- Maigre récompense, auraient pensé certains, pour toutes ces années consacrées à autrui, observa Dicter d'un ton compatissant.

Elle le toisa du regard.

- On n'agit pas ainsi en vue d'une récompense.

- Certes pas.

Peu lui importait cette rebuffade implicite. qu'elle se convainque d'une certaine supériorité sur Dicter, morale et sociale, le servirait plus tard.

- Avez-vous des frères et des sours ?

- Non.

Dicter voyait bien le tableau : elle abritait tous ces jeunes gens et les traitait un peu comme ses enfants, les nourrissant, lavant leur linge, leur parlant. Elle avait aussi, sans doute, surveillé les relations entre garçons et filles, s'assurant que rien d'immoral ne se passait, du moins sous son toit.

Et maintenant, elle allait en mourir.

Mais d'abord, espérait-il, elle lui raconterait tout.

126

La CitroÎn de la Gestapo suivit la voiture de Dicter jusqu'à Sainte-Cécile.

Ils se garèrent dans le parc du ch‚teau et Dicter annonça à Weber :

- Je vais l'emmener en haut et l'installer dans un bureau.

- Pourquoi ? Il y a des cellules en sous-sol.

- Vous verrez.

Dicter fit monter la prisonnière jusqu'aux bureaux de la Gestapo. Il inspecta toutes les pièces et choisit la plus animée qui abritait à la fois le pool des dactylos et la salle du courrier ; tous, jeunes hommes ou femmes, portaient chemise et cravate. Laissant Mlle Lemas dans le couloir, il referma la porte et frappa dans ses mains pour réclamer l'attention.

Sans élever la voix, il déclara :

- Je vais amener ici une Française. Elle est prisonnière, mais je tiens à

ce que vous soyez tous aimables et polis envers elle, c'est compris ?

Traitez-la comme une invitée. Il est important qu'elle se sente respectée.

Il la fit entrer, l'assit à une table et, en lui murmurant quelques mots d'excuse, fixa au pied de la table la menotte qui lui enserrait la cheville. Il laissa Stéphanie avec elle et emmena Hesse.

- Allez à la cantine et demandez-leur de préparer un déjeuner sur un plateau. Un potage, un plat, un peu de vin, une bouteille d'eau minérale et beaucoup de café. Faites venir de la vaisselle, des verres, une serviette de table. que ce soit bien présenté.

Le lieutenant eut un sourire admiratif. Il ne savait absolument pas o˘ son chef voulait en venir, mais il était persuadé de l'habileté de cette mise en scène.

quelques minutes plus tard, il revint avec un plateau. Dicter le lui prit des mains et l'apporta dans le bureau pour le déposer devant Mlle Lemas.

- Je vous en prie, dit-il. C'est l'heure du déjeuner.

- Merci, je ne pourrai rien manger.

- Peut-être juste un peu de potage, dit-il en versant du vin dans son verre.

Elle ajouta un peu d'eau et en but une gorgée, puis go˚ta le potage.

- Comment est-il ?

- Très bon, reconnut-elle.

127

- La cuisine française est si raffinée. Nous autres, Allemands, n'avons pas ce talent.

Dicter lui racontait n'importe quoi, pour essayer de la détendre. Elle termina presque son assiette de potage. Il lui versa un verre d'eau.

Le major Weber entra et fixa d'un oil incrédule le plateau posé devant la prisonnière. Il demanda en allemand :

- Maintenant nous récompensons les gens pour avoir donné asile à des terroristes ?

- Mademoiselle est une dame, dit Dicter. Nous devons la traiter correctement.

- Dieu du ciel, fit Weber en tournant les talons.

Elle refusa le plat mais but tout le café. Dicter était ravi. Tout se passait conformément à ses plans. Lorsqu'elle eut terminé, il lui posa de nouveau toutes les questions.

- O˘ rencontrez-vous les agents alliés ? Comment vous reconnaissent-ils ?

quel est le mot de passe ?

Elle semblait préoccupée mais refusa obstinément de répondre. Il la regarda tristement.

- Je suis vraiment désolé que vous refusiez de coopérer avec moi, après la bonté dont j'ai fait preuve à votre égard.

- Je vous en suis reconnaissante, fit-elle quelque peu déconcertée, mais je ne peux rien vous dire.

Stéphanie, assise auprès de Dicter, semblait surprise elle aussi. Il devina ce qu'elle pensait : Tu t'imaginais vraiment qu'un bon repas suffirait à

faire parler cette femme ?

- Très bien, dit-il en se levant comme pour prendre congé.

- Et maintenant, monsieur, fit Mlle Lemas, l'air très gêné, il faut que je vous demande de... si je peux aller me repoudrer.

- Vous voulez aller aux toilettes ? lança Dicter d'un ton cinglant.

- ¿ vrai dire, fit-elle en rougissant, oui.

- Je regrette, mademoiselle, articula Dicter, ce ne sera pas possible.

13.

La dernière chose que Monty avait dite à Paul Chancelier lundi en fin de soirée avait été : Śi vous ne réussissez qu'une seule mission au cours de cette guerre, que ce soit la destruction du central téléphonique. ª

Ces mots retentissaient encore aux oreilles de Paul quand il se réveilla.

C'était un ordre bien simple. S'il pouvait s'en acquitter, il aurait aidé à

gagner la guerre. S'il échouait, des hommes mourraient - et il passerait le restant de ses jours à se reprocher d'avoir contribué à perdre la guerre.

Il arriva de bon matin à Baker Street, mais Percy Thwaite était déjà assis à son bureau, tirant sur sa pipe et examinant six cartons de dossiers. Il faisait très militaire bureaucrate, avec sa veste à carreaux et sa moustache en brosse à dents. Il considéra Paul d'un oil vaguement hostile.

- Je ne sais pas pourquoi Monty vous a confié la responsabilité de cette opération, dit-il. «a ne me gêne pas que vous ne soyez que major et que je sois colonel : tout ça, c'est de la foutaise. Mais vous n'avez jamais dirigé une opération clandestine alors que c'est mon job depuis trois ans.

«a vous paraît logique ?

- Oui, dit Paul d'un ton un peu sec. quand on veut être absolument s˚r qu'un travail sera exécuté, on en charge quelqu'un en qui on a confiance.

Monty me fait confiance.

- Mais pas à moi ?

- Il ne vous connaît pas.

- Je vois, ronchonna Percy.

Paul avait besoin de la coopération de Percy, il décida donc 129

de l'amadouer. Apercevant dans un cadre la photographie d'un jeune homme en uniforme de lieutenant, au côté d'une femme plus ‚gée coiffée d'un chapeau à large bord, et qui aurait pu être Percy trente ans plus tôt, il demanda :

- Votre fils ?

- David est en garnison au Caire, expliqua Percy s'adoucissant aussitôt.

Nous avons connu quelques mauvais moments durant la guerre du désert, surtout après que Rommel eut atteint Tobrouk, mais, aujourd'hui, il est loin de la ligne de feu, et j'avoue que je n'en suis pas mécontent.

- C'est Mme Thwaite ? continua Paul en désignant la femme, belle plus que jolie, aux cheveux bruns comme ses yeux et au visage énergique.

- Rosa Mann. Elle est devenue célèbre comme suffragette dans les années vingt, et elle a toujours gardé son nom déjeune fille.

- Suffragette?

- Elle a fait campagne pour le vote des femmes.

Percy aimait les femmes remarquables, conclut Paul : voilà pourquoi il portait une telle affection à Betty.

- Vous savez, reconnut-il avec franchise, vous avez raison de parler de mes lacunes. Je me suis souvent trouvé en première ligne dans des opérations clandestines, mais ça va être la première fois que j'en organise une. Je vous serais donc très reconnaissant de l'aide que vous voudrez bien m'accorder.

Percy acquiesça.

- Je commence à comprendre pourquoi vous avez gagné la réputation d'arriver à vos fins, dit-il avec l'esquisse d'un sourire. Mais, si vous voulez mon avis...

- Je vous en prie.

- Laissez-vous guider par Betty. Personne d'autre qu'elle n'a réussi à

survivre aussi longtemps dans la clandestinité. Sa connaissance et son expérience du terrain sont sans égal. En théorie, c'est peut-être moi qui commande ici, mais je ne fais que lui fournir le soutien dont elle a besoin. Jamais je n'essaierai de lui dire ce qu'elle doit faire.

- Je m'en souviendrai, assura Paul.

Il avait hésité cependant, car si c'était lui que Monty avait chargé de cette mission, ce n'était pas pour qu'il s'en remette aux conseils de quelqu'un d'autre.

130

Percy parut satisfait. De la main, il désigna les cartons.

- On s'y met ?

- qu'est-ce que c'est ?

- Les dossiers des personnes que nous avons considérées un moment comme des agents possibles mais que nous avons éconduites pour une raison ou pour une autre.

Paul ôta sa veste et retroussa ses manches. Ils passèrent la matinée à

éplucher les fiches ensemble. Certains des candidats n'avaient même pas été

reçus, d'autres avaient été rejetés après une entrevue et nombre d'entre eux avaient échoué à un stade ou à un autre du stage de formation : ils étaient dépassés par les codes, incapables de manier des armes ou bien au bord de la crise de nerfs lorsqu'on leur demandait de sauter en parachute.

Ils avaient l'‚ge en commun, une vingtaine d'années, et la pratique d'une langue étrangère qu'ils parlaient tous aussi couramment que des autochtones.

Il y avait de nombreux dossiers, mais bien peu de candidats acceptables.

quand Percy et Paul eurent éliminé tous les hommes ainsi que les femmes qui parlaient une autre langue que le français, il ne leur restait plus que trois noms.

Paul était découragé : il commençait à peine et déjà il se heurtait à un obstacle de taille.

- Il nous en faut au minimum quatre, même si Betty a recruté la femme qu'elle est allée voir ce matin.

- Diana Colefield.

- Et aucune de celles-ci n'est experte en explosifs ou spécialiste du téléphone !

Percy était plus optimiste.

- Pas quand le SOE les a interviewées, mais peut-être le sont-elles aujourd'hui. Depuis, les femmes ont appris à s'acquitter de tant de t‚ches.

- Bien, voyons un peu.

Il leur fallut un moment pour retrouver la trace des trois femmes.

Déception supplémentaire, ils découvrirent que l'une d'elles était morte.

Les deux autres se trouvaient à Londres : Ruby Romain, malheureusement, dans la prison de femmes de Holloway, à cinq kilomètres de Baker Street, attendait d'être jugée pour meurtre ; quant à Maude Valentine, dont le dossier notait simplement ´ psychologiquement peu recommandable ª, elle conduisait une ambulance pour le SEIN.

131

- Il n'en reste que deux ! dit Paul accablé.

- Ce n'est pas tant la quantité que la qualité qui me tracasse, observa Percy.

- Nous savions depuis le départ que nous examinions des rebuts.

- Mais nous ne pouvons pas risquer la vie de Betty avec des gens pareils !

s'écria Percy, furieux.

Paul se rendit compte qu'il tenait désespérément à protéger la jeune femme.

Il avait accepté de céder le contrôle de l'opération, mais il ne se départirait pas de son rôle d'ange gardien.

Un coup de téléphone vint interrompre leur discussion. C'était Simon Fortescue, l'homme au costume rayé du MI6 qui avait rendu le SOE

responsable du fiasco de Sainte-Cécile.

- que puis-je faire pour vous ? grommela Paul, sur ses gardes.

On ne pouvait pas se fier à Fortescue.

- Je crois plutôt que c'est moi qui pourrais faire quelque chose pour vous, déclara Fortescue. Je sais que vous êtes d'accord pour le plan du major Clairet.

- qui vous l'a dit ? demanda Paul, d'un ton méfiant. C'était censé être un secret.

- La question n'est pas là. Naturellement, même si j'étais contre, je souhaite que votre mission réussisse, et j'aimerais vous aider.

Paul était furieux qu'on discute de sa t‚che, mais inutile de s'étendre là-dessus.

- Connaissez-vous une technicienne du téléphone qui parle parfaitement le français ? demanda-t-il.

- Pas exactement. Mais je vous suggère de rencontrer quand même lady Denise Bowyer, absolument charmante, la fille du marquis d'Inverlocky.

Paul ne s'intéressait pas à son pedigree.

- Comment a-t-elle appris le français ?

- Elle a été élevée par sa belle-mère française, la seconde femme de lord Inverlocky. Elle a très envie de se rendre utile.

Paul se méfiait de Fortescue, mais il était désespérément à court de recrues valables.

- O˘ puis-je la trouver ?

- Elle est avec la RAF à Hendon.

132

Hendon n'évoquait rien à Paul, mais Fortescue précisa :

- C'est un terrain d'aviation dans la banlieue nord de Londres.

- Merci.

- Dites-moi ce que ça donne, fit Fortescue et il raccrocha. Paul raconta la conversation à Percy qui déclara :

- Fortescue cherche à placer un espion dans notre camp.

- Nous ne pouvons pas nous permettre d'éliminer cette fille pour cette simple raison.

- Exact.

Ils virent d'abord Maude Valentine, au Fenchurch Hôtel, à deux pas du qG du SOE, car on ne conduisait jamais d'étrangers au 64, expliqua Percy.

- Si nous ne la prenons pas et si elle devine que son recrutement avait été envisagé pour une mission d'espionnage, elle ne connaîtra ni le nom ni l'adresse de l'organisation qui l'a contactée. Alors même si elle bavarde, elle ne pourra pas faire grand mal.

- Fort bien.

- quel est le nom déjeune fille de votre mère ? Un peu surpris, Paul dut réfléchir un instant :

- Thomas. Elle s'appelait Edith Thomas.

- Vous serez donc le major Thomas et moi le colonel Cox. Inutile de citer nos vrais noms.

Percy, décidément, n'était pas un abruti.

Paul rencontra Maude dans le hall de l'hôtel. Elle éveilla aussitôt son intérêt. Jolie fille, toujours prête à faire du charme, elle était sanglée dans son blouson militaire et portait sa casquette un peu de guingois. Paul s'adressa à elle en français.

- Mon collègue vous attend dans un salon particulier. Elle lui lança un regard malicieux et répondit en

français avec un certain culot :

- En général, je ne vais pas dans les salons particuliers, encore moins avec des inconnus, mais pour vous, major, je ferai une exception.

- C'est une salle de réunion, se défendit-il en rougissant, avec une table et des chaises, ce n'est pas une chambre.

- Oh, alors c'est parfait, fit-elle toujours moqueuse.

- D'o˘ êtes-vous ? lui demanda-t-il pour changer de sujet. Il avait remarqué son accent méridional.

133

- Je suis née à Marseille.

- Et que faites-vous au SEIN ?

- Je sers de chauffeur à Monty.

- Ah oui ?

Paul n'était censé donner aucune information sur lui-même, mais il ne put s'empêcher de dire :

- J'ai travaillé quelque temps pour Monty, mais je ne me rappelle pas vous avoir vue.

- Je ne conduis pas uniquement Monty. Je sers de chauffeur à tous les généraux en chef.

- Bien. Par ici, je vous prie.

Il l'emmena dans la salle et lui versa une tasse de thé. Paul s'en rendit tout de suite compte, Maude était ravie d'être l'objet de tant d'attentions. Pendant que Percy lui posait des questions, il l'examina attentivement : menue, mais pas autant que Betty, et plutôt mignonne avec sa bouche en cerise que le rouge à lèvres soulignait encore et son grain de beauté - peut-être postiche - sur la joue. Ses cheveux bruns étaient ondulés.

- Ma famille s'est installée à Londres quand j'avais dix ans, expliqua-t-elle. Mon père est p‚tissier.

- O˘ travaille-t-il ?

- Il est chef p‚tissier au Claridge.

- Très impressionnant.

Le dossier de Maude était posé sur la table et Percy le poussa de quelques centimètres vers Paul. Son geste n'échappa pas au jeune Américain et son regard tomba sur une note ajoutée lors du premier entretien. Père : Armand Valentin, trente-neuf ans, garçon de cuisine au Claridge, lut-il.

quand ce fut terminé, on lui demanda d'attendre dehors.

- Elle vit dans un monde de fantasmes, déclara Percy dès qu'elle fut sortie. Elle a promu son père au rang de chef cuisinier et transformé son nom de famille en Valentine.

- Dans le hall, elle m'a dit qu'elle était le chauffeur de Monty, ce qui n'est pas le cas, je le sais, confirma-t-il.

- Voilà sans doute pourquoi on l'a éliminée précédemment.

Paul, sentant que Percy était prêt à refuser, s'empressa de faire remarquer :

- Mais aujourd'hui, nous ne pouvons pas nous permettre d'être aussi difficile.

134

- Elle constituerait une menace pour une opération clandestine ! lança Percy, surpris.

- Nous n'avons pas le choix, insista Paul avec un geste d'impuissance.

- C'est de la folie !

Paul se dit que Percy, un peu amoureux de Betty mais plus ‚gé et marié, avait transformé son amour en protection paternelle - ce qui le rendait sympathique. Mais s'il voulait réussir, il aurait à lutter contre sa prudence.

- …coutez, nous ne devrions pas éliminer Maude, proposa-t-il. Betty jugera par elle-même quand elle la rencontrera.

- Vous avez sans doute raison, admit Percy à contrecour. Et ce don d'inventer des histoires peut être précieux en cas d'interrogatoire.

- Bon. Prenons-la... Mademoiselle Valentine, je suis en train de monter une équipe, j'aimerais que vous en fassiez partie. Accepteriez-vous une mission dangereuse ?

- Nous irions à Paris ? s'exclama Maude tout excitée, en guise de réponse.

C'était une réaction bizarre. Paul hésita, puis dit :

- Pourquoi me demandez-vous cela ?

- J'adorerais aller à Paris. Je n'y suis jamais allée. Il paraît que c'est la plus belle ville du monde.

- O˘ que vous alliez, vous n'aurez pas le temps de faire du tourisme, lança Percy, incapable de dissimuler son agacement.

Maude n'eut même pas l'air d'y prendre garde.

- Dommage, fit-elle. «a me plairait quand même.

- Comment réagissez-vous devant le danger ? insista Paul.

- Oh ! fit Maude d'un ton désinvolte, très bien. Je n'ai pas peur.

Vous devriez, songea Paul, mais il se tut.

Ils quittèrent Baker Street et roulèrent vers le nord, traversant un quartier ouvrier durement touché par les bombardements. Dans chaque rue, une maison au moins n'était qu'une carcasse noircie ou qu'un tas de ruines.

Paul devait retrouver Betty devant la prison, o˘ ils auraient un entretien avec Ruby Romain. Percy de son côté continuerait jusqu'à Hendon pour rencontrer Lady Denise Bowyer.

135

I

Percy conduisait avec assurance dans le dédale de ces rues sinistres.

- Vous connaissez bien Londres, observa Paul.

- C'est dans ce quartier que je suis né, répondit Percy.

Paul fut intrigué. Il était peu courant, en effet, qu'un garçon issu d'une famille pauvre atteigne le grade de colonel dans l'armée britannique.

- que faisait votre père ?

- Il vendait du charbon qu'il transportait sur une charrette tirée par un cheval.

- C'était sa propre affaire ?

- Non, il travaillait pour un charbonnier.

- C'est ici que vous êtes allé à l'école ?

Percy sourit à cet interrogatoire, qui ne semblait pas le gêner.

- Gr‚ce au pasteur de la paroisse, j'ai obtenu une bourse dans un bon établissement. C'est là que j'ai perdu mon accent des faubourgs.

- Vous l'avez fait exprès ?

- «a n'était pas volontaire. Je vais vous raconter quelque chose. Il arrivait parfois qu'on me dise quand je faisais de la politique : Ćomment pouvez-vous être socialiste avec un accent pareil ? ª J'expliquais alors qu'on me fouettait en classe parce que je ne prononçais pas bien les h, ce qui a cloué le bec à un ou deux crétins qui ne se prenaient pas pour de la gnognotte.

Percy arrêta la voiture dans une rue bordée d'arbres, devant ce qui sembla à Paul un ch‚teau de conte de fées avec remparts, tourelles et haut donjon.

- C'est une prison, ça ?

- Architecture victorienne, fit Percy en haussant les épaules.

Betty attendait à l'entrée, dans son uniforme du SEIN : une tunique à

quatre poches, une jupe-culotte et un petit chapeau au bord relevé. La ceinture de cuir qui lui sanglait la taille soulignait sa minceur et ses boucles blondes, indisciplinées, encadraient son visage.

- quelle jolie fille ! apprécia Paul, le souffle un peu court.

- Elle est mariée, fit sèchement remarquer Percy. Me voilà prévenu, se dit Paul, amusé.

- ¿ qui ?

136

Après un instant d'hésitation, Percy répondit :

- Je pense qu'il vaut mieux que vous le sachiez. Michel est dans la Résistance française. C'est le chef du réseau Bollinger.

- Ah ! Merci.

Percy laissa Paul aux prises avec Betty et poursuivit sa route. Paul craignait en effet qu'elle ne soit furieuse en apprenant combien leur pêche à la candidate était minable. Il ne l'avait rencontrée qu'à deux reprises et chaque fois elle l'avait engueulé. Mais elle semblait de bonne humeur et, quand il lui parla de Maude, elle dit :

- Nous sommes donc déjà trois, moi comprise. Nous avons fait la moitié du chemin.

Paul acquiesça ; inutile d'avouer son inquiétude. On entrait à Holloway par une b‚tisse médiévale percée de meurtrières.

- Pourquoi n'ont-ils pas complété le décor par une herse et un pont-levis ? ironisa Paul.

Ils débouchèrent dans une cour o˘ quelques femmes en robe sombre cultivaient des légumes. ¿ Londres, le moindre mètre carré de terrain vague était transformé en potager.

La prison se dressait devant eux. L'entrée était gardée par des monstres de pierre, de lourds griffons ailés tenant dans leurs serres des clefs et des fers. Le corps de garde était flanqué de b‚timents de quatre étages, chacun marqué par de longues rangées d'étroites fenêtres en ogive.

- C'est insensé, cet endroit ! s'exclama Paul.

- C'est ici que les suffragettes faisaient la grève de la faim, lui expliqua Betty. On y a nourri de force la femme de Percy.

- Mon Dieu !

¿ l'intérieur, une forte odeur d'eau de Javel flottait dans l'air, comme si les autorités espéraient qu'un désinfectant anéantirait les bactéries du crime. On introduisit Betty et Paul dans le bureau de l'adjointe du gouverneur, Mlle Lindleigh, b‚tie comme un tonneau avec un gros visage revêche.

- Je ne sais pas pourquoi vous désirez voir Romain, déclara-t-elle.

Apparemment, je ne dois pas le savoir, ajouta-t-elle avec un peu de rancour.

Betty afficha son air méprisant, qui annonçait une remarque déplaisante.

Aussi Paul s'empressa-t-il d'intervenir.

- Je vous prie de nous excuser pour ce secret, dit-il avec 137

son plus charmant sourire. Nous ne faisons que suivre des ordres.

- Je présume que c'est notre lot à tous, répondit Mlle Lindleigh en se radoucissant. quoi qu'il en soit, je dois vous prévenir que Romain est une prisonnière violente.

- J'ai cru comprendre que c'était une meurtrière.

- En effet. On devrait la pendre, mais les tribunaux sont trop indulgents de nos jours.

- C'est bien vrai, dit Paul, qui n'en pensait pas un mot.

- Arrêtée pour ivrognerie, elle a trouvé le moyen de tuer une détenue dans la cour d'exercice si bien que maintenant elle attend d'être jugée pour meurtre.

- Pas commode, remarqua Betty d'un air intéressé.

- En effet, major. Elle vous paraîtra peut-être raisonnable au début, mais ne vous y laissez pas prendre. Elle s'emporte pour un rien et plus vite que le temps de dégainer un couteau.

- Et en général, ça fait mal, dit Paul.

- Vous avez tout compris.

- Nous avons peu de temps, s'impatienta Betty, j'aimerais la voir tout de suite.

- Si cela ne vous dérange pas, mademoiselle Lindleigh, ajouta précipitamment Paul.

- Très bien.

L'adjointe du gouverneur leur montra le chemin. Les sols dallés et les murs nus faisaient résonner les lieux comme une cathédrale, amplifiant le fond sonore, mélange de clameurs lointaines, de claquements de portes et de raclements de brodequins sur les passerelles métalliques. Après avoir suivi une enfilade d'étroits couloirs et gravi des escaliers plutôt raides, ils débouchèrent dans une salle d'interrogatoire.

Ruby Romain était déjà là. Sa peau mate, ses cheveux bruns et raides et ses yeux noirs au regard farouche auraient pu rappeler la beauté gitane traditionnelle, si la nature ne l'avait dotée d'un nez crochu et d'un menton en galoche.

Mlle Lindleigh les laissa ; un gardien installé dans la pièce voisine surveillait l'entrevue par une porte vitrée. Betty, Paul et la prisonnière s'assirent autour d'une méchante table sur laquelle on avait posé un cendrier crasseux. Paul avait apporté un paquet de Lucky Strike. Il le posa sur la table et dit en fran-138

çais : Śervez-vous. ª Ruby prit deux cigarettes, en plaça une entre ses lèvres et l'autre derrière son oreille.

Paul posa quelques questions de routine, pour rompre la glace, auxquelles elle répondit de façon claire et polie, mais avec un fort accent français.

- Mes parents sont des gens du voyage, expliqua-t-elle. quand j'étais petite, nous voyagions à travers la France d'une fête foraine à une autre.

Mon père tenait un stand de tir et ma mère vendait des crêpes.

- Comment êtes-vous venue en Angleterre ?

- ¿ quatorze ans, je suis tombée amoureuse d'un matelot anglais que j'avais rencontré à Calais. Il s'appelait Freddy. On s'est mariés -

naturellement, j'ai menti sur mon ‚ge - et on est partis pour Londres. Il a été tué il y a deux ans, son navire a été coulé par un sous-marin dans l'Atlantique. Elle frissonna. Une tombe bien froide. Pauvre Freddy.

