III
AUX DEUX CASTORS
Le temps passé n’est plus, l’autre encore n’est
pas,
Et le présent languit entre vie et trépas.
J. B. Chassignet
(1594)
Nicolas siffla un fiacre. Il convenait désormais
de retourner place Louis XV et, plus précisément, là où les
corps étaient recueillis, afin de retrouver une famille éplorée à
la recherche d’une jeune fille ou d’une jeune femme, encore que le
cadavre gisant dans son sac à la Basse-Geôle ne portât aucune
alliance.
Leur voiture rejoignit par les quais la rue
Saint-Honoré en empruntant les sentines des rues du Petit-Bourbon
et des Poulies, qui longeaient le vieux Louvre. Nicolas considérait
ces amas infects de masures voisines du palais des rois et propices
à toutes les maladies du corps et de l’esprit.
Dans sa partie occidentale, la rue Saint-Honoré
offrait une longue suite de boutiques de mode dont les décrets
régnaient sur les élégances de la ville. Chaque nouvelle saison,
les maîtres artisans de ce négoce de luxe expédiaient dans les
royaumes du nord, jusqu’à la lointaine Moscovie et, au sud, jusqu’à
l’intérieur même du sérail du Grand Turc, des poupées de
porcelaine, perruquées des coiffures à la mode et habillées
soigneusement de plusieurs trousseaux de nouveautés. L’autre partie
de la rue vers la Halle était consacrée à des plaisirs plus
matériels. L’hôtel d’Aligre, temple fameux de la gourmandise,
ouvert un an auparavant, offrait une devanture tapissée de jambons
et d’andouilles. Bourdeau lui avait fait goûter un soir un nouveau
« ragoût » à la mode, la choucroute de Strasbourg. Ce
plat, depuis peu recherché, avait reçu ses lettres de noblesse de
la Faculté qui le disait « rafraîchissant, combattant le
scorbut, produisant un chyle épuré qui procure un sang tempéré et
vermeil ». Les truites au bleu de l’établissement arrivaient
directement de Genève dans leur court-bouillon, et l’on murmurait
— M. de la Borde le lui avait confirmé — que le roi
lui-même retardait parfois son dîner quand cette poste spéciale
tardait à parvenir à Versailles.
Mais déjà les toits d’ardoise mouillés du couvent
des Capucins, près de l’Orangerie, jetaient des reflets gris à leur
gauche. Le fiacre obliqua vers la rue de Chevilly, emprunta un
moment celle de Suresnes pour toucher enfin le cimetière de la
paroisse de la Madeleine. Il ralentissait de plus en plus, gêné par
l’afflux d’une foule morne et dense qui se pressait en silence face
à un cordon de gardes françaises qui interdisait l’accès de la
paroisse et de ses dépendances. Nicolas frappa d’un coup de poing
le devant de la caisse pour faire arrêter le véhicule, et
descendit. Un homme en robe noire de magistrat dans lequel il
reconnut M. Mutel, commissaire du quartier du Palais-Royal,
s’avança pour lui serrer la main. À ses côtés, deux hommes
s’inclinèrent. L’un était M. Puissant, chargé des spectacles
et de l’illumination à la lieutenance générale de police ;
l’autre M. Hochet de la Terrie, son adjoint — de vieilles
connaissances.
— Mon cher confrère, dit Mutel. Ces
messieurs, avec mon aide, sont chargés de mettre un peu d’ordre
dans la reconnaissance des corps. L’espace est si réduit que, si
nous laissions faire, la foule s’amasserait de manière effroyable
et tout cela nous conduirait à de nouveaux désastres. C’est sans
doute M. de Sartine qui vous dépêche pour nous
renforcer ?
— Pas précisément, encore que nous soyons à
votre disposition. Il s’agit d’une enquête préliminaire consécutive
à une mort suspecte constatée cette nuit. L’affaire nous conduit à
consulter… Vous avez des listes, j’imagine ?
— Oui, une liste des corps ayant sur eux de
quoi les identifier ; une autre de ceux déjà reconnus par des
proches, et la dernière rassemblant les signalements recueillis qui
permettront à nos aides de tenter de retrouver le parent ou l’ami
en question. Mais, les visages sont souvent affreusement défigurés
et il est bien malaisé de reconnaître quelqu’un dans ces vestiges
déformés et sanglants. De plus, le temps est à l’orage et nous ne
pouvons conserver trop longtemps les corps… La Basse-Geôle ne les
contiendrait pas tous !
Le commissaire s’approcha de Nicolas et, à voix
basse, s’enquit de l’état de santé de M. de Sartine.
— Oh ! mon cher, vous le connaissez, «
simplicitas ac modestiae imagine in
altitudinem conditus studiumque litterarum et amorem carminum
simulans, quo uelaret animium 23 ». Sans, toutefois, manipulation de
perruques…
Tous deux, férus d’humanités se plaisaient
parfois, lorsque leur propos se voulait discret, à converser à
l’aide de citations latines.
— Bene, mais le
symptôme est en effet à relever ! Tout cela me rassure. La
crise est grave, mais il s’en sortira. Il faudra bien que la vérité
éclate, et sous peu. Il n’est que de laisser dans leur sale
bourbier croupir la bêtise et l’envie !
Il cligna de l’œil.
— Comptez sur moi pour vous transmettre le
moindre détail que je pourrais apprendre sur l’impéritie de cette
nuit.
Nicolas sourit et esquissa de la main un geste
évasif. Son entrée, éclatante dans le corps des commissaires au
Châtelet en 1761 avait frappé l’esprit de ses collègues. La plupart
l’appréciaient désormais pour ses qualités propres et s’ouvraient
librement à lui de leurs difficultés, assurés qu’il agirait auprès
du lieutenant général de police avec loyauté et efficacité.
Nicolas, sans outrer sa séduction naturelle, savait rendre les
devoirs à des anciens dans le métier, au demeurant tous plus âgés
que lui.
Les registres avaient été disposés dans l’église.
Tout autour d’eux montaient les cris et les pleurs des familles.
Ils se partagèrent la tâche. Au bout d’un moment, l’inspecteur lui
désigna une ligne. Nicolas lut à haute voix :
— « Une jeune fille frêle, vêtue d’une
robe jaune pâle de satin, chevelure blonde, yeux bleus, âgée de
dix-neuf ans… »
Il interrogea l’exempt qui tenait le
registre.
