XII
DÉNOUEMENT
À l’inattendu les Dieux livrent passage.
Euripide.
L’audience extraordinaire avait repris son cours.
Nicolas s’approcha du banc des suspects après avoir noté au passage
que Bourdeau n’était pas encore revenu.
— Je souhaite examiner à nouveau l’emploi du
temps de certains membres de la famille Galaine, déclara-t-il
d’emblée.
Il arrêta sa déambulation devant Camille et
Charlotte.
— Vous confirmez bien, fit-il en s’adressant
à Camille, n’être pas sortie dans la soirée du 30 au
31 mai ?
— En effet, monsieur le commissaire, et
d’ailleurs le chat…
— Non, pas le chat, mademoiselle. C’est de
vous qu’il s’agit et de deux assassinats.
Le petit visage exsangue semblait s’étrécir encore
davantage sous l’émotion. Elle cherchait le regard de sa sœur aînée
qui tournait la tête de l’autre côté. Nicolas consulta son petit
carnet.
— Toutes deux m’avez déclaré que vous avez
aidé votre nièce à s’habiller pour la soirée, du fait…
Elles approuvèrent avec un ensemble
confondant.
— …que vous trouviez sa tenue trop
claire !
— Il nous semblait, dit Camille.
— Et ainsi, vous l’avez laissée sortir seule
au bout du compte ?
— Non, pas seule, dit Charlotte. Avec la
pauvre Miette, qui l’accompagnait.
— Il est bien triste, remarqua Nicolas, que
son état ne permette pas à la pauvre fille de confirmer vos
dires.
Il fit quelques pas vers le commis.
— Monsieur Dorsacq, il faut m’aider. Cette
fameuse dette de jeu pour laquelle vous avez mis des objets en
gage, vous avez bien reçu un billet en échange ? C’est la
règle.
— Je ne sais… Oui… Certes…
— Bon. À qui l’avez-vous remis ?
— Je l’ignore.
— Mais si, vous le savez très bien. Il se
trouve que, moi, je l’ai récupéré. Il a été remis à la personne
qui, contrairement à vos dires, vous a confié le soin de porter ces
vêtements chez le fripier de la rue du Faubourg-du Temple. Me
direz-vous à la fin le nom de cette personne, ou voulez-vous que le
bourreau tranche le problème par une question ordinaire prévue par
la procédure commune à l’intention des prévenus
d’homicide ?
— Monsieur le commissaire, je suis au
désespoir…
— Allons, allons, prenez sur vous et
accomplissez un dernier petit effort pour être sincère.
— J’ai été contraint.
— Quand on est contraint, c’est qu’une
pression s’exerce sur vous. Qui vous menaçait et pour quelle
raison ?
Le jeune homme semblait sur le point de
pleurer.
— Je me suis quelque peu diverti avec la
Miette, lâcha-t-il enfin.
— Qu’est-ce à dire, monsieur ?
— Je crains, hélas, qu’elle ne soit grosse de
mes œuvres.
— Vous l’aimiez ? Quelles étaient vos
intentions ?
— Aucunement. Je m’amusais avec elle.
— En aimiez-vous une autre ?
— Non pas.
— Si. Vous espériez, par désir ou par lucre,
séduire Élodie Galaine. Allons, avouez-le. C’est sans doute pour
avoir été dédaigné et par jalousie et fureur de voir échapper la
chance d’entrer dans cette famille que vous en êtes venu à la
vouloir supprimer.
Dorsacq prit sa tête à deux mains et la secoua
avec frénésie.
— Non, non ! Jamais.
— Alors, qui vous faisait chanter ?
Qui ? Qui ?
— Mlle Charlotte.
— Comment cela, Mlle Charlotte ? Et
sous quel prétexte ? Expliquez-vous.
— Elle est venue me voir le jeudi matin dans
la boutique. J’avais erré toute la nuit. Je n’avais pas trouvé
Élodie, à qui je voulais parler. J’étais furieux et humilié.
Mlle Charlotte m’a dit ce que je devais faire avec les
vêtements, les chapeaux et le flacon. Les porter chez un fripier,
les mettre en gage et lui rapporter le billet.
— Oui, ainsi ils étaient soustraits à toute
investigation, mais pouvaient reparaître en cas de besoin. Mais
comment a-t-elle pu vous contraindre à cette démarche ?
— Elle savait pour moi et la Miette. Elle a
menacé de tout révéler à M. Galaine et de me faire chasser si
je n’obtempérais point. Dans le cas contraire, elle userait de son
influence afin de me faire accepter comme prétendant de sa nièce
Élodie. Je ne sais comment elle avait pu connaître ma
situation.
— Moi, je sais, dit Nicolas. Un témoin, trop
jeune pour comparaître, mais qui est l’esprit de la maison Galaine,
circule partout, ne cesse d’écouter aux portes, fouille meubles et
tiroirs. Ce témoin-là — Geneviève Galaine pour ne la point
nommer — répète et révèle à son père quelques fois, à ses
tantes toujours, ce qu’elle entend et ce qu’elle recueille. Par
elle, tout se sait, tout se détruit, tout se corrompt et, de son
innocence, naît le crime. Mais nous avançons. Charlotte Galaine,
reconnaissez-vous avoir exercé un chantage sur le commis de la
boutique ?
Ce fut Camille qui répondit.
— Non, dit la petite femme précipitamment, ce
n’était pas un chantage. Je vais tout vous conter. J’allais vous le
dire l’autre matin, mais vous n’écoutez pas, vous interrompez. Les
chats…
— Ah ! non ! Pas les chats.
— Si fait : la nuit tous les chats sont
gris.
— Et alors ?
— Le soir de la fête, notre crainte à ma sœur
et à moi-même, c’était le trop-plein de galants qui pouvaient
importuner notre nièce. Alors…
Elle s’esclaffa et son rire résonna comme le son
d’une crécelle aigrelette.
— Nous avons bâti un roman, une sorte de jeu
de carnaval. Oh ! oui ! Une farce bien innocente. Il
s’agissait d’habiller Élodie avec les vêtements de la Miette et la
Miette avec ceux d’Élodie. Comme je vous l’ai dit, il fallait
éviter que le sauvage l’escortât. Nous avions bien raison, après ce
que nous venons d’apprendre. Grâce à la cuisinière qui nous est
toute dévouée, il a été endormi et nous avons pris ses hardes.
Donc, nous l’endormons. Nous nous étions procuré le double de son
costume. Ainsi, la Miette partirait avec la cuisinière grimée en
Naganda quelques minutes auparavant, et les galants suivraient. Et
ensuite, ce serait Élodie avec Charlotte, elle aussi en Naganda.