- Racontez-nous pourquoi vous êtes ici, intervint Betty que les histoires de famille n'intéressaient pas.

- Je me suis procuré un petit brasero pour vendre des crêpes dans la rue, mais la police n'arrêtait pas de me harceler. Un soir, j'avais bu un peu de cognac -j'ai un faible pour l'alcool, c'est vrai - bref, ça s'est mal passé. Le flic m'a dit de me tailler, confirma-t-elle dans un anglais fortement teinté d'accent cockney, je l'ai copieusement injurié. Il m'a bousculée et je l'ai envoyé au tapis.

Paul la considéra avec un certain amusement. Malgré sa taille plutôt moyenne, elle avait de grandes mains et des jambes musclées. Il l'imaginait très bien mettant KO un bobby londonien.

- que s'est-il passé ensuite ? demanda Betty.

- Ses deux copains sont arrivés et, à cause du cognac, j'ai mis un peu de temps à me tirer, alors ils m'ont allongé quelques taloches et m'ont emmenée au gnouf. Comme Paul n'avait pas l'air de comprendre, elle précisa : Au poste de police, je veux dire. Bref, le premier flic avait honte de me coincer pour agression, car il ne voulait pas avouer qu'il s'était fait envoyer au tapis par une femme ; alors j'ai écopé de quatorze jours pour ivresse et atteinte à l'ordre public.

- Et puis vous avez eu une autre bagarre. Elle toisa longuement Betty.

139

- Je ne sais pas si je peux expliquer à quelqu'un comme vous comment ça se passe ici. La moitié des filles sont dingues et elles ont toutes une arme : on peut limer le bord d'une cuillère pour en faire un couteau, aff˚ter un bout de fil de fer pour fabriquer un stylet ou bien torsader des fils pour se tisser un garrot. Les gardiens n'interviennent jamais dans les empoignades entre détenues. Ils aiment bien nous regarder nous mettre en pièces. C'est pour ça qu'il y a tant de prisonnières qui ont des cicatrices.

Paul était choqué. Il n'avait encore jamais eu de contact avec des femmes incarcérées. Le tableau que présentait Ruby était terrifiant. Peut-être qu'elle exagérait, mais elle semblait d'une tranquille sincérité. Peu lui importait qu'on la cr˚t : elle énumérait les faits avec la sécheresse sans h‚te de quelqu'un que ça n'intéresse pas vraiment mais qui n'a rien de mieux à

faire.

- que s'était-il passé, demanda Betty, avec la femme que vous avez tuée ?

- Elle m'avait volé quelque chose.

- quoi donc ?

- Un savon.

Mon Dieu, songea Paul. Elle l'a tuée pour un savon.

- qu'avez-vous fait ? demanda Betty.

- Je l'ai récupéré.

- Et alors ?

- Elle s'est jetée sur moi avec un pied de chaise dont elle avait fait une matraque en fixant au bout un morceau de tuyau de plomb. Elle m'a tapé sur la tête avec ça. J'ai cru qu'elle allait me tuer. Moi, j'avais un couteau que je m'étais confectionné avec un long éclat de verre pointu provenant d'un carreau cassé et un bout de pneu enroulé en guise de poignée. Je le lui ai enfoncé dans la gorge. Comme ça, elle n'a pas eu l'occasion de me frapper une autre fois.

Betty réprima un frisson et dit :

- C'est de la légitime défense.

- Non. Il aurait fallu prouver que je ne pouvais pas m'en-fuir. Et puis j'avais prémédité le meurtre puisque j'avais fabriqué un couteau avec ce bout de verre.

Paul se leva.

140

- Attendez un moment ici avec le gardien, je vous prie, dit-il à Ruby.

Nous sortons quelques instants.

Ruby lui sourit et, pour la première fois, elle parut non pas jolie mais aimable.

- Vous êtes si poli, dit-elle d'un ton admiratif.

- quelle horrible histoire ! déclara-t-il, une fois dans le couloir.

- N'oubliez pas, lui fit observer Betty, que toutes celles qui sont ici clament leur innocence.

- quand même, je la trouve plus à plaindre qu'à bl‚mer.

- J'en doute. Je crois que c'est une tueuse.

- Donc nous l'éliminons.

- Au contraire, c'est exactement ce que je veux. Retournons-y. Si vous pouviez sortir d'ici, demanda Betty à Ruby de retour dans la salle, seriez-vous disposée à vous charger d'une mission dangereuse ?

Elle répondit par une autre question.

- On irait en France ? Betty haussa les sourcils.

- qu'est-ce qui vous fait demander cela ?

- Au début, vous m'avez parlé français. Je suppose que vous vouliez vous assurer que je parlais la langue.

- Je ne peux pas vous dire grand-chose de ce que vous auriez à faire.

- Je parie qu'il s'agit de sabotage derrière les lignes ennemies.

Paul était médusé : Ruby avait l'esprit vif. Voyant sa surprise, celle-ci poursuivit :

- Vous savez, au début j'ai cru que vous vouliez que je fasse un peu de traduction pour vous, mais ça n'a rien de dangereux. Alors, c'est que vous devez aller en France. Et qu'est-ce que l'armée britannique ferait là-bas à

part détruire des ponts et des voies de chemin de fer ?

Paul ne dit rien, mais il était impressionné par sa faculté de déduction.

- Ce que je n'arrive pas à comprendre, continua Ruby en fronçant les sourcils, c'est pourquoi votre équipe ne sera constituée que de femmes.

Betty ouvrit de grands yeux.

- qu'est-ce qui vous fait croire cela ?

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- Si vous pouviez utiliser des hommes, pourquoi viendriez-vous me parler ?

Vous devez être vraiment aux abois. Ce ne doit pas être si facile de faire sortir une meurtrière de prison, même pour une mission de guerre vitale.

Alors qu'est-ce que j'ai de spécial ? Je suis coriace, mais il doit y avoir des centaines de durs à cuire qui parlent parfaitement le français et qui ne demanderaient pas mieux que de se charger d'une mission secrète. La seule raison de me choisir plutôt que l'un d'eux, c'est que je suis une femme. Peut-être risquent-elles moins d'être interrogées par la Gestapo...

c'est ça ?

- Je ne peux rien vous dire, répondit Betty.

- Enfin, si vous voulez de moi, je le ferai. Est-ce que je peux avoir encore une cigarette ?

- Bien s˚r, dit Paul.

- Vous comprenez bien que ce travail est dangereux, reprit Betty.

- Ouais, rétorqua Ruby en allumant une Lucky Strike, mais pas autant que de rester dans cette putain de prison.

Après avoir quitté Ruby, ils revinrent au bureau de l'assistante du gouverneur.

- Mademoiselle Lindleigh, annonça Paul, recourant une nouvelle fois à la flatterie, j'ai besoin de votre aide. Dites-moi ce dont vous auriez besoin pour procéder à la libération de Ruby Romain.

- La libérer ! Mais c'est une meurtrière ! Pourquoi la rel‚cher?

- Il m'est malheureusement impossible de vous le dire. Mais je peux vous assurer que, si vous saviez o˘ elle doit aller, vous n'estimeriez pas qu'elle a eu de la chance de sortir d'ici - bien au contraire.

- Je comprends, dit-elle commençant à se radoucir.

- J'ai besoin qu'elle sorte d'ici ce soir, reprit Paul. Mais je ne veux absolument pas vous mettre dans une position délicate. C'est pourquoi je dois savoir exactement quelle autorisation il vous faut.

Ce qu'il voulait en réalité, c'était avoir la certitude qu'elle n'aurait aucune excuse pour s'opposer à cette libération.

- Je ne peux en aucun cas la rel‚cher, déclara Mlle Lind-142

leigh. Elle est détenue ici en vertu d'une ordonnance du tribunal, donc seul le tribunal a le pouvoir de la libérer.

- Et que faut-il pour cela ? demanda Paul avec patience.

- Elle doit être conduite, sous escorte policière, devant un magistrat. Le procureur, ou son représentant, devra déclarer au magistrat qu'on a renoncé

à toutes les charges retenues contre Romain. Le magistrat sera alors dans l'obligation de déclarer qu'elle est libre de partir.

Paul fronça les sourcils, à l'aff˚t de tout obstacle éventuel :

- Il faut qu'elle signe ses papiers d'engagement dans l'armée avant de comparaître devant le magistrat de façon à se trouver soumise à la discipline militaire aussitôt que la cour l'aura rel‚chée, sinon elle pourrait s'en aller, tout simplement.

Mlle Lindleigh n'en croyait pas ses oreilles.

- Pourquoi abandonner l'accusation ?

- Ce procureur est un fonctionnaire ?

- Oui.

- Alors, cela ne posera pas de problème, fit Paul en se levant. Je reviendrai dans la soirée avec un magistrat, quelqu'un du bureau du procureur et un chauffeur de l'armée pour conduire Ruby à... sa prochaine escale. Pouvez-vous envisager le moindre problème ?

- Major, fit Mlle Lindleigh en secouant la tête. J'obéis aux ordres, comme vous.

- Parfait.

Ils prirent congé. Lorsqu'ils se retrouvèrent dehors, Paul s'arrêta et regarda derrière lui.

- C'est la première fois que je mets les pieds dans une prison, dit-il. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais pas en tout cas à un décor de conte de fées.

C'était une remarque sans importance concernant l'architecture du b‚timent, mais Betty observa d'un ton aigre :

- Plusieurs femmes ont été pendues ici. «a ne fait pas très conte de fées.

Il se demanda pourquoi elle était d'aussi méchante humeur.

- On dirait que vous vous identifiez aux détenues, dit-il, et soudain il comprit pourquoi. Parce que vous pourriez vous retrouver dans une prison en France ?

Elle parut décontenancée.

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- Je crois que vous avez raison. Je ne comprenais pas pourquoi j'exécrais autant cet endroit, mais c'est cela.

Elle aussi pourrait être pendue, se dit-il, mais il garda cette pensée pour lui.

Ils se dirigèrent vers la station de métro la plus proche. Betty était songeuse.

- Vous êtes très perspicace, observa-t-elle. Vous avez su vous y prendre pour mettre Mlle Lindleigh dans notre camp. Moi, je m'en serais fait une ennemie.

- «a n'aurait servi à rien.

- Exactement. quant à cette tigresse de Ruby, vous l'avez transformée en chatte ronronnante.

- Je ne prendrais pas le risque qu'une femme comme elle me trouve antipathique.

Betty se mit à rire.

- Et, en plus, vous m'avez fait découvrir en moi quelque chose que je n'avais pas réussi à exprimer.

Paul n'était pas mécontent de l'avoir impressionnée, mais il pensait déjà

au problème suivant.

- ¿ minuit, la moitié de notre équipe devrait avoir rallié le centre d'entraînement du Hampshire.

- Nous l'appelons le Pensionnat, dit Betty. Oui : Diana Colefield, Maude Valentine et Ruby Romain.

Paul récapitula avec une pointe de pessimisme :

- Une aristocrate indisciplinée, une charmeuse incapable de discerner le fantasme de la réalité et une gitane meurtrière prompte à s'emporter.

En songeant que Betty pourrait être pendue par la Gestapo, il éprouvait les mêmes inquiétudes que Percy quant aux qualités de leurs recrues.

- Il ne faut pas être difficile, dit-elle avec entrain. Sa mauvaise humeur s'était dissipée.

- Mais nous n'avons toujours pas d'experte en explosifs ni de technicienne du téléphone.

Betty jeta un coup d'ceil à sa montre.

- Il n'est encore que quatorze heures. Et puis, peut-être que la RAF a appris à Denise Bowyer comment faire sauter un central téléphonique.

Paul ne put s'empêcher de sourire : l'optimisme de Betty était irrésistible.

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Ils arrivèrent à la station et montèrent dans une rame. Ne pouvant plus discuter de la mission à cause des autres passagers qui risquaient de les entendre, Paul changea de sujet :

- J'ai appris quelques petites choses sur Percy ce matin, raconta-t-il.

Nous avons traversé le quartier o˘ il a grandi.

- Il a pris les manières et même l'accent de la haute société britannique, mais ne vous y laissez pas prendre. Sous cette vieille veste de tweed bat le cour d'un vrai gosse des rues.

- Il m'a dit qu'on le fouettait à l'école à cause de son accent faubourien.

- Il avait obtenu une bourse. «a ne facilite généralement pas la vie dans les collèges anglais chics. Je le sais, j'ai vécu ça moi aussi.

- Vous avez d˚ corriger votre accent ?

- Non. J'ai grandi dans le ch‚teau d'un comte. J'ai toujours parlé comme ça.

Voilà pourquoi, se dit Paul, Betty et Percy s'entendent si bien : rejetons, tous deux, d'une famille modeste, ils ont gravi les échelons de la société.

Contrairement aux Américains, les Anglais ne voyaient aucun mal à ce qu'on exprime des préjugés de classe. Pourtant cela les choquait d'entendre des Sudistes affirmer que les Noirs leur étaient inférieurs.

- Je crois que Percy a beaucoup d'affection pour vous, dit Paul.

- Je l'aime comme un père.

Ses sentiments semblent sincères, songea Paul, mais par la même occasion, Betty dissipait toute ambiguÔté éventuelle au sujet de ses relations avec Percy.

Betty devait retrouver Percy à Orchard Court. Une voiture y attendait elle et Paul ; Paul en reconnut le chauffeur, un membre de l'équipe de Monty.

- Monsieur, quelqu'un vous attend dans la voiture, était en train de dire l'homme quand la portière arrière s'ouvrit pour livrer passage à Caroline, la sour cadette de Paul.

Il eut un sourire ravi. Elle se jeta dans ses bras et il la serra contre lui.

- «a, alors ! s'exclama-t-il. qu'est-ce que tu fais à

Londres ?

- Je ne peux pas te le dire, mais comme j'avais deux 145

heures de battement, j'ai quémandé auprès du bureau de Monty une voiture pour venir te voir. Tu m'offres un verre ?

- Je n'ai pas une minute à perdre, répondit-il. Même pas pour toi. Mais tu peux me conduire à Whitehall. Il faut que je trouve un procureur.

__Alors je t'emmène là-bas et on parlera dans la voiture.

- Bien s˚r ! Allons-y !

14.

La scène devant la porte de l'immeuble n'échappa pas à Betty, en particulier le sourire ravi qui éclaira le visage de Paul et la vigueur avec laquelle il serra dans ses bras la jolie fille en uniforme de lieutenant de l'armée américaine qui s'était jetée à son cou. De toute évidence c'était sa femme, sa petite amie ou sa fiancée de passage à

Londres - elle devait appartenir aux forces américaines basées en Angleterre pour préparer le débarquement. Paul avait sauté dans la voiture de la jeune femme.

Betty entra seule à Orchard Court, un peu triste. Paul avait une femme dans sa vie, ils s'adoraient et le destin leur octroyait une rencontre surprise.

Betty aurait bien voulu que Michel surgisse ainsi à l'improviste. Mais il était allongé, blessé, sur un divan à Reims avec une belle effrontée de dix-neuf ans pour le soigner.

Percy était déjà rentré de Hendon. Elle le trouva en train de faire du thé.

- Comment était votre fille de la RAF ? demanda-t-elle.

- Lady Denise Bowyer ? Elle est en route pour le Pensionnat, annonça-t-il.

- Magnifique ! Maintenant nous en avons quatre !

- Oui, mais je suis un peu inquiet. C'est une vantarde : elle a fait tout un plat de ses prouesses dans l'Air Force et m'a donné toutes sortes de détails dont elle n'aurait jamais d˚ parler. Il faudra que vous vérifiiez tout ça à l'entraînement.

- Je ne pense pas qu'elle connaisse quoi que ce soit aux centraux téléphoniques.

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- Absolument rien. Pas plus qu'aux explosifs. Du thé ?

- Volontiers.

Il lui tendit une tasse et s'assit derrière son vieux bureau.

- O˘ est Paul ?

- Chez le procureur. Il espère faire sortir Ruby Romain de prison ce soir.

- Vous l'aimez bien ? s'enquit Percy.

- Plus qu'au début.

- Moi aussi.

- La vieille mégère qui dirige la prison a succombé à son charme.

- Comment était Ruby Romain ?

- Terrifiante. Elle s'est querellée avec une détenue à propos d'un savon et lui a tranché la gorge.

- Seigneur, fit Percy en secouant la tête d'un air incrédule. quel genre d'équipe sommes-nous en train de rassembler, Betty?

- Une équipe redoutable. C'est ce qu'elle est censée être. Ce n'est pas le problème. D'ailleurs, au train o˘ vont les choses, nous pourrons peut-être nous permettre le luxe d'en éliminer une ou deux si elles ne font pas l'affaire pendant l'entraînement. Ce qui me préoccupe davantage, c'est qu'aucune d'entre elles ne s'y connaît dans les domaines qui nous intéressent, il est inutile d'envoyer en France une cohorte de mégères si elles sont incapables de déterminer les c‚bles à détruire.

Percy but sa tasse de thé et se mit à bourrer sa pipe.

- Je connais une spécialiste en explosifs qui parle le français.

- C'est formidable ! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt?

- J'ai tout de suite pensé à elle, mais je l'ai aussitôt éliminée car elle ne fait pas du tout l'affaire. Cependant, étant donné la situation...

- En quoi ne fait-elle pas l'affaire ?

- Elle a une quarantaine d'années. Le SOE utilise rarement des femmes aussi ‚gées, surtout pour une mission de parachutage, déclara-t-il en craquant une allumette.

¿ ce stade, pensa Betty, ce n'est pas l'‚ge qui sera un obstacle. Très excitée, elle dit :

- Elle se portera volontaire ?

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- Il y a de bonnes chances, surtout si c'est moi qui le lui demande.

- Vous êtes amis ? Il acquiesça.

- Comment a-t-elle acquis cette spécialité ?

Percy, l'air gêné et tenant toujours l'allumette qui se consumait, expliqua :

- C'est une perceuse de coffres-forts. Je l'ai rencontrée voilà des années quand je faisais de la politique dans l'East End.

L'allumette se consuma et il en craqua une autre.

- Je ne me doutais pas que vous vous étiez encanaillé à ce point. O˘ se trouve-t-elle maintenant ?

Percy consulta sa montre.

- Il est dix-huit heures. ¿ cette heure-ci, certainement au bar du Canard boiteux.

- Un pub ?

- Oui.

- Alors allumez donc cette foutue pipe et allons-y tout de suite.

Dans la voiture Betty poursuivit son enquête :

- Comment savez-vous que c'est une perceuse de coffres-forts ?

- Tout le monde le sait, fit Percy en haussant les épaules.

- Tout le monde ? Même la police ?

- Oui. Dans l'East End, police et malfaiteurs grandissent ensemble, fréquentent les mêmes écoles, habitent les mêmes rues. Tout le monde se connaît.

- Mais si les policiers savent qui sont les criminels, pourquoi ne les mettent-ils pas en prison ? Parce qu'ils ne peuvent rien prouver ?

- Je vais vous expliquer comment cela fonctionne. quand la police se trouve en face d'une affaire à résoudre, elle choisit quelqu'un qui est connu dans le domaine concerné. S'il s'agit d'un cambriolage, elle arrête un cambrioleur. Peu importe qu'il en soit ou non l'auteur, elle pourra toujours lui fabriquer un dossier de toutes pièces : les témoins, elle peut les suborner, les aveux se falsifient et les indices médicaux légaux s'inventent. Bien s˚r, elle commet des erreurs et jette en prison des innocents ; elle utilise fréquemment ce système pour régler des 149

comptes personnels ; mais dans la vie, rien n'est parfait, n'est-ce pas?

- Si je comprends bien, vous voulez dire que tout ce cirque de tribunaux et de jurés n'est qu'une farce ?

- Une farce extrêmement réussie qui tient l'affiche depuis longtemps et qui fournit à des citoyens, inutiles sans cela, des emplois lucratifs d'inspecteurs, d'hommes de loi, d'avocats et déjuges.

- Votre amie la perceuse de coffres est-elle allée en prison ?

- Non. Il suffit, pour échapper aux poursuites, d'être prêt à payer de substantiels pots-de-vin et d'entretenir de solides amitiés avec des policiers. Supposons que vous habitiez dans la même rue que la chère vieille maman de l'inspecteur Callahan : vous passez la voir une fois par semaine pour lui proposer de lui faire ses courses, pour regarder les photos de ses petits-enfants... Après cela, l'inspecteur aura des scrupules à vous mettre en prison.

Betty songeait à ce que Ruby venait de lui expliquer de la vie à Londres, presque aussi dure que la vie sous le joug de la Gestapo. Cela pouvait-il être vraiment si différent de ce qu'elle avait imaginé ?

- Je n'arrive pas à discerner si vous parlez sérieusement, confia-t-elle à

Percy. Je ne sais que croire.

- Oh, je suis sérieux, répondit-il avec un sourire. Mais je ne m'attends pas à ce que vous me croyiez.

Ils traversaient Stepney, non loin des docks. Les dég‚ts causés par les bombardements y dépassaient en horreur tout ce que Betty avait déjà pu voir. Des rues entières avaient été détruites. Percy s'engagea dans un étroit cul-de-sac et se gara devant un pub.

Le Canard boiteux était en réalité un sobriquet pour désigner le Cygne blanc. Le bar n'avait rien de privé, mais on l'appelait ainsi pour le distinguer de la partie pub o˘ il y avait de la sciure par terre et o˘ la pinte de bière co˚tait un penny moins cher. Betty songea à expliquer ces subtilités à Paul. Cela l'amuserait.

Géraldine Knight, cheveux très blonds et maquillage accentué appliqué d'une main experte, trônait sur un tabouret à l'extrémité du comptoir avec des airs de propriétaire. Sa silhouette

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rebondie ne devait certainement son apparente fermeté qu'au soutien d'un corset. Une trace de rouge à lèvres marquait l'extrémité d'une cigarette qui se consumait dans le cendrier. Personne ne peut moins ressembler à un agent secret, songea Betty avec découragement.

- Percy Thwaite, je n'en crois pas mes yeux ! s'exclama la femme ; on aurait dit une fille des faubourgs qui aurait pris des cours d'élocution.

qu'est-ce que tu fais à zoner par ici, sacré vieux communiste ? ajouta-t-elle, manifestement ravie de le voir.

- Salut, Jelly, je te présente mon amie Betty.

- Ravie de vous connaître, répondit-elle en serrant la main de Betty.

- Jelly ? interrogea Betty.

- Personne ne sait d'o˘ me vient ce surnom.

- Jelly Knight, la gélignite..., reprit Betty. Jelly ne releva pas.

- Puisque c'est toi qui régales, Percy, je prendrai un gin-tonic.

- Vous habitez le quartier ? lui demanda Betty en français.

- Depuis l'‚ge de dix ans, répondit-elle en français avec un accent nord américain. Je suis née au québec.

C'est ennuyeux, se dit Betty. Les Allemands pourront ne pas remarquer son accent, mais les Français n'y manqueront pas. Jelly devra se faire passer pour une Française d'origine canadienne. Parfaitement plausible, mais juste assez inhabituel pour attirer la curiosité. F‚cheux.

- Mais vous vous considérez comme britannique ?

- Anglaise, pas britannique, déclara Jelly avec une feinte indignation, en revenant à l'anglais. J'appartiens à l'église anglicane, je vote conservateur, je déteste les étrangers, les paÔens et les républicains.

Exception faite, naturellement, de la présente assemblée, ajouta-t-elle avec un coup d'oil à Percy.

- Tu devrais, déclara Percy, habiter une ferme du York-shire au milieu des collines, o˘ on n'a pas vu d'étrangers depuis les Vikings. Je ne sais pas comment tu peux supporter de vivre à Londres, entourée de bolcheviques russes, de juifs allemands, de catholiques irlandais et de Gallois non conformistes qui érigent partout de petites chapelles comme des taupinières sur une pelouse.

- Ah ! Percy, Londres n'est plus ce qu'elle était.

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- Plus ce qu'elle était quand tu étais une étrangère, commença Percy, pour reprendre, de toute évidence, une vieille discussion entre eux.

- Je suis très heureuse d'apprendre que vous êtes si patriote, Jelly, intervint Betty avec impatience.

- Et en quoi cela vous intéresse-t-il, si je puis me permettre ?

- Vous pourriez agir pour votre pays.

- J'ai parlé à Betty de ton... de ton savoir-faire, Jelly, précisa Percy.

Elle regarda ses ongles vermillon.

- De la discrétion, Percy, je t'en prie. La discrétion est l'essentiel du courage, dit-on dans la Bible.

- Vous savez, je présume, qu'on a réalisé des progrès stupéfiants dans ce domaine... celui des pains de plastic.

- J'essaie de me tenir au courant, reconnut Jelly, modeste. Elle changea d'expression et lança à Betty un regard rusé. «a a quelque chose à voir avec la guerre, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Alors, j'en suis. Je ferais n'importe quoi pour l'Angleterre.

- Vous devrez vous absenter quelques jours.

- Pas de problème.

- Vous pourriez ne pas revenir.

- Bon sang, qu'est-ce que ça veut dire ?

- Ce sera très dangereux, dit calmement Betty.

- Oh ! l‚cha Jelly, consternée. Elle avala sa salive. Cela ne fait rien, ajouta-t-elle sans conviction.

- Vous êtes s˚re ?

- Vous voulez que je fasse sauter quelque chose ? s'informa Jelly, songeuse.

Betty acquiesça sans rien dire.

- Ce n'est pas sur le continent, n'est-ce pas ?

- «a se pourrait.

Jelly p‚lit sous son maquillage.

- Oh ! doux Jésus. Vous voulez que j'aille en France, c'est ça?

Betty ne dit rien.

- Derrière les lignes ennemies ! Bonté divine, je suis fich-trement trop vioque pour ça. Je... J'ai trente-sept ans.

