IV
MÉANDRES
Les soins de ce grand homme apaiseront la
rage
De vos fiers ennemis ;
Et, quoi qu’il vous promette, il fera
davantage
Qu’il ne vous a promis.
Racine
Quand il se retrouva devant la porte du
Dauphin couronné, Nicolas leva la main
vers le vieux marteau de bronze usé dont l’écho réveillerait comme
d’habitude les profondeurs assoupies de la maison de plaisir. Son
geste tourna court ; que faisait là cette fonte, rehaussée de
fer forgé, où se mêlaient figures de satyres et pampres
dorés ? Qu’était devenue la vieille porte de chêne vermoulue,
patinée en haut par les poussées et culottée en bas par les
projections boueuses de la chaussée ? Une poignée ouvragée se
balançait, provocante, qui devait correspondre à un mécanisme
intérieur. Tout confirmait une transformation récente des lieux. Il
songea que le souper prévu après la fête place Louis XV devait
marquer les retrouvailles avec une vieille complice perdue de vue
depuis l’automne de l’année précédente. Après une hésitation, il
tira la poignée. Le grelottement d’une sonnette était à peine
éteint que la porte s’ouvrit. Une longue silhouette le toisait en
souriant. Décidément, songea-t-il, le temps passait. Il avait du
mal à reconnaître dans cette apparition la négrillonne d’antan. Une
belle jeune fille aux yeux sombres hochait la tête d’un air
languide qu’accentuait sa vêture à la turque. Elle le salua d’un
gazouillis zézayant qui, lui, n’avait pas changé et s’effaça en
s’inclinant. Nicolas allait de surprise en surprise. Le long
vestibule avec sa frise géométrique et son grand lustre à
pendeloques n’existait plus. Abattues les cloisons, disparu le
salon où naguère, dans l’horreur des ténèbres, il avait dépêché son
premier mort. Adieu glaces, corniches dorées, ottomanes aux
couleurs pastel et gravures grivoises encadrées…
Il se trouvait dans un vaste salon en rotonde,
découpé, sur son pourtour, de petites absides plus intimes fermées
par de lourds brocarts. Des consoles et des accotoirs étaient
harmonieusement disposés çà et là. De petits canapés charmants
sculptés de culots de perles et de rubans meublaient les alcôves.
Des fauteuils en cabriolets ovales, ornés de moulures profilées,
unifiaient l’ensemble par la répétition de leurs motifs fleuris.
Nicolas se souvint qu’il avait été clerc de notaire. La pratique
des inventaires après décès lui fit estimer le coût de ce mobilier
à plusieurs milliers de livres. S’était-il trompé de maison,
avait-elle été vendue ? Et pourtant la négrillonne était
toujours là. Il s’interrogeait quand une voix connue, grasse et
éraillée à la fois, lui parvint.
— Foutre, ma fille, cessez de bayer aux
corneilles ! Prêtez-moi un peu d’attention. Je me
répète : faire prendre une barrique de vin d’Espagne chez
Tronquay. Chez Jobert et Chertemps, vous leur rapportez le
Bourgogne, il est aigrelet ! S’ils bronchent, ces pendards,
dites-leur qu’ils perdront ma pratique. Ces marchands me feront
crever !
Il s’ensuivit plusieurs soupirs.
— Voilà pour le vin ! Quel tintouin,
j’en mourrai ! Au tour du gantier parfumeur. D’abord, tu me
feras prendre de la pommade de moelle de bœuf à la fleur d’oranger
pour mes pauvres cheveux. Pour les demoiselles, une douzaine de
savons de Naples parfumés et des savonnettes marbrées. N’oublie pas
le lait virginal, le bien-nommé ! Comment, tu oses pouffer,
canaille ?
Il entendit des coups d’éventail frapper un
corps.
— Tu l’as bien cherché. Il faut aussi une
bouteille de vulnéraire d’arquebusade pour la Mouchet qui s’est
effondrée dans les plumes deux fois la semaine dernière et, pour
parfaire, en compagnie d’un crossé ! Il est vrai qu’il lui
demandait… Mais ça, tu l’apprendras plus tard. Enfin, restent les
petites éponges pour… Je me comprends. Allez file, j’entends
quelqu’un.
La servante — une gamine — se retira.
Nicolas s’était approché. C’était bien la Paulet, ce monstre de
chairs, répandu sur une chaise longue, enseveli dans une robe de
soie grise d’où émergeaient ses bras énormes. Son visage semblait
rétréci, couvert, comme d’habitude, de céruse et de rouge appliqués
à plâtre. Il nota la nouveauté d’une perruque blonde bouclée à
rangs serrés.
— Mais, c’est notre commissaire ! Ce
garnement de Nicolas, ce malappris qui a fait languir sa vieille
amie toute la nuit ! Eh ! je gausse, le devoir avant tout
et le service de la pousse29 . Cela vaut mieux que de distraire une
vieille décharnée comme moi.
— Moi, j’ai la certitude que vous vous
calomniez, dit Nicolas. Le squelette est encore bien en chair, et
je vous retrouve dans un palais de splendeurs qui laisse pantois
votre serviteur.
Sans l’épaisseur du plâtras qui recouvrait son
visage, Nicolas l’aurait vue rougir. Elle minauda.
— Eh ! Eh ! Ainsi, vous avez
observé le changement ? Je vis depuis des mois dans un
tourbillonnement. Que la peste emporte les corps de métier et les
artisans ! J’ai cru vingt fois périr, et quel flot de bon
argent pour nourrir toute cette marchandaille ! Mais, je ne
suis pas une jocrisse : loin de moi l’idée de laisser les
choses se faire dans ma maison sans que j’aie mon mot à dire. C’est
pas la Paulet qu’on viendra gruger sur le dos. D’un autre côté,
faut ce qui faut !
Elle prit un air docte.
— Mais pour ce que j’en dis… C’est mal juger,
dans bien des cas, que de juger d’après soi. Tiens, je vous vois
l’œil finaud, tout pétillant et allumé à l’idée de coincer sa
vieille amie et de trouver des raisons malhonnêtes à cette
prospérité. Oh ! vous pouvez faire votre chattemite, vous ne
croyez pas un instant que j’aie découvert le trésor de Col
rond.
— Le trésor de Golconde, sans doute pas,
sourit Nicolas, mais j’avoue être perplexe devant tant de
magnificences.
