I
LA PLACE LOUIS XV
Mais, par ses soins, un jour de fête
Devient un triste jour de deuil
La place où le plaisir s’apprête
N’est bientôt qu’un vaste cerceuil
Anonyme 1770
Mercredi 30 mai 1770
Un visage ricanant coiffé d’un bonnet rouge surgit
à la portière. Des mains aux ongles noirs se cramponnaient à la
vitre baissée. Sous la crasse, Nicolas reconnut la face déjà
flétrie d’un gamin. Cette soudaine apparition le reporta plus de
dix ans en arrière, par une nuit de carnaval, juste avant que M. de
Sartine, lieutenant général de police, lui confie sa première
enquête. Les masques qui avaient environné ses recherches
demeureraient toujours pour lui les visages de la mort. Il chassa
ces pensées qui ne faisaient qu’accentuer les effets d’une
tristesse éprouvée depuis le matin. Il lança une poignée de
billons1 vers le ciel. L’apparition, ravie de
l’aubaine, disparut ; elle avait pris appui sur le marchepied
de la voiture et, après une culbute arrière, retomba sur ses pieds
et se faufila dans la foule à la recherche des piécettes.
Nicolas s’ébroua comme une bête lasse et soupira
pour tenter d’évacuer la tristesse qui le taraudait. Sans doute les
deux semaines écoulées l’avaient-elles épuisé. Trop de nuits sans
sommeil, une attention toujours en éveil et la crainte lancinante
d’être surpris par l’incident imprévisible. Depuis l’attentat de
Damiens, la sûreté avait été resserrée autour du roi et de sa
famille. Certains événements ensevelis dans le secret des cabinets,
auxquels le jeune commissaire au Châtelet avait été intimement mêlé
et dont il avait éclairé les arcanes, le plaçaient, depuis près de
dix ans, en première ligne dans ce combat et cette veille de tous
les jours. M. de Sartine lui avait confié la surveillance
rapprochée de la famille royale à l’occasion du mariage du dauphin
et de Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche. Jusqu’à M. de
Saint-Florentin, ministre de la maison du roi, qui l’avait pressé
de donner le meilleur de lui-même, tout en rappelant, avec
affabilité, ses succès passés.
Depuis la barrière de Vaugirard, la foule en rangs
serrés envahissait la chaussée, interrompant par instants le flot
chaotique des équipages. Le cocher de Nicolas ne cessait de hurler
des mises en garde ponctuées des claquements secs de son fouet.
Parfois la caisse, lors d’un arrêt brutal, basculait en avant et
Nicolas devait tendre un bras protecteur pour éviter à son ami
Semacgus de donner du nez contre la paroi. Il n’aurait su dire
pourquoi, mais rien ne l’avait autant inquiété que cette grande
multitude de peuple convergeant en désordre vers la place
Louis XV. Cette masse que l’impatience animait comme un
frisson nerveux le flanc d’un cheval se précipitait vers la fête et
le plaisir promis ; la Ville, en effet, offrait à l’occasion
du mariage du dauphin le spectacle d’un grand feu d’artifice.
Chacun y allait de sa rumeur et Nicolas prêtait l’oreille aux
commentaires qui montaient jusqu’à lui. Le prévôt des marchands,
dispensateur des festivités, avait assuré que le spectacle
pyrotechnique serait suivi par l’illumination des boulevards. Comme
s’il avait lu dans les pensées de son voisin, Semacgus s’éveilla
après quelques éructations et, tendant la main vers la foule, hocha
la tête.
— Les voilà bien confiants dans la
munificence de leur prévôt ! Puissent-ils ne pas être
déçus !
— En douteriez-vous, mon ami ? demanda
Nicolas.
Après toutes ces journées d’inquiétude, il s’était
fait une joie d’aller quérir le docteur Semacgus au fond de
Vaugirard. Il le savait curieux de ces grandes occasions, et lui
avait proposé de l’accompagner place Louis XV, afin d’assister
à la fête depuis la colonnade des bâtiments nouvellement construits
de part et d’autre de la rue Royale. Sartine souhaitait recevoir un
rapport sur un événement auquel, par extraordinaire, la ville
n’avait pas associé sa police.
— Le Jérôme Bignon ne passe pas pour soucieux
du peuple et je crains que ces braves gens ne soient amèrement
déçus du régalement attendu. Ah ! les temps changent !
Vous ne sauriez imaginer le festoiement lors du second mariage du
père de notre dauphin actuel. Le prévôt d’alors avait fait circuler
des chars portant des cornes d’abondance qui déversaient des
saucisses, des cervelas et autres rocamboles2 , sans compter les gouleyants
breuvages… Foutre, chacun alors savait vivre et l’on s’était
gobergé tout son soûl !
À ces savoureuses évocations, Semacgus claqua de
la langue et son visage, déjà sanguin au naturel, s’empourpra un
peu plus. Il devrait prendre garde à lui, songea Nicolas. L’homme
demeurait égal à lui-même, toujours avide des plaisirs de
l’existence, mais il s’empâtait un peu plus chaque année et les
somnolences se multipliaient. Ses amis s’en inquiétaient, sans oser
lui prodiguer leurs conseils. Il n’aurait d’ailleurs pas consenti à
mener une vie plus rangée et plus conforme à son âge. Nicolas
mesurait l’amitié qu’il portait à Semacgus à l’inquiétude que
celui-ci lui inspirait.
— C’est toute bonté de votre part, Nicolas,
d’être venu chercher dans sa tanière un vieil ours toujours partant
pour jouer les chalands…
Les gros sourcils broussailleux et encore plus
blancs se haussèrent en signe d’interrogation ou de
perplexité.
— Mais… Je vous trouve bien sombre, en ce
jour de fête, reprit-il. Je parierais qu’un souci vous
obsède.
Sous ses airs libertins, le chirurgien de marine
cachait une sensibilité toujours en éveil et une grande sollicitude
à l’égard de ses proches. Il se pencha vers Nicolas et, posant sa
main sur son bras, ajouta en abandonnant son ton
gouailleur :
— Il ne faut pas garder les choses pour soi,
je vous sens tout emprunté de pensées…
Il reprit son ton habituel.
— Pour le coup, une beauté gonorrhéique qui
vous a laissé un souvenir !
Nicolas ne put s’empêcher de sourire.
— Hélas, non, je laisse cela à mes amis plus
turbulents. Mais vous avez raison, je suis inquiet. D’une part,
parce que je m’apprête à assister à un grand rassemblement de
peuple comme un observateur sans mission ni moyens, et aussi…
Semacgus l’interrompit.
— Comment ! Que me chantez-vous
là ? La première police de l’Europe, citée en exemple de
Potsdam à Saint-Petersbourg serait à quia, les mains liées,
incapable ? M. de Sartine ne pourrait, queussi
queumi3 , dépêcher pour action le meilleur de ses
enquêteurs ? Que dis-je, son enquêteur extraordinaire ?
Je n’en crois rien !