— Cette mention est à la fin. Il n’y a sans
doute pas longtemps que l’on a donné le signalement de ce
cas ? Vous souvenez-vous du demandeur ?
— Tout juste un gros quart d’heure, monsieur
le commissaire. Un monsieur d’une quarantaine d’années accompagné
d’un jeune homme. Il cherchait sa nièce. Il paraissait fort ému et
m’a donné une vignette de son commerce pour le joindre en cas de
découverte.
Il nota le numéro de la mention et consulta une
boîte en carton où étaient classés divers papiers.
— Voyons… n 73… Voilà !
Il sortit un prospectus.
— « Aux Deux
Castors, Au grand Hyver, rue Saint-Honoré vis à vis l’Opéra.
Jean Galaine, Marchand Pelletier, fait et vend généralement toutes
sortes de pelleteries, manchons et fourrures, à Paris. » La
demoiselle s’appellerait Élodie Galaine.
La vignette historiée montrait les deux animaux du
septentrion symétriquement opposés. Les queues encadraient une
gravure représentant un homme à bonnet et robe de fourrure tendant
les mains vers le feu d’une cheminée. Le commissaire nota l’adresse
à la mine de plomb sur son petit carnet noir.
— Ne perdons pas de temps, dit-il.
Rendons-nous sur place immédiatement.
Au moment où ils remontaient en voiture, Tirepot
apparut et retint Nicolas par un bouton de son habit.
— J’ai à te dire ceci : les gardes de la
Ville ont mené joyeuse vie cette nuit. Ils ont gaillardement fessé
les bouteilles dans tous les estaminets des environs pour fêter
leur nouvel uniforme. Tout ça un peu partout, et notamment au
Dauphin couronné où la Paulet en aura
de belles à te conter. M’a chargé de te dire, ainsi qu’à
M. Bourdeau, qu’elle vous a attendus, que les mets ont été
gâtés, mais qu’elle avait bien compris ce qui se passait. Elle
était geignarde, ayant, m’a-t-elle dit, une nouvelle à vous
apprendre qui vous fera plaisir. Elle vous attend ce soir sur les
dix heures, la truffe ne sera pas ménagée…
Nicolas remontait dans la voiture quand l’autre le
retint encore une fois.
— Pas si vite ! Regarde un peu ce que
des stipendiers distribuent. Cela vient de la Ville. J’ai appris
par un prote usant de mon chalet que cela est tiré par imprimerie
ayant traité avec l’échevinage pour les annonces d’adjudication.
Excuses pour l’état !
Il tendit au commissaire un placard maculé.
Nicolas lui lança une pièce qu’il feignit de refuser tout en la
saisissant au vol. Le libelle était lourd et ordurier. Son propos
visait M. de Sartine et, au-delà, le principal ministre, Choiseul.
Nicolas songea que l’on ne perdait pas de temps à l’Hôtel de Ville.
Ces accusations choquaient en lui l’homme du roi et le magistrat en
fonction. Il avait pourtant l’habitude de ces textes poisseux de
haine qu’il avait pourchassés depuis dix ans sous deux favorites.
Ces torchons, il ne cessait de les saisir et de les détruire. Son
dégoût était toujours égal, mais l’hydre possédait cent têtes et
renaissait sans cesse.
Leur voiture s’ébranla et franchit à nouveau le
cordon des gardes françaises. Nicolas fit demander à un officier
l’autorisation de passer par la rue Royale. Le fiacre traversa au
pas les quelques centaines de toises fatidiques. Il ne restait plus
rien du drame de la nuit, que, çà et là, des lambeaux de vêtements
et des souliers épars que fripiers et revendeurs récolteraient
bientôt. La pluie tombée au cours de l’orage dissipait peu à peu
des taches brunes sur le sol. Sous la lumière crue de l’après-midi,
les prétextes du drame apparaissaient comme autant de témoins
accusateurs : tranchées, blocs de pierre et rue inachevée. La
place Louis XV surgissait du désastre ; des équipes
avaient déjà commencé à déblayer les décombres du décor incendié de
la fête. L’Hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires et le
Garde-Meuble trônaient, resplendissants, dans leur hiératique
solennité. Le vent chassait les derniers miasmes de la nuit.
Demain, tout serait à l’ordinaire, comme si rien ne s’était passé.
Et pourtant, Nicolas entendait encore les cris d’agonie. Il
songeait avec angoisse à cette grande soirée d’allégresse avortée.
Ils longèrent le Garde-Meuble pour gagner la rue Saint-Honoré par
le passage de l’Orangerie. Peu de temps après, leur voiture
s’arrêta presque à l’angle de la rue de Valois devant une boutique
de belle apparence à l’enseigne des Deux
Castors. La vitrine, toute de bois sculpté, faisait
apparaître des scènes de chasse où trappeurs et sauvages
poursuivaient les animaux des divers continents. Une grille aux
pointes dorées en forme de pommes de pin protégeait la glace
derrière laquelle surgissait, dans la pénombre, un décor d’animaux
naturalisés. Nicolas désigna des mannequins dépouillés à
Bourdeau.
— Dès la fin du printemps, les peaux et
vêtements sont mis à l’abri pour les protéger des insectes dans des
caves fraîches et préservées, que des fumigations d’herbes ont
assainies.
— Vous voilà bien savant. Quelque belle dame
sans doute…
— Vous êtes bien curieux…
Il poussa la porte. Une clochette égrena des notes
cristallines. Une odeur fauve les saisit, qui rappela à Nicolas
certaine armoire du château de Ranreuil dans laquelle, enfant, il
avait beaucoup joué et où il aimait enfouir son visage dans les
vêtements de fourrure de son parrain, le marquis. Devant le
comptoir en chêne blond, une femme encore jeune, brune, en robe de
taffetas gris à grandes manchettes de dentelle, se penchait sur un
papier qu’elle examinait d’un air sévère. Elle releva la tête et
Nicolas admira sa blanche carnation. Elle considérait avec colère
une jeune fille en bonnet et tablier de servante, presque une
enfant, tassée dans une attitude de coupable prise en faute. Elle
baissait un visage ingrat et aigu, avec la mine butée d’un petit
animal traqué. Les deux hommes s’approchèrent en silence.