— Ah ! mon bon monsieur, il y a un Dieu,
et il regarde les mains pures et non les plus pleines. Vous
connaissez ma douceur et mon innocence. Eh bien ; il me les a
remplies.
— Quoi ?
— Les mains, les mains ! Souvenez-vous
qu’autrefois je vous régalais d’un ratafia des îles, j’en ai encore
la papille excitée, qu’une mienne connaissance m’offrait. Vous en
raffoliez. C’était, quand mon perroquet Sartine — je le pleure
encore — mourut de saisissement après les violences dont vous
nous victimisiez.
— C’était pour la bonne cause, ma
chère.
— Pfuitt, plutôt pour me faire causer. Mais
c’est le passé et je ne suis pas rancunière. Je me suis bien
trouvée de nos accords et vous témoignerez que je ne les ai pas
rompus ; nous en reparlerons.
— Je vous rends ce témoignage bien
volontiers. Mais cette fortune ?
— J’y reviens. Cette connaissance de ma
jeunesse — Dieu comme je l’aimais alors — était mort et
je ne le savais pas. Les communications étaient rompues avec les
îles à cause de la guerre avec l’Anglais. Platatim et platatam, il
y a six mois un faquin a surgi. Malgré les couches de poudre dont
il avait couvert sa perruque et la fausseté empreinte de son
visage, il puait l’exploit, la saisie, la lettre de cachet et la
fumée des mauvaisetés. Devant ce noirâtre, je me suis dit :
« Paulette, voilà les ennuis. » J’ai même envisagé un
nouveau correspondant du lieutenant général. Je craignais qu’on
m’ait enlevé mon Nicolas, c’est dire !
Elle lui décocha une œillade qui fit tomber deux
ou trois morceaux de son maquillage ; son œil droit s’en
trouva élargi.
— Bref, je prends mon air le plus avenant. Le
quidam ouvre un portefeuille. C’était un notaire, et des plus
huppés sur la place comme le prouvait assez son carrosse. Tout de
go, il m’annonça, la fortune étant fille de la providence, que mon
ami d’autrefois, riche planteur, était mort et que, faute d’oies de
sa parentèle, il m’avait constituée sa légataire.
— Oies ? Vous voulez sans doute dire
hoir30 ?
— Peu importe la volaille. Sachant que je ne
traverserais pas les mers, j’avais refusé il y a trente ans ;
son homme d’affaires avait vendu ses biens et le notaire
m’informait qu’une somme énorme était à ma disposition chez un
banquier parisien. J’empochai cette aubaine, convaincue que la
bonne fortune n’est pas péché et que, pour éviter de devenir avare,
il faut savoir dépenser.
— Toujours bonne fille.
— Et plus que vous pouvez croire ! J’ai
mon âge, et ça ne s’arrangera pas. Cette maison n’est pas un
bimbelot31 , il faut la diriger. De nos jours, les
filles n’ont plus le sens de l’autorité. En venez-vous à
bléchir32 , tout fout le camp. Le métier a changé et
change tous les jours. Jadis, on sortait du ruisseau pour entrer
dans la carrière et, avec un peu de tête et de jugeote, on
parvenait à une honnête aisance. J’ai commencé bouquetière.
Ah ! vous m’auriez vue, une belle fille, enjouée, sachant se
faire désirer, discrète quand il le fallait. J’avais vite compris
que, si on dispose de deux oreilles et d’une bouche, c’est pour
écouter plus que pour parler. Je trouve un bouquin33 sur le retour, propret, doux et
sachant fermer les yeux sur mes godelureaux de cœur.
— Il est vrai, dit Nicolas, que les
vieillards ressemblent aux bouquins qui contiennent d’excellentes
choses, quoique souvent vermoulus, poudreux et mal reliés.
Ils s’esclaffèrent.
— J’amassais peu à peu pour faire ma pelote.
Je multipliais les pratiques discrètes, les plus fortunées. Ainsi,
j’ai fini par bâtir cette maison. Mais le vent tourne et le métier,
je le répète, n’est plus le même. Nous le sentons bien, nous, les
mamans publiques, les mères abbesses. Vous savez bien que les
raccrocheuses sont de plus en plus nombreuses, qui travaillent à
l’isolée et sont les victimes désignées de la vérole. Nos maisons
sont bien tenues et doivent affronter le changement. Les riches
pratiques recherchent autre chose. Il leur faut des
« nouveautés ». Nos maisons s’appuyaient sur la force de
l’habitude ; c’est le luxe et le raffinement qui sont les
denrées nécessaires aujourd’hui. J’ai épousé cette façon de voir.
J’ai investi une partie de mon héritage à transformer ce lieu au
goût du jour. Mais je vieillis, mes jambes toujours enflées ne me
portent plus. Je peux veiller aux commencements, faire régner
l’ordre parmi les filles de plus en plus endiablées et d’un choix
de plus en plus difficile ! J’ai décidé de passer la main,
tout en restant dans la maison pour veiller à mon grain.
— Et quel est l’oiseau rare qui vous
succédera ? demanda Nicolas d’un ton sévère. Rappelez-vous que
nous avons notre avis sur la chose.
— Il m’aurait manqué qu’il ne fasse le
méchant comme naguère ! Mais, monsieur le commissaire, je suis
bien certaine que mon choix vous comblera. D’ailleurs, elle sera
mon héritière et ouvrira mes tiroirs, si elle me satisfait et prend
soin de ma vieillesse. Elle aussi, les peines ne lui ont pas
manqué ; ce n’est pas une caillette, elle a du plomb en tête.
Dieu merci, à brebis tondue, le vent est mesuré. Je crains juste un
peu son bon cœur, mais personne n’est parfait et elle s’endurcira.
Quant à moi, si tout ce qui est combinable me satisfait, je me
retirerai dans ma campagne d’Auteuil, car il faut savoir partir.
Mélanger mon expérience et la nouveauté ne serait pas du meilleur
tonneau. Touillez ensemble du vin de Suresnes et du Bourgogne et je
vous garantis une exécrable ripopée34 .
— Allez-vous me dire le nom de votre
trouvaille ?
— Elle est derrière toi, fit une voix douce
près de Nicolas.
Il reconnut aussitôt le timbre de ce murmure
modeste qu’il n’avait jamais oublié. Combien de fois l’avait-il
entendu chuchoter des mots éperdus à son oreille ? Le souvenir
de la Satin35 n’avait pas quitté sa mémoire ; il en
conservait précieusement la nostalgie. Leur liaison s’était
prolongée, avait duré longtemps mais ses fonctions et le malaise,
pour ne pas dire la crainte, que lui inspirait la vie de son amie,
l’en avaient, au bout du compte, éloigné. Il se retourna. Mon Dieu,
qu’elle était belle ! Bien plus encore que dans sa mémoire.
