Pickford toutefois avait raison : les Allemands, privés de lignes téléphoniques, recourraient à la radio ; les Alliés alors écouteraient leurs conversations. La destruction du central téléphonique de Sainte-Cécile donnerait aux Alliés un avantage capital. Malheureusement, la mission avait échoué.

- qui était responsable ? demanda Monty.

- Je n'ai pas vu de rapport complet..., commença Graves.

- Je peux vous le dire, lança Fortescue. Le major Clairet-une femme.

Paul avait entendu parler d'Elizabeth Clairet, cette sorte de légende aux yeux du petit groupe qui était dans le secret de la guerre clandestine des Alliés. Elle avait survécu en France dans la clandestinité plus longtemps que quiconque. Son nom de code était Panthère et l'on disait qu'elle évoluait dans les rues de la France occupée avec la démarche silencieuse du dangereux félin. On disait aussi que c'était une jolie fille avec un cour de pierre. Elle avait tué plus d'une fois.

- Alors, s'enquit Monty, que s'est-il passé ?

- Préparation insuffisante, responsable inexpérimentée, manque de discipline parmi les hommes, précisa Fortescue. La garnison allemande n'était pas nombreuse mais composée de

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soldats bien entraînés qui ont purement et simplement anéanti les forces de la Résistance.

Monty avait l'air en colère.

- Il me semble, reprit Pickford, que nous ne devrions pas trop compter sur la Résistance française pour perturber les lignes de ravitaillement de Rommel.

Fortescue acquiesça.

- Les bombardements restent le moyen le plus s˚r.

- Je ne suis pas s˚r que ce soit tout à fait juste, protesta faiblement Graves. Le Bomber Command, lui aussi, a eu ses réussites et ses échecs et le SOE co˚te fichtrement moins cher.

- Bon sang, grommela Monty, nous ne sommes pas ici pour nous montrer justes, mais pour gagner la guerre. Je crois que nous en avons entendu assez, ajouta-t-il, en se levant, à l'intention du général Pickford.

- que décidez-vous au sujet du central téléphonique ? demanda Graves. Le SOE suggérait un nouveau plan.

- Bonté divine, l'interrompit Fortescue, vous cherchez un autre merdier ?

- Bombardez-le, trancha Monty.

- Nous avons déjà essayé, répondit Graves. Le b‚timent a été touché, mais les dég‚ts n'étaient pas suffisants pour mettre le central hors service plus de quelques heures.

- Alors recommencez, dit Monty, et il sortit. Graves lança un regard furieux à l'homme du MI6.

- Vraiment, Fortescue, dit-il. Je peux dire... vraiment... Fortescue ne réagit pas.

Ils quittèrent tous la salle. Dehors, dans le couloir, deux personnes attendaient debout devant une vitrine de trophées sportifs : un homme d'une cinquantaine d'années en veste de tweed et une petite femme blonde en robe de cotonnade fanée réchauffée par un cardigan bleu usé. Ils faisaient un peu penser à un proviseur discutant avec l'une de ses lycéennes, à cela près que la jeune femme portait un foulard jaune vif noué avec une élégance qui parut résolument française à Paul. Fortescue passa devant eux, mais Graves s'arrêta.

- Ils ont rejeté votre plan, dit-il. Ils optent pour un nouveau bombardement.

Paul, devinant qu'il s'agissait de la Panthère, observa avec intérêt sa silhouette menue, ses cheveux blonds, courts et bou-78

clés, et apprécia particulièrement ses ravissants yeux verts. Jolie, non, car l'expression autoritaire, le nez droit et le menton aigu - trop agressifs - effaçaient rapidement la première impression qu'elle laissait, celle d'une collégienne. Mais Paul fut sensible à la séduction qui se dégageait d'elle, et il imagina aussitôt le corps frêle que dissimulait la robe légère.

Elle réagit avec indignation aux propos de Graves :

- Un bombardement aérien ! Mais ça ne rime à rien : le sous-sol est renforcé ! Bonté divine, pourquoi ont-ils pris cette décision ?

- Vous devriez peut-être le demander à ce monsieur, répliqua Graves en se tournant vers Paul. Major Chancelier, je vous présente le major Clairet et le colonel Thwaite.

Paul n'aimait pas défendre des positions qui n'émanaient pas de lui. Pris au dépourvu, il répondit carrément :

- Je ne vois pas qu'il y ait grand-chose à expliquer. Vous avez loupé votre coup et on ne vous donne pas de seconde chance.

La jeune femme leva vers lui un regard furieux - elle mesurait trente bons centimètres de moins que lui - et répliqua, hors d'elle :

- Loupé ? que voulez-vous dire par là ? Paul se sentit rougir.

- Peut-être le général Montgomery était-il mal informé, mais n'était-ce pas la première fois que vous preniez le commandement d'une opération de cette sorte, major ?

- Parce que c'est ça qu'on a invoqué ? Mon manque d'expérience ?

Il réalisait maintenant qu'elle était vraiment superbe, la colère élargissait ses yeux et colorait ses joues. Mais elle était si désagréable qu'il décida de ne pas y aller par quatre chemins.

- Cela, et une préparation insuffisante...

- Il n'y avait rien à reprocher à notre plan !

- ... et le fait que des troupes bien entraînées défendaient la place en face d'un groupe indiscipliné.

- Espèce d'arrogant ! Salaud !

Paul recula machinalement d'un pas. Jamais une femme ne lui avait parlé sur ce ton. Je parie, se dit-il, que du haut de son mètre cinquante elle réussit à flanquer la frousse aux nazis.

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Cependant, à voir son visage furieux, il comprit que c'était surtout à

elle-même qu'elle en voulait.

- Vous estimez que c'est votre faute, analysa-t-il. Personne en effet ne se met dans des états pareils pour des erreurs commises par autrui.

¿ son tour, Betty fut interloquée, ce qui donna au colonel Thwaite l'occasion d'intervenir pour la première fois :

- Au nom du ciel, Betty, calmez-vous. Laissez-moi deviner..., reprit-il en se tournant vers Paul, cette version des faits vous a été donnée par Simon Fortescue du MI6, n'est-ce pas ?

- Exact, répondit Paul un peu crispé.

- A-t-il précisé que le plan de l'opération se fondait sur des renseignements fournis par son organisation ?

- Il ne me semble pas.

- C'est bien ce que je pensais, l‚cha Thwaite. Merci, major, je n'ai pas besoin de vous déranger davantage.

Du point de vue de Paul, la conversation était loin d'être terminée, mais il venait de se faire éconduire par un officier supérieur et il ne lui restait plus qu'à s'éloigner.

De toute évidence, il s'était trouvé pris entre deux feux, dans une querelle de territoire opposant le MI6 et le SOE. Il en voulait surtout à

Fortescue qui s'était servi de cette réunion pour marquer des points. Monty avait-il pris la bonne décision en choisissant de bombarder le central téléphonique au lieu de laisser le SOE tenter une nouvelle attaque ? Paul n'en était pas s˚r.

Avant d'entrer dans son bureau, Paul jeta un coup d'oil derrière lui. Le major Clairet continuait de discuter avec le colonel Thwaite, à voix basse, mais avec animation, exprimant à grands gestes son indignation. Fermement plantée sur ses pieds, comme un homme, un poing sur la hanche, penchée en avant, Betty braquait sur son interlocuteur un index agressif. Malgré tout, quelque chose en elle captivait Paul qui se demanda ce qu'il éprouverait à

tenir ce corps souple dans ses bras et à le caresser. Coriace peut-être, songea-t-il, mais sacrement féminine.

Cela dit, était-elle dans le vrai quand elle tenait pour vain un nouveau bombardement ? Il décida de poser quelques questions supplémentaires.

9.

L'énorme masse de la cathédrale noircie par les siècles se dressait au-dessus du centre de Reims comme un reproche divin. L'Hispano bleu ciel de Dicter Franck s'arrêta à midi devant l'hôtel Frankfurt, réquisitionné par les occupants. Dicter descendit et leva les yeux vers les tours trapues de la grande basilique. Le plan d'origine comportait deux élégantes flèches qui ne furent jamais construites par manque d'argent. Ainsi des considérations triviales pouvaient-elles contrecarrer les plus saintes aspirations.

Dicter, ne tenant pas à essuyer un nouveau refus du major Weber, demanda au lieutenant Hesse de garder la voiture et de se rendre au ch‚teau de Sainte-Cécile pour s'assurer que la Gestapo était disposée à coopérer. Il rejoignit ensuite Stéphanie dans la suite o˘ il l'avait laissée la veille.

Son accueil passionné ravit Dicter. Elle avait dénoué ses cheveux roux qui tombaient sur ses épaules nues et portait un déshabillé de soie beige et des mules à hauts talons. Il l'embrassa avidement, ses mains pétrissant son corps svelte.

- Tu parais si heureux de me voir, dit-elle avec un sourire, tu es si attentionné.

Stéphanie et Dicter parlaient toujours français entre eux.

- Ma foi, apprécia Dicter en humant son parfum, tu sens meilleur que Hans Hesse - surtout après une nuit blanche.

D'un geste plein de douceur, elle repoussa une mèche indisciplinée qui tombait sur le front de son amant.

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- Tu as beau plaisanter, je sais bien que tu n'aurais pas protégé Hans de ton corps.

- C'est vrai. Il poussa un soupir et la libéra. Dieu que je suis fatigué.

- Viens te coucher. Il secoua la tête.

- Il faut que j'interroge les prisonniers. Hesse revient me chercher dans une heure, fit-il en s'affalant sur le canapé.

- Je vais te faire monter quelque chose à manger, décida-t-elle en appuyant sur la sonnette. Une assiette de jambon avec des petits pains chauds et une salade de pommes de terre, commanda-t-elle au garçon d'étage d'un certain

‚ge qui se présenta aussitôt. Du vin ?

- Non... ça m'endormirait.

- Alors, dit-elle au serveur, un pot de café.

Une fois celui-ci parti, elle vint s'asseoir sur le canapé auprès de Dicter et lui prit la main.

- Tout s'est-il passé comme tu voulais ? reprit-elle.

- Oui. Rommel m'a fait plein de compliments, dit-il en fronçant les sourcils. J'espère seulement me montrer à la hauteur des promesses que je lui ai faites.

- J'en suis certaine.

Elle ne demanda pas de détails, sachant qu'il ne lui dirait que ce qu'il voulait et pas davantage.

Il la regarda tendrement ; il hésitait à dévoiler ce qu'il avait sur le cour et qui risquait d'assombrir l'ambiance. Pourtant, il devait en parler.

- Si le débarquement réussit et que les Alliés reprennent la France, ce sera la fin pour toi et moi, soupira-t-il, tu le sais.

Elle tressaillit, comme sous le coup d'une intense douleur, et lui l‚cha la main.

- Vraiment ?

- As-tu de la famille ? s'inquiéta-t-il.

Il savait que son mari avait été tué au début de la guerre et qu'ils n'avaient pas d'enfants.

- Il y a des années que mes parents sont morts. J'ai une sour ; elle vit à

Montréal.

- Nous devrions peut-être réfléchir à la façon de t'envoyer là-bas.

- Non, fit-elle en secouant la tête.

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- Pourquoi ?

Elle fuyait son regard.

- Je voudrais bien voir la guerre se terminer, murmura-t-elle.

- Mais non, pas du tout.

- Bien s˚r que si, fit-elle avec un agacement qui ne lui était pas naturel.

- quelle attitude conventionnelle ! ça ne te ressemble pas, lança-t-il avec un rien de mépris.

- Tu ne penses tout de même pas que la guerre est une bonne chose !

- Sans la guerre, toi et moi ne serions pas ensemble.

- Et toutes ces souffrances ?

- Je suis un existentialiste. La guerre permet aux gens d'être ce qu'ils sont vraiment : les sadiques deviennent des tortionnaires, les psychopathes font de courageux soldats d'avant-garde, les tyrans, comme les victimes, interprètent leur rôle à fond et les putains ne chôment jamais.

- Voilà qui démontre clairement quel est le mien, fit-elle, furieuse.

Il lui caressa la joue et lui effleura les lèvres du bout de son doigt.

- Tu es une courtisane - très douée. Elle détourna la tête.