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Va pour au moins cinq ans de plus, se dit Betty, mais elle répondit :

- Nous sommes presque du même ‚ge, j'ai près de trente ans. Nous ne sommes pas trop vieilles pour un peu d'aventure, hein ?

- Parlez pour vous, chérie.

Betty sentit son cour se serrer. Jelly allait refuser.

On n'arrivera jamais à trouver des femmes capables de faire ce travail et parlant parfaitement français, estima-t-elle soudain. Ce plan a été mal conçu, il est condamné depuis le début. Elle détourna la tête au bord des larmes.

- Jelly, insista Percy, nous te demandons d'effectuer un travail vraiment crucial pour l'effort de guerre.

- N'essaie pas de me faire marcher, Perce, dit-elle d'un ton un peu moqueur, mais non sans une certaine gravité.

- Je n'exagère pas. «a pourrait faire toute la différence entre la victoire ou la défaite.

Elle le dévisagea sans rien dire, très indécise.

- Et tu es la seule personne dans ce pays capable de le faire.

- Tu parles, fit-elle, sceptique.

- Tu es une perceuse de coffres-forts qui parle français : combien crois-tu qu'il y en ait ? Je vais te le dire : à part toi, pas une.

- Tu parles sérieusement ?

- Je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie.

- Bonté de merde, Perce.

Jelly se tut et garda le silence un long moment pendant que Betty retenait son souffle, et finit par lancer :

- Bon, mon salaud, je suis ton homme !

Betty était tellement heureuse qu'elle l'embrassa.

- Dieu te bénisse, Jelly, fit Percy.

- quand commence-t-on ?

- Maintenant, déclara Percy. Tu termines ton gin et je te ramène chez toi pour faire ta valise, ensuite je t'emmène directement au centre d'entraînement.

- quoi, ce soir ?

- Je t'ai dit que c'était important. Elle avala ce qui restait dans son verre.

- Bon, je suis prête.

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En descendant de son tabouret, elle révéla son ample postérieur à Betty qui se demanda comment elle se débrouillerait avec un parachute. En sortant, Percy demanda à Betty :

- Vous pourrez prendre le métro pour rentrer ?

- Bien s˚r,

- Alors, à demain au Pensionnat.

- J'y serai, déclara Betty avant de se diriger vers la station la plus proche.

Elle marchait comme dans un rêve. Par cette douce soirée estivale l'East End était très animé : des garçons au visage sale jouaient au cricket avec un b‚ton et une balle de tennis toute r‚pée ; un homme las en vêtement de travail pleins de cambouis rentrait prendre un thé tardif; un permissionnaire en uniforme, avec pour toute fortune un paquet de cigarettes et quelques shillings se pavanait sur le trottoir comme si tous les plaisirs du monde étaient à sa portée, s'attirant les rires de trois jolies filles en robe décolletée et chapeau de paille. Et dire, songea Betty, que le sort de tous ces gens va se décider dans les tout prochains jours.

Dans la rame qui l'emmenait à Bayswater, son enthousiasme se dissipa, car lui manquait toujours le membre essentiel de l'équipe : la spécialiste des communications qui indiquerait à Jelly o˘ disposer les explosifs. Mal placés, ils provoqueraient des dég‚ts certes, mais réparables en un jour ou deux, et on aurait, en vain, gaspillé des efforts considérables et risqué

bien des vies.

quand elle regagna sa chambre meublée, elle trouva son frère Marc qui l'attendait. Elle le prit dans ses bras et l'embrassa.

- quelle bonne surprise ! s'exclama-t-elle.

- J'ai une soirée libre, je t'emmène prendre un verre, dit-il.

- O˘ est Steve ?

- Il joue lago au Lyme Régis. Nous travaillons tous les deux presque tout le temps pour l'ENSA maintenant. (L'Enter-tainments National Service Association organisait des spectacles pour les forces armées.) O˘ va-t-on ?

Betty, épuisée, aurait bien dans un premier réflexe refusé son invitation.

Mais se rappelant qu'elle partait pour la France vendredi et que ce pourrait être la dernière fois qu'elle voyait son frère, elle proposa :

- que dirais-tu du West End ?

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- Allons dans une boîte.

- Parfait !

Ils sortirent de l'immeuble et s'engagèrent bras dessus bras dessous dans la rue.

- J'ai vu maman ce matin, annonça Betty.

- Comment va-t-elle ?

- Très bien, mais elle n'a pas changé d'avis en ce qui vous concerne Steve et toi, je regrette de te le dire.

- Je n'y comptais pas. Comment se fait-il que tu l'aies vue ?

- Je suis allée à Somersholme. Ce serait trop long de t'expliquer pourquoi.

- Top secret, je suppose.

Elle acquiesça en souriant, puis poussa un soupir en se rappelant son problème.

- Tu n'as pas, bien entendu, parmi tes relations, une spécialiste du téléphone qui parlerait français, n'est-ce pas ?

Il s'arrêta net.

- Ma foi, déclara-t-il, presque.

15.

Mlle Lemas, assise bien droite sur sa chaise derrière la petite table, le visage totalement figé, était au supplice. Elle n'osait pas faire un geste.

Toujours coiffée de son chapeau, elle crispait ses mains sur le gros sac à

main en cuir posé sur ses genoux. Elle ne portait pas de bague ; son seul bijou était une petite croix d'argent attachée à une chaîne.

Autour d'elle, des employés et des secrétaires sanglés dans leur uniforme bien repassé continuaient à taper à la machine et à classer des dossiers.

Obéissant aux consignes de Dicter, ils souriaient poliment quand ils croisaient son regard et, de temps en temps, une des femmes venait lui proposer de l'eau ou du café.

Entre le lieutenant Hesse et Stéphanie, Dicter l'observait. Hans Hesse, le type même du prolétaire allemand robuste et imperturbable, contemplait la scène d'un air stoÔque : il avait assisté à bien des tortures. Stéphanie, l'air malheureux, se taisait et maîtrisait son émotion : elle cherchait avant tout à plaire à Dicter.

Les souffrances de Mlle Lemas n'étaient pas simplement physiques, Dicter le savait. Ce qui était pire encore que sa vessie gonflée, c'était la terreur de se souiller devant des gens courtois et bien habillés qui vaquaient normalement à leurs occupations. Pour une dame respectable, d'un certain

‚ge, c'était le plus affreux des cauchemars. Il admirait son courage se demandant si elle allait craquer ou tenir le coup.

Un jeune caporal se planta devant Dicter en claquant les talons.

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- Je vous demande pardon, major, dit-il, on m'a envoyé vous demander de me suivre dans le bureau du major Weber.

Dicter songea à lui faire répondre : Si vous voulez me parler, venez me voir, mais il décida qu'il n'y avait rien à gagner à se montrer agressif avant que ce soit strictement nécessaire. Weber pourrait même être un peu plus coopératif si on le laissait marquer quelques points.

- Très bien. Hans, vous connaissez les questions à lui poser si elle craque.

- Oui, major.

- Dans le cas contraire... Stéphanie, voudrais-tu aller au café des Sports chercher une bouteille de bière et un verre, s'il te plaît ?

- Bien s˚r, fit-elle, apparemment ravie d'avoir un prétexte pour quitter la pièce.

Dicter suivit le caporal jusqu'au bureau de Willi Weber, vaste pièce dont les trois hautes fenêtres donnaient sur la place. Il regarda le soleil se coucher sur la ville. Dans la lumière rasante qui soulignait les arcs et les piliers de l'église médiévale, il aperçut Stéphanie qui traversait la place sur ses hauts talons, à la fois délicate et puissante, tel un pur-sang.

Des soldats étaient au travail, ils érigeaient trois solides poteaux de bois bien alignés.

- Un peloton d'exécution ? fit Dicter en fronçant les sourcils.

- Pour les trois terroristes de dimanche ; j'ai cru comprendre que vous aviez fini de les interroger.

Dicter acquiesça.

- Ils m'ont dit tout ce qu'ils savaient.

- Ils seront fusillés en public en guise d'avertissement pour ceux qui songeraient à rejoindre la Résistance.

- Excellente idée. Pourtant je serais surpris qu'ils réussissent à

marcher, car même si Gaston est valide, Bertrand et Geneviève sont sérieusement blessés.

- On les portera. Mais ce n'est pas pour discuter d'eux que je vous ai fait venir. Ceux de Paris m'ont demandé o˘ en est l'enquête.

- Et que leur avez-vous répondu ?

- que, au bout de quarante-huit heures, vous aviez arrêté

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une vieille femme soupçonnée d'avoir abrité des agents alliés, mais qui, jusqu'à maintenant, n'avait encore rien dit.

- Et que souhaiterez-vous leur dire ?

- que nous avons brisé les reins de la Résistance française ! s'exclama Weber en donnant un grand coup de poing sur son bureau.

- Cela peut prendre plus de quarante-huit heures.

- Pourquoi ne torturez-vous pas cette vieille peau ?

- Mais je la torture.

- En refusant de la laisser aller aux toilettes ! qu'est-ce que c'est que ce genre de torture ?

- La plus efficace dans son cas, à mon avis.

- Ah ! oui, vous croyez tout savoir. quelle arrogance ! Mais c'est l'Allemagne nouvelle, major, et vous ne détenez plus un jugement supérieur simplement parce que vous êtes le fils d'un professeur.

- Ne soyez pas ridicule.

- Croyez-vous vraiment que vous seriez devenu le plus jeune directeur du service de renseignements criminels de Cologne si votre père n'avait pas été un personnage important de l'université ?

- J'ai d˚ me présenter aux mêmes examens que tout le monde.

- Et vous ne trouvez pas étrange que d'autres, tout aussi capables n'aient jamais réussi aussi bien ?

quels fantasmes se racontait donc Weber ?

- Bon sang, Willi, vous ne vous imaginez quand même pas que toute la police de Cologne a conspiré pour me donner de meilleures notes que les vôtres sous le prétexte que mon père était professeur de musique : c'est grotesque !

- Autrefois, ce genre de magouilles était monnaie courante.

Dicter poussa un soupir. Weber avait un peu raison. Le népotisme avait bien existé en Allemagne. Mais ce n'était pas pour cette raison que Willi n'avait pas eu de promotion. En vérité, il était stupide. Il n'arriverait jamais nulle part sauf dans une organisation o˘ le fanatisme comptait plus que le talent.

- Ne vous inquiétez pas pour Mlle Lemas, déclara-t-il, exaspéré par cette conversation stupide. Elle ne va pas tarder à

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parler. Et nous briserons également les reins de la Résistance française.

Il faudra juste attendre un peu.

Il regagna le grand bureau : Mlle Lemas poussait maintenant de sourds gémissements. L'entrevue avec Weber avait fait naître l'impatience en Dicter, aussi décida-t-il d'accélérer les choses : il posa un verre sur la table, ouvrit la bouteille rapportée par Stéphanie et versa lentement la bière devant la prisonnière. Des larmes de douleur jaillirent de ses yeux et roulèrent sur ses joues rebondies. Dicter but une longue gorgée et reposa le verre.

- Votre supplice est presque terminé, mademoiselle, annonça-t-il.

Le soulagement est proche. Dans quelques instants, vous allez répondre à

mes questions et vous retrouverez la tranquillité.

Elle ferma les yeux.

- O˘ rencontrez-vous les agents britanniques ? Un silence.

- ¿ quoi vous reconnaissent-ils ? Toujours rien.

- quel est le mot de passe ?

Il attendit un moment, puis reprit :

- Tenez les réponses prêtes dans votre esprit et assurez-vous qu'elles sont précises de façon à, le moment venu, me répondre rapidement, sans hésitation ni digression ; vous pourrez alors rapidement oublier vos souffrances.

Il prit dans sa poche la clé des menottes.

- Hans, tenez-lui solidement le poignet.

Il se pencha et ouvrit la menotte qui retenait sa cheville au pied de la table. Il la prit par le bras.

- Viens avec nous, Stéphanie, reprit-il, nous allons aux toilettes pour dames.

Ils sortirent, Stéphanie devant Dicter et Hans tenant la prisonnière qui clopinait péniblement, pliée en deux, et se mordant les lèvres. Ils allèrent jusqu'au fond du couloir et s'arrêtèrent devant une porte sur laquelle on pouvait lire Damm, et qui arracha un gémissement à la vieille femme.

- Ouvre la porte, demanda Dicter à Stéphanie.

C'était une pièce immaculée, carrelée de blanc, avec un lavabo, une serviette accrochée à une tringle et une rangée de cabines.

159

- Maintenant, déclara Dicter, la douleur va cesser.

- Je vous en prie, murmura-t-elle. L‚chez-moi.

- O˘ rencontrez-vous les agents britanniques ? Mlle Lemas se mit à

pleurer.

- O˘ rencontrez-vous ces gens ? demanda doucement Dicter.

- Dans la cathédrale, fit-elle en sanglotant. Dans la crypte. Je vous en prie, l‚chez-moi !

Dicter poussa un long soupir de satisfaction. Elle avait craqué.

- ¿ quelle heure ?

- ¿ quinze heures chaque après-midi ; j'y vais tous les jours.

- Et comment vous reconnaissent-ils ?

- ¿ mes chaussures dépareillées, une noire et une marron, maintenant, je peux y aller ?

- Encore une question. quel est le mot de passe ?

- Priez pour moi.

Elle essaya d'avancer, mais Dicter la tenait solidement, tout comme Hans.

- Priez pour moi, répéta Dicter. C'est ce que vous dites ou ce que dit l'agent ?

- L'agent, oh ! je vous en supplie !

- Et votre réponse ?

- Je réponds : ´Je prie pour la paix. ª

- Je vous remercie, dit Dicter et il la l‚cha.

Elle se précipita à l'intérieur. Stéphanie, sur un signe de tête de Dicter, lui emboîta le pas et ferma la porte.

- Cette fois, Hans, nous progressons, constata-t-il sans pouvoir dissimuler sa satisfaction.

Hans, lui aussi, était content.

- La crypte de la cathédrale, tous les jours à quinze heures, une chaussure marron, une chaussure noire, ´ Priez pour moi ª, la réponse : ´Je prie pour la paix. ª Excellent !

- quand elles sortiront, enfermez la prisonnière dans une cellule et remettez-la à la Gestapo. Ils s'arrangeront pour qu'elle disparaisse dans un camp quelque part.

- C'est un peu dur, major, fit Hans en hochant la tête, c'est une dame

‚gée.

- C'est vrai -jusqu'au moment o˘ on pense aux soldats allemands et aux civils français tués par les terroristes qu'elle a abrités. Le ch‚timent semble alors bien léger.

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- En effet, major, ça donne un éclairage différent.

- Vous voyez comme une chose mène à une autre, reprit Dicter d'un ton songeur, Gaston nous donne une adresse, l'adresse nous donne Mlle Lemas qui nous donne la crypte. que va nous donner la crypte ? qui sait ?

Il se mit à réfléchir à la meilleure façon d'exploiter ce nouveau renseignement.

La gageure était de capturer des agents à l'insu de Londres, pour que les Alliés continuent à en envoyer par la même voie, gaspillant ainsi leurs ressources. Comme en Hollande, o˘ plus de cinquante saboteurs formés à

grands frais avaient été parachutés droit dans les bras des Allemands.

Si tout se passait de façon idéale, le prochain agent envoyé par Londres se rendrait dans la crypte de la cathédrale et y trouverait Mlle Lemas. Elle l'emmènerait chez elle d'o˘ il enverrait un message radio pour dire que tout allait bien. Puis, dès qu'il aurait quitté la maison, Dicter prendrait connaissance de ses codes. Ensuite il arrêterait l'agent mais continuerait d'envoyer, sous son nom, des messages à Londres - et lirait les réponses.

En fait, il élaborerait un réseau de Résistance totalement fictif. C'était une perspective grisante.

Willi Weber entra.

- Eh bien, major, la prisonnière a parlé ?

- En effet.

- Pas trop tôt. A-t-elle raconté quoi que ce soit d'utile ?

- Vous pouvez dire à vos supérieurs que nous connaissons l'endroit des rendez-vous et les mots de passe utilisés, et que nous pourrons cueillir les prochains agents dès leur arrivée.

Malgré son hostilité, Weber avait l'air intéressé.

- Et quel est le lieu de rendez-vous ?

Dicter hésita, car il aurait préféré ne rien dire à Weber. Mais, s'il refusait, il le vexerait. Or il avait besoin de lui.

- La crypte de la cathédrale, chaque après-midi à quinze heures, l‚cha-t-il, résigné.

- J'informe Paris immédiatement, annonça Weber. Dicter se remit à penser à

l'étape suivante. La maison de la

rue du Bois allait lui faire gagner du temps. Personne du réseau Bollinger

- pas plus que les agents venant de Londres - n'avait rencontré Mlle Lemas, d'o˘ la nécessité des signes de

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reconnaissance et du mot de passe. quelqu'un devrait se faire passer pour elle... mais qui ? Stéphanie bien s˚r.

Elle sortait à l'instant des toilettes avec Mlle Lemas.

qu'elle soit beaucoup plus jeune que Mlle Lemas et qu'elle ne lui ressemble pas du tout n'alerteraient pas les agents, qui verraient en elle une authentique Française. Elle n'aurait qu'à veiller sur eux un jour ou deux.

- Hans va s'occuper d'elle maintenant, lui dit-il en la prenant par le bras. Viens, je t'offre une coupe de Champagne.

Il l'entraîna dehors. Sur la place, les soldats avaient terminé leur travail et les trois poteaux projetaient de longues ombres dans la lumière du soir. Une poignée de gens du pays étaient plantés, silencieux et attentifs devant la porte de l'église. Dicter et Stéphanie entrèrent dans le café. Il commanda une bouteille de Champagne.

- Merci de m'avoir aidé aujourd'hui, dit-il. Je t'en suis reconnaissant.

- Je t'aime. Et tu m'aimes, je le sais, même si tu ne le dis jamais.

- Mais comment réagis-tu devant ce que tu nous as vus faire ? Tu es française et tu as une grand-mère dont nous ne devons même pas évoquer l'origine, et pour autant que je le sache, tu n'es pas fasciste.

Elle secoua énergiquement la tête.

- Je ne crois plus ni à la nationalité, ni à l'origine, ni à la politique, commença-t-elle avec feu. quand la Gestapo m'a arrêtée, aucun Français, aucun juif ne m'a aidée, ni aucun socialiste ou libéral. J'avais si froid dans cette prison.

Son visage avait changé. Ses lèvres avaient perdu le demi-sourire aguichant qu'elle arborait la plupart du temps et la lueur taquine qui brillait dans son regard avait disparu. Elle revivait une scène datant d'une autre époque. Elle croisa les bras en frissonnant dans la tiède soirée d'été.

- Le froid ne s'attaquait pas qu'à ma peau ; il s'insinuait partout, dans mon cour, dans mes entrailles, dans mes os. J'avais l'impression que jamais plus je ne me réchaufferais. que je resterais glacée jusqu'à la tombe.

Elle resta un long moment silencieuse, le visage p‚le et tiré, et Dicter réalisa à cet instant toute l'horreur de la guerre. Puis elle reprit.

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- Je me souviendrai à tout jamais du feu qui br˚lait chez toi. J'avais oublié cette chaleur douce. Je me suis retrouvée humaine. Elle sortit de sa transe. Tu m'as sauvée. Tu m'as donné à manger et à boire. Tu m'as acheté

des vêtements. Elle eut son sourire d'antan, celui qui disait : Tu peux si tu l'oses. Et tu m'as fait l'amour devant la cheminée.

Il lui prit la main.

- Cela ne m'a pas co˚té de grands efforts.

- Tu m'as protégée dans un monde o˘ presque personne n'est à l'abri. Alors aujourd'hui je ne crois plus qu'en toi.

- Tu le penses vraiment ?

- Bien s˚r.

- Tu pourrais encore faire quelque chose pour moi.

- Tout ce que tu veux.

- Je voudrais que tu joues le rôle de Mlle Lemas. Elle haussa un sourcil épilé avec soin.

- que tu fasses semblant d'être elle. Chaque après-midi tu iras dans la crypte de la cathédrale avec une chaussure noire et une chaussure marron.

quand quelqu'un t'abordera en disant : ´ Priez pour moi ª, tu répondras :

´Je prie pour la paix. ª Tu emmèneras alors cette personne à la maison de la rue du Bois. Et ensuite tu m'appelleras.

- «a paraît simple.

Le Champagne arriva et il emplit deux coupes. Il décida de lui parler franchement.

- En principe oui, mais il y a un léger risque. Si l'agent a déjà

rencontré Mlle Lemas, il saura que c'est une imposture. ¿ ce moment-là, tu pourrais être en danger. Es-tu prête à prendre ce risque ?

- C'est important pour toi ?

- C'est important pour la guerre.

- Je me fiche de la guerre.

- C'est important pour moi aussi.

- Alors, je le ferai.

- Merci, dit-il en levant sa coupe. Ils trinquèrent et burent une gorgée.

On entendit une rafale dehors sur la place. Dicter regarda par la fenêtre.

Il aperçut trois corps attachés aux poteaux de bois, affaissés, sans vie ; des soldats alignés qui abaissaient leur fusil et un petit groupe de témoins, silencieux et immobiles.

16.

Soho, le quartier chaud au cour du West End londonien, n'avait guère été

touché par l'austérité du temps de guerre. Les mêmes groupes de jeunes gens continuaient à trébucher dans les rues, ivres de bière, même si la plupart d'entre eux étaient en uniforme. Les mêmes filles trop maquillées et dans des robes trop moulantes déambulaient en lorgnant des clients éventuels.

¿ cause du black-out, on avait éteint les enseignes lumineuses devant les clubs et les bars, mais tous les établissements restaient ouverts.

Mark et Betty arrivèrent au club du Carrefour dans la soirée. Le directeur, un jeune homme en smoking et noud papillon rouge, accueillit Mark comme un vieil ami. Betty avait retrouvé son moral. Son frère allait lui faire rencontrer une spécialiste en téléphonie ; elle se sentait pleine d'optimisme. Mark lui avait simplement dit qu'elle s'appelait Greta, comme Garbo. quand Betty chercha à le questionner, il se contenta de dire :

- Tu jugeras par toi-même.

Tandis que Mark payait le droit d'entrée et échangeait quelques banalités avec le gérant, Betty releva le changement qui s'opérait en lui : plus extraverti, la voix aux accents chantants et les gestes maniérés. Elle réalisa qu'elle se trouvait en face de la personnalité nocturne de Mark.

Ils descendirent quelques marches jusqu'à un sous-sol enfumé et peu éclairé

o˘ Betty réussit à distinguer une formation de cinq musiciens, une petite piste de danse, quelques tables et des niches réparties dans l'ombre de la salle. Elle

164

redoutait un peu que la boîte ne soit fréquentée que par des hommes comme Mark, résolument célibataires. Mais, bien qu'en majorité masculine, la clientèle comportait un certain nombre de femmes, dont certaines très élégantes.

- Bonjour, Markie, susurra un serveur en posant une main sur l'épaule du jeune homme et en lançant à Betty un regard sans amabilité.

- Robbie, je te présente ma sour Elizabeth, mais nous l'avons toujours appelée Betty.

L'attitude du jeune homme changea aussitôt, il leur désigna une table et adressa un large sourire à Betty.

- Enchanté de vous rencontrer.

Sans doute Robbie avait-il imaginé une petite amie susceptible de faire changer Mark de camp. Mais une sour ne présentait aucun danger, et du coup il se trouvait plus enclin à la sympathie.

- Comment va Kit ? demanda Mark en souriant.

- Très bien, je suppose, grinça Robbie.

- Vous avez eu une scène ?

Mark jouait les charmeurs : il flirtait presque, se révélant sous un jour nouveau pour Betty. Voilà le vrai Mark, songea-t-elle ; l'autre, celui de la journée, n'est sans doute qu'un faux-semblant.

- quand n'avons-nous pas eu de scène ?

- Il ne t'apprécie sans doute pas à ta juste valeur, déclama Mark avec une mélancolie thé‚trale en prenant la main de Robbie.

- Tu as raison, mon ange. Vous voulez boire quelque chose ?

Betty commanda un scotch et Mark un martini. Elle ne connaissait pas grand-chose à ce genre d'homme. Mark l'avait présentée à Steve, son ami, elle avait visité leur appartement, mais elle n'avait jamais rencontré aucun de leurs amis. Même si leur monde l'intriguait, il lui semblait déplacé de poser des questions. Comment s'appelaient-ils entre eux par exemple ? Pédé, tapette, tantouze ?

- Mark, se risqua-t-elle, comment toi appelles-tu les hommes qui... qui préfèrent les hommes ?

- Des homos, chérie, répondit-il avec un petit geste de la main très féminin et l'initiant ainsi à leur code secret.

165

Une grande blonde en robe de cocktail rouge fit alors une entrée froufroutante sur la scène au milieu des applaudissements.

- Voici Greta, annonça Mark. Dans la journée, elle travaille comme technicienne du téléphone.

Greta entama Nobody Knows You When You're Down and Ont, d'une voix chaude et bluesy, mais dans laquelle Betty décela tout de suite l'accent allemand.

Criant à l'oreille de Mark pour dominer le bruit de l'orchestre, elle dit :

- Je croyais que tu m'avais dit qu'elle était française ?

- Elle parle français, mais elle est allemande, rectifia-t-il, assenant un grand coup au moral de sa sour : les origines de Greta devaient tout autant transparaître quand elle parlait.

Le public adorait Greta, applaudissant avec enthousiasme à chacun de ses numéros, acclamant la chanteuse et sifflant éner-giquement tandis qu'elle se déhanchait au rythme de la musique. Betty, toujours en panne de technicienne du téléphone et ayant perdu la moitié de sa soirée, n'arrivait pas à se détendre.

que faire ? Se lancer elle-même dans l'apprentissage de la téléphonie ? La technique ne lui posait pas trop de problèmes : elle avait construit une radio à l'école, et d'ailleurs il lui suffirait d'en savoir juste assez pour mettre hors d'usage l'équipement du central. Si elle suivait un stage accéléré, avec des gens de la poste peut-être ?