— Miette, ma fille, ou l’on vous a volée ou
vous êtes une voleuse.
— Mais, madame…, gémit l’enfant.
— Taisez-vous, vous m’indisposez. Vous êtes
une drôlesse !
Son regard se fixa sur les pieds de la servante,
qui tortillait un coin de son tablier.
— Où avez-vous marché, regardez vos souliers…
Et votre figure est aussi souillée que votre tenue est
fagotée ! A-t-on idée, dans une maison bourgeoise…
Elle parut soudain découvrir Nicolas.
— Disparaissez, vilaine ! Messieurs, que
me vaut votre visite ? Nous avons de belles occasions à cette
saison. Des toques, des pelisses, des manteaux, des manchons. Le
tout à saisir en prévision de l’automne. Ou encore, pour votre
dame, un bel arrivage de zibelines qui nous vient du nord. Mais je
vais appeler M. Galaine, mon époux, il parle avec excellence
et précision de ses peaux.
La femme disparut par une porte latérale à petits
carreaux biseautés. Bourdeau marmonna :
— En voilà une qui ne se fait pas de mauvais
sang pour sa nièce !
— Ne précipitons pas les conclusions, il y a
encore doute sur l’identité de notre inconnue. Cette dame a
simplement l’esprit du commerce, dit Nicolas conciliant et qui se
gardait des premières impressions, même si l’expérience lui en
avait confirmé la pertinence.
La dame en question réapparut et les invita à
pénétrer dans une sorte de bureau. Derrière une table de bois,
couverte d’échantillons de peaux, deux hommes se tenaient, comme
sur leurs gardes. Le plus âgé était assis, les bras croisés ;
l’autre, debout, s’appuyait d’une main au dossier du fauteuil.
Nicolas, toujours sensible aux impressions fugitives, perçut une
odeur qu’il connaissait bien, ce mélange que dégage la bête aux
abois ou le prévenu qu’on interroge. Cette odeur imperceptible à
tout autre qu’à lui se superposait aux âcres relents des fourrures
qui empoissaient l’atmosphère de la boutique. L’attitude des deux
hommes n’était pas celle d’honnêtes commerçants s’apprêtant à
vanter la qualité de leur marchandise. Le plus âgé prit la
parole.
— Ces messieurs souhaitent sans doute
profiter de nos occasions ? J’ai là bien des articles qui
pourront les intéresser…
Nicolas l’interrompit.
— Vous êtes bien M. Charles Galaine,
marchand pelletier ? Vous avez bien fait, ce matin, une
déclaration de recherche, au cimetière de la Madeleine pour votre
nièce, Élodie Galaine, âgée de dix-neuf ans ?
Il vit la main du jeune homme se crisper jusqu’à
devenir blanche.
— C’est exact, monsieur. Monsieur…
— Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet,
et voici mon adjoint, l’inspecteur Bourdeau.
— Vous avez des nouvelles de ma
nièce ?
— Je suis désolé d’avoir à vous apprendre que
j’ai moi-même recueilli un corps qui correspond au signalement que
vous avez donné à l’exempt du cimetière de la Madeleine. Il
conviendrait donc, monsieur, que vous puissiez m’accompagner au
Grand Châtelet pour procéder à la reconnaissance éventuelle du
corps en question. Le plus tôt sera le mieux.
— Mon Dieu ! Comment est-ce
possible ? Mais pourquoi au Grand Châtelet ?
— Les victimes sont si nombreuses que
certaines ont été transportées à la Basse-Geôle.
Le plus jeune baissait la tête. Il ressemblait à
son père avec des traits plus mous, les yeux bleus, petits et
enfoncés dans les orbites, le nez large et une chevelure naturelle
châtain clair. Il se mordait l’intérieur de la joue. Le père
possédait des traits plus virils et ne manifestait aucune émotion
particulière, à l’exception de deux gouttes de sueur qui perlaient
à ses tempes, à la limite de la perruque. Ils étaient tous deux
vêtus d’habits en toile légère marron clair.
— Mon fils Jean et moi allons vous
accompagner.
— Notre voiture est à votre
disposition.
Comme ils sortaient tous les quatre, une grosse
femme en chenille24 , l’air hommasse, non coiffée et les traits
défaits, se jeta sur le marchand et, le secouant par les revers de
son habit, l’apostropha sur un ton suraigu.
— Charles, dites-moi tout. Où est notre
oiseau, notre toute belle ? Qui sont ces gens ? Que me
cachez-vous ? C’est insupportable. Nous sommes toujours
comptées pour rien dans cette maison, alors que… J’en mourrai, oui
j’en mourrai.
Charles Galaine la repoussa avec douceur, afin de
l’asseoir sur une chaise où elle se laissa tomber en
pleurant.
— Excusez-la, messieurs, ma sœur aînée,
Charlotte, est bouleversée par le retard de sa nièce.
Il se tourna vers sa femme qui observait la scène
sans broncher.
— Émilie, donnez un peu d’eau de fleur
d’oranger à notre sœur. J’accompagne ces messieurs, je ne serai pas
long.
Émilie Galaine haussa les épaules sans dire un
mot. Ils sortirent et montèrent dans le fiacre. Soit souci
d’épargner les siens, soit indifférence, Nicolas observa que
M. Galaine n’avait rien dit de leur démarche. Il supposait que
Mme Galaine devait être une épouse en secondes noces, car
comment comprendre autrement qu’elle eût un fils de quelques années
seulement plus jeune qu’elle ? Cependant, son attitude
indifférente ne laissait pas de surprendre. Quant au fils, il
exprimait une émotion contenue ou une inquiétude, qui pouvait
marquer aussi bien sa sollicitude fraternelle que tout autre
sentiment. Le père savait se maîtriser à merveille, mais sa peine
paraissait bien peu sensible devant la possibilité de mort d’un
être proche. En vérité, Nicolas ne savait rien de cette famille.