— Puisqu’il me faut tout avouer, répondit
Nicolas, je vous dirai que M. de Sartine, pourtant légitimement
inquiet, car enfin il y a des précédents…
Semacgus, surpris, leva la tête.
— … Oui, lorsque le père de notre dauphin
épousa la princesse de Saxe. M. de Noblecourt n’a, vous le pensez
bien, pas manqué de m’en faire le récit ; c’était en 1747 et
il y assistait. Un spectacle d’artifice fut tiré avec succès place
de l’Hôtel de Ville, mais, en raison du nombre surprenant de
spectateurs, les carrosses se mêlèrent et de nombreuses personnes
périrent écrasées et étouffées. M. de Sartine, qui se fait toujours
communiquer les dossiers en archives, n’a évidemment pas manqué de
relever ce fait et en a tiré les conclusions que vous
imaginez.
— Diantre, oui ! Et où se trouve
l’obstacle ?
— À ce que personne ne souhaite trancher dans
le vif.
La voiture fit une embardée et frôla un vieil
homme, qui, s’accompagnant d’une serinette, chantait en sautant sur
un pied. Il était entouré d’une petite foule qui reprenait en chœur
le refrain.
Nous donnerons des sujets à
la France
Et vous leur donnerez des
rois.
Un sifflet jaillit de l’assistance et une
échauffourée se produisit. Nicolas allait intervenir, mais le
coupable s’était déjà enfui.
— Mon adjoint Bourdeau dit souvent que le
Parisien est capable du meilleur comme du pire, et que le jour où
sa patience… Bref, Sa Majesté n’a pas voulu trancher en faveur de
M. de Sartine.
— Le roi vieillit et, nous aussi. La
Pompadour veillait sur lui ; je ne sais si la nouvelle sultane
a de ces délicatesses. Il décline, c’est un fait. L’an dernier, à
la revue des gardes françaises, chacun a été saisi de le voir si
changé et courbé sur son cheval, lui toujours si droit. En février,
il a fait une mauvaise chute de cheval à la chasse. Le moment n’est
pas facile. Mais la raison d’une si étrange attitude ?
— Rien n’était censé troubler le bon
déroulement des noces. Trop de sinistres présages planaient sur ce
mariage. Vous connaissez l’horoscope du Docteur Gassner, ce mage
tyrolien ?
— Eh ! Vous me savez philosophe ;
qu’ai-je à faire de ces niaiseries ?
— Cette prédiction faite à la naissance de la
Dauphine annonce une fin funeste. À cela s’ajoutent de petits
incidents. M. de la Borde, premier valet de chambre du roi et notre
ami commun, m’a conté qu’à Kehl le pavillon destiné à accueillir la
princesse était orné d’une tapisserie des Gobelins représentant les
noces sanglantes de Jason et de Créüse.
— Voilà pour le moins une insigne
maladresse : une femme trompée qui se venge, Créüse brûlée à
mort par une tunique magique et les deux enfants de Jason
égorgés.
— Pour en revenir au lieutenant général, il
souhaitait — comme c’est son rôle et comme il est dans ses
prérogatives — avoir la haute main sur la fête donnée par la
Ville. Mais Bignon avait déjà tout manigancé pour usurper cette
responsabilité. Le roi n’a pas voulu se mettre à dos les magistrats
d’une ville qu’il déteste et qui le lui rend bien.
— Cependant, Nicolas, il ne faut pas méjuger
la Ville avant que de la voir à l’œuvre.
— J’admire votre confiance. Jérôme Bignon,
prévôt des marchands, dont l’anagramme est « Ibi non rem 4 » est réputé incapable, vaniteux et
entêté. M. de Sartine me rappelait à son propos que, lorsqu’il fut
nommé bibliothécaire du roi, son oncle, M. d’Argenson, lui aurait
lancé : « Fort bien, mon neveu, ce
sera une bonne occasion d’apprendre à lire. » Qu’il
soit l’un des quarante de l’Académie française n’a bien sûr fait
qu’ajouter à sa prétention. Mais cela n’est rien à côté de
l’inconséquence des préparatifs de cette fête.
— Soit. Mais cela est-il si grave qu’il
faille vous mettre en un si marmiteux état ?
— Jugez par vous-même. Primo, aucune mesure
de sécurité n’a été prise par ces messieurs de la Ville. Le
spectacle risque de faire refluer au cœur tout le sang de la
capitale. Les conditions d’accès des voitures ne sont en rien
organisées, alors que pour le moindre spectacle à l’Opéra, nous
préparons soigneusement la circulation des abords. Rappelez-vous
— nous y étions ensemble — l’inauguration de la nouvelle
salle et les prodigieuses mesures de sûreté prises pour éviter les
encombrements et les désordres. Une grande partie du régiment des
gardes-françaises était sur pied. Les postes s’étendaient du pont
Royal au Pont-Neuf et la circulation est demeurée aisée jusqu’aux
alentours du bâtiment. Nous avions pensé la chose dans ses moindres
détails.
Semacgus sourit à ce « nous » de
majesté, qui réunissait le lieutenant de police et son fidèle
adjoint.
— Secundo ?
— Secundo, l’architecte chargé de
l’ordonnancement des décorations s’est dispensé d’aplanir un
terrain encore à peine surgi des chantiers. Il demeure çà et là des
tranchées qui nous inquiètent fort, comme autant de pièges tendus
sous les pieds de la foule. Tertio, rien n’a été prévu pour l’accès
des invités de marque, ambassadeurs, échevins et autorités de la
Ville. Comment franchiront-ils cette marée humaine ? Enfin, le
prévôt a refusé d’accorder, comme la coutume le veut, une
gratification générale de mille écus au régiment des
gardes-françaises. Ainsi seules des compagnies de gardes de la
Ville, dont tout le souci, ces derniers jours, consistait à faire
admirer leurs rutilantes tenues offertes par la municipalité pour
l’occasion, devraient tenir la rue.
— Allons, ne vous mettez pas martel en tête.
Le pire n’est pas le plus probable et le peuple finira cette soirée
en réjouissances autour des victuailles et du vin offerts par le
prévôt.
— Hélas, le bât blesse ici également !
Selon mes informateurs, la Ville, qui a voulu présenter un feu
d’artifice plus somptueux que celui du roi à Versailles, aurait
préféré lésiner sur le régalement pour finalement le
supprimer.
— Supprimer le festoiement du peuple !
Quelle bêtise !
— Il sera remplacé par une foire sur les
boulevards, mais les tenanciers des échoppes ont dû payer fort cher
leur emplacement, pour éponger quelque peu la note du feu
d’artifice. Vous savez combien ces féeries volantes sont
dispendieuses. Bref, tout cela n’augure rien de bon, et vous me
voyez dépité de mon impuissance. Je suis là pour rendre compte,
rien de plus.
— Voulez-vous me dire à quoi sert ce
prévôt ?
— À peu de chose. Depuis la création de la
lieutenance générale de police par l’aïeul de Sa Majesté, il a
perdu ses prérogatives essentielles. Il lui reste des brimborions,
et surtout la gestion des propriétés de la Ville et l’organisation
de ses emprunts. De plus, il est décoratif dans les cérémonies.
