La Fiancée du roi de Garbe

 

Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons :

On abuse du vrai comme on fait de la feinte :

Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,

Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.

Mais aux événements de qui la vérité

Importe à la postérité,

Tels abus méritent censure.

Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.

Je me suis écarté de mon original.

On en pourra gloser ; on pourra me mécroire :

Tout cela n’est pas un grand mal :

Alaciel et sa mémoire

Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.

J’ai suivi mon auteur en deux points seulement :

Points qui font véritablement

Le plus important de l’histoire.

L’un est que par huit mains Alaciel passa

Avant que d’entrer dans la bonne :

L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,

Ayant peut-être en sa personne

De quoi négliger ce point-là.

Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,

Accidents, fortunes diverses,

Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler ;

Changea huit fois de chevalier :

Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse :

Ce n’était après tout que bonne intention,

Gratitude, ou compassion,

Crainte de pis, honnête excuse.

Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.

Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,

Et dans son erreur par la belle

Apparemment il fut laissé.

Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,

Mais après huit, c’est une étrange affaire :

Je me rapporte de cela

À quiconque a passé par là.

 

Zaïr soudan d’Alexandrie,

Aima sa fille Alaciel

Un peu plus que sa propre vie :

Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,

De bon, de beau, de charmant et d’aimable,

D’accommodant, j’y mets encor ce point,

La rendait d’autant estimable ;

En cela je n’augmente point.

 

Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,

Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.

Il la fit demander, et fut assez heureux

Pour l’emporter sur d’autres princes.

La belle aimait déjà ; mais on n’en savait rien

Filles de sang royal ne se déclarent guères.

Tout se passe en leur cœur ; cela les fâche bien ;

Car elles sont de chair ainsi que les bergères.

Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,

Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,

Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,

Tous deux brûlaient sans oser se le dire ;

Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.

Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.

Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.

Zaïr fit embarquer son amant avec elle.

S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.

 

Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires

Ayant pris le dessus du vent,

Les attaqua ; le combat fut sanglant ;

Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.

Les assaillants, faits aux combats de mer,

Étaient les plus experts en l’art de massacrer ;

Joignaient l’adresse au nombre :

Hispal par sa vaillance

Tenait les choses en balance.

Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.

Grifonio le gigantesque

Conduisait l’horreur et la mort

Avecque cette soldatesque.

Hispal en un moment se vit environné.

Maint corsaire sentit son bras déterminé.

De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.

Cependant qu’il était au combat acharné,

Grifonio courut à la chambre des femmes.

Il savait que l’infante était dans ce vaisseau ;

Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,

Il l’emportait comme un moineau ;

Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,

Il prit aussi la cassette aux bijoux,

Aux diamants, aux témoignages doux

Que reçoit et garde une amante :

Car quelqu’un m’a dit, entre nous,

Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante

Un aveu dont d’abord elle parut contente,

Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.

Le malheureux corsaire, emportant cette proie,

N’en eut pas longtemps de la joie.

Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,

S’étant quelque peu détaché,

Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,

Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,

Le héros d’un revers coupe en deux l’animal :

Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,

Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,

Avec maint autre dieu non moins extravagant :

Part demeure sur pieds, en la même posture.

On aurait ri de l’aventure,

Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.

Hispal se jette après : l’un et l’autre vaisseau,

Malmené du combat, et privé de pilote,

Au gré d’Eole et de Neptune flotte.

La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.

L’infante par sa robe en tombant soutenue,

Fut bientôt d’Hispal secourue.

Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu :

Ils étaient presque à demi-mille.

Ce qu’il jugea de plus facile,

Fut de gagner certains rochers,

Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,

Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.

Aucuns ont assuré comme chose constante,

Que même du péril la cassette échappa ;

Qu’à des cordons étant pendue,

La belle après soi la tira ;

Autrement elle était perdue.

 

Notre nageur avait l’infante sur son dos

Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,

La crainte de la faim suivit celle des flots ;

Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.