Son visage reposé, comme apaisé, se tournait vers lui avec
tendresse. Sa chevelure ramassée en boucles soyeuses dégageait le
cou et les épaules qu’il avait naguère dévorés de baisers si
ardents qu’elle se plaignait des marques qui s’imprimaient dans sa
chair. Sa poitrine offerte était ramassée par le haut d’un corsage
en dentelle d’Alençon. Une robe à flots de soie bleu pigeon
alanguissait une silhouette où il retrouvait le charme d’antan
comme épuré. Elle avança vers lui, le prit par le cou. Il frémit
lorsque leurs lèvres se joignirent.
— Eh bien, mes colombes, dit la Paulet, ne
voilà-t-y pas de gentilles retrouvailles !
Elle frappa dans ses mains. La servante africaine
apparut en esquissant un pas de danse et tira les rideaux d’une des
alcôves. Une table était dressée, et dans un rafraîchissoir de
porcelaine vert amande, des bouteilles de vin de Champagne
attendaient. Près de la table, un lit à couronne présageait
d’autres gourmandises.
— Mes enfants, reprit la Paulet, je vous
laisse et monte soigner mes jambes. Vous avez sans doute beaucoup à
vous raconter ! Le service sera bref, mais raffiné. Les
friands et les gourmands, comme le dit un duc de mes
connaissances36 ne sont pas les fins gourmets, et rien
n’est si funeste au talent d’un cuisinier que la sotte recherche ou
la goinfrerie de son maître.
— C’est la sagesse de Comus !
— Pour commencer, du melon nouveau de mon
jardin d’Auteuil. Mais pas une de ces choses infâmes, flapies, aux
flancs mollassons, de ces pochetées fiévreuses que ton Sartine
interdit par placards chaque année. Un de ces miels orangés, juteux
et savoureux à souhait. Et puis, oh ! un plat de roi que mon
cuisinier parfait à ravir. Cette poularde à l’angoumoise dont vous
vous sucerez les lèvres…
Elle eut un rire salace
— J’aimerais connaître le traitement de cette
volaille-là ? demanda Nicolas.
— Je le reconnais bien là ! Tu devras te
procurer une belle poularde de haute course, élevée avec amour au
grain. Toutes les parties charnues, tu les piqueras d’écailles de
truffe, sans barguigner. À la main, tu empliras le corps de truffes
coupées que tu auras passées à la poêle avec du lard râpé et des
épices.
— Et, pfutt, en cocotte ?
— Pas de ça, mon poulet, comme en amour les
approches sont essentielles. Cette poularde-là, tu l’enveloppes de
papier pour que truffes et épices s’épousent étroitement. Trois
jours après, tu ôtes le papier et tu emmaillotes la donzelle
ameublie dans des rouelles de veau et des bardes de lard. Alors, et
alors seulement, tu la couches, comme une bien-aimée, dans une
braisière juste à grandeur, sur un lit de rondelles de carottes,
panais, bouquet garni, épices, sel et poivre, de deux oignons
piqués de girofle et tu arroses, gaillard, d’une bouteille de
malaga. Le tout doit mijoter à petit feu, deux heures au moins.
Enfin, tu dégraisses, tu passes, tu parsèmes d’une poignée de
truffes hachées fin et tu fais réduire le jus que tu lies avec
quelques marrons écrasés. C’est un morceau d’abbé
commendataire !
— Et l’entremets ! soupira la
Satin.
— De l’ananas glacé venu tout droit des
serres de Mgr le duc de Bouillon. Et après… ne faites pas trop de
bruit !
— Encore un duc ! On nous a changé notre
Paulet !
Nicolas se laissait aller, conscient d’être tombé
dans un piège auquel il s’abandonnait sans réagir. L’atmosphère
avait changé, la Paulet s’était mise à le tutoyer, assurée de son
impunité. Il acceptait une soirée qui s’annonçait si savoureuse,
tout attendri de ses retrouvailles inattendues. De fait, depuis
longtemps, toute évasion lui était interdite. La permanente tension
de sa charge, encore accrue par les obligations quotidiennes du
mariage du Dauphin, ne lui avait laissé aucun répit. Ce soir, il se
laissait aller comme le cavalier harassé au bord du chemin. Un
éclair de conscience le redressa pourtant. Il se rappela que
Tirepot lui avait laissé espérer des révélations de la Paulet.
Celle-ci n’agissait jamais ouvertement ; il fallait toujours
lui tirer les vers du nez, soucieuse qu’elle était de monnayer ses
services en avantages et privilèges, et pour le plaisir de tenir,
la dragée haute à la police.
— Tout cela est bel et bon, dit Nicolas mais
avant de vous laisser reposer, j’aimerais vous poser quelques
questions. Notre ami Tirepot m’a dit que vous en aviez de belles à
me conter.
Elle grimaça et se laissa tomber lourdement dans
sa chaise longue.
— Décidément, celui-là ne perd jamais la
direction du Châtelet !
— Jamais ! D’autant plus que je suis
avide de goûter à vos nouvelles autant qu’à votre cuisine. Plus
vite nous en aurons fini, mieux cela vaudra. Contez-moi donc par le
menu la soirée de la catastrophe. Les choses vont si vite qu’elles
paraissent dater de plusieurs jours, alors qu’il s’agit de la nuit
dernière.
— Las, soupira la Paulet, puisqu’il faut en
passer par là. Je faisais les préparatifs pour le souper prévu en
votre honneur et en celui du docteur Semacgus, quand la sonnette se
mit à s’agiter comme si mille diables la tiraient. Tant et si bien
que j’ai fini par ouvrir à une trentaine de gardes de la Ville qui
menaçaient de tout casser. Ces gros escogriffes, tout enmannequinés
dans leurs tenues glorieuses, voulaient faire la fête et baptiser
leur nouvel uniforme. Ils réclamaient du vin et des filles, à
grands cris. Je n’aime pas qu’on me bouscule…
Elle jeta un regard à Nicolas.
— La Paulet est toute bonne, elle est brave
fille, mais il ne faut pas lui agiter le poivre sous le nez !
Leur ayant dit leur fait, mais contrainte de leur servir à boire,
je leur ai sorti un bourgogne aigrelet dont la bile a dû les
agiter, et…
— Quelle heure était-il ?
