Aucune trace des deux filles. Elle contempla un instant les eaux calmes de l'estuaire qui scintillaient à la lumière du soir, puis elle contourna le pub pour se rendre au parking : une Aus-tin militaire de couleur kaki en démarrait, emmenant Denise qui sanglotait à l'arrière. Diana et Maude restaient introuvables. Soucieuse, Betty traversa le parking et se dirigea vers l'arrière du café. Elle déboucha dans une cour o˘ s'entassaient de vieux tonneaux et des caisses. Au fond, un petit appentis avec une porte en bois entreb‚illée. Elle entra.
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Au début, l'obscurité l'empêcha de distinguer quoi que ce soit, mais elle entendait respirer, elle n'était donc pas seule. Son instinct lui dit de ne pas bouger et de garder le silence. Ses yeux s'habituèrent à la pénombre.
Elle se trouvait dans une cabane à outils, des clefs et des pelles soigneusement alignées en témoignaient ainsi qu'une imposante tondeuse.
Diana et Maude étaient tapies dans un coin.
Diana, qui avait dégrafé son corsage révélant un solide soutien-gorge guère affriolant, embrassait Maude adossée à la paroi. Sa jupe de vichy rosé
était retroussée autour de la taille, et Betty, bouche bée, percevant de mieux en mieux les détails, réalisa que Diana avait plongé la main dans la petite culotte de Maude. Maude aperçut Betty pétrifiée et soutint son regard.
- Vous vous êtes bien rincé l'oil ? lança-t-elle, provocante. Vous voulez prendre une photo ?
Diana sursauta, retira sa main et s'écarta de Maude. Elle se retourna horrifiée.
- Oh ! mon Dieu, fit-elle, honteuse tout en rajustant son corsage.
- Je... je... je venais juste vous dire que nous partions, balbutia Betty.
Puis elle tourna les talons et sortit en trébuchant.
24.
Les opérateurs radio n'étaient pas totalement invisibles. Ils s'activaient dans un monde désincarné o˘ l'on distinguait vaguement leurs formes fantomatiques. De leur côté, scrutant la pénombre pour les traquer, la Gestapo et ses spécialistes en détection radio se terraient dans une grotte du sous-sol parisien. Dicter avait visité les lieux. Trois cents oscilloscopes présentaient des courbes verd‚tres sur leurs écrans ; des lignes verticales laissées par les émissions radio, leur disposition indiquait la fréquence et la hauteur du trait, l'amplitude du signal. Jour et nuit, ces opérateurs silencieux et attentifs surveillaient les écrans comme les anges les péchés de l'humanité, se disait Dicter.
Les stations régulières contrôlées par les Allemands ou basées à l'étranger étant connues des opérateurs, ils repéraient immédiatement les intrus ; ils alertaient aussitôt les trois stations de repérage d'Augsbourg, Nuremberg ou Brest qui, d'après la fréquence de l'émission pirate et gr‚ce à leurs goniomètres, étaient en mesure d'indiquer en quelques secondes la provenance de l'émission. On renvoyait alors cette information à Paris o˘
l'opérateur traçait trois droites sur une immense carte murale : la radio suspecte émettait de leur point d'intersection. Le bureau de la Gestapo le plus proche était prévenu et envoyait ses voitures qui attendaient, équipées de leur propre appareil de détection.
Dicter avait maintenant pris place dans l'une d'entre elles, une longue CitroÎn noire garée dans les faubourgs de Reims. Trois spécialistes en détection radio de la Gestapo l'accompa-236
gnaient. On n'avait pas besoin ce soir-là de l'aide du centre de Paris, la fréquence qu'allait utiliser Hélicoptère était connue ; de plus il émettrait à coup s˚r intra muros - aller se perdre dans la campagne aurait été une folie. Le récepteur de la voiture était branché sur la fréquence d'Hélicoptère. Il mesurait la force du signal aussi bien que son point d'émission et Dicter saurait qu'il approchait de l'émetteur quand l'aiguille se déplacerait sur le cadran.
L'homme de la Gestapo qui partageait la banquette arrière avec Dicter portait en outre, dissimulé sous son imperméable, un récepteur avec une antenne ; à son poignet un compteur ressemblant à un bracelet-montre mesurait la force du signal. quand les mailles du filet se resserreraient autour d'une rue, d'un p‚té de maisons ou d'un immeuble, il prendrait le relais.
L'Allemand assis à l'avant, quant à lui, tenait sur ses genoux une masse pour enfoncer des portes. Dicter avait déjà chassé une fois : il n'avait guère apprécié cette traque du gibier en rase campagne ; il préférait de beaucoup les plaisirs plus raffinés de la vie citadine. Cela ne l'empêchait pas d'être bon tireur. En attendant qu'Hélicoptère se manifeste, il évoquait ces souvenirs, cette tension qu'on éprouve, à l'aff˚t au petit matin, dans l'impatience de débusquer le cerf.
Ceux de la Résistance, songea Dicter, sont moins des cerfs que des renards tapis dans leur terrier, qui ne sortent que pour ravager les poulaillers avant de rentrer dans leur trou. Il était mortifié d'avoir perdu Hélicoptère. Il tenait tant à le reprendre qu'il aurait fini par accepter l'idée de recourir à l'aide de Willi Weber, son dessein étant de tuer le renard.
C'était une belle soirée d'été. La voiture était garée dans le quartier nord de Reims. Cette agglomération de taille modeste se traverse en voiture, estimait Dicter, en moins de dix minutes.
Il consulta sa montre : vingt heures une. Hélicoptère était en retard.
Peut-être n'émettrait-il pas ce soir... mais c'était peu probable, car il avait rencontré Michel aujourd'hui ; il voudrait en informer ses supérieurs le plus tôt possible et leur communiquer des nouvelles du réseau Bollinger.
Deux heures auparavant, Dicter se trouvait rue du Bois ; Michel avait appelé à ce moment-là. Surmontant la tension qui pesait sur elle, Stéphanie avait répondu en imitant la voix de Mlle Lemas. Michel avait donné son code et demandé si Bour-237
geoise se souvenait de lui : cette question avait rassuré Stéphanie car elle en avait conclu que Michel ne connaissait pas très bien la vieille fille et qu'il ne relèverait pas la supercherie.
Il s'était informé au sujet de sa nouvelle recrue, nom de code Charenton. Ć'est mon cousin, avait sèchement répondu Stéphanie. Je le connais depuis notre enfance, je lui confierais ma vie. ª Michel avait rétorqué qu'elle n'avait aucun droit de recruter des gens sans au moins en discuter avec lui, mais il avait paru trouver son histoire crédible ; Dicter avait embrassé Stéphanie et l'avait assurée que sa prestation la rendait digne de la Comédie-Française.
Toutefois Hélicoptère se douterait que la Gestapo serait à l'écoute et tenterait de le repérer. C'était un risque à courir : s'il n'envoyait pas de message en Angleterre, il ne servait à rien. Il n'émettrait que le minimum de temps, et, s'il avait beaucoup de renseignements à envoyer, il le ferait en deux ou trois fois et à partir de lieux différents. Dicter comptait - et c'était son seul espoir - sur un léger dépassement à cause du désir d'Hélicoptère de communiquer avec ses compatriotes.
Les minutes s'écoulaient dans le silence de la voiture, et les agents de la Gestapo tiraient nerveusement sur leur cigarette. Puis, à vingt heures cinq, le récepteur émit quelques bips. Comme convenu, le chauffeur démarra aussitôt en direction du sud.
Le signal se faisait de plus en plus fort, mais trop lentement au gré de Dicter : ils ne se dirigeaient pas droit vers la source, s'inquiétait-il.
D'ailleurs, quand ils passèrent devant la cathédrale, au centre de la ville, l'aiguille retomba à zéro.
L'agent de la Gestapo assis à la place du passager consulta, gr‚ce à son émetteur à ondes courtes, un de ses collègues à l'aff˚t dans un camion de détection radio à quinze cents mètres de là. quelques instants plus tard, il ordonna :
- Secteur nord-ouest.
Le chauffeur obtempéra et le signal reprit du volume.
- On le tient, murmura Dicter. Mais cinq minutes s'étaient écoulées.
La voiture fonçait vers l'ouest et le signal se renforçait. Hélicoptère, de sa cachette - une salle de bains, un grenier, un entrepôt -, continuait à
tapoter sur son émetteur, quelque part dans le nord-ouest de la ville. Au ch‚teau de Sainte-Cécile, un
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radio opérateur allemand, branché lui aussi sur la fréquence du Britannique, notait le message codé qu'on enregistrait en même temps sur un magnétophone à fil. Dicter le déchiffrerait plus tard en utilisant le bloc recopié par Stéphanie. Toutefois, ce qui comptait le plus, ce n'était pas le message, mais le messager.
Ils pénétrèrent dans un quartier o˘ de grands immeubles du siècle dernier, décrépis pour la plupart, avaient été divisés en petits appartements et studios pour des étudiants ou des infirmières. Le signal se renforça encore puis, soudain, perdit de son intensité.
- Trop loin, trop loin, s'écria le spécialiste.
Le chauffeur fit marche arrière puis s'arrêta brutalement. Dicter et ses trois acolytes sautèrent à terre. Celui qui portait l'appareil de détection marchait d'un pas vif, sans cesser de consulter le cadran, suivi par les autres. Au bout d'une centaine de mètres, il se retourna brusquement et s'arrêta en désignant une maison.
- C'est là, annonça-t-il. Mais l'émission a cessé.
Dicter releva l'absence de rideau aux fenêtres : il avait remarqué que la Résistance utilisait de préférence des maisons délabrées pour ses émissions.
L'homme à la massue fit, en deux coups, voler la porte en éclats. Ils se précipitèrent tous à l'intérieur.
Les planchers étaient nus, il flottait dans la maison une odeur de renfermé. Dicter ouvrit toute grande une première porte : elle donnait sur une pièce vide. Il traversa la chambre du fond en trois enjambées et se retrouva dans une cuisine abandonnée.
Il se précipita dans l'escalier. Du premier, il jeta un coup d'oil par une fenêtre qui ouvrait sur un jardin tout en longueur qu'Hélicoptère et Michel traversaient au pas de course - Michel boitillait, Hélicoptère portait sa petite valise. Dicter poussa un juron. Alertés par les coups, ils s'étaient échappés par l'arrière. Dicter hurla :
- Le jardin, derrière !
Les hommes de la Gestapo foncèrent et il leur emboîta le pas. En débouchant dans le jardin, il vit Michel et Hélicoptère escalader la clôture et passer sur un autre terrain. Il se lança à leur poursuite, mais les fugitifs avaient de l'avance. Les Alle-239
mands franchirent la clôture et se précipitèrent à leur tour dans le jardin d'à côté.
Ils déboulèrent dans la rue suivante : une Monaquatre Renault noire disparaissait au coin. - Bon Dieu, jura Dicter.
Pour la seconde fois de lajournée, Hélicoptère venait de lui échapper.
25.
De retour au Pensionnat, Betty prépara du chocolat pour son équipe ; ce genre de t‚che était inhabituel pour les officiers - à tort, estimait Betty, car ils démontraient par là leur difficulté à assumer un commandement. Elle sentait le regard de Paul - il était resté dans la cuisine - posé sur elle comme une caresse. Elle savait ce qu'il allait dire et elle avait peaufiné sa réponse. Elle s'interdisait de tomber amoureuse de Paul, car l'idée de trahir un mari qui risquait sa vie en luttant contre les nazis dans la France occupée l'indignait. Toutefois, la question qu'il lui posa la surprit.
- que ferez-vous après la guerre ?
- Je suppose que je vais m'ennuyer.
- Ce ne sont pas les distractions qui vous auront manqué, en effet, dit-il en riant.
- Il y en a eu trop, soupira-t-elle, songeuse. Je veux toujours être professeur. J'aimerais communiquer à des jeunes mon amour pour la culture française, leur faire connaître la littérature et la peinture de ce pays mais aussi la cuisine et la mode.
- Vous choisissez donc l'enseignement ?
- Terminer mon doctorat, obtenir un poste dans une université et exercer sous le regard condescendant de vieux professeurs à l'esprit étroit. Peut-
être aussi écrire un guide sur la France, ou même un livre de cuisine.
- Après tous ces événements, cela vous paraîtra banal.
- Pourtant, c'est important. Mieux les jeunes de tous les 241
pays se connaîtront, moins ils se conduiront de façon stupide ; ainsi ils n'iront pas, comme nous, faire la guerre à leurs voisins.
- Je me demande si c'est réaliste.
- Et vous ? quels sont vos projets d'après guerre ?
- Oh ! ils sont très simples : vous épouser et vous emmener passer notre lune de miel à Paris ; ensuite nous installer et avoir des enfants.
Elle le dévisagea.
- Pensiez-vous me demander mon consentement ? répliqua-t-elle, indignée.
- Je ne pense à rien d'autre depuis des jours, déclara-t-il, très grave.
- J'ai déjà un mari.
- Mais vous ne l'aimez pas.
- Vous n'avez pas le droit de dire cela !
- Je sais, mais c'est plus fort que moi.
- Pourquoi étaisje persuadée que vous étiez un baratineur ?
- Parce que, en général, j'en suis un. Votre eau bout. Elle retira la bouilloire de la plaque et en versa le contenu sur le chocolat en poudre dans un grand pichet de terre cuite.
- Mettez donc des bols sur un plateau, dit-elle à Paul. quelques travaux ménagers tempéreront peut-être vos rêves de vie domestique.
- Vous ne me découragerez pas par vos réflexions autoritaires, dit-il en s'exécutant. J'aime assez ça.
Elle ajouta au cacao du lait et du sucre et versa le mélange dans les bols qu'il avait préparés.
- Dans ce cas, portez donc ce plateau aux filles.
- Tout de suite, patronne, obéit-il en la suivant dans le salon.
Ils y trouvèrent Jelly et Gré ta en pleine dispute : elles se faisaient face au milieu de la pièce sous le regard mi-amusé mi-consterné des autres.
- Tu ne t'en servais pas ! r‚lait Jelly.
- J'avais mes pieds posés dessus, répondit Greta.
- Il n'y a pas assez de sièges.
Jelly tenait à la main un petit pouf capitonné et Betty devina qu'elle l'avait arraché à Greta sans lui demander son avis.
- Mesdames, je vous en prie ! intervint Betty.
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Elles l'ignorèrent.
- Tu n'avais qu'à demander, ma chérie, fit Greta.
- Je n'ai aucune permission à demander à des étrangères dans mon propre pays.
- Je ne suis pas une étrangère, grosse pouffÔasse.
- Oh!
Piquée par cette insulte, Jelly attrapa Greta par les cheveux, mais la perruque brune de celle-ci lui resta dans la main.
La coupe en brosse de Greta ne laissait aucun doute sur son sexe. Betty et Paul étaient dans le secret et Ruby l'avait deviné, mais Maude et Diana restèrent pétrifiées. Diana dit : ´ Bonté divine ! ª et Maude poussa un petit cri de frayeur. Jelly fut la première à retrouver ses esprits.
- Un pervers ! s'écria-t-elle, triomphante. Bon sang, un pervers d'étranger !
Greta était en larmes.
- Putain de nazi, sanglota-t-elle.
- Je parie que c'est une espionne ! lança Jelly.
- Tais-toi, Jelly, ordonna Betty. Ce n'est pas une espionne. Je savais que c'était un homme.
- Vous le saviez !
- Tout comme Paul. Et Percy.
Jelly regarda son vieil ami qui hocha gravement la tête. Greta s'apprêtait à partir, mais Betty la retint par le bras.
- Ne t'en va pas, je t'en prie. Assieds-toi, dit-elle à Greta qui se laissa convaincre. Jelly, donne-moi cette foutue perruque.
Jelly obtempéra. Betty s'approcha de Greta et remit l'objet du délit en place. Ruby, comprenant aussitôt l'idée de Betty, souleva la glace posée sur la cheminée et la présenta à Greta : elle se regarda dans le miroir, ajusta la perruque et essuya ses larmes avec un mouchoir.
- Maintenant, écoutez-moi toutes, reprit Betty. Greta est ingénieur et nous ne pouvons pas remplir notre mission sans ses connaissances. Or nos chances de survie en territoire occupé sont bien meilleures avec une équipe entièrement féminine. Résultat, nous avons besoin de Greta et nous avons besoin que ce soit une femme. Alors t‚chez de vous y faire.
Jelly eut un grognement méprisant.
- Il y a encore une chose que je dois vous expliquer, poursuivit Betty en lançant à Jelly un regard sévère. Vous avez peut-243
être remarqué l'absence de Denise. On lui a fait passer ce soir un petit test auquel elle a échoué, et elle ne fait donc plus partie de l'équipe.
Malheureusement, ces deux derniers jours, elle a appris certains secrets et on ne peut pas la laisser reprendre son ancienne affectation. Elle est donc partie pour une base lointaine en Ecosse, o˘ elle sera consignée pour la durée de la guerre, sans permission il va de soi.
- Vous ne pouvez pas faire ça ! s'indigna Jelly.
- Bien s˚r que si, espèce d'idiote, riposta Betty, exaspérée. Nous sommes en guerre, tu t'en souviens? Ce que j'ai fait à Denise, je le ferai à
quiconque devrait être viré de cette équipe.
- Je ne me suis même pas engagée dans l'armée ! protesta Jelly.
- Mais si. Tu as été promue officier, hier, après le thé. Toutes autant que vous êtes. Vous en toucherez la solde, même si vous n'en avez pas encore vu la couleur. Cela signifie que vous êtes soumises à la discipline militaire. Toutes, vous en savez trop.
- Alors, nous sommes prisonnières ? demanda Diana.
- Vous êtes dans l'armée, répondit Betty. C'est à peu près la même chose.
Buvez votre chocolat et allez vous coucher.
Elles partirent l'une après l'autre jusqu'au moment o˘ il ne resta plus que Diana. Betty s'attendait à cela. Voir les deux femmes s'étreindre avait été
un véritable choc ; elle se rappelait certaines filles de l'école entichées l'une de l'autre, s'envoyant des mots d'amour, se tenant la main et s'embrassant même parfois mais, à sa connaissance, ce n'était jamais allé
plus loin. Il y a bien longtemps, Diana et elle s'étaient entraînées à
s'embrasser sur la bouche de façon à savoir comment s'y prendre quand elles auraient un petit ami : Betty réalisait maintenant que ces baisers avaient certainement davantage compté pour Diana que pour elle. Mais elle n'avait jamais rencontré une adulte qui désirait d'autres femmes. Elle savait, en théorie, qu'il existait des équivalents féminins de son frère Marc et de Greta, mais elle ne les avait jamais imaginés... se pelotant dans une cabane à outils.
…tait-ce vraiment important ? Pas dans la vie quotidienne : Marc et ses camarades étaient heureux, du moins quand les gens les laissaient tranquilles. Mais les rapports que Diana entretenait avec Maude affecteraient-ils la mission ? Pas nécessairement. Après tout, Betty ellemême avait travaillé dans la Résistance avec son mari. Bien s˚r, ce n'était pas tout à fait pareil. Les
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débuts d'une aventure passionnée pourraient détourner leur attention.
Si Betty tentait de les séparer, Diana réagirait avec encore plus d'indiscipline. Et puis cette liaison pouvait au contraire les stimuler.
Betty s'était désespérément efforcée d'amener ces femmes à travailler en équipe ; pour elles deux, ce serait une solution. Elle avait donc décidé de passer outre. Mais Diana ne voulait pas en rester là.
- Tu sais, déclara-t-elle, sans préambule, ça n'est pas du tout ce que tu imagines. Bon sang, il faut que tu me croies. C'est juste un geste stupide, une plaisanterie...
- Veux-tu encore du chocolat ? proposa Betty. Je crois qu'il en reste dans la cruche.
- Comment peux-tu parler de chocolat ? dit Diana, abasourdie.
- Je veux simplement que tu te calmes et que tu admettes que ce n'est pas la fin du monde parce que tu as embrassé Maude. Tu m'as embrassée moi aussi autrefois..., tu te rappelles ?
- Je savais que tu remettrais ça sur le tapis. Mais c'était juste des histoires de gosses. Avec Maude, ce n'était pas un simple baiser.
Diana s'assit. Son fier visage commença à se décomposer et elle éclata en sanglots.
- Tu sais bien que c'était plus que cela. Tu as vu, oh ! mon Dieu, ce que j'ai pu faire. qu'est-ce que tu as d˚ penser ?
Betty choisit ses mots avec soin.
- Je vous ai trouvées toutes les deux très touchantes.
- Touchantes ? fit Diana, incrédule. Tu n'étais pas dégo˚tée ?
- Certainement pas. Maude est une jolie fille et tu semblés être tombée amoureuse d'elle.
- C'est exactement ce qui s'est passé.
- Alors cesse d'avoir honte.
- Comment veux-tu que je n'aie pas honte ? Je suis une gouine !
- ¿ ta place, je ne considérerais pas les choses comme ça. Il faut que tu te montres discrète, que tu évites de choquer des gens à l'esprit étroit comme Jelly, mais il n'y a pas de quoi avoir honte.
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- Je serai toujours comme ça ?
Betty réfléchit. La réponse était sans doute oui, mais elle ne voulait pas se montrer brutale.
- …coute, je crois que certaines personnes, comme Maude, adorent qu'on les aime et qu'un homme aussi bien qu'une femme peut les rendre heureuses.
¿ vrai dire, Maude était une petite pute égoÔste et superficielle, mais Betty s'empressa de chasser cette pensée.
- D'autres sont plus inflexibles, reprit-elle. Il faut que tu gardes une certaine ouverture d'esprit.
- J'imagine que c'est la fin de la mission pour Maude et moi.
- Absolument pas.
- Tu nous gardes ?
- Je continue d'avoir besoin de vous. Je ne vois pas en quoi cet incident changerait quoi que ce soit.
Diana prit une pochette pour se moucher. Betty se leva et se dirigea vers la fenêtre pour lui laisser le temps de retrouver son sang-froid. Au bout de quelques instants, Diana reprit d'un ton plus calme :
- Tu es rudement gentille, dit-elle en retrouvant un peu de ses airs hautains.
- Va te coucher. Diana se leva docilement.
- Et si j'étais toi...
- quoi ?
- J'irais retrouver Maude. Diana parut choquée. Ce sera peut-être la dernière occasion, dit Betty en haussant les épaules.
- Merci, murmura Diana.
Elle s'avança vers Betty et ouvrit les bras comme pour la serrer contre elle, puis elle s'arrêta.
- Tu n'as peut-être pas envie que je t'embrasse.
- Ne sois pas stupide, dit Betty en l'étreignant.
- Bonne nuit, fit Diana, et elle sortit.
Betty se retourna pour regarder le jardin. La lune était aux trois quarts pleine. Dans quelques jours, ce serait la pleine lune et les Alliés débarqueraient en France. Une petite brise agitait les feuilles toutes neuves de la forêt : le temps allait changer. Pourvu qu'une tempête ne s'abatte pas sur la Manche et ne bouleverse pas, à cause des caprices du climat britannique, les plans
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du débarquement. Elle imagina tous ceux qui devaient invoquer le beau temps.
Il fallait qu'elle dorme un peu. Aussi quitta-t-elle le salon. En gravissant l'escalier, elle se rappela ce qu'elle avait dit à Diana : Va rejoindre Maude dans son lit. Ce sera peut-être ta dernière occasion. Elle hésita devant la porte de Paul. Contrairement à Diana, Betty, elle, était mariée. Mais, pour elle aussi, ce pourrait bien être sa dernière occasion.
Elle frappa à la porte et entra.
26.
Dicter, accablé, regagna le ch‚teau de Sainte-Cécile en CitroÎn, avec l'équipe de détection radio. Il descendit dans l'abri antibombardement.
Willi Weber était dans la salle d'écoute, furieux. Ma seule consolation au fiasco de ce soir, se dit Dicter, est que Weber ne peut pas se vanter d'avoir réussi là o˘ j'ai échoué. Mais Dicter se serait résigné au triomphe de Weber s'il avait trouvé Hélicoptère dans la salle de torture.
- Vous avez le message qu'il a envoyé ? demanda Dicter. Weber lui en tendit une copie au carbone.
- C'est déjà parti au bureau du chiffre à Berlin.
Dicter examina les groupes de lettres incompréhensibles. Ils n'arriveront pas à le déchiffrer avec ce système, estima-t-il. Il plia la feuille et la glissa dans sa poche.
- que pouvez-vous en faire ? s'étonna Weber.
- Je possède une copie du code, répondit Dicter. Cette victoire un peu mesquine lui fit du bien. Weber avala sa salive.
- Le message nous permettra peut-être de le localiser.
- Probablement. Il devrait recevoir une réponse à vingt-trois heures. Il regarda sa montre : plus que quelques minutes. Enregistrons cela, je déchiffrerai les deux en même temps.
Weber sortit et Dicter attendit dans la pièce sans fenêtre. ¿ vingt-trois heures pile, un récepteur branché sur la fréquence d'écoute d'Hélicoptère se mit à crépiter au rythme de l'alphabet morse. Un opérateur notait chaque lettre en même temps qu'un magnétophone à fil les enregistrait. Le pianotement s'ar-248
rêta, l'opérateur approcha de lui une machine à écrire, dactylographia ce qu'il avait noté sur son bloc et tendit une copie à Dicter.
Ces deux messages peuvent signifier tout ou rien, se dit Dicter en s'installant au volant de sa voiture. La lune éclairait la route serpentant au milieu des vignobles ; arrivé à Reims, il se gara rue du Bois. Beau temps pour un débarquement.
Stéphanie l'attendait dans la cuisine de Mlle Lemas. Il posa sur la table les messages chiffrés ainsi que les copies faites par Stéphanie du bloc de la pochette en soie. Il se frotta les yeux et entreprit le déchiffrage du premier texte, celui qu'Hélicoptère avait écrit en clair sur le bloc-notes de Mlle Lemas.
Stéphanie prépara du café, se pencha quelques instants sur son épaule, posa deux ou trois questions, saisit le second message et entreprit de le décoder elle-même.
La traduction qu'étudiait Dicter contenait un bref récit de l'incident de la cathédrale, révélant que Dicter, alias Charenton, avait été recruté par Bourgeoise (Mlle Lemas) parce qu'elle s'inquiétait de la sécurité du rendez-vous. Il précisait que Monet (Michel) avait pris l'initiative, inhabituelle, de téléphoner à Bourgeoise pour se faire confirmer la fiabilité de Charenton ; il avait été rassuré.
Il trouvait là aussi les noms de code des membres du réseau Bollinger, rescapés de l'embuscade de dimanche dernier et encore en activité. Il n'y en avait que quatre.
Renseignements précieux, certes, mais rien au sujet de la situation géographique des espions.
