La Coupe enchantée

 

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.

Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.

Figurez-vous un fou chez qui tous les soupçons

Sont bien venus, quoi qu’on lui die.

Il n’a pas un moment de repos en sa vie.

Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! tout est perdu

Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.

Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.

Je ne vous voudrais pas un tel point garantir ;

Car pour songer il faut dormir,

Et les jaloux ne dorment guère.

Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux

Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne

C’est Cocuage qu’en personne

Il a vu de ses propres yeux.

Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,

Il veut à toute force être au nombre des sots.

Il se maintient cocu, du moins de la pensée

S’il ne l’est en chair et en os.

Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?

Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?

Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien

Se moquent avec juste cause ?

Quand on l’ignore, ce n’est rien

Quand on le sait, c’est peu de chose.

Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas :

Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas

À celui-là qui but dans la coupe enchantée.

Profitez du malheur d’autrui.

Si cette histoire peut soulager votre ennui,

Je vous l’aurai bientôt contée.

 

Mais je vous veux premièrement,

Prouver par bon raisonnement,

Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,

N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet

En mettez-vous votre bonnet

Moins aisément que de coutume ?

Cela s’en va-t-il pas tout net !

Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence ;

Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?

Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?

Vous apercevez-vous d’aucune différence ?

Je tire donc ma conséquence,

Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,

Cocuage n’est point un mal.

« Oui, mais l’honneur est une étrange affaire ! »

Qui vous soutient que non ? ai-je dit le contraire ?

Et bien l’honneur, l’honneur ? je n’entends que ce mot

Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;

Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot

Et le cocu qui rit, pour un fort honnête homme :

Quand on prend comme il faut cet accident fatal,

Cocuage n’est point un mal.

 

Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile.

Tout vous rit ; votre femme est souple comme un gant ;

Et vous pourriez avoir vingt mignonnes en ville,

Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout un an.

Quand vous parlez, c’est dit notable ;

On vous met le premier à table :

C’est pour vous la place d’honneur,

Pour vous le morceau du seigneur :

Heureux qui vous le sert ! la blondine chiorme

Afin de vous gagner n’épargne aucun moyen :

Vous êtes le patron, dont je conclus en forme,

Cocuage est un bien.

 

Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;

Même votre homme écarte et ses as et ses rois.

Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche,

Mille bourses vous sont ouvertes à la fois.

Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine,

Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas :

Ménélas rencontra des charmes dans Hélène

Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avait pas.

Ainsi de votre épouse : on veut qu’elle vous plaise :

Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise

Incapable en amour d’apprendre jamais rien.

Pour toutes ces raisons je persiste en ma thèse,

Cocuage est un bien.

 

Si ce prologue est long, la matière en est cause :

Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose.

Venons à notre histoire. Il était un quidam,

Dont je tairai le nom, l’état et la patrie

Celui-ci, de peur d’accident,

Avait juré que de sa vie

Femme ne lui serait autre que bonne amie,

Nymphe si vous voulez, bergère, et cætera ;

Pour épouse, jamais il n’en vint jusque-là.

S’il eut tort ou raison, c’est un point que je passe.

Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouver grâce

Devant cet homme, il fallut que l’amour

Se mêlât seul de ses affaires,

Eût soin de le fournir des choses nécessaires,

Soit pour la nuit, soit pour le jour.

Il lui procura donc les faveurs d’une belle,

Qui d’une fille naturelle

Le fit père, et mourut : le pauvre homme en pleura,

Se plaignit, gémit, soupira,

Non comme qui perdrait sa femme :

Tel deuil n’est bien souvent que changement d’habits,

Mais comme qui perdrait tous ses meilleurs amis,

Son plaisir, son cœur, et son âme.

La fille crût, se fit : on pouvait déjà voir

Hausser et baisser son mouchoir.

Le temps coule, on n’est pas sitôt à la bavette

Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devient grandelette,

Puis grande tout à fait, et puis le serviteur.