« Robe de satin rouge couverte d’une toge fendue mi-partie
rouge mi-partie tannée, et la toque du même acabit. »
— Je vois ! fit Semacgus. Il en est de
certaines personnes en place comme des chevilles et des clous que
l’on considère comme d’une absolue nécessité pour joindre toutes
les parties d’un édifice, quoique leur valeur intrinsèque soit
réputée nulle.
Nicolas rit de bon cœur à ce trait. Un long moment
de silence suivit, au cours duquel le bruit des voitures, les cris
des cochers et le piétinement de la foule en marche emplirent la
voiture de la rumeur d’une marée qui montait en tempête.
— Vous ne m’avez rien dit de ces deux
semaines, Nicolas. Ni de l’impression que vous a faite notre future
souveraine.
— J’ai accompagné Sa Majesté au pont de
Berne, en forêt de Compiègne, pour y accueillir la Dauphine.
Il redressa la tête d’un air faraud.
— J’ai galopé aux portières du carrosse royal
et j’ai même recueilli un sourire amusé de la princesse lorsque,
mon cheval s’étant cabré, j’ai failli vider les étriers. Le roi a
alors crié avec sa voix de chasse : « Ferme, Ranreuil, ferme ! »
Semacgus sourit au récit juvénile de son
ami.
— Mieux en cour que vous, il est
malaisé !
— Le soir du mariage, il y a eu jeu chez le
roi et le feu d’artifice fut remis au samedi suivant en raison de
l’orage. Le succès fut au rendez-vous. Peignez-vous l’éblouissement
d’une girande5 de deux mille fusées géantes et de tout
autant de bombes. Elles ont illuminé le parc jusqu’à l’extrémité du
grand canal. Là, une façade de cent pieds, représentant le Temple
du Soleil, s’est désagrégée en mille fantaisies. La cohue fut
immense et l’introducteur des ambassadeurs dut régler
d’interminables querelles de préséance entre les invités de marque
conviés aux balcons du palais.
— Et la dauphine ?
— C’est encore une enfant. Belle, certes,
mais peu formée. Beaucoup de grâce dans la démarche. Les cheveux
sont d’un beau blond. Le visage est un peu allongé avec des yeux
bleus et un teint magnifique, de porcelaine. J’aime moins la
bouche, avec sa lèvre inférieure épaisse et pendante. M. de la
Borde prétend qu’elle serait fort négligée et que le Dauphin en
serait incommodé…
— Tout cela est du dernier galant,
Nicolas ! s’esclaffa Semacgus. Je crois que le policier en
vous l’emporte pour le coup sur l’honnête homme. Et le
Dauphin ?
— Berry est un très grand garçon dégingandé
aux gestes brusques. Il se balance en marchant et donne
l’impression de ne rien voir et de ne rien entendre, paraissant
étranger à tout. Le soir de ses noces, le roi l’a vivement
encouragé à… enfin, à songer à la succession…
— Le principal ministre, Choiseul, n’épargne
guère notre futur roi et le décrit comme incapable, observa
Semacgus. On dit que celui-ci refuse de lui parler, arguant d’une
offense faite par le duc à feu son père.
— L’offense frôlait la lèse-majesté :
Choiseul priait le ciel de lui épargner d’avoir à obéir comme sujet
au futur roi !
L’arrêt brutal de la voiture les projeta tous les
deux en avant. Se redressant, Nicolas ouvrit la portière et sauta à
terre. Un embarras de carrosses, songea-t-il. En fait, une berline
sortant de la rue de Belle-Chasse avait tenté de s’insérer dans la
longue cohorte de véhicules en file rue de Bourbon. Il eut du mal à
se frayer un chemin au milieu des badauds agglutinés. Que
n’avait-il écouté le judicieux conseil de Semacgus, qui avait
proposé d’emprunter le pont de Sèvres et de gagner la place
Louis XV par la rive droite de la Seine ! Il s’était
entêté à prendre un chemin plus direct par la rive gauche et le
pont Royal. Il finit par rompre un cercle de curieux qui
regardaient à terre un spectacle navrant.
Un vieillard qui venait sûrement d’être renversé
par la voiture gisait dans son sang, le visage exsangue et les yeux
révulsés. La perruque et le chapeau avaient glissé, laissant
apparaître un crâne lisse couleur ivoire. Agenouillée près du
corps, une vieille en habit bourgeois, le mantelet en désordre,
pleurait en silence et essayait de redresser la tête du blessé.
Elle ne put y parvenir et se mit à caresser avec douceur la joue du
vieil homme. Figée, la foule considérait la scène. Bientôt des cris
et des grondements de colère s’élevèrent, suivis aussitôt de
menaces et d’insultes adressées au cocher de la voiture à demi
engagée dans la rue de Bourbon. Depuis le fond du carrosse, une
voix pleine de morgue intima l’ordre de passer outre et d’écarter
toute cette populace. Le cocher poussait déjà les chevaux, quand
Nicolas saisit le mors de l’un d’eux, l’immobilisa et lui parla à
l’oreille. Il usait parfois de cette étrange complicité entretenue
avec ses montures. D’un doigt, il massait la gencive du cheval qui
frémit et recula. Regardant derrière lui, il vit Semacgus penché
sur le blessé, lui tâtant le col et passant devant ses lèvres un
petit miroir de poche. Le chirurgien releva la vieille dame et
chercha une aide du regard. Deux hommes apparurent, portant une
table sur laquelle on déposa avec précaution la victime. Un homme
tout de noir vêtu suivait le cortège. Semacgus lui parla à
l’oreille et lui confia la vieille.
Nicolas se sentit frappé à l’épaule. Le cheval,
effrayé, fit un écart qui faillit le renverser. Il se retourna pour
découvrir une masse scintillante de galons surdorés, reconnut le
bleu et le rouge d’un uniforme d’officier des gardes de la Ville.
Un large visage cramoisi aux petits yeux froids, l’image même de la
fureur. Le passager de la voiture en était descendu et venait de
cingler furieusement Nicolas d’un coup du plat de son épée.
— Service du roi, monsieur, dit celui-ci,
vous venez de frapper un magistrat, commissaire de police au
Châtelet.
La foule s’était rapprochée des deux hommes et
suivait la scène avec une irritation sensible.
— Service de la Ville, répliqua l’autre,
écartez-vous. Je suis le major Langlumé de la compagnie des gardes
de Paris. Je me rends place Louis XV pour y assurer le bon
ordre de la fête que M. le prévôt organise. Les gens de Sartine
n’ont rien à faire en l’occurrence ; le roi en a ainsi
décidé.
