanguait dans la houle. Plus loin et derrière, des cargos, des transports de troupes, de vieux ravitailleurs fatigués et de grandes péniches de débarquement. Aussi loin que pouvait porter son regard, Betty voyait des navires par centaines.

Le pilote vira sur l'autre aile : de l'autre côté, c'était le même spectacle.

- Paul, regarde ça ! cria-t-elle. Il vint s'installer auprès d'elle.

- Bon sang ! fit-il. Je n'ai jamais vu autant de navires de toute ma vie !

456

- C'est le débarquement ! dit-elle.

- Regardez devant, dit le navigateur.

Betty entra dans le poste de pilotage et regarda par-dessus l'épaule du pilote. Les navires recouvraient la mer comme un tapis s'étendant sur des kilomètres. Elle entendit Paul dire d'un ton incrédule :

- Je ne savais qu'il y avait autant de navires dans ce foutu monde.

- Combien croyez-vous qu'il y en ait ? demanda Ruby.

- J'ai entendu cinq mille, précisa le navigateur.

- Stupéfiant, fit Betty.

- Je donnerais cher pour être de la partie, pas vous ? Betty regarda Paul et Ruby, et ils sourirent tous les trois.

- Oh ! mais si, dit-elle. On en fait partie.

r

Un an plus tard Mercredi 6 juin 1945

53.

L'artère londonienne qu'on appelle Whitehall est bordée d'imposantes constructions incarnant la splendeur de l'Empire britannique comme on l'a connu cent ans plus tôt. ¿ l'intérieur, on avait divisé un grand nombre des vastes salons avec leurs hautes fenêtres par des cloisons de fortune pour les transformer en bureaux pour les fonctionnaires subalternes et en salles de réunion pour les groupes de moindre importance. En tant qu'annexé d'une sous-commission, le Groupe de travail des décorations pour actions clandestines était réuni dans une pièce sans fenêtre de trente mètres carrés avec une immense cheminée glaciale qui occupait la moitié d'un mur.

Simon Fortescue, du MI6, présidait la réunion, vêtu d'un costume rayé, d'une chemise et d'une cravate rayées. Le Spécial Opérations Executive était représenté par John Graves, du ministère de la Guerre économique qui en théorie avait coiffé le SOE pendant toute la guerre. Comme les autres fonctionnaires de la commission, Graves arborait l'uniforme de Whitehall : veston noir et pantalon gris à rayures. L'évêque de Marlborough était là

dans sa robe violette, sans doute pour conférer une dimension morale à

cette cérémonie destinée à honorer des hommes pour avoir tué un certain nombre de leurs semblables. Le colonel Algernon Ńobby ª Clarke, un officier de renseignement, était le seul membre de la commission à avoir vu le feu durant la guerre.

La secrétaire servit le thé et on fit circuler un plateau de biscuits tandis que les hommes délibéraient.

461

Ce fut vers le milieu de la matinée qu'on en arriva au cas des Corneilles de Reims.

- Il y avait six femmes dans cette équipe, déclara John Graves, et deux seulement sont revenues. Mais elles ont détruit le central téléphonique de Sainte-Cécile o˘ se trouvait aussi le quartier général de la Gestapo locale.

- Des femmes ? fit l'évêque. Vous avez bien dit six femmes ?

- Oui.

- Seigneur, fit-il d'un ton désapprobateur. Pourquoi des femmes ?

- Le central téléphonique était sévèrement gardé, mais elles ont pu y accéder en se faisant passer pour des femmes de ménage.

- Je vois.

Nobby Clarke, qui avait passé le plus clair de la matinée à fumer cigarette sur cigarette sans rien dire, intervint.

- Après la libération de Paris, j'ai interrogé un certain major Goedel qui avait été aide de camp de Rommel. Il m'a assuré qu'ils avaient été

pratiquement paralysés par la rupture des communications le jour J. C'était à son avis un élément capital pour la réussite du débarquement. Je ne me doutais absolument pas que c'était une poignée de femmes qui en était responsable. Il me semble que nous devons envisager la Military Cross, n'est-ce pas ?

- Peut-être, dit Fortescue prenant un ton un peu collet monté. Toutefois, il y a eu des problèmes de discipline au sein de ce groupe. Une plainte officielle a été déposée contre leur chef, le major Clairet, après qu'elle eut insulté un officier des gardes.

- Insulté ? reprit l'évêque. Comment cela ?

- Au cours d'une querelle dans un bar, je crois bien qu'elle lui a dit d'aller se faire foutre, si je puis me permettre ce terme en votre présence, monseigneur.

- Bonté divine. Elle ne me paraît pas le genre de personne qu'on devrait citer en exemple pour la génération suivante.

- Exactement. Une décoration moins prestigieuse que la Military Cross, alors : le MBE, peut-être.

Nobby Clark reprit la parole.

462

- Je ne suis pas d'accord, fit-il doucement. Après tout, si cette femme avait été une poule mouillée elle n'aurait probablement pas été capable de faire sauter un central téléphonique sous le nez de la Gestapo.