- Tu ne penses pas un mot de tout cela. Tu improvises, exactement comme quand tu t'assieds au piano.

Il hocha la tête en souriant - au grand déplaisir de son père, il jouait un peu de jazz, la comparaison était bien trouvée. Il expérimentait des idées plutôt qu'il n'exprimait une solide conviction.

- Tu as peut-être raison.

Sa colère se dissipa pour laisser place à la tristesse.

- Tu parlais sérieusement quand tu disais que nous devrions nous séparer si les Allemands évacuent la France ?

Il passa un bras autour de ses épaules et l'attira à lui. Elle se détendit et plaça la tête contre sa poitrine. Il posa un baiser sur ses cheveux et les lui caressa.

- «a n'arrivera pas, déclara-t-il.

- En es-tu certain ?

- Je te le garantis.

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C'était la seconde fois aujourd'hui qu'il faisait une promesse qu'il ne pourrait peut-être pas tenir.

Le serveur, en apportant la collation, rompit le charme. Dicter était trop épuisé pour avoir faim, mais il avala quand même quelques bouchées et but tout le pot de café. Ensuite, il se lava et se rasa, ce qui lui fit du bien. Il boutonnait une chemise propre quand le lieutenant Hesse frappa à

la porte. Dicter embrassa Stéphanie et sortit.

La voiture dut faire un détour - un nouveau raid aérien avait détruit dans la nuit toute une rangée de maisons non loin de la gare - pour rattraper la route de Sainte-Cécile.

Dicter avait déclaré à Rommel que l'interrogatoire des prisonniers aiderait à démanteler la Résistance avant le débarquement ; et maintenant Rommel, comme tous les chefs militaires, confondant éventualité et promesse ferme, s'attendait à des résultats. Or on ne pouvait malheureusement rien garantir d'un interrogatoire, certains prisonniers débitaient intelligemment des mensonges impossibles à vérifier, d'autres parvenaient à se tuer avant de céder sous la torture. En outre, si les mesures de sécurité prises par le réseau étaient vraiment rigoureuses, chacun de ses membres ne connaîtrait que le minimum au sujet des autres et ne disposerait que de quelques renseignements intéressants, lesquels, si l'on envisageait le pire, pourraient bien faire partie d'un vaste plan de désinformation : en effet, les Alliés, ne négligeant pas la possibilité que leurs partisans craquent sous la torture, étaient capables d'avoir laissé filtrer de fausses informations.

Dicter commença par se mettre en condition : totalement inaccessible à la pitié et calculateur. Il devait rester absolument sourd aux souffrances tant physiques que morales qu'il allait infliger à des êtres humains et ne pas perdre de vue un seul instant que la seule chose qui comptait c'était le résultat. Il ferma les yeux et sentit un calme profond s'installer en lui, en même temps qu'un frisson familier le pénétrait jusqu'à l'os, le froid de la mort, se disait-il parfois.

La voiture s'arrêta dans le parc du ch‚teau. Des ouvriers réparaient les vitres brisées et comblaient les trous creusés par les grenades. Dans la vaste salle dallée de marbre, les téléphonistes chuchotaient dans leur micro. Hans Hesse sur ses talons, Dicter traversa la magnifique enfilade de l'aile est et descendit

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au sous-sol fortifié. La sentinelle de faction à la porte salua sans tenter quoi que ce f˚t pour l'intercepter - il était en uniforme. Dicter entra dans le centre d'interrogatoires.

Willi Weber était assis à sa table dans le premier bureau. Dicter aboya : ´

Heil Hitler ! ª et salua, obligeant Weber à se lever. Puis il prit un siège et s'assit.

- Je vous en prie, major, asseyez-vous, dit-il, à la grande fureur de Weber, invité à s'asseoir dans son propre quartier général. Combien de prisonniers avons-nous ?

- Trois.

- Si peu ? fit Dicter, déçu.

- Nous avons tué huit ennemis au cours de l'escarmouche. Deux autres ont succombé à leurs blessures pendant la nuit.

Dicter eut un grognement agacé ; il avait ordonné de maintenir en vie les blessés. Mais inutile d'interroger Weber sur la façon dont on les avait traités.

- Je crois, ajouta Weber, que deux se sont échappés...

- Oui, fit Dicter, la femme sur la place et l'homme qu'elle portait.

- Exactement. Donc, sur un total de quinze attaquants, cela nous fait trois prisonniers.

- O˘ sont-ils ?

- Il y en a deux dans une cellule, marmonna Weber d'un ton vague.

- Et le troisième ? s'enquit Dicter le regardant dans les yeux.

- On est en train de l'interroger, répondit Weber en désignant de la tête le bureau voisin.

Plein d'appréhension, Dicter se leva et ouvrit la porte. ¿ l'intérieur, il aperçut la silhouette trapue du sergent Becker, muni d'une matraque de policier. Transpirant et le souffle court de qui vient de fournir un effort physique, il regardait fixement un prisonnier ligoté à un poteau.

Les craintes de Dicter furent confirmées, et malgré l'impassibilité qu'il s'était imposée, il ne put réprimer une grimace de dégo˚t. Il s'agissait de Geneviève, la jeune femme qui avait dissimulé une mitraillette Sten sous son manteau. Une corde passée sous ses bras retenait contre le poteau son corps entièrement nu, avachi et couvert d'ecchymoses ; son visage était si tuméfié

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qu'elle ne pouvait plus ouvrir les yeux. Du sang coulait de sa bouche sur son menton et ruisselait sur sa poitrine. Un bras pendait suivant un angle bizarre, sans doute à cause d'une clavicule démise ; sa toison pubienne enfin était poisseuse de sang.

- que vous a-t-elle dit ? demanda Dicter à Becker.

- Rien, l‚cha Becker, l'air embarrassé.

Dicter hocha la tête sans rien dire, maîtrisant sa rage : ses craintes se révélaient fondées. Il s'approcha de la femme.

- Geneviève, dit-il en français en s'approchant d'elle, écoutez-moi.

- Voudriez-vous vous reposer un peu maintenant ? essaya-t-il comme elle ne donnait aucun signe d'avoir entendu.

Aucune réaction.

Il se retourna, Weber se tenait sur le seuil, une expression de défi sur le visage. Pris d'une fureur glacée, Dicter lança :

- On vous avait expressément dit que c'était moi qui procéderais à

l'interrogatoire.

- Nos instructions étaient de vous laisser accéder aux prisonniers, répliqua Weber d'un air suffisant. On ne nous a pas interdit de les questionner nous-mêmes.

- tes-vous satisfait des résultats que vous avez obtenus ? Weber ne répondit rien.

- Et les deux autres ? reprit Dicter.

- Leur interrogatoire n'a pas encore commencé.

- Dieu soit loué. Conduisez-moi auprès d'eux.

Dicter n'en était pas moins contrarié. Il s'attendait à une demi-douzaine de prisonniers, et non à deux seulement.

Weber fit un signe de tête à Becker qui, abandonnant sa matraque, montra le chemin. L'éclairage cru du couloir mit en évidence les taches de sang qui maculaient l'uniforme du sergent ; celui-ci s'arrêta devant une porte munie d'un judas dont Dicter fit coulisser le panneau pour regarder à

l'intérieur.

Une pièce nue au sol en terre battue et rien d'autre qu'un seau dans le coin. Assis sur le sol, deux hommes regardaient dans le vide, sans parler.

Dicter les examina attentivement : il les avait vus tous deux la veille. Le plus ‚gé, c'était Gaston, qui avait posé les explosifs. Un grand morceau de sparadrap recouvrait une blessure au cr‚ne qui paraissait superficielle.

L'autre était très jeune, dans les dix-sept ans, et Dicter se rappela qu'il s'appelait Bertrand. Il ne semblait pas blessé, mais Dicter, se remé-86

morant l'escarmouche, pensa qu'il avait pu être choqué par l'explosion d'une grenade.

Dicter les observa un moment, prenant son temps pour réfléchir. Pas question de se tromper. Il ne pouvait pas se permettre de gaspiller l'un de ses deux derniers atouts. Le gosse, affolé sans aucun doute, serait malgré

tout capable de supporter la douleur. L'autre, si on le torturait trop, risquait, à cause de son ‚ge, de mourir avant de craquer. Cependant il devait être sensible, et Dicter commençait à entrevoir une stratégie pour les interroger.

Refermant le judas, il regagna la salle d'interrogatoire, suivi par Becker qui le fit, une nouvelle fois, penser à un chien stu-pide mais dangereux.

- Sergent Becker, ordonna Dicter, détachez la femme et conduisez-la dans la cellule avec les deux autres.

- Une femme dans une cellule d'hommes ? protesta Weber.

Dicter lui jeta un regard incrédule.

- Vous croyez que cela va l'offusquer ?

Becker s'exécuta et réapparut portant le corps disloqué de Geneviève.

- Faites en sorte, précisa Dicter, que le vieux la voie bien et puis amenez-le ici.

Becker sortit.

Dicter décida d'éloigner Weber pour être plus tranquille. Il savait toutefois que celui-ci résisterait à un ordre direct. Aussi lui fit-il une suggestion :

- Je pense que vous devriez rester ici pour assister à l'interrogatoire. Ma façon de procéder pourrait vous apprendre bien des choses.

- Je ne crois pas, déclara Weber, réagissant comme Dicter l'avait prévu, Becker me tiendra au courant.

Dicter affecta de l'indignation et Weber sortit. Il surprit le regard admiratif du lieutenant Hesse qui, témoin de la scène, avait compris comment son supérieur avait manipulé Weber.

- Parfois, fit observer Dicter en haussant les épaules, c'est trop facile.

Becker revint alors avec Gaston. Le vieil homme était p‚le. ¿ n'en pas douter, la vue de Geneviève l'avait profondément secoué.

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- Asseyez-vous donc, fit Dicter en allemand. Voulez-vous fumer ?

Gaston demeura impassible ; donc il ne comprenait pas l'allemand, détail qui avait son importance.

Dicter lui désigna un siège et lui offrit une cigarette. Gaston la prit et l'alluma d'une main tremblante.

C'est à ce stade que certains prisonniers craquaient ; les torturer devenait inutile, la terreur de ce qui les attendait suffisait. Dicter espérait que ce serait le cas aujourd'hui. Il avait montré à Gaston l'alternative qui s'offrait à lui : d'un côté, le martyre de Geneviève ; de l'autre, des cigarettes et un traitement humain.

Dicter poursuivit en français, d'un ton amical.

- Je vais vous poser quelques questions.

- Je ne sais rien, objecta tout de suite Gaston.

- Oh ! mais si, insista Dicter. Vous avez une soixantaine d'années et vous avez vécu à Reims ou dans les environs toute votre vie. Comme Gaston ne protestait pas, Dicter continua. Je suis au courant que les résistants utilisent des noms de code et n'échangent, par précaution, que le minimum d'informations personnelles. Gaston acquiesça machinalement. Mais cela fait des décennies que vous connaissez la plupart d'entre eux. Un homme peut, dans la Résistance, se faire appeler …léphant, Prêtre ou Aubergine, mais vous, vous connaissez son visage et vous savez qu'il s'agit de Jean-Pierre le facteur, qui habite rue du Parc et qui rend subrepticement visite à la veuve Martineau le mardi quand sa femme croit qu'il joue aux boules.

Gaston détourna la tête pour fuir le regard de Dicter, lui confirmant ainsi qu'il avait vu juste.

- Je tiens à ce que vous compreniez bien, poursuivit Dicter, que tout ce qui va se passer ici dépend de vous. La douleur qui s'éternise ou qui s'arrête. L'arrêt de mort ou le sursis. Il constata avec satisfaction que Gaston semblait de plus en plus terrorisé. Vous allez répondre à mes questions, tout le monde finit par le faire. La seule inconnue, c'est au bout de combien de temps.

¿ ce moment-là un homme pouvait s'effondrer ; Gaston, lui, tenait bon.

- Je ne peux rien vous dire, murmura-t-il.

Il avait peur, mais il lui restait encore un peu de courage et il ne renoncerait pas sans combattre.

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Dicter haussa les épaules : ce ne serait pas facile.

- Retournez dans la cellule, ordonna-t-il à Becker en allemand. que le garçon se déshabille. Conduisez-le à côté et attachez-le au poteau dans la pièce voisine.