Le jour s’achève ; il se passe une nuit ;

Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit ;

Point de quoi manger sur ces roches :

Voilà notre couple réduit

À sentir de la faim les premières approches.

Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,

Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,

Ils perdaient doublement en leur mésaventure.

Après s’être longtemps regardés sans parler,

« Hispal, dit la princesse, il se faut consoler ;

Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.

Nous n’en mourrons pas moins ; mais il dépend de nous

D’adoucir l’aigreur de ses coups ;

C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.

– Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?

Ah ! si… mais non, Madame, il n’est pas à propos

Que vous aimiez ; vous seriez trop à plaindre.

Je brave à mon égard et la faim et les flots ;

Mais jetant œil sur vous je trouve tout à craindre. »

 

La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.

Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,

Regards d’être au ciel adressés,

Et puis sanglots, et puis soupirs encore :

En ce même langage Hispal lui repartit :

Tant qu’enfin un baiser suivit :

S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.

Après force vœux impuissants,

Le héros dit : « Puisqu’en cette aventure

Mourir nous est chose si sûre,

Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants

Ou des monstres marins deviennent la pâture ?

Sépulture pour sépulture,

La mer est égale, à mon sens :

Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?

Serait-il point plus à propos

De nous abandonner aux flots ?

J’ai de la force encor, la côte est peu distante,

Le vent y pousse ; essayons d’approcher ;

Passons de rocher en rocher :

J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine. »

Alaciel s’y résolut sans peine.

 

Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,

La cassette en laisse suivant,

Et le nageur poussé du vent,

De roc en roc portant la belle,

Façon de naviguer nouvelle.

Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,

Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,

Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,

De travail et d’inquiétude,

(Non pour lui, mais pour ses amours),

Après avoir jeûné deux jours,

Prit terre à la dixième traite,

Lui, la princesse, et la cassette.

« Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours

Cette cassette ? est-ce une circonstance

Qui soit de si grande importance ? »

Oui selon mon avis ; on va voir si j’ai tort.

Je ne prends point ici l’essor,

Ni n’affecte de railleries.

Si j’avais mis nos gens à bord

Sans argent et sans pierreries,

Seraient-ils pas demeurés court ?

On ne vit ni d’air ni d’amour.

Les amants ont beau dire et faire,

Il en faut revenir toujours au nécessaire.

La cassette y pourvut avec maint diamant.

Hispal vendit les uns, mit les autres en gages ;

Fit achat d’un château le long de ces rivages ;

Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,

Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,

Sous ces ombrages nos amants

Passaient d’agréables moments :

Voyez combien voilà de choses enchaînées,

Et par la cassette amenées.

 

Or au fond de ce bois un certain antre était,

Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,

Sombre surtout ; la nature semblait

L’avoir mis là non pour autre mystère.

Nos deux amants se promenant un jour,

Il arriva que ce fripon d’Amour

Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.

Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,

Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,

Plein d’une ardeur impatiente ;

La princesse écoutait incertaine et tremblante.

« Nous voici, disait-il, en un bord étranger,

Ignorés du reste des hommes ;

Profitons-en ; nous n’avons à songer

Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.

Qui vous retient ? on ne sait seulement

Si nous vivons ; peut-être en ce moment

Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.

Ou favorisez votre amant,

Ou qu’à votre époux il vous mène.

Mais pourquoi vous mener ? vous pouvez rendre heureux

Celui dont vous avez éprouvé la constance.

Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?

N’est-il point assez amoureux,

Et n’avez-vous point fait assez de résistance ? »

 

Hispal haranguait de façon

Qu’il aurait échauffé des marbres,

Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,

Faisait semblant d’écrire sur les arbres.

Mais l’amour la faisait rêver

À d’autres choses qu’à graver

Des caractères sur l’écorce.

Son amant et le lieu l’assuraient du secret :

C’était une puissante amorce.

Elle résistait à regret :

Le printemps par malheur était lors en sa force.

Jeunes cœurs sont bien empêchés

À tenir leurs désirs cachés,

Étant pris par tant de manières.