L’enquête commençait avec ses interrogations multiples. La priorité
était la reconnaissance du corps. Un silence pesant régnait dans la
voiture. Nicolas, face au fils, le vit machinalement arracher la
peluche de la portière. Bourdeau feignait de sommeiller, mais il
gardait les yeux mi-clos pour observer le marchand. Celui-ci,
immobile, fixait le vide avec obstination.
Les choses se précipitèrent dès l’arrivée au Grand
Châtelet. Charles Galaine, appuyé sur le bras de son fils,
descendit en hésitant l’escalier de pierre de la vieille prison.
Ils se trouvèrent brusquement en présence du drap scellé le matin
même par Nicolas et qui venait d’être transporté du caveau voisin.
On procéda à son ouverture et le commissaire dégagea le visage de
la morte. Il tournait le dos aux visiteurs. Il entendit un bruit
sourd ; le fils venait de s’évanouir. On appela le père Marie,
qui fit couler quelques gouttes de son révulsif habituel entre les
lèvres du jeune homme à qui, pour faire bonne mesure, il assena une
magistrale paire de claques. Le traitement était efficace : le
fils Galaine reprit ses esprits en soupirant, et l’huissier le
remonta dans la cour pour prendre l’air. Charles Galaine voulut le
suivre, Nicolas le retint.
— Monsieur, je vous en prie. Le père Marie
est expert, il en a vu d’autres et prendra soin de lui. Il importe
que vous me confirmiez l’identité présumée de cette jeune
fille.
Le marchand pelletier regardait le corps, l’air
effaré, les yeux écarquillés et les lèvres tremblantes.
— Oui, monsieur, il s’agit bien, hélas, de ma
nièce Élodie. Quelle horreur ! Mais comment vais-je apprendre
cela à mes sœurs si affectionnées à cette petite, leur enfant en
quelque sorte ?
— Vos sœurs ?
— Charlotte, l’aînée, que vous connaissez, et
Camille, ma sœur cadette.
Ils regagnèrent le bureau de permanence où la
reconnaissance de M. Galaine fut dûment couchée sur le papier
par Bourdeau.
— Monsieur, dit Nicolas, je dois m’acquitter
d’un bien pénible devoir. Il me revient de vous informer que
Mlle Élodie Galaine, votre nièce, n’a point péri écrasée, lors
de la catastrophe que nous déplorons rue Royale, mais a été
assassinée.
— Assassinée ! Que voulez-vous
dire ? Que dois-je entendre ? Vous accablez bien
légèrement un parent déjà anéanti par une nouvelle si funeste.
Assassinée, notre Élodie ! Assassinée ! La fille de mon
frère…
Grand amateur de théâtre, Nicolas jugea le ton
faux. Cette indignation de père noble, si fréquente dans le
répertoire du temps, lui semblait appartenir à un registre connu.
Il répondit, plus sèchement :
— Cela signifie ce que ce terme veut
dire : que l’examen du corps — Nicolas évita pourtant le
terme choquant d’ouverture — prouve de manière indubitable que
cette jeune fille, ou jeune femme, a été étranglée. Était-elle
mariée ou fiancée ?
Il n’entendait pas évoquer l’état de la victime,
préférant garder une carte qu’il pourrait jouer au moment opportun.
La réaction de Galaine le convainquit de la justesse de ce
choix.
— Mariée ! Fiancée ! Vous divaguez,
monsieur. Une enfant !
— Monsieur, je vais devoir vous demander de
répondre à mes questions. Le temps pour nous de faire quelques
vérifications, car il n’y a aucun doute, le crime est avéré et la
procédure se mettra en marche dès que j’aurai rendu mes conclusions
au procureur du roi, qui saisira alors le lieutenant
criminel.
— Mais, monsieur, ma famille, ma femme… Leur
apprendre…
— C’est hors de question. Quand avez-vous vu
votre nièce pour la dernière fois ?
Maître Galaine semblait avoir pris son parti de la
situation. Il réfléchit un moment.
— J’étais convié comme membre de la jurande
des marchands pelletiers — l’un des grands corps25 , comme vous savez — à assister
à la fête de la Ville. Nous nous sommes d’abord réunis chez l’un
d’eux, près du Pont-Neuf. J’ai vu ma nièce le matin même. Le soir,
elle devait se rendre place Louis XV pour admirer le feu
d’artifice en compagnie de mes sœurs et de notre servante, Miette.
Quant à moi, je suis arrivé avec quelque retard place
Louis XV, où la presse était déjà grande et j’ai été ensuite
séparé de mes collègues par un mouvement de cette foule. Immobilisé
près du pont tournant des Tuileries, j’ai assisté à l’horreur de
cette nuit, et j’ai aidé jusqu’au petit matin à relever les
victimes. Quand je suis rentré chez moi, j’ai été averti de la
disparition de ma nièce, et suis reparti au cimetière de la
Madeleine.
— Bien, dit Nicolas. Reprenons par ordre. À
quelle heure êtes-vous arrivé place Louis XV ?
— Je ne saurais le dire assurément. Nous
étions fort gais ayant vidé quelques bouteilles en ce jour de fête,
mais ce devait être vers sept heures.
— Ces messieurs du grand corps pourraient-ils
confirmer votre présence à ces agapes ?
— Il vous suffit de le leur demander.
Interrogez MM. Chastagny, Levirel et Botigé.
Nicolas se tourna vers Bourdeau.
— Prenez les adresses, nous vérifierons.
Avez-vous rencontré quelques personnes de connaissance durant la
nuit ?
— Il faisait si sombre et l’agitation était
telle qu’il était presque impossible de se reconnaître.
— Autre chose. Avez-vous une idée sur la
manière dont votre nièce a péri ?
M. Galaine leva la tête ; la perplexité
ou un sentiment approchant s’imprima peu à peu sur son
visage.
— Que pourrais-je vous dire ? Vous ne
m’avez même pas précisé les conditions de sa mort. Je n’ai vu que
son visage.
C’était à dessein que Nicolas avait seulement
dégagé le visage de la morte, afin de dissimuler les traces de
strangulation.
— Chaque chose en son temps, monsieur. Je
souhaitais seulement connaître votre sentiment. Encore un point et
nous aurons fini. À votre retour rue Saint-Honoré, au petit matin,
vers six heures m’avez-vous dit, qui se trouvait au logis ?
J’ajoute que cela nous permettra de dresser la liste des occupants
de votre demeure.