- Très bien, major, s'empressa de répondre Becker. Dicter se retourna ensuite vers Gaston.

- Vous allez me dire la véritable identité, le nom de code et l'adresse de chacun des hommes et des femmes présents hier, ainsi que de tous ceux qui font partie de votre réseau. Gaston secoua la tête, mais Dicter continua.

Je veux connaître aussi toutes les maisons utilisées par votre organisation.

Gaston tira de toutes ses forces sur sa cigarette et contempla le bout rougeoyant.

¿ vrai dire, ce n'était pas le plus important ; le but principal de Dicter était d'obtenir des renseignements qui lui permettraient de remonter jusqu'à d'autres réseaux de la Résistance, et ce, à l'insu de Gaston.

quelques instants plus tard, Becker revint avec Bertrand. Gaston, bouche bée, regarda le jeune homme complètement nu, traverser la salle d'interrogatoire pour gagner la pièce du fond. Dicter se leva.

- Ayez l'oil sur le vieux, recommanda-t-il à Hesse.

Il suivit Becker dans la chambre de torture et prit soin de laisser la porte entreb‚illée pour que Gaston entende tout.

Becker ligota Bertrand au poteau et, avant que Dicter ait pu intervenir, le frappa au creux de l'estomac. Le coup, violent et assené par un gaillard vigoureux, fit un bruit sourd, terrifiant. Le jeune homme poussa un gémissement et se tordit de douleur.

- Non, non, non, fit Dicter.

Comme il l'avait prévu, la méthode de Becker n'avait rien de scientifique : un homme jeune et robuste pouvait supporter les coups presque indéfiniment.

- D'abord, il faut lui bander les yeux, reprit-il en tirant de sa poche un grand foulard qu'il noua sur les yeux de Bertrand. De cette façon, l'attente est horrible et chaque coup un choc épouvantable.

Becker prit sa matraque et, comme Dicter acquiesçait, l'abattit sur la joue de sa victime : on entendit le craquement du

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bois qui fracassait l'os. Bertrand poussa un cri de douleur et de peur.

- Non, non, reprit Dicter. Jamais la tête. Vous risquez de décrocher la m

‚choire ou, pis encore, d'endommager le cerveau ; soit le sujet sera empêché de parler, soit rien de ce qu'il dira ne présentera plus le moindre intérêt.

Il prit la matraque des mains de Becker et la reposa dans le porte-parapluies. Parmi l'assortiment d'armes qui s'offrait à lui il choisit un pied-de-biche et le tendit à Becker.

- N'oubliez pas, il s'agit d'infliger une douleur insupportable sans mettre en danger la vie du sujet ni sa capacité à nous dire ce que nous avons besoin de savoir. …vitez les organes vitaux. Concentrez-vous sur les parties osseuses : chevilles, tibias, rotules, doigts, coudes, épaules, côtes.

Becker prit un air entendu : il passa derrière le poteau et, visant avec soin, frappa violemment le coude de Bertrand avec la barre d'acier. Le jeune homme poussa un hurlement d'horreur, que Dicter reconnut aussitôt.

Becker avait l'air enchanté. Dieu me pardonne, songea Dicter, d'enseigner à

cette brute comment infliger plus efficacement la douleur.

Suivant à la lettre les instructions de Dicter, Becker frappa ensuite Bertrand à l'épaule, à la main, puis à la cheville. Dicter faisait marquer à Becker une pause entre les coups, ce qui laissait juste assez de temps à

la douleur pour commencer à s'apaiser et au prisonnier pour se mettre à

redouter le coup suivant. Bertrand demandait gr‚ce.

- Assez, je vous en prie, implora-t-il, affolé de souffrance et de peur.

Becker leva son pied-de-biche, mais Dicter l'arrêta ; il voulait que les supplications se prolongent. Je vous en prie, ne me frappez plus, cria Bertrand. Je vous en prie, je vous en prie.

- C'est en général une bonne idée, expliqua Dicter à Becker, de briser une jambe au début d'un interrogatoire. C'est atrocement douloureux, surtout après, quand on frappe à l'endroit de la fracture. Juste au-dessous du genou, indiqua-t-il en choississant un lourd marteau dans le porte-parapluies pour le donner à Becker. Aussi fort que vous pouvez.

Becker visa soigneusement et abattit la masse de toutes ses forces : le tibia se brisa dans un affreux craquement. Bertrand 90

poussa un hurlement et s'évanouit. Becker lui aspergea le visage, et le jeune homme, revenant à lui, se remit à crier.

Au bout d'un moment, les hurlements cédèrent la place à des gémissements déchirants.

- qu'est-ce que vous voulez ? supplia Bertrand. Je vous en prie, dites-moi ce que vous voulez de moi !

Mais Dicter, au lieu de poser une question, passa le pied-de-biche à Becker en désignant la jambe cassée et l'éclat d'os blanc qui pointait à travers la chair. Becker frappa à cet endroit précis. Bertrand hurla et perdit de nouveau connaissance. Dicter estima que cela pouvait suffire.

Il revint dans la pièce voisine. Gaston était assis là o˘ Dicter l'avait laissé, mais c'était un autre homme. Penché sur sa chaise et secoué par les sanglots, il cachait son visage dans ses mains et implorait le ciel. Dicter s'agenouilla devant lui et l'obligea à lever son visage ruisselant de larmes. Gaston regarda Dicter qui dit doucement :

- Vous seul avez le pouvoir de faire cesser cela.

- Je vous en prie, arrêtez, arrêtez, gémit Gaston. Un silence. Nouveaux hurlements de Bertrand.

- Oui ! cria Gaston. Oui, oui, je dirai tout, mais, je vous en prie, arrêtez !

- Sergent Becker ! dit Dicter en haussant la voix.

- Oui, major ?

- C'est tout pour le moment.

- Bien, major, répondit Becker, manifestement déçu.

- Maintenant, Gaston, fit Dicter, revenant au français, commençons par le chef du réseau. Nom, et nom de code. qui est-ce ?

Gaston hésita, et Dicter dirigea son regard vers la salle de torture.

- Michel Clairet, l‚cha précipitamment Gaston. Nom de code Monet.

La situation se débloquait. Le plus dur, c'était le premier nom. Le reste suivrait sans effort. Sans montrer sa satisfaction, Dicter tendit une cigarette à Gaston et approcha une allumette.

- O˘ habite-t-il ?

- ¿ Reims.

Gaston souffla un nuage de fumée et ses tremblements 91

commencèrent à s'apaiser. Il donna une adresse non loin de la cathédrale.

Dicter fit un signe de tête au lieutenant Hesse qui se mit à noter les réponses de Gaston dans un carnet. Patiemment, Dicter amena Gaston à citer chaque membre du groupe d'assaut. Pour certains, Gaston ne connaissait que les noms de code et il y avait deux hommes qu'il prétendit n'avoir jamais vus avant dimanche. Dicter le croyait. Il y avait deux chauffeurs qui attendaient au volant d'une voiture à quelques mètres de là : une jeune femme prénommée Gilberte et un homme, nom de code Maréchal. D'autres encore appartenaient au groupe qu'on nommait le réseau Bollinger.

Dicter le questionna sur les relations entre les résistants. Existait-il des liaisons amoureuses ? Y avait-il parmi eux des homosexuels ?

Connaissait-on quelqu'un qui couchait avec la femme d'un autre ?

La torture avait cessé, mais Bertrand continuait à gémir et parfois à

hurler de douleur.

- Va-t-on s'occuper de lui ? demanda Gaston. Dicter haussa les épaules.

- Je vous en prie, faites venir un médecin.

- Certainement... quand nous aurons terminé notre conversation.

Gaston raconta à Dicter que Michel et Gilberte étaient amants bien que Michel f˚t marié à Betty, la blonde qu'il avait vue sur la place.

Gaston jusqu'à maintenant avait parlé d'un réseau presque totalement anéanti, aussi ses informations n'avaient-elles qu'un intérêt essentiellement théorique. Dicter passa alors à des questions plus importantes.

- quand des agents alliés viennent dans la région, comment établissent-ils le contact ?

Personne n'était censé savoir comment cela se déroulait, tout était compartimenté. Gaston connaissait pourtant une partie de la procédure : les agents étaient accueillis - il ignorait o˘ - par une femme, nom de code Bourgeoise, qui les emmenait chez elle puis les confiait à Michel.

Personne n'avait jamais rencontré Bourgeoise, pas même Michel.

92

Dicter fut déçu que Gaston en sache si peu sur cette femme. Mais c'était le principe du cloisonnement.

- Savez-vous o˘ elle habite ?

Gaston fit un hochement de tête affirmatif.

- Un des agents nous a donné l'adresse. Elle a une maison rue du Bois. Au numéro 11.

Dicter s'efforça de dissimuler sa jubilation : il venait d'obtenir une information capitale. Dicter était maintenant en mesure de prendre les autres agents que l'ennemi enverrait probablement pour tenter de reconstituer le réseau Bollinger.

- Et quand ils partent ?

Ils étaient ramassés par un avion dans une prairie nom de code Champ de pierre, en fait un p‚turage à proximité du village de Chatelle, révéla Gaston. Un terrain de secours, nom de code Champ d'or, existait, mais il n'en connaissait pas l'emplacement.

Dicter questionna ensuite Gaston sur les liaisons avec Londres. qui avait ordonné l'attaque sur le central téléphonique ? Gaston expliqua que Betty -

le major Clairet - était l'officier responsable du réseau et qu'elle avait reçu ses ordres de Londres. Dicter fut surpris : une femme à la tête d'un réseau ? Mais il avait vu son courage au feu. Elle devait faire un excellent chef.

Dans la salle voisine, Bertrand commençait à prier tout haut que la mort arrive.

- Je vous en prie, dit Gaston. Un médecin.

- Parlez-moi un peu du major Clairet, continua Dicter. Ensuite je ferai venir quelqu'un pour faire une piq˚re à Bertrand.

- quelqu'un de très important, déclara Gaston qui tenait à donner à Dicter des renseignements qui le rassasient. Il paraît que personne d'autre n'a survécu aussi longtemps dans la clandestinité. Elle a opéré dans tout le nord de la France.

Dicter l'écoutait, fasciné.

- Elle a des contacts avec d'autres réseaux ?

- Je crois que oui.

Voilà qui était inhabituel - quelle précieuse source d'informations sur la Résistance française elle ferait !

- Hier, après l'escarmouche, reprit Dicter, elle s'est enfuie.

O˘ croyez-vous qu'elle soit allée ?

- Elle est rentrée à Londres, j'en suis s˚r, dit Gaston. Pour faire son rapport.

93

Dicter jura sous cape. C'est en France qu'il la voulait, là o˘ il pourrait l'arrêter et l'interroger. S'il parvenait à mettre la main sur elle, il serait en mesure d'anéantir la moitié de la Résistance française - comme il l'avait promis à Rommel. Mais elle était hors d'atteinte.

- C'est tout pour l'instant, conclut-il en se levant. Hans, faites venir un médecin pour les prisonniers. Je ne veux voir aucun d'eux mourir aujourd'hui : ils ont peut-être encore des choses à nous dire. Ensuite, tapez vos notes à la machine et apportez-les-moi demain matin.

- Très bien, major.

- Faites-en une copie pour le major Weber - mais attendez que je vous le dise pour la lui donner.

- ¿ vos ordres.

- Je rentrerai tout seul en voiture à l'hôtel, annonça Dicter en sortant.

La migraine l'assaillit dès qu'il mit le pied dehors. Se frictionnant le front de la main, il regagna la voiture et sortit du village pour prendre la route de Reims. Le soleil de l'après-midi semblait se refléter sur la chaussée droit dans ses yeux. Ces migraines apparaissaient souvent après un interrogatoire. Dans une heure, il n'y verrait plus et ne serait bon à

rien. Il fallait qu'il soit de retour à l'hôtel avant que la crise n'atteigne son maximum. Ne voulant pas ralentir, il klaxonnait constamment.

Les ouvriers agricoles rentrant chez eux à pas lents s'écartaient précipitamment sur son passage. Des chevaux se cabrèrent et une charrette bascula dans le fossé. La douleur lui faisait monter les larmes aux yeux et la nausée se précisait.