Combien en voyons-nous se laisser pas à pas

Ravir jusqu’aux faveurs dernières,

Qui dans l’abord ne croyaient pas

Pouvoir accorder les premières ?

Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.

Mainte fille a perdu ses gants,

Et femme au partir s’est trouvée,

Qui ne sait la plupart du temps

Comme la chose est arrivée.

 

Près de l’antre venus, notre amant proposa

D’entrer dedans ; la belle s’excusa ;

Mais malgré soi, déjà presque vaincue.

Les services d’Hispal en ce même moment

Lui reviennent devant la vue.

Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant :

Que lui demandait son amant ?

Un bien dont elle était à sa valeur tenue.

« Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,

Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde

Vous le vienne enlever ; Madame, songez-y ;

L’on ne sait pour qui l’on le garde. »

L’infante à ces raisons se rendant à demi,

Une pluie acheva l’affaire :

Il fallut se mettre à l’abri :

Je laisse à penser où. Le reste du mystère

Au fond de l’antre est demeuré.

Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle

À qui ce fait est arrivé

Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.

 

L’antre ne les vit seul de ces douceurs jouir :

Rien ne coûte en amour que la première peine.

Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr

Ceux de ce bois ; car la forêt n’est pleine

Que des monuments amoureux

Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.

On y verrait écrit : Ici pâma de joie

 

Des mortels le plus heureux

Là mourut un amant sur le sein de sa dame

 

En cet endroit, mille baisers de flamme

Furent donnés, et mille autres rendus.

 

Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,

Si châteaux avaient une langue.

 

La chose en vint au point que, las de tant d’amour

Nos amants à la fin regrettèrent la cour.

La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue :

« Vous m’êtes cher, Hispal ; j’aurais du déplaisir,

Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.

Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir ?

Je vous le demande à vous-même.

Ce sont des feux bientôt passés,

Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés ;

Il y faut un peu de contrainte.

Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant

Ne nous soit un désert, et puis un monument ;

Hispal, ôtez-moi cette crainte.

Allez-vous-en voir promptement

Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,

Quand on saura que nous sommes en vie.

Déguisez bien notre séjour :

Dites que vous venez préparer mon retour,

Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,

Qu’il n’arrive plus d’aventure.

Croyez-moi, vous n’y perdrez rien :

Trouvez seulement le moyen

De me suivre en ma destinée,

Ou de fillage, ou d’hyménée ;

Et tenez pour chose assurée

Que si je ne vous fais du bien

Je serai de près éclairée. »

Que ce fut ou non son dessein,

Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.

 

Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,

L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.

Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent ;

Il arrive à la cour, où chacun lui demande

S’il est mort, s’il est vivant,

Tant la surprise fut grande ;

En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.

 

Dès qu’il eut à tout satisfait,

On fit partir une escorte puissante.

Hispal fut retenu ; non qu’on eût en effet

Le moindre soupçon de l’infante.

Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.

Abordé près du parc, avant tout il partage

Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,

Va droit avec l’autre au château.

La beauté de l’infante était beaucoup accrue :

Il en devint épris à la première vue ;

Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,

Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.

Elle s’en tint fort offensée ;

Et l’avertit de son devoir.

Témoigner en tels cas un peu de désespoir,

Est quelquefois une bonne recette.

C’est ce que fait notre homme ; il forme le dessein

De se laisser mourir de faim ;

Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite :

On n’a pas le temps d’en venir

Au repentir.

D’abord Alaciel riait de sa sottise.

Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,

Elle toujours le détournant

D’une si terrible entreprise.

Le second jour commence à la toucher.

Elle rêve à cette aventure.

Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !

C’est avoir l’âme un peu trop dure.

Par pitié donc elle condescendit

Aux volontés du capitaine ;

Et cet office lui rendit

Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine ;

Autrement le remède eût été sans effet.

