Le Faucon

 

Je me souviens d’avoir damné jadis

L’amant avare ; et je ne m’en dédis.

Si la raison des contraires est bonne,

Le libéral doit être en paradis :

Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.

 

Il était donc autrefois un amant

Qui dans Florence aima certaine femme.

Comment ? aimer ? c’était si follement,

Que pour lui plaire il eût vendu son âme.

S’agissait-il de divertir la dame,

À pleines mains il vous jetait l’argent :

Sachant très bien qu’en amour comme en guerre

On ne doit plaindre un métal qui fait tout ;

Renverse murs ; jette portes par terre ;

N’entreprend rien dont il ne vienne à bout ;

Fait taire chiens ; et quand il veut servantes

Et quand il veut les rend plus éloquentes

Que Cicéron, et mieux persuadantes :

Bref ne voudrait avoir laissé debout

Aucune place, et tant forte fut-elle.

Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle.

Elle tint bon ; Fédéric échoua

Près de ce roc, et le nez s’y cassa ;

Sans fruit aucun vendit et fricassa

Tout son avoir ; comme l’on pourrait dire

Belles comtés, beaux marquisats de Dieu,

Qu’il possédait en plus et plus d’un lieu.

Avant qu’aimer on l’appelait Messire

À longue queue ; enfin grâce à l’amour

Il ne fut plus que Messire tout court.

Rien ne resta qu’une ferme au pauvre homme,

Et peu d’amis ; mêmes amis, Dieu sait comme.

Le plus zélé de tout se contenta

Comme chacun, de dire c’est dommage.

Chacun le dit, et chacun s’en tint là :

Car de prêter à moins que sur bon gage,

Point de nouvelle : on oublia les dons,

Et le mérite, et les belles raisons

De Fédéric, et sa première vie.

Le protestant de madame Clitie

N’eut du crédit qu’autant qu’il eut du fonds.

Tant qu’il dura, le bal, la comédie

Ne manqua point à cet heureux objet :

De maints tournois elle fut le sujet

Faisant gagner marchands de toutes guises

Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,

Musiciens, gens du sacré vallon :

Fédéric eut à sa table Apollon.

Femme n’était ni fille dans Florence

Qui n’employât, pour débaucher le cœur

Du cavalier, l’une un mot suborneur,

L’autre un coup œil, l’autre quelque autre avance

Mais tout cela ne faisait que blanchir.

Il aimait mieux Clitie inexorable

Qu’il n’aurait fait Hélène favorable.

Conclusion, qu’il ne la pût fléchir.

Or en ce train de dépense effroyable,

Il envoya les marquisats au diable

Premièrement ; puis en vint aux comtés,

Titres par lui plus qu’aucuns regrettés,

Et dont alors on faisait plus de compte.

Delà les monts chacun veut être comte,

Ici marquis, baron peut-être ailleurs.

Je ne sais pas lesquels sont les meilleurs :

Mais je sais bien qu’avecque la patente

De ces beaux noms on s’en aille au marché,

L’on reviendra comme on était allé

Prenez le titre, et laissez-moi la rente.

Clitie avait aussi beaucoup de bien.

Son mari même était grand terrien.

Ainsi jamais la belle ne prit rien,

Argent ni dons ; mais souffrit la dépense,

Et les cadeaux ; sans croire pour cela

Être obligée à nulle récompense.

S’il m’en souvient, j’ai dit qu’il ne resta

Au pauvre amant rien qu’une métairie,

Chétive encore, et pauvrement bâtie.

La Fédéric alla se confiner ;

Honteux qu’on vît sa misère en Florence ;

Honteux encor de n’avoir su gagner

Ni par amour, ni par magnificence,

Ni par six ans de devoirs et de soins,

Une beauté qu’il n’en aimait pas moins.

Il s’en prenait à son peu de mérite,

Non à Clitie ; elle n’ouït jamais,

Ni pour froideurs, ni pour autres sujets,

Plainte de lui ni grande ni petite.