Il parvint à rejoindre Reims et l'hôtel Frankfurt sans accident. Là, il abandonna la voiture plutôt qu'il ne la gara pour gagner sa suite en trébuchant.

Stéphanie comprit aussitôt ce qui s'était passé et, pendant qu'il ôtait sa tunique d'uniforme et sa chemise, attrapa la trousse à pharmacie pour préparer une seringue avec une solution à base de morphine. Dicter s'affala sur le lit et elle enfonça l'aiguille dans son bras. La douleur cessa presque immédiatement. Stéphanie s'allongea auprès de lui et caressa doucement son visage.

quelques instants plus tard, Dicter était inconscient.

10.

Betty habitait une chambre meublée dans les combles d'une grande maison ancienne de Bayswater : si une bombe traversait le toit, elle atterrirait sur son lit. En réalité, elle y passait fort peu de temps, non par crainte des bombardements, mais parce que sa véritable existence était ailleurs : en France, au quartier général du SOE ou dans un de ses centres de formation à la campagne. Très peu de choses lui étaient personnelles : une photo de Michel jouant de la guitare, des ouvres de Flaubert et de Molière en français sur une étagère, une aquarelle de Nice qu'elle avait peinte à

quinze ans. Trois tiroirs de la petite commode contenaient des vêtements, le dernier était réservé aux armes et aux munitions.

Fatiguée et déprimée, elle se déshabilla et s'allongea sur le lit pour feuilleter un exemplaire de Parade. Elle apprit ainsi que Berlin, le mercredi précédent, avait été bombardé par un groupe de quinze cents avions. Difficile à concevoir : elle essaya de se représenter ce que les Berlinois avaient subi et parvint seulement à évoquer un tableau du Moyen

¬ge dépeignant l'enfer avec des gens nus qui br˚laient vifs dans une grêle de feu.

Ses pensées revenaient sans cesse à l'échec de la veille. Elle repassa dans son esprit le film de la bataille, imaginant une douzaine de décisions qu'elle aurait pu prendre et qui auraient abouti à la victoire plutôt qu'à

la défaite. Non seulement elle avait perdu une bataille, mais elle risquait bien de perdre aussi son mari ; elle se demanda s'il y avait un lien entre les deux. Décidément, elle ne se montrait pas à la hauteur ni comme chef 95

ni comme épouse : peut-être y avait-il chez elle une faille profonde.

Le rejet de son nouveau projet lui enlevait les moyens de se racheter. Tous ces braves avaient donné leur vie pour rien.

Elle finit par sombrer dans un sommeil agité dont elle fut tirée par un cri derrière la porte : ´ Betty ! Téléphone ! ª C'était la voix d'une des filles de l'appartement du dessous.

La pendulette posée sur l'étagère indiquait six heures.

- qui est-ce ? demanda-t-elle.

- Il ajuste dit que c'était le bureau.

- J'arrive, répondit-elle en passant un peignoir.

Ne sachant pas très bien s'il était six heures du matin ou six heures du soir, elle jeta un coup d'oil par son petit vasistas avant de dévaler l'escalier jusqu'au téléphone installé dans l'entrée : le soleil se couchait sur les élégantes terrasses de Ladbroke Grove.

- Désolé de vous réveiller.

Betty reconnut la voix de Percy Thwaite.

- Pas du tout.

Elle était contente de l'entendre, car même s'il l'envoyait sans cesse au-devant du danger, elle s'était profondément attachée à lui. C'était une responsabilité terrible que de diriger des agents, et certains officiers supérieurs cherchaient à se protéger en s'interdisant la pitié devant la mort ou la capture de leurs hommes. Mais Percy ressentait chaque perte d'un agent comme un véritable deuil. Betty savait qu'il ne prendrait donc jamais de risques inutiles avec elle. Elle lui faisait confiance.

- Pouvez-vous venir à Orchard Court ?

Elle se demanda si les autorités avaient reconsidéré son plan et elle sentit l'espoir lui faire battre le cour.

- Monty a changé d'avis ?

- Hélas, non. Mais j'ai besoin de vous pour briefer quelqu'un.

- Je serai là dans quelques minutes, assura-t-elle se mordant la lèvre pour maîtriser sa déception.

Elle s'habilla rapidement et prit le métro jusqu'à Baker Street. Percy l'attendait dans l'appartement de Portman Square.

- J'ai déniché un opérateur radio. Il n'a pas d'expérience, mais il a suivi le stage d'entraînement. Je l'envoie à Reims demain.

96

Machinalement, Betty jeta un coup d'oil à la fenêtre pour vérifier les conditions météorologiques : un agent avait toujours ce réflexe quand on évoquait un vol. Les rideaux étaient fermés, par mesure de sécurité, mais elle savait qu'il faisait beau temps.

- Reims ? Pourquoi ?

- Nous n'avons eu aucune nouvelle de Michel aujourd'hui. J'ai besoin de savoir ce qu'il reste du réseau Bollinger.

Betty hocha la tête. Pierre, l'opérateur radio, avait participé à l'attaque du ch‚teau ; il était probablement prisonnier, ou mort. Michel, à supposer qu'il ait retrouvé l'émetteur radio de Pierre, n'avait de toute façon aucune formation et ne connaissait certainement pas les codes.

- Mais pour quoi faire ?

- Au cours des derniers mois, nous leur avons envoyé des tonnes d'explosifs et de munitions. J'ai envie de faire sauter quelques pétards.

Le central téléphonique est certes l'objectif le plus important, mais ce n'est pas le seul. Même s'il ne reste que Michel et deux ou trois autres, ils peuvent toujours faire sauter des voies ferrées, couper des c‚bles téléphoniques et abattre des sentinelles : c'est toujours ça de pris. Mais impossible de donner des instructions sans aucun moyen de communication.

Betty haussa les épaules. Pour elle, le ch‚teau était la seule cible qui comptait. Tout le reste était de la gnognotte. Mais, après tout, pourquoi pas ?

- Je le brieferai, bien s˚r.

Percy l'observa longuement, hésita, puis finit par dire :

- Comment allait Michel... à part sa blessure ?

- Bien.

Betty garda un moment le silence sous le regard perspicace de Percy, mais elle ne pouvait pas l'abuser - il la connaissait trop bien -, aussi l‚cha-t-elle dans un soupir :

- Il y a une fille.

- C'est ce que j'appréhendais.

- Je crains qu'il ne reste pas grand-chose de mon mariage, reconnut-elle amèrement.

- Je suis désolé.

- Si, au moins, je pouvais me dire que je me suis sacrifiée utilement, que j'ai frappé un grand coup et que, gr‚ce à moi, le débarquement a plus de chances de réussir, ça m'aiderait.

97

- Au cours des deux dernières années, vous en avez fait bien plus que la plupart.

- Mais à la guerre, il n'y a pas de second prix, n'est-ce pas ?

- Hélas, non.

La compassion que lui manifestait Percy l'apaisait, pourtant elle ne voulait surtout pas se mettre à pleurnicher sur son sort, et elle se leva précipitamment en disant :

- Je ferais mieux d'aller briefer le nouveau radio.

- Nom de code Hélicoptère. Il attend dans le bureau. Ce n'est malheureusement pas une flèche, mais c'est un brave gars.

- S'il est si peu malin, pourquoi l'envoyer ? Il pourrait mettre les autres en danger, rétorqua-t-elle, estimant qu'il y avait une certaine négligence dans cette attitude.

- Comme vous le disiez tout à l'heure, c'est notre dernière chance. Si le débarquement échoue, nous avons perdu l'Europe. Il faut faire feu de tout bois maintenant parce que nous n'aurons pas d'autres occasions.

Betty acquiesça à regret : il avait retourné contre elle son propre argument, et il avait raison. Mais, à la différence que, cette fois, parmi les vies exposées, se trouvait celle de Michel.

- D'accord, fit-elle, j'y vais.

- Il a h‚te de vous voir.

- Pourquoi ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

- Allez donc poser la question vous-même, fit Percy en souriant.

Betty sortit du salon qui servait de bureau à son chef et suivit le couloir jusqu'à la cuisine o˘ la secrétaire, sans cesser de taper sur sa machine, lui indiqua une porte.

Elle s'arrêta un instant avant d'entrer. C'est toujours comme ça, se dit-elle : on récupère et on continue en espérant qu'on finira par oublier.

Elle pénétra dans une petite pièce dont le mobilier se composait d'une table carrée et de quelques chaises dépareillées. Hélicoptère, jeune homme blond d'une vingtaine d'années qui arborait une veste de tweed moutarde, orange et vert, sentait l'Anglais à un kilomètre. Heureusement, avant qu'il monte à bord de l'avion, on l'aurait équipé de vêtements qui passeraient inaperçus dans une ville française - le SOE employait en effet des couturières et des tailleurs français qui confectionnaient 98

pour les agents des tenues banales sur le continent et qui passaient des heures à leur donner un air un peu usagé pour qu'ils n'attirent pas l'attention. Mais on ne pouvait rien changer au teint rosé et aux cheveux blond-roux d'Hélicoptère, sauf espérer que la Gestapo y verrait du sang allemand.

- ¿ vrai dire, nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il à Betty une fois qu'elle se fut présentée.

- Je suis désolée, je ne m'en souviens pas.

- Vous étiez à Oxford avec mon frère, Charles.

- Charlie Standish... bien s˚r !

Betty se rappela aussitôt un autre garçon blond vêtu de tweed, plus grand et plus mince qu'Hélicoptère, mais sans doute pas plus malin car il n'avait obtenu aucun diplôme. Charlie parlait lui aussi couramment français.

- Vous êtes même venue une fois chez nous dans le Glou-cestershire.

Betty revit alors la maison de campagne, le père, Anglais très affable, et la mère, une élégante Française. Charlie avait un jeune frère, Brian ; elle avait un peu bavardé avec l'adolescent maladroit en bermuda, tout excité

par son nouvel appareil photo, et il s'était amouraché d'elle.

- Comment va Charlie ? Je ne l'ai pas revu depuis la fin de nos études.

- Il est mort, fit Brian, l'air soudain accablé. En 1941 ; il a été tué

dans ce f-f-foutu désert.

Craignant de le voir éclater en sanglots, Betty lui prit la main.

- Brian, je suis absolument désolée.

- C'est gentil de votre part, réussit-il à dire malgré sa gorge serrée.

Depuis cette époque, reprit-il après s'être maîtrisé au prix d'un grand effort, je vous ai vue juste une fois : j'ai assisté à l'un de vos cours lors de mon stage d'entraînement pour le SOE, mais je n'ai pas eu l'occasion de vous parler.

- J'espère vous avoir donné de bons conseils.

- Vous parliez des traîtres et du sort qu'il fallait leur réserver. Ć'est bien simple, aviez-vous dit. Vous appuyez le canon de votre pistolet contre la nuque de ce salaud et vous pressez deux fois la détente. ª «a nous a fichu une frousse épouvantable.

Il la regardait avec un air d'adoration tel qu'elle comprit 99

l'allusion de Percy - Brian avait encore le béguin pour elle. Betty s'éloigna un peu, s'assit de l'autre côté de la table et dit :

- Eh bien, nous ferions bien de nous y mettre. Vous savez que vous allez prendre contact avec un réseau de la Résistance qui a été pratiquement démantelé.

- Oui, je dois découvrir ce qu'il en reste et estimer, le cas échéant, ce qu'il est capable de faire.

- Selon toute probabilité, certains membres du réseau ont été faits prisonniers et sont en ce moment même interrogés par la Gestapo. Vous devrez donc vous montrer extrêmement prudent. Votre contact à Reims est une femme, nom de code Bourgeoise. Tous les jours à onze heures du matin, elle se rend dans la crypte de la cathédrale pour prier. Généralement, elle est la seule personne à se trouver là ; si ce n'était pas le cas, vous la reconnaîtrez à ses chaussures dépareillées, une noire et une marron.

- Facile.

- Vous devez lui dire : ´ Priez pour moi. ª Elle doit vous répondre : ´ Je prie pour la paix. ª C'est le code.

Il répéta les mots.

- Elle vous emmènera chez elle et vous mettra en contact avec le chef du réseau Bollinger dont le nom de code est Monet. Faites bien attention à ne mentionner ni l'adresse ni le vrai nom de Bourgeoise devant les autres membres du réseau que vous rencontrerez : pour des raisons de sécurité, mieux vaut qu'ils restent dans l'ignorance.