— Mon fils Jean, mes deux sœurs, Camille et
Charlotte, ma fille Geneviève, qui est encore une enfant, Marie la
cuisinière, et notre servante Miette et…
Il n’échappa pas à Nicolas qu’il hésitait un
moment avant de poursuivre.
— Ma femme et aussi… le sauvage.
— Le sauvage ?
— Je vois bien qu’il faut que je m’explique.
Mon frère aîné, Claude Galaine, à la demande de notre père, était
parti s’installer en Nouvelle France, il y a vingt-cinq ans. Il
s’agissait pour nous d’avoir un comptoir pour négocier directement
les fourrures des trappeurs et des indigènes, sans recourir à des
intermédiaires. Cela nous permettait de limiter nos frais et de
faire baisser nos prix à Paris, où la concurrence est extrême dans
le commerce de luxe. Mais je m’égare. Mon frère avait pris femme à
l’Ile Royale, qu’on nomme aussi Louisbourg, en 1749.
Le marchand pelletier se rassérénait à mesure
qu’il parlait boutique.
— Les attaques des Anglais contre nos
colonies se multipliaient. Mon frère décida donc de rentrer en
France avec sa famille. Sa fille Élodie venait de naître. Il obtint
un passage sur un vaisseau de l’escadre de l’amiral Dubois de La
Motte, mais dans le désordre d’une attaque, il perdit sa fille. Le
retour fut un désastre. Décimés par la maladie, dix mille marins
moururent avant l’arrivée à Brest26 . Mon frère et ma belle-sœur n’échappèrent
pas à cette calamité. Ma nièce, pourtant, avait survécu et, il y a
un an et demi, elle me fut ramenée par un serviteur indien, munie
d’une copie des registres de sa paroisse certifiant sa naissance et
son baptême. Pendant dix-sept ans elle avait été élevée par des
religieuses. Depuis elle est comme ma fille, à feu et à pot dans
mon logis.
— Et cet indigène ? Comment se
nomme-t-il ?
— Naganda. Il est de la tribu des
Micmac27 . C’est un sournois ; je ne sais qu’en
faire. Imaginez qu’il s’était mis en tête de coucher en travers de
la porte de ma pupille ! Comme si elle craignait quelque chose
dans notre famille ! Il a fallu lui réserver le grenier.
— Où il demeure, sans doute ?
— C’est très bien pour lui, je l’aurais voulu
mettre dans la cave.
— Mais vous avez des peaux, dit Nicolas
sèchement.
— Je vois que vous connaissez les obligations
de mon négoce.
— Je vais vous demander de passer dans
l’antichambre. Je dois voir votre fils.
— Ne pourrais-je rester ? C’est un
garçon d’une grande sensibilité ; je le sens très ému de la
mort de sa cousine.
— N’ayez crainte, vous le retrouverez sous
peu.
Bourdeau raccompagna le témoin dans la pièce
attenante au bureau du lieutenant général de police et revint avec
le fils Galaine. Celui-ci était très pâle, le visage couvert de
sueur à un point tel qu’il tenait du phénomène. Nicolas savait,
pour l’avoir souvent observé, que la transpiration excessive
dépendait d’un déséquilibre des humeurs ; la fatigue ou
l’angoisse pouvaient tout autant la produire. Sa pâleur redoubla,
et il resta un long moment sans voix quand Nicolas lui apprit
l’assassinat de sa cousine.
— Vous êtes bien Jean Galaine, fils de
Charles Galaine, maître marchand pelletier, demeurant rue
Saint-Honoré ? demanda enfin Nicolas. Quel est votre
âge ?
— J’aurai vingt-trois ans à la
Saint-Michel.
— Vous travaillez au négoce de votre
père ?
— En effet. J’apprends le métier pour prendre
un jour sa suite.
— Quel a été votre emploi du temps d’hier
soir ?
— Je me suis promené sur les boulevards pour
voir les boutiques de la foire.
— À quelle heure ?
— De six heures jusque tard dans la
nuit.
— Vous ne souhaitiez pas admirer le feu
d’artifice ?
— Je crains la foule.
— On se pressait pourtant sur les boulevards.
Personne ne peut témoigner vous avoir rencontré durant cette
soirée ?
— J’ai bu quelques verres de bière du côté de
la porte Saint-Martin vers minuit, avec des amis.
— Leurs noms ?
— Des amis de rencontre. Je ne connais pas
leurs noms ; j’avais beaucoup bu.
Il sortit un immense mouchoir blanc et s’essuya le
front.
— Vraiment ? Cette soif avait-elle des
raisons particulières ?
— Elles me regardent.
Sous son aspect sans aspérités, songea Nicolas, ce
jeune homme s’avérait bien peu coopératif.
— Avez-vous conscience qu’il s’agit d’un
meurtre et que le moindre détail peut avoir une importance
capitale ? Ainsi donc, vous n’avez pas d’alibi ?
— Qu’appelez-vous ainsi ?
Nicolas fut frappé de cet intérêt pour le détail
au détriment du fait principal.
— Un alibi, monsieur, est la preuve de la
présence de quelqu’un dans un autre lieu que celui où un crime a eu
lieu.
— J’en déduis donc que vous savez où et quand
ma cousine a été tuée.
Le jeune homme faisait décidément preuve d’une
logique implacable et de beaucoup de sang-froid. Il ne manquait ni
de rapidité ni de sagacité, et était sans doute plus retors qu’il
n’y paraissait à première vue.
— La question n’est pas là, et vous
connaîtrez ces détails bien assez tôt. Revenons à votre emploi du
temps. À quelle heure êtes-vous rentré au logis ?
— Vers trois heures du matin.
— En êtes-vous bien certain ?
— Ma belle mère vous le confirmera ; un
fiacre l’a déposée et elle s’est prise de querelle avec le cocher.
Il prétendait qu’à trois heures du matin le tarif était double.
Ensuite…
Il se mordit les lèvres.
— Rien qui vous puisse intéresser.
— Tout fait bec pour la police, monsieur.
Cela a-t-il rapport avec le retour tardif de votre
belle-mère ? Vous vous taisez ? Libre à vous, mais nous
finirons par tout savoir, croyez-le bien.
