COLLECTION ´ BEST-SELLERS

DU MEME AUTEUR

L'ARME ¿ L'OIL, Laffont, 1980.

TRIANGLE, Laffont, 1980.

LE CODE REBECCA, Laffont, 1981.

L'HOMME DE SAINT-P…TERSBOURG, Laffont, 1982.

COMME UN VOL D'AIGLES, Stock, 1983.

LES LIONS DU PANSHIR, Stock, 1987.

LES PILIERS DE LA TERRE, Stock, 1989.

LA NUIT DE TOUS LES DANGERS, Stock, 1992.

LA MARqUE DE WINDFIELD, Laffont, 1994.

LE PAYS DE LA LIBERT…, Laffont, 1996.

LE TROISI»ME JUMEAU, Laffont, 1997.

APOCALYPSE SUR COMMANDE, Laffont, 1999.

CODE Z…RO, Laffont, 2001

KEN FOLLETT

LE RESEAU CORNEILLE

roman traduit de l'anglais par Jean Rosenthal ROBERT LAFFONT

Au cours de la Seconde Guerre mondiale,

les services spéciaux britanniques envoyèrent en France cinquante femmes agents secrets.

Trente-six d'entre elles survécurent.

Les quatorze autres firent le sacrifice

de leur vie.

C'est à elles toutes que ce livre est dédié.

Titre original : JACKDAWS

© Ken Follett, 2001

Traduction française : …ditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002

ISBN 2-221-08778-X

(édition originale ISBN : 0-525-946284 Dutton/Penguin Putnam Inc., New York)

Le premier jour

Dimanche 28 mai 1944

1.

Une minute avant l'explosion, le calme régnait sur la place de Sainte-Cécile. Dans la douceur du soir, une couche d'air immobile s'étendait sur la ville comme une couverture. La cloche de l'église tintait paresseusement pour appeler, sans grand enthousiasme, les fidèles à vêpres. Mais Elizabeth Clairet l'entendait comme un compte à rebours.

Un ch‚teau du XVIP siècle dominait la place. Ce Versailles en miniature présentait une imposante façade en saillie flanquée de deux ailes à angle droit qui s'amenuisaient vers l'arrière. Il était composé d'un sous-sol, de deux étages principaux et d'un dernier niveau mansardé dont les fenêtres cintrées s'ouvraient sur le toit.

Elizabeth, que tout le monde appelait Betty, adorait la France. Elle en appréciait l'architecture élégante, la douceur du climat, les déjeuners qui n'en finissent pas, les gens cultivés qu'on y rencontre. Elle aimait la peinture et la littérature françaises, ainsi que le chic vestimentaire. Les touristes reprochaient souvent aux Français leur manque d'amabilité, mais Betty pratiquant la langue depuis l'‚ge de six ans ne laissait deviner à

quiconque qu'elle était étrangère.

Elle enrageait de la disparition de cette France qu'elle chérissait tant.

Les rigueurs du rationnement ne permettaient plus les déjeuners prolongés, les nazis avaient fait main basse sur les collections de tableaux, et seules les prostituées portaient de jolies toilettes. Comme la plupart des femmes, Betty usait une robe informe dont les couleurs avaient depuis longtemps perdu

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tout éclat. Son ardent désir de retrouver la vraie France serait peut-être bientôt exaucé : il fallait seulement qu'elle, et d'autres comme elle, parviennent à leurs fins.

Elle assisterait à la victoire, à l'unique condition de survivre aux minutes à venir. Elle ne cédait pas au fatalisme : elle avait envie de vivre et comptait bien après la guerre réaliser tous ses projets - terminer sa thèse de doctorat, avoir un bébé, visiter New York, s'offrir une voiture de sport, boire du Champagne sur les plages cannoises. Pourtant, si elle devait mourir, passer ses derniers instants en écoutant parler français, sur une place ensoleillée, à contempler un bel édifice vieux de quelques siècles, la comblerait.

Le ch‚teau avait été érigé pour abriter les aristocrates de la région, mais, après la mort du dernier comte de Sainte-Cécile guillotiné en 1793, le parc avait été transformé en vignoble - évolution bien naturelle dans cette région située au cour de la Champagne. quant au b‚timent lui-même, il abritait maintenant un important central téléphonique qu'on avait choisi d'installer là car le ministre responsable de la poste était né à Sainte-Cécile.

¿ peine arrivés, les Allemands l'avaient développé et établi des liaisons entre le réseau téléphonique français et les nouvelles lignes à destination de r¿llemagne. Ils y implantèrent aussi une direction régionale de la Gestapo, avec des bureaux dans les étages et des cellules en sous-sol.

Voilà quatre semaines, les Alliés avaient bombardé le ch‚teau, profitant de leur aptitude, récemment acquise, à atteindre des objectifs avec une grande précision. Les bombardements des gros quadrimoteurs Lancaster et des forteresses volantes qui, chaque nuit, traversaient en rugissant le ciel de l'Europe, manquaient de précision - il leur arrivait parfois de manquer totalement une ville ; mais la plus récente génération de chasseurs bombardiers, les Lightning et les Thunderbolt, pouvait toucher, en plein jour, un objectif de taille aussi réduite qu'un pont ou une gare de chemin de fer. De l'aile ouest du ch‚teau ne subsistait plus maintenant qu'un amoncellement de briques rouges et de pierres taillées blanches trois fois centenaires.

Or le raid avait échoué : les dég‚ts avaient été rapidement réparés et les liaisons téléphoniques interrompues seulement le temps nécessaire aux Allemands pour brancher des standards de remplacement. Le matériel de téléphone automatique et les

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amplificateurs pour les communications interurbaines se trouvaient dans le sous-sol qui n'avait subi aucun dommage sérieux.

Voilà qui expliquait la présence de Betty.

Le ch‚teau était situé sur le côté nord de la place : ceint d'une haute colonnade en pierre et de grilles de fer, il était gardé par des sentinelles en uniforme. ¿ l'est se dressait une petite église médiévale, dont les portes de bois grandes ouvertes laissaient entrer l'air estival et la foule des fidèles. Face à l'église, à l'ouest, était érigé l'Hôtel de ville o˘ siégeait un maire d'extrême droite que les occupants nazis ne gênaient pas. Le côté sud de la place était bordé de boutiques. C'est là

que se trouvait le café des Sports. Betty, assise à la terrasse, y attendait que la cloche de l'église cesse de sonner. Sur la table devant elle, un verre de vin blanc du pays, clair et léger. Elle n'y avait pas touché.

Betty, major de l'armée britannique, appartenait officiellement au Service d'entraide des infirmières nationales, uniquement composé de femmes et qu'on avait bien entendu baptisé le SEIN. Mais ce n'était qu'une couverture. En fait, elle travaillait pour une organisation secrète, le Spécial Opérations Executive, chargé des missions de sabotage derrière les lignes ennemies. ¿ vingt-huit ans, elle en était un des principaux responsables. Ce n'était pas la première fois qu'elle frôlait la mort. Elle avait appris à vivre avec cette menace et à gérer sa peur mais, à la vue des casques et des fusils des sentinelles, en regardant les casques et les fusils des gardes du ch‚teau, elle sentait quand même comme une main froide lui serrer le cour.

Trois ans plus tôt, elle rêvait simplement de devenir professeur de littérature française dans une université britannique afin de rendre déjeunes Anglais sensibles à la force d'Hugo, à l'intelligence de Flaubert, à la passion de Zola. Elle traduisait des documents en français pour le War Office quand on l'avait convoquée dans une chambre d'hôtel à un mystérieux rendez-vous : on lui avait alors demandé si elle accepterait de participer à des actions dangereuses.

Elle avait acquiescé sans trop réfléchir. Après tout, on était en guerre, tous les garçons qu'elle avait connus à Oxford risquaient leur vie chaque jour, alors pourquoi n'en ferait-elle pas autant ? Deux jours après le NoÎl de 1941, elle avait commencé son entraînement au SOE.

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Six mois plus tard, elle faisait office de courrier et transmettait des messages du quartier général du SOE, 64 Baker Street à Londres, à des groupes de résistants en France occupée, à une époque o˘ les émetteurs radio étaient peu nombreux et les opérateurs expérimentés plus rares encore. Une fois parachutée, elle circulait avec de faux papiers d'identité, contactait les résistants, leur donnait les instructions, notait leurs réponses, leurs doléances et leurs demandes d'armes et de munitions. Pour le retour, elle retrouvait à un endroit précis un avion chargé de la récupérer, en général un Lysander Westland à trois places, capable d'atterrir sur six cents mètres de pré.

Elle avait pris du galon et s'était vu confier l'organisation d'opérations de sabotage. La plupart des agents du SOE étaient des officiers dont les ´

hommes ª, théoriquement, appartenaient à la Résistance locale, mais dans la pratique, ne se pliaient à aucune discipline militaire. Pour obtenir leur coopération, un agent devait se montrer coriace, expérimenté et autoritaire.

C'était un travail dangereux. Sur les six hommes et les trois femmes avec lesquels Betty avait suivi l'entraînement, elle était, deux ans plus tard, la seule encore en opération. On savait que deux d'entre eux étaient morts : les miliciens français avaient abattu le premier et le parachute du second ne s'était pas ouvert. Les six autres avaient été faits prisonniers, interrogés et torturés avant de disparaître dans les camps de prisonniers en Allemagne. Betty avait survécu parce qu'elle ne faisait pas de sentiment, qu'elle réagissait rapidement et qu'elle poussait le sens de la sécurité jusqu'à la paranoÔa.

Près d'elle était assis son mari, Michel, chef du réseau Bol-linger, basé à

Reims, à une quinzaine de kilomètres. Lui aussi s'apprêtait à risquer sa vie ; il était cependant confortablement calé dans son fauteuil, la cheville droite posée sur le genou gauche, et tenait à la main une chope emplie de l'insipide bière de temps de guerre. Son sourire insouciant et sa chevelure ébouriffée avaient conquis le cour de Betty quand, étudiante à la Sorbonne, elle préparait sa thèse sur l'éthique dans l'ouvre de Molière, qu'elle avait abandonnée à la déclaration de la guerre. Alors jeune maître de conférences en philosophie, il suscitait l'adoration de sa petite troupe d'étudiantes.

Il demeurait l'homme le plus séduisant qu'elle e˚t jamais rencontré. De grande taille et les cheveux toujours un peu trop 14

longs, il portait avec une nonchalante élégance des costumes légèrement froissés et des chemises bleu délavé. Sa voix charmeuse et ses yeux bleus au regard intense donnaient à chaque fille l'impression qu'elle était unique au monde.

Cette mission avait fourni à Betty une occasion inespérée de rester quelques jours avec lui, pourtant cela ne s'était pas très bien passé. Ils ne s'étaient pas, à proprement parler, querellés, mais Michel s'était montré affectueux sans conviction, comme s'il faisait semblant. Elle s'était sentie blessée. Son instinct lui soufflait qu'il s'intéressait à

une autre. Il n'avait que trente-cinq ans et sa décontraction continuait d'opérer sur les jeunes femmes. Le fait d'être plus souvent séparés que réunis par la guerre depuis leur mariage n'avait rien arrangé. Et, songeait-elle avec amertume, les jeunes Françaises prêtes à tomber dans ses bras, qu'elles appartiennent ou non à la Résistance, ne devaient pas manquer.

Si elle l'aimait toujours, elle n'éprouvait plus pour lui l'adoration du temps de leur lune de miel et n'envisageait plus de tout sacrifier pour le rendre heureux. Les premières brumes de l'amour romantique s'étaient dissipées et, sous l'éclat sans pitié de la vie conjugale, elle discernait clairement le personnage vain, imbu de lui-même et peu fiable. Pourtant, quand il choisissait de concentrer sur elle toute son attention, il parvenait encore à lui donner l'impression qu'elle était unique, belle et tendrement aimée.

Son charme agissait sur les hommes aussi : il était un chef né, courageux et charismatique. Betty et lui avaient dressé ensemble le plan de bataille : ils attaqueraient le ch‚teau simultanément sur deux points, pour diviser les défenseurs, puis se regrouperaient une fois à l'intérieur pour pénétrer dans le sous-sol, faire irruption dans la salle o˘ se trouvait l'essentiel de l'équipement et tout faire sauter.

Ils disposaient d'un plan du b‚timent fourni par la tante de Michel, Antoinette Dupert, responsable de l'équipe de femmes de ménage qui chaque soir nettoyaient le ch‚teau. Celles-ci se mettaient au travail à dix-neuf heures, à l'heure des vêpres ; Betty en aperçut effectivement quelques-unes présenter leur laissez-passer aux gardes de faction devant la grille. Le croquis d'Antoinette indiquait bien les accès au sous-sol, mais ne donnait aucun détail sur les locaux eux-mêmes, secteur interdit o˘

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seuls les Allemands étaient autorisés à pénétrer et dont des soldats assuraient l'entretien.

Le plan d'attaque de Michel s'appuyait sur des rapports du MI6, le service de renseignements britannique, qui précisaient que le ch‚teau était gardé

par un détachement de Waffen SS travaillant en trois équipes de chacune douze hommes. quant aux membres de la Gestapo qui opéraient dans les bureaux, n'appartenant pas à des unités combattantes, ils ne devaient même pas, pour la plupart, être armés. Les quinze hommes rassemblés par le réseau Bollinger pour donner l'assaut se fondaient maintenant soit parmi les fidèles dans l'église, soit parmi les promeneurs du dimanche sur la place, et dissimulaient leurs armes sous leur vêtement ou dans des sacs. Si les renseignements du MI6 étaient exacts, les résistants seraient supérieurs en nombre à la garnison du ch‚teau.

Un souci, néanmoins, tenaillait Betty et l'emplissait d'une sourde appréhension. Lorsqu'elle avait parlé à Antoinette des estimations du MI6, celle-ci avait rétorqué en fronçant les sourcils : ´J'ai l'impression qu'ils sont plus nombreux. ª Antoinette était pragmatique - elle avait secondé Joseph Laperrière, le directeur d'une firme de Champagne, jusqu'au moment o˘, l'Occupation rendant les affaires difficiles, elle avait d˚

quitter son poste. Une remarque de sa part méritait toujours d'être prise en considération.

Michel n'avait cependant pas pu tirer au clair cette contradiction entre les estimations du MI6 et celles d'Antoinette. Il habitait Reims et ni lui ni aucun de ses hommes ne connaissaient bien Sainte-Cécile. L'urgence n'avait pas permis une meilleure exploration du terrain. Si les résistants n'avaient pas l'avantage du nombre, songea Betty avec angoisse, ils avaient peu de chance de l'emporter sur des soldats allemands disciplinés.

Elle inspecta la place, repérant ici ou là des gens qu'elle connaissait, inoffensifs promeneurs en apparence, qui s'apprêtaient en fait à tuer ou à

être tués. Examinant attentivement les tissus exposés dans la vitrine de la mercerie, Geneviève, une grande fille de vingt ans, cachait sous son léger manteau d'été une mitraillette Sten - arme fort prisée dans la Résistance car, démontable en trois parties, elle se transportait aisément dans un petit sac. Bien que Geneviève puisse tout à fait être la fille qui intéressait Michel, Betty tressaillit à l'idée que, dans quelques 16

secondes, elle risquait d'être fauchée par la fusillade. Elle aperçut aussi Bertrand : blond, l'air résolu, un coÔt 45 - les Alliés en avaient parachuté des milliers - dissimulé sous son bras dans les plis d'un journal, il traversait la place pavée et se dirigeait vers l'église. Il avait dix-sept ans. Betty avait d'abord refusé de l'intégrer au groupe en raison de son jeune ‚ge, mais comme elle avait besoin de tous les hommes disponibles, elle avait finalement cédé à ses supplications, comptant sur son enthousiasme juvénile pour se tirer de là indemne. Plus loin, Albert s'attardait devant le porche, sans doute pour finir sa cigarette avant d'entrer. Sa femme avait ce matin-là mis au monde leur premier enfant, une fille - raison supplémentaire pour lui de rester en vie aujourd'hui. Dans un sac de jute qu'on aurait dit plein de pommes de terre, il portait des grenades Mills Mark I n∞ 36.

Tout sur la place semblait donc normal, à un détail près. En effet, non loin de l'église stationnait une arrogante voiture de sport à la carrosserie bleu ciel et au radiateur argenté surmonté de la célèbre cigogne mascotte : c'était une Hispano-Suiza 68-bis, douze soupapes, une des automobiles les plus rapides du monde.