— Sur le coup de huit heures, avant le feu
d’artifice. Même que je me suis dit qu’ils avaient sans doute mieux
à faire avec la fête, la foule et tout ce patatras des boulevards
qu’à gobeloter dans une maison honnête.
— Et cela a duré longtemps ?
— Que oui ! Jusqu’à deux ou trois heures
du matin. Mes jambes avaient doublé de volume. Les bougres ont
écumé mes dernières réserves de ratafia. Des officiers les avaient
rejoints. Même qu’on est venu chercher le major pour le désastre.
Il a ricané, disant qu’il en venait et qu’il en avait soupé, et que
M. de Sartine serait assez bon pour dépastrouiller la chose.
— Comment était-il, ce major ?
— Grand, gros, rougeaud, avec des petits yeux
méchants comme des boutons de bottines. Le ton haut et mordant. Je
lui retiens un cadet de ma ratière. Çui-là, je te le
retrouverai !
— Ma chère amie, je vous remercie. Ne tardez
plus à soigner vos jambes. Il nous faut vous conserver, vous nous
êtes trop précieuse.
— Voyez le finaud, le margotin, le
doucereux ! Ne le voilà-t-y pas soudain pressé de se
débarrasser de la Paulet ! Va, je te comprends, tu aspires à
la poularde, hé, hé !
Et, avec un sourire éloquent, la Paulet se dressa
et sortit de la pièce en soupirant de douleur à chaque pas. La
Satin et Nicolas se regardaient. Comme la première fois,
songea-t-il, dans la soupente où il la retrouvait alors qu’elle
servait chez la femme d’un président du Parlement. Un viol, une
grossesse consécutive — il avait cru un instant être
père — avaient fait choir la Satin dans le négoce de ses
charmes. Sa chance, au fond, avait été d’échouer chez la Paulet et
d’échapper ainsi à la crapule et à l’Hôpital Général. Leurs
relations s’étaient espacées, et il y avait longtemps que leurs
chemins ne s’étaient plus croisés.
— Je ne t’ai jamais perdu de vue, Nicolas,
dit la jeune femme. Oh ! tais-toi, je sais ce que tu
ressentais… Et pourtant, combien de fois ai-je attendu, cachée sous
le porche du Châtelet, pour avoir le bonheur de t’apercevoir une
seconde. Tu étais toujours pressé et tu passais comme une
ombre…
Il ne trouvait rien à répondre.
— Et ton enfant ?
Elle sourit.
— Il est beau. Il est au collège,
pensionnaire.
Ce qui suivit demeura pour Nicolas un entracte
heureux. Lui qui vivait sans relâche dans l’attente de l’événement
et ne s’accordait que trop rarement un de ces moments de répit
entre l’action achevée et l’action à venir s’abandonna à
l’insouciance du moment présent. La servante apporta les mets, fit
sauter le bouchon du vin qui emplit joyeusement les flûtes puis se
retira en chantant une langoureuse mélopée qu’elle accompagnait
d’un lent balancement de ses hanches. Nicolas se mit à l’aise. La
Satin désossa délicatement la poularde et lui tendait du bout des
doigts les bons morceaux. L’air de l’alcôve était saturé des
vapeurs parfumées du repas et des corps qui s’échauffaient. Bien
avant l’ananas glacé, Nicolas avait entraîné son amie sur le lit.
Là, enfoncé dans le duvet, il retrouva les douceurs, les ravines,
les chemins mille fois parcourus. L’ardeur de leur désir renouvelé
scella cette nuit de retrouvailles avant qu’ils ne sombrent,
épuisés, dans le sommeil.
Vendredi 1er juin 1770
Alangui, Nicolas se pressait contre le sable
chaud. Il avait dû s’assoupir au soleil sur la grève de Batz.
Quelqu’un grondait au-dessus de lui, sans souci de son repos. Au
grand dam de son tuteur, le chanoine, toujours inquiet de la nudité
des corps et des risques du contact avec l’eau, réputée contenir
toutes les maladies et susciter toutes les perversions, l’été,
c’était avec allégresse qu’il courait, avec d’autres garnements de
son âge, se jeter dans les vagues au milieu des barques des
pêcheurs. Il grogna ; une main le secouait. Il ouvrit les
yeux, vit la pointe brune d’un sein, un fouillis de draps froissés
et, un peu plus loin, le visage goguenard de l’inspecteur Bourdeau.
Il se désenlaça des jambes de la Satin qui dormait paisiblement,
s’enveloppa dans un drap et considéra l’intrus avec sévérité.
— Pierre, m’expliquerez-vous cette intrusion
matinale ?
— Mille pardons, Nicolas, mais le devoir, le
devoir ! On a retrouvé l’Indien.
— Diantre, quelle heure est-il ?
— Neuf heures sonnantes.
— Neuf heures ! Ma doué, c’est inouï,
j’aurais juré qu’il était minuit ! Je dormais comme un
enfant.
— Comme un enfant, vraiment ? fit
Bourdeau en coulant un regard sur le corps de la Satin.
— Bourdeau, Bourdeau ! Allons,
aidez-moi. Il me souvient d’une fontaine dans la cour arrière de
cette maison de perdition.
— Allons, ne médisez pas des bonnes
choses !
Nicolas bouscula l’inspecteur en grommelant et
alla s’asperger d’eau fraîche à la pompe. Il surprit le regard
gourmand de la servante noire qui le lorgnait sans vergogne depuis
la fenêtre de l’office. Il agita un index menaçant qui la fit
disparaître. Rhabillé, il rejoignit Bourdeau venu en fiacre. Après
un moment de silence, comme une porte refermée sur sa nuit, Nicolas
interrogea son adjoint.
— J’étais certain que nous récupérerions
notre homme sans délai.
— Le hasard nous a servi. Imaginez qu’il
voulait regagner la Nouvelle France — enfin, ce que nous
appelions ainsi jusqu’en 176337 . Quoi de plus évident pour un naturel
candide, que de gagner la rivière pour s’embarquer ? S’étant
enfui de la rue Saint-Honoré, il suivait la pente des ruisseaux et
s’est rapidement retrouvé, après quelques errements dans les
dédales du Louvre, sur le quai de la Mégisserie. Vous connaissez la
réputation du lieu ?
