- Et le gouvernement ? La police ? L'armée ? Sourire de Naubrel :
- Justement. Les militaires ont laissé pourrir la situation pour mieux intervenir. En 1980, ils organisent un coup d'Etat. Net et sans bavure. Les terroristes sont arrêtés, des deux côtés. Les Loups Gris vivent ça comme une trahison : ils ont lutté contre les communistes, et voilà que les gouvernants de droite les mettent en taule... A l'époque, T˘rkes écrit : ´
Je suis en prison mais mes idées sont au pouvoir. ª En réalité, les Loups Gris sont rapidement libérés. T˘rkes reprend peu à peu ses activités politiques. Dans son sillage, d'autres Loups Gris s'achétent une conduite.
Ils deviennent députés, parlementaires. Mais il reste les autres : les 350
L'EMPIRE DES LOUPS
hommes de main, les paysans formés dans les camps, qui n'ont jamais connu que la violence et le fanatisme.
- Ouais, enchaîna Matkowska, et ceux-là sont orphelins. La droite est au pouvoir et n'a plus besoin d'eux. T˘rkes lui-même leur tourne le dos, trop occupé à se gagner une respectabilité. quand ils sortent de taule, que peuvent-ils faire ?
Naubrel posa sa tasse de café et répondit à la question. Leur numéro de duettistes était au point :
- Ils deviennent mercenaires. Ils sont armés, expérimentés. Ils travaillent pour le plus offrant, l'Etat ou la mafia. D'aprés les journalistes turcs qu'on a contactés, ce n'est un secret pour personne : les Loups Gris ont été utilisés par le MIT, les services secrets turcs, et ont éliminé des leaders arméniens ou kurdes. Ils ont aussi formé des milices, des escadrons de la mort. Mais c'est surtout la mafia qui les utilise. Recouvrement de dettes, racket, service d'ordre... Au milieu des années 80, ils encadrent le trafic de drogue qui se développe en Turquie.
Parfois même, ils se substituent aux clans mafieux et prennent le pouvoir.
Comparés aux criminels classiques, ils possédent un atout capital : ils ont gardé des liens avec le pouvoir, et notamment la police. Ces derniéres années, des scandales ont éclaté en Turquie et ont révélé des liens plus étroits que jamais entre mafia, Etat et nationalisme.
Paul réfléchissait. Toutes ces histoires lui semblaient vagues et lointaines. Le terme même de ´ mafia ª était une véritable auberge espagnole. Toujours ces images de pieuvre, de complot, de réseaux invisibles... qu'est-ce que ça désignait au juste ? Rien ne le rapprochait ici des assassins qu'il cherchait, ni de la femme-cible. Il n'avait pas un visage, pas un nom à se mettre sous la dent.
Comme s'il avait deviné ses pensées, Naubrel laissa échapper un rire chargé
de fierté :
- Et maintenant, place aux images !
Il écarta les tasses et plongea la main dans une enveloppe :
- Sur Internet, on a consulté les archives photographiques du journal Milliyet, un des plus gros canards d'Istanbul. On a réussi à dénicher ça.
Paul saisit le premier cliché.
- qu'est-ce que c'est ?
L'EMPIRE DES LOUPS
351
- L'enterrement d'Alpaslan T˘rkes. Le ´ vieux loup ª est mort en avril 1997. Il avait quatre-vingts ans. Un véritable événement national.
Paul n'en crut pas ses yeux : ces funérailles avaient attiré des milliers de Turcs. La légende de la photographie précisait même, en anglais : ´
quatre kilométres de cortége, encadrés par dix mille policiers. ª
C'était un tableau grave et magnifique. Noir comme la foule qui se pressait autour du convoi funéraire, devant la grande mosquée d'Ankara. Blanc comme la neige qui tombait ce jour-là à flocons redoublés. Rouge comme le drapeau turc qui flottait un peu partout, parmi les ´ fidéles ª...
Les clichés suivants montraient les premiers rangs du cortége. Il reconnut l'ancienne Premier ministre, Tansu Ciller, et en conclut que d'autres dignitaires politiques turcs étaient venus. Il nota même la présence d'émissaires venus d'Etats voisins, portant des vêtements traditionnels d'Asie centrale, toques et houppelandes brodées d'or.
Soudain, Paul eut une autre idée. Les parrains de la mafia turque devaient aussi participer à ce défilé... Les chefs des familles d'Istanbul et des autres régions d'Anatolie, venus rendre un dernier hommage à leur allié
politique. Peut-être même y avait-il parmi eux celui qui tirait les ficelles de son affaire. L'homme qui avait lancé les tueurs aux trousses de Sema Gokalp...
Il passa en revue les autres tirages, qui révélaient des détails singuliers parmi la foule. Ainsi, la plupart des drapeaux rouges n'étaient pas frappés d'un croissant - l'embléme turc -, mais de trois croissants, disposés en triangle. En écho, des affiches arboraient l'effigie d'un loup hurlant sous les trois lunes.
Paul avait l'impression de contempler une armée en marche, des guerriers de pierre, aux valeurs primitives, aux symboles ésoté-riques. Plus qu'un simple parti politique, les Loups Gris formaient une sorte de secte, un clan mystique aux références ancestrales.
Sur les derniers clichés, un ultime détail le surprit : les militants ne levaient pas leur poing serré au passage du cercueil, comme il l'avait cru.
Ils effectuaient un salut original, deux doigts levés. Il 352
L'EMPIRE DES LOUPS
se concentra sur une femme en larmes sous la neige, qui effectuait ce geste énigmatique.
A y regarder de plus prés, elle dressait l'index et l'auriculaire, alors que son majeur et son annulaire se groupaient contre le pouce, comme pour former une pincée. Il demanda à voix haute :
- qu'est-ce que c'est que ce geste ?
- J'sais pas, répondit Matkowska. Ils font tous ça. Sans doute un signe de reconnaissance. Y m'ont l'air bien barrés !
Ce signe était une clé. Deux doigts levés, vers le ciel, à la maniére de deux oreilles... Et soudain, il comprit. Il reproduisit le geste, face à
Naubrel et Matkowska.
- Bon sang, souffla-t-il, vous ne voyez pas ce que ça représente ?
Paul plaça sa main de profil, pointée comme un museau vers la vitre :
- Regardez mieux.
- Merde, souffla Naubrel. C'est un loup. Une gueule de loup.
59
EN SORTANT de la brasserie, Paul annonça : - On sépare les équipes. Les deux flics accusérent le coup. Aprés leur nuit blanche, ils avaient sans doute espéré rentrer chez eux. Il ignora leur mine dépitée :
- Naubrel, tu reprends l'enquête sur les caissons à haute pression.
- quoi ? Mais...
- Je veux la liste compléte des sites qui abritent ce type de matériel en Œle-de-France.
L'OPJ ouvrit les mains en signe d'impuissance :
- Capitaine, ce truc, c'est une impasse. Avec Matkowska, on a tout ratissé. De la maçonnerie au chauffage, du sanitaire aux vitrages. On a visité les ateliers d'essai, les...
Paul l'arrêta. S'il s'était écouté, lui aussi aurait laissé tomber. Mais Schiffer, au téléphone, l'avait interrogé à ce sujet, ça signifiait qu'il possédait une bonne raison de s'y intéresser. Et plus que jamais, Paul faisait confiance à l'instinct du vieux briscard...
- Je veux la liste, trancha-t-il. Tous les lieux o˘ il existe la moindre chance que les tueurs aient utilisé un caisson.
- Et moi ? demanda Matkowska.
Paul lui tendit les clés de son appartement :
- Tu fonces chez moi, rue du Chemin-Vert. Tu récupéres dans ma boîte aux lettres les catalogues, les fascicules et tous les documents concernant des masques et des bustes antiques. C'est un BAC qui collecte ça pour moi.
354
L'EMPIRE DES LOUPS
- qu'est-ce que j'en fais ?
Il ne croyait pas davantage à cette piste mais, encore une fois, il entendit la voix de Schiffer : Ét les masques antiques ? ª L'hypothése de Paul n'était peut-être pas si mauvaise...
- Tu t'installes dans mon appartement, reprit-il d'un ton ferme. Tu compares chaque image avec les visages des mortes.
- Pourquoi ?
- Cherche des ressemblances. Je suis certain que le tueur s'inspire de vestiges archéologiques pour les défigurer.
Le flic regardait les clés miroiter dans sa paume, incrédule. Paul ne s'expliqua pas davantage. Il conclut, en se dirigeant vers sa voiture :
- Le point à midi. Si vous trouvez quelque chose de sérieux d'ici là, vous m'appelez aussi sec.
Maintenant il était temps de s'occuper d'une idée nouvelle qui le titillait : un conseiller culturel de l'ambassade de Turquie, Ali Ajik, habitait à quelques blocs de là. Cela valait le coup de l'appeler. L'homme s'était toujours montré coopératif dans le cadre de l'enquête et Paul avait besoin de parler à un citoyen turc.
Dans sa voiture, il utilisa son téléphone portable, enfin rechargé. Ajik ne dormait pas - du moins Passura-t-il.
quelques minutes plus tard, Paul gravissait l'escalier du diplomate. Il vacillait légérement. Le manque de sommeil, la faim, l'excitation...
L'homme l'accueillit dans un petit appartement moderne, transformé en caverne d'Ali Baba. Des meubles vernis rutilaient de reflets mordorés. Des médaillons, des cadres, des lanternes montaient à l'assaut des murs, irradiant l'or et le cuivre. Le sol disparaissait sous des kilims superposés, vibrant des mêmes teintes d'ocré. Ce décor des Mille et Une Nuits ne cadrait pas avec le personnage d'Ajik, Turc moderne et polyglotte d'une quarantaine d'années.
- Avant moi, expliqua-t-il sur un ton d'excuse, l'appartement était occupé
par un diplomate de la vieille école.