Elle était arrivée une demi-heure plus tôt. Le conducteur, un bel homme d'une quarantaine d'années, ne pouvait cacher, malgré son élégant costume civil, qu'il était officier allemand : personne d'autre n'aurait osé

parader au volant d'un tel engin. quant à sa compagne, une grande et superbe rousse vêtue d'une robe de soie verte et chaussée d'escarpins de daim, elle ne pouvait être que française. L'homme avait installé un appareil photographique sur un trépied et prenait des clichés du ch‚teau, pendant que la femme défiait du regard les bourgeois mal fagotés qui la dévisageaient et - elle le savait - la traitaient tout bas de putain.

Souriant et très courtois, l'homme venait de prier Betty de le photographier avec sa petite amie devant le ch‚teau. Il s'était exprimé

avec juste un soupçon d'accent allemand. Betty, bien qu'inquiète et exaspérée qu'on vînt la distraire à un moment aussi crucial, avait senti qu'il aurait été maladroit de refuser, surtout dans son rôle de citadine n'ayant rien de mieux à faire que de traîner à la terrasse d'un café. Elle avait donc réagi comme la plupart des Français l'auraient fait dans ces circonstances : avec

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une expression de glaciale indifférence, elle avait satisfait à la requête de l'Allemand.

L'instant était d'une terrifiante absurdité : un agent secret britannique, penché derrière un viseur pour fixer le sourire d'un officier allemand et de sa poule, tandis que la cloche de l'église égrenait les dernières secondes avant l'explosion. Betty refusa résolument la consommation offerte en remerciement : une Française ne trinquait pas avec un Allemand si elle ne voulait pas se faire traiter de putain. Il avait eu un hochement de tête compréhensif et elle était retournée s'asseoir auprès de son mari.

De toute évidence, l'officier n'était pas de service, ne semblait pas armé

et ne présentait aucun danger, mais sa présence dérangeait pourtant Betty.

Durant ces dernières secondes de calme, elle comprit qu'elle ne croyait pas à la version du touriste banal. Son comportement trahissait une vigilance constante que la simple contemplation d'un monument ne requérait absolument pas. La femme était peut-être exactement ce qu'elle avait l'air d'être, mais lui, c'était autre chose.

La cloche s'arrêta de sonner, interrompant Betty dans ses réflexions.

Michel vida son verre de bière, s'essuya la bouche d'un revers de la main et se leva en même temps que Betty. D'un pas qu'ils voulaient nonchalant, ils s'approchèrent de l'entrée du café et en franchirent le seuil pour se mettre discrètement à l'abri.

2.

En débouchant sur la place, Dicter Franck avait tout de suite remarqué ce beau brin de fille attablé à la terrasse du café

- il ne ratait jamais les jolies femmes. Très blonde, les yeux verts, elle avait sans doute du sang allemand : rien d'extraordinaire dans le nord-est de la France, pas si loin de la frontière. Le sac qui lui tenait lieu de robe enveloppait son corps mince et menu ; mais son foulard de cotonnade jaune vif trahissait un sens de l'élégance qui lui parut délicieusement français. L'appréhension de Betty, naturelle au demeurant chez une Française abordée par un Allemand, n'avait pas échappé à Dicter Franck, pas plus que l'expression de défi, mal dissimulée, qui avait suivi.

Elle était en compagnie d'un bel homme qui ne s'intéressait guère à elle -

sans doute son mari. Dicter lui avait demandé une photo uniquement pour lui parler. Malgré sa femme et leurs deux enfants qui l'attendaient à Cologne ainsi que Stéphanie avec laquelle il partageait son appartement parisien, il ne laissait jamais passer une occasion de faire le joli cour. Il aimait collectionner, les femmes comme les toiles des impressionnistes français -

il en avait d'ailleurs acquis de magnifiques

- et en posséder une n'empêchait pas d'en désirer une autre.

Les Françaises étaient assurément les plus belles femmes du monde.

D'ailleurs, tout en France le ravissait : les ponts, les boulevards, le mobilier, même la vaisselle en porcelaine. Dicter adorait les boîtes de nuit parisiennes, le Champagne, le foie gras, les baguettes sortant du four, ses chemises et ses cravates de chez

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Charvet, le célèbre chemisier en face du Ritz. Il se serait volontiers installé définitivement à Paris.

Il ne savait pas d'o˘ lui venaient ces go˚ts-là. Son père était professeur de musique - la seule forme d'art o˘ les Allemands, maîtres incontestés, surclassaient les Français. Mais Dicter trouvait mortellement ennuyeuse la vie d'universitaire que menait son père, et il avait horrifié ses parents en entrant dans la police - un des premiers étudiants d'Allemagne à faire ce choix. En 1939, il dirigeait la brigade criminelle de la police de Cologne. En mai 1940, quand les panzers de Guderian, après avoir franchi la Meuse à Sedan, eurent, en une semaine de progression triomphale, traversé

la France jusqu'à la Manche, Dicter demanda subitement à être versé dans l'armée. En raison de son expérience de policier, on l'affecta aussitôt au service de renseignements. Parlant couramment le français et relativement bien l'anglais, il fut chargé d'interroger les prisonniers qui affluaient.

Doué pour cette t‚che, il éprouvait en outre une profonde satisfaction à

soutirer des informations susceptibles d'aider son camp à gagner des batailles. En Afrique du Nord, Rommel en personne avait remarqué ses brillants résultats.

Utiliser la torture si besoin en était ne le gênait pas, mais il préférait convaincre par des moyens plus subtils. C'était ainsi qu'il avait déniché

Stéphanie. Pleine d'allure, sensuelle et fine mouche, elle possédait à

Paris un magasin o˘ les femmes se précipitaient pour acheter des chapeaux d'un chic inouÔ et d'un prix scandaleux. Mais, à cause de sa grand-mère juive, on lui avait confisqué sa boutique ; elle avait passé six mois dans une prison française et elle allait être déportée dans un camp en Allemagne quand Dicter l'avait sauvée.

Il aurait pu la violer - elle s'y attendait certainement. Personne n'aurait protesté et cela ne lui aurait pas valu la moindre réprimande. Au contraire, après lui avoir procuré nourriture et vêtements, il l'avait installée dans une chambre d'ami de son appartement et l'avait traitée avec la plus grande gentillesse jusqu'au soir o˘, après avoir dégusté un foie de veau arrosé d'une bouteille de La T‚che, il l'avait séduite sur le canapé

devant un grand feu de bois.

Aujourd'hui elle faisait partie de son camouflage. Il avait recommencé à

travailler pour Rommel. Le feld-maréchal Erwin Rommel, le ´ Renard du désert ª, commandait maintenant le

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Second Groupe d'Armées qui assurait la défense du nord de la France. Les services de renseignements allemands prévoyaient pour l'été un débarquement allié. Rommel n'avait pas les hommes pour tenir les centaines de kilomètres de côte extrêmement vulnérables ; il avait donc élaboré une audacieuse stratégie de réponse graduée : ses bataillons, massés à plusieurs kilomètres à l'intérieur des terres, se tenaient prêts à un déploiement rapide partout o˘ le besoin s'en ferait sentir.

Les Anglais le savaient : eux aussi avaient un service de renseignements.

Leur plan était de ralentir la réaction de Rommel en bouleversant son réseau de communication. Nuit et jour, les bombardiers anglais et américains pilonnaient routes et voies ferrées, ponts et tunnels, gares et centres de triage. En outre, la Résistance faisait dérailler les trains, sauter les usines et les centrales électriques, coupait les lignes téléphoniques et envoyait les adolescentes verser du sable dans les réservoirs des camions et des chars.

Dicter avait pour mission d'identifier les centres de communication essentiels et d'évaluer dans quelle mesure la Résistance pouvait les attaquer. Au cours des derniers mois, à partir de sa base de Paris, il n'avait cessé de sillonner le nord de la France, invectivant des sentinelles endormies, terrorisant des capitaines négligents, renforçant la sécurité aux postes d'aiguillage, dans les hangars ferroviaires, les parcs automobiles, les tours de contrôle, les terrains d'aviation. Ce jour-là, il rendait une visite surprise à un central d'une extrême importance stratégique : tout le trafic téléphonique entre le haut commandement de Berlin et les forces allemandes massées dans le nord de la France passait par là. Y arrivaient les messages par téléimpression, cette nouvelle technique par laquelle aujourd'hui étaient transmis la plupart des ordres.

En cas de destruction du central, la paralysie des communications allemandes serait totale.

Les Alliés, manifestement, en avaient conscience, à preuve leurs tentatives de bombardement du site, avec un succès jusqu'à présent limité. C'était l'objectif idéal pour une attaque menée par la Résistance. Malgré cela, Dicter trouvait les mesures de sécurité d'un laxisme exaspérant. Cela tenait sans doute à l'influence de la Gestapo qui occupait des bureaux dans le même b‚timent. La Geheime Staatspolizei était le service de sécurité de l'…tat et la promotion de ses membres dépendait de 21

leur fidélité à Hitler et de leur enthousiasme nazi plutôt que de leur intelligence et de leurs capacités. Depuis une demi-heure, Dicter prenait des photos sans provoquer la moindre réaction chez les sentinelles, et sa colère montait en constatant que personne n'avait remarqué sa présence.

Toutefois, au moment o˘ la cloche de l'église cessait de sonner, un officier de la Gestapo en uniforme de major franchit à grandes enjambées les hautes grilles du ch‚teau et fonça droit sur Dicter.

- Donnez-moi cet appareil ! cria-t-il en mauvais français. Dicter fit comme s'il n'avait rien entendu.

- C'est interdit de prendre des photos du ch‚teau, crétin ! vociféra l'homme. Vous ne voyez pas que c'est une installation militaire ?

Dicter se retourna et répondit calmement en allemand :

- Il vous en a fallu du temps pour me remarquer. L'homme resta coi. Les civils généralement avaient peur de

la Gestapo.

- qu'est-ce que vous racontez ? fit-il d'un ton moins agressif.

- Voilà trente-deux minutes que je suis là, déclara Dicter en consultant sa montre. Il y a longtemps que j'aurais pu repartir après avoir pris une douzaine de clichés. C'est vous, le responsable de la sécurité ?

- qui êtes-vous ?

- Major Dicter Franck, de l'état-major du feld-maréchal Rornmel.

- Franck ! s'écria l'homme. Je me souviens de vous. Dicter le regarda plus attentivement.

- Mon Dieu, fit-il en le reconnaissant, Willi Weber !

- Sturmbannf˚hrer'Weber, à votre service.

Comme la plupart des hauts fonctionnaires de la Gestapo, Weber avait rang d'officier SS, ce qui, à son avis, lui conférait plus de prestige que son simple grade dans la police.

- «a alors ! s'exclama Dicter.

Pas étonnant que la sécurité f˚t rel‚chée.

Dans les années vingt, Weber et Dicter avaient fait leurs débuts ensemble, à Cologne. Dicter avait pris un départ en flèche, pendant que Weber restait à la traîne. Il en avait voulu à Dicter, attribuant la réussite de celui-ci au fait qu'il appartenait à

22

une classe privilégiée. Dicter n'était pourtant pas issu d'un milieu extraordinaire, mais c'était ce que s'imaginait Weber, fils de docker.

Au bout du compte, Weber avait été chassé de la police. Dicter commençait à

retrouver les détails : il y avait eu un accident de la route, une petite foule s'était rassemblée sur les lieux, Weber s'était affolé, il avait fait usage de son arme et un badaud innocent avait été tué.

Cela faisait quinze ans que Dicter l'avait perdu de vue, mais il devinait sans mal quelle avait été la carrière de Weber : inscrit au parti nazi, organisateur volontaire, il avait posé sa candidature à un poste dans la Gestapo en invoquant sa formation de policier et il avait rapidement gravi les échelons dans ce milieu de sous-fifres aigris.

- qu'est-ce que vous faites ici ? demanda Weber.

- Je suis envoyé par le feld-maréchal pour contrôler la sécurité.

- Notre sécurité est satisfaisante, rétorqua aussitôt Weber en se hérissant.

- Pour une usine de saucisses, peut-être. Regarde autour de nous. D'un grand geste, Dicter désigna la place. Et si ces gens étaient membres de la Résistance ? En quelques secondes, ils pourraient descendre vos gardes. Il désigna une jeune fille portant par-dessus sa robe un léger manteau d'été.

Imagine qu'elle ait une arme sous son manteau ? Et si...

Il s'arrêta.

Il comprit soudain que ce n'était pas un simple fantasme qu'il évoquait pour illustrer sa démonstration. Son inconscient avait remarqué que, sur la place, on se déployait en formation de combat : la petite blonde et son mari s'étaient réfugiés dans le bar ; les deux hommes qui s'attardaient devant l'église étaient postés derrière des piliers ; la grande fille en manteau d'été qui, quelques instants plus tôt, regardait la vitrine d'un magasin, se tenait maintenant à l'ombre de la voiture de Dicter. Au moment précis o˘ il posait les yeux sur elle, le vent écarta les pans de son manteau, et il eut la stupéfaction de constater que son imagination s'était montrée prophétique : elle cachait contre elle une mitraillette, du modèle préféré de la Résistance.

- Mon Dieu ! s'écria-t-il.

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Glissant sa main sous sa veste, il se rappela soudain qu'il n'avait pas d'arme sur lui.

O˘ était Stéphanie ? Il la chercha du regard, au bord de l'affolement, mais elle se tenait derrière lui, attendant patiemment qu'il termine sa conversation avec Weber.

- Couche-toi ! hurla-t-il, au moment o˘ se produisit la formidable explosion.

3.

Dressée sur la pointe des pieds, Betty, du seuil du café des Sports, regardait par-dessus l'épaule de Michel. Sur le qui-vive, le cour battant, et prête à l'action, elle observait la scène avec un froid détachement.

Huit sentinelles étaient visibles : deux contrôlaient les lais-sez-passer à

la grille, deux à l'intérieur, deux autres patrouillaient dans le parc le long de la clôture et deux en haut du perron. Mais le gros de la troupe de Michel éviterait la grille.

Le côté nord de l'église coÔncidait sur toute sa longueur avec le mur d'enceinte du ch‚teau, et l'aile nord du transept s'enfonçait de quelques mètres à l'intérieur du parking, autrefois partie du jardin d'agrément.

Sous l'Ancien Régime, le comte accédait directement à l'église par une petite porte ménagée dans le mur : condamnée et murée il y a plus de cent ans, elle était restée ainsi jusqu'à aujourd'hui.

Mais, une heure plus tôt, un carrier à la retraite du nom de Gaston avait soigneusement disposé au pied de la porte condamnée quatre pains de plastic jaune d'une demi-livre, y avait planté des détonateurs et les avait reliés entre eux pour que tout saute au même instant ; il avait ajouté une amorce de cinq secondes qu'on pouvait déclencher en appuyant sur un bouton. Il avait ensuite tout barbouillé de cendres prises dans la cheminée de sa cuisine pour qu'on ne remarque rien et, pour plus de précaution, avait poussé un vieux banc de bois devant la porte. Puis, satisfait de son travail, il s'était agenouillé pour prier.

25

Enfin, lorsque la cloche de l'église s'était tue, Gaston s'était levé, avait franchi les quelques pas qui le séparaient du transept et, après avoir appuyé sur la manette, s'était précipitamment réfugié dans un coin.

Le souffle avait fait jaillir des vo˚tes gothiques des siècles de poussière. Durant les services, le transept était vide : personne donc n'avait d˚ être blessé.

Le fracas de l'explosion fut suivi d'un long silence. Tous s'étaient figés sur place : les sentinelles à la grille du ch‚teau, les hommes qui patrouillaient le long de la clôture, le major de la Gestapo, l'élégant Allemand avec sa séduisante maîtresse, ainsi que Betty.

Au milieu du parking se dressaient les vestiges d'un jardin du xviF siècle, une fontaine de pierre o˘ trois chérubins moussus crachaient jadis des jets d'eau. Autour du bassin aujourd'hui à sec, étaient garés un camion, une voiture blindée, une Mercedes peinte du gris-vert de l'armée allemande et deux tractions avant CitroÎn noires comme en utilisait fréquemment la Gestapo en France. Un soldat remplissait le réservoir de l'une d'elles à

une pompe à essence bizarrement installée devant une des hautes fenêtres du ch‚teau. Pendant quelques secondes, rien ne bougea. Betty attendit, retenant son souffle.