— Certes, et le lieutenant général ne cesse
de batailler avec les services de la guerre à son sujet. Mais vous
n’ignorez pas que c’est le duc de Choiseul lui-même qui tient ce
portefeuille. L’ordre, en l’occurrence, nourrit le désordre et
nécessité fait loi. Combien de fois ai-je entendu notre chef
déplorer les méfaits de ces racoleurs qui, après avoir employé la
ruse pour enrôler des jeunes gens sans expérience, ont recours à
des violences de toute espèce.
— Tout rustre inexpérimenté qui passe par là
et baguenaude sur la rive tombe dans leurs filets. Et c’est la
rengaine habituelle…
— « Mon maître a besoin d’un valet, vous
êtes d’une riche taille. Je ne doute pas qu’il ne vous prenne à son
service, pourvu que vous soyez docile à ses ordres. »
L’eau-de-vie aidant, on conduit le malheureux jusqu’à un soldat
déguisé qui lui fait signer un enrôlement au lieu d’un engagement
domestique.
— On s’y croirait, dit Bourdeau en riant du
ton lamentable de Nicolas.
— Riez ! Mon cher, la chose m’est
arrivée lors de mes débuts à Paris. Mon accent breton m’aurait
perdu, si je n’avais excipé d’une lettre de mission de M. de
Sartine. Mais nous nous égarons.
— Notre homme a donc été abordé. Son aspect
étrange — il était nu avec un pagne — et son égarement
ont attiré un de ces soldats de fortune qui a voulu l’enrôler et
lui a offert le passage au Nouveau Monde contre une reconnaissance
de dettes. En fait, il s’agissait de l’engagement, et l’oiseau
était pris au piège. Lorsque la patrouille a voulu le conduire à la
caserne, il a compris son malheur. Cela l’a rendu furieux et, comme
il est taillé en hercule, il en mit cinq à terre avant d’être
maîtrisé. Le guet, appelé à la rescousse, l’a conduit entravé au
Châtelet. Ne vous ayant point trouvé rue Montmartre où tout le
monde dormait, sauf Catherine…
Nicolas songeait avec un sourire à l’époque
révolue où, encore jeune et enfant chéri de la maisonnée, le
moindre retard déclenchait l’inquiétude. Depuis, chacun s’était
accoutumé à ses allées et venues erratiques. Seule, Catherine, dont
la fidélité adamantine n’avait d’égale que l’affection qu’elle
portait à son sauveur, tremblait toujours pour Nicolas.
— Et votre sagacité vous a conduit jusqu’au
Dauphin couronné ?
— Je supposais que vous y souhaitiez faire
retraite… En compagnie de la mère abbesse.
— Bon, bon, pouffa Nicolas, je n’aurai pas le
dernier mot. Le tort est toujours du côté du patient.
Arrivés au Châtelet, ils gagnèrent aussitôt la
prison. Un greffier leur ouvrit la porte d’un cachot si obscur que
Nicolas réclama un falot. Accroupi sur une couchette sordide de
paille pourrie, une forme ligotée se distinguait à peine. Le visage
recouvert par de longs cheveux noirs, l’homme n’était vêtu que
d’une couverture de jute qui avait dû servir à des générations de
prévenus. Ses pieds étaient souillés d’une épaisse couche de boue
séchée. Les jambes découvertes semblaient tétanisées et faisaient
apparaître, comme sur un écorché, muscles et tendons. Nicolas
tendit la main vers l’épaule de l’homme, qui releva brusquement la
tête, rejetant la chevelure en arrière. Des yeux d’un noir intense
le fixaient sans expression. La stupeur du commissaire fut grande
en remarquant les cicatrices régulières qui marquaient le visage
aux tempes. La face était allongée, avec un nez busqué et la
régularité de traits d’une idole païenne taillée dans la
pierre.
— Monsieur, je suis commissaire de police. Je
veux vous aider. Me comprenez-vous ?
— Monsieur, les jésuites m’ont éduqué.
« S’il a cru les conseils d’une aveugle
puissance. Il est assez puni par son sort
rigoureux. »
— « Et c’est être
innocent que d’être malheureux. » J’ignorais, monsieur,
dit Nicolas en souriant, que les vers de M. de La Fontaine fussent
si populaires en Nouvelle France.
Le visage, qui s’était éclairé, se
rembrunit.
— Que parlez-vous de Nouvelle France ?
Nous avons été abandonnés par notre roi. Quant à moi, j’ai été
honteusement trompé et maltraité ici, dans Paris, par une famille
que je veux respecter en souvenir d’un mort. Monsieur, je sollicite
votre protection et souhaiterais être détaché et faire toilette.
Hélas, j’ai dû quitter une demeure hostile en y abandonnant mes
hardes, volées d’ailleurs…
— Cette protection vous est acquise, assura
Nicolas, et nous n’avons rien à vous reprocher dans un déplorable
incident dont vous avez été la victime. Mais, je dois vous
interroger sur autre chose. Greffier, faites détacher cet homme, et
apportez-lui un seau d’eau pour ses ablutions. Bourdeau, voyez dans
notre cabinet de friperie de quoi le vêtir momentanément.
Ils laissèrent le prisonnier pour gagner le bureau
de permanence.
— Voilà un naturel bien urbain ! dit
Bourdeau.
— Et un témoin de premier plan. J’ai hâte de
l’interroger. L’homme me paraît intelligent. Il reste à déterminer
comment aborder le sujet qui nous intéresse.
Nicolas se mit à réfléchir pendant que Bourdeau
fouillait les vêtements précieusement amassés par les deux
policiers et qui leur servaient à se travestir lorsqu’ils
souhaitaient se perdre dans la foule parisienne pour les besoins
d’une enquête. L’inspecteur finit par trouver ce qu’il cherchait et
disparut, laissant le commissaire à ses réflexions. Le Micmac
paraissait déterminé et possédait sans conteste l’usage du
français, se disait Nicolas. Il était sans doute habile à
dissimuler ses pensées et par là même les vérités gênantes
— c’est du moins ce que la rumeur publique rapportait sur les
naturels de la Nouvelle France. Le prendre de front n’aurait pour
conséquence qu’un renforcement de ses défenses ; il serait,
pour ainsi dire, contraint à taire l’essentiel. Aussi vaudrait-il
mieux ne pas diriger l’interrogatoire de manière trop rigide.