Il sourit, les mains enfoncées dans les poches de son jogging gris perle :
- Alors, quelle est l'urgence ?
L'EMPIRE DES LOUPS
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- Je voudrais vous montrer des photos.
- Des photos ? Aucun probléme. Entrez. Je préparais du thé. Paul voulut refuser mais il devait jouer le jeu. Sa visite était informelle, pour ne pas dire illégale - il mordait sur le terrain de l'immunité diplomatique.
Il s'installa à même le sol, parmi les tapis et les coussins brodés, tandis qu'Ajik, assis en tailleur, servait le thé dans des petits verres renflés.
Paul l'observa. Ses traits étaient réguliers, sous des cheveux noirs coupés trés court, lui moulant le cr‚ne comme une cagoule. Un visage net, dessiné
au Rotring. Seul le regard était troublant, avec ses yeux asymétriques. La pupille gauche ne bougeait pas, toujours posée sur vous, alors que l'autre disposait de toute sa mobilité.
Sans toucher à son verre br˚lant, Paul attaqua :
- Je voudrais d'abord vous parler des Loups Gris.
- Une nouvelle enquête ? Paul éluda la question :
- qu'est-ce que vous savez sur eux ?
- Tout cela est trés loin. Ils étaient surtout puissants dans les années 70. Des hommes trés violents... (Il but une gorgée, posément.) Vous avez remarqué mon oil ?
Paul se fabriqua une expression étonnée, du style : ´ Maintenant que vous me le dites... ª
- Oui, vous l'avez remarqué, sourit Ajik. Ce sont les Idéalistes qui me l'ont crevé. Sur le campus de l'université, quand je militais à gauche. Ils avaient des méthodes plutôt... raides.
- Et aujourd'hui ?
Ajik eut un geste désabusé :
- Ils n'existent plus. Pas sous leur forme terroriste, en tout cas. Ils n'ont plus besoin d'utiliser la force : ils sont au pouvoir en Turquie.
- Je ne vous parle pas de politique. Je vous parle des hommes de main.
Ceux qui travaillent pour les cartels criminels.
Son expression se nuança d'ironie :
- Toutes ces histoires... En Turquie, il est difficile de faire la part de la légende et de la réalité.
356
EMPIRE DES LOUPS
- Certains d'entre eux sont au service des clans mafieux, oui ou non ?
- Dans le passé, oui, c'est une certitude. Mais aujourd'hui... (Son front se plissa.) Pourquoi ces questions ? Il y a un rapport avec la série de meurtres ?
Paul préféra enchaîner :
- D'aprés mes renseignements, ces hommes, tout en travaillant pour les mafias, demeurent fidéles à leur cause.
- C'est exact. Au fond, ils méprisent les gangsters qui les emploient. Ils sont persuadés de servir un idéal plus élevé.
- Parlez-moi de cet idéal.
Ajik prit une inspiration, exagérant le gonflement de son torse, comme s'il retenait une grande bouffée de patriotisme.
- Le retour de l'empire turc. Le mirage du Touran.
- qu'est-ce que c'est ?
- Il faudrait une journée pour vous expliquer ça.
- S'il vous plaît, dit Paul d'un ton plus brutal, je dois comprendre à
quoi carburent ces mecs.
Ali Ajik s'appuya sur un coude.
- Les origines du peuple turc remontent aux steppes d'Asie centrale. Nos ancêtres avaient les yeux bridés et vivaient dans les mêmes régions que les Mongols. Les Huns, par exemple, étaient des Turcs. Ces nomades ont déferlé
sur toute l'Asie centrale et ont rejoint PAnatolie au Xe siécle environ de l'ére chrétienne.
- Mais qu'est-ce que le Touran ?
- Un empire fondateur, qui aurait existé jadis, o˘ tous les peuples turcophones d'Asie centrale auraient été unifiés. Une sorte d'Atlantide que les historiens ont souvent évoquée, sans jamais apporter la moindre preuve de sa réalité. Les Loups Gris rêvent de ce continent perdu. Ils rêvent de réunir les Ouzbeks, les Tatars, les OuÔgours, les Turkménes... De reconstituer un immense empire qui s'étendrait des Balkans au BaÔkal.
- Un projet réalisable ?
- Non, évidemment, mais il y a une part de réel dans ce mirage.
Aujourd'hui, les nationalistes prônent des alliances économiques, un partage des ressources naturelles entre les peuples turcophones. Comme le pétrole par exemple.
L'EMPIRE DES LOUPS
557
Paul se souvenait des hommes aux yeux bridés et aux manteaux de brocart présents aux obséques de Tiirkes. Il avait vu juste : le monde des Loups Gris dessinait un Etat dans l'Etat. Une nation souterraine, située au-dessus des lois et des frontiéres des autres pays.
Il sortit les clichés des funérailles. Sa position de bouddha commençait à
lui donner des crampes.
- Ces photos vous disent quelque chose ? Ajik saisit le premier tirage et murmura :
- L'enterrement de T˘rkes... Je n'étais pas à Istanbul à l'époque.
- Reconnaissez-vous des personnalités importantes ?
- Mais il y a tout le gratin ! Les membres du gouvernement. Les représentants des partis de droite. Les candidats à la succession de T˘rkes...
- Y a-t-il des Loups Gris en activité ? Je veux dire : des malfrats connus ?
Le diplomate passait d'un cliché à l'autre. Il paraissait moins à l'aise.
Comme si la seule vision de ces hommes réveillait en lui une terreur ancienne. Il pointa son index :
- Celui-là : Oral Celik.
- qui est-ce ?
- Le complice d'Ali Agca. L'un des deux hommes qui ont tenté d'assassiner le pape, en 1981.
- Il est en liberté ?
- Le systéme turc. N'oubliez jamais les liens entre les Loups Gris et la police. Ni l'immense corruption de notre justice...
- Vous en reconnaissez d'autres ? Ajik parut réticent :
- Je ne suis pas spécialiste.
- Je vous parle de célébrités. Des chefs de famille.
- Des babas, vous voulez dire ?
Paul mémorisa le terme, sans doute l'équivalent turc de ´ parrain ª. Ajik s'attardait sur chaque cliché :
- Certains me disent quelque chose, admit-il enfin, mais je ne me souviens pas de leurs noms. Des têtes qui apparaissent régulié-358
L'EMPIRE DES LOUPS
rement dans les journaux, à l'occasion de procés : trafics d'armes, enlévements, maisons de jeu...
Paul attrapa un feutre au fond de sa poche :
- Entourez chaque visage que vous connaissez. Et notez le nom à côté, s'il vous revient.
Le Turc dessina plusieurs cercles mais n'inscrivit aucun nom. Soudain, il s'arrêta :
- Celui-là est une vraie star. Une figure nationale.
Il désignait un homme trés grand, ‚gé d'au moins soixante-dix ans, qui marchait avec une canne. Un front haut, des cheveux gris coiffés en arriére, des m‚choires avancées qui rappelaient un profil de cerf. Une sacrée gueule.
- IsmaÔl Kudseyi. Sans doute le ´ buyuk-baba ª le plus puissant d'Istanbul. J'ai lu un article à son sujet récemment... Il paraît qu'il est encore dans la course aujourd'hui. Un des trafiquants de drogue majeurs de Turquie. Les photos de lui sont rares. On raconte qu'il a fait crever les yeux d'un photographe qui avait réalisé en douce une série sur lui.
- Ses activités criminelles sont connues ? Ajik éclata de rire :
- Bien s˚r. A Istanbul, on dit que la seule chose que Kudseyi peut encore craindre, c'est un tremblement de terre.
- Il est lié aux Loups Gris ?
- Et comment ! Un leader historique. La plupart des officiers de police actuels ont été formés dans ses camps d'entraînement. Il est aussi célébre pour ses actions philanthropiques. Sa fondation accorde des bourses aux enfants déshérités. Toujours sur fond de patriotisme exacerbé.
Paul remarqua un détail :
- qu'est-ce qu'il a aux mains ?
- Des cicatrices provoquées par l'acide. On raconte qu'il a commencé comme tueur à gages dans les années 60. Il faisait disparaître les cadavres avec de la soude. Encore une rumeur.
Paul sentit un étrange fourmillement dans ses veines. Un tel homme aurait pu ordonner la mort de Sema Gokalp. Mais pour quelles raisons ? Et pourquoi lui et pas son voisin de cortége ?
L'EMPIRE DES LOUPS
359
Comment mener une enquête à deux mille kilométres de distance ?
Il observa les autres visages cerclés de feutre. Des gueules dures, fermées, aux moustaches blanchies de neige...
Malgré lui, il éprouvait un respect équivoque pour ces seigneurs du crime.
Parmi eux, il remarqua un jeune homme à la chevelure hirsute.
- Et lui ?
- La nouvelle génération. Azer Akarsa. Un poulain de Kudseyi. Gr‚ce au soutien de sa fondation, ce petit paysan est devenu un grand homme d'affaires. Il a fait fortune dans le commerce des fruits. Aujourd'hui, Akarsa posséde d'immenses vergers dans sa région natale, prés de Gaziantep.
Et il n'a pas quarante ans. Un golden-boy à la mode turque.
Le nom de Gaziantep provoqua un déclic dans l'esprit de Paul. Toutes les victimes étaient originaires de cette région. Simple coÔncidence ? Il s'attarda sur le jeune homme en veste de velours boutonnée jusqu'au col.
Plutôt qu'à un prodige des affaires, il ressemblait à un étudiant bohéme et rêveur.
- Il fait de la politique ?
Ajik confirma d'un hochement de tête.
- Un leader moderne. Il a fondé ses propres foyers. On y écoute du rap, on y discute de l'Europe, on y boit de l'alcool. Tout cela a l'air trés libéral.
- C'est un modéré ?