Dix hommes armés se trouvaient parmi les fidèles rassemblés dans l'église.

Le prêtre, qui n'était pas un sympathisant de la Résistance et qui n'avait donc pas été prévenu, devait être enchanté de voir une telle foule réunie pour assister aux vêpres ; cet office n'attirait généralement que peu de monde. Il aurait pu se demander pourquoi, malgré ce temps chaud, certains portaient des manteaux ; mais il est vrai qu'après quatre ans d'austérité

bien des gens étaient habillés n'importe comment et on pouvait mettre un imperméable pour aller à la messe tout simplement parce qu'on n'avait pas de veste. Betty espérait pourtant que le prêtre avait maintenant compris, car, à cet instant précis, les dix hommes devaient bondir de leur place, sortir leurs armes et se précipiter par la brèche nouvellement ouverte dans le mur.

Ils apparurent enfin sur le côté de l'église, faisant battre le cour de Betty à la fois d'orgueil et d'appréhension, à la vue de cette troupe hétéroclite arborant de vieilles casquettes et des chaussures éculées, et qui fonçait à travers le parking vers la grande entrée du ch‚teau, foulant le sol poussiéreux et brandis-26

I

sant pistolets, revolvers, fusils ou mitraillettes. Ils attendaient pour ouvrir le feu d'être le plus près possible du b‚timent.

Michel les avait aperçus lui aussi, et un grognement qui s'acheva en soupir étouffé révéla à Betty qu'il éprouvait les mêmes sentiments mêlés d'orgueil devant le courage de leurs compagnons et de crainte devant les risques qu'ils couraient. Il lui fallait maintenant détourner l'attention des sentinelles. Aussi épaula-t-il son fusil, un Lee-Enfield n∞ 4 Mark I, baptisé fusil canadien par la Résistance, en référence à son lieu de fabrication.

Le claquement de la détonation rompit le silence stupéfait qui s'était abattu sur la place. Devant la grille, une des sentinelles s'écroula en poussant un cri, au grand soulagement de Betty : un homme de moins pour tirer sur ses camarades. Le coup de feu de Michel donna le signal : sous le porche, le jeune Bertrand tira deux balles qui claquèrent comme des pétards, mais trop loin des sentinelles, il ne toucha personne. Près de lui, Albert dégoupilla une grenade et la lança par-dessus la clôture : elle retomba dans le parc pour exploser dans les vignes, ne faisant jaillir que des débris de ceps. Furieuse, Betty aurait voulu leur crier : Ńe tirez pas pour le plaisir de faire du bruit : vous allez simplement révéler votre position ! ª Mais, une fois que la fusillade avait éclaté, seules les troupes les mieux entraînées étaient capables de se dominer. Postée derrière la voiture de sport, Geneviève fit crépiter à son tour sa mitraillette Sten, assourdissant Betty ; son tir était plus efficace : un nouveau soldat s'écroula.

Les Allemands réagirent enfin. Les gardes, s'abritant derrière les piliers ou se couchant, braquèrent leur fusil vers les attaquants. Le major de la Gestapo parvint à extraire son pistolet de son étui. La rousse partit en courant, mais ses élégants escarpins la firent trébucher sur le pavé et elle tomba. Son compagnon se coucha sur elle pour la protéger de son corps ; Betty comprit que c'était ajuste titre qu'elle avait flairé en lui le soldat, car un civil n'aurait pas su que la prudence commandait de s'allonger par terre et aurait choisi de courir.

Les sentinelles se mirent à tirer. Presque aussitôt, Albert fut touché.

Betty le vit chanceler et porter la main à sa gorge. Une grenade qu'il s'apprêtait à lancer lui échappa. Puis une seconde balle le frappa, cette fois en plein front. Il s'effondra et Betty,

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horrifiée, songea à la petite fille née le matin même qui ne connaîtrait jamais son père. Près de lui, Bertrand vit la grenade rouler sur la dalle usée du porche, et il se jeta sur le seuil au moment même o˘ elle explosait. Ne le voyant pas réapparaître, Betty se dit avec angoisse qu'il pourrait aussi bien être mort ou blessé que tout simplement étourdi par la déflagration.

Le groupe arrivé par l'église s'immobilisa dans le parking pour faire face aux six sentinelles restantes et commença à tirer. Les quatre hommes postés près de la grille furent pris entre deux feux, entre les attaquants qui se trouvaient déjà dans le parc et ceux qui étaient encore sur la place : en quelques secondes ils furent abattus, ne laissant que les deux soldats en faction sur le perron du ch‚teau. Le plan de Michel était en train de réussir, pensa Betty, pleine d'espoir.

Mais le détachement ennemi qui était à l'intérieur du b‚timent avait eu maintenant le temps d'empoigner ses armes et de se précipiter vers les portes et les fenêtres d'o˘ les soldats commençaient à tirer, renversant une nouvelle fois la situation. Le tout était de savoir à combien se montaient leurs effectifs.

Pendant quelques instants, une grêle de balles s'abattit, Betty cessa de compter les coups de feu. Consternée, elle comprit alors qu'il y avait beaucoup plus d'hommes armés à l'intérieur du ch‚teau qu'elle ne l'avait escompté. On semblait tirer d'au moins une douzaine de portes et de fenêtres. Les hommes venant de l'église qui auraient d˚ avoir investi l'intérieur, battaient en retraite pour s'abriter derrière les véhicules garés sur le parking. Antoinette avait raison, le MI6 s'était trompé dans l'estimation de la garnison : il en comptait douze, or les hommes de la Résistance en avaient abattu six et il semblait bien qu'au moins quatorze tiraient encore.

Betty jura intérieurement. Dans ce genre d'engagement, la Résistance ne pouvait l'emporter que par un soudain déferlement de violence. que ses hommes échouent à écraser l'ennemi d'emblée, et les problèmes surgissaient.

¿ mesure que les secondes s'écoulaient, l'entraînement et la discipline militaire portaient leurs fruits. Dans la durée, les troupes régulières finissaient toujours par l'emporter.

Au second étage du ch‚teau, on fit voler en éclats les carreaux d'une fenêtre et une mitrailleuse commença à tirer. Cette position élevée permit de provoquer un affreux carnage parmi

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les résistants sous les yeux de Betty qui, le cour serré, les vit tomber les uns après les autres auprès de la fontaine. Ils ne furent bientôt plus que deux ou trois à tirer encore.

Betty, désespérée, dut se rendre à l'évidence : tout était fini. L'ennemi avait l'avantage du nombre, l'assaut avait échoué. Elle sentait dans sa bouche le go˚t amer de la défaite.

Michel s'acharnait sur la position de la mitrailleuse.

- Impossible de liquider ce type d'en bas ! dit-il.

Il balaya du regard le faîte des toits, le clocher de l'église pour s'arrêter sur le dernier étage de la mairie.

- Si seulement j'arrivais jusqu'au bureau du maire, de là, je pourrais l'avoir.

- Attends, fit Betty, la bouche sèche.

Elle ne pouvait l'empêcher de risquer sa vie. Mais au moins tenterait-elle d'améliorer ses chances. De toutes ses forces, elle cria pour attirer l'attention de Geneviève :

- Couvre Michel !

La jeune fille hocha vigoureusement la tête et jaillit de derrière la voiture de sport en arrosant de balles une fenêtre du ch‚teau.

- Merci, dit Michel à Betty.

Puis, déboulant du café, il s'élança vers la mairie.

Geneviève courait toujours en direction du porche de l'église. Son intervention avait détourné l'attention des hommes retranchés dans le ch

‚teau, donnant à Michel une chance de franchir la place indemne. Là-dessus, une lueur jaillit sur la gauche de Betty et l'alerta : le major de la Gestapo, tapi contre le mur de la mairie, braquait son pistolet sur Michel.

Atteindre une cible en mouvement avec une arme de poing était difficile, mais si le hasard favorisait le major..., se dit Betty affolée. Les ordres qu'elle avait reçus étaient clairs : observer, rédiger un rapport et ne jamais prendre part au combat, quelles que soient les circonstances. Ét puis merde ! ª Dans le sac qu'elle portait en bandoulière, elle avait son arme personnelle, un Browning automatique neuf millimètres : elle le préférait au CoÔt réglementaire du SOE car son chargeur pouvait recevoir treize balles au lieu de sept et que ses munitions étaient les mêmes que celles de la mitraillette Sten. Elle le saisit, ôta le cran de s˚reté, l'arma, tendit le bras et tira à deux reprises sur le major.

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Elle le manqua, mais ses balles, qui avaient fait jaillir du mur des éclats de pierre à la hauteur de son visage, obligèrent le major à baisser la tête.

Michel courait toujours ; l'Allemand se ressaisit rapidement et braqua de nouveau son pistolet.

En approchant de son but, Michel diminuait du même coup la distance qui le séparait du major. Il tira dans sa direction, mais il le manqua, et l'autre, sans se démonter, riposta. Cette fois, Michel s'écroula, arrachant à Betty un cri de terreur.

Michel heurta le sol, tenta de se relever, retomba. Betty s'obligea alors à

se calmer et à réfléchir. Michel était en vie. Geneviève avait atteint le porche de l'église et le tir de sa mitraillette continuait à retenir l'attention des Allemands tapis à l'intérieur du ch‚teau. Betty avait une chance de secourir Michel. C'était contraire aux instructions qu'elle avait reçues, mais rien ni personne ne parviendrait à la convaincre d'abandonner son mari blessé. D'ailleurs, si elle le laissait là, il serait fait prisonnier et interrogé. En tant que chef du réseau Bollin-ger, Michel connaissait l'identité, l'adresse et le nom de code de tous ses hommes. Sa capture serait une catastrophe, elle n'avait donc pas le choix.

Elle tira encore une fois sur le major et le manqua, mais la pluie de balles que son doigt pressé sur la détente déclencha obligea l'homme à

battre en retraite le long du mur pour se mettre à couvert.

Betty sortit en courant du café. Du coin de l'oil, elle aperçut le propriétaire de la voiture de sport qui protégeait toujours sa maîtresse.

Elle l'avait oublié, celui-là, se dit-elle affolée. …tait-il armé ? Dans ce cas, il n'aurait aucun mal à l'abattre. Mais rien ne vint.

Elle s'agenouilla près de Michel, tout en tirant deux coups sans viser pour occuper le major. Puis elle examina son mari.

Elle constata avec soulagement qu'il avait les yeux ouverts et qu'il respirait. Il semblait ne saigner que de la fesse gauche, ce qui rassura un peu Betty.

- Tu as reçu une balle dans le derrière, diagnostiqua-t-elle en anglais.

- «a fait un mal de chien, répondit-il en français.

Elle reporta son attention sur le major ; il avait reculé d'une vingtaine de mètres jusqu'au seuil d'une boutique. Betty, cette 30

fois, prit quelques secondes pour viser soigneusement. Elle tira quatre balles. La devanture du magasin explosa, le major recula en trébuchant et s'écroula sur le sol.

- Essaie de te lever, dit Betty à Michel en français.

Il roula sur le côté dans un gémissement de douleur et se mit sur un genou, mais il ne pouvait pas bouger sa jambe blessée.

- Vite, insista-t-elle sans douceur. Si tu restes ici, tu vas te faire tuer.

Elle l'empoigna par le devant de sa chemise et, au prix d'un grand effort, parvint à le mettre debout. Planté sur sa jambe valide, il n'arrivait pas à

supporter son propre poids et devait prendre appui sur elle. Elle comprit qu'il serait incapable de marcher et poussa un cri désespéré.

Jetant un coup d'oil vers la mairie, elle constata que le major se relevait. Malgré son visage ruisselant de sang, il n'avait pas l'air grièvement blessé ; sans doute une coupure superficielle provoquée par des éclats de verre. Il était certainement encore capable de tirer.

Il ne restait plus à Betty qu'à porter Michel jusqu'à un abri. Elle se pencha sur lui, le prit par les cuisses et le hissa sur son épaule suivant la méthode classique des pompiers. Il était grand mais maigre - comme la plupart des Français à cette époque. Elle crut tout de même qu'elle allait s'effondrer sous son poids. Elle vacilla, chancela une seconde, mais tint bon.

Au bout d'un instant, elle commença à progresser différemment sur les pavés. Il lui semblait que le major tirait sur elle, mais comment en être s˚re avec ces coups de feu jaillissant du ch‚teau, de la mitraillette de Geneviève et de celles des résistants encore en vie sur le parking ? La crainte d'être touchée la galvanisait : courant tant bien que mal, elle se dirigea vers l'issue la plus proche, la rue qui partait de la place vers le sud. Elle passa devant l'Allemand qui n'avait pas changé de position et, stupéfaite, lut dans son regard de la surprise et une admiration teintée d'ironie. Elle heurta une table de café et faillit tomber, mais elle retrouva vite son équilibre et poursuivit sa fuite. Une balle frappa la devanture ; elle eut le temps de voir la vitre se craqueler. Un instant plus tard, elle avait tourné le coin et était hors de portée du major.

Vivants, songea-t-elle avec gratitude, tous les deux - du moins pour quelques minutes encore.

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Elle avait agi jusqu'à présent sans se demander o˘ elle se réfugierait. Les voitures qui les attendaient à deux rues de là pour prendre la fuite étaient trop éloignées pour qu'elle réussisse à y porter Michel. Par chance, Antoinette Dupert habitait à quelques pas. Elle n'appartenait pas à

la Résistance, mais elle était suffisamment sympathisante pour avoir fourni à Michel un plan du ch‚teau. De plus Michel était son neveu : elle ne le dénoncerait certainement pas.

Antoinette occupait un rez-de-chaussée sur cour. Betty franchit la porte cochère et avança en titubant sous la vo˚te. Elle poussa une porte et posa Michel sur le carrelage.

Essoufflée par l'effort, elle cogna à la porte d'Antoinette qui, effrayée par la fusillade, refusait d'ouvrir.

- Vite, vite ! lança Betty, hors d'haleine.

Elle s'efforçait de ne pas élever la voix, pour ne pas attirer l'attention des voisins, dont certains pouvaient être collabos. La porte ne s'ouvrit pas, mais la voix d'Antoinette était plus proche.

- qui est là ?

D'instinct, Betty évita de prononcer un nom tout haut.

- Votre neveu est blessé, répondit-elle, ce qui déclencha enfin l'ouverture de la porte.

Antoinette, la cinquantaine, se tenait très droite dans une robe de cotonnade, sans doute élégante jadis, mais aujourd'hui fanée quoique repassée avec soin. Elle était p‚le de frayeur.

- Michel ! s'écria-t-elle en s'agenouillant auprès de lui. C'est grave ?

- «a fait mal, mais je ne suis pas mourant, l‚cha Michel en serrant les dents.

- Pauvre petit, s'apitoya-t-elle en repoussant d'un geste caressant une mèche sur son front en sueur.

- Portons-le à l'intérieur, trancha Betty avec un peu d'impatience.

Elle saisit aussitôt Michel sous les bras, tandis qu'Antoinette le soulevait par les genoux, lui arrachant un gémissement. Enfin, à elles deux, elles réussirent à le transporter dans le salon et à l'installer sur un canapé de velours défraîchi.

- Occupez-vous de lui pendant que je vais chercher la voiture, dit Betty, avant de repartir.

Dehors, la fusillade lui sembla moins nourrie. Mais elle 32

n'avait pas le temps de s'attarder : elle courut jusqu'au bout de la rue et tourna à deux reprises.

Deux véhicules dont le moteur tournait au ralenti étaient garés devant une boulangerie fermée : une vieille Renault et la camionnette qui appartenait jadis - à en croire les caractères à demi effacés de ses flancs - à la Blanchisserie Bisset. Elle avait en effet été empruntée au père de Bertrand qui, parce qu'il lavait les draps des hôtels o˘ logeaient les Allemands, bénéficiait de tickets d'essence. La Renault avait été volée le matin même à Ch‚lons et Michel en avait changé les plaques. Betty décida de l'utiliser et de laisser l'autre véhicule aux éventuels survivants du carnage, se contentant de dire au chauffeur de la camionnette :

- Attendez cinq minutes ici, puis partez.

Bondissant alors dans la voiture à la place du passager, elle dit à la jeune fille qui était au volant de la Renault :

- Allons-y, vite !

Gilberte, dix-neuf ans, de longs cheveux bruns, jolie mais stupide, appartenait à la Résistance, Betty ne savait trop pourquoi. Au lieu de démarrer, Gilberte demanda :

- O˘ va-t-on ?