Fortescue était agacé. Il n'avait pas l'habitude de se heurter à la moindre opposition. Il avait horreur des gens qu'il n intimidait pas. Son regard parcourut la table.

- Il me semble que la majorité de cette assemblee soi contre vous.

Clark se rembrunit.

- Je présume que je peux exprimer une recommandation minoritaire, insista-t-il.

- Assurément, dit Fortescue. Même si je n'en vois guère l'intérêt.

Clarke tira sur sa cigarette d'un air songeur.

- Et pourquoi ?

- Le ministre prendra connaissance d'un ou deu* candidats de notre liste.

Dans ces cas-là, il suivra sa propre inclination, sans tenir compte de nos recommandations. Dans tous les autres cas qui ne l'intéresseront pas directement, il suivra nos suggestions. Si la commission n'est pas unanime, il tiendra compte des recommandations de la majorité.

- Je comprends, fit Clarke. quoi qu'il en soit, j'aimerais qu'il soit noté

dans le procès-verbal que je n'étais pas d'accpr avec la commission et que j'ai recommandé le major Clair pour la Military Cross.

Fortescue regarda la secrétaire, la seule femme de la pièce.

- Ne manquez pas de le noter, je vous prie, maderfl∞isel e Gregory.

- Très bien.

Clarke éteignit sa cigarette pour en allumer une autre. Et on en resta là.

Frau Waltraud Franck rentra chez elle de bonne humeur. Elle avait réussi à

acheter un collier de mouton. C'était le pre-mier morceau de viande qu'elle voyait depuis un mois. Elle étal venue à pied de sa maison de banlieue jusqu'au centre de Cologne ravagé par les bombes et elle avait fait la queue toute la matinée devant la boucherie. Elle s'était également forcée a sourire quand le boucher, Herr Beckmann, lui avait pel∞te le 463

fesses ; si elle avait protesté, elle se serait à jamais entendu déclarer après cela qu'íl n'y avait plus rien ª. Mais elle pouvait bien accepter les mains baladeuses de Beckmann : un collier de mouton lui ferait trois repas.

- Je suis là, proclama-t-elle en entrant dans la maison. Les enfants étaient à l'école, mais Dicter n'était pas sorti.

Elle rangea dans l'office le précieux colis de viande. Elle garderait cela pour ce soir quand les enfants seraient là pour en profiter. Pour le déjeuner, Dicter et elle auraient de la soupe aux choux et du pain noir.

Elle entra dans le salon.

- Bonjour, chéri ! dit-elle avec entrain.

Son mari était assis près de la fenêtre, sans bouger. Un bandeau noir de pirate lui couvrait un oil. Il avait passé un de ses beaux costumes d'autrefois qui flottait aujourd'hui sur sa silhouette décharnée, il n'avait pas de cravate. Elle s'efforçait de l'habiller chaque matin avec élégance, mais elle n'avait jamais maîtrisé l'art du noud de cravate. Il regardait dans le vide et un filet de salive s'écoulait de sa bouche entrouverte. Il ne réagit pas à son salut.

Elle en avait l'habitude.

- Figure-toi, dit-elle que j'ai rapporté un collier de mouton !

Il la fixa de son oil intact.

- qui êtes-vous ?

Elle se pencha pour l'embrasser.

- Ce soir, nous allons avoir un rago˚t. quelle chance !

Cet après-midi-là, Betty et Paul se marièrent dans une petite église de Chelsea.

Ce fut une cérémonie toute simple. La guerre en Europe était terminée, Hitler était mort, mais les Japonais défendaient farouchement Okinawa et les Londoniens continuaient à subir le rationnement du temps de guerre.

Betty et Paul étaient tous les deux en uniforme . il était très difficile de trouver du tissu pour les robes de mariée et Betty en tant que veuve n'avait pas envie de porter du blanc.

Ce fut Percy Thwaite qui conduisit Betty à l'autel. Ruby était dame d'honneur. Elle ne pouvait pas être demoiselle d'honneur 464

car elle était déjà mariée - avec Jim, le moniteur du Pensionnat assis au deuxième rang.

Le général Chancelier était le garçon d'honneur de son fils Paul. Il était encore en poste à Londres et Betty avait fini par le connaître assez bien.

Il avait dans l'Armée américaine la réputation d'être extrêmement sévère, mais avec Betty il était adorable.

Dans l'église se trouvait également Mlle Jeanne Lemas. Elle avait été

déportée à Ravensbruck avec la jeune Marie ; Marie était morte là-bas, mais par miracle Jeanne Lemas avait survécu et Percy Thwaite avait fait jouer toutes ses relations afin de la faire venir à Londres pour le mariage. Elle était assise au troisième rang, coiffée d'un chapeau cloche.