Il but une tasse de café en attendant que Stéphanie e˚t terminé. Elle lui tendit une feuille de papier couverte de son écriture ample et élégante dont la lecture le laissa incrédule :
PR…PAREZ VOUS RECEVOIR GROUPE DE SIX
PARACHUTISTES NOM DE CODE CORNEILLE CHEF
PANTH»RE ARRIVANT VINGT-TROIS HEURES
VENDREDI 2 JUIN CHAMP DE PIERRE.
- Mon Dieu ! murmura-t-il.
Champ de pierre, un nom de code bien entendu, signifiait quelque chose pour Dicter puisque Gaston lui avait parlé, lors de son tout premier interrogatoire, de cette zone de largage
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située dans un pré à côté du petit village de Chatelle, à huit kilomètres de Reims. Dicter savait maintenant exactement o˘ arrêter Hélicoptère et Michel le lendemain soir.
Dans ses filets également les six autres agents alliés dont le parachutage était annoncé et, parmi eux Panthère, autrement dit Betty Clairet, celle qui savait tout de la Résistance française, celle qui, sous la torture, lui fournirait les informations dont il avait besoin pour contrer -juste à
temps - tous les plans pour aider au débarquement des forces alliées.
- Dieu tout-puissant, exulta Dicter, quel coup de chance !
Le sixième jour
Vendredi 2 juin 1944
27.
Paul et Betty bavardaient, allongés côte à côte sur le lit de Paul. Les lumières étaient éteintes, mais la lune brillait derrière la fenêtre. Il était nu, comme lorsqu'elle était entrée dans la chambre, n'enfilant un pyjama que pour traverser le couloir jusqu'à la salle de bains.
Bien qu'endormi, il avait tout de suite sauté hors du lit, son inconscient lui soufflant qu'il n'y avait que la Gestapo pour ce genre de visite nocturne. Aussi avait-il déjà commencé à l'étrangler quand il réalisa de qui il s'agissait.
Stupéfait, heureux, plein de gratitude, il embrassa la jeune femme avant de s'immobiliser un long moment, persuadé que le rêve qu'il vivait s'évanouirait au moindre mouvement de sa part.
Elle avait caressé et palpé ses épaules, son dos et son torse de ses mains douces mais fermes, à la découverte de ce corps.
- Vous êtes poilu, avait-elle murmuré.
- Velu comme un singe.
- Pas aussi beau, avait-elle lancé en riant.
Il regarda ses lèvres pour savourer la façon dont elles remuaient quand elle parlait, en se disant que dans un instant il les toucherait avec les siennes et que ce serait merveilleux.
- Allongeons-nous, suggéra-t-il en souriant.
Elle lui obéit ; cependant, elle avait gardé ses vêtements et même ses chaussures. La présence de cette femme tout habillée à côté de lui, absolument nu, avait quelque chose d'étrange et d'excitant. Il aimait tant cette sensation qu'il n'était pas pressé
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de passer au stade suivant. Il aurait voulu que cet instant dure à jamais.
- Dites-moi quelque chose, pria-t-elle d'une voix langoureuse et sensuelle.
- quoi donc ?
- N'importe quoi. J'ai l'impression de ne pas vous connaître.
Il n'avait jamais vu une femme se conduire ainsi : débarquer dans sa chambre au milieu de la nuit, et s'allonger, entièrement vêtue, pour poser des questions.
- C'est pour ça que vous êtes venue, s'informa-t-il d'un ton léger en observant son visage. Un interrogatoire ?
- Ne vous inquiétez pas, répondit-elle avec un petit rire, j'ai envie de vous, mais je ne suis pas pressée. Parlez-moi de votre premier amour.
Du bout des doigts, il lui caressa la joue en suivant la courbe de sa m
‚choire. Elle l'avait pris complètement au dépourvu, et il ne savait ni ce qu'elle voulait, ni o˘ elle allait.
- On peut toucher tout en bavardant ?
- Oui.
Il posa un baiser sur ses lèvres.
- Et embrasser aussi ?
- Oui.
- Alors, je propose que nous bavardions un petit moment, un an ou deux peut-être.
- Comment s'appelait-elle ?
Betty affiche une assurance qu'elle n'a pas, se dit-il. C'est sa nervosité
qui lui fait poser des questions. Si cela devait contribuer à la mettre à
l'aise, il répondrait volontiers.
- Elle s'appelait Linda. Nous étions terriblement jeunes : je n'ose pas vous dire à quel point. La première fois que je l'ai embrassée elle avait douze ans et moi quatorze, vous vous rendez compte ?
- Oh ! très bien, fit-elle en pouffant et, un instant, elle se retrouva petite fille. J'embrassais des garçons quand j'avais douze ans.
- Nous devions simuler une sortie avec une bande de copains, ce qui était le cas en général, puis nous filions de notre côté pour aller au cinéma ou je ne sais o˘. Nous n'avons vraiment fait l'amour qu'après deux ans de ce régime.
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- Cela se passait o˘, en Amérique ?
- ¿ Paris. Mon père était attaché militaire à l'ambassade, et les parents de Linda propriétaires d'un hôtel fréquenté surtout par une clientèle d'Américains. Et nous, les gosses, nous retrouvions entre expatriés.
- O˘ faisiez-vous l'amour ?
- ¿ l'hôtel. C'était facile. Il y avait toujours des chambres libres.
- Comment était-ce la première fois ? Est-ce que vous... vous savez, vous avez pris des précautions ?
- Elle avait volé un préservatif à son père.
Les doigts de Betty descendaient sur son ventre. Il ferma les yeux.
- qui l'a posé ?
- Elle. C'était très excitant. J'ai failli avoir un orgasme sur-le-champ.
Et si vous ne faites pas attention...
Sa main remonta jusqu'à sa hanche.
- J'aimerais vous avoir connu quand vous aviez seize ans. Il ouvrit les yeux ; ces préliminaires ne faisaient qu'attiser sa h‚te de passer à l'étape suivante.
- Est-ce que vous... Est-ce que vous voulez bien ôter quelques vêtements ?
Il avait la bouche sèche et il avala sa salive.
- Oui. Mais, à propos de précaution...
- Dans mon portefeuille. Sur la table de chevet.
- Bon.
Elle se redressa, délaça ses chaussures et les lança sur le sol. Puis elle se leva et entreprit de déboutonner son corsage.
- Prenez votre temps, nous avons toute la nuit, la rassura-t-il, ayant perçu à quel point elle était tendue.
Cela faisait bien deux ans que Paul n'avait pas regardé une femme se déshabiller ; il avait essentiellement bénéficié des charmes de pin-up qui émergeaient d'ensembles sophistiqués de soie et de dentelle, de gaines, de porte jarre telles et de déshabillés transparents. Betty, elle, portait une chemisette de coton assez vague, ses seins petits et assez fermes - tels qu'il les devinait sous le tissu - se passaient d'un soutien-gorge. Elle laissa tomber sa jupe, révélant une petite culotte de coton blanc agrémentée de volants autour des cuisses. Son corps menu mais musclé
évoquait celui d'une collégienne se changeant pour son 255
entraînement de hockey. Ce spectacle lui parut plus excitant que celui d'une star.
- C'est mieux ? demanda-t-elle après s'être rallongée.
Il lui caressa la hanche, passant de sa peau tiède à la douceur du coton, puis revenant à la peau. Mais sentant qu'elle n'était pas encore prête, il s'obligea à la patience et la laissa imposer son rythme.
- Vous ne m'avez pas parlé de votre première fois, dit-il. Il fut surpris de la voir rougir.
- Elle n'était pas aussi charmante que la vôtre.
- En quoi ?
- L'endroit, un débarras poussiéreux, était horrible.
Il était indigné. qui avait pu être assez idiot pour entraîner dans un placard une fille comme Betty et l'y prendre à la sauvette ?
- quel ‚ge aviez-vous ?
- Vingt-deux ans.
Il avait imaginé dix-sept.
- «a alors ! ¿ cet ‚ge-là, on mérite un lit confortable.
- Ce n'était pas le cas.
Elle commençait à se détendre et Paul l'encouragea à parler encore.
- Alors, qu'est-ce qui n'allait pas ?
- Sans doute le fait qu'on m'avait persuadée alors que je n'en avais pas vraiment envie.
- Vous n'aimiez pas ce garçon ?
- Si. Mais je n'étais pas prête.
- Comment s'appelait-il ?
- Je ne vous le dirai pas.
Il s'agissait donc de Michel, son mari, devina Paul. Il décida de ne plus la questionner.
- Je peux toucher vos seins ? demanda-t-il en l'embrassant.
- Vous pouvez toucher tout ce que vous voulez.
Il n'avait jamais entendu cela. Cette spontanéité l'étonna et le transporta ; il partit à la découverte de son corps. D'après son expérience, la plupart des femmes à ce moment-là fermaient les yeux ; mais les siens étaient grands ouverts pour ne rien perdre du visage de Paul avec un mélange de désir et de curiosité tel qu'il s'enflamma encore davantage.
Du regard, elle l'explorait
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mieux que lui ne le faisait avec ses mains, ses mains qui suivaient le contour charmant de la poitrine et qui cherchaient à deviner comment apporter du plaisir à la jeune femme. Il lui ôta sa petite culotte, découvrant une toison bouclée couleur miel et, plus bas, sur le côté
gauche, une tache de naissance, comme une éclaboussure de thé. Il pencha la tête et l'embrassa là, ses lèvres savouraient les boucles drues, sa langue en go˚tait la moiteur.
Il la sentit s'abandonner au plaisir. Sa nervosité s'apaisait. Bras et jambes écartés comme une étoile de mer échouée, molle et offerte mais les hanches avidement tendues vers lui. Avec une délicieuse lenteur, il inspecta les plis de son sexe. Ses mouvements se faisaient plus pressants.
Elle lui repoussa la tête. Elle avait le visage un peu congestionné et le souffle court. T‚tonnant sur la table de chevet, elle ouvrit le portefeuille et y trouva les préservatifs, en trois exemplaires dans un petit emballage en papier. Les doigts tremblants, elle ouvrit le paquet, en prit un et le lui passa. Elle le chevaucha et se pencha alors pour l'embrasser et lui souffler à l'oreille : Óh ! Dieu que c'est bon de te sentir en moi. ª Puis elle se redressa et continua ce qu'elle avait entrepris.
- ‘te ta chemisette, dit-il.
Elle la fit passer par-dessus sa tête. Il regarda le joli visage crispé
dans une expression d'ardente concentration et les petits seins délicieusement animés. Il était l'homme le plus chanceux du monde et il aurait voulu abolir l'écoulement du temps : plus d'aurore, plus de lendemain, plus d'avion, plus de parachute, plus de guerre.
Dans la vie, songea-t-il, rien ne vaut l'amour.
quand ce fut terminé, la première pensée de Betty alla à Michel : que vais-je lui dire ?
Elle se sentait portée par le bonheur, frémissante d'amour et de désir pour Paul avec lequel, en quelques instants, elle était parvenue à une intimité
plus grande qu'avec Michel en plusieurs années de vie commune. Elle avait envie de lui faire l'amour tous les jours jusqu'à la fin de sa vie. C'en était donc fini de son mariage, ce qu'elle devait annoncer à Michel dès qu'elle le verrait. Il lui était désormais impossible de feindre, f˚t-ce pour quelques minutes, d'éprouver pour lui les mêmes sentiments qu'auparavant.
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Elle aurait bien dit à Paul que, avant lui, il n'y avait eu que Michel, mais elle trouvait déloyal de parler de son mari, assimilant cet aveu plus à une trahison qu'à un simple adultère. Un jour elle raconterait à Paul qu'il occupait la seconde place dans la liste de ses amants, qui n'en comptait que deux, et elle pourrait lui affirmer qu'il était le meilleur, mais jamais elle ne lui expliquerait comment elle faisait l'amour avec Michel.
Il n'y avait pourtant pas que cela qui avait changé avec Paul, elle même aussi avait changé. Jamais elle n'avait demandé à Michel, comme elle l'avait fait avec Paul, d'évoquer ses premières expériences sexuelles.
Jamais elle ne lui avait dit : Vous pouvez toucher tout ce que vous voulez.
Elle n'avait jamais pris l'initiative de lui passer un préservatif, ou de se mettre à califourchon sur lui pas plus qu'elle n'avait jamais exprimé
son bien-être à le sentir en elle.
C'était une personnalité nouvelle qui l'animait quand elle était venue s'allonger auprès de Paul, une transformation qui rappelait celle de Mark lors de son entrée au club du Carrefour. Subitement elle s'autorisait à
tout exprimer, à faire tout ce qui lui passait par la tête, à être ellemême sans se soucier de ce qu'on penserait d'elle. Avec Michel, cela n'avait jamais été comme ça : lorsqu'elle était son étudiante, elle cherchait à l'impressionner. Ne se trouvant jamais avec lui sur un pied d'égalité, elle quêtait sans cesse son approbation, tandis que l'inverse ne s'était jamais produit. Au lit, elle visait son plaisir à lui, pas le sien.
- ¿ quoi penses-tu ? lui demanda Paul au bout d'un moment.
- ¿ mon mariage.
- Alors ?
Elle hésita : jusqu'à quel point pouvait-elle se confesser à lui ? Certes il avait déclaré un peu plus tôt vouloir l'épouser, mais c'était avant ce qui venait de se passer ; or, à en croire le code féminin, les hommes n'épousaient jamais les filles qui commençaient par coucher avec eux. Ce n'était pas toujours vrai, témoin son expérience avec Michel. Mais elle décida tout de même de ne révéler à Paul que la moitié de la vérité.
- C'est fini.
- C'est une décision radicale.
Elle se souleva sur un coude et le regarda.
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- «a t'ennuie ?
- Au contraire. Cela veut dire, j'espère, que nous pourrons nous revoir.
- Tu le penses vraiment ?
- Je n'ose pas te dire à quel point j'en rêve, dit-il en la prenant dans ses bras.
- Tu as peur ?
- De t'effrayer. J'ai dit quelque chose d'idiot tout à l'heure.
- quand tu as parlé de m'épouser et d'avoir des enfants ?
- C'était sincère, mais je me suis montré arrogant.
- Ce n'est pas grave, dit-elle. La politesse parfaite va généralement à
l'encontre de la sincérité, alors qu'une certaine maladresse a le mérite d'être spontanée.
- Tu as sans doute raison. Je n'y avais jamais pensé.
Elle lui caressa le visage. Elle apercevait les poils de sa barbe naissante et elle se rendit compte que le jour se levait. Elle se força à ne pas regarder sa montre : elle ne voulait pas savoir combien de temps il leur restait.
Elle passa les mains sur les contours de son visage, comme pour en graver les traits du bout des doigts : les sourcils broussailleux, le creux des orbites, le nez bien marqué, l'oreille arrachée, les lèvres sensuelles, les joues creuses.
- As-tu de l'eau chaude ? demanda-t-elle soudain.
- Mais oui, c'est chic ici. Il y a un lavabo dans le coin. Elle se leva.
- qu'est-ce que tu fais ?
- Reste là.
Elle traversa la chambre sur ses pieds nus ; elle sentait le regard de Paul sur son corps et regrettait ses hanches qu'elle estimait trop larges. Elle trouva sur une étagère de la p‚te dentifrice et une brosse à dents de fabrication française, ainsi qu'un rasoir, un blaireau et du savon à barbe.
Elle ouvrit le robinet d'eau chaude, trempa le blaireau dans l'eau et fit mousser le savon.
- Allons, dit-il. qu'est-ce que tu fais ?
- Je vais te raser.
- Pourquoi ?
- Tu verras.
Elle lui couvrit le visage de mousse, puis saisit le rasoir et le 259
verre à dents empli d'eau chaude. Elle l'enfourcha comme pour l'amour et lui rasa le visage à petits coups prudents et tendres.
- Comment as-tu appris ça ? interrogea-t-il.
- Ne parle pas. J'ai regardé ma mère le faire bien des fois pour mon père.
Mon père était un ivrogne et, à la fin de sa vie, maman devait le raser tous les jours. Lève le menton.
Il obéit docilement et elle rasa la peau délicate de sa gorge. Enfin, elle enleva l'excès de mousse avec un gant de toilette trempé dans l'eau chaude et lui sécha les joues en les tapotant avec une serviette propre.
- Un peu de crème sur le visage ne te ferait pas de mal, mais je parie que tu trouves ça trop efféminé.
- C'est surtout que je n'y ai jamais pensé.
- Peu importe.
- Et maintenant ?
- Tu te rappelles o˘ tu en étais juste avant que je prenne ton portefeuille.
- Parfaitement.
- Tu ne t'es pas demandé pourquoi je ne t'ai pas laissé continuer ?
- J'ai cru que tu étais impatiente... de passer aux choses sérieuses.
- Pas du tout : ta barbe me grattait les cuisses, là o˘ la peau est la plus tendre.
- Oh ! je suis désolé.
- Eh bien, tu peux te rattraper.
- Comment ? dit-il en haussant les sourcils. Elle feignit la déception.
- Allons, Einstein. Maintenant que tu n'as plus ta barbe...
- Oh !... je vois ! C'est pour ça que tu m'as rasé ? Mais oui, bien s˚r.
Tu veux que je...
Elle se mit sur le dos en souriant et écarta les jambes.
- Voilà ce que j'appelle comprendre à demi-mot.
- C'est vrai, fit-il en riant et il se pencha sur elle. Elle ferma les yeux.
28.
L'ancienne salle de bal se trouvait dans l'aile ouest du ch‚teau de Sainte-Cécile, celle qui avait été bombardée, sans grands dommages d'ailleurs : dans un coin s'entassaient toutes sortes de gravats, des blocs de pierre, et des débris de frontons sculptés ainsi que des fragments poussiéreux de tentures, mais le reste était intact. Ces colonnes brisées éclairées par les rayons du soleil matinal qui filtrent par un trou du plafond ressemblent, se dit Dicter, aux ruines classiques d'un tableau victorien.
Dicter avait décidé de tenir sa réunion dans la salle de bal plutôt que dans le bureau de Weber, parce que les hommes auraient pu en conclure que Willi dirigeait les opérations. Il avait fait installer un tableau noir sur la petite estrade prévue sans doute, en d'autres temps, pour un orchestre.
Des chaises, provenant des autres ailes, avaient été disposées en quatre impeccables rangées de cinq : très allemand, apprécia Dicter avec un petit sourire ; des Français les auraient dispersées n'importe comment. Weber qui avait regroupé l'équipe avait pris place sur l'estrade, face aux hommes, pour bien montrer qu'il était un des chefs et non pas le subordonné de Dicter.
La présence de deux commandants de grade égal et se détestant cordialement constituait pour l'opération, estimait Dicter, la plus grave menace qui soit.
Sur le tableau noir, il avait dessiné à la craie le plan de Chatelle. Il comprenait trois grands b‚timents - des fermes ou des caves sans doute -, six chaumières et une boulangerie, groupés autour d'un carrefour. Au nord, à l'ouest et au sud, des
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vignobles et, à l'est, bordé par un large étang, un grand pré d'un kilomètre de long qui selon Dicter, devait servir de p‚turage car le sol, trop humide, ne convenait pas pour la vigne.
- Les parachutistes chercheront à atterrir dans le pré, expliqua Dicter.
C'est un champ classique certainement utilisé aussi bien pour les atterrissages que les décollages : il est bien nivelé, et ses dimensions lui permettent de recevoir un Lysander et même un Hudson. L'étang voisin, visible des airs, constitue un repère précieux. L'étable à l'extrémité sud du pré abritera sans doute le comité d'accueil pendant l'attente. Il marqua un temps. Ce que tout le monde ici doit se rappeler, c'est que nous voulons que ces parachutistes se posent. Nous devons donc éviter toute intervention qui risquerait de révéler notre présence au comité d'accueil et au pilote.
Nous devons être silencieux et invisibles. Si l'appareil fait demi-tour sans l‚cher les agents à son bord, nous aurons g‚ché une occasion en or.
Parmi eux se trouve une femme susceptible de nous donner des renseignements sur la plupart des réseaux de la Résistance du nord de la France - à
condition, bien entendu, de mettre la main sur elle.
Weber ajouta, surtout pour leur rappeler qu'il était là :
- Laissez-moi insister sur ce qu'a dit le major Franck. Ne prenez aucun risque ! Ne vous montrez pas ! Tenez vous-en au plan !
- Merci, major, fit Dicter. Le lieutenant Hesse vous a divisés en équipes de deux hommes, de Á ª jusqu'à ´ L ª, lettres qui désignent aussi chacune des constructions figurant sur le plan. Nous arriverons au village à vingt heures pour investir rapidement chaque b‚timent; leurs occupants seront regroupés dans la plus vaste des trois maisons, la ferme Grandin, et retenus là jusqu'à la fin de l'opération.
Un des hommes leva la main. Weber aboya :
- Schuller ! Vous pouvez parler.
- Major, si les gens de la Résistance se présentent dans une maison et la trouvent vide, cela risque d'éveiller leurs soupçons.
- Bonne remarque, approuva Dicter en hochant la tête. ¿ mon avis, ce ne sera pas le cas, le comité de réception étant certainement étranger à la région. On ne parachute généralement pas d'agents à proximité d'un endroit o˘ résident leurs proches : ce serait une tentation inutile. Je parie qu'ils arrive-262
ront après la tombée de la nuit et qu'ils gagneront directement l'étable sans s'occuper des villageois. Weber reprit la parole.
- C'est la procédure normale de la Résistance, dit-il avec l'air d'un médecin posant un diagnostic.
- La ferme Grandin sera notre quartier général, continua Dicter, et le major Weber en prendra le commandement.
C'était son plan pour éloigner Weber du véritable thé‚tre des opérations.
- Les prisonniers seront enfermés dans un endroit commode - une cave serait l'idéal - et tenus au silence pour que nous puissions entendre arriver le véhicule du comité de réception et plus tard l'avion.
- Tout prisonnier qui fera du bruit, précisa Weber, pourra être abattu.
- Aussitôt les villageois enfermés, reprit Dicter, les équipes A, B, C et D iront se cacher dans des positions réparties sur les routes menant au village. Signalez par ondes courtes toute entrée dans le village, mais ne faites rien de plus. Pour le moment, n'empêchez pas les gens d'aller et venir et ne trahissez pas votre présence.
Parcourant du regard la salle, Dicter se demanda avec inquiétude si les hommes de la Gestapo avaient assez de cervelle pour suivre ces instructions.
- L'ennemi aura à transporter six parachutistes en plus du comité
d'accueil : ils arriveront donc en camion, en car ou peut-être à plusieurs voitures. Je pense qu'ils accéderont au pré par cette barrière - le sol est très sec à cette époque de l'année, il n'y a donc aucun danger de voir les voitures s'enliser - et ils se gareront entre la barrière et l'étable, ici, fit-il en désignant un point sur le plan.
´ Les équipes E, F, G et H se tiendront dans ce bouquet d'arbres auprès de l'étang, chacune équipée d'un gros projecteur fonctionnant sur piles. Les équipes I et J resteront à la ferme Grandin pour garder les prisonniers et occuper le qG avec le major Weber. Dicter ne voulait pas le voir sur les lieux de l'arrestation. Les équipes K et L seront avec moi, derrière cette haie près de l'étable.
Hans avait repéré les meilleurs tireurs et les avait affectés à Dicter.
263
- Je serai en contact radio avec toutes les équipes et j'assurerai le commandement dans le pré. quand nous entendrons l'avion... nous ne ferons rien ! quand nous apercevrons les parachutistes... nous ne ferons rien !
Nous les regarderons se poser et nous attendrons que le comité d'accueil les rassemble et les regroupe près de l'endroit o˘ seront garés les véhicules. Dicter haussa le ton en s'adressant principalement à Weber. Nous ne procéderons à aucune arrestation avant.
Les hommes n'utiliseraient pas leur fusil à moins qu'un officier nerveux leur en donne l'ordre.
- quand nous serons prêts, je vous donnerai le signal. A partir de cet instant et jusqu'à ce qu'elles aient reçu l'ordre de se retirer, les équipes A, B, G et D arrêteront quiconque tentera d'entrer dans le village ou d'en sortir. Les équipes E, F, G et H allumeront leur projecteur et les braqueront sur l'ennemi. Seules les équipes E et F sont autorisées à faire usage de leurs armes, la consigne étant de ne tirer que pour blesser. Nous voulons ces parachutistes en état de répondre aux interrogatoires.
Le téléphone sonna et Hans Hesse décrocha.
- C'est pour vous, dit-il à Dicter. Le quartier général de Rommel.
Heureuse coÔncidence, pensa Dicter en prenant le combiné. Il avait appelé
un peu plus tôt Walter Goedel à La Roche-Guyon et laissé un message demandant que celui-ci le rappelle.
- Walter, mon ami, comment va le feld-maréchal ?
- Très bien, que voulez-vous ? scanda Goedel toujours aussi brusque.
- Je pensais que le feld-maréchal serait content de savoir que nous comptons réussir un petit coup de main ce soir : l'interception d'un groupe de saboteurs à leur arrivée. D'après mes renseignements, l'un d'eux connaîtrait à fond plusieurs réseaux de résistance.
Dicter hésitait à donner des détails au téléphone, cependant il était peu probable que la Résitance réussisse à capter une ligne militaire allemande, et obtenir le soutien de Goedel était capital.
- Excellent, dit Goedel. Justement, je vous appelle de Paris. Combien me faudrait-il de temps en voiture pour aller jusqu'à Reims... deux heures ?
- Trois.
264
- Alors, je vais participer à l'opération.
- Mais certainement, fit Dicter, ravi, si c'est ce que souhaite le feld-maréchal. Retrouvez-nous au ch‚teau de Sainte-Cécile au plus tard à
dix-neuf heures.
Dicter jubila : Weber avait légèrement p‚li.
- Très bien, fit Goedel en raccrochant. Dicter rendit le combiné à Hesse.
- L'aide de camp du feld-maréchal Rommel, le major Goedel, nous rejoindra ce soir, annonça-t-il d'un ton triomphant. Raison de plus pour nous assurer que tout se passe avec la plus totale efficacité. Il parcourut l'assistance d'un regard souriant et s'arrêta finalement sur Weber. quelle chance, vous ne trouvez pas ?
29.
Les Corneilles à bord d'un petit bus roulèrent toute la matinée vers le nord. Ce fut un long voyage à travers des bois touffus et des champs de blé
encore verts, zigzaguant d'une bourgade endormie à l'autre en contournant Londres par l'ouest. La campagne semblait ignorer la guerre, et même le xxc siècle, et Betty espérait que le pays resterait longtemps ainsi. Tout en traversant le quartier médiéval de Winchester, elle évoqua Reims et sa cathédrale, les nazis en uniforme se pavanant dans les rues et les voitures noires de la Gestapo omniprésentes ; elle remercia le ciel que la Manche les e˚t arrêtés. Assise auprès de Paul, elle observa quelque temps la campagne, puis - comme elle avait passé toute la nuit à faire l'amour -
elle sombra dans un sommeil béat, la tête sur son épaule.