Betty avait recruté elle-même Bourgeoise et installé le cloisonnement. Même Michel ne l'avait jamais rencontrée.

- Je comprends.

- Avez-vous une question à me poser ?

- Je suis s˚r qu'il y en a des centaines, mais aucune ne me vient à

l'esprit.

Elle se leva et fit le tour de la table pour lui serrer la main.

- Eh bien, bonne chance.

- Je n'ai jamais oublié ce week-end, répondit-il sans lui l‚cher la main.

Vous m'avez certainement trouvé mortellement ennuyeux ; mais ça ne vous a pas empêchée de vous montrer très gentille avec moi.

Elle sourit et lança d'un ton léger :

- Vous étiez un gosse charmant.

100

- ¿ vrai dire, je suis tombé amoureux de vous.

…voquant la mort qui l'attendait peut-être pour le lendemain, elle ne dégagea pas sa main, ne se décidant pas à être aussi cruelle.

- Je suis flattée, dit-elle en s'efforçant de conserver un ton d'aimable badinage.

«a ne marchait pas : il était sérieux.

- Je me demandais... voudriez-vous... juste pour me porter chance, me donner un baiser.

Elle hésita. Pourquoi pas, songea-t-elle, et elle se dressa sur la pointe des pieds pour déposer un petit baiser sur ses lèvres ; elle s'attarda un peu, puis s'écarta. Il était pétrifié de bonheur.

- Restez en vie, Brian, dit-elle en lui donnant une petite tape sur la joue.

Elle retrouva Percy devant une pile d'albums et une collection de photos étalées sur son bureau.

- Terminé ? demanda-t-il. Elle acquiesça de la tête.

- Mais il n'a pas l'étoffe du parfait agent secret, précisa-t-elle.

- Il est courageux, répondit-il en haussant les épaules, il parle français comme un Parisien et c'est un bon tireur.

- Il y a deux ans, vous l'auriez renvoyé dans l'armée

- Exact. Maintenant, je vais l'envoyer à Sandy.

Il s'agissait d'une grande maison près du terrain d'aviation de Tempsford, o˘ Brian recevrait des vêtements bien français, et les faux papiers nécessaires au franchissement des barrages de la Gestapo et à l'achat du ravitaillement. Percy se leva et se dirigea vers la porte.

- Pendant que je l'accompagne, jetez donc un coup d'oil à cet album de famille, voulez-vous ? reprit-il en désignant les photos éparpillées sur le bureau. Ce sont toutes les photos d'officiers allemands que possède le MI6.

Si par hasard l'homme que vous avez vu sur la place de Sainte-Cécile se trouvait parmi eux, cela m'intéresserait de l'identifier.

Percy sortit. Betty commença par ce qui était, en fait, un annuaire de promotion d'une académie militaire avec les photos grandes comme un timbre-poste de quelque deux cents jeunes gens au teint frais. Avec une douzaine d'autres albums de ce genre l'attendaient aussi plusieurs centaines de photos.

101

Elle n'avait guère envie de passer la nuit entière à scruter une galerie de portraits, aussi commença-t-elle par réduire le champ de ses recherches.

L'homme de la place semblait avoir une quarantaine d'années ; en supposant qu'il ait terminé ses études vers vingt-deux ans, l'album devrait être daté

aux alentours de 1926, mais aucun des annuaires n'était aussi ancien.

Elle se pencha donc sur les photographies qui jonchaient le bureau. Tout en les examinant rapidement, elle s'efforça de rassembler ses souvenirs : il était très grand et bien habillé, mais cela ne se verrait pas sur une photo. Il avait des cheveux bruns et drus et, même s'il était rasé de près, on sentait qu'il avait la barbe bien fournie. Elle se rappela les yeux sombres, les sourcils bien dessinés, un nez droit, un menton carré - en fait, un physique déjeune premier.

Les clichés provenaient d'origines extrêmement diverses : documents d'actualité, pour certains, montrant des officiers serrant la main d'Hitler, inspectant des troupes ou contemplant des chars et des avions.

D'autres semblaient avoir été pris par des espions depuis des voitures ou derrière des fenêtres : plus spontanés, au milieu d'une foule, ils montraient les officiers faisant des courses, parlant à des enfants, hélant un taxi, allumant une pipe.

Elle passa les photos en revue aussi vite que possible, et les empila méthodiquement, s'arrêtant sur chaque homme aux cheveux bruns ; aucun cependant n'était aussi bel homme que celui dont elle avait gardé le souvenir. Elle passa sur le portrait d'un policier en tenue, puis elle y revint : l'uniforme l'avait d'abord déroutée, mais un examen attentif la convainquit qu'il s'agissait bien de lui.

Elle retourna le cliché pour lire la feuille dactylographiée collée au verso :

FRANCK, Dicter Wolfgang, parfois surnommé ´ Frankie ª ; né à Cologne le 3

juin 1904 ; études à l'université Humboldt de Berlin et à l'académie de Cologne ; marié en 1930 à Waltraud Loewe, 1 /ils, 1 fille ; commissaire au service d'investigation criminelle, police de Cologne, jusqu'en 1940; major, section renseignements, AfrikaKorps, jusqu'à... ?

Homme clé du service de renseignements de Rommel, cet officier a la réputation d'être un habile inquisiteur et un bourreau sans merci.

102

I

Betty frissonna à l'idée qu'elle avait approché de si près un homme aussi dangereux. Un policier expérimenté qui avait ensuite consacré ses talents au renseignement militaire était un ennemi redoutable. Le fait d'avoir une famille à Cologne ne l'empêchait pas, apparemment, d'avoir une maîtresse en France.

Elle laissa à peine le temps à Percy de rejoindre sa table de travail.

- C'est lui, dit-elle en tendant la photo.

- Dicter Franck ! Nous le connaissons. Comme c'est intéressant. D'après ce que vous avez surpris de sa conversation sur la place, il semblerait que Rommel lui ait confié une sorte de mission de contre-Résistance. Percy nota quelque chose sur un bloc. Je ferais mieux de prévenir le MI6, puisque c'est eux qui nous ont prêté leurs photos.

On frappa à la porte et la secrétaire de Percy passa la tête.

- Il y a quelqu'un pour vous, colonel Thwaite.

Elle semblait tout émoustillée ; l'attitude paternelle de Percy n'inspirant jamais ce genre de réaction chez les secrétaires, Betty en conclut que le visiteur devait être un homme séduisant.

- Un Américain, précisa-t-elle.

Voilà qui pourrait être une explication, songea Betty : pour les secrétaires en tout cas, les Américains représentaient le comble de la séduction.

- Comment m'a-t-il trouvé ? demanda Percy. Orchard Court était censé être une adresse secrète.

- Il est allé au 64 Baker Street, et on l'a envoyé ici.

- Ils n'auraient pas d˚ ; c'est certainement quelqu'un de très persuasif.

De qui s'agit-il ?

- Du major Chancelier.

Percy interrogea Betty du regard : elle ne connaissait personne de ce nom.

Puis elle se rappela l'arrogant major qui s'était montré si grossier avec elle, le matin même au OjG de Monty.

- Oh ! mon Dieu, lui ! l‚cha-t-elle, écourée. qu'est-ce qu'il veut ?

- Faites-le entrer, dit Percy.

Paul Chancelier franchit le seuil. Il boitait légèrement; 103

dans la matinée cela avait échappé à Betty. Sans doute sa claudication empirait-elle à mesure que la journée s'avançait. Il avait une bonne tête d'Américain, avec un grand nez et un menton en galoche. Il aurait pu être beau sans cette oreille gauche, ou ce qu'il en restait - à peine un bout du lobe. Probablement une blessure de guerre. Chancelier salua et lança :

- Bonsoir, colonel. Bonsoir, major.

- On ne salue pas beaucoup au SOE, Chancelier, signala Percy, mais asseyez-vous, je vous en prie. qu'est-ce qui vous amène ?

Chancelier prit un siège et ôta sa casquette d'uniforme.

- Je suis content de vous avoir tous les deux sous la main, commença-t-il.

J'ai passé la plus grande partie de la journée à ressasser notre conversation de ce matin. Il eut un petit sourire. Je dois l'avouer, je me suis évertué à composer les remarques cinglantes que j'aurais voulu lancer si seulement j'y avais pensé à temps.

Betty ne put retenir un sourire : elle en avait fait autant.

- Colonel Thwaite, reprit Chancelier, vous avez laissé entendre que le MI6

aurait pu ne pas révéler toute la vérité à propos de l'attaque du central téléphonique, et cette idée m'a tracassé. Le fait que le major Clairet ici présente se soit montrée aussi grossière avec moi ne signifiait pas nécessairement qu'elle mentait.

Betty était à deux doigts de lui pardonner, mais elle se cabra.

- Grossière ? Moi ?

- Betty, coupa Percy, taisez-vous. Elle referma la bouche.

- J'ai donc demandé qu'on m'envoie votre rapport, colonel. Bien s˚r, cette requête émanait du bureau de Monty et non pas de moi personnellement. Un motard l'a apporté dare-dare à notre qG.

Voilà quelqu'un qui savait tirer quand il le fallait les manettes de l'appareil militaire, se dit Betty. C'était peut-être un macho arrogant, mais il ferait un précieux allié.

- J'ai compris en le lisant la principale raison de votre échec : vos renseignements étaient erronés.

- Fournis par le MI6 ! précisa Betty avec indignation.

- Oui, je l'ai bien remarqué, fit Chancelier d'un ton un 104

peu sarcastique. Je ne suis pas moi-même un soldat de carrière, mais mon père en est un, et les combines des bureaucrates militaires n'ont aucun secret pour moi.

- Vous êtes le fils du général Chancellor ? intervint Percy d'un ton songeur.

- Oui.

- Continuez.

- Le MI6 ne s'en serait pas tiré comme ça si votre patron avait assisté à

la réunion de ce matin et donné la version SOE de cette histoire. qu'il ait été convoqué à la dernière minute m'a paru une coÔncidence bien étrange.

Percy avait l'air sceptique.

- Il a été appelé par le Premier ministre. Je ne vois pas comment le MI6

aurait pu arranger cela.

- Churchill n'assistait pas à la réunion. C'est un de ses assistants de Downing Street qui la présidait. Et elle avait bien été organisée à

l'instigation du MI6.

- «a, alors, s'écria Betty, furieuse. quels faux jetons !

- Dommage qu'ils ne soient pas aussi forts pour recueillir des renseignements qu'ils le sont pour duper leurs collègues, ajouta Percy.

- Major Clairet, reprit Chancellor, j'ai également examiné en détail votre plan pour vous emparer du ch‚teau avec une équipe déguisée en femmes de ménage. …videmment, c'est risqué, mais ça pourrait marcher.

Reconsidérerait-on la chose ? Betty n'osait pas le demander.

- Alors, fit Percy en regardant Chancellor droit dans les yeux, que comptez-vous faire ?

- Le hasard a fait que j'ai dîné avec mon père. J'en ai profité pour lui raconter toute l'histoire et lui demander ce qu'un aide de camp devrait faire dans de telles circonstances. Nous étions au Savoy.

- qu'a-t-il répondu ? intervint Betty avec impatience. Elle se fichait pas mal de savoir dans quel restaurant ils s'étaient rencontrés.

- que mon devoir était de dire à Monty que nous avions fait une erreur, répondit-il en grimaçant. Difficile pour un général de l'admettre, difficile de revenir sur une décision. Mais parfois, il faut le faire.

- Et vous allez lui parler ? s'enquit Betty, pleine d'espoir.

105

- C'est déjà fait.

- Il n'est pas dans vos habitudes de perdre votre temps n'est-ce pas ? fit Percy, surpris.

Betty retint son souffle. Elle avait du mal à croire qu'après une journée de désespoir on allait lui accorder la seconde chance qu'elle souhaitait.

- Au bout du compte, reprit Chancelier, Monty s'est très bien comporté.

- Bon sang, qu'a-t-il dit de mon plan ? explosa Betty, incapable de contenir plus longtemps son énervement.

- Il a donné son accord.

- Dieu soit loué ! Elle se leva d'un bond, ne tenant plus en place. Une nouvelle chance !