 

Tandis que le galant se trouve satisfait,

Et remet les autres affaires,

Disant tantôt que les vents sont contraires,

Tantôt qu’il faut radouber ses galères,

Pour être en état de partir,

Tantôt qu’on vient de l’avertir

Qu’il est attendu des corsaires :

Un corsaire en effet arrive, et surprenant

Ses gens demeurés à la rade,

Les tue, et va donner au château l’escalade :

Du fier Grifonio c’était le lieutenant.

Il prend le château d’emblée.

Voilà la fête troublée.

Le jeûneur maudit son sort.

Le corsaire apprend d’abord

L’aventure de la belle,

Et la tirant à l’écart,

Il en veut avoir sa part.

Elle fit fort la rebelle.

Il ne s’en étonna pas,

N’étant novice en tels cas.

« Le mieux que vous puissiez faire,

Lui dit tout franc ce corsaire,

C’est de m’avoir pour ami ;

Je suis corsaire et demi.

Vous avez fait jeûner un pauvre misérable

Qui se mourait pour vous d’amour ;

Vous jeûnerez à votre tour,

Ou vous me serez favorable.

La justice le veut : nous autres gens de mer

Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite ;

Attendez-vous de n’avoir à manger

Que quand de ce côté vous aurez été quitte.

Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi. »

Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.

S’accommoder à tout est chose nécessaire.

Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.

Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,

Augmenter sa souffrance est une erreur extrême ;

Si par pitié d’autrui la belle se força,

Que ne point essayer par pitié de soi-même ?

Elle se force donc, et prend en gré le tout.

Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.

Si le corsaire eût été sage,

Il eut mené l’infante en un autre rivage.

Sage en amour ? hélas, il n’en est point.

Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,

Vent pour partir, lieu propre pour attendre,

Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,

Et veille quand nous sommeillons,

Lui trame en secret cet esclandre.

Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,

Homme fort ami de la joie,

Sans nulle attache, et sans souci

Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,

Ayant eu le vent des beautés,

Perfections, commodités,

Qu’en sa voisine on disait être

Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.

Il avait des amis, de l’argent, du crédit ;

Pouvait assembler deux mille hommes ;

Il les assemble donc un beau jour, et leur dit :

« Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,

Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?

Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?

Allons tirer notre voisine

D’entre les griffes du mâtin.

Que ce soir chacun soit en armes ;

Mais doucement et sans tonner d’alarmes :

Sous les auspices de la nuit,

Nous pourrons nous rendre sans bruit

Au pied de ce château, dès la petite pointe

Du jour.

La surprise à l’ombre étant jointe

Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.

Pour ma part du butin je ne veux que la dame :

Non pas pour en user ainsi que ce voleur ;

Je me sens un désir en l’âme,

De lui restituer ses biens et son honneur.

Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,

Vivres, munitions, enfin tout l’équipage

Dont ces brigands ont rempli la maison.

Je vous demande encor un don ;

C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire. »

Cette harangue militaire

Leur sut tant d’ardeur inspirer,

Qu’il en fallut une autre afin de modérer

Le trop grand désir de bien faire.

Chacun repaît le soir étant venu :

L’on mange peu ; l’on boit en récompense :

Quelques tonneaux sont mis sur cu.

Pour avoir fait cette dépense,

Il s’est gagné plusieurs combats,

Tant en Allemagne qu’en France.

Ce seigneur donc n’y manqua pas ;

Et ce fut un trait de prudence.

Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.

Point de tambours, force bons coutelas.

On part sans bruit, on arrive en silence.

L’orient venait de s’ouvrir.

C’est un temps ou le somme est dans sa violence,

Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.

Presque tout le peuple corsaire

Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,

Fut assommé sans le sentir.

 

Le chef pendu, l’on amène l’infante.

Son peu d’amour pour le voleur,

Sa surprise et son épouvante,

Et les civilités de son libérateur

Ne lui permirent pas de répandre des larmes.

Sa prière sauva la vie à quelques gens.

Elle plaignit les morts, consola les mourants,

Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.