C’était souvent dans l’à-peu-près, l’incertain, que surgissaient le
mot, la phrase ou l’inflexion qui permettaient à l’enquêteur de
rebondir, d’assurer sa présomption et d’orienter le cours de
l’entretien là où il souhaitait qu’on en vînt, comme une frégate
s’apprêtant à l’abordage doit soigner son approche et trouver le
point d’accrochage pour ses grappins. Nicolas craignait les témoins
trop lisses sur lesquels la rhétorique rigoureuse de ses questions,
glissait sans réaction — « comme l’eau sur le
canard », disait Bourdeau.
Le Micmac fit son entrée. Les hardes lamentables
fournies par Bourdeau ne parvenaient pas à dissimuler l’étrangeté
du personnage. Il dédaigna le tabouret paillé que lui désignait
l’inspecteur et demeura bras croisés, les mains sous les aisselles.
Nicolas, toujours attentif à leur langage, s’en agaça. Un silence
pesant s’installa.
— Vous avez sans doute, monsieur, bien des
choses à nous dire, dit enfin le commissaire.
C’était parler pour parler. Il crut discerner une
lueur d’ironie dans les yeux de Naganda, qui répondit :
— Peut-être serez-vous assez complaisant,
monsieur le commissaire, pour satisfaire ma curiosité :
j’avais le sentiment que vous aviez, vous-même, beaucoup à me dire.
Au passage, veuillez croire à ma reconnaissance pour m’avoir tiré
de ce mauvais pas, où seule l’ignorance des usages de votre peuple
m’a jeté.
— Prenons les choses par le commencement, dit
Nicolas. N’y voyez pas malice, mais pourriez-vous nous éclairer sur
votre présence à Paris ? Vous voilà bien éloigné des neiges de
votre pays !
L’ironie du regard noir s’accentua.
— Je crains que les propos si aimablement
divulgués de M. de Voltaire n’aient compromis votre jugement. Si
mon pays est « d’arpents de neige », il y fait aussi très
chaud l’été. Mais je réponds à votre question. J’avais une douzaine
d’années lorsque mon père périt dans une embuscade tendue par les
Anglais. Il était le guide de M. Galaine, le frère aîné de
M. Charles. M. Galaine était un homme juste et bon. Il se
chargea de moi et me fit éduquer à ses frais. Quand les désastres
s’accumulèrent, il décida de rentrer en France. Nous devions gagner
l’escadre française. Une attaque d’Indiens à la solde des Anglais
nous dispersa. Je portais Élodie, la fille de M. Claude. Je
parvins à me dissimuler et gagnai Québec, où je pus la confier à
des Ursulines. Elles me crurent, car j’étais muni de papiers que
m’avait confiés son père. Pendant dix-sept ans, j’ai exercé divers
métiers ; cela me permit d’amasser la somme d’argent
nécessaire pour payer un passage vers la France et ramener Élodie à
ses parents, que je croyais encore vivants.
— Quel âge aviez-vous au moment du
drame ?
— J’avais quinze ans et Élodie, quelques
mois.
— Mais j’ai interrompu votre récit.
Poursuivez, je vous prie.
— En dépit de la curiosité qui environnait
cet Indien escortant une jeune fille et une vieille religieuse qui
revenait en France et que les sœurs m’avaient imposée comme
chaperon, le voyage se déroula sans encombre. La famille Galaine
nous accueillit sans excès de chaleur. Mais si, par la suite,
Élodie parut adoptée, il n’en fut pas de même pour moi. Que
pouvais-je faire, seul, isolé, sans appui, sans famille, traité
comme moins que rien, tant par les Galaine que par leur domesticité
que mon apparence effrayait ?
Il fit un geste vers son visage ; Nicolas
nota les poings serrés.
— Je suis fils de chef. Naganda est fils de
chef.
Il paraissait vouloir s’en persuader. Il recroisa
les bras et se tut. Ce que Nicolas venait d’entendre l’avait
touché, le reportant de plusieurs années en arrière, lors de sa
propre arrivée dans la capitale du royaume. Lui aussi avait mesuré
sa solitude. Un affreux sentiment d’abandon le ressaisit à cette
pensée.
— Pourriez-vous maintenant m’expliquer dans
le détail comment, à moitié nu, vous en êtes venu à ces mauvaises
rencontres sur le quai de Mégisserie ?
— Naganda n’est pas un élan qu’on enferme.
Avant-hier — mercredi, je crois — Élodie m’a annoncé
qu’elle voulait assister à la grande fête donnée place
Louis XV en l’honneur des épousailles du petit-fils du roi.
Elle souhaitait que je l’accompagnasse, tout autant pour la
protéger — les rues ne sont pas sûres et les jeunes gens bien
entreprenants vis-à-vis d’une jeune fille dans une foule aussi
mêlée — que parce qu’elle entendait que j’admire pour la
première fois ces feux volants dont j’avais entendu parler. Les
Anglais les utilisaient pour célébrer leur victoire sur les
Français et je n’avais jamais voulu y paraître. Ses tantes se
mirent en travers de ce beau projet. Mon devoir, au contraire,
était de garder la maison. Élodie eut beau protester, elle n’eut
pas le dernier mot. Quant à moi, je m’étais donné comme politique
de ne jamais m’opposer aux volontés de sa famille, sachant que je
me trouverais aussitôt à la rue et ne pourrais tenir la parole
donnée à son père de veiller sur elle. Mais, j’étais décidé à
outrepasser l’interdiction, à m’échapper discrètement et à la
suivre de loin pour garantir sa sécurité.
— Et vos habits ?
— Quels habits ? Après le dîner du midi,
je me suis senti fatigué et me suis lourdement assoupi dans le
grenier. Quand je me suis éveillé, mes vêtements avaient disparu et
j’étais enfermé. Et, surtout…
— Surtout ?
— Surtout, je me suis rendu compte qu’un jour
entier s’était écoulé !
— Comment cela ? Expliquez-vous.
— J’ai une montre, ou plutôt j’avais une
montre que m’avait offerte M. Claude. Or, l’ayant consultée
avant de m’assoupir, elle indiquait trois heures de l’après-midi.
Quand je me suis réveillé, il était une heure et plein soleil. J’en
ai déduit que j’avais dormi près de vingt-quatre heures. Me
croirez-vous si je vous dis que j’ignore encore
comment ?
Bourdeau, assis derrière l’Indien, hochait la tête
d’un air de doute.
— Vous prétendez nous faire accroire,
monsieur, que vous avez dormi tout un jour ?
— Je ne prétends rien, c’est la vérité.
— Nous verrons, dit Nicolas, mais j’aime un
peu plus la vérité quand c’est moi qui la trouve que quand c’est un
autre qui me la montre. Ensuite ?