- En apparence seulement. A mon avis, Akarsa est un pur fanatique. Peut-
être le pire de tous. Il croit à un retour radical aux racines. Il est obsédé par le passé prestigieux de la Turquie. Il posséde lui aussi une fondation, o˘ il finance des travaux d'archéologie.
Paul songea aux masques antiques, aux visages sculptés comme des pierres.
Mais ce n'était pas une piste. Pas même une théorie. Tout juste un délire qui ne reposait jusqu'ici sur rien.
- Des activités criminelles ? reprit-il.
- Je ne crois pas, non. Akarsa n'a pas besoin d'argent. Et je suis s˚r qu'il méprise les Loups Gris qui se compromettent avec la mafia. A ses yeux, ce n'est pas digne de la ćause ª.
360
L'EMPIRE DES LOUPS
Paul jeta un coup d'oil à sa montre : 9 heures 30. Il était largement temps de retourner à ses chirurgiens. Il rangea les photographies et se leva :
- Merci, Ali. Je suis certain que ces informations vont m'être trés utiles, d'une façon ou d'une autre.
L'homme le raccompagna jusqu'à la porte. Sur le seuil, il demanda :
- Vous ne m'avez toujours pas dit : les Loups Gris ont quelque chose à
voir avec la série de meurtres ?
- Il y a une possibilité pour qu'ils soient impliqués, oui.
- Mais... de quelle façon ?
- Je ne peux rien dire.
- Vous... Vous pensez qu'ils sont à Paris ?
Paul avança dans le couloir sans répondre. Il s'arrêta dans l'escalier :
- Une derniére chose, Ali. Les Loups Gris : pourquoi ce nom ?
- Cela fait référence au mythe des origines.
- quel mythe ?
- On raconte que, dans des temps trés anciens, les Turcs n'étaient qu'une horde affamée, sans refuge, perdue au cour de l'Asie centrale. Alors qu'ils étaient à l'agonie, des loups les ont nourris et protégés. Des loups gris, qui ont donné naissance au véritable peuple turc.
Paul s'aperçut qu'il serrait la rampe à s'en blanchir les jointures. Il imaginait une meute s'ébrouant dans des steppes infinies, se confondant avec la pulvérulence grise du soleil. Ajik conclut :
- Ils protégent la race turque, capitaine. Ils sont les gardiens des origines, de la pureté initiale. Certains d'entre eux croient même être les fils lointains d'une louve blanche, Asena. J'espére que vous vous trompez, que ces hommes ne sont pas à Paris. Parce que ce ne sont pas des criminels ordinaires. Ils ne ressemblent à rien de ce que vous avez pu connaître, de prés ou de loin.
60
PAUL P…N…TRAIT dans la Golf quand son téléphone sonna : - Capitaine, j'ai peut-être quelque chose. C'était la voix de Naubrel.
- quoi ?
- En interrogeant un chauffagiste, j'ai découvert qu'on utilisait la pression dans un domaine d'activité qu'on n'a pas encore fouillé.
Il avait encore le cr‚ne farci de loups et de steppes, il voyait à peine de quoi parlait l'OPJ. Il l‚cha au hasard :
- quel domaine ?
- La conservation des aliments. Une technique héritée du Japon, plutôt récente. Au lieu de chauffer les produits, on les soumet à une pression élevée. C'est plus cher mais ça permet de conserver les vitamines et...
- Putain, accouche. Tu as une piste ? Naubrel se renfrogna.
- Plusieurs usines, en banlieue parisienne, utilisent cette technique. Des fournisseurs de luxe, genre bio ou épicerie fine. Un site me paraît intéressant, dans la vallée de la Biévre.
- Pourquoi ?
- Il appartient à une boîte turque.
Paul ressentit des picotements à la racine des cheveux.
- quel nom ?
- Le* entreprises Matak.
362
L'EMPIRE DES LOUPS
Deux syllabes qui ne lui disaient rien, bien s˚r. - qu'est-ce qu'ils font comme produits ?
- Des jus de fruits, des conserves de luxe. D'aprés mes informations, c'est plutôt un laboratoire qu'un site industriel. Une véritable unité
pilote.
Les picotements se transformérent en ondes électriques. Azer Akarsa. Le golden-boy nationaliste qui avait fondé sa réussite sur l'arboriculture. Le gamin venu de Gaziantep. Pouvait-il y avoir un rapport ?
Paul affermit sa voix :
- Voilà ce que tu vas faire : tu vas te débrouiller pour visiter les lieux.
- Maintenant ?
- A ton avis ? Je veux que tu inspectes leur espace pressurisé de fond en comble. Mais attention : pas question de descente officielle, ni de carte tricolore.
- Mais comment voulez-vous... ?
- Tu te démerdes. Je veux aussi que tu identifies les propriétaires de l'usine en Turquie.
- «a doit être une holding ou une société anonyme !
- Tu interroges les responsables sur le site. Tu contactes la Chambre de Commerce en France. En Turquie s'il le faut. Je veux la liste des principaux actionnaires.
Naubrel parut deviner que son supérieur suivait une idée précise.
- qu'est-ce qu'on cherche ?
- Peut-être un nom : Azer Akarsa.
- Putain, ces noms... Vous pouvez m'épeler ?
Paul s'exécuta. Il allait raccrocher quand l'OPJ demanda :
- Vous avez branché votre radio ?
- Pourquoi ?
- On a retrouvé un cadavre, cette nuit, au Pére-Lachaise. Un corps mutilé.
Une fléche de givre sous ses côtes.
- Une femme ?
- Non. Un homme. Un flic. Un ancien du 10e. Jean-Loute Schiffer. Un spécialiste des Turcs et...
L'EMPIRE DES LOUPS
363
Les dég‚ts majeurs causés par une balle dans un corps humain ne sont pas provoqués par la balle elle-même mais par son sillage, qui crée un vide destructeur, une queue de cométe à travers les chairs, les tissus, les os.
Paul sentit les mots le traverser de la même maniére, s'amplifier dans ses entrailles, déployer une ligne de souffrance qui le fit hurler. Mais il n'entendit pas son propre cri, parce qu'il avait déjà plaqué son gyrophare sur le toit et déclenché sa siréne.
61
ILS …TAIENT tous là. Il pouvait les classer selon leur tenue. Les huiles de la place Beauvau, manteau noir et pompes cirées, portant le deuil comme une seconde nature ; les commissaires et les chefs de brigade, en vert camouflage ou pied-de-poule d'automne, ressemblant à des chasseurs embusqués ; les OPJ, blousons de cuir et brassards rouges, aux allures de marlous reconvertis en miliciens. La plupart d'entre eux, quels que soient leur grade, leur fonction, arboraient une moustache. C'était un signe de ralliement, un label au-dessus des différences. Aussi attendu que la cocarde sur leur carte officielle.
Paul dépassa la barriére des fourgons et des voitures-patrouilles, dont les gyrophares tournoyaient en silence, au pied du columbarium. Il se glissa discrétement sous le ruban de non-franchissement qui barrait l'entrée des b
‚timents.
Une fois dans l'enceinte, il bifurqua à gauche, sous les arcades, et se plaqua derriére une colonne. Il ne prit pas le temps d'admirer les lieux -
les longues galeries aux murs tapissés de noms et de fleurs, cette atmosphére de respect sacré, à fleur de marbre, o˘ la mémoire des morts planait comme une brume au-dessus de l'eau. Il se concentra sur le groupe des flics, debout dans les jardins, afin de repérer parmi eux des visages connus.
Le premier qu'il repéra fut Philippe Charlier. Drapé dans son loden, le Géant Vert méritait plus que jamais son surnom. Prés de lui, il y avait Christophe Beauvanier, casquette de base-bail et L'EMPIRE DES LOUPS
365
veste en cuir. Les deux flics interrogés cette nuit par Schiffer, qui semblaient s'être précipités comme des chacals pour s'assurer que son corps était bien froid. Non loin de là, Paul distingua Jean-Pierre Guichard, le procureur de la République, Claude Mones-tier, le commissaire divisionnaire de Louis-Blanc, et aussi le juge Thierry Bomarzo, un des rares hommes à
connaître le rôle qu'il avait joué avec Schiffer dans ce merdier. Paul comprit ce que ce tableau officiel signifiait pour lui : sa carriére ne survivrait pas à ce chaos.
Mais, le plus étonnant, c'était la présence de Morencko, le chef de POCRTIS, et de Pollet, le patron des Stops. Cela faisait beaucoup de monde pour la disparition d'un simple inspecteur à la retraite. Paul songea à une bombe dont on n'aurait découvert la véritable puissance qu'aprés l'explosion.
Il se rapprocha, toujours à couvert des colonnes. Les questions auraient d˚
se bousculer dans sa tête. Pourtant, il était frappé par une évidence. Ce cortége de figures sombres surplombé par les vo˚tes du sanctuaire rappelait étrangement les obséques d'Alpas-lan T˚rkes. Même faste, même solennité, mêmes moustaches. A sa façon, Jean-Louis Schiffer avait réussi à obtenir lui aussi des funérailles nationales.
Il repéra une ambulance, au fond du parc, stationnée prés d'une entrée souterraine. Des infirmiers en blouse blanche grillaient une cigarette, discutant avec des agents en uniforme. Ils attendaient sans doute que la police scientifique ait fini le boulot de relevés pour emporter le corps.
Schiffer était donc encore à l'intérieur.
Paul sortit de sa planque et se dirigea vers l'entrée, abrité par des haies de troénes. Il s'engageait dans l'escalier quand une voix l'interpella :
- Oh ! On passe pas, là.
En se retournant, il brandit sa carte. Le planton se pétrifia, presque au garde-à-vous. Paul l'abandonna à sa surprise, sans un mot, et descendit jusqu'au portail de fer forgé.