Le Dr Claude Bouler lui aussi avait survécu, mais Diana et Maude étaient toutes deux mortes à Ravensbruck. Avant de mourir, Diana, racontait Mlle Lemas, était devenue une meneuse dans le camp. Tablant sur la tendance des Allemands à se montrer déférents envers l'aristocratie, elle avait bravement affronté le commandant du camp pour se plaindre des conditions d'existence et réclamer pour les détenues un meilleur traitement. Elle n'avait pas obtenu grand-chose, mais son cran et son optimisme avaient remonté le moral des déportées affamées. Plusieurs survivantes confirmaient que c'était elle qui leur avait donné la volonté de vivre.

Le service fut bref. Une fois mariés, Betty et Paul allèrent devant la chapelle recevoir les félicitations.

La mère de Paul était là aussi. Le général avait réussi à trouver pour sa femme une place sur un hydravion transatlantique. Elle était arrivée tard la veille au soir et c'était la première fois qu'elle rencontrait Betty.

Elle la toisa de la tête aux pieds se demandant manifestement si cette fille était digne d'être l'épouse de son merveilleux fils. Betty se sentait un peu vexée, mais elle se dit que c'était un réflexe naturel chez une mère fière de sa progéniture et elle posa un baiser chaleureux sur la joue de Mme Chancelier.

Ils allaient vivre à Boston. Paul reprendrait la direction de son affaire de disques éducatifs. Betty comptait terminer son doctorat puis enseigner aux jeunes Américains la culture française. Le voyage de cinq jours pour traverser l'Atlantique leur tiendrait lieu de lune de miel.

465

La mère de Betty était là, coiffée d'un chapeau acheté en 1938. Elle pleurait, et pourtant c'était la seconde fois qu'elle voyait sa fille se marier.

La dernière personne de ce petit groupe à embrasser Betty fut son frère Mark.

Il ne manquait plus qu'une chose à Betty pour que son bonheur f˚t parfait.

Passant le bras autour de la taille de Mark, elle se tourna vers sa mère qui ne lui adressait pas la parole depuis cinq ans.

- Regarde, maman, dit-elle. Voilà Mark. Celui-ci avait l'air terrifié.

Sa mère hésita un long moment. Puis elle ouvrit tout grands les bras et dit :

- Bonjour, Mark.

- Oh ! maman, dit-il en la serrant contre lui.

Puis ils allèrent tous se promener sur la place ensoleillée.

En marge de l'histoire officielle

´ Les femmes, habituellement, n'organisaient pas d'opérations de sabotage, mais Pearl Witherington, une femme assurant régulièrement des missions de courrier pour l'Armée britannique, reprit avec une brillante efficacité la direction d'un maquis du Berry regroupant quelque deux mille hommes après l'arrestation de son chef par la Gestapo. Elle fut chaudement recommandée pour une MC (Military Cross), décoration qu'on ne décernait jamais aux femmes ; elle reçut à la place une MBE, titre civil qu'elle refusa en faisant remarquer qu'elle n'avait eu aucune activité d'ordre civil. ª

M.R.D. Foot

SOE in France

(HMSO, Londres, 1966)

Remerciements

Pour les enseignements qu'il m'a apportés et pour son avjs éclairé sur le Spécial Opération Executive, je tiens à remerci^r M.R.D. Foot, sur le IIP

Reich, Richard Overy ; sur l'histoire d^s réseaux téléphoniques, Bernard Green ; sur les armes, Candi^e DeLong et David Raymond. Sur le plan de la documentation ^n général, je remercie, comme toujours, Dan Starer de Resear^ for Writers, de New York, [email protected] ; ainsi q\^e Richard Flagg.

J'ai bénéficié de l'aide précieuse de mes éditeurs Phyllis Grann et Neil Nyren à New York, Imogen Tate à Londres, Je^n Rosenthal à Paris et Helmut Pesch à Cologne ; et aussi de ce)le de mes agents, Al Zuckerman et Amy Berkover.

Divers membres de ma famille ont lu différentes versions ^e ce roman et je tiens à les remercier de leurs utiles remarqu^ notamment John Evans, Barbara Follett, Emmanuele Follel(/ Jann Turner et Kim Turner.

Table

Le premier jour

Dimanche 28 mai 1944

Le deuxième jour

Lundi 29 mai 1944

Le troisième jour

Mardi 30 mai 1944

Le quatrième jour

Mercredi 31 mai 1944

Le cinquième jour

Jeudi 1"juin 1944

Le sixième jour

Vendredi 2 juin 1944

Le septième jour

Samedi 3 juin 1944

473

Le huitième jour

Dimanche 4 juin 1944

Le neuvième jour

Lundi 5 juin 1944

Le dernier jour

Mardi 6 juin 1944

Un an plus tard

Mercredi 6 juin 1945

En marge de l'histoire officielle

Remerciements

Cet ouvrage a été réalisé par

FIRMIN DIDOT

CROUPE CPI

Mesnil-sur-l 'Estrée

pour le compte des …ditions Robert Laffont

24, avenue Marceau, 75008 Paris

en décembre 2002

Cet ouvrage a été composé par Graphie Hainaut (59163 Condé-l'Escaut) t

N∞ d'édition : 43552/04 - N∞ d'impression : 62067 Dépôt légal : novembre 2002

Imprimé en France