Principale inconnue, donc première difficulté : quel genre de matériel attendait les saboteurs ? Français, allemand, un mélange des deux, ou peut-

être même avec du matériel américain - les …tats-Unis excellaient dans ce domaine. ¿ Sainte-Cécile, il y avait des équipements différents selon la fonction assurée : un central manuel, un central automatique, des installations en tandem pour la liaison avec d'autres centraux et un poste d'amplification pour le nouveau réseau extrêmement important de lignes reliées directement à l'Allemagne. Seul un technicien expérimenté pourrait s'y retrouver en arrivant sur place.

Bien s˚r, on trouvait en France des spécialistes des communications et, parmi eux, il lui serait possible de dénicher une femme - à condition d'avoir le temps. Ce n'était pas une perspective bien prometteuse, mais elle y réfléchit quand même. Le

166

SOE pourrait alerter les réseaux de Résistance ; en cas de succès, il faudrait un jour ou deux à la perle rare pour se rendre à Reims. Tout cela était très incertain : cette résistante française experte en téléphone existait-elle ? Si ce n'était pas le cas, Betty aurait perdu deux jours, et sa mission serait condamnée d'avance.

Non, il lui fallait quelque chose de plus fiable. Elle repensa à Greta.

Impossible de la faire passer pour une Française. Ceux de la Gestapo ne remarqueraient probablement pas son accent - le même que le leur, en fait

-, mais il ne passerait pas inaperçu de la police française. …pouses d'officier, jeunes femmes dans les forces armées, conductrices, dactylos et opératrices radio, les Allemandes étaient nombreuses en France. Betty ressentit un regain d'excitation. Pourquoi pas ? Greta pourrait se faire passer pour une secrétaire de l'armée. Non, cela poserait des problèmes si un officier se mettait à lui donner des ordres. Il serait plus prudent pour elle de se faire passer pour une civile, une jeune épouse d'officier habitant avec son mari à Paris - non, Vichy, c'était plus loin. Il faudrait trouver une histoire expliquant pourquoi Greta se retrouvait avec un groupe de Françaises : et si l'une des femmes de l'équipe prétendait être sa femme de chambre française ?

Bien, et une fois dans le ch‚teau ? Betty était pratiquement s˚re qu'aucune Allemande ne travaillait comme femme de ménage en France. Comment déjouer les soupçons ? Aucune crainte du côté des Allemands, mais les Français, eux, remarqueraient son accent. Comment éviter de parler à des Français ?

Prétexter une laryngite lui permettrait sans doute de s'en tirer quelques minutes, se dit Betty.

Ce n'était pas à proprement parler la solution idéale, mais elle n'en avait pas d'autre.

Greta termina son numéro sur un blues extrêmement suggestif intitulé Le Cuisinier, et bourré de jeux de mots. Le public fit un triomphe à : ´ quand je mange ses beignets, je ne laisse que le trou. ª Elle sortit de scène sous un tonnerre d'applaudissements.

- Allons lui parler dans sa loge, suggéra Mark en se levant.

Betty le suivit le long d'un couloir malodorant débouchant sur un coin encombré de cartons de bière et de gin, la cave d'un pub sur le déclin, jusqu'à une porte sur laquelle on avait punaisé

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une étoile de papier rosé. Mark frappa et ouvrit sans attendre de réponse.

La pièce minuscule comprenait une table de toilette, un miroir entouré

d'ampoules éblouissantes, un tabouret et une affiche de Greta Garbo dans La Femme aux deux visages. Une superbe perruque blonde était posée sur un support, et la robe rouge pendait à un cintre. Assis sur le tabouret, un jeune homme au torse poilu se tenait devant le miroir.

Betty resta le souffle coupé. Pas de doute, c'était Greta. Très maquillée, un rouge à lèvres des plus vifs, des faux cils, des sourcils épilés et une épaisse couche de maquillage pour dissimuler l'ombre d'une barbe brune. Les cheveux étaient coupés très court, pour permettre le port de la perruque.

Les faux seins étaient sans doute cousus à l'intérieur de la robe, mais Greta arborait encore une combinaison, des bas et des escarpins rouges à

hauts talons.

- Tu ne m'avais pas prévenue ! accusa Betty en se tournant vers son frère qui eut un rire ravi.

- Betty, je te présente Gerhard. Il adore quand les gens n'y voient que du feu.

Gerhard était en effet enchanté : qu'elle l'ait pris pour une vraie femme était un hommage à son talent. Il ne voyait là absolument rien d'insultant.

Seulement c'était un homme ; or Betty avait besoin d'une femme. Elle était amèrement déçue : Greta représentait la dernière pièce de son puzzle, la femme qui aurait complété l'équipe. Et, encore une fois, l'avenir de la mission était compromis. Elle était furieuse contre Mark.

- C'est vraiment moche de ta part ! s'écria-t-elle. Je croyais que tu voulais m'aider à résoudre mon problème, mais ce n'était qu'une mauvaise plaisanterie.

- Ce n'est pas une plaisanterie, protesta Mark avec indignation. Tu as besoin d'une femme, prends Greta.

- C'est impossible, protesta Betty. C'est ridicule.

Mais, au fond, Greta l'avait bien convaincue, elle. Pourquoi pas ceux de la Gestapo ? S'ils l'arrêtaient et qu'ils découvrent la vérité, ce serait fichu de toute façon.

- Les patrons n'accepteront jamais, observa-t-elle pensant à ses chefs du SOE et à Simon Fortescue du MI6.

- Ne leur en parle pas, suggéra Mark.

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- Ne pas leur dire !

Betty trouva d'abord l'idée choquante, puis intéressante. Si Greta devait duper la Gestapo, elle devrait pouvoir aussi tromper tout le monde au SOE.

- Pourquoi pas ? dit Mark.

- Pourquoi pas ? répéta Betty.

- Mark, mon chou, qu'est-ce que tout ça veut dire ? s'informa Gerhard.

Son accent allemand s'entendait encore plus quand il parlait.

- Je n'en sais rien. Ma sour est impliquée dans des combines ultraconfidentielles.

- Je vous expliquerai, intervint Betty. D'abord parlez-moi de vous. Comment êtes-vous arrivé à Londres ?

- Eh bien, ma jolie, par o˘ commencer? fit Gerhard en allumant une cigarette. Je viens de Hambourg o˘ j'ai débuté, à l'‚ge de seize ans, mon apprentissage en téléphonie. ¿ l'époque - il y a douze ans - c'était une ville merveilleuse, avec des bars et des boîtes pleines de matelots qui y passaient le plus clair de leurs permissions. Je m'amusais comme un fou.

Deux ans plus tard, j'ai rencontré l'amour de ma vie. Il s'appelait Manfred.

Des larmes montaient aux yeux de Gerhard et Mark lui prit la main.

- J'adorais déjà les toilettes féminines, poursuivit Gerhard en reniflant d'une façon bien inélégante, les dessous de dentelle et les hauts talons, les chapeaux et les sacs à main, le froufrou d'une jupe ample. Mais je m'y prenais si mal en ce temps-là. Je ne réussissais même pas à appliquer mon rimmel. Manfred m'a tout appris, dit-il d'un air attendri. Ce n'était pas un travesti ; il était même extrêmement viril. Il travaillait au port comme docker. Mais me voir en femme lui plaisait terriblement et il m'a montré

comment faire.

- Pourquoi êtes-vous parti ?

- On a arrêté Manfred, ces sales putains de nazis, ma chérie, après cinq années passées ensemble ; un soir, on est venu le chercher etje ne l'ai jamais revu. Il doit être mort, je pense que la prison l'a tué, mais je n'ai aucune certitude. Peut-être survit-il encore dans un de leurs putains de camps.

Des larmes diluèrent son mascara qui laissa sur ses joues poudrées de longues traînées noires.

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Son chagrin gagna Betty qui dut refouler ses larmes. Comment peut-on en arriver à persécuter ses semblables ? se demanda-t-elle. qu'est-ce qui pousse les nazis à tourmenter d'innocents excentriques comme Gerhard ?

- Je suis alors parti pour Londres, reprit Gerhard. Mon père était un marin anglais, de Liverpool ; il avait abandonné son bateau à Hambourg o˘ il était tombé amoureux d'une jolie petite Allemande et l'avait épousée.

J'avais deux ans quand il est mort, si bien que je ne l'ai jamais vraiment connu, mais il m'a donné son nom, O'Reilly. Je jouis toujours de la double nationalité. «a m'a co˚té une fortune d'obtenir un passeport en 1939. Avec la tournure que les événements prenaient, je l'ai fait juste à temps.

Heureusement, un technicien du téléphone trouve toujours du travail o˘ que ce soit. Alors me voilà, la coqueluche de Londres, la diva des homos.

- quelle triste histoire ! soupira Betty, je suis vraiment désolée.

- Merci, ma chérie. De nos jours, le monde regorge de tristes histoires, n'est-ce pas ? Pourquoi vous intéressez-vous à la mienne ?

- Je cherche une technicienne du téléphone.

- Au nom du ciel, pourquoi ?

- Je ne peux pas en parler, c'est ultrasecret. C'est très dangereux et vous courez le risque de vous faire tuer.

- Fichtre, ça donne la chair de poule ! Vous vous imaginez bien que la violence n'est pas mon fort. On m'a reconnu psychologiquement inapte à

servir sous les drapeaux et on a eu rudement raison. La moitié des bidasses aurait voulu me tabasser, l'autre moitié se serait faufilée dans mon lit le soir.

- J'ai tous les costauds qu'il me faut. Ce sont les connaissances techniques que je recherche chez vous.

- Est-ce que ça me donnerait l'occasion de me venger de ces putains de nazis ?

- Absolument. Si nous réussissons, cela causera de gros dég‚ts au régime de Hitler.

- Alors, ma jolie, je suis tout à vous.

Betty sourit. Mon Dieu ! se dit-elle, j'y suis arrivée.

Le quatrième jour

Mercredi 31 mai 1944

17.

La circulation était intense cette nuit-là sur les routes du sud de l'Angleterre, o˘ d'interminables convois de camions militaires se dirigeant vers la côte grondaient sur les axes principaux traversant dans un bruit de tonnerre les villes plongées dans le black-out. Plantés derrière les fenêtres de leur chambre, des villageois éberlués contemplaient d'un regard incrédule le flot incessant du trafic qui les privait de leur sommeil.

- Mon Dieu, murmura Greta, il va vraiment y avoir un débarquement.

Betty et elle avaient quitté Londres peu après minuit dans une voiture d'emprunt, une grosse Lincoln Continental blanche que Betty adorait conduire. Greta portait une de ses tenues les moins voyantes, petite robe noire et perruque brune, et ne redeviendrait Gerhard qu'une fois la mission terminée.

Betty priait le ciel que sa passagère soit aussi versée dans son métier que Mark l'avait prétendu. Ingénieur au service des postes, elle savait sans doute de quoi il retournait. De toute façon, Betty n'avait pas pu la mettre à l'épreuve et, tout en se traînant derrière un camion porte char, Betty expliqua en quoi consistait la mission, non sans angoisse, car elle craignait que cette conversation ne révèle d'énormes lacunes dans les connaissances de Greta.

- Les Allemands ont installé un nouveau central automatique dans le ch

‚teau pour traiter le surcroît de trafic des conversations téléphoniques et des télex entre Berlin et les troupes d'occupation.

173

Gré ta commença par exprimer des doutes sur le projet.

- Mais, ma chérie, à supposer que nous réussissions, qu'est-ce qui empêchera les Allemands de dérouter les c‚bles vers un autre réseau ?

- Le volume du trafic. Le système est déjà surchargé. Le centre de commandement militaire dans la banlieue de Berlin, le Źeppelin ª, traite chaque jour cent vingt mille appels interurbains et vingt mille messages télex ; bien davantage encore quand nous aurons débarqué en France. Mais l'essentiel du réseau français, lui, est encore manuel. Imaginez que le principal central automatique soit hors service : tous ces appels devront alors être traités à l'ancienne par standardistes ; cela prendra dix fois plus de temps et quatre-vingt-dix pour cent des communications ne passeront plus.

- Les militaires interdiront les communications civiles.

- «a ne changera pas grand-chose : elles ne représentent de toute façon qu'une infime fraction des échanges.

- Très bien, fit Greta songeuse. Eh bien, il nous faudra détruire les ch

‚ssis d'équipement commun.

- ¿ quoi servent-t-ils ?

- ¿ assurer la tonalité, le voltage des sonneries pour les appels automatiques. Et les adaptateurs de registres : ils transforment les codes de secteurs déposés sur le cadran en instructions de routage.

- Cela rendrait-il la totalité du central inutilisable ?

- Non. Et les dég‚ts seraient réparables. Il faut saboter le central manuel, le central automatique, les amplificateurs pour l'interurbain, le central télex et les amplificateurs de télex - qui sont probablement tous dans des pièces différentes.

- N'oubliez pas que nous ne transporterons qu'une modeste quantité

d'explosifs, juste celle que six femmes peuvent dissimuler dans leur sac à

main.

- C'est un problème.

Michel avait étudié tout cela avec Arnaud, un membre du réseau Bollinger qui travaillait pour les PTT, mais Betty ne s'était pas enquise des détails, et maintenant Arnaud était mort, tué au cours du raid sur Sainte-Cécile.

- Il doit bien y avoir un équipement commun à tous les systèmes.

- Oui, en effet : le RP.

174

- qu'est-ce que c'est ?

- Le répartiteur principal. Deux jeux d'autocommutateurs installés sur de grands ch‚ssis. Un côté reçoit les c‚bles venant de l'extérieur et l'autre côté ceux qui sortent du central ; ils sont tous reliés par des cavaliers.

- O˘ devraient-ils se trouver ?

- Dans une pièce à côté de la salle des c‚bles. L'idéal serait de provoquer un incendie assez puissant pour faire fondre le cuivre des c

‚bles.

- Combien de temps faudrait-il pour rebrancher les c‚bles ?

- Deuxjours.

- Vous êtes s˚re ? Un technicien de la poste a rebranché en quelques heures ceux de ma rue qui avaient été sectionnés par une bombe.

- C'est simple dans ce cas : il s'agit juste de relier le rouge avec le rouge et le bleu avec le bleu. Mais un RP comprend des centaines de connexions croisées. Deuxjours, ça me paraît un minimum, à supposer que les réparateurs soient en possession des fiches de raccord.

- Les fiches de raccord ?

- Elles indiquent comment sont connectés les c‚bles, et sont généralement stockées dans une armoire de la salle du RP. Si elles br˚lent aussi, trouver les raccords demandera des semaines de t‚tonnements aux Allemands.

Betty se souvint alors de ce que Michel lui avait raconté un jour, à savoir qu'un résistant des PTT était en mesure de détruire les doubles des fiches que l'on gardait au quartier général.

- «a n'a pas l'air mal. Maintenant, écoutez bien. Demain matin j'expliquerai notre mission aux autres ; ce sera une version complètement différente.

- Pourquoi ?

- Pour éviter de tout compromettre au cas o˘ l'une de nous serait arrêtée et interrogée.

- Oh ! fit Greta, soudain dégrisée. quelle horreur !

- Vous êtes donc la seule à connaître la véritable version ; pour l'instant, gardez-la pour vous.

- Ne vous en faites pas, nous autres pédales, avons l'habitude de garder des secrets.

175

Betty fut surprise par le terme, mais s'abstint de tout commentaire.

Le Pensionnat était situé dans l'immense domaine de Beau-lieu au sud-ouest de Southampton, près de la côte sud. La résidence principale, le Palace House, était le ch‚teau de lord Mon-tagu. Dans les bois des alentours se dissimulaient de nombreuses maisons de campagne et chacune disposait d'un vaste parc. La plupart avaient été évacuées au début de la guerre, soit que les propriétaires aient eu l'‚ge d'être mobilisés, soit que, plus ‚gés, ils aient eu les moyens de se réfugier dans des endroits plus s˚rs. Le SOE

avait réquisitionné douze de ces propriétés et les utilisait comme centre d'entraînement aux techniques de sécurité, au fonctionnement des émetteurs radio, à la lecture de carte ou encore à des talents moins recommandables tels que cambriolage, sabotage, falsification de papiers et art de tuer en silence.

Elles arrivèrent à trois heures du matin. Betty emprunta un chemin de terre et franchit une grille électrifiée avant de s'arrêter devant une grande b

‚tisse. Elle ressentit, cette fois encore, l'impression de pénétrer dans un autre univers, un monde de tromperie et de violence. La maison avait d'ailleurs un air irréel. Malgré sa vingtaine de chambres, elle était b‚tie comme un chalet, style architectural très en vogue juste avant la Première Guerre mondiale, et, sous le clair de lune, ses cheminées, ses chiens assis et ses toits en croupe lui donnaient un air étrange. On aurait dit une illustration de livre d'enfants, une grande maison pleine de coins et de recoins o˘ l'on pouvait jouer toute la journée à cache-cache.

Malgré la présence de l'équipe tout était silencieux, chacun devait dormir.

Betty connaissait bien la maison ; elle trouva rapidement deux chambres libres dans les combles, o˘ elles se mirent au lit avec satisfaction. Betty resta un moment éveillée, réfléchissant au moyen de souder ce ramassis d'inadaptées.

Elle se réveilla à six heures. De sa fenêtre, elle apercevait l'estuaire de la Soient dont le courant, dans la lumière grise du petit matin, ressemblait à du mercure. Elle fit chauffer de l'eau et apporta la bouilloire dans la chambre de Greta pour qu'elle se rase. Puis elle réveilla les autres.

Percy et Paul arrivèrent les premiers dans la grande cuisine à l'arrière de la maison, le premier réclamant du thé et le

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second du café. Betty qui n'avait pas rallié le SOE pour servir les hommes leur dit de s'en occuper eux-mêmes.

- Je vous fais parfois du thé, protesta Percy, indigné.

- Oui, avec l'air d'un duc qui tient la porte pour une femme de chambre, répliqua-t-elle.

- Vous me faites vraiment rigoler tous les deux, fit Paul en riant.

Un cuistot de l'armée arriva à six heures et demie et ils se retrouvèrent peu après autour de la grande table à dévorer des oufs frits et d'épaisses tranches de bacon. Pas de rationnement pour les agents secrets : ils avaient besoin de se constituer des réserves. Une fois en mission, ils devaient pouvoir tenir des jours sans alimentation convenable.

Les filles descendirent l'une après l'autre. Betty fut étonnée de la beauté

de Maude Valentine : ni Percy ni Paul ne lui avaient dit combien elle était jolie. Impeccablement vêtue, parfumée, sa bouche en cerise accentuée par son rouge à lèvres, comme si elle s'apprêtait à aller déjeuner au Savoy, elle s'assit auprès de Paul et lui demanda d'un air plein de sous-entendu :

- Bien dormi, major ?

Betty fut soulagée de voir le visage de pirate de Ruby Romain, car apprendre qu'elle s'était enfuie au milieu de la nuit ne l'aurait pas étonnée outre mesure. Savoir que les accusations à son endroit pesaient toujours sur elle devrait empêcher Ruby de disparaître ; mais une coriace comme elle était fort capable de courir le risque.

L'heure matinale n'épargnait pas Jelly Knight qui paraissait nettement son

‚ge. Elle vint s'asseoir auprès de Percy et le gratifia d'un tendre sourire.

- Je suppose que tu as dormi comme une souche, dit-elle.

- Gr‚ce à ma bonne conscience, répondit-il.

- Ne me dis pas que tu as une conscience, riposta-t-elle en riant. Non, merci, mon cher, dit-elle au cuistot qui lui proposait une assiette d'oufs au bacon, je dois surveiller ma ligne.

Elle se contenta pour son petit déjeuner d'une tasse de thé et de quelques cigarettes.

Betty retint son souffle au moment o˘ Greta franchit la porte. Elle portait une jolie robe de cotonnade avec de petits faux seins. Un cardigan rosé

adoucissait sa carrure et un foulard de mousseline dissimulait ce que sa gorge pouvait avoir de mas-177

culin. Une courte perruque brune encadrait son visage abondamment poudré

mais aux lèvres et aux yeux à peine maquillés. Le personnage effronté

qu'elle exhibait en scène avait complètement disparu, remplacé par celui d'une jeune femme assez ordinaire, probablement gênée par sa taille. Betty la présenta en guettant la réaction des autres. C'était la première fois que Greta testait son imitation.

On l'accueillit avec d'aimables sourires et personne ne parut remarquer quoi que ce soit d'anormal. Betty put alors respirer.

Vint enfin lady Denise Bowyer. Betty connaissait seulement d'elle le manque de discrétion à cause duquel Percy avait hésité à la recruter. quelconque, l'air provocant, sous une masse de cheveux bruns, bien que fille d'un marquis, il lui manquait l'aisance et l'assurance des filles de la haute société. Betty fut un peu tentée de la plaindre, mais Denise était décidément trop dénuée de charme pour être sympathique.

Voici mon équipe, songea Betty, une allumeuse, une criminelle, une perceuse de coffres, un travesti et une aristocrate mal dans sa peau. Elle s'aperçut qu'il manquait quelqu'un : l'autre aristocrate. Pas trace de Diana, et il était maintenant sept heures et demie.

- Vous avez dit à Diana que le réveil était à six heures ? demanda Betty à

Percy.

- J'ai prévenu tout le monde.

- J'ai frappé à sa porte à six heures et quart, reprit Betty en se levant.

Je ferais mieux d'aller voir. Chambre dix, c'est bien ça?

Elle monta, frappa à la porte de Diana et, sans réponse, entra. Une bombe tombée dans la chambre n'aurait pas causé plus de dég‚ts - une valise ouverte sur le lit défait, des coussins par terre, une petite culotte sur la coiffeuse -, mais tout cela parut normal à Betty qui savait Diana entourée depuis toujours de gens chargés de ranger après elle, dont notamment sa propre mère. Diana est partie vadrouiller Dieu sait o˘, mais elle va devoir rentrer dans le rang et admettre qu'elle n'est plus maîtresse de son temps, se dit Betty avec agacement.

- Elle a disparu. Nous allons commencer sans elle, annonça-t-elle en se plantant au bout de la table. D'abord deux jours d'entraînement, et ensuite, vendredi soir, on nous para-178

chute en France. Notre équipe ne comporte que des femmes parce qu'il leur est beaucoup plus facile de circuler en France occupée : la Gestapo s'en méfie moins. Notre mission est de faire sauter un tunnel près du village de Maries, non loin de Reims, sur la principale voie ferrée entre Francfort et Paris.

Betty jeta un coup d'oil à Greta qui savait que l'histoire était fausse.

Elle était tranquillement en train de se beurrer un toast et ne leva même pas les yeux vers Betty.

- Normalement, l'entraînement d'un agent dure trois mois, reprit Betty.

Mais ce tunnel doit être détruit pour lundi soir. En deux jours, nous espérons vous inculquer quelques principes essentiels de sécurité, vous apprendre à sauter en parachute, vous former au maniement de certaines armes et vous montrer comment tuer des gens sans faire aucun bruit.

Maude p‚lit sous son maquillage.

- Tuer des gens ? fit-elle. Vous ne vous attendez quand même pas à ce que des femmes fassent ça ?

- Il y a une putain de guerre, je te rappelle, grogna Jelly, écourée.

Diana arriva du jardin à ce moment-là, des brins d'herbe collés à son pantalon de velours.

- Je suis allée faire une balade dans les bois, proclama-t-elle avec enthousiasme. Magnifique. Et regardez ce que le jardinier m'a donné, ajouta-t-elle en tirant de sa poche des tomates m˚res qu'elle fit rouler sur la table.

- Assieds-toi, Diana, tu es en retard pour le briefing.

- Je suis désolée, chérie, aurais-je manqué un de tes charmants petits discours ?

- Tu es dans l'armée maintenant, répliqua Betty, exaspérée. quand on te dit d'être dans la cuisine à sept heures, ce n'est pas une simple suggestion.

- Tu ne vas pas jouer les maîtresses d'école avec moi, tout de même ?

- Assieds-toi et boucle-la.

- Je suis absolument désolée, chérie.

- Diana, articula Betty en haussant le ton, quand je dis ´ Boucle-la ª, tu ne me réponds pas : Ábsolument désolée ª et tu ne m'appelles pas : ćhérie ª, jamais. Tu la boucles simplement.

Diana obtempéra sans un mot, mais on la sentait au bord 179

de la mutinerie. Bon sang, se dit Betty, je ne m'en suis pas très bien tirée.

La porte de la cuisine s'ouvrit avec fracas devant un petit homme musclé

d'une quarantaine d'années et qui portait sur sa chemise d'uniforme des chevrons de sergent.

- Bonjour, les filles ! lança-t-il d'un ton cordial.

- Voici, annonça Betty, le sergent Bill Griffiths, un des instructeurs.

Nous sommes prêtes, sergent, vous pouvez commencer.

Elle n'aimait pas Bill. Moniteur d'éducation physique de l'armée, il affichait un penchant déplaisant pour le combat à mains nues et ne s'apitoyait jamais sur le sort de quelqu'un qu'il venait de blesser. Elle avait remarqué qu'avec les femmes il était encore plus cruel.

Elle s'écarta et alla s'adosser au mur.

- Vos désirs sont des ordres, déclara-t-il inutilement tout en prenant place au bout de la table. Atterrir avec un parachute, c'est comme sauter du haut d'un mur de cinq mètres. Le plafond de cette cuisine est un peu plus bas, alors disons que cela revient à sauter dans le jardin du premier étage.

Betty entendit Jelly murmurer :

- Oh ! mes aÔeux !

- Il ne faut pas atterrir sur vos pieds et rester debout, poursuivit Bill.

Vous vous briseriez les jambes. La seule méthode s˚re, c'est de tomber.