On dit même qu’en peu de temps

Elle perdit la mémoire

De ses deux derniers galants ;

Je n’ai pas peine à le croire.

Son voisin la reçut en un appartement

Tout brillant d’or, et meublé richement.

On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.

Nouvel hôte, et nouvel amant,

Ce n’était pas pour rien omettre ;

Grande chère surtout, et des vins fort exquis.

Les dieux ne sont pas mieux servis.

Alaciel qui de sa vie

Selon sa Loi n’avait bu vin,

Goûta ce soir par compagnie

De ce breuvage si divin.

Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,

Insensiblement fit carrouse :

Et comme amour jadis lui troubla la raison,

Ce fut lors un autre poison.

Tous deux sont à craindre des dames.

Alaciel mise au lit par ses femmes,

Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.

« Quoi trouver ? dira-t-on ; d’immobiles appas ?

– Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,

Disait l’autre jour un certain :

Qu’il me vienne une même affaire,

On verra si j’aurai recours à mon voisin. »

Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,

Cette nuit disposèrent d’elle.

Les charmes des premiers dissipés à la fin,

La princesse au sortir du somme

Se trouva dans les bras d’un homme.

La frayeur lui glaça la voix :

Elle ne put crier, et de crainte saisie

Permit tout à son hôte, et pour un autrefois

Lui laissa lier la partie.

« Une nuit, lui dit-il. est de même que cent ;

Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire. »

Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant

Pour d’autres conquêtes soupire.

 

Il part un soir, prie un de ses amis

De faire cette nuit les honneurs du logis,

Prendre sa place, aller trouver la belle,

Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,

Ne point parler, qu’il était fort aisé ;

Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé

L’infante assurément agrérait son service.

L’autre bien volontiers lui rendit cet office.

Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?

À ce nouveau venu la voilà donc en proie.

Il ne put sans parler contenir cette joie.

La belle se plaignit être ainsi leur jouet :

« Comment l’entend Monsieur mon hôte ?

Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ? »

L’autre confessa qu’en effet

Ils avaient tort ; mais que toute la faute

Était au maître du logis.

« Pour vous venger de son mépris,

Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.

Enchérissez sur les tendresses

Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant :

Aimez-moi par dépit et par ressentiment,

Si vous ne pouvez autrement. »

Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,

L’on se vengea, l’on n’omit rien.

Que si l’ami s’en trouva bien,

L’hôte ne s’en tourmenta guères.

 

Et de cinq si j’ai bien compté.

Le sixième incident des travaux de l’infante

Par quelques-uns est rapporté

D’une manière différente.

Force gens concluront de là

Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,

C’est médisance que cela :

Je ne voudrais mentir pour elle.

Son époux n’eut assurément

Que huit précurseurs seulement.

Poursuivons donc notre nouvelle.

L’hôte revint quand l’ami fut content.

Alaciel lui pardonnant,

Fit entre eux les choses égales :

La clémence sied bien aux personnes royales.

 

Ainsi de main en main Alaciel passait

Et souvent se divertissait

Aux menus ouvrages des filles

Qui la servaient, toutes assez gentilles.

Elle en aimait fort une à qui l’on en contait ;

Et le conteur était un certain gentilhomme

De ce logis, bien fait et galant homme

Mais violent dans ses désirs,

Et grand ménager de soupirs,

Jusques à commencer près de la plus sévère

Par où l’on finit d’ordinaire.

 

Un jour au bout du parc le galant rencontra

Cette fillette

Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira

Toute seulette.

L’infante était fort près de là :

Mais il ne la vit point, et crut en assurance

Pouvoir user de violence.

Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,

Peste d’amour, et des douceurs

Dont il tire sa subsistance

Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.

La crainte lui nuisait autant que le devoir.

Cette fille l’aurait selon toute apparence

Favorisé,

Si la belle eut osé.

Se voyant craint de cette sorte,

Il fit tant qu’en ce pavillon

Elle entra par occasion ;

Puis le galant ferme la porte :

Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.