Ils atteignirent le village de Sandy dans le Bedfordshire à quatorze heures. Le car dévala le lacet d'une route de campagne, déboucha sur un chemin de terre qui traversait un bois et arriva à Tempsford House. Betty connaissait cette vaste demeure, point de rassemblement du terrain d'aviation voisin. Oubliée l'ambiance paisible qui y régnait alors et l'élégance du xviir siècle. Ne restait plus que la tension insupportable des heures précédant un départ en territoire ennemi.
Il était trop tard pour le déjeuner, mais on leur servit du thé et des sandwiches dans la salle à manger. L'angoisse empêcha Betty de manger. Les autres toutefois dévorèrent de bon cour la collation. Puis on leur montra leur chambre.
Un peu plus tard, les femmes se retrouvèrent dans la biblio-266
thèque qui, en fait, évoquait davantage la garde-robe d'un studio de cinéma : des manteaux et des robes suspendus à des cintres, des cartons à
chapeaux, des boîtes de chaussures, des tiroirs avec des étiquettes Culottes, Chaussettes, Mouchoirs et, sur une grande table au milieu de la pièce, plusieurs machines à coudre.
La responsable, une certaine Mme Guillemin, menue, la cinquantaine, vêtue d'une robe chemisier et d'une élégante petite veste assortie, des lunettes sur le bout du nez et un mètre autour du cou, s'adressa à Betty dans un français parfait à l'accent parisien.
- Comme vous le savez, les tenues en France sont très différentes de ce qu'on porte en Angleterre. Je ne dirais pas qu'elles ont plus de chic, mais... pourtant, je ne saurais pas m'exprimer autrement, elles ont... plus de chic.
Elle eut un petit haussement d'épaules très français et les femmes éclatèrent de rire. Ce n'est pas une simple question de chic, songea Betty : non seulement les vestes des Françaises mesurent en général une vingtaine de centimètres de plus qu'en Angleterre, mais il y a de nombreuses autres différences de détail qui risquent de trahir un agent.
Tous les vêtements entreposés là avaient donc été achetés en France, échangés avec des garde-robes de réfugiés contre des toilettes britanniques neuves, ou bien fidèlement copiés à partir d'originaux français, et portés quelque temps pour ne pas avoir l'air neuf.
- Pour l'été, nous avons des robes de cotonnade, des tailleurs de laine légers et des imperméables. Mes assistantes feront des retouches si besoin est.
De la main elle désigna les deux jeunes femmes installées derrière les machines à coudre.
- Ce qu'il nous faut, expliqua Betty, ce sont des toilettes assez chères, mais un peu usées, qui nous donnent un air respectable au cas o˘ nous serions interrogées par la Gestapo.
Se faire passer pour des femmes de ménage serait facile : il leur suffirait de se débarrasser des accessoires élégants, comme chapeaux, gants ou ceintures.
Mme Guillemin commença par Ruby. Elle l'examina une minute avant de décrocher une robe bleu marine et un imperméable beige.
- Essayez donc cela. C'est un modèle pour homme, mais 267
aucune femme en France aujourd'hui n'a les moyens de faire la difficile. Si vous voulez, dit-elle en désignant le fond de la pièce, vous pourrez vous changer derrière ce paravent et, pour les plus pudiques, dans un petit vestibule derrière le bureau, o˘, à notre avis, le propriétaire de cette maison devait s'enfermer pour lire des livres polissons.
Les filles se remirent à rire, à l'exception de Betty qui avait déjà
entendu cette plaisanterie. La couturière toisa longuement Greta, puis repartit en disant :
- Je reviendrai m'occuper de vous.
Elle choisit des tenues pour Jelly, Diana et Maude qui, toutes passèrent derrière le paravent. Puis elle se tourna vers Betty et dit à voix basse :
- C'est une plaisanterie ?
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Vous êtes un homme, affirma-t-elle en se tournant vers Greta, à la grande déception de Betty.
La couturière avait en quelques secondes percé son déguisement. C'était mauvais signe.
- Vous pourriez tromper pas mal de gens, ajouta-t-elle, mais pas moi. Je devine tout de suite.
- Comment ? demanda Greta.
- ¿ cause des proportions, expliqua Mme Guillemin. Carrure, tour du bassin et des mollets, taille des mains... quand on s'y connaît, ça saute aux yeux.
- Pour cette mission, déclara Betty avec agacement, elle doit être une femme, alors veuillez, je vous prie, l'habiller du mieux que vous pourrez.
- Naturellement. Mais, au nom du ciel, évitez qu'elle rencontre une couturière.
- Pas de problème. La Gestapo n'en emploie pas beaucoup.
Betty feignait l'assurance, ne voulant pas montrer son inquiétude à Mme Guillemin. Le regard de la couturière revint à Greta.
- Je vais vous trouver une jupe et un corsage qui fassent contraste, pour que vous paraissiez moins grande, ainsi qu'un manteau trois quarts.
Son choix ne plut guère à Greta qui préférait les tenues plus habillées, toutefois elle ne protesta pas.
268
- Je vais être pudique et m'enfermer dans l'antichambre, annonça-t-elle.
Pour finir, Mme Guillemin proposa à Betty une robe vert pomme avec un manteau assorti.
- Cet ensemble mettra vos yeux en valeur, dit-elle. Dès l'instant que vous n'êtes pas voyante, il ne vous est pas interdit de paraître jolie. Le charme peut aider à se tirer d'un mauvais pas.
La robe sans forme tombait sur Betty comme un sac, mais elle souligna sa taille avec une ceinture de cuir.
- Je vous trouve très chic, on dirait une Française, approuva Mme Guillemin.
Betty ne lui avoua pas que la ceinture était surtout destinée à cacher un pistolet.
Arborant leurs nouvelles toilettes, les Corneilles paradèrent dans la pièce en pouffant de rire. Les choix de Mme Guillemin leur plaisaient, mais certaines toilettes nécessitaient un ajustage.
- Choisissez des accessoires, proposa la couturière, pendant que nous faisons les retouches.
Oubliant rapidement leur timidité et leur tenue limitée à leurs seuls sous-vêtements, elles firent les pitres en essayant chapeaux, chaussures, écharpes et sacs. Elles ne pensent pas pour l'instant aux dangers qui les attendent, se dit Betty, toutes au plaisir simple que procure une nouvelle toilette.
Greta émergea de l'antichambre, étonnamment élégante. Betty l'examina avec intérêt. Elle avait relevé le col de son corsage blanc, ce qui lui donnait un certain chic, et posé l'imperméable sur ses épaules comme une cape. Mme Guillemin haussa un sourcil mais s'abstint de tout commentaire.
Pendant qu'on lui raccourcissait sa robe, Betty inspecta le manteau.
Travailler dans la clandestinité lui avait donné le sens du détail et elle vérifia avec soin que piq˚res, doublure, boutons et poches faisaient bien français. Rien ne clochait ; l'étiquette sur le col précisait même ´
Galeries Lafayette ª.
Betty montra à Mme Guillemin son couteau de poche ; à peine huit centimètres de longueur, une lame très étroite, mais terriblement tranchante, il tenait dans un mince étui de cuir percé d'un trou o˘ pouvait passer un fil.
- Pouvez-vous me coudre ça sous le revers de mon manteau ? demanda Betty.
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- C'est faisable, fit Mme Guillemin en hochant la tête.
Elle donna ensuite à chacune des jeunes femmes un assortiment de lingerie, en double exemplaire, provenant - les étiquettes l'attestaient - de magasins français. Avec un flair sans faille, elle avait choisi non seulement la taille appropriée, mais le style qui convenait à chacune : une gaine pour Jelly, une jolie combinaison ornée de dentelle pour Maude, une culotte bleu marine et un soutien-gorge à armature pour Diana, de simples chemisettes et petites culottes pour Ruby et pour Betty.
- Les mouchoirs portent la marque de différentes blanchisseries de Reims, fit observer Mme Guillemin avec une certaine fierté.
Pour finir, elle exhiba une collection de bagages : un sac de marin en toile, un petit sac de voyage en cuir, un sac à dos et un assortiment de vieilles valises de carton de différentes couleurs et de différentes tailles. Chacune reçut le sien et trouva à l'intérieur une brosse à dents, de la p‚te dentifrice, de la poudre, du cirage, des cigarettes et des allumettes - tout cela de marque française. Betty avait en effet insisté
pour que, malgré la brièveté du déplacement chacune ait une trousse complète.
- Rappelez-vous, dit Betty, qu'il est hors de question que vous emportiez quoi que ce soit qui ne vous aurait pas été remis cet après-midi. Votre vie en dépend.
Les ricanements cessèrent à l'évocation du danger qu'elles allaient affronter dans quelques heures.
- Bon, conclut Betty, retournez dans vos chambres et enfilez vos vêtements français, y compris des dessous. Nous nous retrouverons ensuite en bas pour dîner.
On avait installé un bar dans le grand salon de la maison, que Betty trouva occupé par une douzaine d'hommes, certains en uniforme de la RAF, mais tous
- Betty le savait pour être déjà venue ici - désignés pour effectuer des vols clandestins au-dessus de la France. Sur un tableau noir, les noms, ou les noms de code, de ceux qui décolleraient ce soir, et l'heure de leur départ.
Aristote : 19 heures 50
Capt.Jenkins & lient. Ramsey : 20 heures 5
Groupe Corneilles : 20 heures 30
Colgate & Bunter : 21 heures
MrBlister, Paradox, Saxophone : 22 heures 05
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Elle consulta sa montre. 18 heures 30 : encore deux heures.
Elle s'assit au bar et regarda tous ces gens, en se demandant lesquels reviendraient et lesquels mourraient là-bas. Certains étaient terriblement jeunes, ils fumaient et échangeaient des plaisanteries, l'air parfaitement insouciants. Les plus ‚gés, apparemment endurcis, savouraient qui un whisky, qui un gin, peut-être le dernier. Elle pensa à leurs parents, leurs épouses ou leurs petites amies, leurs bébés et leurs enfants. Les missions de ce soir en laisseraient avec une douleur qui ne s'effacerait jamais complètement.
Elle fut interrompue dans ces sombres réflexions par un spectacle qui la décontenança : vêtu d'un costume rayé, Simon Fortescue, l'onctueux bureaucrate du MI6, faisait son entrée dans le bar accompagné de Denise Bowyer. Elle en resta bouche bée.
- Elizabeth, dit Simon, je suis bien content de vous rencontrer. Sans attendre d'y être invité, il approcha un tabouret pour Denise. Gin-tonic, je vous prie, barman. que désirez-vous, lady Denise ?
- Un Martini, très sec.
- Et pour vous, Elizabeth ?
- Elle est censée être en Ecosse ! s'écria-t-elle, ne répondant pas à la question.
- …coutez, il semble y avoir eu un malentendu. Denise m'a tout raconté à
propos de ce policier...
- Il n'y a aucun malentendu, rétorqua sèchement Betty. Denise a loupé son stage, voilà tout.
Denise émit un grognement écouré.
- Je ne vois vraiment pas, reprit Fortescue, comment une fille remarquablement intelligente, et issue d'une illustre famille, pourrait échouer...
- Parce que c'est une grande gueule.
- Pardon ?
- Elle est incapable de tenir sa langue : on ne peut pas lui faire confiance, et elle ne devrait pas se promener ainsi, en liberté !
- Sale petite insolente, lança Denise.
Au prix d'un effort, Fortescue se maîtrisa et baissa la voix.
- …coutez, son frère est le marquis d'Inverlocky, un 271
proche du Premier ministre. Inverlocky lui-même m'a demandé de m'assurer que Denise aurait l'occasion de servir sa patrie. Alors, vous comprenez, il serait extrêmement indélicat de la renvoyer.
- Permettez-moi de mettre les choses au point, dit Betty en haussant le ton, si bien qu'un ou deux hommes installés au bar levèrent les yeux. Pour faire plaisir à votre ami de la haute, vous me demandez d'emmener quelqu'un qui n'est pas fiable dans une mission dangereuse derrière les lignes ennemies. C'est bien cela ?
¿ cet instant, Percy et Paul arrivèrent. Percy lança à Fortes-cue un regard sans bienveillance et Paul l‚cha :
- J'ai bien entendu ?
- J'ai amené Denise avec moi, déclara Fortescue, parce que ce serait franchement extrêmement gênant pour le gouvernement si on la laissait là...
- Ce serait un danger pour moi si elle venait ! lança Betty. Vous gaspillez votre salive. Elle ne fait plus partie de l'équipe.
- …coutez, je ne veux pas faire jouer mon grade...
- quel grade ? demanda Betty.
- J'ai démissionné des Gardes avec le grade de colonel...
- ¿ la retraite !
- ... et, en tant que fonctionnaire, j'ai rang de général de brigade.
- Ne soyez pas ridicule, vous n'appartenez même pas à l'armée.
- Je vous ordonne de prendre Denise avec vous.
- Voilà qui mérite réflexion.
- C'est mieux ainsi. Je suis s˚r que vous ne le regretterez pas.
- Très bien, c'est tout réfléchi. Allez vous faire foutre. Fortescue devint tout rouge. Jamais sans doute une femme ne lui avait parlé sur ce ton. Il restait muet, ce qui n'était pas son habitude.
- Eh bien ! remarqua Denise. Nous savons maintenant à quel genre de personne nous avons affaire.
- C'est à moi que vous avez affaire, intervint Paul. Je suis le responsable de cette opération et à aucun prix je ne prendrai Denise dans l'équipe. Si vous n'êtes pas d'accord, Fortescue appelez Monty.
272
- Bien dit, mon garçon, renchérit Percy.
Fortescue avait enfin retrouvé sa voix. Il menaça Betty du doigt.
- Le temps viendra, madame Clairet, o˘ vous regretterez de m'avoir dit cela, dit-il en se levant. Je suis désolé de cet incident, lady Denise, mais je crois que nous avons fait tout ce que nous pouvions ici.
Ils sortirent.
- Petite idiote, marmonna Percy.
- Allons dîner, conclut Betty.
Les autres attendaient déjà dans la salle à manger. Comme les Corneilles attaquaient leur dernier repas en Angleterre, Percy leur fit à chacune un joli cadeau : un étui à cigarettes pour les fumeuses, un poudrier en or pour les autres.
- Ils ont tous des poinçons français, alors vous pouvez les emporter, précisa-t-il. Ces objets ont une autre utilité : vous pouvez facilement les mettre en gage pour vous dépanner en cas de gros pépins.
Les femmes étaient ravies de son geste, mais sa remarque les ramena à des considérations plus sérieuses.
La nourriture était abondante - un vrai banquet par ces temps de guerre -
et les Corneilles y firent honneur. Betty, quant à elle, n'avait pas très faim, mais elle se força à avaler un steak respectable sachant que c'était plus de viande qu'elle n'en aurait en France en toute une semaine. La fin du repas sonna l'heure du départ pour le terrain d'aviation. Elles remontèrent dans leur chambre, prirent leur bagage français, puis embarquèrent dans le bus. Il emprunta une autre route de campagne, traversa une voie ferrée et approcha d'un groupe de b‚timents au bord d'un grand champ plat ; un panneau annonçait la ferme Gibraltar. Betty savait que s'y dissimulait en réalité le terrain d'aviation de Tempsford avec ses casernements en tôle camouflés en étables.
Dans l'une d'entre elles, un officier de la RAF en uniforme montait la garde devant des étagères croulant sous les équipements. On distribua son matériel à chacune des Corneilles après une fouille en bonne et due forme.
On découvrit dans la valise de Maude une boîte d'allumettes anglaises, dans la poche de Diana une grille de mots croisés arrachée au Daily Mirror que, jura-t-elle, elle comptait laisser dans l'avion, et dans les affaires 273
de Jelly, la joueuse invétérée, un jeu de cartes dont chacune portait la mention ´ made in Birmingham ª.
Paul distribua papiers d'identité, cartes de ravitaillement et tickets de textile. En outre, chaque femme reçut cent mille francs français, presque uniquement en coupures de mille, crasseuses : de quoi acheter deux conduites intérieures Ford.
On leur remit aussi des armes, des coÔts automatiques 12 mm, et des poignards de commando à deux lames, extrêmement tranchants. Betty refusa les deux, préférant son propre browning automatique de 9 mm qu'elle glisserait dans sa ceinture de cuir ainsi que, en cas d'urgence, une mitraillette. Au lieu du poignard de commando, elle garda son canif, moins long et moins redoutable, mais également moins encombrant ; ainsi un agent interpellé pourrait plonger la main dans sa poche et en retirer, au lieu de ses papiers qu'on lui demandait, le couteau.
Diana et Betty reçurent en outre, la première un fusil Lee-Enfield, la seconde une mitraillette Sten Mark II avec un silencieux.
Le plastic dont Jelly aurait besoin fut réparti équitablement entre les six femmes, si bien qu'il en resterait encore assez même si un ou deux bagages se perdaient.
- Mais je risque de sauter avec ! s'exclama Maude. Jelly lui expliqua qu'elle ne risquait absolument rien.
- Je me rappelle un type qui a pris ça pour du chocolat et qui en a croqué
un bout, raconta-t-elle. quelle courante après !
On leur proposa les traditionnelles grenades Mills rondes à écailles, mais Betty insista pour la catégorie des défensives qui pouvaient aussi faire office de charges explosives. Chaque femme reçut enfin un stylo dont le capuchon creux cachait un comprimé de cyanure.
Puis ce fut le passage obligatoire par les toilettes avant d'enfiler la combinaison de vol avec une poche revolver, ce qui permettait de se défendre dès l'atterrissage - le casque, les lunettes et, en dernier lieu, le harnais du parachute.
Paul demanda à Betty de sortir un moment : il avait gardé les laissez-passer indispensables à l'équipe pour accéder au ch‚teau, car si une Corneille était capturée par la Gestapo, un tel document trahirait le véritable objectif de la mission. Pour plus de s˚reté, il les confia donc tous à Betty qui ne les distribuerait qu'à la dernière minute.
274
Alors, il l'embrassa. Se plaquant contre son corps, elle lui rendit son baiser avec une passion désespérée, faisant fi sans vergogne de sa réserve, jusqu'à en perdre haleine.
- Ne te fais pas tuer, lui souffla-t-il à l'oreille.
Une toux discrète accompagnée de l'odeur de la pipe de Percy vint les interrompre. Elle se dégagea.
- Le pilote attend vos instructions, signala Percy à Paul. Paul acquiesça et s'éloigna.
- Faites-lui bien comprendre que c'est Betty qui commande, lui cria Percy.
- Bien s˚r, répondit Paul.
Percy avait l'air préoccupé et Betty eut un mauvais pressentiment.
- que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
- Un motard venant de Londres, dit-il en lui tendant une feuille de papier qu'il avait prise dans la poche de son blouson, a apporté cela du qG du SOE
juste avant notre départ. C'est Brian Standish qui l'a envoyé hier soir.
Il tira nerveusement sur sa pipe et exhala un nuage de fumée. Betty examina la feuille dans la lumière du soir. C'était un message déchiffré dont la teneur la frappa comme un coup à l'estomac. Elle leva les yeux, consternée.
- Brian est tombé aux mains de la Gestapo !
- Juste quelques secondes.
- C'est ce qu'il prétend.
- Vous n'y croyez pas ?
- Ah ! putain ! dit-elle tout haut provoquant la stupéfaction d'un pilote qui passait, peu habitué à entendre ce genre de terme dans la bouche d'une femme.
Betty roula le papier en boule et le jeta sur le sol. Percy se baissa pour le ramasser et le défroissa.
- Essayons de garder notre calme et de réfléchir de façon positive-Betty prit une profonde inspiration.
- Nous avons un principe, dit-elle d'un ton catégorique. Tout agent capturé par l'ennemi, quelles que soient les circonstances, doit être immédiatement rappelé à Londres pour être débriefé.
- Alors, vous n'aurez pas d'opérateur radio.
- Je peux m'en passer. Et ce Charenton ?
275
- Je trouve naturel que Mlle Lemas ait recruté quelqu'un pour l'aider.
- Toutes les recrues doivent être avalisées par Londres.
- Vous savez que c'est une règle qu'on n'a jamais appliquée.
- Au minimum, elles devraient être approuvées par le commandement local.
- Eh bien, c'est fait maintenant : Michel estime qu'on peut se fier à
Charenton. Et Charenton a sauvé Brian de la Gestapo. Toute cette scène à la cathédrale, ça ne peut pas être un
coup monté, non ?
y
- Peut-être qu'elle n'a jamais eu lieu et que ce message
*~^ SCpUcIIlC JOUT émane directement du quartier général de la Gestapo.
- Mais il contient tous les codes de sécurité. D'ailleurs, ils _, ,. _ . . n'iraient pas inventer qu'il a été fait prisonnier et qu'il s'est
oameal J JUIH échappé. Ils sauraient que ça éveillerait nos soupçons. Ils se
contenteraient de dire qu'il était bien arrivé.
- Vous avez raison, mais je n'aime quand même pas ça.
- Non, moi non plus, dit-il à l'étonnement de Betty. Mais je ne sais que faire.
- Il faut courir le risque, soupira-t-elle. Nous n'avons pas le temps de prendre des précautions. Si nous ne mettons pas hors d'usage le central téléphonique dans les trois jours qui viennent, ce sera trop tard. Il faut y aller de toute façon.
Percy acquiesça, les larmes aux yeux. Il prit sa pipe entre ses dents puis la retira.
- C'est bien, mon petit, dit-il dans un souffle. C'est bien.
i
30.
Le SOE ne possédait pas d'avion : il devait les emprunter à la RAF, situation extrêmement pénible. En 1941, l'aviation lui avait confié deux Lysander, trop lents et trop lourds pour assurer le rôle de soutien sur le champ de bataille pour lequel on les avait prévus, mais parfaits pour les atterrissages clandestins en territoire ennemi. Plus tard, sous la pression de Churchill, deux escadrilles de bombardiers démodés furent affectées au SOE, même si le chef du Bomber Command, Arthur Harris, ne cessa jamais d'intriguer pour les récupérer. Au printemps 1944, à l'époque o˘ l'on parachutait en France des douzaines d'agents pour préparer le débarquement, le SOE disposait de trente-six appareils.
Les Corneilles embarquèrent à bord d'un Hudson, un bombardier léger, bimoteur américain fabriqué en 1939 et depuis lors dépassé par le bombardier lourd Lancaster quadrimoteur. Le Hudson avait deux mitrailleuses à l'avant auxquelles la RAF en avait ajouté deux en installant une tourelle à l'arrière. Dans le fond de la cabine des passagers, une glissière en forme de toboggan permettait aux parachutistes de se jeter dans le vide. Il n'y avait pas de sièges et les six femmes et leur contrôleur étaient donc assis à même le métal de la carlingue. C'était froid, inconfortable et elles avaient peur, mais Jelly fut prise d'un fou rire qui les ragaillardit toutes.
Elles partageaient l'espace avec douze conteneurs métalliques de la taille d'un homme et munis d'un parachute qui renfermaient - Betty le présumait -
des armes et des munitions
279
I
pour que d'autres réseaux de résistance puissent intervenir derrière les lignes allemandes au moment du débarquement. Après avoir largué les Corneilles à Chatelle, le Hudson se rendrait à une autre destination avant de rebrousser chemin pour regagner Tempsford.
Le décollage avait été retardé à cause d'un altimètre défectueux qu'il avait fallu remplacer : il était donc une heure du matin quand elles laissèrent derrière elles la côte anglaise. Au-dessus de la Manche, le pilote choisit de voler à quelques dizaines de mètres au-dessus de la mer pour échapper aux radars ennemis ; Betty, quant à elle, espérait sans rien dire qu'elles ne serviraient pas de cible aux navires de la Royal Navy, mais il reprit bientôt une altitude de deux mille quatre cents mètres pour franchir les fortifications de la côte française. Il passa ainsi le mur de l'Atlantique, puis redescendit à moins de cent mètres pour faciliter la t
‚che du navigateur.
Celui-ci, plongé dans ses cartes, calculait à l'estime la position de l'appareil. La lune serait pleine dans trois jours, aussi, malgré le black-out, distinguait-on sans mal les grandes villes. Toutefois, comme elles disposaient, pour la plupart, de batteries antiaériennes, il était préférable de les éviter, tout comme, pour la même raison, les camps et les bases militaires. Les rivières et les lacs étaient les accidents de terrain les plus précieux, surtout quand la lune se reflétait dans l'eau. Les forêts faisaient des taches sombres et toute disparition inattendue de l'une d'elles montrait clairement que le pilote s'était écarté de sa route.
La lune qui faisait briller les rails de chemin de fer, le rougeoiement d'une locomotive et parfois les phares d'une voiture méprisant le black-out étaient autant d'utiles indications.
Pendant tout le vol, Betty repensa aux nouvelles qu'on lui avait données de Brian Standish et de ce nouveau venu, Charen-ton. L'histoire était sans doute vraie. Par l'intermédiaire d'un des prisonniers raflés au ch‚teau par la Gestapo le dimanche précédent, les Allemands avaient découvert les rendez-vous dans la crypte de la cathédrale et ils avaient tendu un piège dans lequel Brian était tombé mais dont il avait réussi à s'échapper gr‚ce à la nouvelle recrue de Mlle Lemas. Tout cela était parfaitement possible.
Betty toutefois se méfiait des explications plausibles, ne se sentant en s˚reté que quand les événements sui-280
vaient la procédure habituelle et n'exigeaient aucune explication supplémentaire.
En approchant de la Champagne, une autre aide à la navigation intervint, l'invention récente connue sous le nom d'Eureka-Rebecca. Une balise émettait un appel radio d'un emplacement secret quelque part à Reims -
Betty savait qui l'avait installée dans la tour de la cathédrale, mais l'équipage du Hudson l'ignorait. C'était la moitié, Eurêka. L'autre, Rebecca, se trouvait à bord de l'appareil : un récepteur radio coincé dans la cabine auprès du navigateur. Ils étaient à environ quatre-vingts kilomètres au nord de Reims quand ce dernier capta le message d'Eureka envoyé depuis la cathédrale.
La première idée des inventeurs avait été de placer Eurêka sur le terrain d'atterrissage avec le comité d'accueil, mais ce n'était pas faisable.
L'appareil, pesant près de cinquante kilos, était trop encombrant pour être transporté discrètement ; de plus, on aurait du mal, au premier poste de contrôle, à en expliquer la présence, f˚t-ce au fonctionnaire de la Gestapo le plus crédule. Michel et les autres chefs de la Résistance voulaient bien qu'on installe Eurêka dans une position permanente, mais absolument pas qu'on le trimbale.