Deux sauvages, deux Élodie. La farce n’était-elle pas
bonne !
— Mais qui étaient les deux
sauvages ?
— Je viens de vous le dire : ma sœur
Charlotte et la cuisinière, Marie Chaffoureau.
— Ainsi, votre sœur a menti, elle est sortie
avec Élodie ?
— Mais oui, je me tue à vous le
répéter !
Charlotte se leva.
— Monsieur le commissaire, tout cela est
inventé. C’est elle qui est sortie. Encore sa pauvre tête qui lui
joue des tours ; elle est coiffée de fausses idées. C’est une
automate détraquée. Ma pauvre fille !
— Que répond à cela Marie Chaffoureau ?
intervint Sartine. Monsieur le commissaire, avez-vous pris le soin
de recouper le témoignage qui vérifiait son alibi ?
— Certes, monsieur, mais uniquement par
rapport à l’heure présumée du crime, nullement en fonction du reste
de la soirée. Les deux versions se peuvent concilier. Marie
Chaffoureau, qu’avez-vous à répondre ?
— Il fallait protéger la petite !
hoqueta la cuisinière. Il fallait protéger la petite !
Il dut la secouer, car elle n’arrêtait pas de
répéter cette phrase. Rien n’y fit et il sentit qu’on n’en tirerait
rien pour le moment. Que pouvait-il pour pousser son
offensive ? Le mieux était d’écraser l’adversaire sous un
bombardement d’arguments qui le laisserait abruti et effondré.
Alors, il jouerait le tout pour le tout. Il rejoignit sa place sous
les étroites verrières.
— Messieurs, dit-il, vous m’avez donné ordre
et mission d’aboutir. Je m’en vais vous conter une histoire, celle
d’un drame domestique survenu dans l’espace réduit d’une maison
marchande. Deux êtres réunis par le malheur, coupés de leur famille
dans une contrée en guerre où l’Anglais a pris notre place et
poursuit de sa vindicte les enfants des vaincus et les alliés
indiens du roi. Ces deux-là prennent l’habitude de reporter sur
eux-mêmes l’affection qu’ils ne peuvent dispenser à personne
d’autre. Qui leur jettera la première pierre ? Les voilà
débarquant sur une terre hostile, à l’issue d’une traversée
effroyable qui a décimé la marine de Sa Majesté. Ils surgissent au
milieu d’une famille sans doute habitée par l’idée confortable que
le frère aîné et les siens ont péri dans la débâcle de la
Nouvelle-France. Accueil forcé, sentiments feints, incompréhension
et mépris à l’égard du « sauvage », tout concourt à
rapprocher davantage ces enfants, si cela était possible.
Conséquence de cette situation, la promesse d’un enfant et la
volonté de fuir une famille hostile et de se marier, et d’ouvrir
enfin le fameux talisman que Naganda porte au cou et qui contient
d’évidence un secret intéressant le destin d’Élodie. De tout cela,
ils parlent et s’entretiennent sans méfiance. Ils ne se doutent pas
que l’innocence les écoute et les épie, rapportant et colportant
leurs paroles, leurs gestes et leurs espérances.
— Mais qui était au courant de l’état
d’Élodie Galaine ? demanda Sartine.
— J’y viens, monsieur. Tout d’abord, Charles
Galaine, le père. En parle-t-il à son épouse ? Je ne sais.
Charlotte et Camille, sans aucun doute. La cuisinière, cela va de
soi. Cela fait déjà beaucoup de monde dans le secret. Autour
d’Élodie tournent les jeunes gens : Dorsacq et le fils
Galaine. Par tactique elle ne les désespère point. Elle est dupe à
son tour de l’affection que lui marquent ses tantes. Qu’en
disait-elle, Naganda ?
— Elle les jugeait fort étranges, tout en
reconnaissant qu’elles avaient été les seules à l’avoir bien
accueillie.
— Donc, Élodie pensait pouvoir leur faire
confiance. Arrive le moment de son accouchement, à l’issue d’une
grossesse difficile et qu’elle a dû dissimuler. Qui l’aide dans son
travail ? La Miette ? Hélas, elle ne peut pas nous
répondre. Les tantes ? Je leur pose la question.
— Nous savions vaguement, dit Camille avec
une moue dubitative, mais tout s’est déroulé sans que nous en
soyons informées.
— Ma sœur a raison pour une fois, dit
l’aînée.
Nicolas décida de faire une diversion et de
plaider le faux.
— Ainsi, reprit-il Nicolas, ni Élodie, ni la
Miette ne vous en ont parlé ? Ainsi, le secret le plus épais a
entouré l’événement ? Vous ne saviez même pas qu’il avait eu
lieu ni son résultat. Vous ignoriez que la petite fille qui naquit,
il y a quelques jours, avait été immédiatement conduite par la
Miette à Suresnes, chez une nourrice. L’enfant se porte bien, et
maintenant que sa mère est morte intestat, il est hors de doute qu’une cour la
reconnaîtra comme l’héritière de la fortune de votre frère
Claude.
Les deux magistrats ne celaient point leur
étonnement devant les propos de Nicolas. Soudain, Charlotte se
leva.
— Mais c’est faux ! Tout est faux.
C’était un bâtard ! Que nous contez-vous là ?
— Qu’appelez-vous un bâtard ? Une fille
née hors mariage ?
— Non ! non ! hurla Charlotte. Un
garçon, le garçon ! C’est un coup monté, elle ne peut pas
hériter. Elle n’est pas la fille d’Élodie. Notre nièce a donné
naissance à un fils. Je l’ai vu, de mes yeux, vu.
— Vous l’avez vu ? Nous en sommes
charmés, et d’autant plus enclins à exiger d’en savoir plus. À
quelle occasion ? Quand on l’a amené chez sa
nourrice ?
— En vérité, il a été porté dans une maison
d’enfants trouvés.
— Trouvez-vous vraisemblable, après ce que je
vous ai dit de Naganda et d’Élodie, qu’ils aient pu vouloir
abandonner leur enfant ?
— C’est Élodie qui le souhaitait, dit
Charlotte. Un ruban avec la moitié d’une médaille avait été attaché
au lange, et un papier stipulait qu’on
comptait de l’aller reprendre bientôt.
— Que de détails ! Quelle science, vous
qui étiez si éloignée de l’événement ! Quelle est cette maison
d’enfants trouvés ?
— Cela, c’était le secret d’Élodie, et seule,
aujourd’hui, la Miette pourrait nous en dire davantage.
— Dommage, encore une fois, qu’elle soit dans
l’incapacité de le faire. Rien n’est plus commode, en vérité.
Messieurs, Élodie est accouchée et elle abandonne son enfant. Comme
cela est vraisemblable !