C'est ce que nous allons vous apprendre en premier lieu. Si vous ne voulez pas salir vos vêtements, je vous conseille d'enfiler les salopettes qui sont dans le vestiaire. Rassemblement dehors dans trois minutes, et on commence.

Pendant que les femmes se changeaient, Paul prit congé.

- Il nous faudra un avion pour le vol d'entraînement de demain et on va me dire qu'aucun n'est disponible, déclara-t-il à Betty. Je m'en vais à

Londres pour les secouer un peu. Je serai de retour ce soir.

Betty se demanda s'il en profiterait pour voir son amie.

Dans le jardin, une vieille table en pin, une affreuse penderie en acajou de l'époque victorienne et une échelle de cinq mètres provoquèrent la consternation de Jelly.

- Vous n'allez pas nous faire sauter du haut de cette foutue armoire, grommela-t-elle à l'intention de Betty.

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- En tout cas, pas avant de vous avoir montré comment vous y prendre. Vous serez surprise de voir comme c'est facile.

- Espèce de salopard, lança Jelly en regardant Percy. Dans quel pétrin m'as-tu fourrée ?

- Pour commencer, nous apprendrons à tomber de l'altitude zéro, déclara Bill dès qu'elles furent toutes prêtes. Il y a trois façons : en avant, en arrière et de côté.

Il montra chacune d'elles, se laissant tomber sur le sol sans effort et se relevant d'un bond avec une agilité de gymnaste.

- D'abord vous devez serrer les jambes... comme toutes les jeunes dames respectables.

Cela ne fit rire personne.

- N'écartez pas les bras pour atténuer votre chute, reprit-il, mais gardez-les le long du corps, sinon vous risqueriez une fracture, ce qui serait bien pire.

Confirmant ce à quoi Betty s'attendait, les plus jeunes, Diana, Maude, Ruby et Denise, parvinrent sans difficulté à tomber comme on le leur avait appris. Ruby, perdant patience, grimpa même jusqu'en haut de l'échelle.

- Pas encore ! lui cria Bill.

Mais c'était trop tard : elle avait déjà sauté du dernier échelon et fait un atterrissage parfait. Sur ce, elle s'éloigna, s'assit sous un arbre et alluma une cigarette. Celle-là va me donner du fil à retordre, se dit Betty.

Jelly lui causait plus d'inquiétude. Le membre essentiel de l'équipe, la seule à s'y connaître en explosifs, avait depuis longtemps perdu sa souplesse déjeune fille et sauter en parachute lui poserait des problèmes, malgré toute sa bonne volonté. Elle se laissa tomber de sa hauteur, heurta le sol avec un grognement et se releva en jurant, mais déjà prête à

recommencer.

que Greta f˚t la plus mauvaise élève surprit Betty.

- Je ne peux pas, dit-elle à Betty, je vous l'ai dit, je suis nulle pour les trucs violents.

- Drôle d'accent, marmonna Jelly en fronçant les sourcils. C'était la première phrase prononcée par Greta.

- Laissez-moi vous montrer, dit Bill à Greta. Ne bougez pas. Détendez-vous.

Il la prit par les épaules. Puis, d'un mouvement brusque et énergique, il la jeta au sol. Elle tomba lourdement, poussa un cri 181

de douleur, puis à la grande consternation de Betty, éclata en sanglots.

- Bonté divine, fit Bill écouré, quelle clientèle on nous envoie !

Betty le foudroya du regard.

- Allez-y doucement, lui lança-t-elle, furieuse à l'idée que, à cause de sa brutalité, elle puisse perdre sa technicienne du téléphone.

- La Gestapo est bien pire que moi ! insista-t-il.

Betty, prenant Greta par la main, entreprit de réparer elle-même les dég

‚ts.

- Nous allons faire un petit entraînement spécial de notre côté.

Elles contournèrent la maison pour passer dans une autre partie du jardin.

- Je suis navrée, fit Greta. Ce nabot me fait horreur.

- Je sais. Essayons ensemble. Agenouillez-vous. Elles s'agenouillèrent l'une en face de l'autre et se prirent la main. Faites simplement comme moi. Betty se pencha lentement de côté et imitée par Greta elles s'affaissèrent ensemble sans se l‚cher la main. Et voilà, c'est mieux ainsi, n'est-ce pas ?

- Pourquoi ne se comporte-t-il pas comme vous ?

- Ah- ! les hommes ! fit-elle en haussant les épaules avec un sourire.

Maintenant, d'accord pour essayer de tomber de notre hauteur ? Nous allons nous y prendre de la même façon, en nous tenant les mains.

Elle fit pratiquer à Greta tous les exercices auxquels Bill soumettait les autres, Greta reprit confiance et elles rejoignirent le groupe qui s'entraînait à sauter de la table. Greta fit un atterrissage parfait qui lui valut une salve d'applaudissements.

Progressant dans la difficulté, elles s'essayèrent à sauter de l'armoire, puis pour finir du haut de l'échelle. Jelly sauta, roula et se redressa sans problème.

- Je suis fière de vous, la félicita Betty en la serrant dans ses bras.

…couré, Bill se tourna vers Percy.

- Mais quelle est cette armée o˘ l'on vous embrasse pour avoir obéi à un ordre ?

- Il faudra vous y faire, Bill, répondit Percy.

182

18.

Dicter gravit l'escalier de la grande maison de la rue du Bois, déposa la valise de Stéphanie dans la chambre de Mlle Lemas et s'attarda à examiner le lit étroit et fait avec soin, la vieille commode en noyer, le prie-Dieu et le rosaire posé sur l'accoudoir.

- Cette maison passera difficilement pour la tienne, s'inquiéta-t-il.

- Je dirai que je l'ai héritée d'une tante célibataire et que je n'ai pas eu le courage de l'arranger à mon go˚t.

- Pas bête. quand même, il faudra mettre un peu de désordre.

Elle ouvrit la valise, y prit un déshabillé noir et le drapa nonchalamment sur le prie-Dieu.

- C'est déjà mieux, déclara Dicter. que feras-tu si le téléphone sonne ?

Stéphanie réfléchit une minute pour reprendre d'une voix plus basse o˘

l'accent de la Parisienne, femme du monde, avait cédé la place à une diction de respectable provinciale.

- Allô, oui, ici mademoiselle Lemas, qui est à l'appareil, je vous prie ?

- Excellent.

Une amie proche ou une parente ne s'y laisserait peut-être pas prendre, mais quelqu'un qui appellerait par hasard ne remarquerait rien d'anormal, surtout avec la distorsion d'une ligne téléphonique.

Le lit fait et la serviette propre posée sur le lavabo dans les 183

quatre autres chambres laissaient à penser que chacune était prête à

accueillir un invité. De plus, Dicter et Stéphanie découvrirent dans la cuisine, au lieu de la batterie de casseroles et de la cafetière courantes, des grands faitouts et un sac de riz suffisant pour nourrir Mlle Lemas pendant un an, ainsi que dans la cave, du vin ordinaire à côté d'un demi-carton de bon whisky. La petite Simca 5 d'avant-guerre que le garage abritait, en bon état et le réservoir plein, démarra au premier tour de manivelle ; ce n'était certainement pas gr‚ce aux libéralités des autorités soucieuses d'aider Mlle Lemas dans ses courses. La Simca devait être ravitaillée et approvisionnée en pièces détachées par la Résistance. Dicter se demanda ce qu'elle avait pu inventer pour expliquer ses déplacements : peut-être prétendait-elle être sage-femme.

- Cette vieille vache était bien organisée, observa Dicter. Ils avaient fait des courses en chemin : à défaut de viande ou de poisson absents des magasins, ils avaient pris des champignons, une laitue et une miche de ce pain noir que les boulangers français produisaient alors avec de la mauvaise farine et du son, leurs seules ressources. Stéphanie prépara une salade et du risotto aux champignons, qu'ils complétèrent par un reste de fromage trouvé dans le garde-manger.

Les miettes sur la table et les plats sales dans l'évier de la cuisine donnèrent tout de suite un air de vie à la maison.

- La guerre est certainement ce qui lui est arrivé de mieux, avança Dicter devant son café.

- Comment peux-tu dire cela ? Elle va partir pour un camp de prisonniers.

- Songe à la vie que menait auparavant cette femme absolument seule, pas de mari, pas de famille, plus de parents. Et puis subitement tous ces jeunes gens, garçons et filles courageux qui risquent leur vie dans des missions impossibles. Ils s'épanchent sans doute et lui racontent tout de leurs amours et de leurs craintes. Elle les cache chez elle, leur donne du whisky et des cigarettes et les laisse partir en leur souhaitant bonne chance. «a a probablement été l'époque la plus excitante de sa vie. Je te parie qu'elle n'a jamais été aussi heureuse.

- Elle aurait peut-être préféré une vie paisible : courir les modistes avec une amie, arranger des bouquets pour la ca-184

thédrale, se rendre une fois par an à Paris pour assister à un concert.

- Personne n'aspire vraiment à une vie paisible, dit Dicter en jetant un coup d'ceil par la fenêtre de la salle à manger. Bon sang ! qu'est-ce que c'est que ça ?

Une jeune femme remontait l'allée en poussant une bicyclette, un gros panier posé sur le garde-boue de la roue avant.

- qu'est-ce que je dois faire ? interrogea Stéphanie en examinant la visiteuse.

Dicter ne répondit pas tout de suite. L'intruse, une robuste fille en pantalon boueux et chemise de travail auréolée de grosses taches de sueur sous les bras, poussa son vélo dans la cour sans sonner à la porte. Il était consterné que sa mascarade soit aussi vite dévoilée.

- Elle se dirige vers la porte de derrière... une amie ou une parente...

il va falloir que tu improvises. Va l'accueillir, je reste ici pour vous écouter.

Ils entendirent la porte de la cuisine s'ouvrir et se refermer et la jeune femme crier en français :

- Bonjour, c'est moi ! qui êtes-vous ? s'étonna la fille en découvrant Stéphanie.

- Je suis Stéphanie, la nièce de Mlle Lemas.

- Je ne savais pas qu'elle avait une nièce, rétorqua la visiteuse sans chercher à dissimuler sa méfiance.

- Elle ne m'a pas parlé de vous non plus. Voulez-vous vous asseoir ? qu'y a-t-il dans ce panier ?

Dicter perçut dans la voix de Stéphanie un accent amusé et se rendit compte qu'elle jouait de son charme.

- Des provisions. Je m'appelle Marie. Je vis à la campagne. J'ai pu trouver un peu de ravitaillement et en apporter à... à mademoiselle.

- Ah ! fit Stéphanie. Pour ses... invités. On entendit un froissement de papier et Dicter devina que Stéphanie déballait les provisions enveloppées dans le panier. C'est merveilleux ! Des oufs... du porc... des fraises...

Voilà qui explique le léger embonpoint de Mlle Lemas, songea Dicter.

- Alors vous êtes au courant, dit Marie.

- Je suis au courant de la vie secrète de tantine, oui.

En entendant ´ tantine ª, Dicter réalisa qu'ils ignoraient le 185

prénom de Mlle Lemas, ce qui mettrait un terme à la comédie, dès que Marie s'en rendrait compte.

- O˘ est-elle ?

- Elle est partie pour Aix. Vous vous souvenez de Charles Menton, le doyen de la cathédrale ?

- Non, pas du tout.

- Vous êtes trop jeune. C'était le meilleur ami du père de tantine jusqu'au jour o˘ il a pris sa retraite en Provence. Il a eu une crise cardiaque et elle est allée le soigner. Elle m'a demandé de m'occuper de ses invités pendant son absence.

Stéphanie improvise brillamment, songea Dicter avec admiration. Elle garde son sang-froid et ne manque pas d'imagination.

- quand doit-elle revenir ?

- Charles n'en a plus pour bien longtemps. D'un autre côté, la guerre peut se terminer rapidement.

- Elle n'a parlé à personne de ce Charles.

- Elle m'en a parlé à moi.

Stéphanie va sans doute s'en tirer, se dit Dicter. Si elle tient encore un peu, Marie repartira convaincue. Elle racontera ce qui s'est passé ; cette histoire est parfaitement plausible : dans ces mouvements, qui ne sont pas l'armée, quelqu'un comme Mlle Lemas peut fort bien décider, en effet, de quitter son poste et se faire remplacer, à la grande fureur des chefs de la Résistance. Mais ils sont impuissants devant leurs troupes composées uniquement de volontaires. Dicter se prit à espérer.

- D'o˘ êtes-vous ? demanda Marie.

- J'habite Paris.

- Votre tante Valérie a d'autres nièces planquées comme ça ?

Ainsi, songea Dicter, Mlle Lemas se prénomme Valérie.

- Je ne pense pas... pas à ma connaissance.

- Vous êtes une menteuse.

Le ton de Marie avait changé. quelque chose clochait. Dicter poussa un soupir et tira son automatique de sous sa veste.

- qu'est-ce que vous me racontez ? dit Stéphanie.

- Vous mentez. Vous ne connaissez même pas son prénom. Ce n'est pas Valérie, c'est Jeanne.

Dicter ôta le cran de s˚reté de son pistolet. Stéphanie poursuivit bravement :

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- Je l'appelle toujours tantine. Je vous trouve très grossière.

- Je m'en suis doutée depuis le début, reprit Marie d'un ton dédaigneux.

Jeanne ne ferait jamais confiance à quelqu'un comme vous, avec vos hauts talons et votre parfum.

- quel dommage ! Marie, intervint Dicter en avançant dans la cuisine. Plus confiante, moins maligne, vous vous en seriez tirée. Maintenant, vous êtes en état d'arrestation.

- Vous êtes une putain de la Gestapo, l‚cha Marie à l'intention de Stéphanie qui rougit jusqu'aux oreilles.

Dicter, quant à lui, faillit frapper Marie de la crosse de son arme.

- Voilà une remarque que vous regretterez quand vous vous trouverez aux mains de la Gestapo, rétorqua-t-il d'un ton glacial. Un certain sergent Becker va vous interroger. quand vous hurlerez, que vous saignerez et que vous demanderez gr‚ce, souvenez-vous de cette insulte inutile.

Marie semblait prête à s'enfuir, ce que Dicter espérait. Il pourrait l'abattre et le problème serait réglé. Mais, au contraire, ses épaules s'affaissèrent et elle se mit à pleurer.

- Allongez-vous le visage contre le sol et les mains derrière le dos, ordonna-t-il, sourd à ses sanglots.

Elle obéit et il rengaina son pistolet.

- Je crois avoir vu une corde dans la cave, dit-il à Stéphanie.

- Je vais la chercher.

- Il va falloir que je l'éloigné d'ici, que je la conduise à Sainte-Cécile, expliqua-t-il après avoir ligoté Marie, au cas o˘ un agent britannique se présenterait aujourd'hui.

Il regarda sa montre : deux heures, il avait le temps de l'emmener au ch

‚teau et d'être de retour pour trois heures.

- Tu devras te rendre à la crypte toute seule, ajouta-t-il à l'attention de Stéphanie, prends la petite voiture qui est dans le garage. Je me trouverai dans la cathédrale, mais tu ne me verras peut-être pas. Il faut que je me dépêche.

Il l'embrassa. Un peu comme un mari qui part pour son bureau, songea-t-il avec un certain amusement. Il empoigna Marie, la jeta sur son épaule et se dirigea vers la porte de derrière. Dehors, il se retourna.

- Cache le vélo.

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- Ne t'inquiète pas.

Il porta la jeune femme d˚ment ligotée jusqu'à la voiture, ouvrit le coffre et la jeta à l'intérieur. Si elle s'était abstenue de traiter Stéphanie de putain, il l'aurait installée sur le siège arrière.

Il referma le coffre et regarda aux alentours. Il ne vit personne, mais, dans une rue comme celle-là il y avait toujours des gens à l'aff˚t derrière leurs volets. L'arrestation de Mlle Lemas la veille et la grosse voiture bleu ciel ne leur avaient s˚rement pas échappé. Dès qu'il aurait démarré, ils parleraient de l'homme qui avait fourré une fille dans le coffre de sa voiture. En temps normal, ils auraient appelé la police, mais personne en territoire occupé ne s'adressait à elle à moins d'y être obligé, surtout quand la Gestapo risquait d'être impliquée.

Pour Dicter, il importait de savoir si la Résistance avait eu vent de l'arrestation de Mlle Lemas. Reims était une ville, pas un village, o˘

chaque jour on arrêtait des gens, qu'ils soient voleurs, meurtriers, trafiquants, profiteurs du marché noir, communistes, juifs... Aussi y avait-il de fortes chances pour qu'un compte rendu de l'affaire de la rue du Bois ne parvienne jamais aux oreilles de Michel Clairet. Mais ce n'était pas une certitude.

Dicter monta dans la voiture et partit vers Sainte-Cécile.

I

19.

Au grand soulagement de Betty, l'équipe ne s'était pas trop mal tirée de la séance du matin, o˘ tout le monde avait appris la technique de la réception au sol, partie la plus délicate du saut en parachute. Le cours de lecture de carte, cependant, avait été moins réussi : pour Ruby qui n'était jamais allée à l'école et pouvait à peine lire, c'était du chinois ; Maude restait déconcertée devant des précisions comme nord-nord-est et se contentait de battre des cils de façon charmante devant l'instructeur ; quant à Denise, malgré son éducation, elle se révéla absolument incapable de comprendre les coordonnées cartographiques. Si, une fois en France, le groupe doit se fractionner, songea Betty avec inquiétude, il ne faudra pas compter sur elles pour retrouver leur chemin.

L'après-midi, elles passèrent à un exercice plus violent, le maniement des armes, avec le capitaine Jim Cardwell, à l'allure décontractée et au visage anguleux barré d'une grosse moustache noire. C'était un instructeur à la personnalité très différente de celle de Bill Griffiths. Il sourit gentiment quand les filles découvrirent combien il était difficile de toucher un arbre à six pas avec un CoÔt automatique de 12 mm.

Ruby, à l'aise avec un pistolet à la main, était bonne tireuse (ce n'est pas la première fois, songea Betty, qu'elle utilise une arme à feu) plus à

l'aise encore quand Jim passa les bras autour d'elle pour lui montrer comment tenir le fusil ćanadien ª Lee-Enfield. Il lui murmura quelque chose à l'oreille qui la fit sourire. Elle vient de passer trois ans dans une prison de

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femmes, se dit Betty, et elle apprécie s˚rement le contact d'un homme.

Jelly, elle aussi, maniait les armes à feu avec une certaine aisance, mais ce fut Diana qui tint la vedette : fusil en main, elle fit mouche chaque fois au centre de la cible, vidant le chargeur dans une terrifiante grêle de balles.

- Excellent ! apprécia Jim, surpris. Vous pouvez me remplacer.

Diana lança à Betty un regard triomphant et déclara :

- Il y a certains domaines o˘ tu n'es pas la meilleure ! Seigneur, qu'ai-je fait pour mériter cela ? se demanda Betty.

Diana pensait-elle au résultats scolaires de Betty régulièrement supérieurs aux siens ? Cette vieille rivalité lui restait-elle sur le cour?

La seule à échouer fut Greta qui se montra, là encore, plus féminine que ses compagnes. Elle se bouchait les oreilles, sursautait à chaque détonation et fermait les yeux d'un air terrifié en pressant la détente.

Jim fit montre avec elle de la plus grande patience, lui donnant des boules quiès pour étouffer le bruit, guidant sa main pour presser la détente avec douceur, mais en vain : nerveuse, elle ne réussirait jamais à tirer correctement.

- Je ne suis vraiment pas faite pour ce genre de choses ! s'écria-t-elle, désespérée.

- Alors, r‚la Jelly, qu'est-ce que tu fous ici ?

- Greta est ingénieur ; c'est elle qui vous dira o˘ disposer les charges d'explosifs, s'empressa de préciser Betty.

- Et nous avons besoin d'un ingénieur allemand !

- Je suis anglaise, riposta Greta. Mon père est né à Liver-pool.

- Si c'est ça l'accent de Liverpool, ricana Jelly, moi je suis la duchesse de Devonshire.

- Gardez votre agressivité pour la séance suivante, intervint Betty. Nous allons nous entraîner au corps à corps.

Ces chamailleries la préoccupaient, car la confiance devait absolument régner entre elles.

Bill Griffiths, torse nu, en short et chaussures de tennis, les attendait en faisant des pompes. Il tient à faire admirer son physique, ça saute aux yeux, comprit Betty.

Bill enseignait l'autodéfense en disant : Áttaquez-moi ª à ses élèves qu'il venait d'armer. Il leur démontrait alors, en une 190

leçon spectaculaire et mémorable, qu'un homme désarmé pouvait repousser un assaillant. Bill utilisait parfois inutilement la violence, mais ce n'était pas un mal, estimait Betty, que les agents s'y habituent.

Ce jour-là, il avait disposé sur la vieille table de pin un sinistre assortiment : un poignard à la lame inquiétante qui, prétendait-il, faisait partie de l'équipement des SS, un pistolet automatique Walther P38 comme ceux que Betty avait vu porter par des officiers allemands, une matraque de policier français, un bout de fil électrique noir et jaune qu'il appelait un garrot et une bouteille de bière dont on avait cassé le goulot. Pour la leçon, il remit sa chemise.

- Comment échapper à un homme qui braque un pistolet sur vous, commença-t-il.

Il prit le Walther, ôta le cran de s˚reté et tendit l'arme à Maude. Elle le braqua sur lui.

- Tôt ou tard, votre assaillant voudra vous faire aller quelque part.

Il tourna les talons et leva les mains en l'air.

- Selon toute probabilité, il vous suivra de près en vous enfonçant le canon de son arme dans le dos.

Il décrivit un large cercle, Maude se tenait derrière lui.

- Maintenant, Maude, je veux que vous pressiez la détente à l'instant o˘

vous croyez que je cherche à m'échapper.

Il h‚ta légèrement le pas, obligeant ainsi Maude à marcher un peu plus vite et, ce faisant, il fit un pas de côté et recula. Il lui coinça le poignet droit sous son bras et lui assena sur la main une violente manchette. Elle poussa un cri et l‚cha son pistolet.

- C'est à ce moment précis que vous risquez de faire une grave erreur, dit-il tandis que Maude se frictionnait le poignet. Ne vous enfuyez surtout pas, sinon, votre Boche prendra son arme et vous tirera dans le dos. Ce qu'il faut faire c'est...

Il prit le Luger, le braqua sur Maude et pressa la détente. Un coup de feu claqua. Maude poussa un cri, tout comme Greta.

- Bien s˚r, ajouta Bill, ce sont des cartouches à blanc. Les démonstrations de Bill dérangeaient parfois Betty : elle leur trouvait un côté trop thé‚tral.

- Nous allons nous exercer quelques minutes à toutes ces techniques, reprit-il.

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Il saisit le fil électrique et se tourna vers Greta.

- Passez-moi ça autour du cou. quand je vous le dirai, tirez dessus de toutes vos forces. Il lui tendit le cordon. Votre type de la Gestapo, ou votre traître de gendarme collabo pourrait vous tuer avec ce cordon, mais il lui est impossible de supporter en plus votre poids. Bon, Greta, étranglez-moi.

Greta hésita, puis tira très fort sur le fil électrique qui s'enfonça dans le cou musclé de Bill. Celui-ci rua des deux pieds en avant et tomba sur le sol, atterrissant sur le dos. Greta l‚cha le cordon.

- Malheureusement, observa Bill, vous vous retrouvez allongée par terre, votre ennemi debout au-dessus de vous ; cette situation vous est très défavorable. Il se releva. On va recommencer. Mais cette fois, avant de tomber par terre, je vais agripper mon assaillant par un poignet.

Ils reprirent la position et Greta tira sur le fil électrique. Bill lui saisit le poignet et tomba, l'entraînant en avant. Au moment o˘ elle s'écroulait sur lui, il fléchit une jambe et lui donna un méchant coup de genou dans l'estomac. Elle roula sur le sol, ramassée sur elle-même, le souffle coupé et secouée de nausées.

- Bon sang, Bill, s'écria Betty, c'est un peu violent !

- Ceux de la Gestapo, rétorqua-t-il, l'air ravi, sont bien plus durs que moi.

Elle s'approcha de Greta pour l'aider à se relever.

- Je suis navrée, fit-elle.

- C'est un vrai putain de nazi, l‚cha Greta, encore haletante.

Betty l'aida à regagner la maison et la fit s'asseoir dans la cuisine. La cuisinière interrompit l'épluchage des patates du déjeuner pour lui offrir une tasse de thé que Greta accepta avec gratitude.

De retour dans le jardin, Betty constata que Bill avait choisi Ruby comme prochaine victime ; il était en train de lui tendre la matraque de policier. ¿ l'air roublard de Ruby, Betty se dit qu'à la place de Bill elle se méfierait.

Betty l'avait déjà vu à l'ouvre dans cette technique : quand Ruby lèverait la main droite pour le frapper avec la matraque, Bill l'empoignerait par le bras, la ferait pivoter et la jetterait pardessus son épaule, la faisant atterrir brutalement sur le dos.

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- Allons, ma petite gitane, dit Bill, cogne sur moi avec la matraque aussi fort que tu peux.

Ruby leva le bras et Bill s'approcha d'elle, mais les gestes ne s'enchaînèrent pas comme d'habitude. quand Bill voulut saisir le bras de Ruby, elle n'était plus là. La matraque tomba par terre. La jeune femme se rapprocha de son instructeur et lui décocha un violent coup de genou dans l'aine, le faisant crier de douleur. Elle l'empoigna alors par le plastron de sa chemise, l'attira brusquement vers elle et lui frappa le nez de sa tête, puis, de sa robuste chaussure, elle lui assena un coup dans le jarret ; il s'écroula, et son nez se mit à saigner.

- Espèce de garce, ce n'est pas ce que tu étais censée faire ! clama-t-il.

- Ils sont bien pires que moi à la Gestapo, déclara Ruby.

20.