Le navigateur devait donc recourir aux méthodes traditionnelles pour repérer Chatelle. Il bénéficiait toutefois de la présence de Betty à ses côtés : elle s'était posée là à diverses occasions et reconnaîtrait donc l'endroit. En fait, ils passèrent à un peu plus d'un kilomètre à l'est du village, mais Betty repéra l'étang et remit le pilote sur la bonne trajectoire.
Ils tournèrent à moins de cent mètres au-dessus du pré. Betty aperçut les quatre lumières vacillantes en forme de L, et celle qui se trouvait au pied du L, clignotant suivant le code convenu. Le pilote remonta à près de deux cents mètres, l'altitude idéale pour un largage : plus haut, le vent ferait dériver les parachutistes, plus bas, leur parachute risquait de s'ouvrir trop tard.
- quand vous voudrez, dit le pilote.
- Je ne suis pas prête.
- qu'est-ce qui se passe ?
- quelque chose ne va pas.
L'instinct de Betty déclenchait chez elle une sonnette 281
d'alarme, outre ce qui concernait Brian Standish et Charenton. Elle désigna le village à l'ouest et ajouta :
- Regardez, aucune lumière.
- «a vous surprend ? C'est le black-out. Et il est plus de trois heures du matin.
- C'est la campagne, fit Betty en secouant la tête, ils se moquent du black-out. Et puis il y a toujours au moins une personne éveillée : une mère avec un nouveau-né, un insomniaque, un étudiant qui potasse son examen. Je n'ai jamais vu le village plongé dans une obscurité totale.
- Si vous avez vraiment l'impression que quelque chose cloche, nous devrions filer dare-dare, grommela le pilote, un peu nerveux.
Une autre raison la préoccupait. Perplexe, elle voulut se gratter la tête, mais ses doigts rencontrèrent le casque, et l'idée qu'elle poursuivait lui échappa.
que faire ? Elle ne pouvait tout de même pas annuler la mission sous le prétexte que, pour une fois, les villageois de Chatelle respectaient les règles du black-out.
L'avion survola le champ et amorça un virage.
- Rappelez-vous, fit observer le pilote d'un ton anxieux, chaque passage augmente les risques. Tous les habitants ont entendu maintenant nos moteurs et l'un d'entre eux va appeler la police.
- Justement ! fit-elle. Nous avons d˚ réveiller tout le monde et pourtant personne n'a allumé une lumière.
- Je ne sais pas, moi, les gens de la campagne n'ont parfois aucune curiosité. Ils aiment bien rester sur leur quant-à-soi, comme ils disent.
- Allons donc. Ils sont aussi curieux que n'importe qui. C'est bizarre.
Le pilote avait l'air de plus en plus soucieux, mais il continuait à
tourner en rond. Elle se rappela tout d'un coup ce qui l'avait frappé.
- Le boulanger aurait d˚ allumer son four. En temps normal, on voit la lueur d'en haut.
- Il est peut-être fermé aujourd'hui.
- quel jour est-on ? Samedi. Un lundi ou un mardi d'accord, mais jamais un samedi. qu'est-il arrivé ? On dirait une ville fantôme.
282
Comme si, pensa-t-elle, les villageois, y compris le boulanger, avaient été
rassemblés et enfermés dans une grange - ce que la Gestapo avait sans doute fait si elle les attendait.
- Alors, allons-nous-en.
Je ne peux pas annuler la mission, réfléchissait Betty, c'est trop important. Mais tous ses sens lui dictaient de ne pas sauter à Chatelle.
- C'est quand même risqué, murmura-t-elle. Le pilote perdait patience.
- Alors décidez-vous !
- quelle est votre prochaine destination ? demanda-t-elle, se souvenant soudain des conteneurs dans la cabine.
- Je ne suis pas censé vous le dire.
- Non, en général pas, mais cette fois j'ai vraiment besoin de savoir.
- Un champ au nord de Chartres. Autrement dit, le réseau du Sacristain.
- Je le connais, s'écria Betty, qui sentait son excitation monter. Vous pourriez nous larguer avec les conteneurs. Leur comité d'accueil nous prendra en charge et nous pourrions être à Paris cet après-midi, à Reims demain matin.
Il saisit le manche à balai.
- C'est ce que vous voulez faire ?
- C'est possible ?
- Je peux vous larguer là-bas, pas de problème. La décision vous appartient. Vous êtes responsable de la mission : on me l'a très clairement expliqué.
Betty réfléchit : il fallait qu'elle transmette un message à Michel par la radio de Brian pour le prévenir que, si le parachutage avait été annulé, elle était quand même en route. Mais, au cas o˘ la radio de Brian serait entre les mains de la Gestapo, elle devrait ne fournir que le minimum de renseignements. Cela dit, c'était faisable. Elle rédigerait un bref message radio que le pilote apporterait à Percy : Brian le recevrait d'ici deux heures.
Elle devrait également modifier les dispositions prises pour le ramassage des Corneilles après la mission. Pour l'instant, un Hudson devait se poser à deux heures du matin dimanche à Chatelle et, au cas o˘ elles n'y seraient pas, revenir la nuit suivante à la même heure. Si on avait livré le nom de Chatelle à la Gestapo, ce qui rendait la prairie inutilisable, elle devrait recou-283
rir au terrain de Laroque, à l'ouest de Reims, nom de code : Champ d'or. La mission durerait un jour de plus parce qu'elles devraient faire le trajet de Chartres à Reims, en prévoyant le passage de l'avion de ramassage lundi à deux heures du matin, ou le lendemain à la même heure.
Elle évalua les conséquences : Chartres lui faisait perdre un jour, mais atterrir à Chatelle pouvait signifier l'échec de la mission et l'emprisonnement des Corneilles dans les chambres de torture de la Gestapo.
Pas d'hésitation.
- Cap sur Chartres, ordonna-t-elle au pilote.
- Roger, j'exécute.
L'appareil vira sur l'aile et changea de cap ; Betty revint dans la cabine, sous les regards convergents des Corneilles.
- Changement de programme, annonça-t-elle.
31.
Tapi sous une haie, Dicter regarda avec stupéfaction l'avion britannique tourner au-dessus du p‚turage.
Pourquoi ces atermoiements ? Le pilote avait exécuté deux passages au-dessus du terrain. Les flambeaux étaient bien en place. Le responsable du comité d'accueil avait-il fait clignoter un code erroné ? Les hommes de la Gestapo avaient-ils éveillé les soupçons ? quelle situation exaspérante : Elizabeth Clairet à seulement quelques mètres de lui, si près qu'avec son pistolet il pourrait toucher l'appareil.
Là-dessus, l'avion vira sur l'aile, changea de direction et fila vers le sud. Dicter était mortifié. Elizabeth Clairet lui avait échappé - sous le nez de Walter Goedel, de Willi Weber et de vingt hommes de la Gestapo. Il enfouit son visage entre ses mains.
que s'était-il passé ? Il pouvait y avoir une douzaine de raisons. Tandis que le ronronnement des moteurs s'éloignait, Dicter entendit des cris d'indignation en français. Les hommes de la Résistance semblaient aussi perplexes que lui. ¿ son avis, Betty, qui avait de l'expérience, avait flairé un piège et annulé le parachutage. Walter Goedel, allongé par terre auprès de lui, demanda :
- qu'allez-vous faire maintenant ?
Dicter réfléchit brièvement. quatre membres de la Résistance se trouvaient à proximité : Michel, le chef, que sa blessure faisait encore boiter ; Hélicoptère, l'opérateur radio britannique ; un Français que Dicter ne reconnut pas et une jeune
285
femme. qu'allait-il faire d'eux ? Laisser Hélicoptère libre de ses mouvements était un bon plan en théorie, mais cela lui avait déjà valu deux revers humiliants ; il n'avait pas le cran de continuer. Il fallait à
partir du fiasco de ce soir, en revenant aux méthodes traditionnelles d'interrogatoire, sauver au moins quelque chose de l'opération - notamment sa réputation.
Il porta à ses lèvres le micro de sa radio à ondes courtes. ´ ¿ toutes les unités, ici le major Franck, dit-il à voix basse. Allez-y, je répète, Allez-y. ª Puis il se leva et dégaina son pistolet. Les projecteurs dissimulés dans les arbres s'allumèrent, éclairant impitoyablement les quatre terroristes plantés au milieu du champ, soudain ahuris et vulnérables.
- Vous êtes cernés ! Les mains en l'air ! cria Dicter en français.
Auprès de lui, Goedel prit son Luger. Les quatre hommes de la Gestapo qui accompagnaient Dicter braquèrent leur fusil sur les jambes des résistants.
Il y eut un moment de flottement : les résistants allaient-ils ouvrir le feu ? S'ils le faisaient, ils seraient fauchés par les Allemands, ou au mieux blessés ; mais Dicter n'avait guère eu de chance ce soir : s'ils étaient tous les quatre tués, c'en serait fini. Profitant de l'hésitation des résistants, Dicter s'avança dans la lumière, flanqué de ses quatre compatriotes.
- Il y a vingt fusils braqués sur vous, cria-t-il. Ne touchez pas à vos armes.
L'un d'eux, ignorant l'avertissement, se mit à courir arrachant un juron à
Dicter : l'imbécile qui, dans le faisceau des projecteurs, fonçait à
travers le pré comme un taureau furieux, avait les cheveux roux d'Hélicoptère.
- Abattez-le, ordonna calmement Dicter.
Ceux-ci visèrent soigneusement avant de tirer. Les détonations claquèrent dans le silence de la prairie. Hélicoptère fit encore deux pas, puis s'écroula.
Dicter regarda les trois autres qui attendaient ; lentement, ils levèrent les mains au-dessus de leur tête. Dicter transmit par radio : ´ ¿ toutes les équipes dans le pré, avancez et emparez-vous des prisonniers. ª II rengaina son pistolet.
Il s'approcha de l'endroit o˘ gisait Hélicoptère : il ne bougeait pas. Les hommes de la Gestapo avaient visé les jambes, mais toucher une cible en mouvement dans le noir était difficile
286
et l'un d'eux avait misé trop haut : dans le cou, sectionnant la moelle épinière, ou la jugulaire ou les deux. Dicter s'agenouilla auprès de lui et t‚ta son pouls : rien.
- Tu n'étais pas un agent très malin, mais tu t'es comporté en brave, murmura-t-il. que Dieu ait ton ‚me, fit-il en lui fermant les yeux.
Il observa les trois autres qu'on désarmait avant de leur passer les menottes. Michel résisterait à un interrogatoire ; Dicter l'avait vu au combat, il était courageux. Son point faible était sans doute la vanité, aussi torturer ce beau coureur de jupons devant un miroir serait la bonne méthode - lui casser le nez, lui briser les dents, lui lacérer les joues, lui faire comprendre que chaque minute d'obstination supplémentaire le défigurerait davantage.
Venait ensuite un professeur ou un avocat : on trouva sur lui un laissez-
passer autorisant le Dr Claude Bouler à circuler après le couvre-feu.
Dicter pensa à un faux mais il y avait bel et bien dans l'une de leurs voitures une authentique sacoche de médecin, pleine d'instruments et de médicaments. Arrêté, il avait p‚li mais restait maître de lui - lui aussi poserait des problèmes.
La plus prometteuse, c'était la fille. Dix-neuf ou vingt ans, jolie, de longs cheveux bruns et de grands yeux, mais le regard vide. D'après ses papiers, il s'agissait de Gilberte Duval. Dicter avait retenu de l'interrogatoire de Gaston que Gilberte était la maîtresse de Michel et la rivale de Betty. Habilement manipulée, elle se laisserait facilement retourner.
On fit venir jusqu'à la ferme Grandin les véhicules allemands garés dans l'étable. Les prisonniers montèrent dans un camion avec les hommes de la Gestapo. Dicter ordonna qu'on les garde dans des cellules séparées et qu'on les empêche de communiquer.
La Mercedes de Weber les ramena, lui et Goedel, à Sainte-Cécile.
- quelle farce ! cracha Weber d'un ton méprisant. que de temps et d'énergie g‚chés !
- Pas tout à fait, observa Dicter. Nous avons retiré de la circulation quatre agents subversifs - ce qui, après tout, est le boulot de la Gestapo
- mieux encore, trois d'entre eux sont en vie et pourront être interrogés.
287
- qu'espérez-vous obtenir d'eux ? demanda Goedel.
- Le mort, Hélicoptère, était un opérateur radio, expliqua Dicter. J'ai une copie de son livre de code. Malheureusement il n'avait pas emporté son émetteur. Retrouvons-le et nous nous ferons passer pour Hélicoptère.
- Vous n'avez qu'à utiliser n'importe quelle radio puisque vous connaissez la fréquence qui lui est attribuée ?
- Pour une oreille expérimentée, expliqua Dicter en secouant la tête, chaque émetteur est différent. Et ces petites radios portables ont des caractéristiques particulières. On a supprimé tous les circuits qui ne sont pas essentiels, afin de les miniaturiser au maximum et le résultat est d'une piètre qualité sonore. Si nous en possédions une exactement comme la sienne, confisquée à un autre agent, on pourrait prendre le risque.
- Il se peut que nous en ayons une quelque part.
- Oui, mais à Berlin. Il est plus facile de retrouver celle d'Hélicoptère.
- Comment vous y prendrez-vous ?
- La fille me dira o˘ elle est.
Pendant le reste du trajet, Dicter réfléchit à sa stratégie d'interrogatoire. Torturer la fille devant les hommes : ils résisteraient... Les torturer devant la fille... Il y avait peut-être un moyen plus facile.
Un plan s'esquissait dans son esprit au moment o˘ ils passèrent devant la bibliothèque municipale au centre de Reims. Il avait déjà remarqué ce b
‚timent : un petit bijou Art déco b‚ti en pierre sombre au milieu d'un parc.
- Voudriez-vous faire arrêter un instant la voiture, je vous prie, major Weber ?
Weber donna un ordre à son chauffeur.
- Avez-vous des outils dans le coffre ?
- Je n'en ai aucune idée. Pour quoi faire ?
- Bien s˚r, major, intervint le chauffeur, nous avons une trousse à
outils.
- Un marteau de bonne taille ?
- Mais oui, fit l'homme en sautant à terre.
- J'en ai pour un instant, dit Dicter en descendant. Muni d'un marteau à
long manche avec une solide tête en
acier, Dicter passa devant un buste d'Andrew Carnegie et se diri-288
gea vers la bibliothèque. Bien s˚r, tout était fermé et plongé dans l'obscurité. Les portes vitrées étaient protégées par une grille de fer forgé. Contournant le b‚timent, il découvrit au sous-sol l'entrée des archives municipales commandée par une porte en bois.
Dicter fit sauter la serrure, entra et alluma. Il repéra un petit escalier qui menait au rez-de-chaussée, à la salle de lecture. Il s'orienta vers la section ´ Romans ª, précisément à la lettre F, pour Flaubert, et prit un exemplaire du livre qu'il cherchait, Madame Bovary. Ce n'était pas un coup de chance extraordinaire : s'il existait une ouvre qui figurait dans toutes les bibliothèques de France, c'était bien celle-là.
Il feuilleta l'ouvrage jusqu'au chapitre neuf et trouva le passage auquel il songeait. Sa mémoire ne l'avait pas trompé : c'était exactement ce qu'il lui fallait.
Il revint à la voiture. Goedel avait l'air de s'amuser. Weber, quant à lui, lança d'un ton incrédule :
- Vous cherchiez de la lecture ?
- J'ai parfois du mal à m'endormir, répliqua Dicter. Goedel se mit à rire.
Il prit le livre des mains de Dicter et en
lut le titre.
- Un classique de la littérature mondiale certes, déclara-t-il ; j'imagine cependant que c'est la première fois qu'on fracture la porte d'une bibliothèque pour l'emprunter.
Ils poursuivirent vers Sainte-Cécile. Lorsqu'ils arrivèrent au ch‚teau, le plan de Dicter était au point. Il ordonna au lieutenant Hesse de préparer Michel, de le déshabiller et de le ligoter à une chaise dans la chambre de torture.
- Montrez-lui l'instrument qu'on utilise pour arracher les ongles, dit-il.
Laissez-le sur la table devant lui.
Pendant ce temps, il prit une plume, une bouteille d'encre et un bloc de papier à lettres. Walter Goedel s'était installé dans un coin pour observer la scène.
Dicter examina Michel pendant quelques instants : grand, de séduisantes petites rides autour des yeux, le chef du réseau affichait cet air de voyou qui plaît aux femmes. Maintenant, il avait peur, mais il était résolu. Sans doute, songea Dicter, se demande-t-il comment faire pour tenir le plus longtemps possible sous la torture.
Dicter campa le décor, celui de l'alternative qu'il proposait 289
I
à Michel : sur la table d'un côté la plume, l'encre et le papier, de l'autre la pince pour arracher les ongles.
- Détachez-lui les mains, ordonna-t-il.
Hesse obéit. Il comprenait à voir le visage de Michel qu'il éprouvait un immense soulagement en même temps qu'il redoutait de s'être trompé.
- Avant d'interroger les prisonniers, expliqua Dicter à Walter Goedel, je vais recueillir des échantillons de leur écriture.
- Leur écriture ?
Dicter confirma, sans perdre Michel de vue : apparemment plein d'espoir, celui-ci semblait avoir compris ce bref échange en allemand. Dicter tira de sa poche Madame Bovary, l'ouvrit et le posa sur la table.
- Copiez le chapitre neuf, dit-il à Michel en français. Mais remplacez les
´ vous ª par des ´ tu ª, précisa-t-il sans donner d'explication.
Michel hésita devant cette demande bien anodine. Il soupçonnait un piège, devina Dicter, mais il ne voyait pas lequel. Die-ter attendit. Les résistants avaient pour consigne de tout faire pour reculer le moment o˘
l'on commencerait à les torturer. Il y avait peu de chance que ce soit inoffensif, mais cela valait mieux que de se faire arracher les ongles.
- Très bien, dit-il après un long silence, et il se mit à couvrir cinq feuillets de papier à lettres - deux pages du livre - d'une grande écriture énergique.
Michel s'apprêtait à tourner une nouvelle page quand Dicter l'arrêta. Il demanda à Hans de le reconduire dans sa cellule et de lui amener Gilberte.
Goedel examina ce que Michel avait écrit et secoua la tête d'un air perplexe.
- Je ne vois pas o˘ vous voulez en venir, dit-il.
Il lui rendit les feuillets et regagna sa chaise. Dicter déchira soigneusement une des pages pour ne garder que certains mots. Gilberte arriva, terrifiée mais avec un air de défi.
- Je ne vous dirai rien, déclara-t-elle. Jamais je ne trahirai mes amis.
D'ailleurs, je ne sais rien. Je ne fais que conduire des voitures.
Dicter lui dit de s'asseoir et lui offrit du café.
- Du vrai, précisa-t-il en lui tendant une tasse.
Elle but une gorgée et le remercia. Dicter l'examina : mal-290
gré son expression un peu rustre, elle était très belle, avec de longs cheveux bruns et des yeux sombres.
- Vous êtes une femme charmante, Gilberte, commença-t-il. Je ne crois pas que, au fond du cour, vous soyez une meurtrière.
- Absolument pas ! affirma-t-elle.
- Il arrive à une femme de faire des choses par amour, n'est-ce pas ?
- Vous comprenez, dit-elle en le regardant d'un air surpris.
- Je sais tout de vous. Vous êtes amoureuse de Michel. Elle baissa la tête sans rien dire.
- Un homme marié, évidemment. C'est regrettable. Mais vous l'aimez. Voilà
pourquoi vous aidez la Résistance, par amour pas par haine.
Elle hocha la tête.
- J'ai raison ? fit-il. Il me faut une réponse.
- Oui, murmura-t-elle.
- Vous avez été mal inspirée, ma chère.
- Je sais que j'ai eu tort.
- Vous vous méprenez. Vous avez été mal inspirée, non pas en enfreignant la loi, mais en tombant amoureuse de Michel.
Elle fixa sur lui un regard étonné.
- Je sais qu'il est marié, mais...
- J'ai peur qu'il ne vous aime pas vraiment.
- Mais si !
- Non. Il aime sa femme. Elizabeth Clairet, dite Betty. Une Anglaise - ni très chic ni très belle, quelques années de plus que vous - mais il l'aime.
Les larmes aux yeux, elle lança :
- Je ne vous crois pas.
- Il lui écrit, vous savez. Il utilise probablement les courriers pour faire parvenir ses messages en Angleterre. Il lui envoie des lettres d'amour pour lui dire combien elle lui manque. Il ne manque pas de poésie, dans un genre un peu démodé. J'en ai lu certaines.
- Ce n'est pas possible.
- Il en avait une sur lui quand nous vous avons arrêtés. Il a essayé de la détruire, mais nous avons réussi à en sauver des frag-291
ments. Dicter sortit de sa poche la feuille qu'il avait déchirée et la lui tendit. Ce n'est pas son écriture ?
- Si.
- Si ce n'est pas une lettre d'amour... qu'est-ce que c'est ? Gilberte se mit à déchiffrer lentement en remuant les
lèvres :
Je pense à toi continuellement. Ton souvenir me désespère ! Pardon !... Je te quitte... Adieu ! ...J'irai loin..., si loin que tu n'entendras plus parler de moi !..., et cependant..., aujourd 'hui..., je ne sais quelle force encore m'a poussé vers toi ! On ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point aux sourires des anges ! On se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant, adorable.
Elle reposa la feuille avec un sanglot.
- Je suis désolé de vous apprendre cela moi-même, reprit Dicter avec douceur.
Il ôta de sa poche de poitrine un mouchoir de batiste blanc et le lui tendit. Elle y enfouit son visage.
Le moment était venu de faire dériver imperceptiblement la conversation vers l'interrogatoire.
- Je suppose que Michel vit avec vous depuis le départ de Betty.
- Depuis plus longtemps, protesta-t-elle avec indignation. Tous les soirs depuis six mois, sauf quand elle est en ville.
- Dans votre maison ?
- J'ai un appartement. Petit. Mais suffisant pour deux... deux personnes qui s'aiment, poursuivit-elle en sanglotant.
Dicter s'efforçait de garder à la conversation un ton léger tout en approchant obliquement du sujet qui l'intéressait vraiment.
- Devoir partager un espace aussi exigu avec Hélicoptère n'a pas d˚ être facile.
- Il n'habite pas là. Il n'est arrivé qu'aujourd'hui.
- Mais vous avez d˚ vous demander o˘ l'installer.
- Non, Michel lui a trouvé un endroit, une chambre vide au-dessus de la vieille librairie de la rue Molière.
Walter Goedel s'agita soudain sur son siège : il venait de comprendre o˘
tout cela les menait. Dicter, sans un regard dans 292
sa direction, demanda, comme si cela n'avait aucune importance :
- Il n'a pas laissé ses affaires chez vous quand vous êtes allés à
Chatelle pour accueillir l'avion ?
- Non, il a tout emporté dans sa chambre. Dicter alors posa la question clé :
- Y compris sa petite valise ?
- Oui.
Dicter savait ce qu'il voulait. La radio d'Hélicoptère l'attendait dans une chambre au-dessus de la librairie de la rue Molière.
- J'en ai fini avec cette andouille, dit-il à Hans en allemand. Passez-la à
Becker.
La voiture de Dicter, l'Hispano-Suiza bleue était garée devant le ch‚teau.
Walter Goedel assis auprès de lui et Hans Hesse à l'arrière, il traversa en trombe les villages jusqu'à Reims et eut tôt fait de trouver la librairie de la rue Molière.
Ils enfoncèrent la porte et grimpèrent un escalier aux marches nues jusqu'à
la pièce au-dessus de la boutique. Il n'y avait aucun meuble à part une paillasse sur laquelle on avait jeté une couverture. Sur le plancher, auprès du lit improvisé, une bouteille de whisky, une trousse de toilette et la petite valise. Die-ter l'ouvrit pour montrer la radio à Goedel.
- Avec ça, dit-il d'un ton triomphant, je peux devenir Hélicoptère.
En retournant à Sainte-Cécile, ils discutèrent du message qu'il fallait envoyer.
- En premier lieu, Hélicoptère voudrait savoir pourquoi les parachutistes n'ont pas été largués, déclara Dicter. Il va donc demander : ´ que s'est-il passé ? ª Vous êtes d'accord ?
- Il serait furieux, précisa Goedel.
- Alors, il dirait peut-être : ´ Bon sang, que s'est-il passé ?
ª
Goedel secoua la tête.
- J'ai suivi des études en Angleterre avant la guerre. ´ Bon sang ª est trop poli. C'est un euphémisme pour ´ mon Dieu. ª Jamais, dans l'Armée, un jeune homme ne l'utiliserait.
- Alors : ´ Putain, qu'est-ce qui s'est passé ? ª
- Trop grossier, protesta Goedel. Il sait que le message peut être déchiffré par une femme.
293
- Choisissez : votre anglais est meilleur que le mien.
- Je crois qu'il dirait : ´ que diable s'est-il passé ? ª Cela exprimerait sa colère, et ce juron masculin ne choquerait pas une femme.
- D'accord. Il voudrait savoir ce qu'il doit faire ensuite, alors il demanderait quels sont les ordres. Comment s'exprimerait-il ?
- Sans doute : Énvoyez instructions. ª Les Anglais détestent le mot órdre ª : pour eux cette notion manque de raffinement.
- Très bien. Nous demanderons une réponse rapide car Hélicoptère serait impatient, et nous aussi.
Arrivés au ch‚teau, ils descendirent au sous-sol pour gagner la salle d'écoute radio. Un opérateur radio d'un certain ‚ge, du nom de Joachim, brancha l'émetteur et le régla sur la fréquence d'urgence d'Hélicoptère tandis que Dicter griffonnait le message qu'ils étaient convenus d'envoyer :
qUE DIABLE S'EST-IL PASS… ?
ENVOYEZ INSTRUCTIONS. R…PONDEZ IMM…DIATEMENT.
Dicter fit un effort pour maîtriser son impatience et montra soigneusement à Joachim comment chiffrer le message, y compris les codes de sécurité.
- Le doigté d'un expéditeur, comme son écriture, demanda Goedel, n'est-il pas reconnaissable ? Peuvent-ils découvrir que ce n'est pas Hélicoptère qui utilise l'émetteur ?
- C'est vrai, reconnut Joachim, Mais j'ai écouté deux ou trois fois ce type émettre et je peux l'imiter. C'est un peu comme copier un accent pour, par exemple, parler comme un habitant de Francfort.
- Vous vous sentez capable de l'imiter parfaitement après l'avoir entendu deux fois ? demanda Goedel, sceptique.
- Parfaitement, non. Mais les agents émettent souvent dans des conditions difficiles, éprouvantes pour les nerfs ; ils sont inquiets à l'idée de se faire repérer ; on mettra les petites variantes sur le compte de la tension.