Il crut d'abord pénétrer dans les dédales d'une mine, avec ses tunnels et ses paliers. Puis ses yeux s'habituérent à l'obscurité et il distingua la topographie des lieux. Des allées blanches et noires déclinaient des milliers de niches, de noms, de bouquets suspen-366
EMPIRE DES LOUPS
dus dans des gaines de verre. Une ville troglodyte, taillée à même la roche.
Il se pencha au-dessus d'un puits ouvert sur les étages inférieurs. Un halo blanc rayonnait au deuxiéme sous-sol : les hommes du laboratoire de police étaient en bas. Il trouva un nouvel escalier et descendit. A mesure qu'il approchait de la lumiére, l'atmosphére lui paraissait au contraire s'assombrir, se pigmenter. Une odeur singuliére s'insinuait dans les narines : séche, piquante, minérale.
Parvenu au deuxiéme niveau, il s'orienta vers la droite. Plus que la source lumineuse, il suivait maintenant l'odeur. Au premier tournant, il aperçut les techniciens vêtus de combinaisons blanches et coiffés de bonnets en papier. Ils avaient installé leur quartier général à la croisée de plusieurs galeries. Leurs valises chromées, posées sur des b‚ches plastiques, s'ouvraient sur des tubes à essai, des fioles, des atomiseurs... Paul s'approcha sans bruit - les deux silhouettes lui tournaient le dos.
Il n'eut pas à se forcer pour tousser : l'espace était saturé de poussiére.
Les cosmonautes se retournérent; ils portaient des masques en forme de Y
inversé. De nouveau, Paul exhiba sa carte. L'une des têtes d'insectes fit ńon ª, en levant ses mains gantées.
Une voix étouffée retentit - impossible de dire lequel des deux parlait :
- Désolé. On commence le boulot d'empreintes,
- Juste une minute. C'était mon coéquipier. Merde, vous pouvez comprendre ça, non ?
Les deux Y se regardérent. quelques secondes passérent. L'un des techniciens attrapa un masque dans sa valise :
- La troisiéme allée, dit-il. Suis les projecteurs. Et reste sur les planches. Pas un pied au sol.
Ignorant le masque, Paul se mit en marche. L'homme l'arrêta :
- Prends-le. Tu ne pourras pas respirer.
Paul maugréa en fixant la coque blanche sur son visage. Il longea la premiére allée sur la gauche, sur les lattes surélevées, enjambant les c
‚bles des projecteurs installés à chaque croisement. Les murs lui paraissaient interminables, répétant une litanie de casiers L'EMPIRE DES LOUPS
367
et d'inscriptions funéraires, à mesure que dans l'air les particules grises gagnaient en densité.
Enfin, aprés un virage, il comprit l'avertissement.
Sous les lumiéres halogénes, tout était gris : sol, cloisons, plafond. Les cendres des morts s'étaient échappées des niches éven-trées par les balles.
Des dizaines d'urnes avaient roulé à terre, mêlant leur contenu au pl‚tre et aux gravats.
Sur les murs, Paul parvint à identifier les impacts de deux armes différentes : un gros calibre, type Shotgun, et une arme de poing semi-automatique, sans doute un 9 millimétres ou un 45.
Il avança, fasciné par ce spectacle lunaire. Il avait vu des photos de villes ensevelies aprés une éruption volcanique, aux Philippines. Des rues figées par la lave refroidie. Des survivants hagards, aux visages de statues, portant dans leurs bras des enfants de pierre. Devant lui s'étendait le même tableau.
Il franchit un nouveau ruban jaune, puis, soudain, au bout de l'allée, il l'aperçut.
Schiffer avait vécu comme un salopard.
Il était mort comme un salopard - dans un ultime sursaut de violence.
Son corps, uniformément gris, se cambrait, de profil, la jambe droite repliée sous son imperméable, la main droite dressée, recroquevillée comme une patte de coq. Une flaque de sang se déployait derriére ce qui restait de la boîte cr‚nienne, comme si un de ses rêves les plus sombres avait explosé dans sa tête.
Le pire était le visage. Les cendres qui le recouvraient ne parvenaient pas à masquer l'horreur des blessures. Un globe oculaire avait été arraché -
découpé plutôt, avec toute sa cavité. Des entailles lacéraient la gorge, le front, les joues. L'une d'elles, plus longue et plus profonde, découvrait la gencive jusqu'à la plaie de l'orbite. La bouche s'étirait ainsi en un rictus atroce, débordant de glaise argentée et rosé.
Plié en deux par une nausée brutale, Paul arracha son masque. Mais son estomac était totalement vide. Dans la convulsion, seules jaillirent les questions qu'il avait retenues jusqu'à présent : pourquoi Schiffer était-il venu ici ? qui l'avait tué ? qui avait pu atteindre ce degré de barbarie ?
368
L'EMPIRE DES LOUPS
A cet instant, il tomba à genoux et éclata en sanglots. Les larmes ruisselérent, en quelques secondes, sans qu'il songe à les retenir ou à
essuyer la boue qui s'accumulait sur ses joues.
Il ne pleurait pas sur Schiffer.
Il ne pleurait pas non plus sur les femmes assassinées. Ni même sur celle qui était en sursis, en fuite quelque part.
Il pleurait sur lui-même.
Sur sa solitude et sur l'impasse dans laquelle il se trouvait désormais.
- Il serait temps qu'on se parle, non ?
Paul se retourna vivement.
Un homme à lunettes qu'il n'avait jamais vu, qui ne portait pas de masque, et dont la longue figure, bleutée de poussiére, évoquait une stalactite, lui souriait.
62
'EST DONC VOUS qui avez remis Schiffer en circula-tion ?
La voix était claire, forte, presque enjouée, s'accordant avec le bleu du ciel.
Paul secoua les cendres de sa parka et renifla - il avait retrouvé un semblant de contenance.
- J'avais besoin de conseils, oui.
- quel genre de conseils ?
- Je travaille sur une série de meurtres, dans le quartier turc, à Paris.
- Votre démarche a été validée par vos supérieurs ?
- Vous connaissez la réponse.
L'homme à lunettes acquiesça. Etre grand ne lui suffisait pas : tout son maintien prenait de la hauteur. Tête altiére, menton relevé, front dégagé, rehaussé encore par des boucles grises. Un haut fonctionnaire dans la force de l'‚ge, au profil fouineur de lévrier.
Paul lança un coup de sonde :
- Vous êtes de l'IGS ?
- Non. Olivier Amien. Observatoire géopolitique des drogues. Lorsqu'il travaillait à POCRTIS, Paul avait souvent entendu ce nom. Amien passait pour le pape de la lutte antidrogue en France. Un homme qui coiffait à la fois la Brigade des stups et les services internationaux de la lutte contre le trafic de stupéfiants.
Ils tournérent le dos au columbarium et s'enfoncérent dans une 370
L'EMPIRE DES LOUPS
allée qui rappelait une ruelle pavée du XIXe siécle. Paul aperçut des fossoyeurs grillant une cigarette, appuyés contre une sépulture. Ils devaient s'entretenir de l'incroyable découverte de la matinée. Amien reprit, sur un ton lourd de sous-entendus :
- Vous-même avez travaillé à l'Office central des stupéfiants, je crois...
- quelques années, oui.
- quelles filiéres ?
- Des petites filiéres. Le cannabis, surtout. Les réseaux d'Afrique du Nord.
- Vous n'avez jamais touché au Croissant d'Or ? D'un revers de main, Paul s'essuya le nez.
- Si vous alliez droit au but, on gagnerait du temps, vous et moi.
Amien décocha un sourire au soleil.
- J'espére qu'un petit cours d'histoire contemporaine ne vous fait pas peur...
Paul songea aux noms et aux dates qu'il avait ingurgités depuis l'aube.
- Allez-y. Je suis en cours de rattrapage.
Le haut fonctionnaire poussa ses montures sur son nez et commença.
- Je suppose que le nom des Talibans vous dit quelque chose. Depuis le 11
septembre, pas moyen d'échapper à ces intégristes. Les médias ont ressassé
leur vie et leurs ouvres... Les bouddhas plastiqués. Leur bienveillance à
l'égard de Ben Laden. Leur attitude abjecte à l'égard des femmes, de la culture ou de toute forme de tolérance. Mais il y a un fait qu'on connaît mal, le seul point positif de leur régime : ces barbares ont efficacement lutté contre la production de l'opium. Lors de leur derniére année au pouvoir, ils avaient pratiquement éradiqué la culture du pavot en Afghanistan. De 3 300 tonnes d'opium-base produites en 2000, on était passé
à 185 tonnes en 2001. A leurs yeux, cette activité était contraire aux lois coraniques.
ª Bien s˚r, dés que le mollah Omar a perdu le pouvoir, la culture du pavot a repris de plus belle. A l'heure o˘ je vous parle, les paysans du Ningarhar regardent éclore les fleurs de leurs L'EMPIRE DES LOUPS
371
semailles de novembre dernier. Ils vont bientôt commencer la récolte, dés la fin du mois d'avril.
L'attention de Paul allait et venait, comme sous l'effet d'une houle intérieure. Sa crise de larmes lui avait attendri l'esprit. Il se sentait en état d'hypersensibilité, prompt à éclater de rire ou en sanglots au moindre signal.
- ... Mais avant l'attentat du 11 septembre, poursuivit Amien, personne ne soupçonnait la fin de ce régime. Et les narcotrafi-quants s'intéressaient déjà à d'autres filiéres. Les ´ buyuk-babas ª turcs notamment, les ´
grands-péres ª qui se chargent de l'exportation de l'héroÔne vers l'Europe, s'étaient tournés vers d'autres pays producteurs, comme l'Ouzbékistan ou le Tadjikistan. Je ne sais pas si vous le savez, mais ces pays partagent les mêmes racines linguistiques.
Paul renifla encore :
- Je commence à le savoir, oui. Amien marqua un bref assentiment.