Nicolas alla de nouveau se planter devant les deux
sœurs. Il vit Bourdeau entrer dans la salle, un paquet enveloppé de
papier de soie, sous le bras, et poursuivit :
— Pourquoi, dans ces conditions, avons-nous
retrouvé dans votre chambre, sous votre lit, pour être plus précis,
ces bandes de tissus dont tout porte à croire qu’elles servaient à
serrer la poitrine d’Élodie pour lui faire passer son
lait ?
— Ces bandes, dit Camille, ont été enlevées
lorsque nous avons habillé Élodie pour la fête.
— Soit. Je poursuis. Cet enfant — ce
fils, pour être véridique — cet héritier, ce noble fils de
l’Algonquin, nous l’avons retrouvé.
La salle semblait tout entière suspendue aux
paroles de Nicolas.
— Oui, retrouvé, Mort, assassiné. Enfoui dans
le sol même de la cave des Deux
Castors, massacré de la plus terrible manière ; le
cordon ombilical tranché et non noué. Le petit corps s’est
vidé…
Mme Galaine éclata en sanglots.
— J’espère, dit Nicolas, que ces larmes sont
l’expression de l’horreur d’une mère. Messieurs, je vais devoir
maintenant prononcer des paroles, graves. Je vais devoir porter des
accusations.
Il s’éloigna à nouveau de la famille
Galaine.
— J’accuse Charlotte et Camille, l’une ou
l’autre ou les deux, d’avoir parfaitement connu la grossesse
d’Élodie. J’accuse l’une ou l’autre ou les deux, sans doute aidées
par la Miette et Marie Chaffoureau, la cuisinière, d’avoir détruit
le fruit vivant de l’amour d’Élodie et de Naganda et, cela dans
d’effroyables conditions, en le laissant se vider de son sang,
comme l’ont constaté, sans risque d’erreur, les praticiens
habituels, et pour finir, de l’avoir enterré dans la cave,
dissimulé sous des peaux de bêtes. Et, me direz-vous, pourquoi tuer
ce nouveau-né ? Parce qu’il s’agissait d’un garçon et que les
deux sœurs, ou l’une d’elles, craignent, avant même d’en avoir la
confirmation, qu’il puisse devenir l’héritier d’une grande fortune.
Sans doute font-elles croire à la malheureuse mère que l’enfant est
mort-né ou a péri de maladie. De même l’engagent-elles à paraître à
la fête quelques jours après sa délivrance, pour mieux donner le
change.
— Sur quel fait précis vous fondez-vous pour
des accusations aussi graves ? demanda M. Testard du
Lys.
— Témoignage de la petite Geneviève, qui voit
une silhouette étrange descendre à la cave avec une pelle.
— Le témoignage d’une enfant !
— Mais une enfant qui observe et rapporte
exactement.
— Et de quelle manière fait-on agir la
Miette ? interrogea Sartine.
— Une pauvre fille, un peu simple, grosse
elle aussi, et à la merci d’être jetée à la rue. Cela me paraît
amplement suffisant. Je constate aussi que, plusieurs jours avant
la date du 30 mai, les sœurs, ou la sœur, disposent d’une
tenue identique à celle de Naganda, et cela dans le but de faire
plus tard accuser l’Indien de la mort d’Élodie. Et, justement,
revenons à Naganda. Il faut s’emparer de son talisman qui contient
un secret. C’est un jeu d’enfant pour la cuisinière de droguer
l’Indien. Endormi, il est aussitôt dépouillé. On lui brise son
collier, on ouvre le talisman, on y découvre le testament de Claude
Galaine — retrouvé plus tard dans l’œuf à couture de
Camille —, testament qui stipule que la fortune revient au
premier enfant mâle d’Élodie. On se félicite, sans doute, de sa
prescience et des mesures extrêmes employées.
— Où nous conduisez-vous, monsieur le
commissaire ? jeta Sartine. Quel roman !
— À la fête, monsieur, à la fête. Rien ne
s’explique sans plusieurs acteurs. On habille la Miette en satin
jaune avec son corsage et son corset. On habille Élodie en habit de
la Miette. Camille — ou Charlotte — entraîne la pauvre
fille dans une grange du couvent des filles de la Conception. Et de
cela, j’ai des témoins oculaires : des gardes françaises. Et
là, on l’étrangle. La Miette, laissée par Marie Chaffoureau,
rejoint le point de rendez-vous fixé et repéré de longue main, ce
qui au passage, établit la préméditation. Maintenant, considérez
cette scène sordide. La Miette enlève les vêtements d’Élodie,
récupère les siens propres sur le cadavre et l’une des sœurs
Galaine habille les pauvres restes sans vie. On place une perle
d’obsidienne dans la main de la victime. Chacun rentre au logis. Un
témoin a vu deux Naganda, ce qui à la fois brouille et confirme les
soupçons ultérieurs. Survient alors l’imprévisible.
— Je vous interroge à nouveau, monsieur le
commissaire, dit le lieutenant criminel. Dans votre mémoire, je lis
le récit de la journée de la cuisinière, je constate…
— Et il est exact. Une fois sortie avec la
Miette, elle s’en sépare assez vite, rentre rue Saint-Honoré et
file jouer à la bouillotte avec des commères qu’elle abandonnera
bientôt.
— Soit.
— L’imprévu surgit avec la catastrophe de la
place Louis XV. Le couvent de la Conception n’est pas loin de
la rue Royale. La Miette a quitté l’une des sœurs qui, elle, se
rend aux nouvelles et constate le drame. Elle voit les corps
apportés sans vie en bas du Garde-Meuble, mais l’idée ne lui vient
sans doute pas tout de suite de pouvoir utiliser l’événement. Elle
retourne au logis. Là, il apparaît que Naganda s’est éveillé, qu’il
est peut-être sorti, selon la cuisinière. Lui faire porter la
responsabilité du crime pour raison de jalousie n’est plus aussi
sûr qu’auparavant. Qu’a-t-il fait et que va-t-il faire ? C’est
trop dangereux. Au petit matin, la coupable et Marie Chaffoureau
ressortent dans la nuit. Toutes deux récupèrent le cadavre
d’Élodie. Par bonheur, les alentours du couvent sont déserts. Elles
portent le corps par la rue Saint-Honoré jusqu’au Garde-Meuble.
Personne ne s’en étonne, la panique et l’épouvante sont à leur
comble dans le quartier. Personne ne remarque leur étrange
équipage. Le corps, jeté sur les monceaux de victimes, est ensuite
ramassé et porté au cimetière de La Madeleine où Charles et Jean
Galaine le reconnaîtront dans la matinée. Cependant, la nuit ne
s’achève pas pour autant pour vous, Camille, ou pour vous,
Charlotte. Il faut se débarrasser des hardes de Naganda puisqu’on
ne peut plus les replacer dans sa mansarde. Quelle angoisse !