- Je t'indiquerai le chemin... Au nom du ciel, avance ! Gilberte embraya et démarra.

- ¿ gauche, puis à droite, ordonna Betty.

Durant les deux minutes de répit qui suivirent, elle comprit pleinement l'ampleur de son échec. La quasi-totalité du réseau Bollinger était liquidée : certains, comme Albert, étaient morts. quant à Geneviève, Bertrand et tous ceux qui avaient survécu, ils seraient sans doute torturés.

Tout cela pour rien : le central téléphonique était intact et le système de communication allemand fonctionnait toujours. Betty était consternée. Elle se demandait si c'était en attaquant de front une installation militaire soigneusement gardée qu'elle avait commis une erreur. Pas nécessairement : le plan aurait pu réussir si le MI6 n'avait pas fourni des renseignements erronés. Toutefois, il aurait sans doute été plus judicieux, se disait-elle maintenant, de s'introduire clandestinement dans le b‚timent. Les chances de la Résistance de porter un coup à ce matériel d'une importance capitale auraient été meilleures.

Gilberte s'arrêta à l'entrée de la cour.

33

I

- Fais faire un demi-tour à la voiture, dit Betty avant de sauter à terre.

Michel, allongé à plat ventre sur le divan d'Antoinette, son pantalon rabattu, se trouvait dans une posture qui manquait de dignité. Agenouillée auprès de lui, Antoinette, une serviette tachée de sang à la main, les lunettes sur le nez, lui inspectait attentivement le postérieur.

- Cela saigne moins, mais la balle est toujours là, annonça-t-elle.

Son sac à main était posé par terie auprès du canapé. Elle en avait vidé le contenu sur un guéridon, sans doute dans sa précipitation à trouver ses lunettes. Betty eut l'oil attiré par une feuille de papier dactylographiée et d˚ment tamponnée sur laquelle était collée une photographie d'identité

d'Antoinette, le tout protégé par un petit étui cartonné. C'était le laissez-pas-ser qui lui permettait d'accéder au ch‚teau. Betty aussitôt sentit naître une idée.

- J'ai une voiture dehors, dit-elle. Antoinette continuait à inspecter la plaie.

- Il ne faut pas le déplacer.

- S'il reste ici, les Boches le tueront, fit remarquer Betty tout en s'emparant discrètement du laissez-passer d'Antoinette. Comment te sens-tu ? ajouta-t-elle à l'intention de Michel.

- Je devrais pouvoir marcher, dit-il. La douleur se calme.

- Aidez-moi à le relever, demanda-t-elle.

Betty avait réussi à glisser le laissez-passer dans son sac à l'insu d'Antoinette.

Les deux femmes mirent Michel debout. Antoinette lui remonta son pantalon de toile bleue et ajusta sa ceinture de cuir patiné par les ans.

- Ne bougez pas, recommanda Betty à Antoinette. Je ne veux pas qu'on vous voie avec nous.

Elle n'avait pas encore tout à fait mis au point son plan, mais elle savait déjà qu'elle devrait y renoncer si le moindre soupçon se portait sur Antoinette et son équipe de femmes de ménage.

Michel passa son bras autour des épaules de Betty en pesant sur elle de tout son poids et sortit de l'immeuble en boitillant péniblement jusqu'à la rue. quand ils arrivèrent à la voiture, il

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était blême. Gilberte les regarda par la vitre, terrifiée. Betty lui souffla :

- Venez m'ouvrir cette putain de porte, idiote ! Gilberte obtempéra aussitôt et ouvrit la portière arrière.

Elle aida Betty à installer Michel sur la banquette, puis elles se ruèrent à l'avant.

- Fichons le camp, l‚cha Betty.

4.

Dicter était plus que consterné, il était atterré. Une fois la fusillade calmée et le rythme de son cour redevenu normal, il se mit à analyser ce dont il venait d'être témoin : la Résistance lui avait prouvé sa capacité à

concevoir une opération et à l'exécuter - les renseignements recueillis ces derniers mois signalaient en général des raids éclairs. C'était la première fois qu'il voyait ces partisans à l'ouvre, et force lui était d'admettre que, de surcroît, ces hommes, armés jusqu'aux dents et de toute évidence pas à court de munitions - contrairement à l'armée allemande -, faisaient preuve d'un grand courage, comme ce tireur qui avait foncé à travers la place, cette fille qui l'avait couvert du tir nourri de sa mitraillette Sten et surtout comme cette petite blonde qui avait relevé le tireur blessé

- un homme qui mesurait quinze centimètres de plus qu'elle - et qui l'avait emmené à l'abri en le portant sur son épaule. Ces gens-là représentaient assurément une grave menace pour les troupes d'occupation. Rien à voir avec les criminels, brutes stupides et l‚ches, auxquels Dicter avait eu affaire quand il était policier à Cologne avant la guerre. Les résistants étaient des combattants.

Mais l'échec qu'ils venaient de subir lui offrait une occasion inespérée.

Une fois certain que la fusillade avait cessé, il se remit debout et aida Stéphanie à se relever. Les joues rouges et le souffle court, elle lui prit les mains.

- Tu rn'as protégée, fit-elle, les larmes aux yeux. Tu m'as servi de bouclier.

Surpris de sa propre vaillance - en réalité une simple réac-36

tion instinctive - il enleva la poussière qui maculait son costume. Pas du tout s˚r, à la réflexion, d'être vraiment prêt à faire le sacrifice de sa vie pour sauver Stéphanie, il tenta de prendre la chose à la légère :

- Rien ne doit arriver à ce corps parfait.

Elle se mit à pleurer. La prenant par la main, il lui fit traverser la place jusqu'aux grilles.

- Entrons, proposa-t-il. Tu pourras t'asseoir un moment. En pénétrant dans le parc, Dicter aperçut la brèche dans le

mur de l'église et comprit par o˘ était passé le gros de l'ennemi. Il observa attentivement les résistants que les Waffen SS étaient en train de désarmer : parmi les rares survivants, quelques-uns étaient blessés et un, peut-être deux, semblait s'être rendu sain et sauf. Il devrait pouvoir en interroger certains.

Son travail jusqu'à maintenant s'était borné à la défensive en renforçant les mesures de sécurité autour des installations clefs pour les mettre à

l'abri des assauts de la Résistance. Un prisonnier, ici ou là, lui avait fourni quelques maigres renseignements. Désormais, il tenait plusieurs membres d'un vaste réseau manifestement bien organisé ; c'était enfin pour lui l'occasion de passer à l'offensive.

- Vous, cria-t-il à un sergent avant de pénétrer dans le ch‚teau, allez chercher un docteur pour ces prisonniers. Je veux les interroger. N'en laissez mourir aucun.

Bien que Dicter ne f˚t pas en uniforme, le sergent sentit, à ses manières, l'officier supérieur et répondit :

- ¿ vos ordres, monsieur.

Dicter et Stéphanie se trouvaient dans une grande salle au décor impressionnant : sol dallé de marbre rosé, hautes fenêtres encadrées de lourds rideaux, motifs muraux étrusques en pl‚tre rehaussés de médaillons rosé et vert, et s'ébattant au plafond des chérubins p‚lis par les ans.

Dicter imagina le somptueux mobilier des jours meilleurs : consoles disposées sous de grandes glaces, commodes incrustées de dorures, petites chaises aux pieds dorés, tableaux, grands vases, statuettes de marbre.

Aujourd'hui, bien s˚r, tout cela avait disparu, remplacé par des alignements de standards téléphoniques, de fauteuils et de c‚bles enchevêtrés qui s'enroulaient sur le sol.

Les standardistes s'étaient réfugiés au fond du parc ; maintenant que la fusillade avait cessé, quelques-uns, encore coiffés 37

de leur casque, apparaissaient derrière les portes vitrées, hésitant à

reprendre leur poste. Dicter installa Stéphanie devant un des standards, puis fit signe à une téléphoniste d'un certain ‚ge.

- Madame, dit-il en français d'un ton poli mais qui ne souffrait pas de discussion, apportez, je vous prie, une tasse de café chaud à cette dame.

- Très bien, monsieur, répondit-elle non sans jeter à Stéphanie un regard chargé de haine.

- Et un verre de cognac, elle a été très secouée.

- Nous n'avons pas de cognac.

Elle ne disait pas la vérité, mais elle ne voulait pas en offrir à la maîtresse d'un Allemand. Dicter ne discuta pas.

- Alors, juste du café, reprit-il sans insister, mais vite, sinon vous vous attirerez des ennuis, ajouta-t-il sèchement avant de laisser Stéphanie pour se diriger vers l'aile est.

Le ch‚teau comprenait une succession de salles de réception, chacune ouvrant sur la suivante comme à Versailles, constata-t-il. Mais, pour l'heure, elles étaient envahies par des standards, permanents ceux-là, puisque les c‚bles s'entassaient dans des coffrages et traversaient le plancher pour disparaître dans la cave. Dicter attribua l'impression de désordre au fait que le bombardement de l'aile ouest avait obligé à

effectuer des branchements d'urgence. Certaines fenêtres avaient été

masquées définitivement, sans doute à cause de la défense passive, alors que d'autres gardaient leurs lourds rideaux ouverts parce que, supposa Dicter, les femmes n'aimaient pas travailler dans une nuit perpétuelle.

¿ l'extrémité de l'aile est, un escalier mena Dicter au sous-sol. Face à

une porte blindée, un petit bureau et une chaise semblaient indiquer qu'en temps normal un soldat montait la garde à cet endroit. Le factionnaire avait d˚ quitter son poste pour participer au combat. Dicter entra sans être interpellé - un manquement à la sécurité qu'il garda en mémoire.

Le décor ici était très différent de celui, somptueux, des étages supérieurs. Les pièces, conçues pour être des cuisines, des réserves ou les logements des douzaines de domestiques qui assuraient le service du ch‚teau trois siècles plus tôt, étaient basses de plafond, avec des murs nus et des sols carrelés, voire en terre battue. Dicter s'engagea dans un large couloir jalonné

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de portes. Chacune d'entre elles possédait une inscription en belle calligraphie allemande, Dicter les ouvrit toutes. ¿ gauche, c'est-à-dire sur la façade du ch‚teau, les pièces étaient encombrées par l'équipement complexe d'un grand central téléphonique : générateur, énormes batteries, c

‚bles de toutes sortes. ¿ droite, sur l'arrière, les installations de la Gestapo : un laboratoire photo, une spacieuse salle d'écoute pour capter les messages de la Résistance, des cellules aux portes munies de judas. Les caves étaient conçues pour résister aux bombes : ouvertures extérieures colmatées, murs doublés de sacs de sable et plafonds renforcés avec des poutres métalliques et du béton armé. Il s'agissait manifestement d'empêcher les bombardiers alliés de démanteler le réseau téléphonique.

Au bout du corridor, il pénétra, à en croire l'inscription, dans le ćentre d'interrogatoire ª. Des murs blancs et nus, une lumière crue, une méchante table, des chaises de bois et un cendrier suggéraient la classique salle d'interrogatoire. Mais la pièce suivante paraissait nettement moins anodine : plus sombre avec des murs en briques nues, un pilier taché de sang o˘ étaient fixés des crochets pour attacher les prisonniers, un grand r‚telier proposait un assortiment de matraques et de barres de fer, enfin des tables d'opération avec une sangle pour immobiliser la tête et des courroies pour les poignets et les chevilles, un appareil à électrochocs, et une petite armoire fermée à clef qui contenait sans doute des drogues et des seringues hypodermiques ; c'était une chambre de torture. Dicter en avait vu bien d'autres, mais elles lui donnaient toujours la nausée. Il devait faire un effort pour se rappeler que les renseignements recueillis dans ce genre d'endroit contribuaient à sauver la vie de braves jeunes soldats allemands et que ceux-ci, au lieu de mourir sur les champs de bataille, finiraient par rentrer chez eux auprès de leur épouse et de leurs enfants. Malgré tout, cela lui donnait la chair de poule. Soudain, un bruit se fit entendre derrière lui, il se retourna. Ce que Dicter vit alors le fit reculer d'un pas.

- Seigneur ! s'écria-t-il en découvrant un personnage trapu dont les traits n'étaient pas visibles à cause de la vive lumière qui venait de la pièce voisine. qui êtes-vous ? dit-il, conscient de la peur qui altérait sa voix.

Un homme portant la chemise d'un sergent de la Gestapo, 39

petit et grassouillet, au visage rond et aux cheveux d'un blond cendré

tondus si court qu'il paraissait chauve, avança dans la lumière.

- qu'est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il avec un accent de Francfort qui fit immédiatement recouvrer son sang froid à Dicter.

La chambre de torture l'avait déstabilisé.

- Je suis le major Franck. Votre nom ? l‚cha-t-il, retrouvant son ton autoritaire habituel.

Le sergent se fit aussitôt déférent.

- Becker, à vos ordres, major.

- Faites descendre les prisonniers ici le plus vite possible, Becker, ceux qui peuvent marcher, immédiatement ; les autres dès qu'ils auront été

examinés par un médecin.

- Très bien, major, obtempéra Becker en s'éloignant.

Dicter s'installa dans la salle d'interrogatoire et, en attendant les premiers détenus, se demanda s'il parviendrait à en tirer quelque chose : en effet chacun pouvait très bien n'être au courant que de ce qui concernait sa ville ou même, si Dicter jouait de malchance et si leur sécurité était bien protégée, son seul réseau. Cependant il y avait toujours une faille quelque part, car certains, inévitablement, en savaient long sur leur réseau et sur d'autres organismes de la Résistance ; et Dicter rêvait, en remontant toute la chaîne de maillon en maillon, de porter des coups fatals à la Résistance dans les semaines précédant le débarquement allié.

Des pas dans le couloir annoncèrent les premiers prisonniers. Ouvrait la marche celle qui dissimulait tout à l'heure une mitraillette sous son manteau, ce qui enchanta Dicter : les femmes étaient des atouts précieux, même si elles pouvaient se révéler aussi coriaces que les hommes lors des interrogatoires. En effet, battre une femme devant un homme s'avérait souvent la bonne méthode pour faire parler celui-ci. Celle qui se présentait, grande et sexy - ce qui n'en était que mieux - paraissait indemne. D'un geste, Dicter congédia le soldat qui l'escortait et s'adressa à elle en français.

- Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il d'un ton amical.

- Pourquoi devrais-je vous le dire ? rétorqua-t-elle en le toisant d'un air arrogant.

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II haussa les épaules, car venir à bout de ce genre d'opposition était facile, et il appliqua donc sa méthode maintes fois éprouvée.

- Votre famille supposera que vous avez été arrêtée. Si nous connaissons votre nom, nous pourrons l'avertir.

- Je m'appelle Geneviève Delys.

- Un joli nom pour une jolie femme, remarqua-t-il en lui faisant signe d'avancer.

Suivait un homme d'une soixantaine d'années qui saignait d'une blessure à

la tête et qui boitait.

- Vous êtes un peu vieux pour ce genre d'exercice, vous ne trouvez pas ?

fit Dicter.

- C'est moi qui ai placé les explosifs, précisa-t-il fièrement en défiant l'Allemand.

- Nom ?

- Gaston Lefèvre.

- N'oubliez pas une chose, Gaston, expliqua Dicter d'une voix douce. La douleur ne dure qu'aussi longtemps que vous le choisissez. quand vous déciderez d'y mettre un terme, elle cessera.

L'évocation du sort qui l'attendait fit passer une lueur terrifiée dans les yeux de l'homme. Satisfait, Dicter hocha la tête.

- Vous pouvez disposer.

Le beau garçon absolument pétrifié qui s'approcha ensuite n'avait, selon Dicter, pas plus de dix-sept ans.

- Nom ?

Il hésita, apparemment encore sous le choc, mais finit par dire :

- Bertrand Bisset.

- Bonsoir, Bertrand, lança Dicter d'un ton aimable. Bienvenue en enfer.

Le garçon tressaillit comme si on venait de le gifler, pendant que Dicter le poussait pour le faire avancer.

Là-dessus, Willi Weber arriva, Becker sur ses talons comme un chien dangereux au bout d'une chaîne.

- Comment êtes-vous arrivé ici? demanda brutalement Weber à Dicter.

- Je suis entré par la porte. Bravo pour votre sécurité.