Notre amoureux subsista comme il put

Dans sa retraite ; où le pauvre homme n’eut

Pour le servir qu’une vieille édentée ;

Cuisine froide et fort peu fréquentée ;

À l’écurie un cheval assez bon,

Mais non pas fin : sur la perche un faucon

Dont à l’entour de cette métairie

Défunt marquis s’en allait sans valets

Sacrifiant à sa mélancolie

Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvait mais

Des cruautés de madame Clitie.

Ainsi vivait le malheureux amant ;

Sage s’il eût, en perdant sa fortune,

Perdu l’amour qui l’allait consumant ;

Mais de ses feux la mémoire importune

Le talonnait ; toujours un double ennui

Allait en croupe à la chasse avec lui,

Mort vint saisir le mari de Clitie.

Comme ils n’avaient qu’un fils pour tous enfants,

Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,

Et que l’époux dont les biens étaient grands

Avait toujours considéré sa femme,

Par testament il déclare la dame

Son héritière, arrivant le décès

De l’enfançon ; qui peu de temps après

Devint malade. On sait que d’ordinaire

À ses enfants mère ne sait que faire,

Pour leur montrer l’amour qu’elle a pour eux ;

Zèle souvent aux enfants dangereux.

Celle-ci tendre et fort passionnée,

Autour du sien est toute la journée

Lui demandant, ce qu’il veut, ce qu’il a,

S’il mangerait volontiers de cela

Si ce jouet, enfin si cette chose

Est à son gré. Quoi que l’on lui propose

Il le refuse ; et pour toute raison

Il dit qu’il veut seulement le faucon

De Fédéric ; pleure et mène une vie

À faire gens de bon cœur détester

Ce qu’un enfant a dans la fantaisie,

Incontinent il faut l’exécuter,

Si l’on ne veut l’ouïr toujours crier.

 

Or il est bon de savoir que Clitie

À cinq cents pas de cette métairie,

Avait du bien, possédait un château

Ainsi l’enfant avait pu de l’oiseau

Ouïr parler : on en disait merveilles ;

On en contait des choses nonpareilles :

Que devant lui jamais une perdrix

Ne se sauvait, et qu’il en avait pris

Tant ce matin, tant cette après-dînée :

Son maître n’eût formé pour un trésor

Un tel faucon. Qui fut bien empêchée

Ce fut Clitie. Aller ôter encor

À Fédéric l’unique et seule chose

Qui lui restait ! et supposé qu’elle ose

Lui demander ce qu’il a pour tout bien,

Auprès de lui méritait-elle rien ?

Elle l’avait payé d’ingratitude :

Point de faveurs ; toujours hautaine et rude

En son endroit. De quel front s’en aller

Après cela le voir et lui parler,

Ayant été cause de sa ruine ?

D’autre côté l’enfant s’en va mourir ;

Refuse tout ; tient tout pour médecine :

Afin qu’il mange il faut l’entretenir

De ce faucon : il se tourmente, il crie :

S’il n’a l’oiseau, c’est fait que de sa vie

 

Ces raisons-ci l’emportèrent enfin.

Chez Fédéric la dame un beau matin

S’en va sans suite et sans nul équipage.

Fédéric prend pour un ange des cieux

Celle qui vient d’apparaître à ses yeux ;

Mais cependant, il a honte, il enrage,

De n’avoir pas chez soi pour lui donner

Tant seulement un malheureux dîner

Le pauvre état où sa dame le treuve

Le rend confus. Il dit donc à la veuve :

« Quoi venir voir le plus humble de ceux

Que vos beautés ont rendus amoureux !

Un villageois, un hère, un misérable !

C’est trop d’honneur ; votre bonté m’accable.

Assurément vous alliez autre part. »

À ce propos notre veuve repart :

« Non non, Seigneur, c’est pour vous la visite.

Je viens manger avec vous ce matin.

– Je n’ai, dit-il, cuisinier ni marmite :

Que vous donner ? – N’avez-vous pas du pain ? »

Reprit la dame. Incontinent lui-même

Il va chercher quelque œuf au poulailler

Quelque morceau de lard en son grenier.