Les règlements étaient formels, et il était hors
de question que Nicolas, même si l’envie le démangeait, en vînt à
croiser le fer avec ce butor. Il vit soudain les plus proches
badauds, et, parmi ceux qui avaient les mines les plus
patibulaires, ramasser des pierres. Ce qui suivit fut si rapide que
rien ni personne n’aurait pu l’empêcher. Une grêle de cailloux, et
même un morceau de moellon d’une maison en construction,
s’abattirent sur l’équipage. Le major reçut une pierre sur la
tempe, qui lui fit une estafilade. Jurant et criant, il remonta en
hâte dans sa voiture et se résigna à la faire reculer dans la rue
de Belle-Chasse. Depuis la fenêtre brisée de son carrosse, il
tendit un poing vengeur à Nicolas.
— J’admire votre capacité à vous faire des
amis, dit Semacgus qui s’était approché. Notre accidenté s’en
tirera avec un emplâtre. Il avait juste perdu connaissance :
coupure du cuir chevelu, épanchement abondant de sang, toujours
spectaculaire ! Je les ai remis, lui et sa femme, entre les
mains d’un apothicaire qui fera le nécessaire. A-t-on idée, à cet
âge, de courir les rues comme des jeunots par une telle
tourmente ! J’ai vu de drôles de mines ici, et ma montre a
failli passer dans d’autres mains.
— Je vous l’aurais retrouvée ! dit
Nicolas. Avant-hier, au grand souper qu’offrait l’ambassadeur de
l’Empereur au Petit Luxembourg, j’ai démasqué un chevalier
d’industrie qui s’était indûment introduit dans la fête et tentait
de dérober la montre du comte de Starhenberg, ancien ambassadeur de
Marie-Thérèse à Paris. Il a écrit fort galamment à M. de Sartine
pour lui faire compliment de l’excellence de sa police, « la
première de l’Europe », comme vous le chantiez tout à l’heure.
Moi aussi, j’ai observé d’étranges allures. Elles m’inquiètent pour
la suite et imaginez la coïncidence : le responsable de la
sécurité de la fête est précisément ce personnage empanaché qui me
cherchait querelle.
— Peuh ! ces gens-là ne sont pas du
métier. C’est une garde bourgeoise dont les offices
s’achètent.
— Et en grande rivalité avec nos gens du
guet. Il faudra un jour en finir et mettre de la cohérence dans ces
forces diverses, impuissantes parce que divisées, et plus attachées
à se nuire qu’à ménager le bien public. Mais je m’égare !
Pouvez-vous imaginer que ce responsable n’est pas encore sur place
pour ordonner et surveiller ce grand concours de
peuple ?
Nicolas se replongea dans sa méditation. Leur
voiture finit par s’engager sur le pont Royal, où le mélange
bigarré des piétons et l’enchevêtrement des véhicules offraient
l’image d’une armée en déroute. Emprunter le quai des Tuileries fut
aussi malaisé que le reste du parcours. Deux flux tumultueux se
rejoignaient et tentaient de se mêler en se repoussant : celui
qui débouchait de la rive gauche et un autre, tout aussi abondant
et désordonné, provenant du quai des Galeries du Louvre.
— Le passage paraît bloqué à la hauteur du
pont Saint-Nicolas.
Semacgus n’attendait que cela pour rebondir.
— Et pourtant, il n’y a pas de vaisseau de
ligne pour réjouir le Parisien. J’étais enfant quand mon père
— c’était encore sous le régent d’Orléans — me mena pour
admirer un navire hollandais de huit canons qui mouillait à cet
endroit.
Nicolas s’impatientait et tapotait des doigts sur
la vitre. L’obscurité était presque complète et les cochers
s’arrêtaient pour allumer les lanternes, ce qui aggravait encore le
désordre et la lenteur du convoi. À hauteur de la terrasse des
Feuillants, il fit signe à son ami d’avoir à abandonner leur
voiture. Il ordonna au cocher de regagner le Châtelet ; ils
trouveraient par eux-mêmes le moyen de rentrer après la fête, et
d’ailleurs ils devaient souper rue du Faubourg-Saint-Honoré au
Dauphin couronné, chez la Paulet, une
vieille connaissance. Traverser cette foule de plus en plus dense
tenait du prodige. À plusieurs reprises, le chirurgien de marine
attira l’attention du commissaire sur des visages menaçants qui,
par petits groupes, se mêlaient au peuple. Nicolas haussait les
épaules avec une mimique d’impuissance. Ils se trouvaient désormais
entraînés dans un remous ; bousculés, pressés et à demi
portés, ils parvinrent non sans mal jusqu’à la place Louis XV.
À nouveau, deux flots grossis de peuple et de voitures se
rencontraient, l’un venant du quai des Tuileries et l’autre de la
promenade du Cours de la Reine. En se dressant sur la pointe des
pieds, Nicolas remarqua que les voitures stationnaient de plus en
plus nombreuses sur le quai sans qu’aucun représentant de
l’autorité vînt réglementer ce désordre.
Atteindre l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires
exigea un combat de tous les instants, tant les mouvements divers
les poussaient dans des directions opposées. L’inquiétude de
Nicolas s’accrut de constater l’absence totale de gardes.
Heureusement, pensait-il, aucun membre de la famille royale ne
devait assister au spectacle. Ils longèrent non sans mal le Temple
de l’Hymen orné d’une magnifique colonnade adossée à la statue de
Louis XV. L’ensemble était entouré d’une espèce de parapet
dont les quatre angles étaient flanqués de dauphins destinés à
vomir des tourbillons de feu. Des symboles de fleuves occupaient
les quatre façades et devaient aussi répandre des nappes et des
cascades du même genre. Ce palais était surmonté d’une pyramide
terminée par un globe. Semacgus critiqua les proportions de
l’ensemble, qui lui semblaient manquées. Nicolas releva que la
plupart des pièces de départ du feu d’artifice étaient rangées
autour de cette architecture ; un bastion de réserve d’où
partirait le bouquet avait été disposé derrière la statue, côté
fleuve.
À l’hôtel des Ambassadeurs ils furent accueillis
par M. de La Briche, secrétaire de M. de Séqueville, introducteur.
Il paraissait hors de lui et peinait à retrouver son souffle.
— Ah ! monsieur Le Floch, vous me voyez
assailli sans répit par des harpies… Je veux dire par les ministres
accrédités auprès de Sa Majesté. Malgré mes objurgations, la Ville
a distribué plus de places réservées que nous n’en avons à offrir.
La banquette des ambassadeurs est plus qu’archipleine. Quant aux
chargés d’affaires, je vais devoir les asseoir les uns sur les
autres. M. de Séqueville a éprouvé les mêmes misères à Versailles
lors des fêtes du mariage…
Il houspilla vivement deux garçons bleus qui
transportaient une banquette et heurtaient un mur tout frais
rechampi.
— J’ajoute banquette sur banquette. Que
puis-je pour votre service, monsieur Le Floch ? Où ai-je la
tête ? Monsieur le marquis.
— Le Floch suffira, dit Nicolas en
souriant.
— Eh ! monsieur, Madame
Adélaïde6 ne vous nomme qu’ainsi, et vous êtes le
favori de ses chasses. Je ne sais où je vais vous placer avec
monsieur, monsieur… ?