- Magnifique ! fit Percy. Chancellor les arrêta d'un geste.

- Deux choses encore. La première ne vous plaira peut-être pas : il m'a chargé de diriger l'opération.

- Vous ! l‚cha Betty.

- Pourquoi ? s'informa Percy.

- On ne discute pas l'ordre que vous donne un général. Je suis désolé de vous voir aussi consternés. Monty a confiance en moi, même si cela ne semble pas être votre cas.

Percy haussa les épaules.

- quelle est l'autre condition ? interrogea Betty.

- Il y a un impératif de temps. Si je ne peux pas vous dire quand aura lieu le débarquement - d'ailleurs la date n'en a pas encore été

définitivement fixée - je suis en mesure de vous confier que nous devrons accomplir notre mission dans des délais très brefs. Si vous n'avez pas atteint l'objectif avant lundi prochain minuit, ce sera probablement trop tard.

- Lundi prochain ! s'exclama Betty.

- Oui, déclara Paul Chancellor. Nous avons exactement une semaine.

Le troisième jour

Mardi 30 mai 1944

11.

Betty quitta Londres au lever du jour, sur une moto Vincent Cornet équipée d'un puissant moteur de cinq cents centimètres cubes. Les routes étaient désertes : l'essence étant sévèrement rationnée, on pouvait se retrouver en prison pour s'être déplacé ínutilement ª. Elle roulait très vite. C'était dangereux, mais excitant.

Elle éprouvait les mêmes sentiments à propos de sa mission : elle avait peur, pourtant elle avait h‚te d'y être. La veille, soutenus par des litres de thé, ils avaient, Percy, Paul et elle, dressé des plans jusque tard dans la nuit. L'équipe comprendrait six femmes, avaient-ils décidé, puisque c'était le nombre habituel, dont l'une serait spécialiste en explosifs et une autre technicienne en communications pour déterminer l'emplacement exact des charges qui mettraient, avec certitude, le central hors service ; il fallait aussi une tireuse d'élite et deux combattantes coriaces. Avec elle, cela ferait six.

Elle ne disposait que d'une journée pour les dénicher, car il fallait prévoir un minimum de deux jours d'entraînement, mercredi et jeudi.

L'équipe devait au moins apprendre à sauter en parachute. Le vendredi soir, on les larguerait à proximité de Reims et, le samedi soir ou le dimanche, elles pénétreraient dans le ch‚teau. La marge d'erreur envisageable n'excéderait donc pas vingt-quatre heures.

Elle franchit la Tamise par le pont de Londres. Sa moto passa en rugissant entre les docks ravagés par les bombes et les vieux immeubles croulants de Bermondsey et de Rotherhithe,

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puis elle emprunta Old Kent Road, la route traditionnelle des pèlerins, en direction de Canterbury. Abandonnant la banlieue derrière elle, elle mit les gaz à fond, laissant le vent chasser ses soucis.

Il n'était pas six heures lorsqu'elle arriva à Somersholme, la résidence de campagne des barons de Colefield, o˘ ne résidait plus - le baron William marchant sur Rome avec la 8e Armée - que sa sour, l'Honorable Diana Colefield. La vaste demeure, qui pouvait recevoir des douzaines d'amis et leurs domestiques, servait maintenant de maison de convalescence pour les soldats blessés.

Betty ralentit pour remonter l'allée de tilleuls centenaires et contempler l'édifice de granit rosé, ses terrasses, ses balcons, ses pignons et ses toits, ses rangées de fenêtres et sa forêt de cheminées. Elle se gara sur le gravier de la cour entre une ambulance et quelques jeeps.

Dans le hall, des infirmières s'affairaient et portaient des tasses de thé

aux soldats qui, bien que convalescents, devaient quand même être réveillés au lever du jour. Betty demanda Mme Riley, la gouvernante, et on lui indiqua le sous-sol. Elle la trouva là, en compagnie de deux hommes en salopette ; tous trois fixaient la chaudière d'un regard soucieux.

- Bonjour, maman, dit Betty.

Sa mère la serra contre sa poitrine. Encore plus petite que sa fille et tout aussi fluette, elle était cependant, comme Betty, plus costaud qu'elle n'en avait l'air : son étreinte coupa le souffle de Betty qui, hors d'haleine, se dégagea en riant.

- Maman, tu vas m'étouffer !

- Comment savoir si tu es vivante avant de t'avoir sous les yeux, protesta sa mère.

Elle gardait dans sa voix une trace d'accent irlandais : cela faisait pourtant quarante-cinq ans qu'elle avait quitté Cork avec ses parents.

- que se passe-t-il donc avec cette chaudière ?

- Elle n'a pas été prévue pour produire autant d'eau chaude. Les infirmières sont des maniaques de la propreté et obligent ces malheureux soldats à prendre un bain tous les jours. Viens dans la cuisine, je vais te préparer un petit déjeuner.

Betty était pressée, mais elle pouvait cependant consacrer 110

un moment à sa mère. D'ailleurs, il lui fallait bien se nourrir ; aussi la suivit-elle jusqu'aux logements des domestiques.

Betty avait grandi dans cette maison. Elle avait joué dans le hall des serviteurs, galopé dans les bois et fréquenté l'école du village à quinze cents mètres de là ; puis elle était revenue ici passer ses vacances de pensionnaire et d'étudiante. Elle avait été extraordinairernent privilégiée : sa mère aurait d˚ renoncer à sa place lors de la naissance de Betty, mais le vieux baron, assez peu conventionnel et redoutant surtout de perdre une aussi bonne gouvernante, l'avait autorisée à rester. Le père de Betty, maître d'hôtel, mourut quand elle avait à peine six ans. Chaque année en février, Betty et sa mère avaient accompagné la famille dans sa villa de Nice ; c'était là que Betty avait appris le français.

Le vieux baron, père de William et de Diana, aimait beaucoup Betty et il l'avait encouragée à poursuivre ses études, allant même jusqu'à payer sa pension. Aussi fut-il très fier quand elle obtint une bourse pour l'université d'Oxford. Sa disparition, peu après le début de la guerre, avait causé à Betty autant de peine que celle de son père.

La famille n'occupait plus maintenant qu'une petite partie de la demeure.

L'ancien office était devenu la cuisine, o˘ Betty regardait sa mère s'affairer.

- Rien qu'un toast, ce sera parfait, maman.

- Ma foi, je vois que ça va, répondit celle-ci qui, sans relever, mit du bacon à frire. Comment se porte ton bel homme de mari ?

- Michel est en vie, répondit laconiquement Betty en s'asseyant à la table de la cuisine.

- En vie tout court, hein ? Donc pas en forme. Blessé ?

- Il a reçu une balle dans le derrière, ça ne le tuera pas.

- Alors, tu l'as vu ?

- Maman, arrête ! fit Betty en riant. Je ne suis pas censée en parler !

- Bien s˚r que non. Il ne court pas le jupon, au moins ? En admettant que ça ne soit pas un secret militaire.

L'extraordinaire intuition de sa mère surprendrait toujours Betty.

- J'espère que non.

- Hum ! quelqu'un en particulier dont tu espères que le jupon ne l'intéresse pas ?

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- As-tu constaté, maman, dit Betty sans répondre directement à la question, que les hommes, parfois, ne remarquent pas combien une fille peut être stupide ?

- C'est donc ça, grogna sa mère, écourée. Elle est jolie, je suppose.

- Hum.

- Jeune ?

- Dix-neuf.

- Tu en as discuté avec lui ?

- Oui. Il a promis de cesser.

- Il tiendra peut-être sa promesse... à condition que tu ne sois pas trop longtemps absente.

- J'espère.

- Donc, tu repars, l‚cha sa mère, découragée.

- Je ne peux pas te le dire.

- Tu n'en as donc pas fait assez ?

- La guerre n'étant pas encore gagnée, je suppose que non.

Sa mère déposa devant Betty une assiette d'oufs au bacon, sans doute sa ration hebdomadaire. Betty faillit protester, mais au fond il valait mieux accepter avec gratitude ce cadeau. D'ailleurs, elle était affamée.

- Merci, maman, tu me g‚tes.

Sa mère eut un sourire satisfait et Betty se mit à dévorer à belles dents le contenu de son assiette, en admirant dans son for intérieur, non sans une certaine ironie, la facilité déconcertante avec laquelle sa mère avait obtenu d'elle tous les renseignements qu'elle cherchait, malgré ses tentatives pour éluder les questions.

- Tu devrais travailler pour le service de renseignements, observa-t-elle entre deux bouchées, comme interrogatrice. Tu as réussi à me faire tout dire.

- Je suis ta mère, j'ai le droit de savoir.

Cela n'avait guère d'importance : elle ne répéterait rien.

- Bien s˚r, railla-t-elle avec tendresse, il faut que tu gagnes la guerre à toi toute seule. Enfant, tu étais déjà farouchement indépendante.

- Je me demande pourquoi. On a toujours veillé sur moi. quand tu étais occupée, une demi-douzaine de femmes de chambre se précipitaient pour prendre le relais et me dorloter.

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- Je crois que je t'ai encouragée en ce sens parce que tu n'avais pas de père. Chaque fois que tu t'adressais à moi, par exemple pour remettre une chaîne de bicyclette ou coudre un bouton, je te répondais : Éssaie toi-même ; si tu n'y arrives pas, je t'aiderai. ª Neuf fois sur dix, je n'en entendais plus parler.

Betty termina le bacon et sauça son assiette avec un morceau de pain, avant de réagir.

- Marc m'aidait très souvent.

Marc était le frère de Betty, son aîné d'un an.

- Vraiment..., coupa sa mère, le visage soudain figé. Betty réprima un soupir. Deux ans auparavant, une grave

dispute avait opposé Marc et leur mère. Il travaillait comme régisseur dans un thé‚tre et vivait avec un acteur du nom de Steve. Leur mère savait depuis longtemps que Marc n'était ´ pas du genre à se marier ª, comme elle le disait. Mais, dans un élan de sincérité excessive, Marc avait commis l'erreur de lui confirmer qu'il aimait Steve et qu'ils formaient un couple.

Mortellement offensée, elle ne lui avait plus adressé la parole.

- Marc t'aime, tu sais, tenta Betty.

- Vraiment ?

- Je regrette que tu ne le voies pas.

- Je n'en doute pas.

Elle prit l'assiette vide de Betty et la lava dans l'évier.

- Tu es quand même un peu butée, s'exaspéra Betty.

- Alors, ne cherche plus de qui tu tiens ton caractère. Betty ne put s'empêcher de sourire. On l'accusait souvent

d'être entêtée. Ćomme une mule ª, précisait Percy. Elle fit un effort pour se montrer conciliante.

- Bon, c'est sans doute plus fort que toi. De toute façon, je ne vais pas me disputer avec toi, surtout après un si merveilleux petit déjeuner.

Elle arriverait tout de même à les réconcilier ces deux-là ! Mais pas aujourd'hui. Elle se leva.

- C'est bon de te voir, dit sa mère en souriant. Je me fais du mauvais sang pour toi.

- Ma visite a une autre raison : j'ai besoin de parler à Diana.

- Pourquoi faire ?

- Je ne peux pas te le dire.

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- Tu ne songes tout de même pas à l'emmener en France avec toi.

- Maman, chut ! qui a parlé d'aller en France ?

- J'imagine que c'est parce qu'elle se débrouille bien avec un fusil.

- Je ne peux pas te le dire.

- Tu vas te faire tuer à cause d'elle ! Elle ignore tout de la discipline ; on ne l'a pas élevée dans cet esprit et ce n'est pas sa faute.

Mais ce serait de la folie de compter sur elle.

- Je sais, je sais.

Betty commençait à s'impatienter. Sa décision était prise et elle n'en discuterait pas avec sa mère.

- Elle s'est fait virer de tous les emplois de guerre qui lui ont été

confiés.

- C'est ce qu'on m'a dit. Sais-tu o˘ est Diana en ce moment ?

Diana était la seule tireuse d'élite que Betty pouvait avoir sous la main dans un laps de temps aussi court. Encore fallait-il que celle-ci accepte : or on ne pouvait contraindre personne à travailler dans la clandestinité.

- Dans les bois : elle est partie de bonne heure, pour trouver des lapins.

- J'aurais d˚ y penser.