Le pauvre amant en ce besoin extrême

Voit son faucon, sans raisonner le prend,

Lui tord le cou, le plume, le fricasse,

Et l’assaisonne, et court de place en place

Tandis la vieille a soin du demeurant,

Fouille au bahut ; choisit pour cette fête

Ce qu’ils avaient de linge plus honnête ;

Met le couvert ; va cueillir au jardin

Du serpolet, un peu de romarin,

Cinq ou six fleurs, dont la table est jonchée.

Pour abréger, on sert la fricassée.

La dame en mange, et feint d’y prendre goût…

Le repas fait, cette femme résout

De hasarder l’incivile requête,

Et parle ainsi : « Je suis folle, Seigneur,

De m’en venir vous arracher le cœur

Encore un coup : il ne m’est guère honnête

De demander à mon défunt amant

L’oiseau qui fait son seul contentement :

Doit-il pour moi s’en priver un moment ?

Mais excusez une mère affligée,

Mon fils se meurt : il veut votre faucon :

Mon procédé ne mérite un tel don :

La raison veut que je sois refusée :

Je ne vous ai jamais accordé rien.

Votre repos, votre honneur, votre bien,

S’en sont allés aux plaisirs de Clitie.

Vous m’aimiez plus que votre propre vie.

À cet amour j’ai très mal répondu :

Et je m’en viens pour comble d’injustice

Vous demander… et quoi ? (c’est temps perdu)

Votre faucon. Mais non, plutôt périsse

L’enfant, la mère, avec le demeurant,

Que de vous faire un déplaisir si grand.

Souffrez sans plus que cette triste mère

Aimant d’amour la chose la plus chère

Que jamais femme au monde puisse avoir,

Un fils unique, une unique espérance,

S’en vienne au moins s’acquitter du devoir

De la nature ; et pour toute allégeance

En votre sein décharge sa douleur.

Vous savez bien par votre expérience

Que c’est d’aimer, vous le savez Seigneur.

Ainsi je crois trouver chez vous excuse.

– Hélas ! reprit l’amant infortuné,

L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.

– L’oiseau n’est plus ! » dit la veuve confuse.

« Non, reprit-il, plût au Ciel vous avoir

Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place

De ce faucon : mais le sort me fait voir

Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir

De mériter de vous aucune grâce.

En mon pailler rien ne m’était resté,

Depuis deux jours la bête a tout mangé.

J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sans peine :

Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ?

Ce que je puis pour vous est de chercher

Un bon faucon ; ce n’est chose si rare

Que dès demain nous n’en puissions trouver.

– Non Fédéric, dit-elle, je déclare

Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais

De votre amour donné plus grande marque.

Que mon fils soit enlevé par la Parque,

Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,

J’aurai pour vous de la reconnaissance.

Venez me voir, donnez-m’en l’espérance.

Encore un coup venez nous visiter. »

 

Elle partit, non sans lui présenter

Une main blanche ; unique témoignage

Qu’Amour avait amolli ce courage.

Le pauvre amant prit la main, la baisa.

Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.

Deux jours après l’enfant suivit le père.

Le deuil fut grand : la trop dolente mère

Fit dans l’abord force larmes couler.

Mais comme il n’est peine d’âme si forte

Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,

Deux médecins la traitèrent de sorte

Que sa douleur eut un terme assez court :

L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.

On épousa Fédéric en grand’pompe ;

Non seulement par obligation ;

Mais qui plus est par inclination,

Par amour même. Il ne faut qu’on se trompe

À cet exemple, et qu’un pareil espoir

Nous fasse ainsi consumer notre avoir.

Femmes ne sont toutes reconnaissantes.

À cela près ce sont choses charmantes ;

Sous le ciel n’est un plus bel animal ;

Je n’y comprends le sexe en général.

Loin de cela j’en vois peu d’avenantes.

Pour celles-ci, quand elles sont aimantes,

J’ai les desseins du monde les meilleurs :

Les autres n’ont qu’à se pourvoir ailleurs.