- Auparavant, les Turcs achetaient l'opium en Afghanistan et au Pakistan.
Ils raffinaient la morphine-base en Iran puis fabriquaient l'héroÔne dans leurs laboratoires d'Anatolie. Avec les peuples turcophones, ils ont d˚
modifier leur filiére. Ils ont raffiné la gomme dans le Caucase, puis ont produit la poudre blanche à l'extrême est de PAnatolie. Ces réseaux ont mis du temps à s'implanter et, d'aprés ce que nous savons, c'était encore du bricolage jusqu'à l'année derniére.
ª A la fin de l'hiver 2000-2001, nous avons entendu parler d'un projet d'alliance. Une alliance triangulaire entre la mafia ouzbéke, qui contrôle d'immenses territoires de culture ; les clans russes, héritage de l'Armée Rouge, qui maîtrisent depuis des décennies les routes du Caucase et le travail de raffinerie effectué dans cette zone ; et les familles turques, qui allaient assurer la fabrication de l'héroÔne proprement dite. Nous n'avions aucun nom, aucune précision, mais des détails significatifs nous laissaient penser qu'une union au sommet se préparait.
Ils abordaient une partie plus sombre du cimetiére. Des caveaux noirs, au coude à coude, des portes obscures, des toits obliques : 372
L'EMPIRE DES LOUPS
cette zone évoquait un village de corons, blotti sous un ciel de charbon.
Amien claqua la langue avant de continuer.
- ... Ces trois groupes criminels ont décidé d'inaugurer leur association par un convoi-pilote. Une petite quantité de drogue, qui serait exportée en maniére de test et qui aurait valeur de symbole. Une véritable porte ouverte sur l'avenir... Pour l'occasion, chaque partenaire a voulu démontrer son savoir-faire spécifique. Les Ouzbeks ont fourni une gomme-base d'une grande qualité. Les Russes ont impliqué leurs meilleurs chimistes pour raffiner la morphine-base, et les Turcs, à l'autre extrémité
de la filiére, ont fabriqué une héroÔne presque pure. De la numéro quatre.
Un nectar.
Ńous supposons qu'ils se sont chargés aussi de l'exportation du produit, de son transfert jusqu'en Europe. Ils devaient démontrer leur fiabilité
dans ce domaine. Ils rencontrent actuellement une forte concurrence avec les clans albanais et kosovars qui se sont rendus maîtres de la route des Balkans.
Paul ne voyait toujours pas en quoi ces histoires le concernaient.
- ... Tout cela se passait à la fin de l'hiver 2001. Nous nous attendions, au printemps, à voir apparaître cette fameuse cargaison à nos frontiéres. Une occasion unique de tuer dans l'ouf la nouvelle filiére...
Paul observait les tombes. Un lieu clair cette fois, ciselé, varié comme une musique de pierre qui murmurait à ses oreilles.
- ... A partir du mois de mars, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, nos douanes se sont placées en alerte maximale. Les ports, les aéroports, les frontiéres routiéres étaient surveillés en permanence. Dans chacun de nos pays, nous avons interrogé les communautés turques. Nous avons secoué nos indics, placé des trafiquants sur écoute... Fin mai, nous n'avions toujours rien péché. Pas un indice, pas une information. En France, nous avons commencé à nous inquiéter. Nous avons décidé de creuser plus en profondeur dans la communauté turque. De faire appel à un spécialiste. Un homme qui connaîtrait les réseaux anatoliens comme sa poche et qui pourrait devenir un véritable sous-marin.
Ces derniers mots ramenérent Paul à la réalité. Il saisit d'un coup le lien entre les deux enquêtes. >'ª
L'EMPIRE DES LOUPS
373
- Jean-Louis Schiffer, dit-il, sans même réfléchir.
- Exactement. Le Chiffre ou le Fer, au choix.
- Mais il était à la retraite.
- Nous avons donc d˚ lui demander de rempiler...
Tout se mettait en place. Le boulot d'étoufÔbir d'avril 2001. La cour d'appel de Paris renonçant à poursuivre Schiffer pour l'homicide de Gazil Hamet. Paul déduisit à voix haute :
- Jean-Louis Schiffer a monnayé sa collaboration. Il a exigé qu'on enterre l'affaire Hamet.
- Je vois que vous connaissez bien le dossier.
- Je fais moi-même partie du dossier. Et je commence à savoir additionner deux et deux chez les flics. La vie d'un petit dealer ne valait pas tripette comparée à vos grandes ambitions de chef de service.
- Vous oubliez notre motivation principale : stopper une filiére de grande envergure, enrayer...
- Arrêtez. Je connais votre chanson.
Amien dressa ses longues mains, comme s'il renonçait à toute polémique sur ce sujet.
- Notre probléme, de toute façon, a été différent.
- De quel genre ?
- Schiffer a retourné sa veste. Lorsqu'il a découvert quel clan participait à l'alliance et quelles étaient les modalités du convoi, il ne nous a pas prévenus. Au contraire, nous pensons qu'il a monnayé ses services auprés du cartel. Il a même d˚ se proposer pour accueillir le courrier à Paris et répartir la drogue entre les meilleurs distributeurs.
qui connaissait mieux que lui les trafiquants installés en France ?
Amien eut un rire cynique :
- Nous avons manqué d'intuition dans cette affaire. Nous avons requis le Fer. Nous avons eu droit au Chiffre... Nous lui avons proposé le festin qu'il attendait depuis toujours. Pour Schiffer, cette affaire constituait une apothéose.
Paul garda le silence. Il tentait de reconstruire sa propre mosaÔque mais les lacunes étaient encore trop nombreuses. Au bout d'une minute, il reprit :
374
L'EMPIRE DES LOUPS
- Si Schiffer a achevé sa carriére avec ce coup de maître, pourquoi croupissait-il à l'hospice de Longéres ?
- Parce que, une nouvelle fois, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
- C'est-à-dire ?
- Le courrier envoyé par les Turcs n'est jamais apparu. C'est lui qui a finalement doublé tout le monde, en filant avec le chargement. Schiffer a sans doute eu peur qu'on le soupçonne. Il a préféré faire profil bas et s'enterrer à Longéres en attendant que les choses se tassent. Même un homme comme lui redoutait les Turcs. Vous pouvez imaginer ce qu'ils réservent aux traîtres...
Nouveau souvenir : le Chiffre s'inscrivant sous un nom d'emprunt à
Longéres, ses allures de planqué dans l'hospice... Oui : il craignait les représailles des familles turques. Les piéces s'assemblaient mais Paul n'était pas encore convaincu. L'ensemble lui paraissait trop fragile, trop précaire.
- Tout cela, répliqua-t-il, ce ne sont que des hypothéses. Vous n'avez pas la queue d'une preuve. Et d'abord, pourquoi êtes-vous s˚r que la drogue n'est jamais arrivée en Europe ?
- Deux éléments nous l'ont clairement démontré. Primo, une telle héroÔne aurait fait du bruit sur le marché. Nous aurions constaté une recrudescence d'overdoses par exemple. Or, il ne s'est rien passé.
- Et le deuxiéme élément ?
- Nous avons retrouvé la drogue.
- quand ?
- Aujourd'hui même. (Amien lança un regard par-dessus son épaule.) Dans le columbarium.
- Ici?
- Vous auriez marché un peu plus loin dans la crypte, vous l'auriez découverte vous-même, répandue parmi les cendres des morts. Elle devait être planquée dans un des casiers qui ont été éventrés pendant la fusillade. Maintenant, elle est inutilisable. (Il sourit de nouveau.) Je dois avouer que le symbole est assez fort : la mort blanche retournée à la mort grise... C'est cette héroÔne que Schiffer est venu chercher cette nuit. C'est son enquête qui l'a mené jusqu'à elle.
L'EMPIRE DES LOUPS
375
- quelle enquête ?
- La vôtre.
Des c‚bles électriques qui ne trouvaient toujours pas leur connexion. Paul marmonna, l'esprit en pleine confusion :
- Comprends pas.
- C'est pourtant simple. Depuis plusieurs mois, nous pensons que le courrier utilisé par les Turcs était une femme. En Turquie, les femmes sont médecins, ingénieurs, ministres. Pourquoi pas trafiquantes de drogue ?
Cette fois, la connexion eut lieu. Sema Gokalp, Anna Heymes. La femme aux deux visages. La mafia turque avait envoyé ses Loups sur les traces de celle qui l'avait trahie.
La Proie était le passeur.
Paul se livra à une reconstitution-éclair : cette nuit, Schiffer avait surpris Sema au moment o˘, précisément, elle récupérait la drogue.
Il y avait eu affrontement.
Il y avait eu massacre.
Et la Proie courait encore..
Olivier Amien ne riait plus du tout :
- Votre enquête nous intéresse, Nerteaux. Nous avons établi le lien entre les trois victimes de votre affaire et la femme que nous cherchons. Les chefs du cartel turc ont envoyé des tueurs pour la dénicher et ils l'ont ratée jusqu'ici. O˘ est-elle, Nerteaux ? Avez-vous le moindre indice pour la retrouver ?
Paul ne répondit pas. Il remontait mentalement le train qui lui était passé
sous le nez : les Loups Gris torturant les femmes, sur la piste de la drogue ; Schiffer armé de son flair comprenant peu à peu qu'il poursuivait celle-là même qui l'avait doublé en s'enfuyant avec le précieux chargement...
Soudain, il prit sa décision. Sans préambule, il raconta toute l'affaire à
Olivier Amien. Le rapt de Zeynep T˘tengil, en novembre 2001. La découverte de Sema Gokalp dans le hammam. L'intervention de Philippe Charlier et son opération de nettoyage. Le programme de conditionnement psychique. La création d'Anna Heymes. La fuite de cette derniére, qui marchait sur ses propres
376
EMPIRE DES LOUPS
traces et qui recouvrait peu à peu la mémoire... jusqu'à réintégrer sa peau de trafiquante et prendre le chemin du cimetiére.
quand Paul se tut, le haut fonctionnaire paraissait complétement sonné. Au bout d'une longue minute, il demanda :
- C'est pour ça que Charlier est là ?