Diana adorait tous les sports un peu sanguinaires : chasse au renard, au chevreuil, au lièvre, à la grouse, même la pêche. ¿ défaut d'autre chose, elle tirait des lapins.

- Tu n'as qu'à suivre le bruit des coups de feu. Betty embrassa sa mère sur la joue.

- Merci pour le petit déjeuner, fit-elle en se dirigeant vers la porte.

- Et ne reste pas devant son fusil ! lui lança sa mère. Betty sortit par la porte de service, traversa le potager et

s'enfonça dans les bois derrière la maison. Les arbres étaient couverts déjeunes feuilles et les buissons d'orties lui arrivaient à la taille.

Betty avançait aisément dans les broussailles gr‚ce à ses grosses bottes de moto et à son pantalon de cuir. La meilleure façon d'attirer Diana, se dit-elle, était de lui lancer un défi.

Elle avait parcouru environ cinq cents mètres dans le sous-bois lorsqu'elle entendit le claquement d'un coup de fusil. Elle s'arrêta, tendit l'oreille et cria : ´ Diana ! ª Pas de réponse.

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Elle s'avança dans la direction du bruit en renouvelant ses appels, jusqu'à

ce qu'elle entende :

- Je ne sais pas qui vous êtes. Par ici, pauvre idiote.

- J'arrive, pose ton fusil.

Elle trouva Diana dans une clairière ; assise le dos contre le tronc d'un chêne, elle fumait, un fusil de chasse prêt à être rechargé sur les genoux.

Une demi-douzaine de lapins morts gisaient auprès d'elle.

- Oh, c'est toi ! fit-elle. Tu as fait fuir tout le gibier.

- Ils reviendront demain. Comment vas-tu, Diana ? Betty examina sa camarade d'enfance : toujours aussi jolie,

avec ses cheveux bruns coupés court et son nez criblé de taches de rousseur qui lui donnaient un style garçon manqué. Elle portait une veste de chasse et un pantalon de velours.

- Je m'ennuie. Je me sens frustrée, déprimée. ¿ part ça tout va bien.

Betty s'assit sur l'herbe auprès d'elle. Cela se passerait peut-être mieux qu'elle n'avait cru.

- qu'y a-t-il ?

- Je croupis dans la campagne anglaise pendant que mon frère conquiert l'Italie.

- Comment va William ?

- Lui, il va très bien parce qu'il participe à l'effort de guerre ; mais personne ne veut me donner, à moi, un boulot convenable.

- Je pourrais peut-être t'aider.

- Tu es dans le SEIN, fit Diana en tirant sur sa cigarette. Chérie, je ne peux pas être chauffeuse.

Betty acquiesça. Diana n'était pas du genre à se contenter des t‚ches ingrates que la guerre offrait à la plupart des femmes.

- Figure-toi que je viens te proposer quelque chose de plus intéressant.

- quoi donc ?

- «a ne te plaira peut-être pas. C'est très difficile et c'est dangereux.

- De quoi s'agit-il ? fit Diana, l'air sceptique. Conduire dans le black-out ?

- Je ne peux pas te révéler grand-chose parce que c'est secret.

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- Betty, ma chérie, ne me dis pas que tu joues à l'espionne comme dans les romans.

- Je ne suis pas devenue major en conduisant des généraux à des réunions.

Diana la dévisagea.

- Tu parles sérieusement ?

- Tout à fait.

- Bonté divine.

Malgré elle, Diana était impressionnée. Betty devait obtenir son accord incontestable à se porter volontaire.

- Alors... es-tu prête à accomplir quelque chose de très dangereux ? Je parle sérieusement : tu risques réellement de te faire tuer.

- Bien s˚r que oui. William met bien sa vie enjeu, pourquoi pas moi ?

riposta Diana, plus excitée que découragée.

- Tu le penses vraiment ?

- Je suis très sérieuse.

Be.tty dissimula son soulagement - elle tenait le premier membre de son équipe - et décida de profiter de l'enthousiasme de Diana.

- Il y a une condition, qui te paraîtra peut-être pire que le danger, reprit-elle.

- Laquelle ? -

- Tu as deux ans de plus que moi et tu m'es supérieure socialement : tu es la fille du baron, je suis la gosse de la gouvernante. Il n'y a pas de mal à cela et je ne me plains pas. Maman dirait que c'est comme cela que ça doit être.

- Oui, ma jolie, alors o˘ veux-tu en venir ?

- C'est moi qui dirige l'opération : il faudra que tu m'obéisses.

- Très bien, fit Diana en haussant les épaules.

- «a posera un problème, insista Betty. Cela te paraîtra incongru. Je n'en démordrai pas jusqu'à ce que tu t'y sois faite. C'est un avertissement.

- ¿ vos ordres !

- On ne se soucie pas des formules de politesse dans mon service, donc pas de ´ major ª ou de ´ madame ª. Mais, dès l'instant o˘ une opération démarre, on exige la discipline militaire la plus stricte. Si tu oublies cela, tu n'accorderas aucune impor-116

tance à mes coups de gueule. Or, dans mon boulot, désobéir aux ordres peut entraîner la mort.

- Ma chérie, que c'est dramatique ! Mais bien s˚r, je comprends.

Betty n'en était pas du tout certaine, mais elle avait fait de son mieux.

Elle prit donc un bloc dans son blouson et y inscrivit une adresse dans le Hampshire.

- Prends une valise pour trois jours et rends-toi à cet endroit.

¿ Waterloo, tu prendras le train pour Brockenhurst.

- Tiens, c'est la propriété de lord Montagu, déclara Diana après avoir pris connaissance de sa destination.

- Mon service en occupe aujourd'hui la plus grande partie.

- quel est donc ton service ?

- Le Bureau de recherches inter-services, annonça Betty, utilisant le nom de couverture habituelle.

- J'espère que c'est plus excitant que ça en a l'air.

- Tu peux y compter.

- quand est-ce que je commence ?

- Il faut que tu te rendes là-bas dès aujourd'hui, répondit Betty en se levant. Ton stage d'entraînement commence demain à l'aube.

- Je rentre à la maison avec toi et je prépare mes affaires, fit Diana se levant à son tour. Dis-moi une chose.

- Si je peux.

L'air embarrassé, Diana tripotait son fusil. quand elle releva la tête vers Betty, son visage exprimait pour la première fois une grande franchise.

- Pourquoi moi ? demanda-t-elle. Tu dois savoir que nulle part on n'a voulu de moi.

Betty hocha la tête, contempla les cadavres ensanglantés des lapins étalés sur le sol, puis son regard remonta vers le joli visage de Diana.

- Je te répondrai franchement. Tu es une tueuse, et c'est ce qu'il me faut.

12.

Dicter dormit jusqu'à dix heures. Malgré la légère torpeur due à la piq˚re de morphine, il se sentait bien : excité, optimiste, confiant. Le sanglant interrogatoire de la veille l'avait mené sur la piste de Bourgeoise et de sa maison de la rue du Bois, et de là peut-être droit au cour de la Résistance française, ou - aussi bien - nulle part.

Il but un litre d'eau, prit trois comprimés d'aspirine pour chasser son mal de tête, puis décrocha le téléphone. Il commença par le lieutenant Hesse, installé dans une chambre, plus modeste, du même hôtel.

- Bonjour, Hans, avez-vous bien dormi ?

- Oui, merci, major. Je suis allé à la mairie vérifier l'adresse de la rue du Bois.

- Bon réflexe, apprécia Dicter. qu'avez-vous trouvé ?

- La maison est occupée par une seule personne, la propriétaire, une certaine Mlle Jeanne Lemas.

- Elle pourrait avoir des locataires.

- Je suis passé en voiture pour me rendre compte : la maison m'a paru silencieuse.

- Soyez prêt à partir avec ma voiture dans une heure.

- Très bien.

- Et, Hans... bravo pour votre initiative.

- Merci, major.

Dicter raccrocha, se demandant à quoi ressemblait Mlle Lemas. Selon Gaston, personne du réseau Bollinger ne l'avait jamais rencontrée ; c'était plausible : pour des raisons de

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sécurité, la maison était en dehors du circuit. Les agents savaient seulement o˘ contacter la femme : s'ils étaient pris, ils n'auraient rien à

révéler concernant la Résistance. En théorie du moins. Mais la sécurité

absolue n'existait pas.

Sans doute Mlle Lemas vivait-elle seule, jeune femme ayant hérité la maison de ses parents, célibataire en quête d'un mari, ou vieille fille. Une femme à ses côtés, décida-t-il, lui faciliterait les choses.

Il revint dans la chambre. Stéphanie avait brossé son abondante crinière rousse et s'était assise dans le lit, le drap remonté jusqu'en dessous des seins, offrant un spectacle bien tentant. Il résista cependant.

- Voudrais-tu faire quelque chose pour moi ? demanda-t-il.

- Je ferais n'importe quoi pour toi.

Il s'assit sur le lit et caressa son épaule nue.

- N'importe quoi ? Serais-tu d'accord pour m'observer en compagnie d'une autre femme ?

- Bien s˚r, dit-elle. Je lui lécherais les bouts de sein pendant que tu lui ferais l'amour.

Il avait déjà eu des maîtresses, mais aucune ne lui arrivait à la cheville.

- Tu en serais capable, je sais, fit-il avec un rire ravi. Il ne s'agit pas de cela : il faudrait que tu m'accompagnes lors de l'arrestation d'une résistante.

- Très bien, dit-elle sans se démonter.

Il fut tenté d'insister pour analyser sa réaction, pour lui demander ce qu'elle ressentait et si elle acceptait vraiment avec plaisir cette proposition, mais il se contenta de prendre son assentiment pour argent comptant.

- Merci, dit-il, et il regagna le salon.

Il se pourrait que Mlle Lemas soit seule, mais il se pourrait également que la maison grouille d'agents alliés armés jusqu'aux dents. Il était sage de prévoir des renforts. Il consulta son carnet et donna à la standardiste de l'hôtel le numéro de Rom-mel à La Roche-Guyon.

Dans les premiers temps de l'occupation allemande, le réseau téléphonique français s'était trouvé débordé ; les Allemands l'avaient amélioré en posant des milliers de kilomètres de c‚bles supplémentaires et en installant des centraux automa-119

tiques. Encore surchargé, il fonctionnait quand même mieux. Il demanda l'aide de camp de Rommel, le major Goedel. quelques instants plus tard, il entendit la voix précise et glaciale qu'il connaissait bien.

- Goedel.

- Ici Dicter Franck. Comment allez-vous, Walter ?

- Très occupé, dit brièvement Goedel. qu'y a-t-il ?

- Je progresse rapidement. Je ne donne pas de détails parce que j'appelle d'un hôtel, mais je suis sur le point d'arrêter un espion, peut-être plusieurs. J'ai pensé que le feld-maréchal serait content d'apprendre cela.

- Je le lui dirai.

- Mais j'aurais besoin d'un peu d'assistance. Je ne dispose en effet que d'un seul lieutenant ; j'en suis même réduit à me servir de mon amie française.

- Cela me semble imprudent.

- On peut lui faire confiance. Mais elle ne me sera pas d'une grande utilité en face de terroristes bien entraînés. Pouvez-vous me trouver une demi-douzaine d'hommes robustes ?

- Faites appel à la Gestapo : ils sont là pour ça.

- On ne peut pas compter sur eux. Vous savez qu'ils ne coopèrent avec nous qu'à contrecour. J'ai besoin de gens fiables.

- C'est hors de question, l‚cha Goedel.

- …coutez, Walter, vous savez quelle importance Rommel attache à cette affaire... Il m'a chargé de faire en sorte que la Résistance n'ait pas les moyens d'entraver nos mouvements.

- Certes. Mais le feld-maréchal s'attend à ce que vous y parveniez sans le priver de ses unités combattantes.

- Je ne suis pas s˚r de pouvoir le faire.

- Bon sang, mon vieux ! le rembarra Goedel en élevant la voix. Nous nous efforçons de défendre toute la côte atlantique avec une poignée de soldats, alors que vous, vous êtes entourés d'hommes valides qui n'ont rien de mieux à faire que de traquer de vieux juifs qui se cachent dans les granges.

Faites votre travail et ne venez pas m'emmerder !