Le père avec raison eut peur

Que sa fille chassant de race

Ne le prévînt, et ne prévînt encor

Prêtre, notaire, hymen, accord ;

Choses qui d’ordinaire ôtent toute la grâce

Au présent que l’on fait de soi.

La laisser sur sa bonne foi

Ce n’était pas chose trop sûre.

Il vous mit donc la créature

Dans un convent : là cette belle apprit

Ce qu’on apprend, à manier l’aiguille ;

Point de ces livres qu’une fille

Ne lit qu’avec danger, et qui gâtent l’esprit :

Le langage d’amour était jargon pour elle.

On n’eût su tirer de la belle

Un seul mot que de sainteté.

En spiritualité

Elle aurait confondu le plus grand personnage.

Si l’une des nonnains la louait de beauté,

« Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma sœur, soyez sage ;

Ne considérez point des traits qui périront.

C’est terre que cela, les vers le mangeront. »

Au reste elle n’avait au monde sa pareille

À manier un canevas,

Filait mieux que Clothon, brodait mieux que Pallas,

Tapissait mieux qu’Arachné, et mainte autre merveille.

Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautés,

Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse ;

Car la belle était là comme en lieux empruntés,

Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse

Les bons partis, qui vont souvent

Au moustier, sortant du couvent.

 

Vous saurez que le père avait longtemps devant

Cette fille légitimée ;

Caliste (c’est le nom de notre renfermée)

N’eut pas la clef des champs, qu’adieu les livres saints.

Il se présenta des blondins,

De bons bourgeois, des paladins,

Des gens de tous états, de tout poil, de tout âge ;

La belle en choisit un, bien fait, beau personnage,

D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,

Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.

La dot fut ample ; ample fut le douaire :

La fille était unique, et le garçon aussi.

Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire ;

Les mariés n’avaient souci

Que de s’aimer et de se plaire.

Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,

L’enfer des enfers vint ensuite.

Une jalouse humeur saisit soudainement

Notre époux, qui fort sottement

S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite

D’un amant, qui sans lui se serait morfondu.

Sans lui le pauvre homme eût perdu

Son temps à l’entour de la dame,

Quoique pour la gagner il tentât tout moyen.

Que doit faire un mari quand on aime sa femme ?

Rien.

Voici pourquoi je lui conseille

De dormir s’il se peut d’un et d’autre côté.

Si le galant est écouté,

Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille.

Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si

Des discours du blondin la belle n’a souci,

Vous le lui faites naître, et la chance se tourne.

Volontiers ou soupçon séjourne,

Cocuage séjourne aussi.

Damon, c’est notre époux, ne comprit pas ceci.

Je l’excuse et le plains ; d’autant plus que l’ombrage

Lui vint par conseil seulement.

Il eût fait un trait d’homme sage,

S’il n’eût cru que son mouvement.

Vous allez entendre comment.

 

L’enchanteresse Nérie

Fleurissait lors ; et Circé

Au prix d’elle en diablerie

N’eût été qu’à l’A B C.

Car Nérie eut à ses gages

Les intendants des orages,

Et tint le destin lié.

Les Zéphyrs étaient ses pages ;

Quant à ses valets de pied,

C’étaient Messieurs les Borées,

Qui portaient par les contrées

Ses mandats souventes fois,

Gens dispos, mais peu courtois.

 

Avec toute sa science

Elle ne put trouver de remède à l’amour.

Damon la captiva : celle dont la puissance

Eût arrêté l’astre du jour

Brûle pour un mortel, qu’en vain elle souhaite

Posséder une nuit à son contentement.

Si Nérie eût voulu des baisers seulement,

C’était une affaire faite.

Mais elle allait au point, et ne marchandait pas,

Damon, quoiqu’elle eût des appas,

Ne pouvait se résoudre à fausser la promesse

D’être fidèle à sa moitié ;

Et voulait que l’enchanteresse

Se tînt aux marques d’amitié.