Il se mit à pianoter les lettres. Dicter évaluait l'attente au minimum à
une heure : les Britanniques devront déchiffrer le message, puis le transmettre à l'officier traitant d'Hélicoptère qui sera s˚rement en train de dormir ; on le lui téléphonera donc et il composera immédiatement sa réponse qui devra être chiffrée avant d'être envoyée. Restera enfin pour Joachim à décoder le texte.
Dicter et Goedel, mettant à profit ce délai imposé, se rendirent à la cuisine. Un caporal du mess y commençait les préparatifs du petit déjeuner : ils se firent servir des saucisses et du café. Goedel, bien que pressé de retourner au qG de Rommel, avait décidé de rester, curieux de voir comment la situation allait évoluer.
Le jour se levait quand une jeune femme en uniforme de SS vint les prévenir : la réponse était arrivée et Joachim finissait de la dactylographier.
Ils se précipitèrent au sous-sol, pour y trouver Weber, décidément passé
maître dans l'art de surgir au bon moment. Joachim lui remit le message dactylographié et tendit des carbones à Dicter et à Goedel.
LES CORNEILLES ONT ANNUL… LARGAGE ET ONT ATTERRI AILLEURS ATTENDEZ CONTACT
DE PANTH»RE
- «a ne nous dit pas grand-chose, marmonna Weber.
- quelle déception ! renchérit Goedel.
- Vous avez tort tous les deux ! s'exclama Dicter. Panthère est en France
- et j'ai une photo d'elle !
Il tira d'un geste de prestidigitateur les photos de Betty Clairet qu'il avait dans sa poche et en tendit une à Weber.
- Sortez un imprimeur de son lit et faites tirer un millier d'exemplaires.
Je veux voir, dans les douze heures qui suivent, cette photo placardée dans tout Reims. Hans, faites le plein de ma voiture.
- O˘ allez-vous ? s'enquit Goedel.
- ¿ Paris faire la même chose avec l'autre cliché. Maintenant, je la tiens !
294
32.
Le parachutage se passa sans encombre. On largua d'abord les conteneurs pour éviter qu'ils ne tombent sur la tête d'une des Corneilles ; puis celles-ci s'assirent à tour de rôle sur le toboggan et, au signal du contrôleur, se laissèrent glisser dans le vide.
Betty souhaita bonne chance à l'équipage et sauta la dernière. L'Hudson vira aussitôt vers le nord et disparut dans la nuit. L'aube pointait : à
cause des diverses péripéties de la nuit, la dernière partie du vol s'effectuerait avec tous les risques du plein jour.
Betty fit un atterrissage parfait, les genoux fléchis et les bras le long du corps. Elle resta un moment immobile. Le sol français, songea-t-elle avec un frisson d'appréhension, était un territoire ennemi o˘ on la considérait comme une criminelle, une terroriste, une espionne. Si elle se faisait prendre, elle serait exécutée.
Elle chassa cette pensée et se releva. ¿ quelques mètres de là, dans le clair de lune, un ‚ne la contempla un instant avant de recommencer à
brouter. Dispersés dans la prairie, quelques résistants travaillant deux par deux ramassaient les volumineux conteneurs dont trois gisaient non loin d'elle.
Elle se débarrassait de son équipement quand un jeune homme s'approcha d'elle en courant et lui dit dans un français haletant :
- Nous n'attendions pas de personnel, rien que du matériel !
296
- Un changement de plan, dit-elle. Ne vous inquiétez pas. Anton est avec vous ?
Anton était le nom de code du chef du réseau Sacristain.
- Oui.
- Dites-lui que Panthère est ici.
- Ah !... Vous êtes Panthère ? fit-il, visiblement impressionné.
- Oui.
- Je suis Chevalier. Je suis très heureux de vous rencontrer.
Elle leva les yeux vers le ciel qui virait du noir au gris.
- Chevalier, trouvez Anton le plus vite possible, je vous prie. Dites-lui que j'ai six personnes qu'il faut transporter. Il n'y a pas de temps à
perdre.
- Très bien, fit-il en s'éloignant rapidement.
Elle replia soigneusement son parachute, puis entreprit de retrouver les autres Corneilles. Greta avait atterri dans un arbre et récolté quelques bleus en heurtant les plus hautes branches sans, toutefois, se blesser sérieusement ; elle avait réussi à se débarrasser de son harnais et à
descendre jusqu'au sol. Les autres avaient toutes atterri sur l'herbe sans dommage.
- Je suis très fière de moi, déclara Jelly, mais je ne le referais pas pour un million de livres.
Betty emmena les Corneilles vers l'extrémité sud du champ o˘ étaient transférés les conteneurs. Elle trouva là une camionnette d'entrepreneur, une charrette attelée d'un cheval et une vieille limousine Lincoln avec le capot relevé sur une sorte de moteur à vapeur. Le spectacle ne l'étonna pas : l'essence étant réservée aux activités essentielles, les Français inventaient des systèmes tous plus ingénieux les uns que les autres pour faire fonctionner leur voiture.
Les hommes de la Résistance avaient chargé les conteneurs dans la charrette, les avaient dissimulés sous des cageots de légumes vides.
D'autres s'entassaient à l'arrière de la camionnette. Tout cela sous la direction d'Anton, un homme fluet d'une quarantaine d'années arborant une casquette graisseuse et un blouson de travail bleu, une Gitane maÔs au coin des lèvres.
- Six femmes ? s'étonna-t-il. C'est un club de couture ? Betty l'avait constaté, mieux valait ignorer les plaisanteries sur les femmes. Elle prit un ton solennel.
297
- C'est l'opération la plus importante dont on m'ait jamais chargée et j'ai besoin de votre aide.
- Bien s˚r.
- Il faut que nous prenions un train pour Paris.
- Je peux vous conduire à Chartres.
Il jeta un coup d'oil au ciel pour estimer le temps dont ils disposaient jusqu'au lever du jour, puis désigna de l'autre côté du champ une ferme qu'on distinguait à peine.
- Pour l'instant, vous pouvez vous cacher dans une grange. Nous reviendrons quand nous aurons déchargé ces conteneurs.
- Non, dit Betty d'un ton ferme, nous devons partir tout de suite.
- Le premier train pour Paris est à dix heures. Je peux vous amener là-bas à temps.
- Non, je ne me fie pas aux horaires. Déposez les conteneurs dans la grange et emmenez-nous maintenant.
C'était vrai. ¿ cause des bombardements alliés, des sabotages par les maquisards et des erreurs délibérées des cheminots antinazis, ceux-ci étaient totalement incertains et la seule solution était de se rendre à la gare et d'y camper jusqu'à l'arrivée d'un train. Mieux valait prendre position de bonne heure.
- Impossible, il faut que le matériel soit entreposé avant le lever du jour.
Les hommes s'interrompirent pour suivre la discussion. Betty soupira. Anton accordait une priorité absolue aux armes et aux munitions ; c'est de là
qu'il tirait son pouvoir et son prestige.
- Croyez-moi, reprit-elle, cette mission est plus importante.
- Je regrette...
- Anton, écoutez-moi bien. Si vous ne m'aidez pas, je vous promets que vous ne recevrez plus jamais un seul conteneur d'Angleterre. Vous savez que je peux le faire, n'est-ce pas ?
Il y eut un silence. Anton ne voulait pas abdiquer en présence de ses hommes. Par ailleurs, ils le quitteraient si on ne le ravitaillait plus en armes. C'était le seul moyen de pression des officiers britanniques sur la Résistance.
La manouvre réussit. Il lui lança un regard noir puis, lentement, il ôta le mégot calé au coin de sa bouche, en écrasa l'extrémité et le lança par terre.
298
- Très bien, l‚cha-t-il, montez dans la camionnette.
Les femmes les aidèrent à décharger les conteneurs avant de s'installer par terre tant bien que mal, utilisant ce qu'elles trouvaient pour protéger leur tenue de la poussière de ciment, des plaques de boue et des flaques d'huile qui encrassaient le plancher du véhicule. Anton ferma la porte derrière elles. Chevalier se mit au volant.
- Allons, mes petites dames, dit-il en anglais. En route ! Betty répondit en français d'un ton glacial :
- Pas de plaisanterie, je vous prie, et pas un mot d'anglais. Il démarra.
Après avoir, pendant huit cents kilomètres, t‚té du plancher métallique d'un bombardier, les Corneilles go˚taient maintenant pour une trentaine de kilomètres au confort de la plateforme d'une camionnette. Contrairement à
ce qu'on aurait pu imaginer, ce fut Jelly - la plus vieille, la plus grosse et la moins en forme des six - qui se montra la plus stoÔque, plaisantant sur l'inconfort du véhicule et riant quand un virage un peu sec la projetait contre le hayon. Leur arrivée à Chartres coÔncida avec les premiers rayons du soleil, qui n'empêchèrent pas leur humeur de s'assombrir à nouveau.
- Je n'arrive pas à réaliser ce qu'on est en train de faire, marmonna Maude.
Diana lui pressa la main sans rien dire.
- ¿ partir de maintenant, annonça Betty, nous nous répar-tissons par couples et nous nous séparons.
On avait formé les équipes avant de quitter le Pensionnat. Diana avec Maude, ce qui éviterait à l'aristocrate de faire des histoires ; Betty avec Ruby, la plus maligne des Corneilles, afin de pouvoir discuter des problèmes avec quelqu'un ; malheureusement cela obligeait Greta et Jelly à
s'associer.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi je dois aller avec cette étrangère, r‚la Jelly.
- Tu n'es pas conviée, répliqua Betty avec agacement, à t'asseoir dans un salon de thé avec ta meilleure copine. C'est une opération militaire et tu fais ce qu'on te dit.
Jelly se tut.
- Il va falloir modifier vos couvertures pour expliquer le voyage en train, reprit Betty. Vous avez des idées ?
- Je suis, annonça Greta, la femme du major Remmer, un 299
officier allemand en poste à Paris. Je voyage avec ma femme de chambre française. Je devais visiter la cathédrale de Reims. Je suppose que je peux tout aussi bien revenir d'une excursion à la cathédrale de Chartres.
- Pas mal. Diana ?
- Maude et moi sommes des secrétaires employées à la compagnie d'électricité de Reims. Nous nous sommes rendues à Chartres parce que...
Maude ayant perdu le contact avec son fiancé, nous espérions qu'il s'y trouverait. Ce n'est pas le cas.
Betty acquiesça : ces récits la satisfaisaient. Des milliers de Françaises se mettaient en quête de parents disparus, surtout des jeunes gens, qui avaient pu être blessés dans un bombardement, arrêtés par la Gestapo, envoyés en Allemagne pour travailler ou recrutés par la Résistance.
- Et moi, dit-elle, je suis la veuve d'un agent de change tué en 1940. Je suis allée à Chartres rechercher ma cousine orpheline pour l'héberger à
Reims.
Les femmes pouvaient circuler sans attirer les soupçons, contrairement aux hommes qui, repérés loin de leur lieu de travail, étaient rapidement catalogués comme résistants, surtout s'ils étaient jeunes. Cela faisait de celles-ci de précieux agents secrets. Betty s'adressa au chauffeur.
- Chevalier, t‚chez de trouver un endroit discret pour nous permettre de descendre. Nous trouverons la gare nous-mêmes.
Six femmes convenablement vêtues sortant de l'arrière d'une camionnette ne manqueraient pas d'attirer l'attention, même dans la France occupée o˘ on avait pris l'habitude d'emprunter n'importe quoi en guise de moyen de transport.
Deux minutes plus tard, il arrêta la voiture, fit une marche arrière dans un virage, puis sauta à terre pour ouvrir le hayon : les Corneilles se retrouvaient dans une étroite petite rue pavée, bordée de maisons à
plusieurs étages. Par une brèche entre les toits, elles purent apercevoir un pan de la cathédrale.
Betty leur rappela leurs instructions.
- Allez jusqu'à la gare, achetez des allers simples pour Paris et prenez le premier train. Chaque couple ignorera les autres, mais s'assiéra cependant à proximité. Vous avez l'adresse à Paris : c'est une pension minable, l'Hôtel de la Chapelle. La propriétaire n'appartient pas, à
proprement parler, à la Résis-
300
tance ; elle ne posera pas de questions et vous hébergera si vous arrivez trop tard pour continuer immédiatement vers Reims.
Transiter par Paris n'enchantait pas Betty - la ville grouillait d'agents de la Gestapo et de collabos -, cependant on ne pouvait pas contourner la capitale.
Seules Betty et Greta connaissaient la véritable mission des Corneilles.
Les autres croyaient encore qu'elles allaient faire sauter un tunnel de chemin de fer.
- Diana et Maude d'abord, allez-y, vite ! Jelly et Greta ensuite, plus doucement.
Elles s'éloignèrent, pas rassurées du tout. Chevalier serra la main de Betty, lui souhaita bonne chance et repartit s'occuper des conteneurs.
Betty et Ruby sortirent de la ruelle.
Les premiers pas dans une ville française étaient toujours les plus durs, comme si une pancarte accrochée dans son dos proclamait : Ágent britannique ! Abattez-la ! ª Mais les gens passaient, indifférents, et le pouls de Betty retrouva un rythme normal quand elle eut croisé sans encombre un gendarme et deux officiers allemands.
Elle éprouvait quand même un sentiment très étrange : ayant toujours mené
une vie parfaitement respectable, elle considérait les agents de police comme des amis.
- J'ai horreur de ce genre de situation, murmura-t-elle à Ruby en français.
On dirait que j'ai mal agi.
Ruby eut un petit rire étouffé.
- Moi, dit-elle, j'ai l'habitude. Les policiers ont toujours été mes ennemis.
Betty se rappela brusquement que, mardi dernier, Ruby était encore en prison pour meurtre. Ces quatre jours lui semblaient bien longs.
Elles atteignirent la cathédrale ; Betty eut un petit frisson en découvrant ce sanctuaire unique, un des sommets de l'architecture médiévale française, et elle éprouva un petit pincement au cour en pensant à la visite qu'elle lui aurait consacrée en temps de paix.
Elles descendirent jusqu'à la gare, un b‚timent moderne, édifié avec les mêmes pierres que la cathédrale. Elles pénétrèrent dans un grand hall en marbre brun ; de nombreux voyageurs attendaient au guichet, ce qui était bon signe : les gens du
301
pays pensaient qu'il y aurait bientôt un train. Greta et Jelly faisaient la queue, mais pas trace de Diana et Maude qui devaient être sur le quai.
Elles attendirent devant une affiche contre la Résistance montrant une brute avec un fusil et Staline derrière lui. On pouvait lire : ILS TUENT !
enveloppés dans les plis de
NOTRE DRAPEAU
Voilà ce que je suis censée être, se dit Betty.
Elles achetèrent leurs billets sans incident. Pour atteindre le quai, elles durent passer devant un contrôle de la Gestapo et Betty sentit son pouls battre plus vite : Greta et Jelly allaient rencontrer l'ennemi pour la première fois et tester leur capacité à garder leur sang-froid. Diana et Maude avaient déjà d˚ passer.
Greta s'adressa en allemand aux hommes de la Gestapo. Betty l'entendit clairement raconter son histoire.
- Je connais un major Remmer, dit un des factionnaires, un sergent. Il est dans le génie ?
- Non, dans le Renseignement, répondit Greta.
Elle paraissait remarquablement calme et Betty se dit que simuler était pour elle une seconde nature.
- Il faut aimer les cathédrales, reprit l'Allemand pour faire la conversation, parce qu'il n'y a rien d'autre à voir dans ce bled.
- C'est vrai.
Inspectant ensuite les papiers de Jelly, il se mit à parler français.
- Vous voyagez partout avec Frau Remmer ?
- Oui, elle est très bonne avec moi, répondit Jelly. Betty perçut le tremblement de sa voix, Jelly était terrifiée.
- Avez-vous vu l'évêché ? reprit le sergent. C'est quelque chose.
- Oui..., répondit Greta en français, très impressionnant. Le sergent regarda Jelly, attendant sa réaction. Elle parut un moment abasourdie, puis déclara :
- La femme de l'évêque a été charmante.
Betty sentit son cour se serrer. Jelly parlait un français parfait, mais n'avait jamais mis les pieds à l'étranger. Elle ignorait 302
que, hormis ceux de l'…glise d'Angleterre, les évêques n'avaient pas le droit de se marier, que la France était un pays catholique dont les prêtres respectaient la règle du célibat. Jelly venait de se trahir au premier contrôle.
qu'allait-il se passer maintenant ? La Sten était démontée en trois morceaux dans sa valise, il ne restait plus à Betty que son Browning qu'elle avait glissé dans le sac de cuir usé qu'elle portait en bandoulière. Elle en fit discrètement glisser la fermeture pour avoir rapidement accès à son arme pendant que Ruby, de son côté, plongeait sa main droite dans la poche de son imperméable o˘ se trouvait son pistolet.
- Sa femme ? dit le sergent, s'adressant à Jelly. quelle femme ?
Jelly parut interloquée.
- Vous êtes française ? demanda-t-il.
- Bien s˚r.
Greta s'empressa d'intervenir.
- Pas sa femme, sa femme de ménage, précisa-t-elle en français.
C'était une explication plausible. Jelly se rendit compte qu'elle avait fait une erreur et dit :
- Oui, bien s˚r, sa femme de ménage, c'est ce que je voulais dire.
Betty retint son souffle. Le sergent hésita encore un moment, puis haussa les épaules et leur rendit leurs papiers.
- J'espère que vous n'aurez pas trop longtemps à attendre le train, dit-il en allemand.
Greta et Jelly avancèrent et Betty put recommencer à respirer. Ruby et elle s'apprêtaient à présenter leurs papiers quand deux gendarmes français en uniforme passèrent devant tout le monde. Ils s'arrêtèrent au contrôle en esquissant un vague salut à l'adresse des Allemands, mais sans montrer leurs papiers. Le sergent acquiesça et leur dit de passer.
Si j'étais chargée de la sécurité ici, songea Betty, je serais plus sévère.
N'importe qui peut prétendre être de la police. Mais les Allemands manifestent un respect exagéré pour l'uniforme : cela explique en partie pourquoi ils ont laissé des psychopathes mettre la main sur leur pays.
C'était maintenant son tour de raconter son histoire à la Gestapo.
303
- Vous êtes cousines ? dit le sergent, son regard allant de l'une à
l'autre.
- On ne se ressemble pas beaucoup, n'est-ce pas ? fit Betty avec un entrain qu'elle n'éprouvait absolument pas, mais consciente que ses cheveux blonds, ses yeux verts et sa peau claire contrastaient avec les cheveux bruns et les yeux noirs de Ruby.
- On dirait une gitane, remarqua-t-il grossièrement.
- Eh bien, ce n'est pas le cas, répliqua Betty indignée. Sa mère, la femme de mon oncle, était de Naples, expliqua-t-elle pour expliquer le teint basané de Ruby.
Il haussa les épaules et demanda à Ruby :
- Comment sont morts vos parents ?
- Dans un déraillement provoqué par des saboteurs, répondit-elle.
- La Résistance ?
- Oui.
- Toutes mes condoléances, ma petite demoiselle. Ces gens-là sont vraiment des bêtes sauvages, fit-il en lui rendant ses papiers.
- Merci, monsieur, dit Ruby.
Betty se contenta de le saluer de la tête. Elles avancèrent. Cela n'avait pas été facile. J'espère que les contrôles ne sont pas tous comme ça, songea Betty. Mon cour ne le supporterait pas.
Diana et Maude étaient au bar. Par la vitre, Betty constata qu'elles buvaient du Champagne. Cela la rendit furieuse : d'abord les billets de mille francs du SOE n'étaient pas destinés à cela, et en plus Diana semblait oublier qu'elle devait garder son sang-froid intact. Mais pour l'instant, Betty n'y pouvait rien.
Greta et Jelly étaient assises sur un banc, cette dernière l'air un peu penaud : sans doute réalisait-elle que quelqu'un qu'elle considérait comme un étranger pervers venait juste de lui sauver la vie. Betty se demanda si elle n'allait pas maintenant se montrer plus aimable.
Ruby et elle trouvèrent un autre banc un peu plus loin et s'assirent pour attendre le train.
Pendant les heures qui suivirent, les gens, arrivant de plus en plus nombreux, s'entassaient sur le quai. Des hommes en complet veston - avocats ou fonctionnaires appelés à Paris pour leurs affaires -, quelques Françaises relativement bien
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r
habillées, et une poignée d'Allemands en uniforme. Gr‚ce à leur argent et à
leurs fausses cartes de rationnement, les Corneilles se procurèrent du pain noir et de l'ersatz de café.
Il était onze heures quand un train entra en gare. Les wagons, très pleins, libérèrent très peu de voyageurs, si bien que Betty et Ruby durent rester debout, tout comme Greta et Jelly. Diana et Maude parvinrent quant à elles à partager un compartiment avec deux femmes d'un certain ‚ge et deux gendarmes.
La présence de ces gendarmes inquiétait Betty ; aussi se faufila-t-elle dans le couloir d'o˘ elle pourrait les surveiller. Par chance, à cause de la nuit sans sommeil et du Champagne qu'elles avaient bu à la gare, Diana et Maude s'endormirent dès le départ du train.
Le convoi avançait lentement au milieu des bois et des champs o˘ ondulaient les blés. Une heure plus tard, les deux Françaises descendirent, libérant des places que Betty et Ruby s'empressèrent d'occuper. Betty regretta presque aussitôt sa décision. Les gendarmes, qui avaient tous deux une vingtaine d'années, engagèrent sans tarder la conversation, ravis d'avoir des femmes à qui parler durant cet interminable voyage.
Ils s'appelaient Christian et Jean-Marie, le premier, était un bel homme aux cheveux noirs et bouclés et aux yeux bruns, le second cachait un air rusé derrière sa moustache blonde. Christian, le plus bavard, occupait la place du milieu, Ruby, assise à côté de lui. Betty était installée sur la banquette d'en face avec auprès d'elle Maude, affalée de l'autre côté, la tête sur l'épaule de Diana.
Les gendarmes expliquèrent qu'ils se rendaient à Paris pour ramener un prisonnier. Rien à voir avec la guerre : c'était un homme du pays qui avait assassiné sa femme et son beau-fils avant de s'enfuir à Paris o˘ il venait d'être arrêté par la police, et de tout avouer. Ils avaient pour mission de le ramener à Chartres pour qu'il passe en jugement. Christian fouilla dans la poche de sa tunique pour exhiber les menottes qu'on lui passerait, comme pour bien montrer à Betty qu'il ne se vantait pas.
Une heure plus tard, Betty savait tout de Christian. Comme on attendait d'elle qu'elle en fasse autant, elle dut développer son histoire bien auilelà des éléments de base qu'elle avait prévus jusque-là. Cela lui imposait un effort d'imagination, mais au
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fond c'était un bon exercice pour se préparer à un interrogatoire plus poussé.
Le train dépassa Versailles et avança à petite allure dans le dépôt de Saint-quentin-en-Yvelines ravagé par les bombes. Maude se réveilla. Elle se rappela qu'elle devait parler français, mais elle oublia qu'elle n'était pas censée connaître Betty et dit :
- Tiens, o˘ sommes-nous, vous savez ?
Les gendarmes parurent surpris que Maude s'adress‚t comme à une amie à
Betty, qui leur avait révélé n'avoir aucun rapport avec les deux filles endormies.
Betty garda son sang-froid et dit en souriant :
- Nous ne nous connaissons pas. Vous avez d˚ me prendre pour votre amie de l'autre côté. Vous êtes encore à moitié endormie.
Maude lui lança un regard du genre ne-soyez-pas-stupide, puis elle surprit le regard de Christian. Comme réalisant soudain son erreur, elle mima l'embarras et, confuse, porta la main à sa bouche, avant de lancer d'un ton peu convaincant :
- Bien s˚r, vous avez raison, excusez-moi.
Christian, par bonheur, n'était pas un homme méfiant ; il sourit à Maude en expliquant :
- Vous avez dormi deux heures. Nous sommes dans la banlieue de Paris, mais, vous pouvez le voir, le train n'avance plus.
Maude le gratifia de son plus éblouissant sourire.
- ¿ votre avis, quand allons-nous arriver ?
- Là, mademoiselle, vous m'en demandez trop. Je ne suis qu'un humain. Dieu seul le sait.
Maude se mit à rire, comme d'une exquise drôlerie, et Betty se détendit.
Là-dessus, Diana s'éveilla et lança d'une voix claire en anglais :
- Bon sang, j'ai mal au cr‚ne, il est quelle heure ?
Un instant plus tard elle aperçut les gendarmes et comprit aussitôt ce qu'elle avait fait - mais c'était trop tard.
- Elle a parlé anglais ! s'exclama Christian. Betty vit Ruby chercher son arme.
- Vous êtes anglaise ! lança-t-il à Diana. Puis, il regarda Maude. Vous aussi ! Son regard balaya le compartiment et la vérité lui apparut. Vous toutes !
Betty tendit le bras et saisit Ruby par le poignet au moment 306
T
o˘ son pistolet émergeait de sa poche d'imperméable. Ce geste n'échappa pas à Christian, il regarda ce que Ruby tenait dans sa main et ajouta :
- Et armées ?
Sa stupéfaction aurait été comique si elles n'avaient pas risqué leur vie.
- Oh ! Seigneur, dit Diana, il ne manquait plus que ça. Christian baissa la voix.
- Vous êtes des agents alliés !
Betty attendait sur des charbons ardents de voir ce qu'il allait faire.
S'il dégainait son arme, Ruby l'abattrait sur place. Elles devraient alors sauter à bas du train. Avec de la chance, elles pourraient disparaître dans les faubourgs qui bordaient la voie avant qu'on e˚t donné l'alerte à la Gestapo. Le train reprit de la vitesse : il fallait peut-être sauter maintenant, avant qu'il roule trop vite.
quelques secondes interminables s'écoulèrent. Puis Christian sourit.
- Bonne chance ! dit-il dans un souffle. Avec nous, vous ne risquez rien !
Dieu merci, des sympathisants ! Betty se détendit, soulagée.
- Merci, dit-elle.
- Le débarquement, reprit Christian, c'est pour quand ? quelle naÔveté : croire qu'un secret pareil pourrait être
révélé par qui le détenait ; mais elle avait intérêt à ce qu'il reste motivé, aussi répondit-elle :
- D'un jour à l'autre maintenant. Peut-être mardi.
- Vraiment ? C'est formidable. Vive la France !
- Je suis si heureuse, reprit Betty, que vous soyez de notre
* . *
cote.
- J'ai toujours été contre les Allemands, fit Christian, se rengorgeant un peu. Mon travail m'a permis de rendre quelques précieux services à la Résistance, discrètement, fit-il en se tapotant l'aile du nez.