— Docteur Guillaume Semacgus.
— Avec le docteur Semacgus, serviteur,
monsieur. Le moindre passe-droit émeut tout ce public, le moindre
ministricule ou hospodar de la Porte préférerait se faire hacher
sur place plutôt que de céder son rang. Et M. Bignon a semé
sans calculer les invitations au ban et à l’arrière-ban de
l’échevinage, des officiers, des bureaux, des couvents, des écoles,
et que sais-je encore !
Un gros homme à l’habit gris et or s’interposa et
se mit à parler fort haut à M. de La Briche, qui se confondit en
promesses. Le personnage se retira fort crêté.
— Imaginez que ce plénipotentiaire, qui
représente l’Électeur palatin, me crie aux oreilles qu’il peut
d’autant moins se prêter à composition qu’il se ferait des
querelles à sa cour pour avoir laissé insulter le nom de son
souverain. Ai-je pour habitude d’insulter un souverain, je vous le
demande ? Les arrangements les plus raisonnables sont
rejetés.
Le petit homme secouait la tête.
— Je ne veux pas vous accabler, reprit
Nicolas, mais s’il était possible d’avoir une vue d’ensemble de la
place…
— N’en dites pas plus, M. de Sartine m’en
voudrait pour l’éternité si je ne vous satisfaisais point.
— Dans ce cas, je plaiderais votre cause,
vous pouvez y compter.
— Vous êtes bien gracieux. Vous
conviendrait-il de gagner les terrasses ? La soirée s’annonce
belle et vous auriez là-haut la plus belle et la plus complète des
vues et… vous m’ôteriez une épine du pied, car je ne sais vraiment
où je pourrais vous insinuer.
Il appela un laquais, à qui il tendit une grosse
clé.
— Accompagne ces messieurs de mes amis
jusqu’à la terrasse par les petits degrés. Tu laisseras la porte
ouverte et la clé dessus, au cas où je devrais nicher quelqu’un
d’autre. Dieu, je me sauve, voici le comte de Fuentes,
l’ambassadeur d’Espagne. Je n’ai plus le courage d’affronter sa
morgue, il se placera bien tout seul !
La Briche pirouetta sur lui-même et s’échappa en
sautillant. Nicolas et Semacgus suivirent le laquais dans une
enfilade de salons peuplés de nombreux invités. Le major Langlumé,
un morceau de taffetas gommé sur la tempe, pérorait au milieu d’un
cercle admiratif de femmes ; il jeta un regard assassin au
commissaire. Par plusieurs escaliers, ils gagnèrent les combles et
la terrasse.
Le ciel s’était encore obscurci et les premières
étoiles brillaient. Le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux
les laissa sans voix. Au loin, vers Suresnes, les dernières lueurs
du couchant baignaient l’horizon de lignes pourpres, dessinant la
découpe des hauteurs entourant la capitale comme sur une soie
chinoise. La Seine scintillait, reflétant les lumières de la ville.
Ils furent saisis par le nombre des spectateurs rassemblés sur la
place Louis XV. Un espace avait été réservé autour du monument
central, submergé à chaque instant par les poussées de la
multitude. Çà et là des vides correspondaient à des tranchées non
encore rempierrées. Nicolas, que n’abandonnait jamais le souci du
détail révélateur, nota avec inquiétude qu’une cohue confuse de
voitures et de chevaux continuait à grossir sur le quai des
Tuileries et sur ses abords. Semacgus le précéda dans son
commentaire.
— La dissolution de ce grand corps populaire
à l’issue du spectacle risque fort d’être longue et difficile.
Chacun est arrivé à son heure et tous voudront quitter la place en
même temps. Cela nous promet un bel embarras.
— Guillaume, j’admire votre sagacité et rends
grâce au zèle officieux « qui sur tous
ces périls vous fait ouvrir les yeux ». Fasse le ciel
que M. Bignon ait envisagé la chose et prévu avec la dernière
exactitude les moyens d’évacuation. Je crois que notre ami
M. de La Briche aura quelques accrocs avec ses excellences
toujours pressées de rejoindre leur hôtel.
Nicolas se dirigea vers l’angle droit de la
terrasse, enjamba la balustrade, à la grande inquiétude de
Semacgus, grimpa sur le rebord de pierre et, s’y accrochant d’une
main, se pencha sur le vide. Il considéra la rue Royale pleine
d’une foule qui avait de la peine à avancer.
— Ne demeurez pas là, dit Semacgus, un faux
mouvement et la chute est assurée. Les jambes me tremblent, de vous
voir.
Il lui tendit une main que Nicolas saisit avant de
sauter avec légèreté au-dessus des colonnettes.
— Quand j’étais enfant, je jouais à me faire
peur sur la falaise ocre de Pénestin ; c’était bien autrement
périlleux, avec le vent.
— Ces Bretons m’étonneront toujours.
Ils se turent à nouveau, repris par la grandeur du
spectacle qui, avec la montée de la nuit, se concentrait sur la
place Louis XV.
— Avez-vous admiré les carrosses de la
Dauphine ? Tout Paris en parle. On dit qu’ils font honneur au
goût de M. de Choiseul qui les a commandés et a suivi de fort près
leur fabrication.
— Je les ai vus. Une splendeur un peu
accrocheuse à mon goût, mais le présent vaut le futur7 .
— Oh ! oh ! dit Semacgus, je
répéterai ce mot.
— Ce sont des berlines à quatre places, l’une
revêtue de velours ras cramoisi avec les quatre saisons brodées en
or. L’autre en velours bleu avec les quatre éléments en or. Le fin
et le recherché sont extraordinaires. Le couronnement et l’impérial
sont surmontés de fleurs en or de diverses couleurs, qui s’agitent
au moindre mouvement.
— Cela a dû coûter bon prix ?
— Vous connaissez la réponse du contrôleur au
roi qui s’inquiétait de savoir comment seraient les fêtes.
— Point du tout. Qu’a répondu l’abbé
Terray ?
— « Impayables, Sire. »
Ils en riaient encore quand une sourde détonation
annonça le début du spectacle. Un long cri d’allégresse monta
jusqu’à eux. La statue du roi s’illumina au centre de la place
environnée de girandoles, alors que de nouvelles explosions
déclenchaient un grand envol des pigeons assoupis des Tuileries et
du Garde-Meuble ; pourtant, elles ne furent pas suivies des
éblouissements attendus, et, l’échec se répétant, la foule passait
peu à peu de la joie de l’admiration au murmure de la déception. À
nouveau, quelques fusées s’élevèrent sans exploser ; elles
traçaient des trajectoires incertaines et retombaient ou se
dissipaient en claquements secs. Il y eut un moment de silence d’où
jaillirent, étrangement nets, des ordres et des cris provenant des
artificiers de Ruggieri ; ils furent aussitôt couverts par le
sifflement aigu d’une fusée qui avorta elle aussi. Cet essai
malheureux fut oublié quand un éventail en queue de paon tout
constellé d’or et d’argent s’ouvrit sur l’immense assemblée et
parut redonner un souffle au spectacle. La foule applaudit à tout
rompre. Semacgus bougonnait ; Nicolas le savait bon public,
comme tant de vieux Parisiens, mais aussi prompt à la
critique.