La fille voit sa faute, et tâche de sortir.

Il la retient : elle crie, elle appelle :

L’infante vient, et vient comme il fallait,

Quand sur ses fins la demoiselle était.

Le galant indigne de la manquer si belle

Perd tout respect, et jure par les dieux,

Qu’avant que sortir de ces lieux,

L’une ou l’autre payera sa peine ;

Quand il devrait leur attacher les mains.

« Si loin de tous secours humains,

Dit-il, la résistance est vaine.

Tirez au sort sans marchander ;

Je ne saurais vous accorder

Que cette grâce ;

Il faut que l’une ou l’autre passe

Pour aujourd’hui.

– Qu’a fait Madame ? dit la belle,

Pâtira-t-elle pour autrui ?

– Oui si le sort tombe sur elle,

Dit le galant, prenez-vous-en à lui.

– Non non, reprit alors l’infante,

Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,

Violenté cette innocente.

Je me résous plutôt à toute extrémité. »

Ce combat plein de charité

Fut par le sort à la fin terminé.

L’infante en eut toute la gloire :

Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire :

L’autre sortit, et l’on jura

De ne rien dire de cela.

Mais le galant se serait laissé pendre

Plutôt que de cacher un secret si plaisant ;

Et pour le divulguer il ne voulut attendre

Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement

Quelqu’un qui le voulût entendre.

 

Ce changement de favoris

Devint à l’infante une peine ;

Elle eut regret d’être l’Hélène

D’un si grand nombre de Paris.

Aussi l’Amour se jouait d’elle.

Un jour entre autres que la belle

Dans un bois dormait à l’écart

Il s’y rencontra par hasard

Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures

De ces sortes de gens que sur des palefrois

Les belles suivaient autrefois,

Et passaient pour chastes et pures.

Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,

Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,

N’eut vu la princesse endormie,

Que de prendre un baiser il forma le dessein ;

Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,

Il était sur le point d’en passer son envie,

Quand tout d’un coup il se souvint

Des lois de la chevalerie.

À ce penser il se retint,

Priant toutefois en son âme

Toutes les puissances d’amour

Qu’il put courir en ce séjour

Quelque aventure avec la dame.

L’infante s’éveilla surprise au dernier point.

« Non non, dit-il, ne craignez point ;

Je ne suis géant ni sauvage

Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux

D’avoir trouvé dans ce bocage

Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux. »

Après ce compliment, sans plus longue demeure,

Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait ;

C’était un homme qui faisait

Beaucoup de chemin en peu d’heure.

Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,

Et tout ce qu’en semblables cas

On a de coutume de dire

À celles pour qui l’on soupire.

 

Son offre fut reçue, et la belle lui fit

Un long roman de son histoire,

Supprimant, comme l’on peut croire,

Les six galants. L’aventurier en prit

Ce qu’il crut à propos d’en prendre ;

Et comme Alaciel de son sort se plaignit,

Cet inconnu s’engagea de la rendre

Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.

« Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause :

Si les dieux avaient mis la chose

Jusques à présent à mon choix,

J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.

– Pourvu qu’Amour me prête vie,

Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous

D’apporter remède à vos coups,

Et consentir que mon ardeur s’apaise :

Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)

Vous demeureriez seule ; et pour vous parler franc

Je tiens ce service assez grand,

Pour me flatter d’une espérance

De récompense. »

Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,

Convint d’un nombre de faveurs,

Qu’afin que la chose fut sûre,

Cette princesse lui payrait,

Non tout d’un coup, mais à mesure

Que le voyage se ferait ;

Tant chaque jour, sans nulle faute.

Le marché s’étant ainsi fait,

La princesse en croupe se met,

Sans prendre congé de son hôte.

 

L’inconnu qui pour quelque temps

S’était défait de tous ses gens,

La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe

Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.