Comment faire ? Sortir, c’est risquer toutes les questions.
Survient Louis Dorsacq pour les raisons qu’il nous a, il y a un
moment, exposées. Les ou la coupables, qui connaissent son secret,
l’utilisent aussitôt et par ce moyen de chantage, l’expédient chez
le fripier rue du Faubourg-du-Temple.
— Des preuves, des preuves !
s’impatienta Sartine.
— J’y viens, monsieur, et il me reste des
armes pour confondre le crime. Dans la grange fatale du couvent,
outre du foin retrouvé sur le corps d’Élodie, j’ai ramassé dans la
boue un mouchoir.
Nicolas le saisit parmi les pièces à conviction et
le brandit aux yeux de tous.
— Initiales CG, finement brodées. CG, cela
peut signifier beaucoup de choses. Claude Galaine, le père
d’Élodie, auquel cas l’objet pouvait appartenir à sa fille ;
ou bien, Charles Galaine, mais aussi Charlotte ou Camille Galaine.
Qui reconnaît son mouchoir parmi les vivants présents ?
Il agitait le petit carré de tissu. Le marchand
pelletier indiqua qu’il n’en possédait point ; un exempt, sur
un signe de Nicolas, vérifia son affirmation. Charlotte sortit le
sien : il était de dentelle et ne portait pas d’initiales.
Camille Galaine, à son tour, tendit le sien. Il apparut absolument
identique à celui découvert sur le sol de la grange, même façon,
mêmes initiales.
— Mademoiselle, dit Nicolas, comment
expliquez-vous la présence de votre mouchoir dans cette
grange ?
— Je ne l’explique pas.
M. de Sartine fit un signe à Nicolas, qui
s’empressa d’approcher.
— Vous nous la baillez belle, Nicolas !
Tout à l’heure, des bandages sous un lit, et maintenant… Voilà un
nouvel indice qui surgit bien facilement sous vos pieds, comme
champignon après pluie d’automne. N’y voyez-vous nulle
malice ?
— Tout juste, monsieur. Ces indices ne sont
pas venus là innocemment, mais bien pour qu’on les trouve, comme
vous le constaterez à l’issue de ma démonstration.
Il rejoignit sa place et reprit la parole.
— Je vous demande, Camille Galaine, de me
rejoindre.
Camille se leva, jeta un regard effrayé à sa sœur
qui la regardait sans la voir. Bourdeau s’approcha des deux
mannequins. Il enleva les défroques de l’Indien, ouvrit avec
précaution le paquet enveloppé de papier de soie, et en sortit deux
buscs à baleines qu’il disposa sur les mannequins.
— Voilà deux corps, corset ou busc, comme
vous voulez, reprit Nicolas, enfin deux vêtements qui se portent
immédiatement par-dessus la chemise, embrassant seulement le tronc
depuis les épaules jusqu’aux hanches. Ils sont identiques, à peu de
chose près, à celui trouvé sur le corps d’Élodie Galaine.
Messieurs, je souhaiterais inviter Camille et Charlotte Galaine à
venir lacer ce vêtement.
Camille prit les deux extrémités des cordons et
sans émotion particulière noua le premier corset, puis regagna le
banc. Sa sœur aînée se leva.
— Je proteste contre cette comédie indigne du
souvenir de notre pauvre nièce !
— Protestez, dit M. de Sartine qui paraissait
de plus en plus passionné par le tour que prenait cette
comparution, mais je vous somme et vous conseille de vous
exécuter.
Charlotte Galaine s’approcha du second mannequin
et noua les lacets en s’y reprenant à plusieurs fois. Elle courut
se rasseoir. Nicolas saisit alors, avec une sorte de respect, le
busc d’Élodie.
— Je l’avais trouvé si étroitement noué, au
moment de l’ouverture du corps, que j’imaginais qu’il n’avait été
ainsi serré que dans le but de comprimer les seins pour faire
passer le lait. On a dû trancher les cordons au scalpel.
Maintenant, tout s’ordonne dans mon esprit et je comprends pourquoi
le corset replacé sur le cadavre d’Élodie pouvait être serré si
fort ; c’est qu’aucune respiration ne venait troubler son
laçage.
Devant cette image d’horreur, une sorte de soupir
d’effroi se fit entendre dans la salle. Sur l’invitation de
Nicolas, les deux magistrats quittèrent leur fauteuil et
s’approchèrent des deux mannequins.
— Constatez vous-même, messieurs, si les
nœuds se ressemblent ou sont différents. Voyez celui de
Camille ; il n’est pas identique à l’original. Au contraire,
celui de Charlotte en est la copie conforme.
— Je ne comprends pas votre raisonnement,
monsieur le commissaire, dit Sartine. Cette constatation signifie
quoi, dans l’ordre de notre débat ?
— Je comprends votre perplexité, répondit
Nicolas, mais il se trouve qu’un témoin qui est aussi une coupable,
Marie Chaffoureau, m’a confié beaucoup de choses, dans la certitude
où elle était de son impunité. Elle a beaucoup bavardé et m’a
appris, en particulier, que Charlotte Galaine s’était longtemps
trouvée dans l’impossibilité de faire un nœud.
— Et alors ?
— Quand elle y parvint, ce nœud, elle le
faisait à l’envers. J’en tire les conclusions. Charlotte Galaine,
j’ai le triste privilège de vous accuser de l’assassinat par
étranglement d’Élodie Galaine, votre nièce.
La vieille fille se leva, farouche.
— Suppôt du Diable que tu as attiré chez
nous, ne vois-tu pas que c’est Camille, ma sœur, la
coupable ?
Nicolas eut un sourire.
— Ce propos, dit-il, confirme encore mon
accusation. À trop vouloir prouver, on ne prouve rien.
L’apothicaire, c’est Camille. Le billet du fripier, on le retrouve
sous le lit de Camille. Le mouchoir, c’est Camille. Lorsqu’une
chose gêne Charlotte, c’est Camille. Or, un détail infime de mon
enquête m’est resté en mémoire. Lors de votre premier
interrogatoire, Charlotte Galaine, vous avez évoqué des masques
blancs vénitiens. Malheureusement pour vous, votre sœur, Camille,
ne s’en est point souvenue et a eu l’air intrigué. S’il y avait eu
complicité entre vous, jamais vous ne l’auriez contredite. Je ne
prétends pas que Camille Galaine n’ait pas eu une part de
responsabilité dans ce drame, mais rien ne prouve sa complicité
dans le crime.
Camille pleurait.