 

Où sont-ils ces maris ? la race en est cessée :

Et même je ne sais si jamais on en vit

L’histoire en cet endroit est selon ma pensée

Un peu sujette à contredit :

L’Hippogriffe n’a rien qui me choque l’esprit,

Non plus que la lance enchantée :

Mais ceci, c’est un point qui d’abord me surprit

Il passera pourtant, j’en ai fait [passer] d’autres.

Les gens d’alors étaient d’autres gens que les nôtres.

On ne vivait pas comme on vit.

Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie

Employa philtres et brevets,

Eut recours aux regards remplis d’afféterie,

Enfin n’omit aucuns secrets :

Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.

Nérie en fut fort étonnée.

Elle lui dit un jour : « Votre fidélité

Vous parait héroïque et digne de louange,

Mais je voudrais savoir

Comment de son côté

Caliste en use, et lui rendre le change.

Quoi donc ! si votre femme avait un favori,

Vous feriez l’homme chaste auprès d’une maîtresse ?

Et pendant que Caliste attrapant son mari,

Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse,

Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?

Je vous croyais beaucoup plus fin,

Et ne vous tenais pas homme de mariage.

Laissez les bons bourgeois se plaire en leur ménage

C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirs permis.

Mais vous ! ne pas chercher ce qu’amour d’exquis !

Les plaisirs défendus n’auront rien qui vous pique !

Et vous les bannirez de votre république !

Non, non, je veux qu’ils soient désormais vos amis

Faites-en seulement l’épreuve ;

Ils vous feront trouver Caliste toute neuve,

Quand vous reviendrez au logis.

Apprenez tout au moins si votre femme est chaste

Je trouve qu’un certain Éraste

Va chez vous fort assidûment

– Serait-ce en qualité d’amant,

Reprit Damon, qu’Errante nous visite ?

Il est trop mon ami pour toucher ce point-là.

– Votre ami tant qu’il vous plaira,

Dit Nérie honteuse et dépite,

Caliste a des appas, Éraste a du mérite ;

Du côté de l’adresse il ne leur manque rien,

Tout cela s’accommode bien. »

 

Ce discours porta coup et fit songer notre homme.

Une épouse fringante et jeune, et dans son feu,

Et prenant plaisir à ce jeu

Qu’il n’est pas besoin que je nomme :

Un personnage expert aux choses de l’amour,

Hardi comme un homme de cour,

Bien fait, et promettant beaucoup de sa personne,

Ou Damon jusqu’alors avait-il mis ses yeux ?

Car d’amis ! moquez-vous, c’est une bagatelle.

En est-il de religieux

Jusqu’à désemparer alors que la donzelle

Montre à demi son sein, sort du lit un bras blanc,

Se tourne, s’inquiète et regarde un galant

En cent façons, de qui la moins friponne

Veut dire : « il y fait bon, l’heure du berger sonne ;

Êtes-vous sourd ? » Damon a dans l’esprit

Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’est pu faire.

Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit

Maint ombrage et mainte chimère.

Nérie en a bientôt le vent,

Et pour tourner en certitude

Le soupçon et l’inquiétude

Dont Damon s’est coiffé si malheureusement,

L’enchanteresse lui propose

Une chose.

C’est de se frotter le poignet

D’une eau dont les sorciers ont trouvé le secret,

Et qu’ils appellent l’eau de la métamorphose,

Ou des miracles autrement.

Cette drogue en moins d’un moment

Lui donnerait d’Errante et l’air, et le visage,

Et le maintien, et le corsage,

Et la voix. Et Damon sous ce feint personnage

Pourrait voir si Caliste en viendrait à l’effet.

Damon n’attend pas davantage

Il se frotte, il devient l’Errante le mieux fait,

Que la nature ait jamais fait.

 

En cet état il va trouver sa femme ;

Met la fleurette au vent, et cachant son ennui :

« Que vous êtes belle aujourd’hui !