Betty n'en crut pas un mot. ¿ n'en pas douter, il était contre les Allemands : c'était le cas de la plupart des Français qui subissaient depuis quatre ans couvre-feu et rationnements, tout cela, qui plus est, dans des vêtements usés jusqu'à la corde. S'il avait vraiment travaillé
avec la Résistance, il n'en aurait rien dit à personne, affolé au contraire à l'idée qu'on le découvre.
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Peu importait. Ce qui comptait c'était qu'il sache de quel côté soufflait le vent ; il n'allait pas livrer des agents alliés à la Gestapo quelques jours avant le débarquement.
Le train ralentit, il arrivait en gare d'Orsay. Elle se leva. Christian prit sa main, l'embrassa et lui dit avec des trémolos dans la voix :
- Vous êtes une femme courageuse. Bonne chance !
Elle descendit la première. En avançant sur le quai, elle remarqua un ouvrier en train de coller une affiche ; quelque chose lui parut familier et elle regarda plus attentivement. Elle sentit son cour s'arrêter : c'était un portrait d'elle.
Elle ne l'avait jamais vu auparavant et elle ne se rappelait pas s'être jamais fait photographier en costume de bain. L'arrière-plan, nuageux comme s'il avait été peint, ne donnait aucune indication. L'affiche sur laquelle on pouvait lire son nom et l'un de ses anciens pseudonymes, Françoise Boule, précisait qu'elle était recherchée pour meurtre.
L'homme terminait tout juste sa t‚che. Il ramassa son pot de colle ainsi qu'un rouleau d'affiches et partit. Betty comprit qu'on avait d˚ placarder son portrait dans tout Paris. C'était un coup terrible. Elle resta pétrifiée, si terrifiée que la nausée la submergea. Puis elle se reprit.
Son premier problème était de sortir de la gare d'Orsay, et de franchir le contrôle qu'elle apercevait un peu plus loin. Force lui était de supposer que les agents de la Gestapo qui surveillaient la sortie avaient vu son portrait.
Comment passer devant eux ? Pas question de compter sur son bagou ; aussitôt reconnue, aussitôt arrêtée ; aucune histoire à dormir debout ne convaincrait les officiers allemands. Les Corneilles pourraient-elles lui frayer un passage à coups de pistolet ? Elles tueraient certes les contrôleurs, mais il en surgirait de tous les coins de la gare, sans oublier la police française qui commencerait probablement par tirer pour poser des questions plus tard. C'était trop risqué.
Il y a une solution, se dit-elle : confier le commandement de l'opération à
une de ses camarades - sans doute Ruby - et se rendre après avoir franchi le contrôle. De cette façon, la mission ne sera pas condamnée.
Elle se retourna. Ruby, Diana et Maude étaient descendues du train.
Christian et Jean-Marie allaient en faire autant. Là-des-308
sus, Betty se rappela les menottes que Christian avait exhibées, ce qui fit naître dans son esprit un plan insensé. Elle demanda à Christian de remonter dans le compartiment o˘ elle le suivit.
- qu'y a-t-il ? interrogea-t-il, inquiet, ne comprenant pas la situation.
- …coutez-moi, dit-elle, mon portrait est placardé sur tous les murs.
Les deux gendarmes se regardèrent, Christian devint tout p‚le et Jean-Marie proféra :
- Mon Dieu ! vous êtes vraiment des espionnes !
- Il faut que vous me sauviez, dit-elle.
- Comment ? fit Christian. La Gestapo...
- Il faut que je passe ce contrôle.
- Ils vont vous arrêter.
- Pas si c'est déjà fait.
- Comment ça ?
- Passez-moi les menottes, comme si vous m'aviez capturée. Faites-moi franchir le contrôle. Si on vous demande quelque chose, dites que vous m'emmenez au 84 avenue Foch, le quartier général de la Gestapo.
- Ensuite ?
- Réquisitionnez un taxi. Montez avec moi. Une fois que nous nous serons éloignés de la gare, enlevez-moi les menottes et laissez-moi dans une rue tranquille. Puis continuez jusqu'à votre véritable destination.
Christian avait l'air terrifié et Betty devinait chez lui une folle envie de faire machine arrière. Mais ses récentes vantardises à propos de la Résistance le lui interdisaient. Jean-Marie était plus calme.
- «a marchera, déclara-t-il. Ils ne se méfieront pas de gendarmes en uniforme.
Ruby remonta dans le wagon.
- Betty ! Cette affiche...
- Je sais. Les gendarmes vont me faire passer le barrage menottes aux mains et me rel‚cher plus tard. Si les choses tournent mal, je te charge de la mission. Oublie le tunnel de chemin de fer, ça n'est qu'une couverture, continua-t-elle en anglais. Le véritable objectif, c'est le central téléphonique de Sainte-Cécile. Mais ne le dis aux autres qu'à la dernière minute. Maintenant, fais-les remonter ici, rapidement.
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quelques instants plus tard, elles étaient réunies dans le compartiment.
Betty leur expliqua son plan, puis elle ajouta :
- Si ça ne marche pas et qu'on m'arrête, quoi qu'il arrive, ne tirez pas.
Il y a trop de police dans la gare. Si vous déclenchez une fusillade, vous êtes fichues. La mission passe avant tout. Abandonnez-moi, sortez de la gare, regroupez-vous à l'hôtel et continuez. C'est Ruby qui assurera le commandement. Pas de discussion, nous n'avons pas le temps. Christian, les menottes.
Il hésitait. Betty avait envie de hurler : Vas-y, espèce de l‚che avec ta grande gueule, mais elle se contenta de baisser la voix jusqu'à ce que ce ne f˚t plus qu'un murmure confidentiel et dit:
- Merci de me sauver la vie... Je ne vous oublierai pas, Christian.
Il se décida enfin.
- Les autres, allez-y, ordonna Betty.
Christian attacha les menottes à la main droite de Betty et à la gauche de Jean-Marie, puis ils descendirent du train et avancèrent sur le quai à
trois de front, Christian portant la valise de Betty et son sac à main qui contenait le pistolet.
Il y avait la queue au barrage. Jean-Marie dit d'une voix forte :
- Laissez passer. Laissez passer, mesdames et messieurs. Ils gagnèrent le premier rang, comme ils l'avaient fait à
Chartres. Les deux gendarmes saluèrent les officiers de la Gestapo sans s'arrêter. Toutefois, le capitaine qui assurait le contrôle leva les yeux de la carte d'identité qu'il examinait et dit doucement :
- Attendez.
Ils s'immobilisèrent tous les trois. Betty savait qu'elle frôlait la mort.
Le capitaine la dévisagea.
- C'est celle de l'affiche.
Christian semblant trop affolé pour parler, ce fut Jean-Marie qui répondit :
- Oui, mon capitaine, nous l'avons arrêtée à Chartres. Betty remercia le ciel que l'un des deux au moins soit
capable de garder la tête froide.
- Bien joué, dit le capitaine. O˘ la conduisez-yous ?
- Nos ordres, reprit Jean-Marie, sont de la remettre avenue Foch.
T
- Avez-vous besoin d'un moyen de transport ?
- Un véhicule de police nous attend devant la gare.
Le capitaine acquiesça, mais ne les l‚cha pas pour autant. Il continuait à
dévisager Betty. Elle se dit qu'un signe chez elle avait trahi son subterfuge, qu'il avait lu sur son visage qu'elle faisait seulement semblant d'être prisonnière. Mais il finit par dire, secouant la tête d'un air incrédule :
- Ah ! ces Anglais. Ils envoient des petites filles se battre pour eux.
Jean-Marie eut le bon sens de ne rien dire.
- Allez-y, lança enfin le capitaine.
Betty escortée des gendarmes franchit le barrage et déboucha dans le soleil qui inondait le trottoir.
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F
33.
Paul Chancelier était furieux contre Percy Thwaite, absolument furieux quand il découvrit le message de Brian Standish.
- Vous m'avez trompé ! s'était exclamé Paul. Vous avez délibérément attendu que je ne sois pas là pour le montrer à Betty!
- C'est vrai, mais il m'a paru préférable...
- C'est moi qui commande... Vous n'avez aucun droit de me dissimuler des informations !
- Vous auriez annulé le vol.
- Peut-être... Peut-être que j'aurais d˚.
- Vous l'auriez décidé pour l'amour de Betty, non parce que le sort de l'opération l'imposait.
Percy avait touché là la faille chez Paul : celui-ci avait en effet compromis sa position de chef en couchant avec un membre de son équipe.
Cela l'avait exaspéré encore davantage, mais force lui avait été de réprimer sa rage.
Impossible de contacter l'avion, car les appareils devaient observer le silence radio au-dessus du territoire ennemi ; les deux hommes étaient donc restés toute la nuit sur le terrain d'aviation, à faire les cent pas en fumant cigarette sur cigarette, inquiets au sujet de la femme qu'ils aimaient tous les deux, chacun à sa façon. Paul avait glissé dans la poche de sa chemise la brosse à dents de fabrication française que Betty et lui avaient partagée vendredi matin, après leur nuit passée ensemble. Il n'était pas d'un tempérament superstitieux, mais il ne cessait de 312
la toucher comme si c'était elle qu'il palpait pour s'assurer qu'elle allait bien.
quand l'avion revint et que le pilote leur raconta comment, à cause de ses soupçons sur le comité d'accueil de Chatelle, Betty avait fini par se faire parachuter près de Chartres, Paul avait été si soulagé qu'il avait failli éclater en sanglots.
quelques minutes plus tard, Percy avait reçu un appel du quartier général du SOE à Londres qui l'informait d'un message de Brian Standish voulant savoir ce qui avait mal tourné. Paul avait décidé de réagir en envoyant la réponse préparée par Betty et rapportée par le pilote. Dans l'hypothèse o˘
Brian serait encore libre, il lui annonçait que les Corneilles avaient atterri et le contacteraient, mais ne donnait pas davantage de renseignements, envisageant le cas o˘ il serait tombé entre les mains de la Gestapo.
Toutefois, personne n'était s˚r de ce qui s'était passé là-bas et Paul avait du mal à supporter cette incertitude. La mission de Betty était de se rendre à Reims par n'importe quel moyen, et lui, il devait absolument savoir si la Gestapo lui avait tendu un piège. Il devait quand même exister une façon de vérifier l'authenticité des transmissions de Brian.
Ses messages portaient bien les bons codes de sécurité : Percy avait vérifié et revérifié. Mais la Gestapo en connaissait l'existence et aurait facilement pu les obtenir de Brian en le torturant. Il y a des méthodes plus subtiles, expliqua Percy, mais elles dépendent des filles de la station d'écoute. Paul avait donc décidé d'aller là-bas.
Percy avait commencé par s'y opposer. Une descente de responsables d'opérations dans les centres de transmission entraîne un danger, déclarat-il, car elle perturbe des centaines d'agents. Paul ne voulut rien entendre. Le chef de station fit alors savoir qu'il recevrait Paul avec plaisir pour une visite du centre dans, mettons deux ou trois semaines.
Paul avait refusé, il pensait plutôt à deux ou trois heures. Il avait insisté, doucement mais fermement, utilisant en dernier ressort la menace des foudres de Monty. C'est ainsi qu'il était parti pour Grendon Underwood.
quand, enfant, il fréquentait l'école du dimanche, Paul avait été tourmenté
par un problème théologique. ¿ Arlington, en Virginie, o˘ il habitait avec ses parents, la plupart des enfants
313
de son ‚ge allaient se coucher à dix-neuf heures trente, et faisaient donc leur prière au même moment. Comment, parmi toutes ces voix qui montaient jusqu'au ciel, Dieu pourrait-Il entendre ce que lui, Paul, disait ? Il ne trouva pas satisfaisante la réponse du pasteur qui s'était contenté de dire que Dieu était capable d'accomplir n'importe quoi. Et cette question ainsi éludée avait continué de le préoccuper pendant des années.
S'il avait pu voir Grendon Underwood, il aurait compris. Comme Dieu, le Spécial Opérations Executive avait à écouter d'innombrables messages qui arrivaient souvent par dizaines. De leur cachette, des agents secrets pianotaient simultanément, tout comme les garçonnets d'Arlington s'agenouillaient au pied de leur lit à dix-neuf heures trente. Le SOE, pourtant, entendait tous leurs messages.
Grendon Underwood figurait dans le contingent de maisons de campagne cossues, libérées par leur propriétaire pour être réquisitionnées par les militaires. Officiellement dénommée Station 53a, c'était un centre d'écoute. Dans le vaste parc, des antennes radio s'accrochaient à de larges arcs comme des oreilles divines, pour capter les messages qui parvenaient d'une foule d'endroits disséminés dans une zone allant des régions arctiques de la Norvège jusqu'au sud poussiéreux de l'Espagne. quatre cents opérateurs radio et employés du chiffre, pour la plupart des jeunes femmes du SEIN, travaillaient dans le vaste manoir et vivaient dans des baraquements h‚tivement installés au milieu les jardins.
Paul fut accueilli par une surveillante, Jane Bevins, forte femme à
lunettes, terrifiée de recevoir la visite d'une huile qui représentait Montgomery en personne, mais que Paul, à force de sourires et de propos lénifiants, mit à l'aise. Elle l'emmena dans la salle de transmissions o˘
une centaine de filles étaient assises en rang, chacune avec casque, calepin et crayon. Sur un grand tableau étaient inscrits les noms de code des agents ainsi que les horaires prévus pour l'émission et les fréquences qu'ils utiliseraient. Régnait là une atmosphère d'intense concentration, le seul bruit étant le pianotement des clefs Morse quand une opératrice répondait à un agent qu'elle le recevait cinq sur cinq.
Jane présenta Paul à Lucy Briggs, une jolie blonde à l'accent du Yorkshire si prononcé qu'il dut faire un effort pour la comprendre.
314
T
- Hélicoptère ? dit-elle. Oui, je connais Hélicoptère... C'est un nouveau. Il appelle à vingt heures pour recevoir à vingt-trois heures. Pour l'instant pas de problème.
- que voulez-vous dire ? lui demanda-t-il. qu'entendez-vous par problème ?
- Eh bien, certains ne règlent pas bien leur émetteur, ce qui oblige à
chercher la fréquence. Il peut arriver aussi que le signal soit faible, que les lettres ne soient pas très audibles et qu'on se demande si on n'a pas confondu des traits avec des points - la lettre B, par exemple, ressemble beaucoup au D. Et puis la qualité est toujours mauvaise avec ces petites valises radio.
- Reconnaîtriez-vous son doigté ? Elle hésita.
- Il n'a émis que trois fois. Mercredi, il était un peu nerveux, sans doute parce que c'était son premier message, mais son rythme était régulier, comme s'il savait qu'il avait tout son temps. «a m'a fait plaisir : je me suis dit qu'il devait se sentir raisonnablement à l'abri.
On se fait du mauvais sang pour eux, vous savez. On est assis ici bien au chaud et eux sont quelque part derrière les lignes ennemies à jouer au chat et à la souris avec cette saloperie de Gestapo.
- Et sa seconde émission ?
- C'était jeudi, et il était bousculé. quand ils sont pressés, on a quelquefois du mal à être s˚r : vous comprenez, est-ce que c'étaient deux points qui se confondaient ou un tiret bref ? Je ne sais pas d'o˘ il émettait, mais il n'avait pas envie de traîner là.
- Et ensuite ?
- Vendredi, il n'a pas émis. Mais je ne me suis pas inquiétée. Ils n'appellent que s'il le faut, c'est trop dangereux. Et puis il a émis samedi matin, juste avant le lever du jour. C'était un message d'urgence, mais il n'avait pas l'air affolé, je me rappelle même m'être dit qu'il commençait à s'y mettre. Vous voyez, c'était un signal fort, le rythme était régulier, les lettres bien claires.
- Est-ce que ça aurait pu être quelqu'un d'autre, quelqu'un qui aurait utilisé son émetteur ?
Elle parut songeuse.
- «a avait l'air d'être lui... mais c'est vrai que ça aurait pu être quelqu'un d'autre : un Allemand qui se ferait passer pour 315
lui émettrait bien régulièrement, puisqu'il n'aurait rien à craindre.
Paul pédalait dans la choucroute : chacune de ses questions recevait deux réponses. Il avait besoin de précision. Il luttait contre la panique dès qu'il évoquait la perspective de perdre Betty, moins d'une semaine après qu'elle fut arrivée dans sa vie comme un don des dieux.
Jane avait disparu, mais pour revenir quelques instants plus tard avec une liasse de papiers.
- J'ai apporté le déchiffrage des trois messages que nous avons reçus d'Hélicoptère, expliqua-t-elle.
Appréciant son efficacité tranquille, il se lança dans l'examen de la première feuille.
INDICATIF HLCP (H…LICOPT»RE)
CODE S…CURIT… OK
30 MAI 1944
TEXTE MESSAGE :
ARRIV…E OK STOP REND…VOUS CRYT DANGEREUX STOP
COINC… PAR GGESTAPO MAIS …CHAPP… STOP
POUR AVENIR RENDEZVOUS AU CAF… DE LA GARE TERMIN…
- C'est plein de fautes d'orthographe, observa Paul.
- «a ne reflète pas ses capacités en orthographe, dit Jane. ¿ cause du morse, ils font toujours des erreurs que les décodeurs ont ordre de respecter dans le déchiffrage plutôt que de les corriger, au cas o˘ elles auraient une signification.
La seconde émission de Brian, concernant les effectifs du réseau Bollinger, était plus longue.
INDICATIF HLCP (H…LICOPT»RE)
CODE S…CURIT… OK
30 MAI 1944
TEXTE MESSAGE :
AGENTS ACTIF CINq COMME SUIT STOP
MONET qUI EST BLESS… STOP COMTESSE OK STOP
CHEVAL AIDE ¿ L'OCASION STOP BOURGEOISE
TOUJOURS EN PLACE STOP PLUS MON SAUVEUR NOM DE COD
CHARENTON STOP
316
m
- C'est bien pire cette fois-ci, fit Paul en levant les yeux.
- Je vous ai dit, rappela Lucy, que la seconde fois il était pressé.
Il y avait une suite au second message, pour l'essentiel un récit détaillé
de l'incident de la cathédrale. Paul passa au troisième.
INDICATIF HLCP (H…LICOPT»RE)
CODE S…CURIT… OK
2 JUIN 1944
TEXTE MESSAGE :
qUE DIABLE EST-IL ARRIV… DEMANDE ENVOYER
INSTRUCTIONS
STOP R…PONDEZ IMM…DIATEMENT TERMIN…
- Il fait des progrès, remarqua Paul. Il n'y a qu'une seule erreur.
- Je l'ai trouvé plus détendu samedi, expliqua Lucy.
- C'est peut-être aussi que quelqu'un d'autre a envoyé ce message. Lucy, vous arrive-t-il de commettre des erreurs quand vous transmettez ?
Paul se dit soudain qu'il voyait un moyen pour vérifier si ´ Brian ª était bien Brian ou si un agent de la Gestapo avait pris sa place. Si cela marchait, il aurait au moins une certitude.
- Presque jamais répondit-elle en jetant un regard inquiet à sa surveillante. Si une nouvelle n'est pas tout à fait au point, l'agent peut faire tout un tintouin. Et à juste titre. Les erreurs sont inadmissibles ; on ne va pas ajouter ça à leurs problèmes.
Paul se tourna vers Jane.
- Si je rédige un message, voudriez-vous le chiffrer exactement comme il est ? Ce serait une sorte de test.
- Bien s˚r.
Il regarda sa montre. Sept heures et demie.
- Il devrait émettre à huit heures. Pouvez-vous l'envoyer à ce moment-là.
- Oui, dit la surveillante. Nous n'aurons qu'à lui signaler qu'il devra rester à l'écoute après l'émission pour recevoir un message d'urgence.
Paul s'assit, réfléchit un moment puis écrivit sur un bloc : 317
DONNEZ INVENTAIRE ARMEMANTS COMBIEN AUTOMATIqUES COMBIEN STENS COMBIEN
MUNITION COMBIEN CARTOUCHES PLUS GRENADES R…PONDEZ IMM…DIATEMENT
II relut le texte. C'était une demande déraisonnable, formulée sur un ton déplaisant, autoritaire, et dont la rédaction, la transcription et la transmission avaient été effectuées négligemment, avec un certain je-m'en-foutisme.
- C'est un message terrible. J'aurais honte.
- ¿ votre avis, quelle serait la réaction d'un agent ? Elle eut un rire un peu grinçant.
- Il enverrait une réponse furieuse, émaillée de quelques solides jurons.
- S'il vous plaît chiffrez-le tel quel et envoyez-le à Hélicoptère.
- Si c'est ce que vous voulez, dit-elle, déconcertée.
- Oui, je vous en prie.
- Parfait, fit-elle en prenant la feuille.
Paul se mit en quête du mess qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme la station, quête décevante puisqu'il n'y trouva qu'un café fade, quelques sandwiches rassis et des tranches de cake desséchées.
quelques minutes après huit heures, la surveillante entra au mess.
- Hélicoptère vient d'appeler pour dire qu'il était toujours sans nouvelles de Panthère. Nous lui envoyons tout de suite le message d'urgence.
- Merci.
Il faudrait à Brian - ou à son double de la Gestapo - au moins une heure pour déchiffrer le message, composer une réponse, la coder et l'envoyer.
Paul contempla son assiette en se demandant comment les Anglais avaient le toupet d'appeler cela un sandwich : deux tranches de pain blanc tartinées de margarine, deux minces tranches de jambon.
Et pas de moutarde.
34.
Non loin de la gare du Nord s'étendait jusqu'à la porte de la Chapelle un des quartiers chauds de Paris avec ses rues étroites et sales. C'est là
qu'on trouvait notamment la Ćharbo ª, la rue de la Charbonnière. Sur le côté nord, le couvent de la Chapelle se dressait comme une statue de marbre au milieu d'une décharge. L'ensemble comprenait une toute petite église et une maison o˘ huit religieuses consacraient leur vie à aider les plus misérables des Parisiens. Elles préparaient de la soupe pour des vieillards affamés, persuadaient des femmes déprimées de renoncer au suicide, ramassaient dans le ruisseau des mariniers ivres et apprenaient à lire et à
écrire aux enfants des prostituées. L'Hôtel de la Chapelle se trouvait juste à côté.
Ce n'était pas à proprement parler un bordel, car il n'y avait pas de putains parmi les pensionnaires mais, quand l'établissement n'était pas complet, la propriétaire ne voyait pas d'inconvénient à louer des chambres à l'heure à des femmes extrêmement maquillées dans des robes du soir bon marché, qui arrivaient escortées d'hommes d'affaires français bedonnants, de soldats allemands à la démarche furtive ou de naÔfs jeunes gens trop ivres pour y voir clair.
Betty éprouva un immense soulagement en franchissant le seuil. Les gendarmes l'avaient déposée à huit cents mètres de là. En chemin, elle avait vu deux exemplaires de son avis de recherche. Christian lui avait donné son mouchoir, un carré de coton rouge à pois blancs qu'elle avait noué sur sa tête pour tenter de dissimuler ses cheveux blonds, mais elle savait qu'il suffi-319
rait de bien la dévisager pour la reconnaître. Tout ce qu'elle avait pu faire, c'était garder les yeux baissés et croiser les doigts. Jamais trajet ne lui avait paru aussi long.
La propriétaire était une grosse femme accueillante arborant un peignoir de soie rosé par-dessus son corset. Sans doute, se dit Betty, dégageait-elle jadis un certain charme. Betty était déjà descendue dans cet hôtel, mais la propriétaire n'avait pas l'air de se souvenir d'elle. Betty l'appela ´
madame ª, ce à quoi elle lui répondit : Áppelez-moi Régine. ª Elle empocha l'argent de Betty et lui donna les clefs sans poser de questions.
Betty s'apprêtait à monter dans sa chambre quand, en jetant un coup d'oil par la fenêtre, elle vit Diana et Maude arriver dans un étrange taxi : une sorte de divan à roulettes fixé à une bicyclette. Leur brève rencontre avec les gendarmes ne semblait pas les avoir dégrisées et leur moyen de locomotion les faisait pouffer.
- Bonté divine, quel taudis ! fit Diana en entrant. Peut-être qu'on pourra sortir pour manger quelque chose.
Les restaurants à Paris avaient continué à fonctionner durant l'Occupation mais, comme il fallait s'y attendre, la grande majorité de la clientèle était composée d'officiers allemands que les agents, évidemment, évitaient dans la mesure du possible.
- Ce n'est même pas la peine d'y penser, rétorqua sèchement Betty. Nous allons nous planquer ici quelques heures puis, dès le lever du jour, nous rendre à la gare de l'Est.
Maude lança à Diana un regard accusateur.
- Tu avais promis de m'emmener au Ritz. Betty maîtrisa son exaspération.
- Dans quel monde vis-tu ?
- Bon, ne vous énervez pas.
- Personne ne sort d'ici ! C'est compris ?
- Oui, oui.
- L'une de nous ira faire des courses plus tard. Pour l'instant, il ne faut pas que je me montre. Diana, assieds-toi ici et attends les autres pendant que Maude s'installe dans ta chambre. Préviens-moi quand tout le monde sera là.
Dans l'escalier, Betty rencontra une jeune Noire en robe rouge moulante ; elle arborait une crinière de cheveux noirs et raides.
320
- Attendez, lui dit Betty. Voulez-vous me vendre votre perruque ?
- Mon chou, tu peux t'en acheter une au coin de la rue. Mais, franchement, je ne crois pas qu'une perruque suffira.
Elle toisa Betty de la tête aux pieds, la prenant pour une tapineuse amateur.
- Je suis pressée.
La fille ôta son postiche, révélant un cr‚ne couvert de courtes boucles noires.
- Je ne peux pas m'en passer pour travailler.
Betty prit dans la poche de son blouson un billet de mille francs.
- Achetez-en une autre.
La fille regarda Betty d'un autre oil : trop d'argent pour une prostituée.
En haussant les épaules, elle accepta le billet et lui tendit la perruque.
- Merci, dit Betty.
La Noire hésita, supputant sans doute ce dont Betty disposait encore.
- Je fais les femmes aussi, proposa-t-elle et, tendant la main, elle effleura du bout des doigts le sein de Betty.
- Non, merci.
- Peut-être que votre petit ami et vous...
- Non.
La fille contempla le billet de mille francs.
- Bien, je vais me donner congé pour ce soir. Bonne chance, mon chou.
- Merci, dit Betty, j'en ai besoin.
Elle trouva sa chambre, posa sa valise sur le lit et ôta son blouson.
Utilisant une petite glace au-dessus du lavabo, Betty se lava les mains puis se dévisagea un moment.