L’interrogatoire aurait pu être poussé plus loin,
mais le commissaire était impatient d’en apprendre plus sur cette
famille. Le jeune homme ne perdait rien pour attendre.
Le retour rue Saint-Honoré fut morne et
silencieux. Nicolas se remémorait les diverses réponses des deux
Galaine. Il s’étonnait de leur incuriosité sur les conditions de la
mort de leur parente. Le père n’avait pas insisté, le fils n’avait
rien demandé. Il était près de six heures quand la voiture s’arrêta
devant la devanture des Deux Castors.
Nicolas venait d’interdire aux deux hommes de s’entretenir avec les
autres membres de la famille. Il avait décidé de les enfermer dans
le bureau. Il convenait d’agir à chaud, de ne pas offrir aux uns et
aux autres l’occasion de se concerter ou de garantir la véracité de
leurs déclarations par des recoupements préparés. Il craignait
soudain d’aller trop vite en besogne. Après tout, rien n’indiquait
qu’il fût question d’un crime domestique dont le coupable
appartenait obligatoirement à la famille Galaine. Et pourtant, son
intuition lui imposait cette démarche, et le mystère d’un
enfantement dissimulé ou avorté l’entraînait dans ce sens. Sauf à
vouloir celer le déshonneur de sa nièce, l’oncle n’offrait aucun
signe ni présomption d’être au fait de cette situation.
L’honneur était-il en cause ? Cet honneur des
familles qui traversait avec régularité la vie policière de Nicolas
Le Floch — celui, arrogant, de la noblesse où l’obsession de
la pureté du sang pouvait dévoyer les âmes les plus belles.
Lui-même n’était-il pas le produit bâtard de cette conception
surannée ? Ou encore cet honneur qui, dans le secret des
demeures, s’attachait à chaque atteinte aux règles de la civilité,
à chaque transgression d’une culture établie et à la moindre
censure des regards scrutateurs du voisinage. Celui-là même qui
conduisait à éclabousser l’ensemble d’une famille pour la seule
faute de l’un des siens. Se trouvait-il devant un cas
semblable ? Certains magistrats avaient recours, dans ces
affaires, à des enlèvements arbitraires en plein jour. La lettre de
cachet était, de ce point de vue, un progrès, car elle ne
s’exécutait que toutes précautions prises pour éviter le scandale.
Alors que les arrestations auxquelles procédait l’autorité
judiciaire étaient environnées d’éclat, la lettre de cachet
préservait l’honneur, le délinquant étant retiré au monde, et son
ignominie disparaissant avec lui dans le secret du cachot ou dans
la cellule d’un couvent. La famille, blessée dans son honneur,
laissait le lieutenant général de police scruter son intimité, et
le roi, en contrepartie, enfouissait la faute à jamais. Élodie
Galaine avait-elle péri à cause d’une conception excessive de
l’honneur, par un dévoiement criminel qui inversait les facteurs en
privilégiant le crime au détriment du salut ?
Bourdeau le tira de sa réflexion. La voiture,
arrêtée devant les Deux Castors, était
environnée d’une foule qui s’agitait devant la vitrine. Un exempt
connu de Nicolas barrait l’accès de la porte à des femmes
déchaînées auxquelles s’était jointe une troupe de badauds. Nicolas
sauta à terre, se fraya un chemin à coups de coude pour interroger
l’homme sur les raisons de cette émotion.
— C’est que, monsieur le commissaire, une
servante de cette maison, une jeunesse maigrelette, a trouvé moyen
de sortir en purette et même nue comme la main. Et la voilà qui
saute, qui tremble, qui marche sur le dos, qui bave et qui
hurle ! On s’attroupe, on rit, on s’inquiète et je suis arrivé
tout juste pour éviter que ces mégères ne la lapident comme chien
enragé. Ça été encore toute une histoire. Elle était raide comme un
bout de bois et a tenté de me mordre. Dieu soit loué, sa maîtresse
a apporté une couverture dans laquelle on l’a roulée avant de la
mener à sa couchette, où elle est tombée endormie.
Les cris redoublaient autour d’eux. Une énorme
matrone bouscula Nicolas d’un coup de ventre. Les mains sur les
hanches, elle harangua la foule.
— C’est-y pas par hasard qu’on voudrait nous
empêcher de noyer la sorcière ? C’est-y pas que tu voudrais
t’y mettre en travers ? Si tu crois qu’on t’a pas reconnu,
crevure à Sartine !
— Cela suffit ! fit Nicolas d’une voix
forte. Vous, le ragot, fermez-la ou vous finirez à
l’Hôpital28 . Quant à vous, bonnes gens, je vous somme
au nom du roi et du lieutenant général de police d’avoir à vous
disperser à l’instant. Sinon…
La foule, impressionnée par l’autorité de Nicolas
renforcée par la robuste présence de Bourdeau, recula, non sans
avoir salué de clameurs et de lazzis le nom de M. de Sartine, ce
qui donna à penser à Nicolas. Les deux policiers firent sortir les
Galaine, et leur petite troupe pénétra dans la boutique. Des
chandelles éclairaient Mme Galaine, fort pâle. Il s’ensuivit une
scène muette durant laquelle Bourdeau poussa les hommes dans le
bureau, tandis que Nicolas s’adressait à la boutiquière.
— Madame…
— Monsieur, je dois sur-le-champ voir mon
mari.
— Plus tard, madame. Il a reconnu le corps de
votre nièce par alliance. Elle a été assassinée.
Émilie Galaine ne manifesta aucune réaction. Son
visage à la lueur dansante des chandelles demeurait impassible. Que
signifiait cette absence de sentiments ? Nicolas avait parfois
rencontré cette impavidité ; elle dissimulait souvent une
grande émotion.
— Madame, votre emploi du temps,
hier ?
— Inutile de m’interroger, monsieur le
commissaire, je n’ai rien à vous dire. Je suis sortie, je suis
rentrée.
— Madame, c’est un peu court. Imaginez-vous
que je vais me satisfaire de cela ?
— Peu m’importe, c’est tout ce que vous
obtiendrez de moi.
Elle reprenait des couleurs, comme si un sang plus
vif circulait sous sa peau. Elle tapa du pied sur le sol.