Lui dit-il qu’avez-vous, Madame,

Qui vous donne cet air d’un vrai jour de printemps ? »

Caliste qui savait les propos des amants

Tourna la chose en raillerie.

Damon changea de batterie.

Pleurs et soupirs furent tentés,

Et pleurs et soupirs rebutés.

Caliste était un roc ; rien n’émouvait la belle

Pour dernière machine, à la fin notre époux

Proposa de l’argent ; et la somme fut telle

Qu’on ne s’en mit point en courroux.

La quantité rend excusable.

Caliste enfin l’inexpugnable

Commença d’écouter raison.

Sa chasteté plia ; car comment tenir bon

Contre ce dernier adversaire ?

Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’à Damon.

L’argent en aurait fait l’affaire.

 

Et quelle affaire ne fait point

Ce bienheureux métal l’argent maître du monde ?

Soyez beau, bien disant, ayez perruque blonde,

N’omettez un seul petit point ;

Un financier viendra qui sur votre moustache

Enlèvera la belle ; et dès le premier jour

Il fera présent du panache ;

Vous languirez encore après un an d’amour.

 

L’argent sut donc fléchir ce cœur inexorable.

Le rocher disparut : un mouton succéda ;

Un mouton qui s’accommoda

À tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable,

Mouton qui sur le point de ne rien refuser

Donna pour arrhes un baiser.

L’époux ne voulut pas pousser plus loin la chose ;

Ni de sa propre honte être lui-même cause.

Il reprit donc sa forme ; et dit à sa moitié :

« Ah ! Caliste autrefois de Damon si chérie,

Caliste que j’aimai cent fois plus que ma vie,

Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,

L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ?

Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait :

Je ne puis ; et je t’aime encor toute infidèle :

Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait. »

Notre épouse voyant cette métamorphose

Demeura bien surprise : elle dit peu de chose :

Les pleurs furent son seul recours.

Le mari passa quelques jours

À raisonner sur cette affaire :

Un cocu se pouvait-il faire

La volonté seule et sans venir au point ?

L’était-il, ne l’était-il point ?

Cette difficulté fut encore éclaircie

Par Nérie.

« Si vous êtes, dit-elle, en doute de cela,

Buvez dans cette coupe-là.

On la fit par tel art que dès qu’un personnage

Dûment atteint de cocuage

Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s’en va :

Il n’en avale rien, et répand le breuvage

Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vêtement.

Que s’il n’est point censé cocu suffisamment,

Il boit tout sans répandre goutte. »

Damon pour éclaircir son doute

Porte la lèvre au vase ; il ne se répand rien.

« C’est, dit-il, réconfort ; et pourtant je sais bien

Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire de coupe ?

Faites-moi place en votre troupe

Messieurs de la grand’bande. » Ainsi disait Damon

Faisant à sa femelle un étrange sermon.

Misérables humains, si pour des cocuages

Il faut en ce pays faire tant de façon,

Allons-nous-en chez les sauvages.

 

Damon de peur de pis établit des Argus

Alentour de sa femme, et la rendit coquette.

Quand les galants sont défendus,

C’est alors que l’on les souhaite.

Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,

Et de tout son pouvoir court au-devant d’un mal

Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal.

De quart d’heure en quart d’heure il consulte la tasse.

Il y boit huit jours sans disgrâce.

Mais à la fin il y boit tant,

Que le breuvage se répand.

Ce fut bien là le comble. Ô science fatale !

Science que Damon eût bien fait d’éviter.

Il jette de fureur cette coupe infernale.

Lui-même est sur le point de se précipiter.

Il enferme sa femme en une tour carrée ;

Lui va soir et matin reprocher son forfait :

Cette honte qu’aurait le silence enterrée,

Court le pays, et vit du vacarme qu’il fait.

 

Caliste cependant mène une triste vie.

Comme on ne lui laissait argent ni pierrerie,

Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau le tenter.