- Avec Beauvanier. Ils sont mouillés jusqu'à l'os dans cette histoire. Ils sont venus s'assurer que Schiffer est bien mort. Mais il reste Anna Heymes.
Et Charlier doit la trouver avant qu'elle parle. Il l'éliminera dés qu'il aura mis la main dessus. Vous courez aprés le même liévre.
Amien se plaça devant Paul et s'immobilisa. Son expression avait la dureté
de la pierre :
- Charlier, c'est mon probléme. qu'est-ce que vous avez pour localiser la femme ?
Paul regardait les sépultures autour de lui. Un portrait suranné, dans un cadre ovale. Une vierge placide, regard incliné, drapée dans une cape languide. Un christ taciturne, aux humeurs de bronze... Un détail lui parlait dans tout cela, mais il n'aurait su dire lequel.
Amien lui saisit violemment le bras :
- quelle piste avez-vous ? Le meurtre de Schiffer va vous retomber dessus.
En tant que flic, vous êtes fini. A moins qu'on ne mette la main sur la fille et que l'affaire soit révélée au grand jour. Avec vous dans le rôle du héros. Je répéte ma question : quelle piste avez-vous >
- Je veux continuer l'enquête moi-même, déclara Paul.
- Donnez-moi les informations. On verra ensuite.
- Je veux votre parole. Amien se crispa :
- Parlez, nom de Dieu.
Paul embrassa d'un dernier regard les monuments : la figure érodée de la Vierge, la longue tête du Christ, le camée aux traits sépia... Il comprit enfin le message : des visages. Sa seule voie pour l'atteindre, Elle.
- Elle a changé de gueule, murmura-t-il. Chirurgie esthétique. J'ai la liste des dix chirurgiens susceptibles d'avoir effectué l'opé-L'EMPIRE DES LOUPS
377
ration à Paris. J'en ai déjà vu trois. Donnez-moi la journée pour interroger les autres. Amien marqua sa déception.
- C'est... C'est tout ce que vous avez ?
Paul se souvint du site de conservation des fruits, du vague soupçon concernant Azer Akarsa. Si ce salopard était impliqué dans la série des meurtres, il le voulait pour lui seul.
- Oui, mentit-il, c'est tout. Et c'est déjà pas mal. Schiffer était persuadé que le chirurgien nous permettrait de la retrouver. Laissez-moi vous prouver qu'il avait raison.
Amien serra les m‚choires : il ressemblait maintenant à un prédateur. Il désigna un portail dans le dos de Paul :
- La station de métro Alexandre-Dumas est derriére vous, à cent métres.
Disparaissez. Je vous donne jusqu'à midi pour mettre la main dessus.
Paul comprit que le flic l'avait emmené ici intentionnellement. Il avait toujours voulu lui proposer ce marché. Il lui glissa une carte de visite dans la poche :
- Mon portable. Retrouvez-la, Nerteaux. C'est votre seule chance de vous en tirer. Sinon, dans quelques heures, c'est vous qui serez la proie.
63
PAUL NE PRIT PAS le métro. Aucun flic digne de ce nonª ne prend le métro.
Il sprinta jusqu'à la place Gambetta, le long du mur d'enceinte du cimetiére, et récupéra sa voiture garée rue Emile-Landrin. Il attrapa son vieux plan de Paris, encore taché de sang, et relut la liste des derniers toubibs.
Sept chirurgiens.
Répartis dans quatre arrondissements de Paris et deux villes de banlieue.
Il marqua leur adresse d'un cercle sur son plan puis prépara l'itinéraire le plus rapide pour les interroger l'un aprés l'autre, en partant du 20L
arrondissement.
quand il fut certain de la voie à suivre, il fixa son gyrophare et démarra à fond, concentré sur le premier nom.
Docteur Jérôme Chéret.
18, rue du Rocher, 8e arrondissement.
Il mit le cap plein ouest, remonta le boulevard de la Villette, le boulevard Rochechouart, puis celui de Clichy. Il roulait exclusivement dans les couloirs protégés des bus, avalait les pistes cyclables, mordait les trottoirs, et prit même deux fois la circulation à contresens.
En vue du boulevard des Batignolles, il ralentit et appela Naubrel :
- O˘ tu en es ?
- Je sors des entreprises Matak. Je me suis démerdé avec les mecs de l'Hygiéne. Une visite-surprise.
L'EMPIRE DES LOUPS
379
- Alors ?
- Une usine toute blanche, toute propre. Un vrai laboratoire. J'ai vu le caisson à haute pression. Briqué de prés : inutile d'espérer la moindre trace. J'ai aussi parlé avec les ingénieurs...
Paul avait imaginé un site industriel, à l'abandon, plein de rouille et de hurlements que personne n'aurait pu entendre. Mais l'idée d'un espace immaculé lui semblait tout à coup plus adaptée.
- Tu as interrogé le patron ? trancha-t-il.
- Ouais. En douceur. Un Français. Il m'a paru blanc-blanc.
- Et plus haut ? Tu es remonté jusqu'aux propriétaires turcs ?
- Le site dépend d'une société anonyme, YALIN AS, elle-même affiliée à une holding enregistrée à Ankara. J'ai déjà contacté la Chambre de Commerce de...
- Magne-toi. Trouve la liste des actionnaires. Et garde en tête le nom d'Azer Akarsa.
Il raccrocha, consulta sa montre : vingt minutes depuis son départ du cimetiére.
Au carrefour de Villiers, il braqua violemment à gauche et se retrouva dans la rue du Rocher. Il coupa sa siréne et ses lumiéres, entrée discréte obligée.
A 11 h 20, il sonnait chez Jérôme Chéret. On le fit passer par une porte dérobée pour ne pas effrayer la clientéle. Le médecin le reçut discrétement dans l'antichambre de sa salle d'opération.
- Juste un coup d'oeil, prévint Paul aprés quelques mots d'explication.
Il s'en tint cette fois à deux documents : le portrait-robot de Sema, le nouveau visage d'Anna.
- C'est la même ? demanda le médecin d'un ton admiratif. Beau boulot.
- Vous la connaissez ou non ?
- Ni l'une ni l'autre. Désolé.
Paul dévala les escaliers, entre tapis rouge et moulures blanches. Une biffure sur son plan et en route. Il était 11 h 40.
380
L'EMPIRE DES LOUPS
Docteur Thierry Dewaele.
22, rue de Phalsbourg, 17e arrondissement.
Même genre d'immeuble, mêmes questions, même réponse.
A 12 h 15, Paul tournait de nouveau la clé de contact quand son portable sonna dans sa poche. Un message de Matkowska : il avait appelé durant la bréve entrevue chez le médecin. Derriére ces murs épais de rupins, la connexion ne s'était pas faite. Il rappela aussi sec.
- J'ai du nouveau sur les sculptures antiques, dit Matkowska. Un site archéologique qui regroupe des têtes géantes. J'ai les photos. Ces statues ont des fissures... Exactement les mêmes dessins que les mutilations...
Paul ferma les yeux. Il ne savait pas ce qui l'exaltait le plus : s'approcher d'une folie meurtriére ou avoir eu raison depuis le début.
Matkowska poursuivait, d'une voix frémissante :
- Ce sont des têtes de dieux, mi-grecs, mi-perses, qui datent du début de l'ére chrétienne. Le sanctuaire d'un roi, au sommet d'une montagne, en Turquie orientale...
- O˘ exactement ?
- Au sud-est. Vers la frontiére syrienne.
- Donne-moi des noms de villes importantes.
- Attendez.
Il perçut des bruits de feuilles, des jurons étouffés. Il regarda ses mains : elles ne tremblaient pas. Il se sentait prêt, fondu dans une enveloppe de glace.
- Voilà. J'ai la carte. Le site de Nemrut Dag est proche d'Adiyaman et de Gaziantep.
Gaziantep. Une nouvelle convergence en direction d'Azer Akarsa. ´ //
posséde d'immenses vergers dans sa région natale, prés de Gaziantep ª, avait dit Ali Ajik. Ces vergers étaient-ils situés au pied même de la montagne aux sculptures ? Azer Akarsa avait-il grandi à l'ombre de ces têtes colossales ?
Paul revint sur le point crucial. Il avait besoin de se l'entendre confirmer :
- Et ces têtes rappellent vraiment les visages des victimes ?
- Capitaine, c'est Phallu. Les mêmes failles, les mêmes mutilations. Y a une statue, celle de Commagéne, une déesse de la fertiL'EMPIRE DES LOUPS
381
lité, qui ressemble parfaitement au visage de la troisiéme victime. Pas de nez, le menton raboté... J'ai superposé les deux images. Les fissures d'usure coÔncident au millimétre Je ne sais pas ce que ça veut dire mais ça fout les jetons et...
Paul savait par expérience que les indices décisifs, aprés un long tunnel, pouvaient s'enchaîner en l'espace de quelques heures. La voix d'Ajik, encore une fois : ÍI est obsédé par le passé prestigieux de la Turquie.
Il posséde même sa propre fondation, o˘ il finance des travaux d'archéologie. ª
Le golden-boy finançait-il des travaux de restauration sur ce site particulier ? Ces visages ancestraux Pintéressaient-ils pour une raison personnelle ?
Paul s'arrêta, respira un bon coup, puis se posa la question essentielle : Azer Akarsa était-il le tueur principal, le chef du commando ? Sa passion de la pierre antique pouvait-elle s'exprimer jusque dans des actes de torture et de mutilation ? Il était beaucoup trop tôt pour aller si loin.