— Vous vous introduisez dans cette famille
pour y apporter le malheur. J’ai répondu : je suis sortie, je
suis rentrée. Inutile d’insister.
— Madame, il me revient de vous mettre en
garde qu’à l’instant même où le lieutenant criminel sera saisi
d’une affaire d’homicide, la justice du roi disposera de divers
moyens pour vous faire parler, de gré ou de force.
Il mesurait toute l’inanité de son propos. Il
n’avait jamais cru à la torture. Les longues conversations avec
Sanson et Semacgus l’avaient convaincu que les aveux obtenus par la
question étaient extorqués à la pauvre chose pantelante, contrainte
à murmurer les paroles décisives qui scelleraient son destin.
— Que s’est-il passé avec votre
servante ? reprit-il. Même à cela vous refusez de
répondre ?
Elle secouait la tête avec obstination.
— Soit. Veuillez avoir l’obligeance d’appeler
vos belles-sœurs ; je veux les interroger. Elles parleront
peut-être, elles. Quant à vous, je vous demanderai de passer dans
le bureau de votre mari.
Émilie Galaine se dirigea vers le fond de la
pièce, ouvrit une porte sans ménagement. Deux femmes se tenaient
derrière, serrées l’une contre l’autre ; d’évidence, elles
écoutaient leur conversation. Dans la plus grande, Nicolas reconnut
Charlotte, la sœur aînée, qui mordait un mouchoir comme si elle
allait se mettre à hurler.
Tête baissée, la plus petite trottina jusqu’à lui.
Sa tenue sans apprêts, aux couleurs sombres, juxtaposait dentelles
noires et colliers de jais. Les traits de l’aînée se retrouvaient,
mais comme retendus sur une face desséchée. Des lèvres minces
esquissaient un sourire humble que démentait la mobilité des yeux,
gris, fureteurs, et sans la moindre aménité. La chevelure
naturelle, pauvre et terne, étageait de laborieuses boucles
poudrées. Cette coiffure paraissait sans lien avec l’ensemble le
plus ingrat que l’on pût imaginer.
— Monsieur le commissaire, s’empressa-t-elle,
oui, oui, nous avons tout entendu. Oh ! mon Dieu, est-ce
possible ? Je disais à ma grande sœur, c’est elle si
bouleversée derrière moi… Je lui disais donc, elle aurait dû se
vêtir plus tôt, mais tout est bousculé… Imaginez, monsieur, que le
chat qui d’ordinaire, vu son âge et ses infirmités, a coutume de
longer par la bordure… Mais ne nous égarons pas. Je ne crois pas
que ces fourrures auraient dû être descendues si tôt cette année.
Avez-vous remarqué combien l’hiver fut tardif ? Et
l’importance des pluies… Ce malheureux mariage qui fit notre
malheur. Qu’y peut-il le pauvre. Toujours mené…
Nicolas demeurait figé devant ce flux ininterrompu
de paroles dont l’incohérence lui faisait douter de la raison de
Camille Galaine. La sœur aînée, aussi décoiffée que lors de leur
première rencontre, était vêtue d’étoffes éclatantes mais sales,
chiffonnées, déchirées.
— Mademoiselle, je vous en prie, un peu
d’ordre. Je souhaite vous interroger, vous l’avez entendu. Et cela
sur les circonstances qui entourent la mort criminelle de votre
nièce. Vous interroger l’une après l’autre. Seules.
Charlotte redoubla ses cris et ses reniflements.
La porte du bureau s’ouvrit et la tête d’un Bourdeau ahuri apparut.
Nicolas lui fit signe que tout allait bien. Le couple des sœurs
s’était reconstitué, le noir feuille morte fondu dans l’ampleur de
l’écarlate. Les deux visages convulsés se collèrent l’un contre
l’autre. Il comprit qu’il n’obtiendrait pas de séparer ces
siamoises et qu’il devrait, dans un premier temps, supporter leurs
manies et procéder à un double interrogatoire commun. Dans son
souvenir surgit la vision fugitive d’un bocal de fœtus confondus,
une des pièces les plus rares du cabinet de curiosités de M. de
Noblecourt.
— Quand avez-vous vu votre nièce pour la
dernière fois ? commença-t-il.
Camille, la cadette, prit la parole
d’autorité.
— Hier après-midi nous l’avons — hein,
Lolotte ? — aidée à s’habiller.
— Oui, oui, dit l’autre, et même…
— Et même, nous l’avons grondée, car sa tenue
était trop claire pour une soirée dans les rues. A-t-on
idée !
Il semblait bien à Nicolas, au vu des yeux effarés
de l’aînée, que la cadette interprétait très librement ses
pensées.
— Comment était-elle vêtue ?
Les petits yeux ne cessaient de bouger sans jamais
se laisser prendre par le regard direct de Nicolas.
— Robe de satin jaune. Chapeau toque à rubans
jaunes.
— Avait-elle un sac ?
— Non, non dit Charlotte, pas de sac. Mais un
très joli masque vénitien. Si blanc qu’il en paraissait
enfariné.
— Tu confonds, c’était à Carnaval. Quelle
pauvre mémoire est la tienne ! Ma sœur veut dire qu’elle avait
un réticule avec quelques écus. N’est-ce pas, mignonne ?
L’autre prit un air buté et déçu.
— Si tu le dis.
— Je ne le dis pas, je l’affirme. Ah !
monsieur le commissaire, ma sœur a une tête de linotte. Imaginez,
l’autre jour, cela m’y fait penser, son canari, dont on dira ce
qu’on voudra, mais je prétends qu’il s’agit d’un serin et,
peut-être même, d’un pinson… Que disais-je ? J’ai lu dans un
récit de voyage qu’une espèce nouvelle a été découverte, le
hochequeue de Kirschner… Mais ce n’est pas la tienne…
Nicolas interrompit de nouveau ces
divagations.
— À quelle heure votre nièce vous a-t-elle
quittées ?
— Je ne saurais vous le dire. Nos pauvres
têtes ! Elle est partie, accompagnée par Miette, notre
servante. Nous avons dû enfermer Naganda, le sauvage, qui voulait
la suivre. Ensuite, nous sommes restées au logis, où nous avons
joué à la bouillotte, soupé légèrement. Nous nous sommes couchées
peu avant minuit.