Il y eut un déclic : on avait raccroché. Dicter était stupéfait. Cela ne ressemblait pas à Goedel de péter les plombs. Sans doute la menace de l'invasion les rendait-120

ils tous nerveux. Le message était clair : Dicter devait se débrouiller tout seul.

Avec un soupir, il reprit le combiné et demanda qu'on appelle le ch‚teau de Sainte-Cécile. On lui passa Willi Weber.

- Je vais faire une descente sur une maison de la Résistance, annonça-t-il.

J'aurai peut-être besoin de quelques-uns de vos poids lourds. Voudriez-vous m'envoyer quatre hommes et une voiture à l'hôtel Frankfurt ? Ou faut-il que je m'adresse une nouvelle fois à Rommel ?

Cette menace était inutile. Weber tenait vivement à ce que ses hommes participent à l'opération. En cas de succès, la Gestapo s'en attribuerait le mérite ; aussi promit-il qu'une voiture serait sur place dans la demi-heure.

Dicter n'aimait guère travailler avec la Gestapo, car il ne pouvait pas contrôler ces gens-là. Mais il n'avait pas le choix.

Tout en se rasant, il écouta la radio branchée sur une station allemande.

Il apprit que la première bataille de chars de toute l'histoire du Pacifique s'était déroulée la veille sur l'île de Biak. Les forces d'occupation japonaises avaient repoussé jusqu'à leur tête de pont les Américains du 162e régiment d'infanterie, qui avaient tenté un débarquement. Ils les ont rejetés à la mer, songea Dicter.

Il revêtit un costume de flanelle gris foncé sur une chemise de coton léger à rayures gris p‚le et une cravate noire avec de petits pois blancs, tissés dans la soie et non imprimés - détail qui l'enchantait. Il réfléchit un instant puis ôta sa veste et boucla sous son aisselle l'étui à revolver. Il prit ensuite dans le tiroir de son bureau son Walther P38 automatique, le glissa dans le holster, puis remit son veston.

Sa tasse de café à la main, il s'assit pour regarder Stéphanie s'habiller.

Les Français confectionnent vraiment la plus belle lingerie du monde, se dit-il en la voyant passer une combinaison de soie crème. Il adorait la voir tirer sur ses bas en lissant la soie sur ses cuisses.

- Pourquoi les vieux maîtres n'ont-ils jamais peint cet instant ? dit-il.

- Parce que les femmes de la Renaissance ne portaient pas de bas de soie, répondit Stéphanie.

quand elle fut prête, ils sortirent.

Hans Hesse attendait dehors dans l'Hispano-Suiza de Die-121

ter. Bien que la sachant intouchable, le jeune homme trouva Stéphanie infiniment désirable, et Dicter, qui l'observait, pensa à une modeste Parisienne bouche bée devant la vitrine de Cartier.

Derrière la voiture de Dicter stationnait une traction avant CitroÎn noire ; à son bord quatre hommes de la Gestapo en civil. Dicter constata que le major Weber avait décidé de venir en personne : il était assis à

l'avant de la CitroÎn, vêtu d'un costume de tweed vert qui lui donnait l'air d'un fermier partant pour l'église.

- Suivez-moi, lui dit Dicter. quand nous serons là-bas, je vous en prie, restez dans votre véhicule jusqu'à ce que je vous appelle.

- O˘ diable avez-vous déniché une voiture pareille ? s'en-quit Weber.

- Le cadeau d'un juif que j'ai aidé à fuir en Amérique. Weber eut un grognement incrédule, pourtant l'histoire

était vraie. Avec des hommes comme Weber, la bravade était la meilleure attitude à adopter. Si Dicter avait cherché à dissimuler Stéphanie, Weber aurait tout de suite flairé en elle la juive et se serait mis à enquêter.

Mais, comme Dicter l'affichait sans vergogne, jamais cette idée n'avait traversé l'esprit de Weber.

Hans se mit au volant et ils partirent pour la rue du Bois. On ne croisait dans les rues de Reims, grosse ville de province de plus de cent mille habitants pourtant, que peu d'automobiles, toutes réservées à un usage officiel : police, médecins, pompiers et, évidemment, militaires allemands.

Les citoyens ordinaires circulaient à bicyclette ou à pied. On distribuait de l'essence pour les livraisons de ravitaillement et autres produits de première nécessité, mais la majeure partie des transports était assurée par des voitures à chevaux. La principale industrie était le Champagne - Dicter l'adorait sous toutes ses formes : les vieux millésimes au go˚t de noisette, les cuvées récentes et légères non millésimées, le subtil blanc de blanc, les variétés de demi-sec qu'on servait au dessert, même l'amusant Champagne rosé dont raffolaient les courtisanes de Paris.

La rue du Bois était une agréable artère bordée d'arbres à la périphérie de la ville. Hans s'arrêta devant une grande maison, la dernière de la rangée, avec une petite cour sur un côté. C'était la résidence de Mlle Lemas.

Dicter parviendrait-il à la

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briser ? Les femmes lui donnaient plus de mal que les hommes. Elles pleuraient et hurlaient, mais elles tenaient plus longtemps. Il lui était arrivé d'échouer avec une femme, jamais avec un homme. Si celle-ci lui tenait tête, son enquête s'arrêterait là.

- Viens si je te fais signe, recommanda-t-il à Stéphanie en descendant de voiture.

La CitroÎn de Weber se rangea, mais les hommes de la Gestapo respectèrent la consigne et restèrent dans la voiture.

Dicter jeta un coup d'oeil dans la cour. Il y avait un garage. Un peu plus loin, il aperçut un petit jardin avec des haies soigneusement taillées, des massifs de fleurs rectangulaires et une allée de gravier ratissée avec soin. La propriétaire aimait l'ordre.

¿ la porte d'entrée pendait un vieux cordon rouge et jaune. Il le tira et entendit à l'intérieur le tintement métallique d'une clochette.

La femme qui vint ouvrir avait une soixantaine d'années. Une pince en écaille maintenait ses cheveux blancs sur la nuque et un tablier blanc impeccable protégeait sa robe bleue parsemée de petites fleurs blanches.

- Bonjour, monsieur, dit-elle poliment.

Dicter sourit. Une dame de province bien comme il faut. Il se mit aussitôt à envisager la manière dont il s'y prendrait pour la torturer.

- Bonjour... Mademoiselle Lemas ?

Elle vit son costume, remarqua la voiture garée le long du trottoir et entendit peut-être un soupçon d'accent allemand. La peur apparut dans son regard et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle demanda :

- En quoi puisse vous être utile ?

- tes-vous seule, mademoiselle ? fit-il en scrutant son visage.

- Oui, dit-elle. Tout à fait seule.

Elle disait la vérité. Il en était certain. Ce genre de femme ne pouvait pas mentir sans que son regard la trahisse.

Il se tourna et fit signe à Stéphanie. Il n'aurait pas besoin des hommes de Weber.

- Ma collègue va se joindre à nous. J'ai quelques questions à vous poser.

- Des questions ? Sur quoi ?

- Puis-je entrer ?

123

- Très bien.

Les meubles du salon, en bois sombre, étaient soigneusement encaustiqués.

On apercevait un piano sous une housse et au mur une gravure de la cathédrale de Reims. Sur la cheminée, un assortiment de bibelots : un cygne en verre filé, une marchande de fleurs en porcelaine, sous un globe transparent une réplique du ch‚teau de Versailles et trois chameaux de bois.

Dicter s'installa sur un canapé bien rembourré, Stéphanie s'assit auprès de lui et Mlle Lemas choisit un fauteuil bien droit en face d'eux. Dicter remarqua qu'elle était un peu dodue - les Français avec quelques kilos superflus étaient rares après quatre années d'occupation. Elle avait donc un vice, pensa-t-il, la gourmandise.

Sur une table basse étaient posés un coffret de cigarettes et un gros briquet. Dicter souleva le couvercle et constata que la boîte était pleine.

- Je vous en prie, dit-il, ne vous gênez pas si vous avez envie de fumer.

Elle eut l'air un peu choquée : le tabac n'était pas pour les femmes de sa génération.

- Je ne fume pas.

- Alors, pour qui sont-elles ?

Elle se caressa le menton. Un geste qui la trahissait.

- Des visiteurs.

- Et quel genre de visiteurs recevez-vous ?

- Des amis... des voisins..., murmura-t-elle, gênée.

- Et des espions britanniques.

- C'est absurde.

- De toute évidence, reprit Dicter en la gratifiant de son plus charmant sourire, vous êtes une dame respectable qui, poussée par des mobiles malencontreux, s'est trouvée impliquée dans des activités criminelles. Je ne vais pas tourner autour du pot et j'espère que vous ne serez pas assez stupide pour me mentir.

- Je ne vous dirai rien, déclara-t-elle.

Dicter feignit la déception, alors qu'il était enchanté de progresser aussi rapidement : elle avait déjà renoncé à prétendre qu'elle ne savait pas de quoi il parlait, ce qui équivalait à des aveux.

- Je vais vous poser quelques questions, annonça-t-il. Si 124

vous ne répondez pas, je serai dans l'obligation de vous les poser à

nouveau, mais, cette fois, au quartier général de la Gestapo. Pour toute réponse, elle lui lança un regard de défi.

- O˘ rencontrez-vous les agents britanniques ? Mutisme.

- Comment vous reconnaissent-ils ?

Elle soutint sans broncher son regard. L'affolement avait fait place à la résignation. Une femme courageuse, se dit-il, ce sera une gageure de l'interroger.

- quel est le mot de passe ? Pas de réponse.

- ¿ qui adressez-vous les agents ? Comment contactez-vous la Résistance ?

qui est responsable du réseau ?

Silence.

- Venez avec moi, je vous prie, fit Dicter en se levant.

- Très bien, dit-elle d'un ton déterminé. Peut-être me permettrez-vous de prendre mon chapeau.

- Bien s˚r. Stéphanie, peux-tu accompagner mademoiselle ? Assure-toi qu'elle n'utilise pas le téléphone, qu'elle ne laisse aucun message.

Il attendit dans le couloir. quand elles revinrent, Mlle Lemas avait ôté

son tablier et arborait un manteau léger et un chapeau cloche comme on n'en portait déjà plus bien avant la guerre. Elle avait pris un solide sac à

main en cuir fauve. Comme ils se dirigeaient tous trois vers la porte d'entrée, elle s'exclama :

- Oh ! j'ai oublié ma clef !

- Vous n'en avez pas besoin, dit Dicter.

- La porte se referme toute seule. J'aurai besoin de la clef pour rentrer.

- Vous ne comprenez pas ? l‚cha-t-il en la regardant dans les yeux. Vous avez abrité dans votre maison des terroristes anglais, vous vous êtes fait prendre et vous êtes entre les mains de la Gestapo. De toute façon, mademoiselle, vous ne reviendrez jamais chez vous.

Il secoua la tête d'un air navré qui n'était pas complètement feint.

Réalisant toute l'horreur de ce qui lui arrivait, Mlle Lemas devint toute p

‚le et trébucha. Elle se rattrapa en empoignant le bord d'un petit guéridon. Un vase chinois dans lequel se trouvaient des branches sèches oscilla dangereusement mais ne

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il

tomba pas. Là-dessus, Mlle Lemas retrouva son aplomb. Elle se redressa et l

‚cha la table. Elle lança de nouveau à Dicter ce regard de défi et sortit de la maison la tête haute.

Dicter demanda à Stéphanie de se mettre à l'avant pendant qu'il s'asseyait à l'arrière de la voiture avec la prisonnière. Tandis que Hans les emmenait à Sainte-Cécile, Dicter fit poliment la conversation.

- tes-vous née à Reims, mademoiselle ?

- Oui. Mon père était maître de chapelle à la cathédrale. Un milieu religieux. C'était une bonne nouvelle pour le plan qui s'esquissait dans l'esprit de Dicter.

- Il a pris sa retraite ?

- Il est mort voilà cinq ans après une longue maladie.

- Et votre mère ?

- Morte quand j'étais toute petite.

- J'imagine donc que c'est vous qui avez soigné votre père.

- Pendant vingt ans.

Voilà qui expliquait qu'elle f˚t célibataire. Elle avait passé sa vie à

s'occuper d'un père invalide.

- Ah ! Et il vous a laissé la maison. Elle acquiesça.