— Tirs bien mal ajustés, aucun rythme,
exécution sans progression. Y aurait-il une musique, tout était à
contretemps. Le peuple murmure et il a raison. On ne le peut
tromper avec du faux-semblant, il se sent floué.
— Pourtant, La Gazette
de France de lundi dernier annonçait que Ruggieri avait
préparé son coup de longue main et que son ordonnancement faisait
l’admiration des connaisseurs qui le comparaient à son avantage à
celui de Torré, son rival, à Versailles.
Les tirs se poursuivaient, alternant succès, faux
départs et longs feux. Une fusée s’éleva suivie d’un panache de
lumière ; elle sembla s’arrêter, puis bascula et piqua du nez
pour exploser sur le bastion des artificiers. D’abord, il ne se
passa rien, puis des volutes de fumée noire montèrent, suivies
aussitôt par le jaillissement des flammes. La foule qui entourait
le monument eut un premier mouvement de recul qui, telle une onde,
se communiqua alentour. Il y eut alors une série de détonations
crescendo, le bastion parut s’entrouvrir pour laisser la place à
une éruption de feux volants.
— La réserve et le bouquet ont pris feu
prématurément, constata Semacgus.
La place Louis XV plongée dans une lumière
froide et blanche s’éclaira comme en plein jour. La Seine se
transforma en un miroir glacé qui reflétait ce flot lumineux
retombant en pluie d’argent. Surprise par ce déchaînement, la
foule, animée de mouvements contradictoires, considérait, sans
démêler ses propres sentiments, le feu qui enflammait le Temple de
l’Hymen et érigeait un immense brasier d’où partaient encore
quelques fusées lasses. De longues minutes s’écoulèrent dans cette
contemplation. L’incertitude du public était sensible : les
têtes se tournaient en tout sens, on s’interrogeait d’un air
incrédule. L’incendie gagnait et déjà le feu d’artifice s’éteignait
avec les soubresauts d’un organisme à l’agonie. Nicolas penché sur
la balustrade scrutait la place. Son ami fut effrayé de l’angoisse
qui marquait son visage.
— On ne donne aucun secours au feu,
dit-il.
— Je crains que le peuple n’en vienne à
penser qu’il s’agit d’un nouveau genre de spectacle qui offre un
assez joli coup d’œil et que cette surprise manquée fait partie de
la fête.
Brutalement, tout parut entrer en mouvement, comme
si un génie pervers avait semé des ferments de désordre dans
l’assistance. Au bruit des détonations et aux craquements des
éléments du décor qui s’effondraient, s’ajoutaient désormais des
cris d’angoisse et des appels au secours.
— Voyez, Guillaume, dit Nicolas, les voitures
à pompe arrivent. Les percherons sont affolés par le bruit et
s’emballent !
Plusieurs voitures, tirées par de lourds chevaux
lancés au grand galop, venaient en effet d’apparaître, surgissant
des deux voies parallèles à la rue Royale — la rue de l’Orangerie
du côté des Tuileries, et celle de la Bonne Morue du côté des
Champs-Élysées. Elles renversaient tout sur leur passage. Ce qui
suivit demeurerait à jamais dans la mémoire de Nicolas ; il
revivrait souvent les étapes de ce drame. Le spectacle lui
rappelait un tableau ancien, naguère admiré dans les collections du
roi à Versailles, et représentant un champ de bataille où
s’agitaient des milliers de personnages, chacun avec le détail de
son visage, de sa vêture, de son armement, de ses actions et de ses
expressions. Il avait observé qu’en isolant un petit espace de
cette action il était possible de juxtaposer des centaines de
petits tableaux tous parfaits dans leur réduction. Depuis la
terrasse de l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, aucun épisode
du drame ne lui échappait. La situation évoluait à chaque minute.
Des groupes de spectateurs, bousculés par les attelages, s’étaient
portés en arrière. Certains étaient tombés dans les tranchées non
encore comblées. Nicolas se souvint que le déblaiement définitif du
chantier ne datait que du 13 avril de la même année, sans que
pour autant le terrain ait été totalement apprêté. Semacgus lui
désigna un autre endroit : les invités qui avaient assisté au
spectacle commençaient à sortir du bâtiment et leurs voitures,
jusqu’alors rangées en désordre sur le quai des Tuileries,
affluaient maintenant et forçaient le passage à grands coups de
fouet. Pris entre les pompes et les carrosses, de nombreux
spectateurs trébuchaient et tombaient dans les fossés. Ils
aperçurent aussi des figures louches, l’épée à la main, qui
attaquaient les bourgeois affolés et les dépouillaient.
— Regardez Nicolas, les filous sont sortis
des faubourgs.
— Ce qui me paraît plus grave, pour
l’instant, c’est que le quai des Tuileries ne peut être rejoint et
que le pont du Corps de Garde, donnant sur le jardin des Tuileries,
est fermé. La seule issue est la rue Royale. Tout est réuni pour
une confrontation générale.
— Mais voyez ce grand mouvement de peuple
vers les quais ! Les gens s’écrasent et tentent de se réfugier
le long du fleuve. Mon Dieu, je viens d’en voir au moins une
douzaine qui sont tombés ! Le filet de Saint-Cloud8 sera plein demain, et la basse-geôle
comble.
La panique devint générale. Il y eut un mouvement
affolé de reflux. Une partie de la foule, sur le pourtour de la
place, ne semblait pas mesurer la gravité de la situation ;
elle avançait calmement, inexorablement, vers la rue Royale afin de
passer d’un plaisir à un autre et gagner par cette voie les
boulevards pour y admirer les illuminations et les attractions de
la foire. Cependant, ceux qui n’avaient pu sortir de la nasse que
constituait la place, convergeaient depuis le centre vers la même
artère sans se préoccuper du piège qui se refermait. Des voitures
obstruaient le passage. Des hurlements parvinrent jusqu’à Nicolas,
mais la rumeur de plusieurs dizaines de milliers de spectateurs
couvrait ces signes avant-coureurs du désastre.
Ce que découvrit Nicolas à l’angle du bâtiment,
quand il se pencha à nouveau pour regarder la rue Royale, dépassait
toutes ses craintes. Il cria à Semacgus, qui n’osait s’approcher du
vide :
— Si rien ne vient arrêter le mouvement, nous
courons à la catastrophe. Plus rien ne circule. Tout ce qui veut
quitter la place s’engage dans la rue ; jusqu’au marché
Daguesseau, elle est noire de monde. La foule des boulevards veut
rejoindre la place.