Paul referma son esprit sur cette théorie puis ordonna :
- Tu te concentres sur ces monuments. Essaie de voir s'il n'y a pas eu récemment des travaux de restauration. Si c'est le cas, qui les finance ?
- Vous avez une idée ?
- Peut-être une fondation, oui, mais je ne connais pas son nom. Si tu tombes sur un institut, trouve son organigramme et consulte la liste des principaux donateurs, des responsables. Cherche en particulier le nom d'Azer Akarsa.
De nouveau, il épela le patronyme. Des étincelles de feu lui semblaient jaillir maintenant entre les lettres, comme des pointes de silex.
- C'est tout ? demanda l'OPJ.
- Non, fit Paul à bout de voix. Tu vérifies aussi les visas accordés aux ressortissants turcs depuis novembre dernier. Vérifie si Akarsa n'est pas dedans.
- Mais il y en a pour des heures !
- Non. Tout est informatisé. Et j'ai déjà mis un mec sur le coup des visas, à la VPE. Contacte-le et donne-lui ce nom. Magne-toi.
- Mais...
- Bouge.
64
DIDIER LAFERRIERE 12, rue Boissy-d'Anglas, 8e arrondissement. En franchissant le seuil de l'appartement, Paul eut un pressentiment - un déclic de flic, presque paranormal. Il y avait quelque chose à glaner ici.
Le cabinet était plongé dans la pénombre. Le chirurgien, un petit homme à
la chevelure grise et crépue, se tenait derriére son bureau. D'une voix sans timbre, il demanda :
- La police ? que se passe-t-il ?
Paul lui exposa la situation et sortit ses portraits. Le toubib parut se rétrécir encore. Il alluma une lampe sur le bureau et se pencha vers les documents.
Sans hésitation, il pointa son index sur le portrait d'Anna Heymes.
&
- Je ne l'ai pas opérée mais je connais cette femme.
Paul serra les poings. Bon Dieu, oui, son heure était venue. "'
- Elle m'a rendu visite il y a quelques jours, continua l'homme.
- Soyez précis.
- Lundi dernier. Si vous voulez, je vérifie dans mon agenda...
- qu'est-ce qu'elle voulait ?
- Elle avait l'air bizarre.
- Pourquoi ?
Le chirurgien hocha la tête.
- Elle m'a posé des questions sur les cicatrices consécutives à certaines interventions.
L'EMPIRE DES LOUPS
383
- qu'est-ce que cela a de bizarre ?
- Rien. Simplement... Soit elle jouait la comédie, soit elle était amnésique.
- Pourquoi ?
Le docteur tapota de l'index le portrait d'Anna Heymes :
- Mais parce que cette femme avait déjà subi l'opération. A la fin du rendez-vous, j'ai remarqué ses cicatrices. Je ne sais pas ce qu'elle cherchait en venant me voir. Peut-être voulait-elle engager des poursuites contre celui qui l'avait opérée. (Il considéra le cliché.) Du travail splendide, pourtant...
Un nouveau point gagnant pour Schiffer. Á mon avis, elle est en train d'enquêter sur elle-même. ª C'était exactement ce qui se passait : Anna Heymes traquait Sema Gokalp. Elle remontait le fil de son propre passé.
Paul était en nage, il avait l'impression de suivre un sillon de feu. La Proie était là, devant lui, à portée de main.
- C'est tout ce qu'elle a dit ? reprit-il. Pas de coordonnées ?
- Non. Elle a simplement conclu : ´ Je vais juger sur piéces ª ou quelque chose comme ça. C'était incompréhensible. qui est-elle au juste ?
Paul se leva sans répondre. Il attrapa un bloc de Post-it sur le bureau et inscrivit son numéro de portable :
- Si jamais elle rappelle, démerdez-vous pour la localiser. Parlez-lui de son opération. Des effets secondaires. N'importe quoi. Mais vous mettez la main dessus et vous m'appelez. Compris ?
- Vous êtes s˚r que ça va bien ?
Paul s'arrêta, la main sur la poignée de la porte :
- qu'est-ce que vous dites ?
- Je ne sais pas. Vous êtes tout rouge.
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P
IERRE LAROqUE 24, rue Maspero, 16e arrondissement. Rien.
Jean-François Skenderi
Clinique Massener,
58, avenue Paul-Doumer. 16e arrondissement.
Rien.
A 14 heures, Paul traversait de nouveau la Seine.
Direction rive Gauche.
Il avait renoncé au gyrophare, à la siréne - trop mal à la tête -et cherchait quelques parcelles de paix auprés des visages des piétons, des couleurs des devantures, de l'éclat du soleil. Il était émerveillé face à
ces citadins qui vivaient une journée normale, au sein d'une existence normale.
Il appela plusieurs fois ses lieutenants. Naubrel bataillait toujours avec la Chambre de Commerce d'Ankara, Matkowska écumait les musées, les instituts d'archéologie, les offices de tourisme et même PUNESCO, en quête d'organismes qui auraient financé des travaux sur le site de Nemrut Dag. Il conservait en même temps un oil sur la liste des visas, que les moteurs de recherche continuaient d'analyser, mais le nom d'Akarsa refusait d'apparaître.
Paul étouffait dans son corps. Des plaques de feu lui br˚laient le visage.
Une migraine lui battait la nuque. Des palpitations lan-L'EMPIRE DES LOUPS
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cinantes, si marquées qu'il aurait pu les compter. Il aurait d˚ s'arrêter dans une pharmacie mais il ne cessait de remettre cette halte au carrefour suivant.
Bruno Simonnet
139, avenue de Ségur, 7e arrondissement.
Rien.
Le chirurgien était un homme massif, qui tenait un gros matou entre ses bras. A les voir ensemble, en une si parfaite osmose, on ne savait plus lequel caressait l'autre. Paul remballait ses clichés quand le médecin remarqua :
- Vous n'êtes pas le premier à me montrer ce visage.
- quel visage ? tressaillit Paul.
- Celui-là.
Simonnet désignait le portrait-robot de Sema Gokalp.
- qui vous l'a déjà montré ? Un policier ?
Il acquiesça. Ses doigts grattouillaient toujours la nuque du matou. Paul songea à Schiffer :
- Un certain ‚ge, costaud, les cheveux argentés ?
- Non. Un jeune homme. Mal coiffé. Le genre étudiant. Il avait un léger accent.
Paul encaissait maintenant chaque coup comme un boxeur au fond des cordes.
Il dut s'appuyer contre le plateau de marbre de la cheminée.
- Turc, l'accent ?
- Comment voulez-vous que je sache ? Oriental, oui, peut-être.
- quand est-il venu ?
- Hier, dans la matinée.
- quel nom a-t-il donné ?
- Pas de nom.
- Un contact ?
- Non. C'était étrange. Dans les films, vous laissez toujours des coordonnées, non ?
- Je reviens.
Paul courut à sa voiture. Il prit un des tirages des obséques de T˚rkes o˘
apparaissait Akarsa. Une fois de retour, il tendit le cliché : 386
L'EMPIRE DES LOUPS
- L'homme en question est-il sur cette photo ?
Le chirurgien désigna l'homme en veste de velours :
- C'est lui. Aucun doute possible. Il leva les pupilles :
- Ce n'est pas un collégue à vous ?
Paul puisa au tréfonds de lui-même quelques parcelles de sang-froid et montra à nouveau le portrait informatique de la rousse :
- Vous m'avez dit qu'il vous avait soumis ce portrait. C'était exactement le même ? Un dessin comme celui-ci ?
- Non. Une photographie noir et blanc. Une photo de groupe, en fait. Sur un campus d'université, quelque chose de ce genre. La qualité était mauvaise mais la femme était la même que la vôtre. Aucun doute.
Sema Gokalp, jeune et vaillante parmi d'autres étudiantes turques, flotta un instant devant ses yeux.
La seule photo que possédaient les Loups Gris.
L'image floue qui avait co˚té la vie à trois femmes innocentes.
Paul démarra en laissant de la gomme sur l'asphalte.
Il fixa de nouveau son gyrophare sur le toit et envoya la sauce, lumiéres et siréne perçant cette journée d'aquarium.
Les déductions en cascades.
Les battements de son cour à l'unisson.
Les Loups Gris suivaient désormais la même piste que lui. Il leur avait fallu trois cadavres pour comprendre leur erreur. Ils cherchaient maintenant le plasticien qui avait métamorphosé leur Cible.
Nouvelle victoire posthume pour Schiffer.
Ón va se retrouver sur les mêmes rails, fais-moi confiance. ª
Paul regarda sa montre : 14 heures 30.
Plus que deux noms sur la liste.
Il devait débusquer le chirurgien avant les tueurs.
Il devait trouver la femme avant Eux.
Paul Nerteaux contre Azer Akarsa.
Le fils de personne contre le fils d'Asena, la Louve Blanche.
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FR…D…RIC GRUSS habitait sur les hauteurs de Saint-Cloud. Le temps d'attraper la voie express le long de la Seine et de filer jusqu'au bois de Boulogne, Paul contacta encore une fois Naubrel :
- Toujours rien avec les Turcs ?
- Je galére, capitaine. Je...
- Tu laisses tomber.
- quoi ?
- Tu as gardé des doubles des photos de l'enterrement de Turkes ?
- Je les ai dans mon ordinateur, ouais.
- Il y a une image o˘ le cercueil est au premier plan.
- Attendez. Je note.
- Sur cette photo, le troisiéme homme en partant de la gauche est un jeune type, en veste de velours. Je veux que tu agrandisses son portrait et que tu lances un avis de recherche au nom de...
- Azer Akarsa ?
- Exactement.
- C'est lui le tueur ?
Paul avait les muscles de la gorge si tendus qu'il éprouvait des difficultés à parler :
- Lance l'avis de recherche.