Avec son peigne, elle ramena ses cheveux blonds sur ses oreilles et les fixa avec des barrettes. Puis elle posa la perruque sur son cr‚ne et l'ajusta : un peu grande, mais elle tiendrait. Les cheveux noirs la changeaient radicalement. En revanche, ses sourcils blonds ressortaient maintenant de façon bizarre. Elle prit son crayon à sourcils dans sa trousse de maquillage et les fonça soigneusement. C'était beaucoup mieux.
Non seulement elle passait pour une brune, mais elle paraissait beaucoup plus redoutable que la douce jeune fille en maillot de bain. Même 321
nez droit et même menton accentué, comme un vague air de famille entre deux sours à cela près très différentes.
Elle prit ensuite ses papiers d'identité dans sa poche de blouson. Très soigneusement, elle retoucha la photo, en utilisant le crayon à cils pour tracer de légères lignes de cheveux et de sourcils bruns. Son travail terminé, elle examina la photo. A son avis, personne ne pourrait s'apercevoir qu'on l'avait maquillée à moins de frotter assez fort pour étaler les marques de crayon.
Elle retira la perruque, ôta ses chaussures et s'allongea sur le lit. Cela faisait deux nuits qu'elle ne dormait pas : elle avait passé celle de jeudi à faire l'amour à Paul, et celle de vendredi sur le plancher métallique d'un bombardier Hudson. Elle ferma les yeux et, au bout de quelques secondes, sombra dans le sommeil.
Un coup frappé à la porte vint l'éveiller. Elle fut étonnée de constater que la nuit tombait : elle avait dormi deux heures. Elle s'approcha de la porte et dit :
- qui est-ce ?
- Ruby.
Elle la fit entrer.
- Tout va bien ?
- Je ne suis pas s˚re.
Betty tira les rideaux, puis alluma.
- que s'est-il passé ?
- Tout le monde est arrivé. Mais je ne sais pas o˘ sont passées Diana et Maude. Elles ne sont pas dans leur chambre.
- O˘ as-tu cherché ?
- Dans le bureau de la propriétaire, dans la petite église à côté, au bar en face.
- Oh ! bon sang, fit Betty consternée. Les idiotes, elles sont sorties.
- O˘ seraient-elles allées ?
- Maude voulait aller au Ritz.
- Elles ne peuvent pas être aussi stupides ! fit Ruby incrédule.
- Maude, si.
- Je croyais que Diana était plus raisonnable
- Diana est amoureuse, répondit Betty. ¿ mon avis, elle fera n'importe quoi si Maude le demande. Elle veut l'impres-322
sionner, l'emmener dans des endroits chics, lui montrer qu'elle connaît le monde de la haute société.
- On dit que l'amour est aveugle.
- Dans ce cas, l'amour est fichtrement suicidaire. Je n'arrive pas à y croire... mais je parierais que c'est là qu'on peut les trouver. Tant pis pour elles si leur lubie leur est fatale.
- qu'allons-nous faire ?
- Aller au Ritz et les tirer de là... s'il n'est pas trop tard. Betty mit sa perruque.
- Je me demandais, observa Ruby, pourquoi vos sourcils avaient foncé. C'est très bien fait : vous avez vraiment l'air de quelqu'un d'autre.
- Tant mieux. Prends ton arme.
Dans le hall, Régine tendit un mot à Betty. L'adresse était de l'écriture de Diana. Betty déchira l'enveloppe et lut :
Nous allons dans un meilleur hôtel. Nous vous retrouverons à la gare de l'Est à cinq heures du matin. Pas de panique !
Elle montra le mot à Ruby, puis le déchira en petits morceaux. Plus qu'à
Diana, c'était surtout à elle-même qu'elle en voulait : elle connaissait depuis toujours Diana, son étourderie et son irresponsabilité. Pourquoi l'aide choisie ? se demanda-t-elle. Parce que je n'avais personne d'autre, voilà la réponse.
Elles quittèrent le petit hôtel. Betty ne voulait pas prendre le métro car il y avait des barrages de la Gestapo dans certaines stations et parfois des contrôles dans les rames. Le Ritz se trouvait place Vendôme, à une bonne demi-heure de marche de la Charbo. Le soleil était couché et la nuit tombait vite. Il leur faudrait surveiller l'heure : le couvre-feu était à
vingt-trois heures.
Betty tentait d'évaluer le temps nécessaire au personnel du Ritz pour prévenir la Gestapo de la présence de Diana et de Maude : il flairerait tout de suite chez elles quelque chose de bizarre. que faisaient au Ritz deux secrétaires rémoises ? Convenablement habillées certes pour la France occupée, mais certainement pas assez pour fréquenter le Ritz o˘ l'on pouvait croiser les femmes de diplomates des pays neutres, les petites amies de trafiquants du marché noir ou les maîtresses d'officiers allemands. Le directeur de l'hôtel lui-même n'agirait sans doute pas 323
surtout s'il était antinazi, mais pour les informateurs que la Gestapo recrutait dans tous les grands hôtels et restaurants, il était toujours bon de signaler la présence d'inconnus à l'histoire rocambolesque. On serinait ce genre de détails dans les cours d'entraînement du SOE - mais ils duraient trois mois - Diana et Maude n'avaient bénéficié que de deux jours.
Betty h‚ta le pas.
35.
Dicter était épuisé. Il lui avait fallu déployer tous ses trésors de persuasion et d'intimidation pour faire imprimer et distribuer en une demijournée un millier d'affiches. Patient et tenace tant que cela avait été suffisant, il s'était mis dans une rage folle quand c'était devenu nécessaire. Comme de plus, il n'avait pas dormi la nuit précédente, il avait les nerfs en pelote et, tenaillé par la migraine, il était d'une humeur de chien.
Le simple fait de se retrouver dans le somptueux immeuble de la porte de la Muette dominant le bois de Boulogne lui causa cependant une merveilleuse impression de paix. La mission dont Rommel l'avait chargé l'obligeait à
voyager dans tout le nord de la France à partir d'une base parisienne ; il l'avait enfin trouvée gr‚ce à un habile dosage de menaces et de pots-de-vin ; l'endroit en valait la peine. Dicter adorait les lambris d'acajou sombre, les épais rideaux, la hauteur des plafonds, l'argenterie du xviir siècle exposée sur le buffet. Il arpenta l'appartement plongé dans une pénombre fraîche, tout heureux de retrouver ses possessions préférées : une main sculptée par Rodin, un pastel de Degas représentant une danseuse enfilant un chausson, l'édition originale du Comte de Monte Cristo. Il s'assit au Steinway demi-queue pour jouer une version langoureuse de Ain't Misbe-haviri: Ńo one to talk with, ail by myself... ª
Avant la guerre, l'appartement et une grande partie de ce qu'il contenait aujourd'hui appartenaient à un ingénieur originaire de Lyon qui avait fait fortune en fabriquant de petits appa-325
reils électriques, des aspirateurs, des radios et des sonneries. Dicter avait appris cela d'une voisine, une riche veuve dont le mari dans les années trente avait été l'un des dirigeants de l'extrême-droite française.
Cet ingénieur, lui avait-elle dit, était un nouveau riche. Il avait engagé
des spécialistes pour choisir à sa place papiers peints et objets d'art, tout ce qui, selon lui, ne servait qu'à impressionner les amis de sa femme.
Il était parti pour l'Amérique, un pays de parvenus, avait précisé la veuve. Elle était ravie que l'appartement soit maintenant occupé par un locataire qui sache l'apprécier.
Dicter se débarrassa de sa veste et de sa chemise et se lava le visage pour effacer la saleté de Paris. Puis il passa une chemise blanche propre, fixa des boutons de manchette en or et choisit une cravate gris argent qu'il noua en écoutant les nouvelles. Le présentateur annonçait que les Allemands livraient en Italie de rudes combats d'arrière-garde. Dicter en conclut que dans les prochains jours Rome tomberait. Mais l'Italie n'était pas la France.
Il lui fallait maintenant attendre qu'Elizabeth Clairet soit repérée.
Naturellement, il n'avait pas la certitude qu'elle passerait par Paris ; cependant, après Reims, c'était l'endroit le plus probable pour la retrouver. De toute façon, il ne pouvait rien faire de plus. Il regrettait de ne pas avoir ramené Stéphanie avec lui : elle occupait la maison de la rue du Bois. Il y avait une chance pour que d'autres agents alliés soient parachutés et viennent frapper à sa porte. Il était essentiel de les attirer doucement dans le filet. Il avait laissé des instructions pour qu'en son absence ni Michel ni le Dr Bouler ne fussent torturés : ils pourraient encore lui servir.
Il ouvrit la bouteille de Dom Pérignon que contenait toujours la glacière et versa un peu de Champagne dans une fl˚te en cristal. Puis avec le sentiment qu'après tout la vie n'était pas si terrible, il s'assit à son bureau pour lire son courrier.
Il y avait une lettre de son épouse, Waltraud.
Mon bien aiméDieter,
Je suis si navrée que nous ne soyons pas ensemble pour Jeter ton quarantième anniversaire.
F
Dicter avait oublié. La pendule Cartier indiquait en effet : 3 juin.
quarante ans aujourd'hui. Il se versa une nouvelle rasade de Champagne pour fêter cela.
L'enveloppe de sa femme contenait deux autres missives : un dessin de sa fille de sept ans, Margarete surnommée Mausi - elle avait représenté son père en uniforme debout à côté de la tour Eiffel, plus grand que le monument (les enfants magnifient toujours leur père) - et une lettre de Rudi, son fils de dix ans, une vraie lettre d'adulte, aux lettres tracées avec soin à l'encre bleu noir :
Mon cher papa,
Je travaille bien à l'école et pourtant on a bombardé la salle de classe du docteur Richer. Heureusement, c'était la nuit et l'école était déserte.
Le cour serré, Dicter ferma les yeux. Il ne supportait pas l'idée que des bombes tombent sur la ville o˘ vivaient ses enfants. Il maudit les assassins de la RAF, même s'il avait conscience que des bombes allemandes touchaient elles aussi des écoliers britanniques.
Il regarda le téléphone posé sur son bureau, se demandant s'il allait essayer d'appeler chez lui. La communication était difficile à obtenir : le réseau téléphonique français était surchargé et le trafic militaire avait la priorité sur les coups de fil personnels. Il décida quand même de tenter sa chance, prêt à attendre des heures. Il éprouvait brusquement une envie impérieuse d'entendre la voix de ses enfants et de s'assurer qu'ils étaient toujours en vie. Il tendait la main vers le combiné quand le téléphone se mit à sonner avant même qu'il le touche.
- Ici le major Franck, annonça-t-il en décrochant.
- C'est le lieutenant Hesse. Dicter sentit son pouls s'accélérer.
- Vous avez trouvé Elizabeth Clairet ?
- Non. Mais c'est presque aussi bien.
326
36.
Betty était allée une fois au Ritz, avec une amie, alors qu'elle faisait ses études à Paris avant la guerre. Maquillées, portant chapeau, bas et gants, elles avaient franchi la porte comme si c'était, pour elles, la routine quotidienne. Elles avaient déambulé le long de l'arcade qui abritait les boutiques de l'hôtel, pouffant devant les prix absurdes des foulards, des stylos et des parfums. Confortablement assises dans le hall, elles jouaient à la citadine désouvrée attendant un admirateur en retard et critiquaient les toilettes des clientes du salon de thé. Cependant elles n'avaient même pas osé demander un verre d'eau. En ce temps-là, Betty économisait sou après sou pour se payer des places au poulailler de la Comédie-Française.
Depuis le début de l'Occupation, lui avait-on dit, les propriétaires s'efforçaient de diriger l'hôtel aussi normalement que les circonstances le permettaient, même si de nombreuses chambres avaient été réquisitionnées à
titre permanent par des dignitaires nazis. Aujourd'hui, jambes nues et sans gants, mais le visage poudré et son béret incliné de façon désinvolte, il ne lui restait plus qu'à espérer que certaines des clientes actuelles recourraient aux mêmes subterfuges.
Des voitures militaires grises et des limousines noires stationnaient place Vendôme devant l'hôtel. Sur la façade, six drapeaux nazis rouge sang claquaient fièrement dans la brise. Un portier en haut de forme et pantalon rouge toisa Betty et Ruby d'un air dubitatif.
- Vous ne pouvez pas entrer, annonça-t-il.
328
Betty portait un tailleur bleu clair très froissé et Ruby une robe bleu marine sous un imperméable d'homme. Pas vraiment la tenue idéale pour dîner au Ritz. Betty tenta de prendre l'air hautain d'une Française ayant affaire à un subalterne irritant.
- qu'y a-t-il ? lança-t-elle en levant le menton.
- Cette entrée est réservée aux personnalités, madame, même les colonels allemands ne peuvent pas passer par ici. Il faut que vous fassiez le tour par la rue Cambon et que vous utilisiez la porte de derrière.
- Comme vous voudrez, dit Betty avec une courtoisie un peu lasse, mais à
vrai dire elle était contente qu'il n'ait pas mis leur tenue en cause.
Ruby et elle s'empressèrent de faire le tour du p‚té de maisons et trouvèrent l'entrée qu'on leur avait désignée.
Le hall brillait de toutes ses lumières et chacun des bars qui le flanquaient grouillait d'hommes en habit ou en uniforme. Dans le brouhaha des conversations dominait le claquement des consonnes allemandes et non le murmure chantant du français, donnant à Betty l'impression qu'elle avait pénétré dans une forteresse ennemie. Elle s'approcha de la réception o˘ un concierge en jaquette avec des boutons de cuivre, après l'avoir toisée de la tête aux pieds et avoir jugé qu'elle n'était ni une Allemande ni une riche Française, l‚cha d'un ton glacial :
- Oui?
- Veuillez vérifier si Mlle Legrand est dans sa chambre déclara Betty d'un ton sans réplique. J'ai rendez-vous.
Diana devait utiliser le faux nom de ses papiers, Simone Legrand.
Le concierge fit machine arrière.
- Puisse lui dire qui la demande ?
- Mme Martigny. Je suis son employée.
- Très bien. En fait, mademoiselle est dans la salle à manger du fond avec son amie. Je vous conseille de vous adresser au maître d'hôtel.
Betty et Ruby traversèrent le hall et s'avancèrent dans le restaurant, reflet parfait de l'élégance : nappes immaculées, couverts et chandeliers en argent et des cohortes de serveurs en noir évoluant sans bruit pour apporter les plats. Difficile ici d'imaginer que la moitié de Paris était affamée. Betty huma même une odeur de vrai café.
329
Du seuil, elle avait repéré Diana et Maude, installées à une petite table au fond de la salle. Sous le regard scandalisé de Betty, Diana s'empara d'une bouteille de vin qui rafraîchissait dans un seau d'argent et leur servit à boire. Betty l'aurait étranglée. Elle allait foncer vers la table quand le maître d'hôtel s'interposa. Regardant avec insistance son tailleur de mauvaise qualité, il dit :
- Madame ?
- Bonsoir, dit-elle. Il faut que je parle à cette dame là-bas. Il ne bougea pas. C'était un petit homme à l'air soucieux, mais visiblement il ne fallait pas lui marcher sur les pieds.
- Je peux peut-être lui transmettre un message de votre part.
- Malheureusement pas, c'est trop personnel.
- Alors je vais lui annoncer que vous êtes ici. Votre nom ? Betty lança un regard furieux dans la direction de Diana,
mais celle-ci ne levait pas les yeux.
- Je suis Mme Martigny, déclara Betty renonçant à la lutte. Dites-lui que je dois lui parler immédiatement.
- Très bien. Si Madame veut bien attendre ici. Exaspérée, Betty serra les dents. Voyant le maître d'hôtel
s'éloigner, la tentation lui vint de tout simplement passer devant lui. Là-dessus, elle remarqua à une table voisine un jeune homme arborant l'uniforme noir d'un major SS qui la dévisageait. Elle croisa son regard et détourna la tête, la gorge nouée. S'intéressait-il, par désouvrement, à son altercation avec le maître d'hôtel ? Essayait-il de se rappeler o˘ il l'avait aperçue auparavant - sur l'affiche, mais sans avoir encore fait le rapprochement - ou bien simplement la trouvait-il séduisante ? En tout cas, se dit Betty, mieux vaut ne pas faire d'histoire.
Chaque seconde à rester plantée là présentait un danger, et elle dut faire un effort pour ne pas céder à la tentation de tourner les talons et de s'enfuir en courant.
Le maître d'hôtel s'adressa à Diana, puis se retourna et fit signe à Betty.
- Tu ferais mieux d'attendre ici, recommanda-t-elle à Ruby : nous nous ferons moins remarquer.
Puis elle traversa rapidement la salle jusqu'à la table de Diana.
Furieuse, Betty observa que ni Diana ni Maude n'avait l'élé-330
gance de paraître confuse. Maude avait même l'air contente d'elle, alors que Diana regardait Betty de haut. Celle-ci s'appuya des deux mains sur le bord de la table et se pencha pour parler d'une voix étouffée.
- C'est terriblement dangereux. Levez-vous tout de suite et suivez-moi.
Nous réglerons la note en sortant.
Elle avait mis dans ses paroles toute l'énergie dont elle était capable, mais ces deux filles vivaient dans un monde totalement imaginaire.
- Sois raisonnable, Betty, déclara Diana provoquant l'indignation de Betty.
Comment Diana pouvait-elle être à la fois aussi stupide et aussi arrogante ?
- Pauvre andouille, tu ne comprends donc pas que tu vas te faire tuer ?
Elle comprit tout de suite qu'elle avait eu tort de l'insulter, parce que Diana rétorqua aussitôt en prenant un air supérieur.
- C'est de ma vie qu'il s'agit. J'ai le droit de prendre ce risque...
- C'est nous toutes que tu mets en danger, et tu risques de compromettre l'ensemble de la mission. Maintenant lève-toi de ce fauteuil !
- …coute..., commença Diana avant de s'arrêter pour regarder derrière Betty.
Une certaine agitation régnait en effet derrière elle. Betty la perçut et se retourna. Suffoquée, elle aperçut planté à l'entrée de la salle l'élégant officier allemand de la place de Sainte-Cécile. Elle reconnut tout de suite la haute silhouette dans son élégant costume sombre avec une pochette blanche. Le cour battant, elle s'empressa de lui tourner le dos en priant qu'il ne l'ait pas remarquée. Il y avait de bonnes chances que la perruque noire l'empêch‚t de la reconnaître sur-le-champ.
Son nom lui revenait : Dicter Franck, cet ancien inspecteur de police dont elle avait retrouvé la photo dans les archives de Percy Thwaite. Elle se souvint de la note au verso du cliché : Ún crack des services de renseignement de Rommel, réputé être un habile interrogateur et un bourreau sans pitié. ª
Pour la seconde fois en une semaine, elle se trouvait assez près pour l'abattre sur place.
331
Betty ne croyait pas aux coÔncidences : cet homme avait une raison de se trouver là en même temps qu'elle.
Elle ne tarda pas à découvrir laquelle : il traversait le restaurant à
grands pas dans sa direction, flanqué de quatre agents de la Gestapo.
Affolé, le maître d'hôtel leur emboîtait le pas.
Prenant soin de regarder ailleurs, Betty s'éloigna. Franck alla droit jusqu'à la table de Diana. Le silence s'abattit soudain sur le restaurant : les clients s'arrêtèrent au milieu d'une phrase, les garçons interrompirent leur service, le sommelier se figea, une carafe de bordeaux à la main.
Betty rejoignit Ruby qui murmura :
- Il va les arrêter.
Sa main s'approcha de son arme.
- Laisse-le dans ta poche, chuchota Betty, son regard croisant une nouvelle fois celui du major SS. Nous ne pouvons rien faire. S'il n'y avait que lui et ses quatre sbires, passe encore, mais avec tous ces officiers allemands... nous n'aurions pas plus tôt liquidé ces cinq-là, que les autres nous faucheraient sur place.
Franck interrogeait Diana et Maude. Betty n'entendait pas ce qu'il disait, mais Diana avait pris le ton d'indifférence hautaine qui était le sien quand elle se savait en tort et Maude était en pleurs.
Franck avait d˚ leur demander leurs papiers car d'un même geste les deux femmes se penchèrent vers leur sac à main posé par terre auprès de leur siège. Franck se déplaça : il était maintenant à côté de Diana légèrement en arrière et regardait par-dessus son épaule. Betty devina soudain ce qui allait se passer.
Maude sortit ses papiers et Diana braqua un pistolet. Un coup de feu retentit, un des agents de la Gestapo en uniforme se plia en deux et s'écroula. Ce fut aussitôt une folle bousculade dans le restaurant : les femmes hurlaient, les hommes cherchaient à se mettre à l'abri. Une seconde détonation claqua et un deuxième homme de l'escorte de Franck poussa un cri. Ce fut alors la ruée vers la sortie.
Diana visait maintenant le troisième, ce qui évoqua soudain une scène dans la mémoire de Betty : Diana dans les bois de Sommersholme, assise par terre et fumant une cigarette, entourée de dépouilles de lapins. Elle lui avait alors dit : ´ Tu es une tueuse. ª Elle ne s'était pas trompée.
332
Mais elle ne tira pas : Dicter Franck avait saisi à deux mains l'avant-bras droit de Diana et frappé le poignet contre le rebord de la table. Elle poussa un cri de douleur et son pistolet lui échappa. Il l'arracha de son fauteuil, la plaqua le nez contre la moquette et se laissa tomber les deux genoux au creux de ses reins. Il lui mit les mains derrière le dos et lui passa les menottes, sans se soucier de ses hurlements quand il malmena son poignet blessé. Puis il se releva.
- Filons, dit Betty à Ruby.
¿ l'entrée de la salle, les gens se bousculaient, des dîneurs affolés s'efforçaient de passer tous en même temps. Betty n'avait pas encore réussi à franchir le seuil que le jeune major SS qui l'avait dévisagée quelques instants plus tôt se leva d'un bond et la prit par le bras.
- Un moment, dit-il en français.
- Ne me touchez pas ! fit Betty en s'efforçant de garder son calme.
Il resserra son étreinte.
- Vous m'avez l'air de connaître ces femmes là-bas, dit-il.
- Pas du tout ! fit-elle en essayant d'avancer. Il la tira brutalement en arrière.
- Vous feriez mieux de rester ici pour répondre à quelques questions.
Un nouveau coup de feu claqua. On entendit de nouveaux hurlements, mais personne ne savait d'o˘ le coup était parti. Un affreux rictus tordit le visage de l'officier SS qui s'affala sur le sol. Au même instant, Betty vit derrière lui Ruby qui remettait son pistolet dans la poche de son imperméable.
Elles réussirent à se frayer un passage à travers la foule et débouchèrent dans le hall. Comme tout le monde en faisait autant, elles purent courir sans attirer l'attention sur elles.
Des voitures attendaient le long du trottoir de la rue Cam-bon, abandonnées, pour la plupart, par les chauffeurs qui s'étaient précipités vers l'hôtel pour voir ce qui se passait. Betty choisit une Mercedes 230
noire avec une roue de secours fixée au marchepied. Elle jeta un coup d'oil : la clef était sur le tableau de bord.
- Monte ! cria-t-elle à Ruby.
Elle s'installa au volant et tira le démarreur. Aussitôt le puissant moteur se mit à rugir. Elle passa en première, tourna non 333
sans mal le volant et s'engagea dans la rue. La lourde voiture n'avait aucune reprise, mais elle tenait bien la route : à vive allure, elle prenait les virages comme un train.
quelques p‚tés de maisons plus loin, Betty examina la situation. Elle venait de perdre un tiers de son équipe, dont sa meilleure tireuse. Elle songea à renoncer, pour décider aussitôt de continuer. Les choses se compliquaient : elle devrait expliquer pourquoi quatre femmes de ménage seulement se présentaient au ch‚teau au lieu des six habituelles. Elle trouverait bien une excuse. On leur poserait peut-être plus de questions, mais elle était prête à courir ce risque.
Elle abandonna la voiture rue de la Chapelle. Pour l'instant, Ruby et elle s'en étaient tirées, et elles se dépêchèrent de regagner leur hôtel à pied.
Ruby fit venir Gré ta et Jelly dans la chambre de Betty qui leur raconta ce qui s'était passé.
- Diana et Maude vont être interrogées sur-le-champ, expliqua-t-elle.
Dicter Franck est un excellent interrogateur, sans pitié, qui saura leur faire dire tout ce qu'elles savent : y compris l'adresse de cet hôtel. Cela signifie que la Gestapo va débarquer ici d'un moment à l'autre et qu'il faut partir immédiatement.
- Pauvre Maude, dit Jelly en pleurant. Elle était idiote, mais elle ne méritait pas d'être torturée.
Greta était plus pragmatique.
- O˘ va-t-on aller ?
- Dans le couvent à côté de l'hôtel. Elles accueillent n'importe qui. J'ai déjà caché là des prisonniers de guerre évadés. Nous pourrons y rester jusqu'au lever du jour.
- Ensuite ?
- Nous irons à la gare comme prévu. Diana va donner à Dicter Franck nos vrais noms, nos noms de code et nos fausses identités. Il lancera un avis contre quiconque utilisera nos noms d'emprunt. Heureusement, j'ai pour nous toutes un autre jeu de papiers utilisant les mêmes photos avec d'autres identités. La Gestapo n'a pas de photo de vous, et moi, j'ai changé mon aspect physique : aux barrages, personne n'aura le moyen de nous reconnaître. Toutefois, pour plus de s˚reté, nous n'irons à la gare que vers dix heures, quand il y aura davantage d'animation.
334
- Diana, reprit Ruby, va leur dire aussi en quoi consiste notre mission.
- Elle leur dira que nous allons faire sauter le tunnel de chemin de fer de Maries. Heureusement, ce n'est pas notre véritable mission. C'est une version de couverture que j'ai inventée^
- Betty, murmura Jelly d'un ton admiratif, vous pensez a tout.
- Oui, fit-elle l'air sombre. C'est pourquoi je suis encore envie.
i
37.
Cela faisait plus d'une heure que Paul, assis dans le sinistre mess de Grendon Underwood, se rongeait les sangs en pensant à Betty : l'incident de la cathédrale, Chatelle plongée dans une obscurité totale et l'étrange exactitude du troisième message radio, tous ces indices réunis le poussaient à croire que Brian Standish était grillé.
Suivant le plan original, Betty aurait d˚ être accueillie à Chatelle par un comité de réception comprenant Michel et les survivants du réseau Bollinger. Michel aurait alors emmené les Corneilles quelques heures dans une cachette, le temps de prendre ses dispositions pour le transport jusqu'à Sainte-Cécile. Elles auraient ensuite pénétré dans le ch‚teau et fait sauter le central téléphonique puis il les aurait ramenées à Chatelle o˘ elles auraient pris l'avion qui devait les ramener en Angleterre. Tout cela avait changé maintenant, sauf la nécessité pour Betty d'avoir un moyen de transport et une planque en arrivant à Reims ; et elle comptait sur le réseau Bollinger. Seulement, qu'en restait-il, si Brian avait été pris ? La planque était-elle s˚re ? Michel n'était-il pas lui aussi entre les mains de la Gestapo ?