- Ridicule ! Vous savez bien que nous avons d˚ affronter une attaque d'une grande ampleur !

41

- Menée par une douzaine d'hommes et une poignée de femmes !

- Nous les avons repoussés, c'est tout ce qui compte.

- Réfléchissez un peu, Willi, raisonna Dicter. Ils ont eu la possibilité

de se rassembler tout près d'ici, à votre insu, de se frayer un chemin jusque dans le parc et d'abattre au moins six braves soldats allemands.

S'ils ont échoué, c'est seulement parce qu'ils avaient sous-estime vos effectifs. quant à moi, si j'ai pu pénétrer dans ce sous-sol, c'est parce que la sentinelle avait abandonné son poste.

- C'est un Allemand courageux, il a voulu se battre avec les autres.

- que Dieu m'assiste, soupira Dicter, désespéré. Un soldat n'abandonne pas son poste pour aller se battre avec les autres : il suit les ordres !

- Je n'ai pas besoin que vous me fassiez un cours de discipline militaire.

- Et je n'ai aucune envie d'en donner un, fit Dicter renonçant pour l'instant aux invectives.

- que voulez-vous au juste ?

- Je vais interroger les prisonniers.

- C'est le travail de la Gestapo.

- C'est moi, et pas la Gestapo, que le feld-maréchal Rom-mel a chargé

d'empêcher le sabotage des communications par la Résistance, en cas de débarquement. Ces prisonniers peuvent me fournir des renseignements précieux, et je compte bien les interroger.

- Pas tant qu'ils sont sous ma garde, s'obstina Weber. Je les interrogerai moi-même et je ferai parvenir les résultats au feld-maréchal.

- Les Alliés vont probablement débarquer cet été : ne serait-il pas temps que chacun renonce à marcher sur les plates-bandes d'autrui ?

- Il n'y a jamais de bon moment pour renoncer à une organisation efficace.

Sur le point de hurler, Dicter ravala son orgueil et tenta un compromis.

- Interrogeons-les ensemble. Sentant la victoire proche, Weber sourit.

- Certainement pas.

42

- Il faudra donc que je me passe de votre accord.

- Si vous le pouvez.

- Bien s˚r que je le peux. Vous ne parviendrez qu'à nous faire perdre du temps.

- C'est vous qui le dites.

- Foutu crétin, Dieu préserve le pays de patriotes comme vous, lança Dicter avant de tourner les talons et de sortir à grands pas.

5.

Gilberte et Betty avaient quitté Sainte-Cécile pour gagner Reims à toute allure par une petite route de campagne que, pleine d'appréhension, Betty ne l‚chait pas du regard : serpentant sans h‚te de village en village, elle montait et descendait parmi coteaux et vignobles. Les carrefours, nombreux, les obligeaient à ralentir, mais leur multiplicité même ne permettait pas à

la Gestapo de bloquer toutes les issues partant de Sainte-Cécile. Betty n'en redoutait pas moins de rencontrer par hasard une patrouille. Elle aurait du mal à expliquer la présence d'un homme qu'une récente blessure par balle faisait saigner.

Après avoir m˚rement réfléchi, elle comprit que ramener Michel chez lui était infaisable. Après la capitulation de la France en 1940 et la démobilisation, Michel n'avait pas repris son poste d'assistant à la Sorbonne. Il avait regagné sa ville natale pour y devenir sous-directeur d'un lycée et surtout - véritable raison de son retour - pour y organiser un réseau de résistance. Il s'était installé au domicile de ses parents disparus, une charmante maison proche de la cathédrale. Mais pas question de s'y rendre maintenant, cette adresse était beaucoup trop connue. En effet, si les simples membres de la Résistance ne communiquaient pas leur adresse sauf dans quelques rares cas pour livrer un document ou fixer un rendez-vous, Michel, en tant que chef de réseau, devait pouvoir être joint par ses hommes.

Là-bas, à Sainte-Cécile, certains des membres de l'équipe avaient d˚ être pris vivants, et on n'allait pas tarder à les interro-44

ger. Contrairement aux agents britanniques, les résistants français n'avaient pas sur eux de comprimés pour se suicider. De toute façon, une chose était s˚re à propos des interrogatoires, c'est que, à la longue, tout le monde finissait par parler. Il arrivait que les agents de la Gestapo, soit par impatience, soit par excès de zèle, fassent mourir leurs prisonniers. Mais, s'ils prenaient leurs précautions et s'ils étaient déterminés ils pouvaient amener le ou la plus résolue à trahir ses plus chers camarades, personne ne pouvant supporter indéfiniment la torture.

Betty devait donc partir du fait que l'ennemi connaissait la maison de Michel. Mais o˘ l'emmener ?

- Comment va-t-il ? s'enquit Gilberte avec anxiété.

Betty jeta un coup d'oil vers la banquette arrière. Les yeux fermés, le souffle régulier, il avait sombré dans le sommeil, ce qui était pour lui la meilleure solution. Elle le regarda avec tendresse. Il avait besoin d'être soigné pendant au moins un jour ou deux. Elle se tourna vers Gilberte.

Jeune et célibataire, elle vivait sans doute encore chez ses parents.

- O˘ habitez-vous ? lui demanda Betty.

- ¿ la sortie de la ville, route de Cernay.

- Seule ?

On ne sait pourquoi, Gilberte prit un air effrayé.

- Oui, seule bien s˚r.

- C'est une maison, un appartement, une chambre meublée ?

- Un appartement de deux pièces.

- C'est là que nous irons.

- Non!

- Pourquoi pas ? Vous avez peur ?

- Non, fit-elle, vexée, je n'ai pas peur.

- quoi, alors ?

- Je ne me fie pas aux voisins.

- Y a-t-il une entrée par-derrière ?

- Oui, répondit Gilberte à contrecour. Il y a une allée qui borde un petit atelier.

- «a m'a l'air parfait.

- Bon, vous avez raison, allons chez moi. Vous m'avez surprise, voilà

tout.

- Pardon.

Betty était censée rentrer à Londres le soir même : un avion 45

devait se poser dans un pré à côté du village de Chatelle, à huit kilomètres au nord de Reims. Elle se demandait s'il serait au rendez-vous, car repérer un champ précis en naviguant aux étoiles était extrêmement difficile, et tenait même du miracle. ¿ vrai dire, les pilotes s'égaraient souvent. Elle leva les yeux : le ciel clair s'assombrissait pour prendre le bleu profond du crépuscule, et si le beau temps persistait, il y aurait un clair de lune.

Si ce n'est pas pour ce soir, alors ce sera pour demain, se dit-elle, comme toujours.

Ses pensées revinrent aux camarades qu'elle avait laissés là-bas. Le jeune Bertrand avait-il survécu ? Et Geneviève ? Mieux valait peut-être la mort pour eux. Vivants, ils devraient affronter la torture. Betty sentit son cour se serrer en s'accusant une nouvelle fois de les avoir conduits à la défaîte. Bertrand, elle s'en doutait, avait un faible pour elle. Il était assez jeune pour se sentir coupable d'être secrètement amoureux de la femme de son chef. Elle regrettait de ne pas lui avoir donné l'ordre de rester chez lui. Mais cela n'aurait rien changé : le charmant jeune homme serait passé à l'état de cadavre, ou pis encore, un peu plus tard.

Personne ne rencontrait le succès systématique et, à la guerre, lorsque des chefs échouaient, des hommes mouraient. C'était la dure réalité, mais Betty cherchait encore une consolation. Elle aurait voulu être certaine que leurs souffrances ne seraient pas vaines. Peut-être leur sacrifice porterait-il ses fruits et constituerait-il une sorte de victoire ?

Elle songea au laissez-passer qu'elle avait subtilisé à Antoinette et à la possibilité de pénétrer clandestinement dans le ch‚teau. Toute une équipe pourrait entrer en se faisant passer pour du personnel civil. Elle écarta tout de suite l'idée de les faire passer pour des téléphonistes : c'était un travail qualifié qui ne permettait pas l'improvisation. En revanche, n'importe qui savait se servir d'un balai.

Les Allemands remarqueraient-ils les nouvelles venues ? Ils n'accordaient sans doute aucune attention aux femmes de ménage. quant aux standardistes françaises, vendraient-elles la mèche ? Peut-être le jeu en valait-il la chandelle.

Le SOE disposait d'un brillant contingent de faussaires capables de copier, parfois en deux jours, toutes sortes de docu-46

ments. Il ne leur faudrait pas longtemps pour faire des contrefaçons du laissez-passer d'Antoinette.

Betty s'en voulait de le lui avoir volé. Antoinette en ce moment même le cherchait sans doute frénétiquement, fouillant sous le canapé et vidant ses poches, inspectant tous les recoins de la cour avec une lampe électrique.

Cela lui poserait des problèmes avec la Gestapo, mais on finirait par lui en délivrer un autre. De cette façon, elle n'était pas coupable d'aider la Résistance. Si on l'interrogeait, elle pourrait affirmer catégoriquement qu'elle l'avait égaré car elle en serait persuadée. D'ailleurs, se dit Betty, si elle avait demandé à Antoinette la permission de le lui emprunter, celle-ci aurait sans doute refusé.

Bien s˚r, il y avait un problème, et de taille : l'équipe de nettoyage ne comptant que des femmes, les résistants participant à l'opération devraient être en fait des résistantes.

Après tout, songea Betty, pourquoi pas ?

Elles entraient dans les faubourgs de Reims. La nuit était tombée quand Gilberte, s'arrêtant à proximité d'un groupe d'ateliers entouré d'une haute clôture métallique, coupa le moteur.

- Réveille-toi ! dit brièvement Betty à Michel. Il faut qu'on te conduise à l'intérieur.

Michel poussa un gémissement.

- Il faut faire vite, ajouta-t-elle, à cause du couvre-feu. Les deux femmes le firent descendre de voiture et, après qu'il eut pris appui sur leurs épaules, l'aidèrent tant bien que mal à

marcher jusqu'à une porte qui ouvrait sur l'arrière-cour d'un petit immeuble de logements bon marché o˘ Gilberte habitait malheureusement au cinquième et dernier étage. Betty lui montra comment porter le blessé en croisant leurs bras et en joignant leurs mains sous les cuisses de Michel.

Elles le hissèrent ainsi jusqu'à la porte de Gilberte sans rencontrer personne.

Hors d'haleine, elles reposèrent Michel sur ses pieds, et il parvint à

boitiller jusqu'à un fauteuil dans lequel il s'effondra.

Betty inspecta les lieux. On sentait qu'une femme habitait là : l'appartement était coquet, propre et en ordre. Surtout, avantage du dernier étage, il n'y avait personne au-dessus, et on ne pouvait pas voir à

l'intérieur. Michel serait en s˚reté.

Gilberte s'affairait autour de Michel, s'efforçant de l'installer confortablement avec des coussins, lui essuyant doucement 47

le visage avec une serviette, lui proposant de l'aspirine. Elle faisait preuve de bonne volonté, mais n'avait aucun sens pratique, tout comme Antoinette. Michel provoquait toujours cet effet-là sur les femmes - sauf sur Betty, raison pour laquelle sans doute il était tombé amoureux d'elle, car il était incapable de résister à qui lui tenait tête.

- Il te faut un médecin, déclara Betty. que dirais-tu de Claude Bouler ?

Il nous aidait autrefois ; seulement, la dernière fois que je me suis adressée à lui, on aurait dit qu'il ne me connaissait pas, et il était si nerveux que j'ai cru qu'il allait fuir à toutes jambes.

- C'est depuis son mariage qu'il a peur, répondit Michel. Mais pour moi, il se déplacera.

Betty approuva : elle savait que bien des gens étaient prêts à se déranger pour Michel.

- Gilberte, allez chercher le Dr Bouler.

- Je préfère rester avec Michel.

Betty réprima un grognement agacé : Gilberte n'était bonne qu'à porter des messages.

- Faites ce que je vous demande, lança Betty d'un ton ferme. J'ai besoin d'être un moment seule avec Michel avant de repartir pour Londres.

- Et le couvre-feu ?

- Si on vous arrête, dites que vous allez chercher un médecin. C'est une excuse que les Allemands acceptent en général. Ils vous accompagneront peut-être jusqu'à la maison de Claude pour s'assurer que vous dites la vérité. Mais ils ne viendront pas ici.

¿ contrecour, Gilberte enfila un chandail et sortit. Betty vint s'asseoir sur le bras du fauteuil de Michel et lui donna un baiser.

- quelle catastrophe !

- Je sais, fit-il d'un ton écouré. Bravo au MI6 : les Allemands étaient deux fois plus nombreux qu'il ne le prétendait.

- Plus jamais je ne ferai confiance à ces clowns.

- Nous avons perdu Albert. Il faudra que je prévienne sa femme.

- Je repars ce soir. Je demanderai à Londres de t'envoyer 48

un autre opérateur radio Et il va falloir faire les comptes, aue m saches exactement combien ont survécu

- Si je peux, soupira-t-il.

- Comment te sens-tu ? fit-elle en lui prenant la main

- Ridicule. Une blessure à la fesse

- Physiquement ?

- Un peu sonné.

- Il faut que tu boives quelque chose. Je me demande ce que je peux trouver chez Gilberte.

- Scotch, ce serait bien.

Avant la guerre, les amis de Betty à Londres avaient appris à Michel à

apprécier le whisky.

- C'est un peu fort.

Betty ouvrit un placard dans lequel elle découvrit une bouteille de Dewar's White Label. Cela la surprit, car si des agents venus d'Angleterre rapportaient souvent du whisky pour eux-mêmes ou leurs frères d'armes, cela ne semblait pas une boisson courante pour une jeune Française. Il y avait aussi une bouteille entamée de vin rouge, ce qui convenait mieux à un blessé. Elle en remplit la moitié d'un verre qu'elle compléta avec de l'eau du robinet. Michel le but avidement : l'hémorragie lui avait donné soif.

Puis il se renversa contre le dossier du fauteuil et ferma les yeux.

Betty aurait volontiers bu un peu de scotch, mais elle se retint pour Michel. D'ailleurs, il valait mieux qu'elle garde toute sa tête : elle attendrait d'être de retour sur le sol anglais.

Elle regarda autour d'elle : quelques photos au mur, une pile de vieux magazines de mode, pas de livres. Elle passa le nez dans la chambre à

coucher.

- O˘ vas-tu ? demanda sèchement Michel.

- Je regarde.

- C'est plutôt mal élevé, surtout en son absence, non ?

- Pas vraiment, dit Betty en haussant les épaules. D'ailleurs, j'ai besoin de la salle de bains.

- C'est dehors : descends l'escalier et suis le corridor jusqu'au bout. Si mes souvenirs sont exacts.

Elle suivit ses indications. Mais une fois dans la salle de bains, elle réalisa que quelque chose la tracassait, quelque chose qui concernait l'appartement de Gilberte. Se fiant à son instinct qui, 49

plus d'une fois, lui avait sauvé la vie, elle dit à Michel quand elle fut revenue auprès de lui :

- quelque chose me gêne ici, mais quoi ?

- Je ne vois pas, répondit-il en haussant les épaules. Il semblait mal à

l'aise.

- Tu as l'air nerveux.

- C'est peut-être parce que je viens d'être blessé dans une fusillade.

- Non, ce n'est pas cela. C'est l'appartement.

Cela tenait au malaise qu'elle devinait chez Gilberte, au fait que Michel savait o˘ se trouvait la salle de bains, au fait qu'il y avait ici du whisky. Elle décida d'explorer la chambre, et Michel, cette fois, ne protesta pas. Elle inspecta les lieux. Sur la table de nuit, la photographie d'un homme avec les grands yeux et les sourcils bruns de Gilberte, peut-être son père. Une poupée sur le couvre-lit. Dans le coin, un lavabo surmonté d'une armoire à pharmacie qui contenait un rasoir et un blaireau dans un bol. Gilberte n'était pas si innocente qu'elle en avait l'air : un homme passait la nuit ici assez souvent pour laisser son nécessaire à raser.

Betty observa plus attentivement. Le rasoir et le blaireau, chacun avec un manche en ivoire, formaient un ensemble qu'elle reconnut : elle en avait fait cadeau à Michel pour son trente-deuxième anniversaire.

C'était donc cela.

Ce fut pour elle un tel coup qu'elle en resta pétrifiée un moment.

Elle l'avait bien soupçonné de s'intéresser à quelqu'un d'autre, mais elle n'avait pas pensé que cela f˚t allé si loin. Or la preuve était là, sous ses yeux.