Dicter se gara devant l'hôtel Frankfurt à quinze heures moins une et gagna aussitôt la cathédrale en traversant le parvis sous le regard de pierre des anges sculptés dans les piliers. Il ne comptait pas trop sur la venue d'un agent britannique dès le premier jour, mais, d'un autre côté, la probable imminence d'un débarquement inciterait les Alliés à lancer tous leurs atouts dans la bataille.

La Simca 5 de Mlle Lemas était garée le long de la place . Stéphanie se trouvait donc déjà là. Il se félicita d'être arrivé à l'heure car il ne voulait pas qu'elle soit obligée de se débrouiller toute seule en cas de problème.

Il franchit la grande porte ouest et pénétra dans la fraîche pénombre. Il échangea un bref signe de tête avec Hans Hesse qu'il avait repéré assis dans les derniers rangs, mais sans lui adresser la parole.

Dicter ressentait une impression désagréable : procéder à une arrestation dans ce sanctuaire consacré depuis des siècles lui semblait une profanation. Il n'était pas très dévot pourtant - moins sans doute que l'Allemand moyen, songea-t-il -, mais pas mécréant non plus. Il se sentait vraiment mal à l'aise, mais il se força à chasser ce qui, selon lui, n'était que de la superstition.

Il traversa la nef, remonta la longue allée nord jusqu'au transept, à

proximité des marches menant à la crypte située sous le maître-autel ; ses pas résonnaient sur le dallage. Stéphanie doit s'y trouver, se dit-il, et porter une chaussure noire et une marron. De sa place, il balayait du regard, derrière lui, la longue

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allée nord par laquelle il était arrivé et, devant, la courbe du déambulatoire à l'autre extrémité de l'édifice. Il s'agenouilla et croisa les mains pour prier.

- Seigneur, pardonnez-moi les souffrances que j'inflige à mes prisonniers.

Vous savez que je fais de mon mieux pour accomplir mon devoir. Pardonnez-moi de pécher avec Stéphanie. C'est mal, mais Vous l'avez faite si séduisante que je suis incapable de résister à la tentation. Veillez sur ma chère Wal-traud, aidez-la à être une bonne mère pour Rudi et le petit Mausi ; protégez-les tous des bombes de la RAF. Soyez auprès du feld-maréchal Rommel lors du débarquement et donnez-lui la force de repousser les Alliés à la mer. C'est une bien courte prière pour Vous en demander autant, mais Vous savez que j'ai beaucoup à faire en ce moment. Amen.

Il regarda autour de lui. Bien qu'on ne célébr‚t aucun office, quelques fidèles priaient dans les chapelles des bas-côtés ou, tout simplement, se reposaient dans le silence de la cathédrale. Des touristes circulaient dans les allées, se tordant le cou pour contempler les vo˚tes et commenter d'une voix étouffée l'architecture médiévale.

Si un agent allié se présentait aujourd'hui, Dicter se contenterait d'observer la scène pour s'assurer que tout se passait bien. Dans le meilleur des cas, il n'aurait pas à intervenir : Stéphanie aborderait l'agent, échangerait avec lui les mots de passe et l'emmènerait rue du Bois.

Ses plans pour la suite étaient plus vagues ; d'une façon ou d'une autre, l'agent le conduirait aux autres, et la situation se débloquerait : un imprudent aurait gardé une liste de noms et d'adresses ; Dicter mettrait la main sur un émetteur et un code, ou sur un responsable comme Betty Clairet qui, sous la torture, trahirait la moitié de la Résistance française.

Il consulta sa montre. quinze heures cinq. Personne sans doute ne viendrait aujourd'hui. Il releva la tête pour constater, avec horreur, la présence de Willi Weber.

que diable faisait-il ici ?

En civil - il arborait son costume de tweed vert - et accompagné d'un jeune assistant de la Gestapo en veste à carreaux, il débouchait du déambulatoire en direction de Dicter, mais sans le voir. Arrivé devant la porte de la crypte, il s'arrêta. Il

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allait tout g‚cher. Dicter jura sous cape, en venant même à espérer qu'aucun agent britannique ne viendrait.

Regardant derrière lui, il aperçut un jeune homme tenant une petite serviette. Dicter plissa les yeux : plus jeune que la plupart des visiteurs, vêtu d'un méchant costume bleu de coupe française, il avait en outre les cheveux roux, les yeux bleus et le teint p‚le légèrement rosé

d'un authentique Viking. Il faisait très anglais, mais il pouvait aussi bien être allemand, un officier en civil venu en touriste ou avec l'intention de prier.

Cependant son comportement le trahit : il suivait l'allée d'un pas décidé, sans regarder l'édifice comme le ferait un touriste ni s'asseoir comme un fidèle. Dicter sentit son cour s'emballer : un agent dès le premier jour !

Et presque à coup s˚r un émetteur radio avec un code dans cette serviette.

C'était plus que Dicter n'avait osé imaginer. Mais la présence de Weber risquait de compromettre cette occasion inespérée.

Passant devant Dicter, l'agent ralentit, cherchant manifestement la crypte.

Weber le vit à son tour, le dévisagea soigneusement puis se détourna en faisant semblant d'admirer les cannelures d'un pilier.

Tout n'est peut-être pas perdu, songea Dicter. Weber a agi stupidement en venant ici, mais sans doute compte-t-il simplement observer. Il n'est quand même pas assez bête pour intervenir.

L'agent repéra l'entrée de la crypte et disparut dans l'escalier.

Weber adressa un signe de tête en direction du transept nord. Suivant son regard, Dicter remarqua deux autres hommes de la Gestapo postés au pied de l'orgue. Mauvais signe : pour une simple reconnaissance de la situation, ces quatre-là ne servaient à rien. Dicter envisagea un instant de demander à Weber de rappeler ses hommes, mais celui-ci protesterait, entamerait une discussion et...

Subitement les événements se précipitèrent : Stéphanie remontait de la crypte, l'agent sur ses talons. Parvenue en haut des marches, elle aperçut Weber ; la surprise se lut sur son visage. Cette présence inattendue la désorientait visiblement, comme si, en montant sur scène, elle s'apercevait soudain qu'elle se trouvait au cour d'une pièce qui n'était pas la sienne.

Elle trébucha, le jeune agent la rattrapa par le coude. Avec sa 196

rapidité coutumière, elle retrouva son sang-froid et le remercia d'un sourire. Bien joué, ma petite, apprécia Dicter en lui-même. Là-dessus, Weber avança d'un pas.

- Non ! s'écria Dicter dans un réflexe, mais personne ne l'entendit.

Weber saisit l'agent par le bras et lui dit quelque chose. Dicter sentit son cour se serrer en comprenant que Weber était en train de l'arrêter.

Stéphanie recula, abasourdie.

Dicter se leva et se dirigea à grands pas vers le groupe, persuadé que Weber avait décidé de s'attribuer la gloire de capturer un agent ennemi.

C'était dément, mais possible. Dicter n'eut même pas le temps d'arriver à

leur hauteur : l'agent avait repoussé la main de Weber et détalé.

Le jeune assistant en veste à carreaux fut prompt à réagir. En deux grandes enjambées, il avait rattrapé le fuyard et plongé en refermant les bras autour de ses genoux. Le Viking trébucha, se débattit énergiquement, fit l

‚cher prise à son adversaire, retrouva son équilibre, et partit en courant, sa serviette toujours à la main.

Cette course soudaine et les vociférations des deux hommes retentirent bruyamment dans le silence de la cathédrale ; tous les regards convergèrent vers eux. Dicter, voyant l'agent se précipiter vers lui, comprit ce qui allait se passer et poussa un hennissement. Les deux autres Allemands jaillirent alors du transept nord, éveillant certainement les soupçons du fugitif, car il obliqua vers la gauche, mais trop tard ; un croche-pied et il s'écroula de tout son long sur les dalles avec un bruit sourd. La serviette lui échappa des mains tandis que les deux poursuivants sautaient sur lui. Weber arriva en courant, l'air enchanté.

- Merde ! l‚cha Dicter, oubliant o˘ il était.

Ces crétins étaient en train de tout g‚cher. Cependant il entrevit une toute petite chance de sauver la situation. Il plongea la main dans sa veste, sortit son Walther P38 et en ôta le cran de s˚reté pour le braquer sur ses compatriotes qui maintenaient l'agent cloué au sol.

- L‚chez-le tout de suite ou je tire ! hurla-t-il à pleins poumons, en français.

- Major, je..., dit Weber.

Dicter tira en l'air. Le fracas de la détonation retentit sous 197

les vo˚tes de la cathédrale, noyant fort à propos l'apostrophe révélatrice.

- Silence ! cria Dicter en allemand.

Affolé, Weber constata que Dicter rapprochait le canon de son pistolet de ses sbires et se tut.

- L‚chez-le immédiatement, répéta Dicter en français, avec une intonation telle qu'il fut aussitôt obéi. Jeanne ! Vas-y ! File ! cria-t-il à

Stéphanie en utilisant le prénom de Mlle Lemas.

La jeune femme évita les hommes de la Gestapo et se précipita vers la porte ouest.

- Allez avec elle ! Suivez-la ! ordonna Dicter, la désignant du doigt à

l'agent qui se relevait.

Il ramassa sa serviette et partit à toutes jambes ; il sauta pardessus le dossier des stalles du chour avant de détaler par l'allée centrale de la nef. Weber et ses trois associés étaient abasourdis.

V

- A plat ventre ! leur ordonna Dicter.

Ils obéirent aussitôt et il s'éloigna à reculons sans cesser de les menacer de son pistolet. Puis il tourna les talons et s'élança derrière Stéphanie et le Britannique.

Au moment o˘ ceux-ci franchissaient la porte, Dicter s'arrêta pour s'adresser à Hans qui, impassible, était resté planté au fond de la cathédrale.

- Allez expliquer à ces crétins ce que nous faisons, murmura Dicter hors d'haleine. Et, surtout, qu'ils ne nous suivent pas.

Il remit le pistolet dans son étui et sortit en courant.

Le moteur de la Simca tournait déjà. Dicter poussa l'agent anglais sur l'étroite banquette arrière et s'installa à l'avant, à la place du passager. Stéphanie écrasa la pédale de l'accélérateur : la petite voiture jaillit de la place comme un bouchon de cham-pagne et dévala la rue.

- Personne ne nous suit, annonça Dicter après avoir jeté un coup d'oil par la lunette arrière. Ralentis, il ne faut pas que nous nous fassions arrêter par un gendarme.

- Je suis Hélicoptère, déclara l'agent en français. Bon sang, que s'est-il passé ?

´ Hélicoptère ª est certainement son nom de code, se dit Dicter. Celui de Mlle Lemas, que lui avait révélé Gaston, lui revint en mémoire :

- Voici Bourgeoise, répondit-il en désignant Stéphanie.

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Moi, c'est Charenton, improvisa-t-il, pensant, on ne sait pourquoi, à

l'hospice o˘ le marquis de Sade avait été incarcéré. Depuis quelques jours, Bourgeoise se méfie ; elle craint que la cathédrale ne soit surveillée, c'est pourquoi elle m'a demandé de l'accompagner. Moi, je ne fais pas partie du réseau Bollinger, c'est Bourgeoise la responsable.

- Je comprends.

- quoi qu'il en soit, nous savons maintenant que la Gestapo avait bel et bien tendu un piège. C'est une vraie chance que Bourgeoise m'ait appelé en renfort.

- Vous avez été formidable ! déclara Hélicoptère avec enthousiasme. Dieu que j'ai eu peur, j'ai cru avoir tout loupé dès mon premier jour.

Parfaitement exact, songea Dicter sans rien répondre.

Dicter pensait avoir réussi à sauver la situation. Hélicoptère était maintenant convaincu que Dicter militait dans la Résistance : il parlait parfaitement français, mais pas au point d'être capable d'identifier le léger accent de Dicter. Est-ce que, un peu plus tard, quand il repenserait à la scène, un autre détail viendrait éveiller sa méfiance ? Juste au début de la bagarre, Dicter s'était dressé en disant : Ńon ! ª, mais un simple ńon ª ne voulait pas dire grand-chose et d'ailleurs personne ne l'avait entendu. Le ´ major ª en allemand lancé par Willi Weber avait été masqué

par le coup de feu ; à supposer qu'Hélicoptère l'ait entendu - en connaît-il la signification ? - risque-t-il de s'en souvenir par la suite et de s'interroger à ce propos ? Non, décida Dicter. Si Hélicoptère a compris, il peut supposer que Weber s'adressait à un de ses adjoints : tous en civil, il est impossible de deviner leur grade.

La confiance d'Hélicoptère était donc désormais tout acquise à Dicter : celui-ci l'avait arraché aux griffes de la Gestapo, il en était persuadé.

Les suivants se laisseraient moins facilement duper. Aussi bien à Londres qu'au chef du réseau Bollinger, Michel Clairet, il faudrait expliquer de façon plausible l'existence d'un nouveau membre de la Résistance, nom de code Charenton, recruté par Mlle Lemas. D'un côté comme de l'autre, on pourrait poser des questions et procéder à des vérifications. Dicter réglerait les problèmes au fur et à mesure, car il ne pouvait pas les prévoir tous.

Il s'autorisa un moment de triomphe : il avait progressé

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d'un pas, et mettre la Résistance hors de combat dans le nord de la France se trouvait à sa portée ; de plus il avait nargué la Gestapo. C'était grisant.

Il s'agissait maintenant de tirer le maximum de la confiance d'Hélicoptère.

que celui-ci, se croyant à l'abri de tout soupçon, continue à opérer et conduise ainsi Dicter à d'autres agents. Mais il fallait manouvrer avec subtilité.

Une fois arrivés rue du Bois, la voiture garée, ils entrèrent dans la maison par la porte de derrière et s'installèrent dans la cuisine.

Stéphanie alla chercher une bouteille de scotch dans la cave et servit un verre à tous. Dicter tenait absolument à avoir la confirmation qu'Hélicoptère se déplaçait avec une radio.

- Vous feriez mieux d'envoyer tout de suite un message à Londres, suggéra-t-il.

- Je suis censé émettre à vingt heures et recevoir à vingt-trois heures.

Dicter nota tout cela dans sa tête.

- Mais il faut qu'ils sachent le plus tôt possible que le rendez-vous dans la cathédrale n'est plus s˚r. qu'ils n'envoient plus personne. Un agent s'apprête peut-être à partir dès ce soir.

- Oh ! mon Dieu, oui, murmura le jeune homme. Je vais utiliser la fréquence d'urgence.

- Installez-vous ici, dans la cuisine, proposa Dicter qui réprima un soupir de satisfaction quand il vit Hélicoptère poser la lourde serviette sur la table et l'ouvrir.

Il ne s'était pas trompé.

L'intérieur du sac était divisé en quatre compartiments : un le long de chaque côté et, au centre, un à l'avant et un à l'arrière. Dicter observa aussitôt que le compartiment arrière du milieu contenait l'émetteur avec la clef Morse dans le coin inférieur droit et que la partie centrale avant constituait le récepteur avec une prise pour les écouteurs. La case de droite contenait l'alimentation. quant à celle de gauche, il en comprit l'utilité lorsque Hélicoptère souleva le couvercle, révélant tout un assortiment d'accessoires et de pièces de rechange : c‚ble électrique, adaptateurs, fil d'antenne, c‚bles de raccordement, casque, lampes, fusibles et tournevis.

Un appareil compact et bien conçu, songea Dicter avec une certaine admiration : le genre d'installation qu'on attend des Allemands, mais pas du tout des Anglais, tellement désorganisés.

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II connaissait déjà les heures d'émission et de réception ; ne lui restait plus maintenant qu'à découvrir les fréquences utilisées et - le plus important - le code.

Hélicoptère brancha un fil dans la prise d'alimentation.

- Je croyais que ça fonctionnait sur piles.

- Sur piles, mais aussi sur le courant, car il paraît que le truc préféré

de la Gestapo, quand elle essaye de repérer d'o˘ vient une émission radio illicite, c'est de couper le courant d'une ville, p‚té de maisons après p

‚té de maisons, jusqu'au moment o˘ la transmission est interrompue.

Dicter acquiesça.

- Eh bien, avec ce modèle, il suffit d'inverser cette manette pour le faire basculer sur les piles.

Excellent.

Dicter ne manquerait pas de renseigner la Gestapo.

Hélicoptère brancha le fil dans une prise de courant, sortit l'antenne et demanda à Stéphanie de l'enrouler au-dessus du buffet. Dicter inspecta les tiroirs et finit par y trouver le crayon et le bloc que Mlle Lemas utilisait sans doute pour noter la liste de ses courses.

- Vous n'aurez qu'à coder votre message là-dessus, proposa-t-il.

- Il faut d'abord que je sache ce que je vais dire. Hélicoptère se gratta la tête puis se mit à écrire en anglais :

ARRIV…E OK STOP

RENDEZ-VOUS CRYPTE DANGEREUX STOP COINC… PAR GESTAPO MAIS Al R…USSI

¿ M'ENFUIR TERMIN…

- Je pense que ça ira pour l'instant.

- Nous devrions, suggéra Dicter, proposer un nouveau lieu de rendez-vous, disons au café de la Gare, à côté de la voie ferrée.

Hélicoptère prit note, avant de sortir du compartiment un mouchoir de soie sur lequel était imprimée une table compliquée de lettres associées par paires, ainsi qu'un bloc d'une douzaine de feuillets sur lequel étaient inscrites des séquences de cinq lettres sans signification. Dicter reconnut les éléments d'un système de chiffrage impossible à percer sans ces données.

Au-dessus de chaque mot de son message, Hélicoptère 201

recopia d'après le carnet les groupes de cinq signes qu'il utilisa ensuite pour choisir des transpositions d'après sa pochette en soie. Au-dessus des cinq premières lettres de ARRIV…E, il écrivit BGKRU, la première séquence de son carnet. Le ´ B ª indiquait, d'après la grille du mouchoir en soie, la colonne à utiliser ; en haut de celle-ci, on trouvait le couple Áe ª ; il fallait donc remplacer le Á ª de ARRIV…E par é ª.

Impossible de décrypter ce code gr‚ce à la méthode habituelle, car le prochain Á ª ne serait pas représenté par é ª mais par une autre lettre. En fait, chaque signe de l'alphabet pouvait remplacer n'importe quel autre ; le message n'était donc lisible que par la personne détenant le bloc et ses séquences de cinq lettres. Mettre la main sur un texte original en clair et sa traduction codée ne servait à rien car un autre message serait rédigé d'après une autre feuille du bloc - voilà pourquoi on appelait cela un code unique. Chaque page n'était utilisée qu'une fois, ensuite on la br˚lait.

Une fois terminé le codage de son message, Hélicoptère appuya sur la commande de mise en marche et tourna un bouton sur lequel était inscrit en anglais Śélecteur de cristal ª. En regardant attentivement, Dicter constata sur le cadran trois marques discrètes au crayon gras jaune. Ne se fiant pas à sa mémoire, Hélicoptère avait indiqué ses positions pour émettre. Le cristal qu'il choisit devait être celui réservé aux urgences, les deux autres servant l'un pour l'émission, l'autre pour la réception.

Pendant qu'il terminait ses réglages, Dicter remarqua des marques identiques sur le cadran des fréquences.

Avant d'envoyer son message, il commença par prendre contact avec la station réceptrice.

HLCP DXDX qTC1 qRK ? K

Plissant le front, Dicter réfléchissait. Le premier groupe correspondait certainement à l'indicatif ´ Hélicoptère ª ; le suivant, ´ DXDX ª, était un mystère. Le chiffre 1 de ´ qTC1 ª laissait à penser que cela signifiait quelque chose comme : ´J'ai un seul message à vous envoyer ª ; le point d'interrogation de ´ qRK ? ª demandait sans doute si la réception était bonne.

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´ K ª équivalait à ´ Terminé ª, Dicter le savait. Restait le mystérieux ´

DXDX ª.

- N'oubliez pas votre indicatif de confirmation, tenta-t-il.

- Je ne l'ai pas oublié, répondit Hélicoptère. C'est ´ DXDX ª, en conclut Dicter.

Hélicoptère passa sur ´ réception ª, et la réponse, HLCP qRK qRV K, crépita en morse.

On retrouvait en introduction l'indicatif d'Hélicoptère ; ´ qRK ª figurait déjà sur le message original ; sans le point d'interrogation, il signifiait sans doute : ´Je vous reçois cinq sur cinq. ª II n'en était pas certain, mais ´ qRV ª devait donner le feu vert à Hélicoptère, car il entreprit sans délai de taper son message en morse sous l'oil de Dicter. Celui-ci, ravi, vivait le rêve du chasseur d'espions : tenir entre ses mains un agent ignorant avoir été démasqué.

Une fois le message envoyé, Hélicoptère s'empressa d'éteindre l'émetteur pour ne pas atteindre les quelques minutes nécessaires aux goniomètres de la Gestapo.

Transcrire le message, le décoder et le remettre à l'officier traitant d'Hélicoptère, qui aurait peut-être à consulter ses collègues avant de répondre, demanderait plusieurs heures aux Anglais ; Hélicoptère attendrait donc jusqu'à l'heure prévue pour une réponse.

- Je suppose que vous voulez maintenant contacter le réseau Bollinger, avança Dicter qui cherchait à lui faire abandonner son poste de radio et, surtout, son matériel de codage.

- Oui. Londres a besoin de savoir ce qu'il en reste.

- Nous allons vous mettre en contact avec Monet, c'est le nom de code du chef de réseau.

Il jeta un coup d'oil à sa montre et eut un instant de pur affolement : si Hélicoptère la reconnaissait - c'était le modèle réglementaire de l'armée allemande - l'affaire serait à l'eau. S'efforçant de réprimer le tremblement de sa voix, Dicter reprit :

- Je vous conduis chez lui, nous avons le temps.

- C'est loin ? s'informa Hélicoptère.

- Dans le centre ville.

Monet, de son vrai nom Michel Clairet, ne serait pas chez lui. Il n'utilisait plus la maison : Dicter avait vérifié. Les voisins prétendaient n'avoir aucune idée de l'endroit o˘ il se trouvait, 203

ce qui n'avait pas surpris Dicter : Monet se doutait bien que l'un ou l'autre de ses camarades ne résisterait pas devant un interrogatoire bien mené et l‚cherait ses nom et adresse ; il avait préféré disparaître dans la nature.

Hélicoptère se mit à ranger sa radio.

- Est-ce qu'il ne faut pas de temps en temps recharger la batterie ?

- Si... en fait on nous conseille de la brancher sur une prise de courant à la moindre occasion pour qu'elle soit toujours en pleine charge.

- Alors pourquoi ne pas la laisser ici pour l'instant ? quand nous reviendrons, elle sera chargée ; si jamais quelqu'un arrivait entre-

temps, Bourgeoise n'aurait besoin que de quelques secondes pour la cacher..

- Excellente idée.

- Bien, allons-y.

Dicter le précéda dans le garage et fit sortir la Simca 5 en marche arrière. Puis il dit :

- Attendez-moi un instant, j'ai oublié de dire quelque chose à Bourgeoise.

Il retourna dans la maison. Stéphanie n'avait pas quitté la cuisine, o˘

elle était plongée dans la contemplation de la valise radio posée sur la table. Dicter prit le bloc et la pochette en soie dans leur compartiment.

- Combien de temps te faut-il pour recopier cela ? s'informa-t-il.

- Tout ce charabia ? répondit-elle en faisant la grimace. Au moins une heure.

- Fais-le aussi vite que tu peux, mais ne te trompe pas. Je m'arrangerai pour l'occuper pendant une heure et demie, lui dit-il avant de regagner la voiture pour conduire Hélicoptère dans le centre jusqu'au charmant petit hôtel particulier de Michel Clairet, proche de la cathédrale.

Hélicoptère sonna à la porte puis revint quelques minutes plus tard, bredouille :

- Pas de réponse, annonça-t-il à Dicter qui n'avait pas quitté la voiture.

- Vous ferez une nouvelle tentative un peu plus tard, suggéra celui-ci. En attendant, je connais un bar utilisé par la Résis-204

tance. Allons-y ; je trouverai peut-être quelqu'un de connaissance.

Il laissa la voiture près de la gare et choisit un café au hasard. Ils restèrent tous deux assis à siroter une bière fadasse, avant de retourner rue du Bois o˘ Stéphanie accueillit son ami d'un petit signe de tête ; sans doute, supposa-t-il, pour lui signaler qu'elle avait réussi à tout recopier.

- Vous aimeriez peut-être faire votre toilette maintenant, proposa Dicter à Hélicoptère, et vous raser. Je vais vous montrer votre chambre pendant que Bourgeoise vous fera couler un bain.

- Vous êtes bien aimable.

Dicter l'installa dans la chambre mansardée la plus éloignée de la salle de bains et, dès qu'il entendit l'Anglais barboter dans la baignoire, entra dans la chambre et fouilla ses affaires. Tout était français : son linge et ses chaussettes de rechange, les cigarettes, un mouchoir venant de chez un chemisier français ; le portefeuille, quant à lui, contenait une grosse somme d'argent - un demi-million de francs (de quoi acheter une somptueuse automobile, s'il y en avait à vendre). Les papiers d'identité, certainement faux, paraissaient cependant impeccables.

Il y trouva aussi une photographie sur laquelle l'officier allemand reconnut avec surprise Betty Clairet. Pas d'erreur. C'était bien la femme qu'il avait croisée sur la place de Sainte-Cécile. quel magnifique coup de chance ! Mais un désastre pour elle !

Elle portait un costume de bain qui révélait des jambes musclées et des bras bronzés. Le maillot soulignait des seins bien dessinés, une taille fine et des hanches aux rondeurs délicieuses. On voyait sur sa gorge des gouttelettes - d'eau ou de transpiration - et elle regardait l'objectif avec un léger sourire. Derrière elle, la silhouette un peu floue de deux jeunes gens en caleçon de bain s'apprêtant à plonger dans une rivière. La photo avait manifestement été prise au cours d'une baignade bien innocente.