Lucy Briggs vint enfin le chercher.
- Jane, lui dit-elle, m'a demandé de vous signaler qu'on est en train de décrypter la réponse d'Hélicoptère. Suivez-moi, s'il vous plaît.
Elle le précéda jusqu'à une pièce minuscule, un ancien placard, se dit-il, qui faisait office de bureau pour Jane Bevins.
336
Elle tenait une feuille de papier qu'elle regardait d'un air contrarié.
- Je n'arrive pas à comprendre, déclara-t-elle. Paul lut rapidement.
INDICATIF HLCP (H…LICOPT»RE) CODE DE S…CURIT… OK 3 JUIN 1944
TEXTE DU MESSAGE :
DEUX STENS AVEC SIX CHARGEURS POUR CHACUN STOP UN FUSIL LEE ENFELD AVEC DIX
CHARGEURS STOP SIX AUTOMATIqUES COLT AVEC ENVIRON CENT CARTOUCHES STOP PAS
DE GRENADE TERMIN…
Paul, consterné, lisait et relisait le texte décodé, comme si la réalité
des mots allait s'humaniser, mais, bien s˚r, rien ne changea.
- Je m'attendais à une réaction furieuse, s'étonnait Jane. Il ne r‚le même pas, il répond tout simplement à vos questions.
- Exactement, soupira Paul, parce que ce n'est pas lui. Ce message n'émanait pas d'un agent sur le terrain, d'un agent harassé auquel ses chefs, en bons bureaucrates, auraient brusquement posé une question complètement insensée. La réponse avait été rédigée par un officier de la Gestapo acharné à sauver les apparences d'une situation parfaitement normale. En outre la seule faute d'orthographe, Énfeld ª au lieu de Énfield ª, le confirmait car feld était le mot allemand pour l'anglais field.
Le doute n'était plus permis : Betty courait un grand danger. Paul se massa les tempes. Plus question de tergiverser : l'opération tombant en quenouille, il fallait la sauver - et sauver Betty. Levant les yeux vers Jane, il surprit dans son regard l'expression d'une profonde compassion.
- Je peux utiliser votre téléphone ? demanda-t-il.
- Bien s˚r.
Il appela Baker Street. Percy était à son bureau.
- Ici Paul. Je suis convaincu que Brian a été capturé. C'est la Gestapo qui utilise sa radio.
337
Jane Bevins étouffa un cri.
- Oh ! bon sang, fit Percy. Et, sans la radio, nous n'avons aucun moyen d'avertir Betty.
- Si, nous en avons un, objecta Paul.
- Comment cela ?
- Procurez-moi un avion. Je pars pour Reims... ce soir.
Le huitième jour
Dimanche 4 juin 1944
38.
De l'Arc de triomphe au bois de Boulogne, l'avenue Foch était bordée de luxueux immeubles - dénotant l'extrême richesse de ses occupants - auxquels on accédait par des jardins. Le 84, particulièrement élégant, comportait cinq étages d'appartements somptueux desservis par un escalier monumental.
La Gestapo en avait fait un immense espace réservé à la torture.
Installé dans un salon aux proportions parfaites, Dicter fixa un moment le plafond surchargé de décorations puis ferma les yeux, pour se préparer : un interrogatoire requérait un esprit aux aguets et, en même temps, des sentiments engourdis.
Certains prenaient plaisir à torturer les prisonniers - le sergent Becker, à Reims, par exemple -, souriaient aux hurlements de leurs victimes, jouissaient jusqu'à l'érection des blessures qu'ils infligeaient et du spectacle de malheureux se débattant dans les affres de la mort. Mais, concentrés sur la souffrance plutôt que sur l'information, ils se révélaient de piètres inquisiteurs. Les meilleurs bourreaux étaient des hommes comme Dicter qui, dans leur for intérieur, abhorraient ces méthodes.
Il s'imaginait maintenant claquant des portes dans son ‚me, enfermant ses émotions dans des placards. Pour lui, les deux femmes ne représenteraient plus que des distributeurs d'informations dès l'instant o˘ il aurait compris comment en déclencher le mécanisme. Un froid familier tomba doucement sur lui comme une couverture de neige et il comprit qu'il était prêt.
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- Amenez-moi la plus ‚gée, ordonna-t-il au lieutenant Hesse.
Il l'observa avec soin quand elle entra et vint s'asseoir sur la chaise.
Les cheveux courts, les épaules larges, elle portait un tailleur de coupe masculine. De la main gauche, elle soutenait son avant-bras droit gonflé
d'o˘ pendait mollement sa main droite : Dicter lui avait brisé le poignet.
De toute évidence elle souffrait, son visage était p‚le et luisant de sueur, mais ses lèvres serrées exprimaient une volonté inflexible. Il s'adressa à elle en français.
- Votre sort est entre vos mains, commença-t-il. Vos décisions et vos paroles soit vous causeront des souffrances intolérables, soit vous apporteront le soulagement. Cela dépend entièrement de vous.
Elle resta muette. Elle avait peur, mais elle ne s'affolait pas. Elle serait difficile à briser, il le devinait déjà.
- Tout d'abord, demanda-t-il, dites-moi o˘ se trouve le quartier général londonien du Spécial Opérations Executive.
- 81 Régent Street, répondit-elle. Il hocha la tête.
- Laissez-moi vous préciser un point. Je sais très bien que le SOE
enseigne à ses agents de ne pas opposer le silence à un interrogateur mais de donner des indications fausses et difficiles à vérifier. Sachant cela, je vais vous poser de nombreuses questions dont je connais déjà les réponses. Je saurais ainsi si vous mentez ou non. O˘ est le quartier général à Londres ?
- Carlton House Terrace.
Il s'approcha d'elle et la gifla à toute volée. Elle poussa un cri de douleur. Sa joue devint toute rouge. Commencer par une gifle donnait souvent des résultats intéressants : pas très douloureux, ce coup était une humiliante démonstration du désarroi du prisonnier et ne tardait pas à
saper sa bravoure des premiers instants.
- C'est de cette façon que les officiers allemands traitent les dames ?
riposta-t-elle.
Son air hautain et le français qu'elle parlait avec l'accent de la haute société l'amenèrent à supposer qu'il s'agissait d'une aristocrate.
- Des dames ? lança-t-il d'un ton méprisant. Vous venez d'abattre deux policiers dans l'exercice de leur fonction. La 342
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jeune épouse de Specht est maintenant veuve, et les parents de Rolfe ont perdu leur unique fils. Vous n'êtes pas un soldat en uniforme, vous n'avez aucune excuse. Pour répondre à votre question, non, ce n'est pas ainsi que nous traitons les dames, c'est ainsi que nous traitons les meurtrières.
Elle détourna les yeux. Il avait marqué un point. Il commençait à ébranler son moral.
- Encore une chose. Vous connaissez bien Betty Clairet ? Elle ouvrit tout grand les yeux d'un air surpris. Il avait bien deviné : ces deux-là faisaient partie de l'équipe du major Clairet. Une fois de plus, il avait frappé juste. Mais elle eut tôt fait de retrouver ses esprits et dit :
- Je ne connais personne de ce nom.
Tendant le bras, il repoussa sa main gauche : privé de son soutien, son poignet cassé retomba lui arrachant un cri de douleur. Puis il saisit sa main droite et la secoua. Elle se mit à hurler.
- Bon sang, s'écria-t-il, pourquoi dîniez-vous au Ritz ?
Ses hurlements cessèrent. Il répéta sa question. Elle reprit son souffle et répondit :
- J'en aime la cuisine.
Elle était encore plus coriace qu'il ne l'avait cru.
- Emmenez-la, ordonna-t-il. Amenez-moi l'autre.
La plus jeune était très jolie. Elle n'avait opposé aucune résistance quand on l'avait arrêtée : sa robe sans faux pli et son maquillage intact lui avaient conservé un air présentable. Elle semblait toutefois bien plus effrayée que sa collègue. Il lui posa la même question :
- Pourquoi dîniez-vous au Ritz ?
- J'ai toujours voulu y aller, répondit-elle. Il n'en croyait pas ses oreilles.
- Vous ne craigniez pas que cela puisse être dangereux ?
- Je pensais que Diana s'occuperait de moi. L'autre s'appelait donc Diana.
- Comment vous appelez-vous ?
- Maude.
Cela se passait avec une facilité déconcertante.
- Et que faites-vous en France, Maude ?
- Nous étions censées faire sauter quelque chose.
- quoi donc ?
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- Je ne m'en souviens pas. quelque chose à voir avec les chemins de fer.
Dicter commençait à se demander si l'on n'était pas en train de le faire marcher.
- Depuis combien de temps connaissez-vous Elizabeth Clairet ?
- Vous voulez dire Betty ? Depuis quelques jours seulement. Elle est fichtrement autoritaire. Cela dit, elle avait raison : nous n'aurions pas d˚ aller au Ritz, dit-elle en se mettant à pleurer. Je voulais seulement prendre un peu de bon temps et sortir, c'est tout.
- quel est le nom de code de votre équipe ?
- Les Merles, dit-elle en anglais.
Il fronça les sourcils. Le message radio adressé à Hélicoptère avait mentionné le nom de Corneilles.
- Vous êtes s˚re ?
- Oui. C'est à cause d'un poème, ´ Le merle de Reims ª, je crois. Non, c'est ´ La corneille de Reims ª, voilà.
Si elle n'était pas complètement idiote, c'était remarquablement imité.
- ¿ votre avis, o˘ est Betty actuellement ? Maude réfléchit un long moment, puis dit :
- Je ne sais vraiment pas.
Dicter eut un sourire exaspéré. Une prisonnière trop coriace pour qu'on lui arrache une information, l'autre trop idiote pour rien savoir d'utile. Tout cela allait lui prendre plus de temps que prévu.
Ayant des doutes sur la nature de leurs relations, il entrevoyait un moyen d'accélérer l'interrogatoire. En effet, pourquoi la plus ‚gée, dominante et un peu masculine, risquait-elle sa vie pour emmener cette jolie petite écervelée dîner au Ritz ? J'ai peut-être l'esprit mal tourné, se dit-il, mais quand même...
- Emmenez-la, dit-il en allemand, et mettez-la avec l'autre.
Assurez-vous que la porte a un judas.
quand on les eut enfermées, le lieutenant Hesse conduisit Dicter dans une petite pièce du grenier. Un judas permettait de regarder ce qui se passait dans la pièce voisine. Les deux femmes étaient assises côte à côte au bord du petit lit, Maude en larmes et Diana la réconfortant. Dicter observa soigneusement la scène. Diana avait posé son poignet droit cassé sur son genou
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et, de la main gauche, elle caressait les cheveux de Maude. Elle lui parlait à voix basse et Dicter ne pouvait pas entendre.
quelle était la nature de leur relation ? Sours d'armes, amies très proches... ou davantage ? Diana se pencha et posa un baiser sur le front de Maude. Cela ne voulait pas dire grand-chose. Là-dessus, Diana posa son index sur le menton de Maude, orienta son visage vers le sien et l'embrassa sur les lèvres. Un geste de réconfort ? Mais assurément très intime.
Pour finir, Diana sortit le bout de sa langue pour lécher les larmes de Maude. Dicter savait à quoi s'en tenir : ce n'étaient pas des préliminaires
- personne ne ferait l'amour dans de telles circonstances -, simplement le genre de consolation que seule pouvait apporter une amante, pas une simple amie. Diana et Maude étaient lesbiennes. Et voilà qui résolvait le problème.
- Ramenez-moi la plus ‚gée, dit-il et il regagna la salle d'interrogatoire.
quand on lui amena Diana pour la seconde fois, il la fit ligoter à la chaise. Puis il dit :
- Préparez l'appareillage électrique.
Il attendit impatiemment qu'on pouss‚t la machine à électrochocs sur son chariot et qu'on la branch‚t dans une prise murale. Chaque minute qui s'écoulait permettait à Betty Clairet de mettre entre eux une distance grandissante.
quand tout fut prêt, il empoigna les cheveux de Diana de la main gauche et, sans lui l‚cher la tête, il lui fixa deux pinces crocodiles à la lèvre inférieure. Il mit le courant : Diana poussa un hurlement. Puis Dicter arrêta dix secondes après. quand elle commença à se calmer, il précisa :
- L'appareil développait moins de la moitié de sa puissance.
C'était vrai. Il avait rarement utilisé la machine à son maximum. Seulement quand, après prolongation de la torture, on branchait l'appareil à fond pour tenter de pénétrer jusqu'à la conscience défaillante d'une victime qui ne cessait de s'évanouir, c'était généralement trop tard, car la folie s'installait. Diana ne le savait pas.
- Arrêtez, supplia-t-elle. Je vous en prie, je vous en prie, arrêtez.
- tes-vous disposée à répondre à mes questions ? Elle poussa un gémissement, mais sans dire oui.
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- Amenez l'autre, ordonna Dicter.
Diana sursauta. Le lieutenant Hesse amena Maude et l'attacha à une chaise.
- qu'est-ce que vous voulez ? cria Maude.
- Ne dis rien, fit Diana... «a vaut mieux.
Maude portait un léger corsage d'été sur sa poitrine bien faite. D'un geste, Dicter fit voler les boutons.
- Je vous en prie ! cria Maude. Je vous dirai tout.
Sous son chemisier, elle portait une combinaison de coton avec de la dentelle. Il la prit par le décolleté et la déchira. Maude se mit à hurler.
Il recula pour regarder. Maude avait des seins ronds et fermes. Dans un coin de son esprit, il nota combien ils étaient charmants. Diana doit en être folle, se dit-il.
Il ôta les pinces crocodiles des lèvres de Diana pour les attacher à chacun des petits bouts de sein de Maude. Puis il revint vers l'appareil et posa la main sur la manette.
- Très bien, murmura Diana. Je vais tout vous dire.
Dicter prit des dispositions pour que soit renforcée la surveillance du tunnel de chemin de fer de Maries. Si les Corneilles arrivaient jusque-là, ce serait pour découvrir qu'il était pratiquement impossible d'y pénétrer.
Il était convaincu désormais que Betty ne parviendrait pas à atteindre son objectif. Mais c'était secondaire. Ce qu'il voulait avant tout, c'était la capturer et l'interroger.
Il était déjà deux heures du matin, dimanche. Mardi, ce serait la nuit de pleine lune, et quelques heures seulement les séparaient peut-être du débarquement. Mais Dicter saurait les mettre à profit pour briser les reins de la Résistance française - à condition d'amener Betty dans une chambre de torture et qu'elle décline la liste des noms et des adresses qu'elle avait dans sa tête. Il mobiliserait la Gestapo de toutes les villes de France, mettrait en ouvre des milliers d'agents bien entraînés qui, même s'ils n'étaient pas très futés, savaient procéder à des arrestations. En deux heures, ils jetteraient en prison des centaines de cadres de la Résistance.
Au lieu du soulèvement massif sur lequel les Alliés, à n'en pas douter, comptaient pour faciliter le débarquement, les Allemands jouiraient du calme et de
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l'ordre nécessaires pour préparer leur réaction et repousser les envahisseurs à la mer.
Il avait envoyé, pour la forme, une équipe de la Gestapo faire une descente à l'hôtel de la Chapelle, mais il était certain que Betty et les trois autres avaient décampé quelques minutes après l'arrestation de leurs camarades. O˘ était-elle maintenant ? Reims faisait un point de départ tout indiqué pour une attaque sur Maries, ce qui expliquait pourquoi les Corneilles avaient prévu à l'origine de se faire parachuter non loin de la ville. Dicter estimait probable que Betty passerait quand même par Reims qui, par la route ou la voie ferrée, se trouvait sur le chemin de Maries, et o˘ l'attendait, pour lui prêter main-forte, ce qui restait du réseau Bollinger. Il était prêt à parier qu'elle avait maintenant quitté Paris pour Reims.
Il donna des ordres pour qu'aucun des points de contrôle de la Gestapo entre les deux villes n'ignore le détail des fausses identités utilisées par Betty et son équipe. Cela aussi, c'était un peu pour la forme : soit elles avaient un autre jeu d'identités, soit elles trouveraient un moyen d'éviter les barrages.
Il appela Reims, tira Weber de son lit et lui expliqua la situation. Pour une fois, celui-ci ne fit pas obstruction. Il accepta de dépêcher deux de ses hommes surveiller la maison de Michel, deux autres se planquer auprès de la résidence de Gilberte et deux autres enfin à la maison de la rue du Bois pour protéger Stéphanie.
La migraine commençait à le gagner, mais il appela Stéphanie.
- Les terroristes britanniques sont en route pour Reims, lui annonça-t-il.
J'envoie deux hommes pour veiller sur toi.
- Merci, répondit-elle, sans se départir de son calme.
- Il est important que tu continues à te présenter au rendez-vous.
Avec un peu de chance, Betty ne soupçonnerait pas que Dicter avait infiltré
le réseau Bollinger à ce point, et elle lui tomberait dans les bras.
- N'oublie pas, nous avons changé d'endroit : ce n'est plus la crypte de la cathédrale, mais le café de la Gare. Si quelqu'un se présente, contente-toi de le ramener à la maison comme tu l'as fait avec Hélicoptère. ¿ partir de là, la Gestapo prendra les choses en main.
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- D'accord.
- Tu es s˚re ? J'ai réduit les risques au minimum, mais c'est quand même dangereux.
- J'en suis persuadée. On dirait que tu as la migraine.
- «a commence tout juste.
- As-tu ton médicament ?
- Hans l'a pris.
- Je regrette de ne pas être là pour te soigner. Il le regrettait aussi.
- J'avais envie de regagner Reims ce soir par la route, mais je ne crois pas que je puisse y arriver.
- Il n'en est pas question. Je m'en tirerai très bien. Fais-toi une piq˚re, couche-toi et ne reviens que demain.
Elle avait raison : il appréhendait déjà de regagner son appartement, à
moins d'un kilomètre ; il serait, de toute façon, incapable de faire le trajet jusqu'à Reims avant de s'être remis de la tension de l'interrogatoire.
- D'accord, fit-il. Je vais dormir quelques heures et je partirai au matin.
- Bon anniversaire.
- Tu t'en es souvenu ! Moi, j'avais oublié.
- J'ai quelque chose pour toi. quelque chose... de très personnel.
Il sourit malgré sa migraine.
- Oh là, là.
- Je te le donnerai demain.
- Je meurs d'impatience.
- Je t'aime.
Les mots, je t'aime aussi, lui vinrent aux lèvres, mais il hésita. Il s'était trop souvent interdit de les prononcer. Il y eut un déclic : Stéphanie avait raccroché.
39.
Le dimanche matin à la première heure, Paul Chancelier fut parachuté dans un champ de pommes de terre non loin du village de Laroque, à l'ouest de Reims, sans bénéficier des avantages - ni des risques - d'un comité
d'accueil.
L'atterrissage ébranla douloureusement son genou blessé. Serrant les dents, il resta un moment immobile, attendant que la douleur s'estompe. Il en souffrirait par crises sans doute jusqu'à la fin de ses jours. Une fois vieux, il pourrait, après un élancement, prédire la pluie. S'il vivait jusque-là.
Au bout de cinq minutes, il se sentit capable de se remettre debout et de se débarrasser de son harnais. Il trouva la route, s'orienta aux étoiles et partit, mais il boitait sérieusement et n'avançait pas bien vite.
Percy Thwaite lui avait bricolé précipitamment l'identité d'un instituteur d'…pernay, à quelques kilomètres de là. Il allait à Reims en stop pour rendre visite à son père souffrant. Tous les papiers nécessaires, dont certains fabriqués à la h‚te la veille au soir, lui avaient été apportés à
Tempsford par un motard. Sa claudication convenait fort bien à la couverture qu'on lui avait choisie : un ancien combattant blessé pouvait exercer en tant qu'instituteur alors qu'un jeune homme valide aurait déjà
été envoyé dans un camp de travail en Allemagne.
Le trajet ne présentait pas de difficultés. Contacter Betty ne pouvait se faire que par l'intermédiaire du réseau Bollinger, en misant sur l'efficacité du groupe, et en partant de l'hypothèse que Brian était le seul à être tombé entre les mains de la Ges-349
tapo. Comme tout nouvel agent parachuté à Reims, Paul contacterait Mlle Lemas. Il lui faudrait seulement se montrer particulièrement prudent.
Peu après les premières lueurs du jour, un bruit de moteur lui fit quitter la route pour se cacher derrière une rangée de pieds de vigne. Il s'agissait en fait d'un tracteur, ce qui lui parut sans risque, la Gestapo ne se déplaçant certainement jamais sur un engin agricole. Il regagna la route et leva le pouce à l'adresse du conducteur, un garçon d'une quinzaine d'années, qui transportait un chargement d'artichauts.
- Blessure de guerre ? s'informa celui-ci en désignant de la tête la jambe de Paul
- Oui, répondit Paul. Sedan, 1940.
- J'étais trop jeune, observa le garçon d'un ton de regret.
- Vous avez de la chance.
- Mais attendez un peu que les Alliés reviennent. Là, ça va barder, dit-il en lançant à Paul un regard en coulisse. Je ne peux pas vous en dire plus.
Mais vous allez voir.
Paul réfléchit. Ce garçon appartenait-il au réseau Bollinger ?
- Mais, reprit-il, est-ce que nos gens ont les armes et les munitions nécessaires ?
Si le jeune homme était dans la confidence, il saurait que les Alliés avaient largué des tonnes de matériel au cours des derniers mois.
- Nous utiliserons ce qui nous tombera sous la main. Paul ne le trouvait pas très discret. Ses propos étaient trop
vagues : il fantasmait. Et Paul s'en tint là jusqu'à l'entrée de Reims o˘
le garçon le déposa. Il gagna le centre en boitillant. Le rendez-vous dans la crypte avait été remplacé par le café de la Gare, mais l'heure n'avait pas changé : aussi jusqu'à quinze heures lui restait-il plusieurs heures à
tuer.
Il entra dans le café pour prendre un petit déjeuner et reconnaître les lieux. Il demanda un café noir. Le serveur, un homme d'un certain ‚ge, haussa les sourcils et Paul, conscient de sa bévue, s'empressa de la réparer.
- Pas la peine de dire ńoir ª, j'imagine. De toute façon vous n'avez sans doute pas de lait.
Rassuré, le garçon sourit.
- Malheureusement pas, fit-il en s'éloignant.
Paul soupira. Huit mois qu'il n'avait pas effectué de mission 350
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clandestine en France, et il avait oublié la tension constante qu'imposait le fait déjouer à être quelqu'un d'autre.
Il passa la matinée à sommeiller tandis que les services se succédaient dans la cathédrale, puis à treize heures trente, il retourna au café pour déjeuner. L'établissement se vida vers quatorze heures trente et il ne resta plus que lui devant un ersatz de café. ¿ quatorze heures quarante-cinq, deux hommes entrèrent et commandèrent une bière. Paul les examina soigneusement : vêtus de vieux costumes sombres croisés, ils parlaient cépages dans un français familier. Ils discutaient savamment de la floraison des vignes, une période critique qui touchait à sa fin. Ce n'était sans doute pas des agents de la Gestapo.
¿ quinze heures précises, une grande femme séduisante arriva, vêtue avec une discrète élégance d'une robe d'été en cotonnade verte et coiffée d'un chapeau de paille. Elle portait des chaussures dépareillées : une noire, une brune. Bourgeoise.
Paul était un peu surpris, car il s'attendait à une femme plus ‚gée, supposition gratuite puisque Betty, à vrai dire, ne la lui avait jamais décrite. De toute façon, n'étant pas encore disposé à lui faire confiance, il se leva et quitta le café.
Il suivit le trottoir jusqu'à la gare et se planta à l'entrée pour surveiller l'établissement. Il ne risquait pas de se faire remarquer : comme toujours plusieurs personnes traînaient dans les parages attendant des amis voyageant sur le prochain train.
Il observa la clientèle du café. Une femme passa avec un petit garçon qui réclamait un g‚teau ; la mère céda et entraîna l'enfant à l'intérieur. Les deux experts viticoles s'en allèrent. Un gendarme entra pour ressortir immédiatement avec un paquet de cigarettes.
La Gestapo ne semblait pas avoir tendu un piège ; personne ne paraissait le moins du monde dangereux. Peut-être les avait-on semés en changeant le lieu du rendez-vous.
Pourtant un détail intriguait Paul. O˘ était passé Charen-ton, l'ami de Bourgeoise qui avait sauvé Brian Standish ? S'il l'a surveillée à la cathédrale, pourquoi pas ici ? Il est vrai que pour l'instant aucun danger ne menaçait et qu'il pouvait y avoir un tas d'explications bien simples.
La mère et son enfant quittèrent le café, imités à quinze heures trente par Bourgeoise qui partit dans la direction oppo-351
sée à la gare. Paul la suivit sur le trottoir d'en face. Elle remonta la rue jusqu'à une petite voiture noire, une Simca 5. Paul traversa. Elle monta dans la voiture et mit le contact.
Paul devait maintenant prendre une décision ; sans aucune certitude que ce f˚t la bonne, il était cependant allé aussi loin que la prudence l'autorisait, sans se présenter directement au lieu de rendez-vous. ¿ un moment, il fallait bien prendre des risques. Sinon, autant rester en Angleterre. Il s'approcha de la voiture et ouvrit la portière côté
passager.
- Monsieur ? interrogea-t-elle en le regardant calmement.
- Priez pour moi, dit-il.
- Je prie pour la paix.
Il monta dans la voiture et s'inventa un nom de code.
- Je suis Danton, annonça-t-il. Elle embraya.
- Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé au café ? demanda-t-elle. Je vous ai tout de suite remarqué en entrant. Vous m'avez fait attendre une demi-heure, c'est dangereux.
- Je voulais être certain que ce n'était pas un piège. Elle lui jeta un bref coup d'oeil.
- Vous avez appris ce qui est arrivé à Hélicoptère.
- Oui. O˘ est votre ami qui l'a sauvé, Charenton ? Se dirigeant vers le sud, elle roulait bon train.
- Il travaille aujourd'hui.
- Dimanche ? que fait-il ?
- Il est pompier. C'est son tour de garde.
Voilà qui expliquait son absence. Paul s'empressa d'aborder le vrai motif de sa visite.
- O˘ est Hélicoptère ? Elle secoua la tête.
- Aucune idée. Ma maison n'est qu'une étape. J'accueille des gens, je les remets à Monet. Je ne suis pas censée connaître la suite.
- Monet va bien ?
- Oui. Il m'a téléphoné jeudi après-midi pour s'assurer que Charenton était bien là.
- Pas depuis ?
- Non. Mais ça n'a rien d'extraordinaire.