Au même instant, un long concert de hurlements et
d’appels se fit entendre. Horrifié, Nicolas observa les deux
mouvements contraires qui s’amplifiaient et accéléraient comme deux
lames de fond opposées. Les passants qui se trouvaient pressés au
milieu de la chaussée ne pouvaient ni avancer ni reculer, la rue
s’étrécissant à cause d’un ressaut dû à des maisons non encore
démolies ; ce réduit formait entonnoir. Des pierres de taille
gisant sur le sol aggravaient le désordre et compliquaient le
passage déjà difficile à cause de tranchées non fermées. Il vit des
corps y glisser, immédiatement recouverts par d’autres couches
humaines. Il distinguait, à la lumière des lanternes, les bouches
ouvertes qui criaient leur terreur. Hommes, femmes, enfants,
écrasés, pressés et bousculés, trébuchaient et tombaient, aussitôt
piétinés par ceux qui les suivaient. À certains, compressés debout,
le sang jaillissait des narines. Les tranchées furent bientôt aussi
combles, que des fosses communes. Comme un Moloch, le piège de la
rue Royale dévorait les Parisiens. Au centre de la place, la statue
du roi semblait naviguer sur un champ de lave ; seuls vestiges
du naufrage de la fête, des braises rougeoyaient encore.
— Il faut porter secours à ces gens, dit
Nicolas.
Suivi par Semacgus, il se précipita jusqu’à la
petite porte qui conduisait aux combles. Elle résista à leurs
efforts. Ils durent se rendre à l’évidence : elle était fermée
de l’intérieur.
— Qu’allons-nous faire ? demanda
Semacgus. Il est notoire que vous escaladez les murailles comme un
chat, mais ne comptez pas sur moi pour vous suivre.
— Rassurez-vous, je ne crois pas la descente
possible par la façade sans filins. Mais j’ai d’autres cordes à mon
arc.
Il fouilla dans sa poche et en tira un petit
instrument pourvu de plusieurs lames. Il en introduisit une dans la
serrure et tenta de faire jouer le pêne, mais elle se coinça contre
un obstacle. Il donna un coup de pied rageur contre le chambranle
de la porte, puis réfléchit un court instant.
— Puisqu’il en est ainsi, je jouerai les
cheminées, il n’y a pas d’autre issue. Mais là aussi, il faut des
cordes. Enfin, regardons toujours.
Ils regagnèrent la terrasse et Nicolas, après
avoir gravi une échelle de fonte, se retrouva au faîte d’un de ces
monuments de pierre. Il battit le briquet et, avec une feuille de
son carnet, constitua une petite torche qu’il lâcha dans le vide.
Le conduit descendait verticalement et semblait épouser ensuite une
bande presque horizontale.
— Il y a des crampons dans la pierre, je vais
descendre. Au pire, si je ne passe pas, je remonterai. Guillaume,
vous demeurez ici.
— Que pourrais-je faire d’autre ? Mon
embonpoint ne m’autorise pas à descendre.
La rumeur montant de la place était de plus en
plus hachée de cris et de plaintes. Nicolas se dévêtit, en hâte et
enleva ses souliers.
— Je ne veux pas m’accrocher. Gardez mon
fourniment. Cela me ronge de me sentir impuissant avec ce qui se
passe en bas…
Avant de le remettre à Semacgus, il retira de la
poche de son habit, au grand amusement du chirurgien, toujours
étonné de ce qu’il pouvait en sortir, un petit morceau de bougie
qu’il plaça entre ses dents. La descente fut aisée, facilitée par
les crampons destinés au travail des ramoneurs. Nicolas songeait
avec angoisse à la suite ; il n’était plus un enfant, mais un
homme fait ayant dépassé la trentaine. La cuisine de Catherine et
de Marion et les repas dans les estaminets avec son adjoint
Bourdeau, amateur comme lui de franches lippées, avaient laissé des
traces. Il toucha le fond. Deux conduits se présentaient à lui,
l’ouverture de l’un étant dissimulée dans l’entrée de l’autre. Il
choisit d’emprunter le moins incliné, jugeant qu’il devait
rejoindre des foyers situés à des niveaux supérieurs. Ne pouvant la
garder à la main, il alluma la bougie et la fixa entre un crampon
et la paroi. Il allait devoir s’enfoncer à l’aveuglette dans une
obscurité croissante.
Le risque de se trouver coincé dans ce boyau le
rendait malade d’appréhension. Il songea soudain que les plis de sa
chemise pourraient gêner sa progression, et s’en débarrassa. En
haut, Semacgus, la voix blanche d’angoisse, dispensait des conseils
qui lui parvenaient déformés par l’écho. Il prit son souffle et
jeta ses jambes en avant. Il se sentit glisser dans une matière
grasse, perdit un instant la notion du temps et de l’espace, avant
un douloureux retour au réel. Bloqué par sa carrure, il était
coincé et ne descendait plus. Pendant de longues minutes, il
s’étira comme un chat, haussant une épaule puis l’autre. La figure
grotesque d’un contorsionniste observé à la dernière foire
Saint-Germain lui revint en mémoire. Il parvint enfin à forcer le
passage et reprit sa progression. Il se sentit aspiré par le vide.
Presque aussitôt, il tomba sur un amoncellement de bûches dans le
foyer d’une immense cheminée. La pyramide s’écroula avec fracas
sous son poids, et sa tête porta sur la plaque en bronze aux armes
de France. Il fut surpris de ne s’être point assommé. Il se releva
avec précaution et vérifia l’état de ses articulations ; à
part quelques écorchures, il était indemne. Il se considéra dans
l’immense trumeau surmonté d’un décor floral en stuc : un
inconnu, noirci et sali par la suie, une figure d’épouvantail à la
culotte déchirée, lui apparut. Il traversa une pièce pas encore
meublée ni décorée, qui tenait plus de la caserne que du palais. Il
ouvrit une porte et se retrouva à hauteur des salons de l’hôtel, là
où les invités à la fête s’étaient pressés vers les balcons. Une
foule désordonnée s’agitait comme une ruche bouleversée. Les uns
s’agglutinaient aux croisées en se bousculant pour observer la
place, les autres péroraient. Nicolas éprouva le sentiment d’un
spectacle absurde, celui d’une comédie ou d’un ballet détraqué dans
lequel des automates répétaient inlassablement les mêmes mimiques.
Nul ne lui prêtait attention, alors que son torse souillé aurait dû
attirer les regards.
Il retrouva l’escalier qui menait vers les
combles. En le gravissant, il entendit le timbre grave de la voix
de Semacgus mêlé à celui, plus aigu, de M. de La Briche. Ils
descendaient tous deux si vite qu’ils tombèrent dans les bras de
Nicolas. La catastrophe sur la place prenant de l’ampleur,
l’introducteur des ambassadeurs avait voulu quérir Nicolas, mais la
serrure de la porte se trouvait obstruée par un objet mystérieux en
métal doré, une sorte de fuseau qu’il remit au commissaire. La clé,
elle, gisait à terre. D’évidence, un mauvais plaisant s’était amusé
aux dépens des spectateurs de la terrasse. Il veillerait à trouver
le coupable, sans doute un de ces laquais insolents ou encore un de
ces garçons bleus qui, en dépit de leur jeunesse, se croyaient tout
permis à force d’approcher le trône.