— Pourquoi ma sœur m’accuse-t-elle ?
demanda-t-elle dans un sanglot. Elle m’avait assuré que ce pauvre
enfant était mort-né, qu’il fallait tout faire pour l’enterrer
secrètement, de peur du scandale. Ce n’était que cela.
— Nous nous égarons, dit Sartine.
Concluez !
— Messieurs, reprit Nicolas, pour compléter
cette preuve, je rappelle que le matin de la catastrophe de la
place Louis XV, lors de ma première visite chez les Galaine,
j’ai trouvé Camille habillée et parée avec soin, alors que sa sœur
n’avait d’évidence pas trouvé le temps de faire toilette. Et il est
vrai que la nuit avait été longue, difficile, mouvementée, qu’il
avait fallu porter un corps et habiller un cadavre… Mais, me
direz-vous, les mobiles ? Il y a, bien sûr, celui de
l’intérêt. Charlotte aime son frère, elle est prête à tout pour le
tirer d’affaire. Il s’agit bien de faire disparaître un danger et
un obstacle en la personne d’Élodie Galaine. Mais il y a un second
mobile, celui qui conduit la meurtrière à assouvir une rancune et
une vengeance depuis longtemps caressées. Le même témoin, dont la
langue imprudente s’est laissée aller à des propos compromettants,
m’apprend qu’une rivalité amoureuse a opposé les deux sœurs dans
leur jeunesse. Ce fut si violent que le prétendant effrayé prit la
fuite, ne voulant choisir ni l’une ni l’autre. Si Camille se
complaît dans son célibat, l’autre ne s’en est jamais remise.
Meurtrière d’Élodie et de son enfant, avec la complicité de la
Miette et celle de Marie Chaffoureau, elle est le maître d’œuvre
d’un complot domestique organisé et prémédité dans ses moindres
détails. J’ajoute que la cuisinière, gardienne du foyer, n’a pas
seulement pris fait et cause pour Charlotte, dans l’exécution du
crime que nous venons d’évoquer, mais qu’elle est aussi l’auteur de
l’attentat contre Naganda. À bien y réfléchir, elle était la seule
à pouvoir accéder à la mansarde de l’Indien, proche de sa propre
chambre où elle s’était retirée pendant la séance que vous savez…
Pour elle, Naganda était le mauvais génie qui avait jeté opprobre
et discrédit sur la maison Galaine. Son meurtre visait aussi à
relancer la thèse de la jalousie pour compromettre les jeunes gens
de l’entourage. Reste, qu’il serait logique de s’interroger sur le
rôle de M. Charles Galaine, marchand pelletier. N’est-il pas
coupable sans l’être, complice sans l’être et responsable sans
l’être du terrible destin de sa nièce ? La justice devra
trancher. Voilà, messieurs, j’en ai achevé.
Le silence qui s’était abattu sur la salle
d’audience n’était troublé que par les pleurs de Camille Galaine.
Charlotte murmurait des mots sans suite et Marie Chaffoureau
souriait, ne paraissant pas comprendre ce qui lui arrivait. Après
un signe d’accord de M. de Sartine, le lieutenant criminel se
leva.
— Je remercie le commissaire Le Floch, pour
sa magistrale démonstration, appuyée sur des preuves et des
présomptions suffisantes et nécessaires. À l’issue de cette séance
extraordinaire, j’ordonne, au nom du roi, que Charlotte Galaine,
Marie Chaffoureau, présumées coupables, et Charles Galaine, pour
plus ample informé, soient incarcérés à la prison royale du
Châtelet. La procédure normale suivra son cours. J’ordonne que la
fille Ermeline Godeau, dite la Miette, soit placée dans une maison
de force ; elle aura à répondre de ses actes si la raison lui
revient. Les autres témoins demeurent à la disposition de la
justice, mais sont remis en liberté.
Naganda fut le seul à venir remercier Nicolas.
Mme Galaine parut sur le point de lui parler, puis se ravisa
et le salua avec un pauvre sourire contraint. Le père Raccard
s’approcha et lui mit la main sur l’épaule.
— Monsieur Le Floch, vous l’avez terrassé une
seconde fois.
— Qui donc, mon père ?
— Celui dont le nom est légion 92 .
Mercredi 7 juin 1770
Préparée la veille au soir, lors d’un souper fort
arrosé offert par Bourdeau chez Ramponneau au hameau des
Porcherons, l’arrestation de Langlumé se déroula dans les
conditions prévues. L’aube venait de poindre lorsqu’un fiacre et
quatre cavaliers s’arrêtèrent devant une haute maison cossue du
pourtour Saint-Gervais, dans le quartier de l’Hôtel de Ville. Sous
les regards surpris d’un porteur d’eau et d’un garçon limonadier
qui allait livrer un plateau de bavaroises accompagnées d’oublies,
Nicolas, en robe de commissaire, et Bourdeau s’engouffrèrent sous
le porche. Au premier étage, ils heurtèrent le marteau d’une porte
en plein chêne, décorée de clous de cuivre. Une vieille femme en
mantille et châle de laine vint leur ouvrir. Elle se présenta comme
la mère du major, interrogea les arrivants sur la raison de leur
irruption et indiqua que son fils dormait encore, mais qu’elle
l’allait réveiller. Les larges manches de son costume gênaient
Nicolas qui, cavalier plus que magistrat, les agitait sans relâche.
Un pas traînant se fit entendre. Le major apparut, le visage
défait. Sa chemise de nuit était juste dissimulée par une robe
d’intérieur en piqué blanc. Il sursauta lorsqu’il reconnut
Nicolas.
— Comment, c’est vous ! Vous osez me
déranger si tôt ! Que cherchez-vous ici ?
Nicolas agita un papier.
— Vous êtes bien le major Langlumé des gardes
de la Ville ?
— Oui, et vous connaîtrez bientôt ce qu’il
vous en coûte !
— Ce serait là agitation inutile, monsieur.
Par ordre du roi, nous vous allons conduire à la Bastille. Vous
pouvez consulter la lettre de cachet, si cela vous chante.
— Vengeance de lâche ! dit Langlumé. Et
de quoi suis-je accusé ?
Nicolas sortit l’un des ferrets.
— Cette chose ne vous rappelle
rien ?
— Si fait, monsieur, une plaisanterie bien
innocente exercée aux dépens d’un freluquet bâtard de
commissaire.
— Notez, dit Nicolas, impavide, à
Bourdeau : le prévenu réitère et injurie un commissaire au
Châtelet dans l’exercice de ses fonctions.
— C’est une dérision.
— Nullement, monsieur, et vous allez en
répondre. Et pendant que nous y sommes, que me dites-vous de ce
second ferret ?