— Et vous, mademoiselle, vous
confirmez ?
Charlotte, toujours boudeuse, secoua la tête sans
répondre.
Il ne tirerait rien de plus de l’amphigouri de ces
deux affolées. Sans doute lui jouaient-elles un tour de leur façon,
destiné à l’égarer dans sa recherche de la vérité. L’incohérence et
la prolixité de la cadette paraissaient trop naturelles pour n’être
pas feintes. Il appela Bourdeau et fit rentrer les Galaine.
S’adressant au père, il lui demanda à voir Naganda. L’homme se
retira quelques moments et revint l’air embarrassé.
— Monsieur le commissaire, nous l’avions
enfermé, et il n’est plus là !
— Cela requiert une explication.
— Je viens de monter, le verrou était fermé.
J’ai ouvert, personne ! Il a dû s’enfuir par les toits. Ils
sont agiles comme des chats…
— Pas le nôtre, dit Camille. Tu ignores que
ce matou…
Nicolas la coupa sans vergogne, peu soucieux du
flot de paroles qui allait suivre.
— Montons au grenier, voulez-vous.
Montrez-moi le chemin.
Le marchand hésita un instant, puis le précéda
dans un couloir au bout duquel aboutissait un escalier. Au
troisième étage, que l’on atteignait par une échelle de meunier,
une porte ouverte donnait sur une pièce mansardée. Le châssis du
toit était ouvert sur un ciel crépusculaire. Une chaise paillée
était placée dessous. Nicolas songea qu’il fallait une force
considérable pour se hisser à bout de bras et s’extraire par une
ouverture si malaisée d’accès. Il avait quelque expérience de ces
exercices… L’ameublement était spartiate ; des bottes de
paille couvertes d’une grande couverture bariolée aux motifs
étranges faisaient office de couchette. Pendus à une corde
transversale, s’alignaient des vêtements dans un ordre parfait.
Beaucoup étaient indigènes, mais il remarqua une houppelande brune
auprès de laquelle était accroché un grand chapeau noir à large
bord. Charles Galaine avait suivi son regard.
— C’était son habit habituel lorsqu’il
sortait. Nous le lui avions imposé pour limiter la curiosité ou la
terreur que les tatouages de son visage et ses longs cheveux noirs
déclenchaient dans le voisinage.
— Manque-il des vêtements selon
vous ?
— Je l’ignore. Je n’ai pas en compte les
hardes de ce sauvage que je nourris depuis plus d’un an.
Nicolas continuait à fureter. Il trouva dans un
petit coffre en bois quelques amulettes, de petites figures
sculptées en os, une poupée à tête de grenouille, divers sachets
remplis de matières inconnues, trois paires de mocassins et
quelques perles d’obsidienne identiques à celle trouvée dans la
main d’Élodie Galaine. Il s’en saisit prestement en veillant à ce
que l’oncle ne surprenne pas son geste. Ils redescendirent en
silence. Les membres de la famille Galaine, figés tels qu’il les
avait laissés, les attendaient. Nicolas les avertit d’avoir à
demeurer dans les murs de la capitale : instructions seraient
données aux barrières d’avoir à les arrêter s’ils enfreignaient
cette défense. Mesure bien illusoire, mais ils n’avaient pas besoin
de le savoir.
La nuit tombait quand les deux policiers se
retrouvèrent rue Saint-Honoré. Nicolas décida de répondre à
l’invitation de la Paulet. Le docteur Semacgus n’avait sans doute
pas été informé du report de leur souper, aussi proposa-t-il à
Bourdeau de l’accompagner. Celui-ci déclina en souriant, rappelant
que Mme Bourdeau l’attendait et qu’il était père d’une famille
nombreuse. Il s’étonna cependant auprès de son chef.
— Puis-je savoir pourquoi vous n’avez pas
interrogé les domestiques ? Il y a cette Miette, et une
vieille cuisinière.
— C’est trop tôt, Bourdeau. N’affolons pas
l’ensemble de la maisonnée. La domesticité a toujours beaucoup à
dire, mais il faut l’aborder avec prudence et douceur. Notre
première récolte n’est d’ailleurs pas si mince…
Bourdeau salua et monta dans le fiacre. Nicolas se
dirigea vers le faubourg où se trouvait le Dauphin couronné. Une nouvelle fois, ce lieu
familier allait être mêlé à une enquête. Qu’avait donc à lui
apprendre la Paulet sur la catastrophe de la veille ? Quelle
bonne nouvelle avait-elle à lui annoncer ? Il se remémora les
interrogatoires et prit, tout en marchant, des notes sur son petit
carnet noir. Le fils Galaine ne paraissait pas autrement surpris du
meurtre, mais lui seul avait marqué une émotion sincère devant la
morte. Le père avait indiqué que les sœurs devaient accompagner
Élodie au feu d’artifice ; or, elles n’avaient nullement
confirmé ce fait. D’autres allusions l’obsédaient : un masque
vénitien, l’évocation d’un mariage qui pouvait être tout aussi bien
celui du Dauphin que le remariage du marchand pelletier. Enfin, les
perles d’obsidienne qui constituaient une présomption bien lourde
contre l’Indien Micmac, évanoui dans la ville. Quant à ce dernier,
il ne se faisait pas de souci à son propos : s’il errait
vraiment dans Paris, on le reprendrait vite dès que le guet et les
mouches posséderaient son signalement si particulier. Et, au fait,
quelle langue parlait-il ?
Une dernière chose l’intriguait : alors que
la cadette était tirée à quatre épingles, l’aînée des sœurs
paraissait malpropre et peu soignée. Pouvait-on imaginer une telle
différence entre des êtres aussi étroitement liés ? À cela
s’ajoutaient le silence de la deuxième épouse et le mutisme général
sur l’état d’Élodie. Oui, l’affaire se révélait plus difficile que
M. de Sartine ne l’imaginait quand il lui avait octroyé cette
enquête pour en dissimuler une autre. Restait aussi la petite
Miette. Pourquoi cette crise et cette excitation ? Le temps
n’était plus où, quelques années plus tôt, sur la tombe d’un diacre
janséniste du cimetière Saint-Médard, les convulsionnaires
proliféraient.