Le premier choc passé, elle commença à souffrir. Comment pouvait-il serrer une femme dans ses bras alors que Betty était toute seule dans son lit à

Londres ? Elle se retourna : ils l'avaient fait ici, dans cette chambre.

C'était insupportable.

La colère alors la prit. Elle avait été loyale et fidèle, elle avait supporté la solitude - mais pas lui. Il l'avait trompée. Elle était si furieuse qu'elle crut qu'elle allait exploser.

Elle revint à grands pas dans l'autre pièce et se planta devant lui.

50

- Espèce de salaud, dit-elle en anglais. Espèce de foutu salaud.

- Ne va pas être f‚chée, répondit Michel dans la même langue, sachant parfaitement qu'elle trouvait charmant son anglais incertain.

- Comment as-tu pu me tromper pour une petite idiote de dix-neuf ans ?

reprit-elle en français.

Cette fois, le coup de l'accent ne marcherait pas.

- C'est juste une jolie fille, ça ne veut rien dire !

- Tu trouves que c'est une excuse ?

Les premiers temps, quand elle était étudiante et lui maître de conférences, c'est en lui tenant tête en classe qu'elle avait attiré

l'attention de Michel, habitué à la déférence des étudiants français ; Betty en outre n'avait par nature aucun respect pour l'autorité. Elle aurait peut-être mieux supporté que ce soit une femme de son niveau - comme Geneviève - qui séduise Michel. Elle trouvait vexant qu'il e˚t choisi Gilberte, une fille dont le souci principal résidait dans le choix de la couleur de son vernis à ongles.

- Je me sentais seul, larmoya Michel.

- Ne tombe pas dans le mélo. Tu ne te sentais pas seul du tout ; tu es faible, malhonnête et infidèle.

- Betty, ma chérie, ne nous disputons pas. Nous venons de perdre la moitié

de nos amis. Tu repars pour l'Angleterre. Nous risquons tous les deux de mourir bientôt. Ne t'en va pas en colère contre moi.

- Comment veux-tu que je ne sois pas furieuse ? Je te laisse dans les bras de ta pouffiasse !

- Ce n'est pas une pouffiasse...

- Ne chipote pas sur les points de détail. Je suis ta femme, mais tu partages son lit.

Michel s'agita dans son fauteuil avec une grimace de souffrance, puis il braqua sur Betty ses grands yeux d'un bleu intense.

- Je plaide coupable, déclara-t-il. Je suis un salaud mais un salaud qui t'aime et je te demande de me pardonner juste pour cette fois, au cas o˘ je ne te reverrais pas.

Difficile de résister. Betty mit en balance leurs cinq ans de mariage et cette aventure avec une nana : elle céda et fit un pas 51

vers lui. 11 passa les bras autour de ses jambes et pressa son visage contre la cotonnade usée de sa robe. Elle lui caressa les cheveux.

- Bon, fit-elle. N'en parlons plus.

- Je suis vraiment désolé, reprit-il. Je me sens si moche. Tu es la femme la plus merveilleuse que j'aie jamais rencontrée. Je ne le ferai plus, promis.

Mais quand la porte s'ouvrit sur Gilberte et Claude, Betty sursauta d'un air coupable et repoussa la tête de Michel. Elle se sentit stupide. C'était son mari, après tout, pas celui de Gilberte, et elle n'avait pas à être gênée de le serrer dans ses bras, même dans l'appartement de Gilberte. Elle se reprocha cette réaction.

Gilberte parut choquée à la vue de son amant embrassant sa femme chez elle, mais se maîtrisa rapidement pour se figer dans une froide indifférence.

Betty s'approcha de Claude et embrassa sur les deux joues le jeune médecin sans paraître remarquer son inquiétude.

- Merci d'être venu, dit-elle. C'est vraiment chic de ta part.

- Comment te sens-tu, mon vieux ? demanda-t-il, s'adressant à Michel.

- J'ai une balle dans la fesse.

- Alors, il faut l'extraire, dit Claude qui, perdant son air soucieux, redevint très professionnel. Betty, dispose des serviettes sur le lit pour éponger le sang, ôte-lui son pantalon et allonge-le à plat ventre. Je vais me laver les mains.

Gilberte étala sur son lit de vieux magazines et des serviettes tandis que Betty remettait Michel sur ses pieds et l'aidait à s'allonger. Elle se demandait, malgré elle, combien de fois il s'y était déjà couché.

Claude sonda la plaie avec un instrument métallique qui arracha un cri de douleur à Michel.

- Désolé, mon vieux.

Betty éprouvait une certaine jouissance à voir Michel souffrir sur ce lit o˘ il avait go˚té un plaisir coupable. Tant pis si désormais il devait garder de la chambre de Gilberte ce genre de souvenir.

- Finissons-en, dit Michel.

Abandonnant aussitôt ses sentiments vindicatifs, Betty, navrée pour Michel, approcha l'oreiller de son visage.

- Mords là-dedans, ça t'aidera, recommanda-t-elle.

52

Claude, à la deuxième tentative, parvint à extraire la balle. Le sang coula abondamment, puis se tarit au bout de quelques secondes, ce qui permit au médecin d'appliquer un pansement sur la blessure.

- T‚che de rester tranquille quelques jours, conseilla-t-il au blessé.

Michel devrait donc rester chez Gilberte, mais son derrière trop endolori lui interdirait de faire l'amour, songea Betty non sans une certaine satisfaction.

- Merci, Claude, dit-elle.

- Content d'avoir pu t'aider.

- J'ai un autre service à te demander.

- quoi ? fit Claude, effrayé.

- Je dois retrouver un avion à minuit moins le quart. J'ai besoin que tu me conduises à Chatelle.

- Gilberte pourrait te conduire puisqu'elle a une voiture.

- Non, à cause du couvre-feu. Mais avec toi, nous ne risquerons rien, tu es médecin.

- Pourquoi aurais^je deux personnes avec moi ?

- Trois. Nous avons besoin de Michel pour tenir une torche.

Les opérations de ramassage obéissaient, en effet, à une procédure immuable : quatre résistants armés de torches électriques dessinaient un ´

L ª géant indiquant la direction du vent et l'endroit o˘ l'appareil devait se poser. Les petites lampes à piles devaient être braquées vers l'avion pour être vues du pilote. On pouvait bien s˚r les disposer simplement sur le sol, mais c'était moins fiable, car si le pilote, ne trouvant pas la configuration prévue, flairait un piège, il pouvait décider de ne pas atterrir. Aussi était-il préférable d'avoir quatre personnes au sol.

- Comment expliquerais-je votre présence à la police ? s'inquiéta Claude.

Un médecin appelé pour une urgence ne circule pas avec trois passagers.

- Nous trouverons bien.

- C'est trop dangereux !

- A cette heure-ci, cela ne prendra que quelques minutes.

- Mariejeanne me tuera. Elle dit que je dois penser aux enfants avant tout.

- Tu n'en as pas !

- Elle est enceinte.

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Betty hocha la tête. Voilà qui expliquait sa nervosité. Michel roula sur le côté et se redressa. Tendant la main, il serra le bras de Claude.

- Claude, je t'en prie, c'est vraiment important. Fais ça pour moi, veux-tu ?

- quand ça ? soupira Claude.

Il était bien difficile de dire non à Michel. Betty consulta sa montre.

Presque onze heures.

- Maintenant.

- La plaie risque de se rouvrir, fit remarquer Claude en regardant son patient.

- Je sais, dit Betty. Il saignera.

Le village de Chatelle se composait de quelques b‚timents groupés autour d'un carrefour : trois fermes, une rangée de petites maisons ouvrières et une boulangerie qui approvisionnait les exploitations agricoles et les hameaux des alentours. Plantée dans un p‚turage à quinze cents mètres du croisement, Betty tenait à la main une lampe électrique de la taille d'un paquet de cigarettes.

Elle avait suivi pendant une semaine un cours d'initiation au guidage d'un avion sous la direction de pilotes de la 161e escadrille. Le site choisi répondait aux exigences prévues. Le champ, parfaitement plat, mesurait près d'un kilomètre de longueur - il fallait six cents mètres à un Lysander pour se poser et décoller. Le sol sous ses pieds était solide. L'étang voisin, bien visible des airs gr‚ce au clair de lune, fournirait au pilote un précieux point de repère.

Michel et Gilberte, munis eux aussi de lampes électriques, étaient postés sous le vent, et alignés avec Betty, tandis que Claude, à quelques mètres sur la droite de Gilberte, complétait le dispositif en forme de ´ L ª à

l'envers pour guider le pilote. Dans les coins un peu à l'écart, des feux pouvaient remplacer les lampes électriques ; mais laisser sur le sol des traces révélatrices à proximité d'un village présentait un trop grand danger.

Ils formaient tous les quatre ce que les agents appelaient un comité

d'accueil. Avec Betty, les volontaires étaient toujours silencieux et disciplinés, mais il arrivait que des groupes moins bien organisés transforment l'atterrissage en fête improvisée, que les hommes lancent des plaisanteries et fument sous le

54

regard des villageois voisins venus assister au spectacle. C'était dangereux. Si le pilote soupçonnait que les Allemands avaient été

renseignés et que la Gestapo était à l'aff˚t, il lui fallait réagir rapidement. Les instructions données au comité d'accueil étaient précises : quiconque approchant l'avion autrement que du côté prévu risquait d'être abattu par le pilote. En fait, cela n'avait jamais eu lieu mais, une fois, un spectateur avait été renversé par un bombardier Hudson et tué sur le coup.

Attendre l'avion était toujours un exercice pénible. S'il n'arrivait pas, Betty aurait encore devant elle vingt-quatre heures de tension constante et d'angoisse jusqu'à l'occasion suivante. Or un agent n'avait jamais la certitude que l'appareil se présenterait. Non pas parce que la RAF n'était pas fiable, mais parce que, comme l'avaient expliqué à Betty les pilotes de la 161r escadrille, piloter un avion à la lueur du clair de lune sur des centaines de kilomètres se révélait extrêmement difficile. Le pilote naviguait à l'estime - en calculant sa position d'après la direction, la vitesse et le temps écoulé - et s'efforçait de vérifier sa position d'après des points de repère tels que des rivières, des îles, des voies ferrées ou des forêts. Mais cette méthode ne prenait pas en compte la dérive du vent.

En outre, rien ne ressemblait plus à une rivière au clair de lune qu'une autre rivière au clair de lune. Ces pilotes devaient dénicher un champ bien précis situé à l'intérieur d'un secteur lui-même déjà difficile à

approcher.

Si des nuages masquaient la lune, le repérage était impossible et l'avion ne décollait même pas.

Mais cette nuit-là, superbe, emplissait Betty d'espoir. quelques minutes avant minuit, elle reconnut le bruit bien caractéristique d'un monomoteur, d'abord faible puis bientôt plus perceptible, comme une volée d'applaudissements : elle sentit un frisson la parcourir à l'idée de rentrer dans son pays. Elle se mit à faire en morse avec sa lampe la lettre X. Si elle se trompait, le pilote soupçonnerait une embuscade et repartirait sans se poser.

L'appareil décrivit un cercle, puis perdit rapidement de l'altitude. Il atterrit à la droite de Betty, freina, pivota entre Michel et Claude, revint en roulant vers Betty et se posta de nouveau face au vent, prêt à

décoller.

L'avion était un Westland Lysander, un petit monoplan peint en noir mat dont l'équipage se réduisait au pilote. Il n'avait que deux sièges passagers, mais Betty avait déjà vu un

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´ Lizzie ª accueillir en plus un passager sur le plancher et un autre sur la tablette. Le pilote n'avait pas coupé le moteur. Il ne devait rester posé que quelques secondes.

Betty aurait voulu serrer Michel dans ses bras et lui souhaiter bonne chance, mais elle aurait voulu aussi le gifler et lui dire de ne pas aller courir après d'autres femmes. Ce n'était donc peut-être pas plus mal qu'elle f˚t pressée.

Avec un bref geste d'adieu, Betty grimpa l'échelle métallique, ouvrit le panneau et monta à bord, puis referma au-dessus de sa tête la coupole vitrée.

Le pilote jeta un coup d'oil derrière lui et leva les pouces. Le petit avion bondit en avant, prit de la vitesse, puis décolla et monta à la verticale.

Betty aperçut une ou deux lumières dans le village : à la campagne, les gens ne respectaient guère le black-out. Déjà, à son arrivée, dangereusement tardive - quatre heures du matin -, elle avait pu repérer du haut des airs le rougeoiement du four du boulanger. En traversant ensuite le village en voiture, elle avait senti l'odeur si française du pain frais.

L'avion vira sur l'aile révélant à Betty les visages éclairés par la lune de Michel, Gilberte et Claude, comme trois taches blanches sur le fond noir de la prairie. L'appareil piqua vers l'Angleterre et elle comprit, le cour serré, qu'elle ne les reverrait peut-être plus jamais.

Le deuxième jour

Lundi 29 mai 1944

6.

Dans la nuit, la grosse Hispano-Suiza emmenait Dicter Franck et son jeune aide de camp, le lieutenant Hans Hesse. Malgré ses dix ans, la voiture, gr

‚ce à son énorme moteur de onze litres, était infatigable. La veille au soir, Dicter avait examiné les traces de balles dans l'ample courbe du garde-boue droit, souvenir de l'escarmouche sur la place de Sainte-Cécile.

La mécanique n'avait pas souffert et, à son avis, les trous ajoutaient au prestige de la voiture, comme une cicatrice de duel sur la joue d'un officier prussien.

Pour rouler dans les rues de Paris et respecter le black-out, le lieutenant Hesse posa des caches sur les phares, qu'il ôta une fois sur la route de Normandie. Dicter et Hesse se relayaient toutes les deux heures, mais ce dernier, qui adorait la voiture e't qui en idol‚trait le propriétaire, aurait volontiers gardé le volant jusqu'à la fin du trajet.

Sommeillant à moitié, hypnotisé par le paysage des routes de campagne qui se déroulaient dans le faisceau des phares, Dicter essayait d'imaginer son avenir. Les Alliés allaient-ils reconquérir la France et en chasser les forces d'occupation ? Le spectacle de l'Allemagne vaincue n'était pas une perspective réjouissante. Peut-être arriverait-on à une sorte d'accord par lequel l'Allemagne renoncerait à la France et à la Pologne, mais conserverait l'Autriche et la Tchécoslovaquie. Voilà qui ne semblait guère mieux. Dicter se voyait mal reprendre, en famille, la monotone vie quotidienne de Cologne, après l'excitation de la guerre et les plaisirs qu'il avait connus dans les bras de Stépha-59

nie. L'armée de Rommel devait repousser les envahisseurs à la mer et amener ainsi la seule issue heureuse pour Dicter et pour l'Allemagne.

Peu avant l'aube d'un matin humide, Hesse arriva dans le petit village médiéval de La Roche-Guyon, dominant la vallée de la Seine entre Paris et Rouen. Il s'arrêta au barrage dressé à l'orée de la bourgade ; ils y étaient attendus et on ne les retint pas longtemps. Après être passés devant des maisons silencieuses aux volets clos, ils franchirent un autre point de contrôle devant les grilles du vieux ch‚teau et se garèrent dans la grande cour pavée. Dicter laissa Hesse dans la voiture et s'engouffra dans le b‚timent.

Le commandant en chef des forces allemandes de la région ouest était le feld-maréchal Gerd von Rundstedt, un solide soldat de la vieille école.

Sous ses ordres, le feld-maréchal Erwin Rommel avait en charge la défense des côtes françaises. Celui-ci avait installé son quartier général dans le ch‚teau de La Roche-Guyon.

Dicter Franck se sentait des affinités avec Rommel : fils d'enseignant - le père de Rommel avait été proviseur - ils avaient tous deux souffert du snobisme glacial de militaires de vieille souche comme von Rundstedt. Mais, à ce détail près, ils étaient très différents. Dicter était un sybarite qui savourait tous les plaisirs que pouvaient lui offrir la culture et la sensualité françaises. Rommel était un obsédé du travail : il ne fumait pas, ne buvait pas et oubliait parfois de manger. Il avait épousé la première jeune fille qu'il avait fréquentée et il lui écrivait trois fois par jour.