— Mais rien. Il y en a mille pareils à
celui-ci dans Paris.
— Quelques-uns seulement ont été fabriqués
pour maître Vachon, tailleur, fournisseur de M. Langlumé.
Aussi vous saurais-je gré de nous montrer votre uniforme. Ne
résistez pas, c’est une pièce que nous devons saisir.
Nicolas et Bourdeau suivirent le major dans sa
chambre, où il ouvrit un coffre. Bourdeau le bouscula ; il y
eut entre les deux hommes un début de lutte. Au bout du compte,
l’inspecteur brandit le vêtement comme un trophée. Nicolas
s’approcha pour vérifier les aiguillettes ; deux ferrets
identiques à ceux en sa possession, manquaient.
— Major, je vous signifie d’ordre du
lieutenant criminel qu’une enquête préliminaire est ouverte contre
vous pour une tentative de meurtre sur la personne de Sieur Aimé de
Noblecourt, ancien procureur du roi.
— Vous gaussez, j’espère ? s’écria le
major. Qu’est-ce que ce Noblecourt, que je ne connais ni de Vanves
ni de Charenton ?
— Constatez, monsieur, qu’il manque bien deux
ferrets à votre uniforme. Le premier a servi à bloquer la porte des
combles de l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires. Cet acte
indigne a empêché un magistrat du roi d’organiser les premiers
secours lors de la catastrophe de la place Louis XV. Le second
a été retrouvé sous le porche de l’hôtel de Noblecourt, rue
Montmartre, il y a deux jours. Selon les témoins, il a été arraché
à l’un des agresseurs alors qu’on s’acharnait sur la victime.
— Les lâches, on les bastonne,
monsieur !
— Est-ce à dire que c’est moi qui étais
visé ? Mais c’est un vieillard qui en a subi les
conséquences.
Le major se redressa de toute sa hauteur.
— M. Jérôme Bignon, prévôt des
marchands, fera litière de vos accusations, dit-il, et j’aurai
plaisir à votre disgrâce.
— C’est ce que nous verrons. En attendant,
monsieur, l’inspecteur Bourdeau va vous conduire à la
Bastille.
Nicolas rejoignit la rue Montmartre où il conta à
M. de Noblecourt, enchanté et goguenard, l’arrestation du major. En
fin de matinée, un pli aux armes de Sartine lui fut apporté. Son
chef lui faisait savoir qu’il était convié à souper dans les petits
appartements du roi, le soir même. Sa Majesté souhaitait, en effet,
entendre de vive voix le récit de l’enquête, et surtout la
description de la séance d’exorcisme. Nicolas consacra la fin de la
matinée à choisir sa tenue et à se préparer. À une heure de
relevée, sa voiture passait devant Saint-Eustache et l’attelage
piquait vers la rive gauche du fleuve.
Son récit achevé, Nicolas se tut. Chacun des
assistants regardait le roi qui, pensif, souriait. Nicolas s’était
efforcé de faire court, mêlant les remarques plaisantes aux
observations plus graves et évitant de trop dramatiser les
manifestations démoniaques de la maison Galaine. Il les décrivit
sur le ton du naturaliste qui vient de découvrir une nouvelle
espèce. Les dames frémissaient et les hommes s’assombrissaient ou
laissaient échapper des rires un peu forcés. Le souverain, attentif
et bienveillant, l’avait interrompu à plusieurs reprises pour des
précisions où transparaissait son penchant habituel pour les
détails les plus macabres. Cependant, l’alerte propos de Nicolas
n’avait pas attristé l’homme qui, échappant aux contraintes de
l’étiquette, se voulait chaque soir, dans son intimité, pareil à un
particulier au milieu de ses amis. Là, il pouvait, loin de toute
représentation, goûter quelques heures de quiétude, causer avec
animation, encourager les conversations les plus libres et
provoquer les controverses auxquelles il se réservait de mettre un
terme si elles franchissaient les limites permises.
Dans ses appartements, enfin soustrait à
l’inquisition de la vie publique, le roi était libre de révéler son
vrai caractère, ce fond mêlé de gaieté et de mélancolie, sans
affectation ni désir artificiel de plaire. L’agrément de ces
soirées résidait dans le choix des convives et dans leur atmosphère
d’exquise et subtile urbanité. Le récit de Nicolas, en dépit de sa
violence et de ses horreurs, par sa mesure, son élégance de ton et
sa pointe d’ironie légère, n’avait fait que relever le prix de ce
moment.
— M. de Ranreuil conte fort bien, dit le roi.
Ce fut la première impression que j’eus de lui en 1761. Il faisait
bien froid, et…
Nicolas admira la mémoire du souverain. Tout
laissait pressentir qu’il allait évoquer la marquise de Pompadour,
mais s’était retenu au dernier moment. Les assistants, Mmes de
Flavacourt, de Valentinois et la maréchale de Mirepois, pour les
femmes, le maréchal de Richelieu, le marquis de Chauvelin, Sartine
et la Borde, pour les hommes, écoutaient le roi avec respect et
affection.
— Si le roi me permet de lui poser une
question, dit Richelieu…
Il n’attendit pas la réponse.
— Le roi a-t-il vu le diable ?
Le roi se mit à rire.
— Je te vois tous les jours, cela me
suffit ! Cependant, enfant, j’ai cru voir le petit homme, qui,
disait-on, errait dans les couloirs des Tuileries. J’en ai parlé,
avec innocence, au maréchal de Villeroy, mon précepteur. Tout
heureux de la crainte que j’avais exprimée et sur laquelle il
espérait prendre fond, il me conforta dans cette croyance et j’en
fus si effrayé que j’en perdis le sommeil. Je décidai de m’en
ouvrir à mon cousin d’Orléans, alors Régent. Il entra dans une
terrible colère.
Une porte s’ouvrit. Le roi se retourna ; en
un instant, il avait repris son air distant et froid. Qui se
permettait ainsi d’entrer sans être annoncé par un huissier ?
Son visage se détendit et s’adoucit à l’apparition radieuse d’une
jeune femme dont Nicolas comprit qu’il ne pouvait s’agir que de la
nouvelle sultane, la comtesse du Barry.
Quel éblouissement, songeait Nicolas et quel
contraste avec la bonne dame de Choisy, si malade et si défaite sur
la fin ! La jeune femme portait une robe à paniers de satin
blanc chiné en réseaux d’argent de paillons verts et roses. De
petites roses brodées en surjet parsemaient le corps du vêtement.
Sur toute sa personne, des bijoux en diamant ruisselaient en
cascades. Chacun de ses pas livrait des entraperçus sur les
blondes93 de ses jupons.
— Oh ! madame, dit le roi, en se
penchant vers elle, des roses sans les épines !