Mais de sa semi-nudité, des traces d'humidité sur sa gorge et du sourire esquissé se dégageait une vibrante sexualité. Sans les garçons à l'arrière-plan, on aurait pu l'imaginer sur le point d'ôter son maillot pour offrir son corps au photographe. C'est ainsi qu'une femme sourit à son amant quand 205

elle veut qu'il lui fasse l'amour, se dit Dicter. Il comprenait pourquoi ce jeune gaillard conservait précieusement le cliché.

Les agents n'avaient pas le droit d'emporter des photos en territoire ennemi - pour des raisons évidentes. La passion d'Hélicoptère pour Betty Clairet risquait de causer sa perte et celle aussi de tout un pan de la Résistance française.

Dicter fourra la photo dans sa poche et sortit de la chambre. L'un dans l'autre, se félicita-t-il, j'ai fait du bon travail aujourd'hui.

21.

Paul Chancelier passa la journée à se battre contre la bureaucratie militaire - à persuader, menacer, implorer, charmer et en dernier ressort utiliser le nom de Monty. Il finit par obtenir un avion pour entraîner l'équipe au saut en parachute.

En montant dans le train, il réalisa qu'il avait h‚te de revoir Betty. Il appréciait beaucoup cette jeune femme intelligente, solide et, de plus, charmante à regarder. Dommage qu'elle ne soit pas célibataire.

Il profita du trajet pour lire les nouvelles de la guerre que donnait le journal. La longue pause sur le front est avait été rompue la veille par une attaque allemande d'une étonnante violence contre la Roumanie. Ces Allemands faisaient preuve d'un ressort étonnant : partout ils battaient en retraite et continuaient cependant à résister.

Le train avait du retard et il manqua le dîner de dix-huit heures au Pensionnat. Après le dernier cours qui suivait toujours le repas, les étudiants étaient libres de se détendre environ une heure avant d'aller au lit. Paul rejoignit l'équipe presque au complet dans le salon, qui offrait une bibliothèque, des jeux de société, un poste de radio et un petit billard. Il vint s'asseoir sur le canapé auprès de Betty et lui demanda calmement :

- Comment cela s'est-il passé aujourd'hui ?

- Mieux qu'on ne pouvait l'espérer. Mais je suis inquiète : que peuvent-elles assimiler en si peu de temps ? qu'en auront-elles retenu une fois sur le terrain ?

207

- ¿ mon avis, si peu que ce soit, ce sera toujours mieux que rien.

Cette Jelly, se dit Paul, qui l'observait tout en jouant au poker avec Percy Thwaite, c'est quelqu'un. Perceuse de coffre professionnelle, comment arrive-t-elle à se prendre pour une respectable lady ?

- «a s'est bien passé pour Jelly ? s'informa-t-il.

- Pas mal. L'entraînement physique lui cause plus de difficultés qu'aux autres, mais, bon sang, vous l'auriez vue serrer les dents et s'accrocher ; au bout du compte, elle a tout réussi aussi bien que les jeunes.

Betty s'interrompit, l'air soucieux.

- quoi ? fit Paul

- Son hostilité vis-à-vis de Greta pose un problème.

- Il n'est pas surprenant qu'une Anglaise déteste les Allemands.

- quand même, ce n'est pas normal : Greta a davantage souffert des nazis que Jelly.

- Oui, mais Jelly l'ignore.

- Elle voit bien comment Greta se prépare à en découdre avec les nazis.

- Dans certaines circonstances les gens oublient toute logique.

- C'est fichtrement vrai.

De son côté, Greta discutait avec Denise. Ou plutôt, se dit Paul, Denise parlait et Greta écoutait.

- Mon demi-frère, lord Foules, est pilote de chasseur bombardier, l'entendit-il déclarer avec son accent aristocratique qui lui faisait avaler la moitié des mots. Il s'entraîne à des missions de soutien pour les forces de débarquement.

Paul fronça les sourcils.

- Vous avez entendu ? demanda-t-il à Betty.

- Oui. Si elle ne fabule pas, elle se montre dangereusement indiscrète.

Il examina Denise. ¿ son air perpétuellement outragé, on l'imagine mal, songea-t-il, en train de fantasmer.

- Elle ne semble pas particulièrement douée pour les bobards, dit-il.

- Je suis bien d'accord, je crois qu'elle est tout bonne-208

ment en train de débiter des informations on ne peut plus vraies.

- Je lui ferai passer un petit test demain.

- D'accord.

- Allons faire un tour dans le jardin, proposa-t-il, désireux d'avoir Betty à lui tout seul et de discuter plus librement.

Ils sortirent. Il faisait doux et il restait encore une bonne heure de clarté. quelques hectares de pelouse parsemée d'arbres entouraient la maison. Assise sous un hêtre, Maude qui semblait avoir renoncé à flirter avec Paul, écoutait Diana avec une sorte d'avidité, la regardait presque avec adoration.

- que peut bien lui raconter Diana ? fit Paul. En tout cas, Maude paraît fascinée.

- Maude savoure l'évocation de tous les endroits fréquentés par Diana, expliqua Betty, les défilés de mode, les bals, les paquebots...

Paul se rappela que Maude l'avait étonné en lui demandant si cette mission les conduirait à Paris.

- Elle aimerait peut-être m'accompagner en Amérique.

- ¿ coup s˚r, elle vous fait du gringue, observa Betty. Elle est jolie.

- Pas mon type, en tout cas.

- Pourquoi donc ?

- Franchement ? Elle n'est pas assez intelligente.

- Bon, dit Betty. «a me fait plaisir.

- Pourquoi ? fit-il en haussant les sourcils.

- Vous auriez baissé dans mon estime.

- Ravi d'avoir votre approbation, railla-t-il, trouvant sa réflexion un peu condescendante.

- N'ironisez pas, lui reprocha-t-elle. Je vous faisais un compliment.

Il sourit. Il ne pouvait pas s'empêcher de la trouver sympathique, même quand elle se montrait autoritaire. quand ils passèrent à proximité des deux femmes, Diana était en train de déclarer :

- Alors la contessa a dit : Ńe touchez pas à mon mari avec vos petites griffes peinturlurées ª, avant de renverser une coupe de Champagne sur la tête de Jennifer ; celle-ci a alors attrapé les cheveux de la contessa...

qui lui sont restés dans la main : c'était une perruque !

209

- J'aurais bien voulu être là, s'esclaffa Maude.

- Elles ont l'air de bien s'entendre, observa Paul.

- Tant mieux. J'ai besoin d'une équipe soudée.

En marchant droit devant eux, ils avaient dépassé les limites du parc et se trouvaient dans les sous-bois o˘ la pénombre régnait déjà.

- Pourquoi appelle-t-on cela ´ la nouvelle forêt ª ? demanda Paul. «a m'a plutôt l'air vieux.

- Vous vous attendiez à une logique dans la toponymie anglaise ?

- Certainement pas, fit-il en riant.

Ils continuèrent quelque temps sans échanger un mot. Paul se sentait d'humeur romantique, et n'e˚t été cette maudite alliance, il se serait bien risqué à l'embrasser.

- quand j'avais quatre ans, j'ai rencontré le roi, annonça soudain Betty.

- Le roi actuel ?

- Non, son père, George V. Il séjournait à Somersholme. Bien s˚r, on m'avait tenue à l'écart, mais un dimanche matin il s'est aventuré dans le potager et m'a aperçue. ´ Bonjour, petite fille, es-tu prête pour l'église ? ª m'a-t-il dit Sa taille modeste ne l'empêchait pas d'avoir une voix retentissante.

- qu'avez-vous répondu ?

- ´ qui êtes-vous ? -Je suis le roi. ª Là-dessus, à en croire la légende familiale, j'aurais déclaré : Će n'est pas possible, vous n'êtes pas assez grand. ª Heureusement, il a éclaté de rire.

- Enfant, vous ne respectiez déjà pas l'autorité.

- On dirait.

Paul perçut alors comme un léger gémissement. Surpris, il regarda dans la direction d'o˘ provenait le bruit : Ruby Romain adossée à un arbre échangeait des baisers passionnés avec Jim Cardwell, l'instructeur en maniement d'armes. Jim la serrait dans ses bras avec fougue, lui arrachant un nouveau gémissement.

Ils ne se contentent pas de s'embrasser, constata Paul gêné de sentir naître en lui une certaine excitation. Jim explorait le corsage de Ruby dont la jupe retroussée jusqu'à la taille dévoilait, jusqu'à l'aine et sa toison de poils bruns, une longue jambe bronzée. De l'autre, Ruby prenait appui sur la hanche de Jim. Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de leurs mouvements.

210

Paul regarda Betty qui, elle aussi avait vu la scène. D'abord figée, une expression indéfinissable sur son visage, elle s'empressa de tourner les talons, aussitôt imitée par Paul. Ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus en marchant sans faire de bruit.

- Je suis extrêmement désolé, dit-il quand ils furent hors de portée.

- Ce n'est pas de votre faute.

- quand même, je suis navré de vous avoir entraînée par là.

- Vraiment, ça n'a aucune importance. Je n'avais encore jamais vu personne... faire ça. C'était plutôt mignon.

- Mignon ?

Ce n'était pas le terme qu'il aurait choisi.

- Vous êtes complètement imprévisible.

- Vous venez de vous en apercevoir ?

- Ne faites pas d'ironie, c'est un compliment que je vous faisais, dit-il, reprenant à son compte les termes qu'elle venait d'utiliser.

Cela la fit rire.

Le jour tombait rapidement et, quand ils émergèrent des bois, quelqu'un dans la maison tirait les rideaux à cause du black-out. Maude et Diana avaient quitté le banc sous le hêtre.

- Asseyons-nous ici une minute, proposa Paul, nullement pressé de rentrer.

Betty obéit sans un mot. Il s'assit de côté pour la regarder. Songeuse, elle se laissait examiner sans faire aucun commentaire. Il lui prit la main et lui caressa les doigts. Elle leva les yeux vers lui, le visage impénétrable, mais ne retira pas sa main.

- Je ne devrais pas, j'en suis conscient, avoua-t-il, mais j'ai vraiment envie de vous embrasser.

Sans répondre, elle continua à le regarder de cet air énig-matique mi-amusé, mi-triste. Prenant son silence pour un acquiescement, il l'embrassa.

Sa bouche était douce et humide. Il ferma les yeux, se concentrant sur ce qu'il éprouvait. Il fut surpris de sentir les lèvres de Betty s'écarter pour laisser passer le bout de sa langue. Encouragé, il la prit dans ses bras et l'attira à lui, mais elle se dégagea et se leva.

211

- Assez, dit-elle, tournant les talons pour se diriger vers la maison.

Il la regarda s'éloigner dans la lumière déclinante. Son corps menu et si bien proportionné lui parut soudain le plus désirable au monde. quand elle eut disparu à l'intérieur, il se résigna à regagner lui aussi la maison.

Diana était toute seule dans le salon et fumait une cigarette, l'air songeur. Paul vint s'asseoir près d'elle et lui demanda sans préambule :

- Vous connaissez Betty depuis votre enfance ? Diana eut un sourire étonnamment chaleureux.

- Elle est adorable, n'est-ce pas ? Paul ne voulait pas se dévoiler.

- Je l'apprécie beaucoup et j'aimerais en savoir plus sur elle.

- Elle a toujours eu le go˚t de l'aventure, commença Diana. Elle adorait en particulier nos voyages en France en février. Nous passions une soirée à

Paris, puis nous prenions le Train bleu jusqu'à Nice. Un hiver, mon père a décidé d'aller au Maroc : pour Betty, ça a été extraordinaire. Elle avait appris quelques mots d'arabe et discutait avec les marchands dans les souks. Nous dévorions les mémoires de ces vaillantes exploratrices du XIXe siècle qui sillonnaient le Moyen-Orient déguisées en hommes.

- Elle s'entendait bien avec votre père ?

- Mieux que moi.

- Comment est son mari ?

- Tous les hommes de Betty ont un côté un peu exotique. Son meilleur ami à

Oxford, Rajendra, venait du Népal ; je vous laisse imaginer l'immense consternation des étudiants de Sainte-Hilda ; pourtant, à mon avis, elle n'a pas fait de bêtises avec lui. Un certain Charlie Standish était désespérément amoureux d'elle, mais il était bien trop assommant à son go˚t. Elle s'est entichée de Michel parce que, charmant, étranger et intelligent, il avait tout pour lui plaire.

- Exotique, répéta Paul.

- Ne vous inquiétez pas, fit Diana en riant. «a ira. Vous êtes américain, malin comme un singe, bref, vous avez vos chances.

La conversation prit un tour intime qui le mit mal à l'aise, Paul se leva.

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- Je vais prendre cela comme un compliment, dit-il avec un sourire. Bonne nuit.

Il gravit l'escalier et passa devant la chambre de Betty. De la lumière filtrait sous la porte.

Il se coucha aussitôt mais, revivant inlassablement ce baiser, il n'arrivait pas à trouver le sommeil. Il était trop excité. Il aurait voulu, comme Ruby et Jim, céder sans vergogne à son désir. Pourquoi pas ? se dit-il. Bon sang, pourquoi pas ?

Le silence régnait sur la maison. Peu après minuit, Paul se releva, suivit le couloir jusqu'à la chambre de Betty, frappa doucement à la porte et entra.

- Bonsoir, dit-elle calmement.

- C'est moi.

- Je sais.

Elle était allongée sur le dos, la tête posée sur deux oreillers. Le clair de lune pénétrait par la petite fenêtre dont les rideaux n'étaient pas tirés, éclairant la ligne droite du nez et le contour du menton que, dans une autre vie, il n'avait pas appréciés. Ces traits lui paraissaient maintenant appartenir à un ange. Il s'agenouilla auprès du lit.

- La réponse est non, déclara-t-elle.

Il prit sa main et en embrassa la paume.

- S'il vous plaît, insista-t-il.

- Non.

Il se pencha sur elle pour l'embrasser mais elle détourna la tête.

- Rien qu'un baiser ? plaida-t-il.

- Si je vous laisse faire, je suis perdue.

Ce demi-aveu déclencha en lui un grand bonheur : elle éprouvait les mêmes sentiments que lui. Il posa un baiser sur ses cheveux, sur son front puis sur sa joue ; comme elle continuait de dérober son visage, il passa à

l'épaule, puis des lèvres lui effleura le sein.

- Vous en avez envie, avança-t-il.

- Sortez, ordonna-t-elle.

- Ne dites pas cela.

Elle se tourna vers lui et posa un doigt sur ses lèvres comme pour le faire taire.

- Allez-vous-en, répéta-t-elle, je parle sérieusement.

Il étudia le charmant visage et y lut une expression très 213

déterminée, très explicite : impossible d'aller contre sa volonté.

¿ regret, il se redressa.

- …coutez, si nous..., tenta-t-il une dernière fois.

- La conversation est terminée. Partez. Il tourna les talons et sortit de la chambre.

Le cinquième jour

Jeudi 1er juin 1944

22.

Dicter dormit quelques heures à l'hôtel Frankfurt et se leva à deux heures du matin. Il était seul : Stéphanie se trouvait rue du Bois avec Hélicoptère, l'agent britannique. Dans le courant de la matinée, celui-ci se mettrait en quête du chef du réseau Bollinger et Dicter le suivrait. Il savait qu'Hélicoptère commencerait par le domicile de Michel Clairet, aussi avait-il décidé d'y poster une équipe de surveillance dès le lever du jour.

Au petit matin, il partit pour Sainte-Cécile dans sa grosse voiture, traversa les vignobles éclairés par la lune et se gara devant le ch‚teau.

Il se rendit d'abord dans la chambre noire du laboratoire photo au sous-sol. Ses tirages séchaient, accrochés à un fil comme des pièces de linge dans une blanchisserie. Il avait demandé deux tirages de la photo de Betty Clairet qu'il avait subtilisée dans le portefeuille d'Hélicoptère. Il les examina, se rappelant la façon dont elle avait volé au secours de son mari sans se soucier de la fusillade. Il essaya de retrouver un peu de ce sang-froid inébranlable dans l'air insouciant de la jolie fille en maillot de bain, mais il n'en vit aucune trace. ¿ n'en pas douter, elle l'avait acquis avec la guerre.

Il empocha le négatif et reprit l'original qu'il devrait restituer discrètement à Hélicoptère. Il trouva une enveloppe, une feuille de papier blanc, et réfléchit un moment avant d'écrire : 217

Ma chérie,

Pendant qu 'Hélicoptère se rase, peux-tu mettre ceci dans la pocfie intérieure de son blouson pour qu'elle ait l'air d'avoir glissé de son portefeuille. Merci.

D.

Il mit le mot et la photo dans l'enveloppe, la cacheta et inscrivit dessus

´ Mademoiselle Lemas ª. Il la déposerait plus tard.

Il passa devant les cellules et s'arrêta devant celle de Marie, la fille qu'il avait surprise la veille apportant le ravitaillement des ínvités ª

de Mlle Lemas, pour l'observer par le judas. Allongée sur un drap rouge de sang, elle fixait le mur de ses yeux agrandis par l'horreur, en émettant un sourd gémissement de machine cassée qu'on aurait oublié de débrancher.

Son interrogatoire par Dicter n'avait rien donné : elle ne détenait aucune information utile, ne connaissant personne dans la Résistance, prétendait-elle, à l'exception de Mlle Lemas. Dicter était enclin à la croire mais, à

tout hasard, il l'avait laissée entre les mains du sergent Becker. La torture n'avait rien changé à son récit : la disparition de Marie n'aiguillerait pas la Résistance vers l'imposteur de la rue du Bois, Dicter en était persuadé.

La vue de ce corps disloqué le déprima un instant. Il se rappelait la fille à la bicyclette de la veille et sa santé rayonnante. Une fille heureuse, bien que stupide. Une simple erreur et elle allait connaître une triste fin. Bien s˚r, pour avoir aidé des terroristes, elle méritait son sort.

Malgré tout, c'était horrible avoir.

Il chassa cette image de son esprit et quitta le sous-sol. Il traversa la salle du rez-de-chaussée, occupée par les téléphonistes de l'équipe de nuit devant leurs standards. Au premier, dans ce qui avait jadis été une somptueuse enfilade de pièces, se trouvaient les bureaux de la Gestapo.

Dicter n'avait pas rencontré Weber depuis le fiasco de la cathédrale - sans doute pansait-il ses blessures quelque part -, seulement son assistant auquel il avait demandé qu'une équipe de quatre hommes en civil se tienne prête à trois heures du matin pour assurer une mission de surveillance.

Dicter avait également convoqué le lieutenant Hesse. …cartant un rideau en 218

dépit du black-out, il l'aperçut qui traversait la cour illuminée par le clair de lune ; il n'y avait personne d'autre.

Il gagna le bureau de Weber et, à sa grande surprise, le trouva seul à sa table : il feignait de travailler et brassait des papiers à la lueur d'une lampe à abatjour vert.

- O˘ sont les hommes que j'ai demandés ? s'enquit Dicter.

- Vous avez braqué un pistolet sur moi hier, l‚cha Weber en se levant.

Vous avez menacé un officier.

Dicter ne s'attendait pas à cette réaction : Weber s'insurgeait à propos d'un incident au cours duquel il s'était ridiculisé. Il ne comprenait donc pas sa terrible erreur ?

- C'était votre faute, espèce d'idiot, répliqua Dicter, exaspéré. Je ne voulais pas qu'on arrête cet homme.

- Vous pouviez vous retrouver devant une cour martiale. Dicter était sur le point de tourner cette idée en ridicule,

certes, il se retint. J'ai tout simplement fait ce que je devais pour sauver la situation, analysa-t-il, mais, le IIIe Reich bureaucratique ne répugne pas à réprimander un officier qui a fait montre d'initiative.

- Allez-y, dénoncez-moi, je pense pouvoir me justifier devant un tribunal, rétorqua-t-il avec aplomb mais le cour serré.

- Vous avez bel et bien fait feu ! Dicter ne put s'empêcher de lancer :

- Je suppose que c'est plutôt nouveau dans votre carrière militaire de se retrouver au feu !

Weber devint tout rouge. Il n'était jamais allé au feu.

- C'est contre l'ennemi qu'on utilise son arme, pas contre des camarades officiers.

- J'ai tiré en l'air. Je suis désolé de vous avoir fait peur. Votre intervention aurait g‚ché un formidable coup de contre-espionnage. Vous ne pensez pas qu'un tribunal en tiendrait compte ? quels ordres suiviez-vous donc vous-même ? C'est vous qui avez fait preuve d'indiscipline.

- J'arrêtais un espion britannique.

- quel intérêt? Un seul, alors qu'ils sont encore nombreux. Laissé libre de ses mouvements, il va nous conduire à d'autres - peut-être à beaucoup d'autres. Votre insubordination aurait anéanti cette possibilité. Je vous ai bien heureusement épargné une épouvantable erreur.

219

- Certains de nos supérieurs, reprit Weber d'un ton sournois, trouveraient extrêmement louche votre empressement à libérer un allié.

- Ne soyez pas stupide, soupira Dicter. Je ne suis pas un malheureux boutiquier juif que la menace d'une rumeur malveillante pourrait effrayer.

Vous ne pouvez pas prétendre que je suis un traître : personne ne vous croira. Maintenant, o˘ sont mes hommes ?

- L'espion doit être arrêté sur-le-champ.

- Absolument pas, et si vous essayez, je vous abattrai sur place. O˘ sont les hommes ?

- Je refuse d'affecter des hommes dont nous avons grand besoin à une mission aussi irresponsable.

- Vous refusez ?

Dicter le dévisagea. Il n'aurait pas cru Weber assez courageux ni assez stupide pour agir ainsi.

- qu'arrivera-t-il, selon vous, quand le feld-maréchal apprendra cela ?

Weber avait peur mais continuait à défier Dicter.

- Je ne suis pas dans l'armée, dit-il. Ici, c'est la Gestapo.

Malheureusement, songea Dicter découragé, il a raison : Walter Goedel a beau jeu de m'envoyer piocher dans le personnel de la Gestapo pour ne pas dégarnir ses positions côtières, mais la Gestapo, elle, considère que je n'ai pas d'ordres à lui donner. Le nom de Rommel avait un moment effrayé Weber, mais l'effet s'était vite émoussé et Dicter devrait maintenant se contenter d'une équipe réduite au seul lieutenant Hesse.

Parviendraient-ils à eux deux à filer Hélicoptère ? Ce serait difficile, mais il n'avait pas le choix.

- tes-vous prêt à affronter les conséquences de ce refus, Willi ? Vous allez vous attirer les pires ennuis, menaça-t-il une dernière fois.

- Bien au contraire, c'est vous qui êtes dans le pétrin. Désabusé, Dicter secoua la tête. Il n'y avait plus rien à dire, et il avait déjà perdu beaucoup trop de temps à discuter avec ce crétin.

Il retrouva Hans dans le hall et lui expliqua la situation. Il leur fallait maintenant prendre livraison de la camionnette des PTT et de la mobylette que Hans, la veille au soir, avait réussi à

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se faire prêter. Ils gagnèrent les anciens logements des domestiques qu'occupait la section motorisée.

Si Weber a été informé, se dit Dicter, il est capable d'avoir donné un contrordre aux mécaniciens ; il n'y a plus qu'une demi-heure avant le lever du jour et il ne sera plus temps alors pour de nouvelles discussions. Mais ces craintes étaient superflues et, après avoir enfilé une combinaison et remisé la mobylette à l'arrière de la camionnette, ils se rendirent à

Reims.

Ils s'engagèrent dans la rue du Bois et s'arrêtèrent le temps pour Hans de glisser dans la boîte à lettres l'enveloppe contenant la photo de Betty. La chambre d'Hélicoptère se trouvant à l'arrière, le risque qu'il aperçoive Hans et le reconnaisse plus tard était minime.

Le jour se levait quand Hans se gara à une centaine de mètres de chez Michel Clairet à la hauteur d'une bouche d'égout. Il y descendit et se mit à feindre une intervention sur des c‚bles téléphoniques ; en fait cela lui permettait d'observer la maison. C'était une rue animée o˘ stationnaient de nombreux véhicules ; personne ne remarqua le leur.

Dicter, resté à l'intérieur pour plus de discrétion, ruminait sa discussion avec Weber. L'homme était stupide, mais il n'avait pas complètement tort, car Dicter prenait un énorme risque : si jamais Hélicoptère lui échappait, le fil serait rompu. Torturer le jeune agent semblait certes plus facile, mais le laisser circuler, même si c'était risqué, offrait une alternative prometteuse qui, si tout se passait bien, conduirait tout droit Dicter vers un triomphe dont la seule évocation accélérait son pouls.

Dans le cas contraire, Weber en tirerait le maximum, en colportant partout qu'il s'était opposé au plan risqué de Dicter. Mais Dicter refusait de se soucier de ces chicaneries bureaucratiques et n'éprouvait que mépris à

l'égard d'êtres comme Weber, capables déjouer ce jeu-là.

Lentement, la ville s'éveillait, à commencer par les femmes qui bavardaient tout en montant patiemment la garde devant la porte encore fermée de la boulangerie en face de chez Michel. Le pain, rationné, manquait parfois, et les ménagères, prudentes, faisaient leurs courses de bonne heure pour profiter de la distribution. La porte s'ouvrit enfin : elles se précipitèrent toutes à la fois - contrairement à ses compatriotes qui auraient formé une file d'attente bien disciplinée, se dit Dicter avec un 221

sentiment de supériorité. Il regretta cependant de ne pas avoir pris de petit déjeuner quand il les vit sortir avec leurs miches.

Puis apparurent les ouvriers, bottés et coiffés d'un béret ; chacun portait le sac ou le vieux panier du déjeuner. C'était le tour des écoliers quand Hélicoptère surgit, juché sur la bicyclette abandonnée par Marie. Dicter se redressa : il avait remarqué, sur le porte-bagages, un objet rectangulaire entortillé dans un chiffon : le poste de radio, supposa-t-il.