— Monsieur le commissaire, ajouta-t-il, il
faut m’aider à remettre un peu d’ordre ici. La presse est
effroyable et nous avons des blessés à ne savoir qu’en faire. On en
amène sans cesse. Les gardes de la Ville ne sont pas là. Leur chef,
le major Langlumé, a disparu dès le début de la catastrophe pour
donner des ordres à ses gens. Il n’a pas réapparu depuis. De plus,
on me dit de divers côtés que des brigands mêlés à la foule
attaquent les honnêtes citoyens.
Il baissa la voix.
— Beaucoup de nos invités ont mis l’épée à la
main pour se faire jour dans la cohue ; cela a donné lieu à
une tuerie effroyable à laquelle se sont ajoutées les victimes de
voitures jetées au galop pour forcer le passage. M. le comte
d’Argental, envoyé de Parme, a eu l’épaule démise et M. l’abbé de
Raze, ministre du prince évêque de Bâle, a été renversé et se
trouve horriblement froissé.
— M. de Sartine est-il informé de ce qui se
passe ? demanda Nicolas.
— Je lui ai dépêché un messager. J’espère que
le lieutenant de police est désormais au fait de la gravité de la
situation.
Deux hommes entrèrent, portant une femme sans
connaissance, en grand falbalas, dont l’une des jambes pendait
selon un angle inhabituel. Son visage ensanglanté n’avait plus
aspect humain, tant il était aplati. Semacgus se précipita, mais,
après un court examen, se releva en secouant la tête en signe de
dénégation. D’autres corps arrivaient, tout aussi pantelants.
Pendant de longs moments, ils aidèrent à l’accueil des blessés avec
les pauvres moyens du bord. Nicolas attendait le retour de
l’émissaire envoyé à Sartine. Voyant qu’il ne reparaissait pas et
après avoir récupéré son habit, il décida de tenter une sortie afin
de se faire une idée plus précise du désastre. Il entraîna le
chirurgien de marine à sa suite.
Après s’être frayé un chemin dans le désordre
d’une foule qui entrait et sortait et dans laquelle ils observèrent
avec irritation nombre de curieux oisifs, ils parvinrent sur la
place Louis XV. La grande rumeur de la fête s’était tue, mais
les cris et les gémissements montaient de tous côtés. Nicolas
heurta de front l’inspecteur Bourdeau, son adjoint, qui donnait des
ordres à un groupe d’hommes du guet.
— Ah ! Nicolas, s’exclama-t-il, nous ne
savons plus où donner de la tête ! Le feu est circonscrit, les
pompes à eau des dépôts de la Madeleine et du marché Saint-Honoré y
ont pourvu. Les filous sont presque dispersés, encore que certains
tentent de dépouiller les morts. On dégage les victimes, les corps
reconnus sont portés sur le boulevard.
Bourdeau paraissait accablé. L’immense esplanade
offrait le spectacle terrible d’un champ de bataille la nuit. Une
fumée noire et âcre montait en tournoyant, puis, rabattue par les
vents, retombait, estompant les lumières sous un voile funèbre. Au
centre de la place se dressait, comme un échafaud sinistre, les
restes des architectures de triomphe. Entre deux volutes, le
monarque de bronze, impavide et indifférent, dominait l’ensemble.
Semacgus, qui avait surpris le regard de Nicolas, murmura :
« Le Cavalier de l’Apocalypse ! » À gauche, en
regardant la rue Royale, le long du bâtiment du Garde-Meuble, on
avait commencé à aligner les morts que des sauveteurs fouillaient
afin de déterminer leur identité et de l’indiquer sur des
étiquettes en vue de faciliter la reconnaissance ultérieure par les
familles. Bourdeau et ses hommes avaient rétabli un semblant
d’ordre. Des escouades de volontaires descendaient dans les
tranchées de la rue Royale après qu’un périmètre difficilement
contenu avait été tracé. Une chaîne commençait à se constituer. Dès
que les victimes avaient été extraites, on tentait de déterminer
celles qui étaient encore en vie afin de les diriger vers des
postes de secours improvisés où des médecins et des apothicaires
accourus dispensaient leurs soins et tentaient l’impossible.
Nicolas constata, horrifié, que remonter les corps n’était pas
chose facile, tant les couches successives avaient été pressées par
le poids de l’ensemble ; c’était un mortier humain que l’on
dissociait avec peine. Il constata aussi que la plupart des morts
appartenaient à la classe la plus modeste du peuple. Certains
portaient des blessures qui ne pouvaient être dues qu’à des coups
de canne ou d’épée donnés volontairement.
— La rue est restée aux plus forts et aux
plus riches, grommela Bourdeau.
— Les filous auront bon dos, renchérit
Nicolas. Les fiacres et les carrosses ont leur part du massacre, et
ceux qui se sont frayé un chemin sanglant, encore
davantage !
Jusqu’au petit matin, ils aidèrent à trier les
morts et les blessés. Alors que le soleil pointait, Semacgus attira
le commissaire et Bourdeau vers un coin du cimetière de la
Madeleine où des corps avaient été rassemblés. Il semblait
perplexe. Il leur montra du doigt une jeune fille allongée entre
deux vieillards. Il s’agenouilla et dégagea le haut du cou. De
chaque côté s’imprimaient en marques bleuâtres des traces de
doigts. Il remua la tête de la morte dont la bouche était tordue et
à demi entrouverte ; elle fit entendre un bruit de sable. Le
commissaire considéra Semacgus.
— Voilà une bien étrange blessure pour
quelqu’un qui est censé avoir été écrasé.
— C’est bien ce qu’il me semble, confirma le
chirurgien. Elle n’a point été comprimée, mais bien proprement
étranglée.
— Qu’on fasse mettre le corps à part et qu’on
le porte ensuite à la Basse-Geôle. Bourdeau, il faudra prévenir
l’ami Sanson.
Nicolas regarda Semacgus.
— Vous savez que je n’ai confiance qu’en lui
et… en vous, bien sûr, pour ce genre d’opération.
Il procéda à quelques investigations préalables,
mais la victime ne portait que ses vêtements, dont il nota la
qualité. Point de sac ni réticule, aucun bijou. Une des mains étant
crispée, il la desserra et trouva une perle noire percée, de jais
ou d’obsidienne. Il l’enveloppa dans son mouchoir. Bourdeau
revenait avec deux porteurs et un brancard.
La fatigue les submergea alors qu’ils scrutaient
le visage convulsé de la jeune victime. Il n’était plus question
d’aller se restaurer chez la Paulet. Le soleil qui se levait sur
cette matinée de sang et de deuil ne parvenait pas à dissiper la
brume humide d’un temps d’orage. Paris était sans contours et sans
consistance ; il semblait avoir peine à se réveiller d’un
drame qui, de proche en proche, gagnerait la ville et la Cour,
frapperait quartiers et faubourgs et assombrirait, à Versailles, le
réveil d’un vieux roi et d’un couple d’enfants.