La svelte silhouette plongea pour une révérence,
puis elle prit place sur une bergère. Ses cheveux blond naturel
encadraient des traits réguliers et gracieux. Le visage, tout de
finesse, se parait d’un éclat à peine accentué par une petite
bouche et par des yeux bleus allongés à demi ouverts qui, pourtant,
regardaient sans retenue, s’offraient sans réserve et dispensaient
un charme languide. L’ensemble était plein de jeunesse et de
séduction. On la disait bonne et obligeante. Il restait que M. de
Sartine conservait quelque amertume d’un démêlé avec la dame, qui
riait peut-être des chansons qui la brocardaient, mais n’oubliait
pas d’en vouloir à celui auquel revenait le soin de les empêcher de
paraître ou de les faire saisir.
— Madame, dit le roi, vous avez manqué là un
conte auprès duquel ceux de beaucoup d’auteurs pâliraient. Le petit
Ranreuil, dont je vous ai parlé, nous a fort divertis… ou effrayés,
c’est selon.
— Alors, dit la comtesse, il a droit à ma
reconnaissance s’il a diverti Votre Majesté.
Le roi se leva et engagea Mme de Flavacourt, la
maréchale de Mirepois et M. de Chauvelin pour une partie de whist.
Le duc de Richelieu prit Nicolas par le bras et le mena vers la
favorite.
— Madame, je vous conseille de gagner ce
cœur-là. Il est digne de son père, tout Le Floch qu’il prétend
rester.
— Pour le service de Sa Majesté, monseigneur.
La police — songez-y — le marquis de Ranreuil ne pourrait
qu’y déchoir.
— Hon, hon ! fit le vieux maréchal, je
vais répéter ça à Sartine, il sera ravi. Alors, madame, qu’en
est-il de vos appartements ?
— J’ai abandonné celui de la cour des
fontaines pour celui laissé par Lebel94 près de la chapelle, et j’attends celui des
petits cabinets. Je collectionne, je rassemble et j’écume les
amateurs. Laques, ivoires, minéraux et biscuits, où vont mes
préférences, n’ont plus de secrets pour moi.
— Les minéraux ? Les diamants surtout,
je présume.
— Ils sont nés pour couler en rivière,
monsieur le maréchal.
— Tout un programme ! Qu’en dit
Choiseul ?
— Il fronce son vilain nez !
— Savez-vous, reprit Richelieu, que le bon
Chauvelin a abandonné son logement au château et que Sa Majesté a
eu la bonté de l’accorder au maréchal d’Estrées. Chauvin n’a pas
perdu au change en reprenant celui de la marquise de Durefort. Il
est vrai qu’il a eu le geste de lui rembourser la dépense des
améliorations qu’elle y avait faites, afin que l’ensemble reste
dans toute sa parure.
La comtesse se tourna vers Nicolas, qui frémit
sous le feu de son regard. On entendait la voix enrouée du roi qui
commentait les coups heureux et se moquait de Chauvelin.
— Monsieur, dit-elle, on m’a dit pouvoir compter sur votre dévouement,
que rien n’était égal à votre ardeur à servir le roi et ceux… qui
lui sont proches.
— C’est trop d’indulgence, madame.
— On me dit
qu’une certaine dame vous appréciait fort et que vous lui rendîtes
des services que l’on ne peut mesurer qu’à l’aune de votre
fidélité.
— Madame, le service du roi est un.
— Je suis convaincue, monsieur le marquis, du
désir que vous aurez un jour de faire quelque chose qui me soit
agréable.
— Je tiens tout de Sa Majesté, madame. Aussi,
pouvez-vous compter sur mon zèle et mon attachement pour tous ceux
qui lui sont chers.
Les favorites se succédaient, pensa-t-il, mais
elles croyaient toutes s’acquérir des mérites auprès de lui en lui
donnant un titre auquel il avait renoncé et qui ne lui était rien.
La soirée passa comme un rêve et le récompensa de ses efforts. Le
roi lui parla plusieurs fois en particulier avec cette ouverture
bienveillante qui le faisait tant aimer de ses proches. Nicolas
aurait souhaité faire partager son bonheur à la France entière.
Quand il se retrouva dans la voiture de Sartine, il crut revivre
une scène déjà vécue dix ans avant. Le lieutenant général de police
qui, sous sa froideur courtoise, sentait les choses, sourit et lui
dit à l’oreille :
— Puisse le destin nous offrir toujours de
ces retours heureux de Versailles !
Nantes, 18 août 1770
Un long coup de sifflet suraigu accompagna la
descente par Nicolas de l’échelle de coupée de L’Orion. Il s’arrêta un instant ; la yole qui
devait le ramener à quai plongeait dans le flot au gré des vagues.
Il choisit le moment où la plate-forme et le plat-bord étaient au
même niveau pour sauter dans l’embarcation. Naganda, accoudé au
bastingage, ses longs cheveux flottants dans le vent, agitait la
main. Bientôt, un bosquet d’arbres d’un îlot de la Loire masqua le
vaisseau.
Depuis la conclusion de l’affaire de la rue
Saint-Honoré, les événements s’étaient précipités. Charlotte
Galaine et Marie Chaffoureau, convaincues des crimes qui leur
étaient reprochés, allaient bientôt, selon la procédure, subir le
dernier interrogatoire avant jugement sur la « sellette
d’infamie ». La rigueur des lois ne leur laissait aucune
chance d’échapper à la potence après amende honorable. Les autres
acteurs du drame avaient été mis hors cause. Charles Galaine sur
lequel pesaient de lourdes présomptions de complicité, passive ou
non, subit la question sans desserrer les dents. Il est vrai qu’il
perdait connaissance avant même que le bourreau l’approchât et
commençât son travail. Ses pairs de la corporation des marchands
pelletiers s’étaient entremis et, faute de preuves, on le remit en
liberté. Il s’était immédiatement embarqué pour la Suède où il
comptait rattraper le fil de ses affaires et restaurer son
négoce.
Mme Galaine, déshonorée, avait rompu tout
commerce avec son époux et s’était retirée à Compiègne, dans un
couvent. Le pécule amassé par sa coupable industrie lui avait
ouvert les portes d’une retraite paisible où, à l’abri du monde,
elle surveillerait l’éducation de sa fille. Aux interrogations et à
la question, Camille Galaine avait opposé d’incohérents discours.
Elle végétait désormais dans la maison de la rue Saint-Honoré. Son
caractère étrange s’était accentué. Elle recueillait les chats par
dizaines et, dans les fétides remugles de leurs déjections, elle
parlait au démon, égarée dans sa solitude. La Miette ne paraissait
pas devoir retrouver la raison, et son avenir se bornerait aux
horreurs d’une maison de force. Dorsacq avait promis de reconnaître
son enfant. Frappé d’une terreur superstitieuse par les événements
extraordinaires de la maison Galaine, il se disait touché par une
grâce efficace et souhaitait réparer sa légèreté.