Enfin la pauvre malheureuse

Prend son temps que Damon plein d’ardeur amoureuse

Était d’humeur à l’écouter :

« J’ai, dit-elle, commis un crime inexcusable

Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non, peu d’époux

Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable

Que le moins entaché se moque un peu de vous :

Pourquoi donc être inconsolable ?

– Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,

Et même vous pardonnerai,

Tout incontinent que j’aurai

Trouvé de mes pareils une telle légende

Qu’il s’en puisse former une armée assez grande

Pour s’appeler royale.

Il ne faut qu’employer

Le vase qui me sut vos secrets révéler. »

 

Le mari sans tarder exécutant la chose

Attire les passants ; tient table en son château.

Sur la fin des repas à chacun il propose

L’essai de cette coupe, essai rare et nouveau.

« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ;

Voulez-vous savoir si la vôtre

Vous est fidèle ? il est quelquefois bon

D’apprendre comme tout se passe à la maison.

En voici le moyen : buvez dans cette tasse.

Si votre femme de sa grâce

Ne vous donne aucun suffragant,

Vous ne répandrez nullement ;

Mais si du dieu nomme Vulcan

Vous suivez la bannière, étant de nos confrères

En ces redoutables mystères,

De part et d’autre la boisson

Coulera sur votre menton. »

Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose

Cette pernicieuse chose,

Autant en font l’essai : presque tous y sont pris.

Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits

Cocuage en plus d’une sorte

Tient sa morgue parmi ses gens.

Déjà l’armée est assez forte

Pour faire corps et battre aux champs.

La voilà tantôt qui menace

Gouverneurs de petite place,

Et leur dit qu’ils seront pendus,

Si de tenir ils ont l’audace :

Car pour être royale, il ne lui manque plus

Que peu de gens : c’est une affaire

Que deux ou trois mois peuvent faire.

Le nombre croît de jour en jour,

Sans que l’on batte le tambour.

Les différents degrés ou monte cocuage

Règlent le pas et les emplois :

Ceux qu’il n’a visités seulement qu’une fois

Sont fantassins pour tout potage.

On fait les autres cavaliers.

Quiconque est de ses familiers,

On ne manque pas de l’élire

Ou capitaine, ou lieutenant,

Ou l’on lui donne un régiment

Selon qu’entre les mains du sire

Ou plus ou moins subitement

La liqueur du vase s’épand.

Un versa tout en un moment ;

Il fut fait général : et croyez que l’armée

De hauts officiers ne manqua ;

Plus d’un intendant se trouva ;

Cette charge fut partagée.

Le nombre des soldats étant presque complet

Et plus que suffisant pour se mettre en campagne :

Renaud neveu de Charlemagne

Passe par ce château : l’on l’y traite à souhait :

Puis le seigneur du lieu lui fait

Même harangue qu’à la troupe.

Renaud dit à Damon : « Grand merci de la coupe.

Je crois ma femme chaste ; et cette foi suffit.

Quand la coupe me l’aura dit,

Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-il cause

De me faire dormir de plus que de deux yeux ?

Je dors d’autant grâces aux dieux :

Puis-je demander autre chose ?

Que sais-je ? par hasard si le vin s’épandoit ?

Si je ne tenais pas votre vase assez droit ?

Je suis quelquefois maladroit :

Si cette coupe enfin me prenait pour un autre ?

Messire Damon, je suis vôtre :

Commandez-moi tout, hors ce point. »

Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point.

 

Damon dit : « Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage

Que nous n’avons été : consolons-nous pourtant.

Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage. »

Il s’en rencontra tant et tant,

Que l’armée à la fin royale devenue,

Caliste eut liberté selon le convenant,

Par son mari chère tenue

Tout de même qu’auparavant.

 

Époux, Renaud vous montre à vivre.

Pour Damon, gardez de le suivre.

Peut-être le premier eût eu charge de l’ost,

Que sait-on ? nul mortel, soit Roland, soit Renaud,

Du danger de répandre exempt ne se peut croire.

Charlemagne lui-même aurait eu tort de boire.