— Ensuite, j’ai ouvert le châssis du toit
grâce à une chaise sur laquelle je suis monté. À la force des bras,
j’ai réussi à sortir et à gagner le haut d’une maison voisine, où
j’ai rejoint un ensemble d’appentis plus bas, proches d’un arbre
qui m’a permis de me laisser glisser à terre. J’ai longtemps erré,
puis j’ai vu des mouettes et j’ai observé la direction de leur vol.
Finalement, j’ai trouvé le fleuve, espérant qu’il y avait là des
bateaux en partance. Un homme s’est entremis, me proposant un
travail qui solderait mon passage. J’ai accepté, et il m’a conduit
dans un tripot où un autre homme, tout galonné et fort peu aimable,
m’a fait signer un papier. Aussitôt, des soldats ont surgi et m’ont
sauté dessus. Je me suis défendu avant de céder sous le nombre.
Puis, grâce à vous, j’ai été libéré.
Il salua non sans noblesse, laissant Nicolas
interloqué devant ce témoin des deux mondes dont le langage châtié
contrastait tellement avec son apparence que cette ambiguïté
risquait de fausser le jugement porté sur l’homme. Tout cela était
bel et bon, mais ressemblait un peu à un conte oriental.
— Pouvez-vous nous décrire les vêtements qui
ont disparu ? demanda Nicolas.
— Des tuniques et des pantalons en peau. Un
grand manteau brun et un chapeau noir que j’utilise souvent pour
masquer mon aspect effrayant aux yeux des pusillanimes de la
rue.
Nicolas tira de sa poche un mouchoir qu’il déplia
avec soin sur le bureau. Il en tira la perle d’obsidienne trouvée
dans la main serrée d’Élodie Galaine au cimetière de La
Madeleine.
— Connaissez-vous cette perle ?
Naganda se pencha.
— Oui, il s’agit d’une perle d’un collier
m’appartenant, et auquel je tiens beaucoup. Il m’a été dérobé avec
mes habits.
— Et votre montre ?
— Je l’ai retrouvée ; elle était sous ma
couchette à portée de ma main.
— Et maintenant, où est-elle ?
— Elle m’a été dérobée par les soldats.
— À vérifier, monsieur Bourdeau. Revenons à
cette perle. Le collier a donc disparu ? Soit. Pourquoi y
teniez-vous tant ?
— C’était un souvenir de mon père, et
M. Claude y avait ajouté une amulette.
— Vous prétendez qu’un talisman vous avait
été donné par Galaine l’aîné ? N’était-il pas catholique et
bon chrétien ?
— Certes, mais je dis ce qui s’est passé. En
me remettant ce petit carré de cuir, il m’avait recommandé de ne
jamais m’en séparer. J’ai encore en tête son propos à ce
sujet : « Lorsque Élodie se mariera, tu devras ouvrir le
sac de cuir et lui donner ce qu’il contient. »
— Ainsi, vous ne l’avez jamais
ouvert ?
— Jamais.
Nicolas sentit dans sa poche le collier rompu,
retrouvé dans le grenier de la rue Saint-Honoré. Il le prit et le
tendit à l’Indien. Naganda fit un geste vif comme pour s’en saisir,
et le commissaire n’eut que le temps de reculer sa main.
— Je vois à votre réaction que cet objet ne
vous est pas étranger.
— Il m’appartient en effet, et rien ne m’est
plus cher pour les raisons que je vous ai dites. Où l’avez-vous
trouvé ?
— Permettez, c’est moi qui pose les
questions. Ainsi, ce collier est à vous ? Vous le
reconnaissez ? Vous êtes d’accord avec moi pour constater que
cette perle appartient de toute évidence à ce collier ? Vous
en êtes bien d’accord ?
L’Indien hocha affirmativement la tête. Le moment
parut venu à Nicolas d’assener la nouvelle de la mort
d’Élodie.
— J’ai le regret de vous annoncer que cette
perle que vous reconnaissez, partie d’un collier qui est vôtre, a
été découverte dans la main crispée de Mlle Élodie Galaine
dont le corps mort a été relevé parmi les victimes du grand
étouffement de la foule occasionné par la presse de la fête place
Louis XV. J’ai le devoir également de vous signifier que vous
êtes l’un des suspects de cette mort, dont tout concourt à prouver
qu’elle est la conséquence d’un acte criminel.
Nicolas s’attendait à des manifestations étranges.
Un long cri, un pas de danse au son d’une mélopée sauvage, ainsi
qu’il l’avait lu dans les descriptions des missionnaires. Il n’y
eut rien de cela, le teint de cuivre sembla pourtant virer au gris,
les yeux s’enfoncèrent plus profondément dans les orbites, et ce
fut tout ce qui trahit l’émotion ou la surprise du Micmac.
— Vous n’éprouvez, semble-t-il, ni étonnement
ni douleur ?
La réponse de l’Indien le laissa sans
voix :
— « Quam cum
vidisset Dominus, misericordia motus super eam, dixit illi :
Noli flere 38 . »
— Aucun sentiment ne vous anime devant la
perte d’un être auquel vous avez consacré une partie de votre vie
et que vous entourâtes des soins les plus diligents ?
— « La douleur qui
se tait n’en est que plus funeste 39 . »
« Quel jouteur ! » pensait Nicolas.
Mais tant qu’à citer saint Luc et Racine, il en avait à son
service, et n’était pas dupe de ce que ce système de réponse
pouvait tenter de dissimuler.
— « Une loi
sévère / Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur
misère 40 . » Quelles étaient vos relations avec
Élodie Galaine ?
— C’était la fille de mon maître et
bienfaiteur. J’avais fait serment de la protéger, j’ai
échoué.
Cet homme avait le don de biaiser ses
réponses.
— Comment vous considérait-elle ?
— Comme… comme un frère.
Bourdeau et Nicolas avaient levé la tête,
sensibles à cette hésitation, une sorte de bégaiement, étrange de
la part d’un homme qui ne les avait pas habitués à manifester
d’émotion. Le cœur de Nicolas se serra ; le souvenir
aigre-doux d’Isabelle de Ranreuil, sa demi-sœur, se rappelait à lui
avec douleur.
— Comprenez bien que, tout suspect que vous
soyez, vous avez droit à notre protection. En contrepartie, nous
espérons et attendons de vous une entière franchise. Si vous savez
quelque chose, si vous soupçonnez quelque chose, il faut nous en
faire part.