Quant à Naganda, désormais libre, il avait choisi
de regagner le Nouveau Monde afin de succéder à son père à la tête
de la confédération des tribus micmac. M. de Sartine s’était étonné
que Nicolas n’ait pas suffisamment poussé son avantage en pressant
tout de suite l’Indien pour qu’il dévoile des informations qui,
selon lui, auraient fait accélérer le dénouement de l’enquête.
« Comment, s’était exclamé le lieutenant général, vous tenez
sous la main un témoin essentiel et vous le laissez agir à sa guise
dans une soupente dont il s’extrait à volonté, comme un chat de
gouttière ! » Nicolas eut beau jeu de rétorquer que la
procédure étant exceptionnelle et l’affaire baignant dans le
déraisonnable et l’irrationnel, un suspect trop brutalement
bousculé n’était pas forcément d’un bon rendement, et que sa
présence dans la maison Galaine était un des éléments déterminants
de l’alchimie compliquée des causes et des conséquences de ce drame
domestique. Son chef consentit à en convenir en maugréant. Il
ajouta avec un sourire acide un commentaire sibyllin dont Nicolas
retint que « quoi qu’on fasse on reconstruit toujours le
monument à sa manière ».
Par extraordinaire, le roi, qui n’oubliait rien et
dont la curiosité avait été piquée par le récit du commissaire,
ordonna qu’on lui présentât l’Indien. Nicolas se souviendrait
longtemps de ce dialogue étonnant entre le souverain et le Micmac
qui se considérait toujours comme son sujet, en dépit des traités.
Le jeune dauphin était présent. À la grande surprise de son
grand-père, il sortit de son mutisme habituel et, sans timidité,
multiplia les questions à Naganda, faisant montre de réelles
connaissances géographiques et cartographiques.
D’un mot aimable, il remercia aussi Nicolas de son
enquête sur la catastrophe du 30 mai.
Une seconde audience avait suivi, en la seule
présence de Nicolas, dans le cabinet secret du roi. Peu après,
Sartine lui communiquait les décisions, provoquées par cet étonnant
concours de circonstances. Charmé par ses talents, le roi avait
décidé d’utiliser les services de Naganda. Il embarquerait sur un
vaisseau en qualité d’écrivain du bord, et serait secrètement
débarqué sur la côte du golfe du Saint-Laurent. Louis XV
entendait, en effet, demeurer informé de la situation de l’ancienne
possession. Des liens devaient être maintenus avec des tribus
fidèles dont certaines, comme les Micmac, poursuivaient la lutte
contre l’Anglais. Un commis des Affaires étrangères initia Naganda
aux subtils arcanes du chiffrement, et un code personnel lui fut
attribué. Un calendrier approximatif de rendez-vous fut fixé pour
faciliter les contacts réguliers avec un bateau de la flotte de
pêche qui fréquentait le banc de Terre-Neuve. Enfin, le roi offrit
à Naganda son équipement et une tabatière avec son portrait.
Celui-ci s’était lancé avec fougue dans ses préparatifs, tout à la
joie de pouvoir servir encore le vieux pays.
Le 10 août, il avait quitté Paris en
compagnie de Nicolas. Sartine avait dûment pourvu son adjoint de
lettres et d’ordres du duc de Praslin, ministre de la Marine,
destinés à faire reconnaître l’Indien par le commandant du navire.
Ils avaient gagné Nantes dans une berline louée, en longeant la
Loire par petites étapes. Naganda n’avait cessé de s’extasier
devant la beauté des villes traversées et la prospérité des
campagnes. De longues conversations les avaient rapprochés et
Nicolas demeurait surpris de la culture et de la curiosité de son
compagnon. Interrogé, celui-ci ne répondit pas sur la vision qu’il
avait eue du meurtrier d’Élodie. Nicolas eut l’intuition que sa
réponse se serait apparentée à la remarque du père Raccard à
l’issue de la séance extraordinaire d’enquête. Il n’insista
pas.
Dès l’entrée dans Nantes, Naganda s’étonna de la
vétusté des quartiers les plus anciens où les rues étaient si
étroites que la berline dut, à plusieurs reprises, reculer pour
chercher une voie plus large. De hautes maisons rapprochées, aux
fenêtres à croisillons, dominaient les chaussées. Ils descendirent
à l’hôtel Saint-Julien, place Saint-Nicolas. Il se révéla vieux,
malpropre et plein de vermine, comme la plupart de ceux où ils
avaient couché depuis Paris. Une auberge au bord de l’Erdre les
réconforta par la tendresse d’un canard local rôti, arrosé d’un vin
d’Ancenis. Le lendemain, ils montèrent à bord d’un vaisseau à deux
ponts dont l’apparence avait été transformée afin de pouvoir passer
pour un navire de traite partant pour la Côte d’Afrique et tromper
ainsi la croisière anglaise. Le chargement de ses cinquante canons
s’était effectué secrètement à La Rochelle. Ils reçurent un accueil
courtois du commandant. Les adieux furent écourtés. L’Indien
remercia Nicolas de son appui et souhaita le recevoir un jour parmi
les siens.
À présent, depuis le jardin des Capucins situé sur
une haute roche surplombant la ville et ses environs, Nicolas
contemplait le paysage. Le fleuve élargi se divisait en plusieurs
bras avec de petites îles, les unes désertes, les autres couvertes
de masures. Entre elles, émergeaient çà et là les mâts d’une
multitude de vaisseaux. En face de lui, s’étendait une campagne
monotone avec des champs, des troupeaux, des moulins, des marais et
les masses sombres des forêts lointaines. À sa gauche, la ville se
présentait avec ses nombreux clochers, les riches quartiers des
négociants et la silhouette imposante du château des ducs de
Bretagne, dominé par la cathédrale. Il songea avec émotion à
Guérande, si proche, où s’était déroulée son enfance, et cette
réflexion le conduisit à revenir sur son passé. Il se dit que trop
de ses amis le quittaient pour partir au-delà des mers. Pigneau
poursuivait sa mission au Siam et maintenant Naganda rejoignait les
siens. Il chercha des yeux L’Orion ; ce n’était plus qu’un jouet dans le
lointain. Nicolas emplit ses poumons de l’air marin venu du large,
imagina qu’un jour, lui aussi, prendrait la mer et redescendit
lentement vers la ville. Paris l’attendait avec ses foules et ses
crimes.
Carthage, La Marsa,
avril-novembre 2000