Dans l'entrée, Dicter rencontra l'aide de camp de Rommel, le major Walter Goedel, un homme à la personnalité sans chaleur, mais au cerveau redoutable. Dicter le respectait sans jamais avoir éprouvé de sympathie à

son égard. La veille au soir, ils avaient parlé au téléphone. Dicter avait évoqué son problème avec la Gestapo en sollicitant une rencontre avec Rommel le plus tôt possible. Śoyez ici à quatre heures du matin ª, avait proposé Goedel qui connaissait les horaires de Rommel.

Dicter se demandait maintenant s'il avait eu raison. Rommel pourrait lui dire : Ćomment osez-vous m'ennuyer avec ce genre de question sans intérêt ? ª Pourtant Dicter ne le pensait pas, car les grands chefs aimaient avoir l'impression de maîtriser

60

les détails. Rommel, il en était presque certain, apporterait à Dicter le soutien qu'il réclamait. Mais cela demeurait aléatoire, étant donné la tension qui régnait.

Goedel lui fit un bref salut de la tête et dit :

- Il veut vous voir tout de suite.

Ils s'engagèrent dans le couloir et Dicter demanda :

- quelles nouvelles d'Italie ?

- Rien de bon. Nous venons d'évacuer Arce, au nord du mont Cassin.

Dicter eut un hochement de tête résigné. Les Allemands se battaient comme des lions, mais ils se révélaient pourtant incapables de stopper la progression de l'ennemi vers le nord.

Un instant plus tard, Dicter entra dans le bureau de Rommel, une immense pièce du rez-de-chaussée. Dicter observa d'un oil envieux une tapisserie des Gobelins du xviF siècle accrochée à un mur. Il y avait peu de meubles, à part quelques fauteuils et un énorme bureau ancien qui parut à Dicter de la même époque que la tapisserie. Une unique lampe l'éclairait et derrière était assis un homme de petite taille aux cheveux roux clairsemés.

- Maréchal, annonça Goedel, le major Franck est ici. Nerveux, Dicter attendit. Rommel continua sa lecture

quelques secondes, puis annota une feuille de papier. Il aurait fort bien pu être un directeur de banque examinant les comptes de quelque gros client

-jusqu'au moment o˘ il releva la tête. Dicter avait déjà vu ce visage, mais il ne manquait jamais de l'impressionner. Avec son faciès de boxeur, son nez camus, son menton carré et ses yeux rapprochés, il respirait cette agressivité sans détour qui avait fait de Rommel un chef d'armée légendaire. Dicter se remémorait l'anecdote o˘ Rommel, lors de son baptême du feu au cours de la Première Guerre mondiale, était tombé sur un groupe de vingt soldats français avec son avant-garde de trois hommes ; au lieu de battre en retraite et de demander des renforts, il avait ouvert le feu et attaqué l'ennemi. Il avait eu de la chance de s'en tirer - mais Dicter connaissait la formule de Napoléon : Énvoyez-moi des généraux qui ont de la chance. ª Depuis lors, Rommel avait toujours préféré l'offensive soudaine et hardie à l'attaque préparée avec soin. Il était à cet égard tout l'opposé de son adversaire du désert, Montgo-61

mery, qui avait pour philosophie de ne jamais attaquer à moins d'être certain de la victoire.

- Asseyez-vous, Franck, dit Rommel. que se passe-t-il ? Dicter avait soigneusement répété.

- Selon vos instructions, j'ai inspecté des installations clefs qui risqueraient d'être vulnérables en cas d'attaque de la Résistance et je me suis efforcé d'améliorer leur sécurité.

- Bien.

- J'ai également tenté d'estimer dans quelle mesure la Résistance pourrait nous infliger des dommages sérieux : serait-elle vraiment capable d'entraver notre réaction devant un débarquement ?

- Et vos conclusions ?

- La situation est pire que ce que nous avons imaginé. Rommel eut un grognement, comme si un déplaisant soupçon venait de lui être confirmé.

- Pour quelles raisons ?

Rommel n'allait pas le rembarrer, et Dicter se détendit. Il raconta l'attaque de la veille à Sainte-Cécile : l'offensive intelligemment conçue, l'abondance de l'équipement et surtout la bravoure des combattants. Il omit seulement de parler de la beauté de la petite blonde.

Rommel se leva et s'approcha de la tapisserie. Il semblait la contempler, mais Dicter était convaincu qu'il ne la voyait même pas.

- C'est ce que je craignais, dit Rommel à voix basse, presque comme s'il se parlait à lui-même. Je suis capable de repousser un débarquement, même avec le peu de troupes dont je dispose, à condition de conserver ma mobilité et ma flexibilité - mais si mon réseau de communications l‚che, je suis perdu.

Goedel acquiesça sans rien dire.

- ¿ mon avis, déclara Dicter, cette attaque sur le central téléphonique nous offre une occasion dont nous pouvons profiter.

Rommel le regarda avec un sourire narquois.

- Bon sang, si tous mes officiers étaient comme vous ! Allez-y, comment vous y prendriez-vous ?

La balance semblait pencher de plus en plus du côté de Dicter.

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- Si je pouvais interroger les prisonniers capturés, ils me conduiraient à

d'autres groupes. Avec un peu chance, nous pourrions infliger de gros dég

‚ts à la Résistance avant le débarquement.

- «a me paraît de la vantardise, fit Rommel d'un ton sceptique ; Dicter sentit son cour se serrer. Si un autre disait cela, je l'enverrais sans doute promener. Mais je me souviens de votre travail dans le désert. Vous ameniez des hommes à vous faire part d'éléments qu'ils n'avaient même pas conscience de détenir.

Ravi, Dicter sauta sur l'occasion.

- Malheureusement, la Gestapo refuse de me laisser communiquer avec les prisonniers.

- Ce sont vraiment des crétins.

- J'ai besoin que vous interveniez.

- Bien s˚r. Goedel, appelez la Gestapo, avenue Foch. Dites-leur que le major Franck va interroger les prisonniers de Sainte-Cécile aujourd'hui, sinon le prochain coup de téléphone qu'ils recevront viendra tout droit de Berchtesgaden.

Il faisait allusion au nid d'aigle bavarois de Hitler. Rommel n'hésitait jamais à profiter de son rang de feld-maréchal pour parler directement à

Hitler.

- Très bien, dit Goedel.

Rommel contourna son bureau et se rassit.

- Franck, conclut-il, tenez-moi au courant, je vous prie, et il se replongea dans ses papiers.

Goedel accompagna Dicter jusqu'à la porte principale du ch‚teau.

Dehors, il faisait encore nuit.

7.

Betty atterrit sur la base de la RAF de Tempsford, un terrain situé à

quatre-vingts kilomètres au nord de Londres, non loin du village de Sandy, dans le Bedfordshire. Rien qu'à sentir sur ses lèvres le go˚t humide et frais de l'air nocturne, elle savait qu'elle était de retour en Angleterre.

Elle adorait la France, mais ici était son pays.

En traversant la piste, elle se rappelait les retours de vacances de son enfance et la réflexion immuable de sa mère, à l'approche de la maison : Ć'est agréable de partir, mais c'est bon de rentrer chez soi. ª Un propos qui lui revenait aux moments les plus inattendus.

Une jeune femme portant l'uniforme de caporal du SEIN l'attendait avec une grosse Jaguar pour la conduire à Londres.

- quel luxe ! dit Betty en s'installant sur le siège de cuir.

- Je dois vous conduire directement à Orchard Court. Ils vous attendent pour le débriefing.

Betty se frotta les yeux.

- Seigneur, soupira-t-elle, ils pensent certainement que je n'ai pas besoin de sommeil.

Sans relever cette remarque, le caporal dit :

- J'espère que la mission s'est bien passée, major.

- L'horreur.

- Je vous demande pardon ?

- Une catastrophe, précisa Betty. Un vrai bordel.

La jeune femme ne réagit pas, gênée probablement. Dieu 64

merci, se dit Betty, il y avait encore des femmes que le jargon des casernes choquait.

Le jour se levait quand la puissante voiture atteignit le Hert-fordshire.

Betty regardait défiler les modestes maisons et leur coin de potager dans la cour, les bureaux de poste o˘ des receveuses grincheuses distribuaient à

regret des timbres, les pubs avec leur bière tiède et leur piano délabré.

Elle remercia le ciel que les nazis ne fussent pas arrivés jusqu'ici. Cela la renforça dans sa décision de revenir en France pour tenter une nouvelle attaque du ch‚teau. Elle revit dans son esprit ceux qu'elle avait laissés à

Sainte-Cécile : Albert, le jeune Bertrand, la belle Geneviève, les autres, morts ou prisonniers. Elle songea à leur famille, éperdue d'inquiétude ou anéantie par le chagrin. Elle se promit que leur sacrifice ne serait pas vain.

Il fallait s'y mettre tout de suite. Au fond, ce débrie-rîng immédiat tombait bien : elle présenterait aujourd'hui même son nouveau plan. Les dirigeants du SOE commenceraient par se méfier, car une telle mission n'avait jamais été confiée à une équipe exclusivement féminine. De toute façon, il y avait toujours des problèmes.

Il faisait grand jour lorsqu'elles atteignirent la banlieue nord de Londres, croisant les habitués du petit matin qui vaquaient déjà à leurs occupations : facteurs, laitiers, cheminots ou chauffeurs de bus. Partout on voyait les signes de la guerre : une affiche mettant les gens en garde contre le gaspillage, une pancarte à la devanture d'un boucher annonçant PAS DE VIANDE AUJOURD'HUI, une femme au volant d'un camion-poubelle, toute une rangée de petits pavillons que les bombardements avaient réduits en décombres. Cependant personne ici n'avait arrêté Betty pour lui demander ses papiers, la jeter dans une cellule et la torturer avant de l'envoyer en wagon à bestiaux dans un camp o˘ elle mourrait de faim. Lentement, elle sentit la tension de la vie clandestine se dissiper. Elle s'affala contre le cuir de la banquette et ferma les yeux.

Elle s'éveilla au moment o˘ la voiture s'engageait dans Baker Street. Elle passa devant le 64 : l'accès des bureaux du quartier général était interdit aux agents ; ainsi ils ne pouvaient pas en révéler les secrets si on les interrogeait, et la plupart, d'ailleurs, ignorait l'adresse. La voiture tourna sur Portman

65

Square pour s'arrêter devant Orchard Court, un immeuble résidentiel. Le chauffeur sauta à terre pour ouvrir la porte.

Betty entra et se dirigea vers l'appartement du SOE. La vue de Percy Thwaite, de sa calvitie naissante et de sa moustache en brosse la ragaillardit : il avait cinquante ans et portait à Betty une affection paternelle. Il était en civil et il n'y eut pas de salut, car le SOE ne se souciait pas de l'étiquette militaire.

- Je devine à votre visage que ça s'est mal passé, dit Percy. Son ton compatissant la fit craquer. Accablée soudain par le souvenir des événements tragiques qu'elle venait de vivre, elle éclata en sanglots.

- Allons, fit-il en la serrant dans ses bras et en lui tapotant le dos. Je sais que vous avez fait de votre mieux.

- Oh ! mon Dieu, comme je regrette de n'être qu'une pauvre fille, gémit-elle, le visage enfoui dans la vieille veste de tweed.

- Si seulement tous mes hommes vous valaient, murmura Percy d'une voix émue.

Elle se dégagea de son étreinte et s'essuya les yeux avec sa manche.

- Ne faites pas attention.

- Thé ou whisky? proposa-t-il après s'être détourné et mouché

énergiquement.

- Thé, je crois. Elle observa le mobilier minable, apporté en 1940 dans la précipitation, jamais remplacé : un méchant bureau, un tapis usé, des sièges disparates. Elle se laissa tomber dans un fauteuil croulant. Si je bois de l'alcool, je vais m'endormir.

Elle regarda Percy préparer le thé. S'il savait se montrer compatissant, cela ne l'empêchait pas d'être aussi un gaillard coriace. Couvert de décorations durant la Première Guerre mondiale, il était devenu dans les années vingt un dirigeant syndical fort actif et il avait participé à la bataille de Cable Street en 1936, quand les Cockneys avaient attaqué les fascistes qui voulaient défiler dans le quartier juif de l'East End londonien. Il la questionnerait longuement sur les détails de son plan, mais ne se départirait jamais de son ouverture d'esprit.

Il lui tendit une grande tasse de thé avec du lait et du sucre.

- Il y a une réunion dans le courant de la matinée, je dois 66

remettre une note au patron à neuf heures pile. Ce qui explique cette précipitation.

La boisson chaude redonna à Betty un peu de son énergie, et elle se mit à

raconter ce qui s'était passé sur la place de Sainte-Cécile. Assis derrière son bureau, Percy prenait des notes.

- J'aurais d˚ annuler l'opération, conclut-elle. Compte tenu des doutes d'Antoinette à propos des renseignements fournis par le MI6, j'aurais d˚

remettre l'attaque à plus tard et vous envoyer un message radio pour vous dire que nous étions trop peu nombreux.

- On ne peut plus différer, fit Percy en secouant tristement la tête. Le débarquement est une question de quelques jours. Si vous nous aviez consultés, je doute que ça aurait changé grand-chose. Nous n'aurions pas pu vous envoyer des renforts. ¿ mon avis, nous vous aurions donné l'ordre de lancer quand même l'attaque. Il fallait la tenter : ce central téléphonique est un objectif trop important.

- Ma foi, c'est une consolation.

Betty était soulagée de ne pas avoir à se dire qu'Albert était mort parce qu'elle avait commis une erreur tactique. Mais cela ne le ferait pas revenir pour autant.

- Et Michel, ça va ? demanda Percy.

- Vexé comme un pou, mais il récupère.

Lors de son recrutement au sein du SOE, Betty n'avait pas précisé

l'appartenance de son mari à la Résistance. S'ils l'avaient su, ils auraient pu l'aiguiller autrement. D'ailleurs elle-même, en ce temps, n'était pas vraiment au courant des occupations de Michel, même si elle s'en doutait. En mai 1940, elle se trouvait en Angleterre o˘ elle rendait visite à sa mère ; Michel, lui était mobilisé, comme la plupart des jeunes Français valides. Si bien que, lors de la déb‚cle, chacun avait été bloqué

dans son propre pays. Lorsqu'elle était revenue comme agent secret et qu'elle avait acquis la certitude du rôle que jouait son mari, le SOE avait trop investi sur elle et elle lui rendait déjà trop de services pour être écartée en invoquant d'hypothétiques raisons personnelles.

- Un soldat n'aime jamais ça, en effet, observa Percy d'un ton songeur, car recevoir une balle dans le derrière peut porter à croire qu'il était en train de s'enfuir. Bon, vous feriez mieux de rentrer dormir un peu, ajouta-t-il en se levant.

67

- Attendez, dit Betty. Je veux d'abord savoir ce que nous allons faire ensuite.

- Je m'en vais rédiger ce rapport...

- Non, je parle du central téléphonique. S'il est d'une telle importance, il faut absolument le détruire.

Il se rassit et la regarda du coin de l'oil.

- ¿ quoi pensez-vous ?

Elle sortit de son sac le laissez-passer d'Antoinette et le lança sur son bureau.

- Voici un meilleur moyen d'entrer dans le ch‚teau. C'est ce qu'utilisent les femmes de ménage qui arrivent chaque soir à dix-neuf heures.

Percy ramassa la carte et l'examina attentivement.

- Astucieux, dit-il d'un ton o˘ perçait une certaine admiration.

Continuez.

- Je veux retourner là-bas.

Une ombre passa sur le visage de Percy : Betty savait qu'il redoutait de la voir risquer une nouvelle fois sa vie. Mais il ne dit rien.

- Cette fois, reprit-elle, j'emmènerai toute une équipe avec moi, et chaque membre disposera d'un laissez-passer comme celui-là. Pour pénétrer dans le ch‚teau, nous nous substituerons à l'équipe de nettoyage.

- Je présume que ce sont des femmes ?

- Oui. Il me faudra donc une équipe exclusivement féminine.

Il hocha la tête.

- Ici, on n'y verra pas d'objection, car vous, les filles, avez fait vos preuves. Mais o˘ allez-vous les dénicher ? Pratiquement tous nos agents entraînés sont déjà là-bas.

- Faites approuver mon plan et je me charge de les trouver. Je prendrai les candidates dont le SOE n'a pas voulu, celles qui ont été recalées à

l'instruction, n'importe qui. Il doit bien exister quelque part, dans un dossier, une liste de gens qui, pour une raison ou une autre, ont abandonné.