Notre héroïne prend en descendant de croupe

Un palefroi. Cependant le seigneur

Marche toujours à côté d’elle,

Tantôt lui conte une nouvelle,

Et tantôt lui parle d’amour,

Pour rendre le chemin plus court.

 

Avec beaucoup de foi le traité s’exécute :

Pas la moindre ombre de dispute

Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands

De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)

Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent

Et s’embarquèrent.

Cet élément ne leur fut pas moins doux

Que l’autre avait été ; certain calme au contraire

Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.

Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous

Au port de Joppe, et là se rafraîchirent ;

Au bout de deux jours en partirent,

Sans autre escorte que leur train :

Ce fut aux brigands une amorce :

Un gros d’Arabes en chemin

Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,

Quand notre aventurier fit un dernier effort

Repoussa les brigands, reçut une blessure

Qui le mit dans la sépulture ;

Non sur-le-champ ; devant sa mort

Il pourvut à la belle, ordonna du voyage,

En chargea son neveu jeune homme de courage,

Lui léguant par même moyen

Le surplus des faveurs, avec son équipage,

Et tout le reste de son bien.

 

Quand on fut revenu de toutes ces alarmes

Et que l’on eut versé certain nombre de larmes

On satisfit au testament du mort ;

On paya les faveurs, dont enfin la dernière

Échut justement sur le bord

De la frontière.

En cet endroit le neveu la quitta,

Pour ne donner aucun ombrage ;

Et le gouverneur la guida

Pendant le reste du voyage.

Au soudan il la présenta.

D’exprimer ici la tendresse,

Ou pour mieux dire les transports,

Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,

Il faudrait de nouveaux efforts ;

Et je n’en puis plus faire : il est bon que j’imite

Phébus, qui sur la fin du jour

Tombe d’ordinaire si court

Qu’on dirait qu’il se précipite.

Le gouverneur aimait à se faire écouter ;

Ce fut un passe-temps de l’entendre conter

Monts et merveilles de la dame

Qui riait sans doute en son âme.

« Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,

Hispal étant parti, Madame incontinent,

Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,

Résolut de vaquer nuit et jour au service

D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.

Je ne vous aurais jamais dit

Tous ses temples et ses chapelles,

Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.

Là les gens pour idole ont un certain oiseau,

Qui dans ses portraits est fort beau,

Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.

Au contraire des autres dieux,

Qu’on ne sert que quand on est vieux,

La jeunesse lui sacrifie.

Si vous saviez l’honnête vie

Qu’en le servant menait Madame Alaciel,

Vous béniriez cent fois le Ciel

De vous avoir donné fille tant accomplie.

Au reste en ces pays on vit d’autre façon

Que parmi vous ; les belles vont et viennent :

Point d’eunuques qui les retiennent ;

Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.

Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,

Tant elle est de facile humeur ;

Et je puis dire à son honneur

Que de tout elle s’accommode. »

 

Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,

La princesse partit pour Garbe en grande escorte.

Les gens qui la suivaient furent tous régalés

De beaux présents ; et d’une amour si forte

Cette belle toucha le cœur de Mamolin,

Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,

Pendant lequel, ayant belle audience,

Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.

Dit les mensonges qu’il lui plut.

Mamolin et sa cour écoutaient en silence.

La nuit vint : on porta la reine dans son lit.

À son honneur elle en sortit :

Le prince en rendit témoignage.

Alaciel, à ce qu’on dit

N’en demandait pas davantage.

 

Ce conte nous apprend que beaucoup de maris

Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires

N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,

Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.

Le plus sûr toutefois est de se bien garder,

Craindre tout, ne rien hasarder.

Filles maintenez-vous ; l’affaire est d’importance.

Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.

Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près :

C’est là l’un des plus grands secrets

Pour empêcher les aventures.

Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures

Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons :

Rompez-lui toutes ses mesures :

Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.

Ne m’allez point conter : « c’est le droit des garçons. »

Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.

Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,

Le remède sera de rire en son malheur.

Il est bon de garder sa fleur ;

Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.