Hans sortit la tête de son trou et observa la scène. Hélicoptère s'était arrêté devant la porte de Michel et frappait. …videmment personne ne répondit. Il resta un moment sur le perron, puis inspecta les fenêtres avant de se mettre en quête d'une ouverture sur l'arrière. Il n'y en avait aucune, Dicter le savait.

Il avait lui-même suggéré à Hélicoptère ce qu'il devrait faire ensuite. Állez au bar un peu plus loin, chez Régis. Commandez du café et des croissants et attendez. ª Dicter escomptait une surveillance de la maison par la Résistance à l'aff˚t d'un émissaire envoyé par Londres ; pas un guet permanent, mais un voisin sympathisant qui aurait peut-être promis de jeter un coup d'oil de temps en temps. La candeur manifeste d'Hélicoptère serait de nature à rassurer cet observateur ; sa démarche, déjà, n'avait rien de celle d'un agent de la Gestapo ou de la Milice. Dicter avait la certitude que d'une façon ou d'une autre la Résistance serait alertée et qu'avant peu quelqu'un aborderait Hélicoptère - et ce quelqu'un conduirait l'officier allemand jusqu'au cour de la Résistance.

Une minute plus tard, Hélicoptère suivait le conseil de Dicter et, poussant sa bicyclette jusqu'au bar, il s'installa à la terrasse, apparemment pour profiter du soleil. On lui servit une tasse de café, sans doute de l'ersatz confectionné avec des céréales grillées, mais il le but avec une avidité

manifeste.

Au bout d'une vingtaine de minutes, il commanda un autre café, alla prendre un journal à l'intérieur et en entreprit la lecture avec attention. La patience qu'il dégageait était telle qu'on le sentait prêt à attendre toute la journée. Excellent signe.

La matinée s'écoulait, inspirant à Dicter quelques craintes au sujet de son plan : et si le massacre de Sainte-Cécile avait décimé les rangs du réseau Bollinger au point qu'il ne rest‚t plus personne pour s'acquitter même des t‚ches essentielles ?

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quelle déception pour lui, si aucun terroriste ne mordait à l'hameçon... et quelle satisfaction pour Weber !

Le moment approchait o˘ Hélicoptère devrait commander un déjeuner pour justifier sa présence à la table. Un serveur vint lui parler, puis lui apporta un pastis. Bien que fabriqué, à coup s˚r, avec des grains d'anis synthétique, cet apéritif excita les papilles de Dicter qui se passa la langue sur les lèvres : il aurait bien aimé prendre un verre.

Un autre client se présenta et choisit, parmi les cinq tables de la terrasse, précisément celle qui se trouvait à côté d'Hélicoptère. Il aurait paru naturel qu'il s'assît un peu plus loin et du coup l'optimisme de Dicter revint. Le nouveau venu était un homme assez grand d'une trentaine d'années. Malgré sa chemise bleue et son pantalon de toile plus foncée, Dicter ne le prit pas un instant pour un ouvrier : il avait plutôt l'air d'un artiste jouant au prolétaire. Il se cala sur sa chaise et croisa les jambes, la cheville droite sur son genou gauche, dans une attitude qui parut familière à Dicter. L'aurait-il déjà vu ?

Le garçon apparut et prit la commande. Pendant une minute environ, rien ne se passa. L'homme examinait-il discrètement Hélicoptère ? Ou bien attendait-il simplement la bière très p‚le avec laquelle le serveur revint ? Il aspira une longue gorgée et s'essuya ensuite les lèvres d'un air satisfait. Dicter, consterné, ne vit là qu'un homme qui, tout simplement, avait soif ; pourtant il lui sembla avoir déjà vu cette façon de s'essuyer la bouche.

Là-dessus, le nouveau venu adressa la parole à Hélicoptère. Dicter se crispa. Assistait-il au scénario qu'il espérait ?

Ils échangèrent quelques mots. Même à cette distance, Dicter sentit que le nouvel arrivant était quelqu'un de très liant : Hélicoptère souriait et discutait avec enthousiasme. Au bout de quelques instants, le jeune Anglais désigna la maison de Michel, s'enquérant très certainement de son propriétaire. L'autre eut un haussement d'épaules typiquement français que Dicter traduisit par ´ moi, je ne sais pas ª. Mais Hélicoptère semblait insister.

Le nouveau venu vida son verre et Dicter, sursautant sur son siège, se souvint tout d'un coup qu'il avait vu cet homme sur la place de Sainte-Cécile, à une autre table de café, assis avec Betty 223

Clairet, juste avant l'escarmouche ; il n'était autre que son mari, Michel en personne.

- Mais oui ! s'écria Dicter en frappant du poing le tableau de bord.

Sa stratégie s'était révélée payante : Hélicoptère l'avait conduit jusqu'au cour de la Résistance locale.

Mais il ne s'attendait pas à un tel succès : il avait imaginé qu'un messager se présenterait pour conduire Hélicoptère - et donc Dicter - à

Michel. que fallait-il faire maintenant de cette très grosse prise ?

L'arrêter sur-le-champ ou le suivre dans l'espoir de ferrer un plus gros poisson encore ?

Hans remit en place la plaque d'égout et remonta dans la camionnette.

- Un contact, mon commandant ?

- Oui.

- Et maintenant ?

Dicter hésitait quand Michel, imité par Hélicoptère, se leva. Du coup il cessa de tergiverser et décida de les suivre.

- que doisje faire ? demanda Hans, perplexe.

- Sortez la mobylette, vite.

Pendant que Hans s'exécutait, les deux hommes ayant posé de la monnaie sur leur table commencèrent à s'éloigner. Dicter remarqua que Michel boitillait et se rappela qu'il avait été touché lors de l'escarmouche.

- Filez-les, dit-il à Hans, moi je vous suis.

Il remit en marche le moteur de la camionnette.

Hans enfourcha la mobylette et se mit à pédaler pour démarrer. Il roula lentement, restant à une centaine de mètres derrière sa proie, Dicter fermait la marche.

Michel et Hélicoptère tournèrent à un coin de rue. Dicter les retrouva une minute plus tard regardant la devanture d'une pharmacie. Dicter ne fut pas dupe : ils n'avaient pas l'intention d'acheter des médicaments, seulement de vérifier qu'ils n'étaient pas surveillés. quand Dicter passa à leur hauteur, ils firent demi-tour pour repartir dans la direction d'o˘ ils étaient venus. Ils repéreraient tout véhicule changeant d'itinéraire, interdisant ainsi à Dicter de les poursuivre. Mais Hans, dissimulé par un camion, avait pu repartir en sens inverse : il longeait le trottoir d'en face, sans perdre de vue les deux hommes.

Dicter fit le tour du p‚té de maisons et les rattrapa. Michel 224

et Hélicoptère approchaient de la gare, Hans toujours sur leurs talons.

Dicter se demanda s'ils savaient qu'ils étaient suivis. L'arrêt devant la pharmacie pouvait indiquer qu'ils se méfiaient. Ils n'avaient certainement pas remarqué la camionnette des PTT car, la plupart du temps, il restait hors de vue, mais ils auraient pu repérer la mobylette. Selon toute probabilité, se dit Dicter, ce changement de direction est une précaution prise systématiquement par Michel qui a sans doute une grande expérience de la clandestinité.

Les deux hommes traversèrent le square devant la gare, aux parterres nus, égayé seulement par quelques arbres en fleurs. Le b‚timent, résolument classique avec pilastres et frontons, proposait une architecture aussi guindée que les hommes d'affaires du XIXe siècle qui l'avaient conçue.

que ferait Dicter si Michel et Hélicoptère prenaient un train ? Il ne pouvait pas monter - Hélicoptère le reconnaîtrait et Michel se souviendrait peut-être de l'avoir vu sur la place de Sainte-Cécile . ce serait donc Hans, tandis que Dicter suivrait par la route.

Ils pénétrèrent dans la gare par l'une des trois arches néoclassiques. Hans abandonna sa mobylette et entra avec Dicter. Si les deux hommes se dirigeaient vers le guichet, il dirait à Hans de se poster derrière eux dans la queue et d'acheter un billet pour la même destination.

Personne au guichet, mais Dicter eut juste le temps de voir disparaître Hans dans le tunnel qui passait sous les voies. Peut-être Michel a-t-il déjà pris des billets, se dit Dicter. Tant pis, Hans s'en passera.

Flairant le danger, il h‚ta le pas pour gravir les marches qui menaient à

l'autre entrée de la gare. Il rejoignit Hans au moment o˘ celui-ci débouchait dans la rue de Courcelles.

De récents bombardements avaient dégradé la chaussée, mais certains avaient été déblayés et quelques voitures stationnaient parmi les décombres. Dicter parcourut la rue du regard, l'appréhension lui tenaillait le ventre. Cent mètres plus loin, Michel et Hélicoptère sautaient dans une voiture noire, hors de portée de leurs poursuivants. Dicter posa la main sur la crosse de son pistolet, mais il était trop loin. La voiture, une Mona-quatre noire, démarra. C'était un des modèles les plus courants 225

en France, et Dicter ne parvint pas à lire la plaque. Elle s'éloigna et disparut au premier tournant.

Dicter se mit à jurer. C'était un vieux truc, mais infaillible. S'engageant dans le tunnel, ils avaient obligé leurs poursuivants à abandonner leurs véhicules ; puis retrouvant la voiture qui les attendait de l'autre côté, ils leur avaient échappé. En fait, ils n'avaient peut-être même pas remarqué qu'ils étaient filés : comme le changement de direction devant la pharmacie, le stratagème du tunnel faisait partie sans doute de la routine.

Dicter n'avait plus le moral. Il avait joué et perdu. Weber allait être aux anges.

- que fait-on maintenant ? demanda Hans.

- On retourne à Sainte-Cécile.

Ils regagnèrent la camionnette, hissèrent la mobylette à l'arrière et rentrèrent au quartier général.

Restait une seule lueur d'espoir à Dicter : les horaires des contacts radio d'Hélicoptère et les fréquences qui lui étaient réservées. Cette information pourrait encore lui servir à le reprendre. La Gestapo utilisait un système sophistiqué, conçu et perfectionné durant la guerre, pour déceler les émissions illicites et remonter jusqu'à leur source ; cela avait abouti à la capture de nombreux agents alliés. Les Britanniques avaient amélioré leur technique ; les opérateurs radio adoptaient des mesures de sécurité plus sévères, émettant d'un emplacement chaque fois différent, et jamais plus de quinze minutes ; mais on pouvait encore mettre la main sur les négligents.

Les Anglais se douteraient-ils qu'Hélicoptère avait été démasqué ? L'agent devait en ce moment même faire à Michel un récit complet de ses aventures.

Michel ne manquerait pas de le presser de questions sur son arrestation dans la cathédrale et sur son évasion. Il s'intéresserait sans doute tout particulièrement au nouveau venu, nom de code Charenton. Il n'aurait toutefois aucune raison de soupçonner que Mlle Lemas avait été remplacée, ne l'ayant jamais rencontrée ; aussi ne se méfierait-il pas si Hélicoptère mentionnait en passant une charmante jeune rousse au lieu d'une vieille fille d'un certain ‚ge. En outre, Hélicoptère ne se doutait absolument pas que son bloc et sa pochette de soie avaient été recopiés avec soin par Stéphanie, ni que Dicter avait noté les fréquences qu'il utilisait - gr‚ce aux marques de crayon gras sur les cadrans. Peut-être, se prit à espé-226

rer Dicter, peut-être tout n'est-il pas encore perdu. En arrivant au ch

‚teau, Dicter tomba sur Weber qui traversait le grand vestibule.

- Vous l'avez perdu ? lança-t-il après avoir dévisagé son compatriote.

Les chacals sentent le sang, se dit Dicter.

- Oui, avoua-t-il.

Ce serait indigne de lui de mentir à Weber.

- Ha ! fit l'autre, triomphant. Vous devriez laisser ce travail-là aux experts.

- Tout à fait, c'est d'ailleurs ce que je vais faire, déclara Dicter.

Weber parut surpris. Dicter poursuivit :

__ H doit émettre vers l'Angleterre ce soir à vingt heures.

Cela vous donne une chance de prouver vos talents. Montrez un peu comme vous êtes fort. Trouvez-le.

23.

Le Repos du pêcheur était un grand café dressé sur la rive de l'estuaire comme un fort, ses cheminées faisaient office de tourelles et ses vitraux en verre fumé de meurtrières. ¿ demi effacé, un panneau planté dans le jardin prévenait les clients du danger de s'aventurer sur la plage, minée en 1940 en prévision d'une invasion allemande.

Depuis que le SOE s'était installé dans les parages, l'établissement connaissait chaque soir une grande animation : les lumières brillaient derrière les rideaux du black-out, on jouait très fort du piano et, dans la douceur des soirs d'été, les habitués envahissaient le jardin. On chantait à tue-tête, buvait sec et flirtait jusqu'à l'extrême limite des convenances. Bref, on se laissait aller, tout le monde avait à l'esprit que certains de ces jeunes gens qui riaient bruyamment au bar embarqueraient demain pour des missions dont ils ne reviendraient jamais.

¿ la fin des deux jours d'entraînement, Betty et Paul emmenèrent leur équipe au pub. Les filles s'habillèrent pour l'occasion. La robe d'été rosé

de Maude la rendait plus jolie que jamais. Ruby, elle, ne seraitjamais jolie, mais elle était assez aguichante dans une robe de cocktail noire empruntée à Dieu sait qui. Lady Denise arborait un ensemble de soie vert p

‚le qui avait sans doute co˚té une fortune, mais ne parvenait pas pour autant à adoucir sa silhouette osseuse. Greta avait revêtu une de ses tenues de scène, robe et escarpins rouges. Même Diana avait remplacé par une jupe élégante son habituel pantalon de velours, poussant la coquetterie, à la stupéfaction de Betty, jus-228

qu'à colorer ses lèvres d'un soupçon de rouge. L'équipe avait été baptisée du nom de code réseau Corneille. Elle devait être parachutée non loin de Reims, ce qui rappela à Betty la légende de la corneille de Reims, l'oiseau qui avait volé l'anneau de l'évêque.

- Les moines n'arrivaient pas à comprendre qui avait pu le subtiliser et l'évêque avait maudit le voleur inconnu, raconta-t-elle à Paul tandis qu'ils buvaient leur scotch, le sien allongé d'eau, celui de Paul de glaçons. quand la corneille apparut dans un piteux état, tous comprirent qu'elle avait subi la malédiction et qu'elle était donc la coupable. J'ai appris cela à l'école :

Le jour passa

La nuit tomba

Les moines et les frères cherchèrent jusqu'à l'aube quand le sacristain aperçut

Los serres crispées

Une pauvre petite corneille qui trottinait en boitillant Elle n 'avait plus la gaieté

Des jours passés

Elle avait le plumage sens dessus dessous

Les ailes basses et pouvait à peine se tenir debout Elle avait le cr‚ne chauve comme un genou

Le regard si terne

Des pattes si frêles

que, sans se soucier de la grammaire,

Tous s'écrièrent : ´ Pour s˚r, c'est elle ! ª

Et, bien entendu, on retrouva l'anneau dans son nid.

Paul hocha la tête en souriant. Betty se serait exprimée en islandais qu'il aurait réagi exactement de la même façon, elle en avait parfaitement conscience. Peu lui importait ce qu'elle disait, ce qu'il voulait c'était juste la contempler. Betty, quant à elle, malgré son expérience limitée devinait en Paul un amoureux.

…mue et troublée par les baisers de la nuit, elle avait passé la journée dans une sorte d'inconscience. Elle ne voulait pas d'une aventure, elle tenait à retrouver l'amour de son mari infidèle. Mais la passion de Paul avait bouleversé ses priorités : pourquoi irait-elle quémander ailleurs l'affection que lui devait

229

Michel quand un homme comme Paul se jetait à ses pieds ? Elle avait bien failli le laisser entrer dans son lit : à vrai dire, elle regrettait qu'il se f˚t montré aussi gentleman, car si, passant outre ses protestations, il s'était glissé sous les draps, elle aurait bien pu céder.

A d'autres moments, elle avait honte de l'avoir ne serait-ce qu'embrassé.

C'était terriblement vulgaire : à travers toute l'Angleterre, des femmes oubliaient maris et fiancés partis au front pour s'amouracher à la sauvette de soldats américains. Ne valait-elle pas mieux que ces vendeuses à la tête vide qui couchaient avec leurs Yankees simplement parce qu'ils parlaient comme des vedettes de cinéma ?

Mais elle se reprochait par-dessus tout la menace que ses sentiments pour Paul faisaient peser sur sa mission. Elle tenait dans ses mains le sort de six personnes, élément capital dans le plan de débarquement, et ce n'était vraiment pas le moment de se demander s'il avait les yeux verts ou noisette. D'ailleurs, il n'avait rien d'un tombeur, avec son menton en galoche et son oreille arrachée, même si son visage ne manquait pas d'un certain charme...

- ¿ quoi pensez-vous ? s'enquit-il.

Elle réalisa qu'elle était en train de le dévisager.

- Je me demandais si nous sommes capables de réussir ce coup-là, mentit-elle sans vergogne.

- Avec un peu de chance, oui.

- Jusqu'à maintenant, elle m'a accompagnée. Maude vint s'asseoir auprès de Paul.

- Dites-moi, susurra-t-elle en battant des cils, m'offririez-vous une cigarette ?

- Servez-vous, fit-il en poussant le paquet sur la table. Elle glissa une cigarette entre ses lèvres et il lui donna du feu. Betty, jetant un coup d'oil vers le bar, surprit un regard irrité de Diana. Maude et Diana étaient certes devenues de grandes amies, mais celle-ci n'avait jamais vraiment aimé partager. Alors pourquoi Maude flirtait-elle avec Paul ? Pour agacer Diana ? Heureusement, se dit Betty, que Paul ne vient pas en France : il aurait représenté un élément perturbateur au milieu de ces jeunes femmes.

Elle examina la salle. Jelly et Percy jouaient à deviner combien de pièces de monnaie cachait le poing fermé de l'autre.

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Percy offrait tournée après tournée. Délibérément. Betty avait besoin de savoir comment les corneilles se comportaient sous l'influence de l'alcool.

Si l'une d'elles commençait à chahuter, à se montrer indiscrète ou agressive, il faudrait en tenir compte une fois sur le terrain. Celle qui la préoccupait le plus, c'était Denise qui, en cet instant même, assise dans un coin, entretenait une conversation animée avec un homme en uniforme de capitaine.

Ruby vidait un verre après l'autre, mais Betty faisait confiance à ce curieux mélange d'analphabétisme - elle savait à peine lire ou écrire et s'était montrée désespérante en lecture de cartes et en codage - et d'intelligence intuitive ; elle était la meilleure du groupe. De temps en temps elle observait attentivement Greta : elle avait certainement deviné

que c'était un homme, mais elle avait-eu le mérite de n'en rien dire.

Ruby était assise au comptoir avec Jim Cardwell. Elle discutait avec la serveuse, sa petite main brune caressant discrètement la cuisse de Jim.

Entre ces deux-là, c'avait été le coup de foudre ; ils s'éclipsaient quelques minutes à la moindre occasion : à la pause-café du matin, pendant la demi-heure de repos après le déjeuner, à l'heure du thé. On aurait dit que Jim venait de sauter d'un avion sans avoir encore ouvert son parachute.

Son visage arborait une perpétuelle expression de ravissement stupéfait.

Pourtant Ruby n'était pas belle, avec son nez crochu et son menton retroussé, mais c'était de toute évidence une bombe sexuelle et Jim titubait encore sous le choc de l'explosion. Betty en était presque jalouse. Non pas que Jim f˚t son type - pour qu'elle tombe amoureuse, il lui fallait des intellectuels, ou du moins des gens très brillants -, mais elle enviait quand même le bonheur épanoui de Ruby.

Greta, accoudée au piano, un verre empli d'un cocktail rosé à la main, bavardait avec trois hommes qui ressemblaient plutôt à des autochtones qu'à

des stagiaires du Pensionnat. Ils semblaient remis de la surprise qu'inspirait toujours son accent allemand - elle avait d˚ leur servir la version de son père originaire de Liverpool - et l'écoutaient, fascinés, raconter des histoires sur les boîtes de nuit de Hambourg. Betty sentait qu'ils n'avaient aucun doute sur le sexe de Greta. Ils la traitaient comme une femme un peu excentrique mais séduisante, ils lui 231

offraient des verres, lui donnaient du feu et poussaient des petits rires ravis quand elle les touchait.

Tandis que Betty observait la scène, un des hommes alla s'asseoir au piano, plaqua quelques accords et leva vers Greta un regard interrogateur. Le silence se fit dans la salle et Greta attaqua Le Vrai Cuisinier : Ce garçon n 'a pas son pareil Pour préparer les moules marinières Je ne laisse personne Toucher à mon panier

Le public ne mit pas longtemps à comprendre que chaque vers contenait une allusion au sexe et des rires éclatèrent. quand Greta eut terminé, elle embrassa le pianiste sur les lèvres et il eut l'air tout ému.

Maude planta là Paul pour aller retrouver Diana au bar. Le capitaine qui bavardait avec Denise s'approcha et dit à l'Américain :

- Mon colonel, elle m'a tout dit.

Betty hocha la tête, déçue mais pas surprise.

- qu'a-t-elle dit ? lui demanda Paul.

- que demain soir elle va faire sauter un tunnel de chemin de fer à

Maries, près de Reims.

Ce n'était qu'une fable, mais pour Denise c'était la vérité et elle n'avait pas hésité à la révéler à un inconnu. Betty était furieuse.

- Je vous remercie, dit Paul.

- Désolé, fit le capitaine en haussant les épaules.

- Mieux vaut l'avoir découvert maintenant que plus tard, remarqua Betty.

- Vous préférez lui parler, mon colonel, ou bien faut-il que je m'en charge ?

- Je vais le faire, répondit Paul. Si ça ne vous ennuie pas, attendez-la dehors.

- Bien, mon colonel.

Le capitaine sortit et Paul fit signe à Denise d'approcher.

- Il est parti brusquement. quelle incorrection ! déclara Denise, de toute évidence vexée. C'est un spécialiste en explosifs.

- Pas du tout, rétorqua Paul. Il est policier.

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- Comment cela ? fit Denise, déconcertée. Il a un uniforme de capitaine et il m'a raconté...

- ... Des mensonges. Son travail est de pincer les gens qui bavardent avec des inconnus. Et il vous a pincée.

Denise resta bouche bée, mais retrouva vite son sang-froid pour s'indigner aussitôt.

- Alors, c'était un piège ? Vous avez essayé de me coincer ?

- Malheureusement, dit Paul, j'ai réussi puisque vous lui avez tout dévoilé.

Comprenant qu'elle était découverte, Denise essaya de traiter la situation à la légère.

- quelle est ma punition ? Cent lignes à copier et privée de récréation ?

Betty aurait voulu la gifler : à cause de ses vantardises, Denise aurait pu mettre en danger la vie de tous les membres de l'équipe.

- Il n'y a pas vraiment de punition, répliqua Paul, glacial.

- Oh ! merci beaucoup.

- Vous ne faites plus partie de l'équipe. Vous ne viendrez pas avec nous.

Vous partirez ce soir, avec le capitaine.

- Je vais me sentir un peu bête à retrouver mon vieux poste à Hendon.

- Ce n'est pas à Hendon qu'il vous emmène, fit observer Paul en secouant la tête.

- Pourquoi donc ?

- Vous en savez trop. Je ne peux pas vous laisser libre de circuler.

- qu'est-ce que vous allez me faire ? s'inquiéta Denise, soudain soucieuse.

- Vous affecter là o˘ vous ne risquez pas de causer de dég‚ts ; il s'agit généralement d'une base isolée d'Ecosse o˘ le principal travail consiste à

archiver la comptabilité des régiments.

- Mais c'est aussi terrible que la prison !

Paul resta un moment songeur, puis hocha la tête.

- Presque.

- Pour combien de temps? interrogea Denise, consternée.

- qui le sait ? Jusqu'à la fin de la guerre, sans doute.

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- Espèce de salopard, s'écria Denise, furieuse. Je regrette de vous avoir rencontré.

- Vous pouvez disposer maintenant, dit Paul. Et félicitez-vous que ce soit moi qui vous ai pincée. Sinon, ça aurait pu être la Gestapo.

Denise sortit à grands pas.

- J'espère, soupira Paul, que je ne me suis pas montré inutilement cruel.

Betty ne le pensait pas. Cette idiote méritait bien pis. Toutefois, elle voulait faire bonne impression sur Paul, et elle se contenta de déclarer :

- Pas la peine de l'accabler. Certains ne sont pas faits pour ce travail.

Ce n'est pas de sa faute.

- Vous êtes une sacrée menteuse, fit Paul en souriant. Vous trouvez que je n'ai pas été assez dur, n'est-ce pas ?

- ¿ mon avis, la crucifixion aurait été encore trop douce pour elle, répliqua Betty, furieuse ; mais Paul éclata de rire, ce qui calma sa colère et la fit sourire. On ne peut pas vous la faire, n'est-ce pas ?

- J'espère bien. Heureusement que nous avions un membre en plus dans l'équipe, dit Paul à nouveau sérieux. Nous pouvons nous permettre de renvoyer Denise.

- Oui, mais maintenant, nous sommes réduits au strict minimum, conclut Betty en se levant avec lassitude. Nous ferions mieux d'emmener les autres se coucher. Elles ne connaîtront pas de sommeil convenable d'ici un bon moment.

- Je ne vois ni Diana ni Maude, remarqua Paul qui venait d'inspecter la salle.

- Elles ont d˚ sortir prendre l'air. Si vous voulez bien rassembler les autres, je vais les chercher.

Paul acquiesça et Betty sortit.