Naganda regardait Nicolas. Il ouvrit la bouche,
mais aucun son n’en sortit. Il baissa les yeux.
— Libre à vous de demeurer coi, mais
réfléchissez à mes propos. Vous voilà seul, en position de suspect.
On va vous reconduire rue Saint-Honoré, où vous demeurerez à la
disposition de la Justice.
Bourdeau appela un exempt, que l’homme suivit
après s’être incliné. Nicolas demeura un moment silencieux.
— Je ne crois pas qu’il mente, mais il cache
l’essentiel, dit-il enfin.
— Pourquoi le renvoyez-vous ? demanda
Bourdeau ?
— Mon ami le père Grégoire m’a jadis expliqué
la curieuse propriété de certaines substances mises en présence les
unes avec les autres. Les réactions sont des plus étonnantes. Je
n’écarte pas un phénomène de ce genre rue Saint-Honoré. Ceux-là
voudraient le voir à cent lieues. Eh bien, nous l’allons jeter dans
leurs jambes et attendre benoîtement les résultats !
— Que vous en semble de ce conte de sommeil
prolongé ?
— Qu’il y a quelque chose de nature trouble
et peu crédible que nous allons devoir éclaircir. Vous avez comme
moi, je pense, noté au passage les éléments contradictoires avec
les autres témoignages. Il conviendra d’approfondir tout cela. Dans
l’immédiat et sur l’autre affaire qui nous intéresse, il faut
rassembler d’urgence les éléments du rapport demandé par M. de
Sartine.
— Nous savons déjà que l’impéritie des gardes
de la Ville a laissé la fête abandonnée sans bergers.
— Il faut identifier les responsables et
dresser le bilan de tout cela. Le lieutenant général sera reçu
dimanche soir, comme à l’accoutumée, par Sa Majesté. Prenez un de
nos hommes. Qu’il recueille les informations. Il faut une note
adressée aux vingt commissaires de quartier. Il faut consulter les
médecins, les apothicaires, les rebouteux, les fabricants de
cercueils, les registres des paroisses pour le nombre des convois,
les fossoyeurs des églises et des cimetières. Enquêtez, faites
interroger. Ne ménagez point les mouches. Que tout cela soit
enregistré et me soit communiqué au plus vite.
— En effet, en effet. Et qu’il m’en soit
rendu compte au plus vite !
Une voix sèche retentit dans le bureau de
permanence. Les deux compères se retournèrent et découvrirent M. de
Sartine revêtu de sa robe noire de magistrat à rabats blancs, la
tête ornée d’une perruque à la grenadière, relevée des deux côtés
de la queue. Le lieutenant général de police les toisait d’un air
gourmé. Nicolas imagina l’effet de cette apparition sur le vulgum
pecus à l’aune de sa propre stupéfaction. Tout suave que fût le
ton, il savait d’expérience qu’il pouvait dissimuler une âcreté que
la réputation d’aménité du puissant personnage ne laissait guère
deviner chez ceux qui le connaissaient mal.
— N’avais-je pas bien prévu les choses ?
jeta Sartine. N’étaient-elles pas de cristal dans mon esprit ?
N’allais-je pas rassotant41 que vos petites manies engendreraient au
moindre, comme à l’accoutumée, du chamaillis et de
l’esclandre ? Qu’à trop vouloir décrampiller des écheveaux que
vous-même aviez mélangés, vous nous conduiriez à quia ?
— Que me vaut, monsieur, cette volée de bois
vert ?
— Et de surcroît, il feint l’ignorance !
Sachez, monsieur Le Floch, que je sors de ce pas du cabinet du
lieutenant criminel. Qu’il vient de m’agonir d’un cours de
procédure que j’ai dû subir dents serrées. Qu’il ne m’a pas ménagé
son amphigouri42 . Il a lourdement pâturé mes plates-bandes
de peur que je ne l’entende point.
— Monsieur…
— Taisez-vous ! Habitué que vous êtes
— et je ne suis que trop coupable d’avoir toléré cela, et même
d’y avoir prêté la main — à des opérations extraordinaires en
marge du formel, à des initiatives personnelles et aventurées, vous
vous êtes jeté à corps perdu sans rime ni raison dans une enquête
criminelle. Ah ! oui vraiment, que n’ai-je entendu :
recel de cadavre, usurpation de procédure, ouverture inique d’un
corps enlevé par des galefratiers43 sans commission, initiative personnelle,
menaces sur des bourgeois. Et tout cela pour servir de paravent à
une enquête essentielle que je vous avais confiée !
Qu’avez-vous à répondre à cela ?
— Qu’il n’y a rien là qui puisse vous
émouvoir, monsieur, et qu’assuré de votre bon droit et de la
légitimité de l’action de vos mandataires, vous les avez, comme
d’habitude, dûment défendus, opposant vos assurances contre les
attaques de M. le lieutenant criminel. Au reste, je crois
M. Testard du Lys trop honnête homme pour avoir longtemps
résisté à votre benoîte et précise insistance.
M. de Sartine tendait la jambe et admirait la
pointe de son soulier dont la boucle d’argent étincelait.
— Ah ! vraiment ? Ma benoîte et
précise insistance ? Je suis fort aise du satisfecit que mes
subordonnés me concèdent. Soit, ils bénéficieront de mon indulgence
pour leur perspicacité. Avez-vous au moins avancé ? Point de
discours, des faits, je vous écoute.
— Monsieur, le meurtre de la jeune femme est
avéré, et un infanticide est probable. Les circonstances familiales
sont extraordinaires et n’interdisent aucune hypothèse. Il serait
fâcheux qu’une affaire engagée échappât à votre regard et que des
mains maladroites et neuves ne viennent à gâter un début d’enquête
prometteur.
— Qu’elle promette, et vite ! Et notre
autre sujet d’intérêt ?
— J’avance, monsieur, et tout recoupe déjà ce
que nous pressentions.
— Pressentez, pressentez. Je veux un rapport
circonstancié demain soir à mon hôtel. J’irai coucher à Versailles
où je verrai le roi dans ses petits appartements à l’issue de la
messe. Vous m’accompagnerez, Nicolas. Sa Majesté est toujours
heureuse de voir le petit Ranreuil44 .
Le lieutenant général de police assura sa
perruque, virevolta et sortit avec sa dignité habituelle du bureau
de permanence.
— Hon ! fit Nicolas. Je cours chez le
lieutenant criminel, et ensuite je verrai mon tailleur.