- Oui... des femmes physiquement inaptes, ou qui ne pouvaient pas la fermer, qui avaient trop le go˚t de la violence, ou bien encore dont les nerfs ont l‚ché lors d'un exercice de parachutage et qui ont refusé de sauter.

- Peu m'importe si je n'ai que du second choix, insista 68

Betty. Je m'en arrangerai. Dans son esprit, une petite voix disait : Tu le peux, vraiment ? Elle refusa de l'écouter. Si le débarquement échoue, nous avons perdu l'Europe. Il nous faudra des années avant de renouveler la tentative. C'est le tournant de la guerre, nous devons faire feu de tout bois.

- Vous ne pourriez pas utiliser des Françaises déjà sur place, des résistantes ?

Betty avait déjà envisagé et rejeté cette idée.

- Si j'avais quelques semaines devant moi, je pourrais effectivement constituer une équipe de femmes recrutées dans différents réseaux de la Résistance, mais les dénicher et les amener à Reims prendrait trop de temps.

- Ce serait encore possible.

- Non, car il faut établir les faux laissez-passer avec une photo pour chaque femme ; là-bas, c'est difficile, alors qu'ici c'est faisable en un jour ou deux.

- Pas si facile que ça, objecta Percy en approchant le laissez-passer d'Antoinette de la lumière d'une ampoule nue qui pendait du plafond. Mais vous avez raison, le service est capable de miracles. Très bien, dit-il en reposant la carte. Alors, il faut que ce soient des recalées du SOE.

Betty gagnait du terrain : il acceptait son idée.

- Mais, reprit Percy, à supposer que vous puissiez trouver assez de femmes parlant français, que faites-vous des sentinelles allemandes ? Elles ne connaissent pas les femmes de ménage ?

- Ce ne sont probablement pas les mêmes chaque soir : elles doivent bien avoir des jours de congé. Et puis les hommes ne font jamais attention à

celles qui nettoient derrière eux.

- Je n'en suis pas si s˚r. Les soldats sont jeunes, pour la plupart, et frustrés sexuellement ; aussi sont-ils très attentifs à toutes les femmes qu'ils ont l'occasion de croiser. J'imagine que les hommes de ce ch‚teau flirtent au moins avec les plus jeunes.

- Je les ai vues arriver au ch‚teau hier soir et je n'ai observé aucune manifestation de ce genre.

- quand même, je ne suis pas certain que les hommes ne remarqueront pas l'arrivée d'une équipe totalement nouvelle.

- Je ne peux pas en avoir la certitude, mais je me sens assez s˚re de moi pour courir le risque.

69

- Très bien, et le personnel français qui se trouve à l'intérieur ? Les standardistes sont des femmes du pays, n'est-ce pas ?

- quelques-unes seulement, les autres sont amenées de Reims par car.

- Tous les Français ne sont pas des sympathisants de la Résistance, nous le savons. Il y en a qui approuvent les idées des nazis. Dieu sait le nombre d'abrutis en Angleterre qui estimaient que Hitler proposait la réforme gouvernementale musclée dont nous avions tous besoin - même si aujourd'hui on n'entend plus beaucoup leur voix.

Betty secoua la tête. Percy n'avait jamais mis les pieds en France occupée.

- N'oubliez pas, Percy, que les Français subissent le régime nazi depuis quatre ans ; ils attendent désespérément le débarquement. Les standardistes ne souffleront mot.

- Même si la RAF les bombardait ?

- quelques-unes observeront peut-être une attitude hostile, fit Betty en haussant les épaules, mais la majorité les fera taire.

- C'est ce que vous espérez.

- Une fois de plus, j'estime que c'est un risque qui mérite d'être pris.

- Vous ne savez toujours pas quels effectifs gardent l'entrée du sous-sol.

- «a ne nous a pas empêchés d'essayer hier.

- Hier, vous aviez quinze résistants, dont certains étaient des combattants aguerris. La prochaine fois, vous aurez une poignée de candidates recalées.

Betty abattit alors son atout.

- …coutez, toutes sortes de choses pourraient mal tourner, et après ?

L'opération ne co˚te pas cher et, de toute façon, nous risquons la vie de gens qui ne contribuent pas à l'effort de guerre, alors qu'avons-nous à

perdre ?

- J'Y venais. …coutez, j'aime bien ce plan, et je vais le présenter au patron. Pourtant, il le refusera certainement... pour une raison que nous n'avons pas encore évoquée.

- Laquelle ?

- Vous seriez la seule à pouvoir prendre la tête de cette équipe. Or le voyage que vous venez d'effectuer devait être le dernier, car vous en savez trop. En deux ans de va-et-vient, vous

70

avez eu des contacts avec la plupart des réseaux de la Résistance du nord de la France. Nous ne pouvons pas vous y renvoyer. Si vous étiez capturée, vous pourriez tous les donner.

- Je sais> assena Betty d'un ton résolu, et c'est pourquoi j'ai de la strychnine sur moi.

8.

Le général sir Bernard Montgomery, commandant du 21e groupe d'armées qui s'apprêtait à débarquer en France, avait installé son quartier général improvisé dans une école de l'ouest de Londres dont on avait évacué les élèves pour les mettre à l'abri à la campagne. Le hasard voulut que ce f˚t l'établissement que Monty lui-même avait fréquenté quand il était enfant.

Les réunions se tenaient dans l'atelier de modelage et tous les participants s'asseyaient sur des bancs - qu'ils soient généraux, hommes politiques ou même, en une célèbre occasion, souverain.

Les Anglais trouvaient cela original. Paul Chancelier, de Boston dans le Massachusetts, estimait quant à lui que c'était de la foutaise. qu'est-ce que cela aurait co˚té d'apporter quelques chaises ? Il aimait bien les Britanniques, malgré tout - dès lors qu'ils ne faisaient pas étalage de leur excentricité.

Paul appartenait à l'état-major personnel de Monty. parce que, d'après certains, son père était général, mais c'était injuste. Si Paul se sentait à l'aise avec les officiers supérieurs - en partie, certes, gr‚ce à son père -, c'était surtout parce que, avant la guerre, l'armée américaine avait été le plus gros client de son entreprise qui produisait des disques éducatifs, essentiellement des cours de langue. Il appréciait les vertus militaires d'obéissance, de ponctualité et de précision, mais c'était pour ses idées personnelles que Monty en était arrivé à compter de plus en plus sur lui.

Son domaine, c'était le renseignement et il y déployait ses 72

dons d'organisateur. Les rapports nécessaires à Monty se trouvaient toujours sur son bureau au moment voulu, car Paul avait déjà traqué les retardataires, organisé des réunions avec les principaux responsables et recueilli des informations supplémentaires pour le patron.

L'univers clandestin lui était familier - il avait appartenu à l'Office of Stratégie Services, la Centrale américaine de renseignements, et effectué

des missions en France et en Afrique du Nord française. (Enfant, il avait vécu à Paris, quand son père était attaché militaire à l'ambassade américaine.) Six mois auparavant, Paul avait été blessé au cours d'une fusillade avec la Gestapo à Marseille : une balle lui avait arraché une grande partie de l'oreille gauche, mais sans lui causer d'autres dommages qu'esthétiques, et une autre avait fracassé sa rotule droite de manière irréversible. C'était pour cette raison qu'il avait été affecté à un bureau.

Par rapport à la perpétuelle cavale en territoire occupé, c'était un travail facile, mais jamais ennuyeux. On préparait l'opération Overlord, le débarquement qui mettrait un terme à la guerre. Paul - parmi quelques centaines de personnes à travers le monde - en connaissait la date tandis que la plupart ne pouvait que la supputer. ¿ vrai dire, trois dates étaient possibles, en fonction des marées, des courants, de la lune et des heures de jour. Le débarquement exigeait un lever tardif de la lune, afin que les premiers mouvements de troupes se déroulent dans l'obscurité, et qu'elle brille au moment o˘ les premiers parachutistes sauteraient des avions et des planeurs. Il fallait une marée basse à l'aube pour révéler les obstacles dressés sur les plages par Rommel, et une autre marée basse avant la tombée de la nuit pour le débarquement des premières troupes d'appui.

Ces exigences ne ménageaient dans le calendrier qu'une étroite fenêtre : l'armada pourrait prendre la mer le lundi prochain, 5 juin, ou bien le mardi ou le mercredi suivant. La décision finale serait prise à la dernière minute, selon les conditions météorologiques, par le commandant suprême des forces alliées, le général Eisenhower.

Il y a trois ans, Paul aurait fait des pieds et des mains pour avoir sa place dans les forces de débarquement ; il aurait br˚lé d'envie de participer à l'opération et n'aurait pas supporté de rester dans ses pantoufles. Aujourd'hui, avec l'‚ge, il s'était 73

assagi. D'abord, il avait payé sa part : ex-capitaine de l'équipe victorieuse du championnat scolaire du Massachusetts, il ne shooterait plus jamais dans un ballon du pied droit. Surtout, il savait que ses talents d'organisateur seraient plus utiles à une issue favorable de la guerre que sa capacité à marquer un but.

Il se réjouissait d'appartenir à l'équipe qui préparait le plus grand débarquement de tous les temps. Bien s˚r, cela n'allait pas sans angoisse, les batailles ne se déroulant jamais suivant le plan prévu - bien que Monty e˚t la faiblesse de prétendre le contraire. Paul savait que la moindre erreur de sa part - une orthographe erronée, un détail négligé, une information non vérifiée - pouvait co˚ter la vie à des soldats alliés.

Malgré les énormes effectifs des forces de débarquement, le sort de la bataille restait incertain et la faute la plus minime pouvait faire pencher la balance.

Ce jour-là à dix heures, Paul avait prévu de consacrer quinze minutes à la Résistance française. C'était une idée de Monty, qui avait avant tout le souci du détail. Selon lui, pour remporter des victoires, il ne fallait entamer le combat qu'une fois que tous les préparatifs étaient en place.

¿ dix heures moins cinq, Simon Fortescue entra dans l'atelier de modelage.

C'était un responsable du MI6, le service de renseignements. Avec sa haute silhouette vêtue d'un costume rayé, il en imposait par son autorité

subtile, mais Paul pensait qu'il ne connaissait pas grand-chose des opérations clandestines sur le terrain. Il était suivi d'un fonctionnaire du ministère de la Guerre économique, ministère de tutelle du SOE, que son uniforme de Whitehall, veston noir et pantalon gris à rayures, ne semblait pas dispenser d'une certaine nervosité. Paul fronça les sourcils : il n'avait pas invité John Graves.

- Monsieur Graves ! dit-il sèchement. Je ne savais pas qu'on vous avait demandé de vous joindre à nous.

- Je vous expliquerai dans une seconde, répondit Graves, décontenancé, avant de s'asseoir et d'ouvrir son porte-documents.

Paul le savait, Monty n'appréciait pas les surprises ; cependant, bien qu'il f˚t agacé, Paul ne pouvait pas jeter Graves dehors.

quelques instants plus tard, Monty arriva. Cet homme de petite taille au nez pointu et au front dégarni, aux rides pro-74

I

fondes et avec une fine moustache, paraissait plus ‚gé que ses cinquante-six ans. Sa célèbre méticulosité en impatientait certains qui le traitaient de vieille femme. Paul, au contraire, était convaincu que cette obsession du détail avait sauvé bien des vies. Il était accompagné d'un Américain que Paul ne connaissait pas. Monty le présenta comme étant le général Pickford.

- O˘ est le représentant du SOE ? lança Monty en regardant Paul.

Ce fut Graves qui répondit.

- Malheureusement, il a été convoqué par le Premier ministre et il vous présente toutes ses excuses. J'espère pouvoir vous être de quelque utilité...

- J'en doute, rétorqua sèchement Monty.

Paul réprima un grognement : les choses se présentaient mal et on l'en rendrait responsable. Mais ce n'était pas tout : les Angliches manigançaient quelque chose qui lui échappait. Il les observa attentivement, cherchant des indices.

- Je suis certain, avança Simon Fortescue d'un ton suave, de pouvoir combler les lacunes.

Monty avait l'air furieux. Il avait promis au général Pickford un briefing, et voilà que le personnage clé était absent.

- Les moments les plus dangereux de la bataille qui s'annonce, assena-t-il sans perdre de temps en vaines récriminations, interviendront au début. (Il n'avait pas l'habitude d'évoquer le danger, remarqua Paul en son for intérieur. Il tablait plutôt sur le fait que tout devait marcher comme sur des roulettes.)

- Nous nous cramponnerons par les doigts au bord d'une falaise pendant une journée entière.

Ou deux, songea Paul, si ça n'est pas une semaine ou davantage.

Belle occasion pour l'ennemi de nous écraser les mains du talon de sa botte.

Cela leur serait si facile, se dit Paul. Overlord était la plus vaste opération militaire de l'histoire de l'humanité : des milliers de navires, des centaines de milliers d'hommes, des millions de dollars, des dizaines de millions de balles. L'avenir du monde dépendait de l'issue de cet affrontement. Pourtant cette force gigantesque pouvait être aisément repoussée, pour peu que les choses tournent mal dès les premières heures.

- Toute action capable d'entraver la réaction de l'ennemi 75

sera d'une importance cruciale, conclut Monty en se tournant vers Graves.

- Eh bien, la section F du SOE dispose en France de plus d'une centaine d'agents - à vrai dire, ils y sont presque tous -, avec sous leurs ordres, évidemment, des milliers de combattants de la Résistance française. Au cours des dernières semaines, nous leur avons parachuté des centaines de tonnes d'armes, de munitions et d'explosifs.

Une réponse de bureaucrate, songea Paul : elle disait tout et rien. Graves aurait volontiers poursuivi, si Monty ne l'avait interrompu en lui posant la question clé :

- quelle efficacité auront-ils ?

Le fonctionnaire hésita et Fortescue s'empressa d'intervenir.

- Les espoirs sont modestes, admit-il. Le SOE a connu des réussites à tout le moins inégales.

La réponse était lourde de sous-entendus, Paul le savait. Les espions professionnels du MI6, à l'ancienne mode, détestaient les nouveaux venus du SOE et leur style à la Errol Flynn. En s'attaquant aux installations allemandes, les résistants déclenchaient des enquêtes de la Gestapo qui entraînaient parfois l'arrestation de membres du MI6. Paul se rangeait du côté du SOE : dans la guerre l'essentiel était de porter des coups à

l'ennemi.

Alors, quel jeu jouait-on ici ? S'agissait-il d'une querelle bureaucratique entre le MI6 et le SOE ?

- Y a-t-il une raison spéciale qui justifie votre pessimisme ? demanda Monty à Fortescue.

- Prenez le fiasco d'hier soir, répliqua aussitôt Fortescue. Un groupe de résistants sous le commandement d'un agent du SOE a attaqué un central téléphonique non loin de Reims.

Le général Pickford intervint pour la première fois.

- Je croyais que notre politique écartait toute attaque des centraux téléphoniques : nous en aurons nous-mêmes besoin si le débarquement réussit.

- Vous avez tout à fait raison, répondit Monty. Mais, on a fait une exception en ce qui concerne Sainte-Cécile. C'est un centre vital pour le nouveau tracé du c‚ble vers l'Allemagne. La majeure partie du trafic par téléphone et par télex entre le haut commandement à Berlin et les forces en France transite par cette installation. La mettre hors d'usage ne nous gênerait guère

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- nous n'appellerons pas l'Allemagne ; en revanche, cela perturberait gravement le système de communications de l'ennemi.

- Ils passeront aux communications par radio.

- Exactement, dit Monty. Nous serons alors en mesure de déchiffrer leurs messages.

- Gr‚ce à nos décodeurs de Bletchley, intervint Fortescue.

Paul était l'un des rares à savoir que les services de renseignements britanniques avaient décrypté des codes utilisés par les Allemands et réussi ainsi à traduire en clair les échanges de l'ennemi. Le MI6 était très fier de cet exploit même si, en vérité, le mérite ne lui en revenait pas : le travail avait été effectué non par les agents du renseignement, mais par un groupe de marginaux, mathématiciens et cruciverbistes enthousiastes, dont la plupart auraient été arrêtés si, en temps normal, ils avaient pénétré dans un bureau du MI6. Sir Stewart Menzies, en effet, grand chasseur devant l'…ternel et directeur du service, exécrait en bloc intellectuels, communistes et homosexuels, or Alan Turing, le mathématicien de génie qui était à la tête des décryp-teurs, coiffait les trois casquettes à la fois.