- «a roule. C'est tout ?
.au- Non. Tu vas voir Bomarzo, le magistrat en charge des homi-388
L'EMPIRE DES LOUPS
cides. Tu lui demandes un mandat de perquisition pour les entreprises Matak.
- Moi ? Mais il vaudrait mieux que ça soit vous qui...
- Tu y vas de ma part. Tu lui expliques que j'ai des preuves.
- Des preuves ?
- Un témoin oculaire. Appelle aussi Matkowska et demande-lui les clichés du Nemrut Dag.
- Du quoi ?
De nouveau, il épela et expliqua de quoi il retournait.
- Vois aussi avec lui si le nom d'Akarsa n'est pas apparu parmi les visas.
Tu regroupes tout ça et tu fonces chez le juge.
- Et s'il me demande o˘ vous êtes ? Paul hésita :
- Tu lui donnes ce numéro.
Il dicta les coordonnées d'Olivier Amien. qu'ils se démerdent entre eux, pensa-t-il en raccrochant. Il était en vue du pont de Saint-Cloud.
15 heures 30.
Le boulevard de la République luisait littéralement dans le soleil, serpentant à travers la colline qui méne à Saint-Cloud. Un grand eblomssement de printemps, déjà propice aux épaules nues, aux poses languides le long des terrasses de café. Dommage : pour le dernier acte, Paul aurait préféré un ciel chargé de menaces. Un ciel d'apocalypse, déchiré d'orages et de noirceur.
En remontant le boulevard, il se souvint de sa visite à la morgue de Garches avec Schiffer : combien de siécles s'étaient écoulés depuis cette journée ?
Sur les hauteurs de la ville, il découvrit des rues calmes et sereines. La créme de la créme des beaux quartiers. Un petit concentré de vanité et de richesse dominant la vallée de la Seine et la ´ basse ville ª.
Paul grelottait. La fiévre, l'épuisement et l'excitation. De bréves éclipses trouaient sa vision. Des étoiles sombres frappaient le fond de ses orbites. Il était incapable de résister au sommeil, c'était une L'EMPIRE DES LOUPS
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de ses faiblesses. Il n'y était jamais parvenu, même lorsqu'il était enfant, et qu'il guettait, paralysé d'angoisse, le retour de son pére.
Son pére. L'image du vieux commença à se confondre avec celle de Schiffer, les lacérations du siége de SkaÔ mêlées aux blessures du cadavre couvert de cendres...
Un coup de klaxon le réveilla. Le feu était passé au vert. Il s'était endormi. Il démarra avec rage et trouva enfin la rue des Chênes.
Il s'y engagea et ralentit, en quête du numéro 37. Les demeures étaient invisibles, cachées derriére des murs de pierre ou des rangées de pins ; des insectes bourdonnaient ; toute la nature semblait engourdie par le soleil de printemps.
Il trouva une place de stationnement juste devant le bon numéro : un portail noir, coincé entre des remparts blanchis à la chaux.
Il s'apprêtait à sonner quand il aperçut le battant entrouvert. Un signal d'alerte s'alluma sous son cr‚ne. Cela ne cadrait pas avec l'atmosphére de méfiance générale du quartier. Paul dégagea machinalement le rabat Velcro qui serrait son arme.
Le parc de la propriété était sans surprise. Un parterre de pelouse, des arbres gris, une allée de gravier. Au fond, l'hôtel particulier s'élevait, massif, avec ses murs blancs et ses volets noirs. Un garage à deux ou trois places, fermé par une porte basculante, jouxtait l'édifice.
Pas de chien, ni de domestique venant à sa rencontre. Pas le moindre mouvement à l'intérieur, semblait-il.
Le signal d'alarme monta d'un cran dans sa tête.
Il gravit les trois marches qui menaient au perron et repéra une nouvelle dissonance : une fenêtre brisée. Il avala sa salive et, trés doucement, dégaina son 9 millimétres. Il poussa le ch‚ssis et enjamba le chambranle, prenant soin de ne pas écraser les morceaux de verre sur le sol. A un métre, sur sa droite, s'ouvrait le vestibule. Le silence enveloppait chacun de ses gestes. Paul tourna le dos à l'entrée et avança dans le couloir.
A gauche, une porte entreb‚illée portait la mention SALLE D'ATTENTE. Plus loin, sur la droite, une autre porte, grande ouverte. Sans doute le cabinet du chirurgien. Il remarqua d'abord le mur
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L'EMPIRE DES LOUPS
de cette piéce, revêtu de matériau insonorisant, plaques de pl‚tre et paille mêlés.
Puis le sol. Des photographies étaient éparpillées : des visages de femmes, pansés, tuméfiés, couturés. L'ultime confirmation de ses soupçons : on était venu fouiller ici.
Un craquement retentit de l'autre côté du mur.
Paul se figea, les doigts serrés sur sa crosse. Dans la seconde, il comprit qu'il n'avait vécu que pour cet instant. Peu importait la durée de l'existence ; peu importaient les bonheurs, les espoirs, les déceptions de la vie. Seule comptait sa valeur héroÔque. Il comprit que les secondes qui allaient suivre donneraient tout son sens à son passage sur terre. quelques onces de courage et d'honneur dans la balance des ‚mes...
Il bondissait vers la porte quand le mur vola en éclats.
Paul fut projeté contre la paroi opposée. Le feu et la fumée emplirent d'un coup le couloir. Le temps d'apercevoir un trou gros comme une assiette, deux nouveaux tirs crevérent le matériau isolant. La paille agglomérée s'enflamma, transformant le corridor en un tunnel de feu.
Paul se recroquevilla au sol, la nuque cuite par les flammes. Des débris de pl‚tre et de paille lui tombérent dessus.
Presque aussitôt, le silence se fit. Paul leva les yeux. Face à lui, il n'y avait plus qu'un amas de gravats, offrant une large vision sur le cabinet.
Ils étaient là.
Trois hommes vêtus de combinaisons noires, harnachés de cartouchiéres, masqués par des cagoules commando. Ils tenaient chacun un fusil lance-grenade, modéle SG 5040. Paul n'en avait jamais vu que sur catalogue mais il le reconnut avec certitude.
A leurs pieds, le cadavre d'un homme en peignoir. Frédéric Gruss, assumant les ultimes risques de son métier.
Par réflexe, Paul chercha son Glock. Mais il n'était plus temps. Son ventre gargouillait de sang, creusant des méandres rouges dans les plis de sa veste. Il ne ressentait aucune douleur - il en conclut qu'il était mortellement touché.
Des crissements aigus retentirent sur sa gauche. Malgré ses tym-L'EMPIRE DES LOUPS
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pans assourdis, Paul perçut, avec une netteté irréelle, les pas qui écrasaient les débris.
Un quatriéme homme apparat dans l'embrasure de la porte. Même silhouette noire, cagoulée, gantée, mais sans fusil.
Il s'approcha et considéra la blessure de Paul. D'un geste, il arracha sa cagoule. Il avait le visage entiérement peint. Les courbes et les arabesques brun‚tres sur sa peau représentaient la gueule d'un loup. Les moustaches, les arcades, les yeux soulignés de noir. Un grimage sans doute réalisé au henné, mais qui rappelait ceux des guerriers maoris.
Paul reconnut l'homme de la photographie : Azer Akarsa. Il tenait entre ses doigts un polaroÔd : un ovale p‚le encadré de cheveux noirs. Anna Heymes, fraîchement sortie de son opération.
Ainsi, les Loups allaient pouvoir retrouver leur Proie.
La chasse continuerait. Mais sans lui.
Le Turc s'agenouilla.
Il regarda Paul au fond des yeux, puis prononça d'une voix douce :
- La pression les rend folles. La pression annule leur douleur. La derniére femme chantait avec le nez coupé.
Paul ferma les yeux. Il ne comprenait pas le sens exact de ces mots mais il eut cette certitude : l'homme savait qui il était, et il était déjà informé
de la visite de Naubrel à son laboratoire.
Sous forme d'éclairs, il revit les blessures des victimes, les entailles des visages. Un éloge de la pierre antique, signé Azer Akarsa.
Il sentit la mousse éclore sur ses lévres : du sang. quand il rouvrit les paupiéres, le tueur-loup braquait un calibre 45 sur son front.
Sa derniére pensée fut pour Céline.
Et le fait qu'il n'avait pas eu le temps de lui téléphoner avant son départ à l'école.
ONZE
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A…ROPORT Roissy-Charles-de-Gaulle. Jeudi 21 mars, 16 heures. Il n'y a qu'une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.
Les amateurs d'armes à feu pensent en général qu'un pistolet automatique de marque Glock, fabriqué essentiellement en polyméres, peut échapper aux rayons X et aux détecteurs de métaux. Erreur : le canon, le ressort récupérateur, le percuteur, la détente, le ressort du chargeur et quelques autres piéces encore sont en métal. Sans parler des balles.
Il n'y a qu'une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.
Et Sema la connaît.
Elle s'en souvient devant les vitrines de la zone commerciale de l'aérogare, alors qu'elle s'apprête à prendre le vol TK 4067, de la Turkish Airlines, en direction d'Istanbul.
Elle achéte d'abord quelques vêtements, un sac de voyage - rien de plus suspect qu'un voyageur sans bagage -, puis du matériel photographique. Un boîtier F2 Nikon, deux objectifs, 35-70 et 200 millimétres, ainsi qu'une petite boîte à outils adaptée aux appareils de cette marque, et deux trousses doublées de plomb, qui protégent les pellicules lors des contrôles de sécurité. Elle range soigneusement ces objets dans un sac professionnel Promax, puis se rend dans les toilettes de l'aéroport.
Là, isolée dans une cabine, elle place le canon, le percuteur et 396
L'EMPIRE DES LOUPS
les autres piéces métalliques de son Glock 21 parmi les tournevis et pinces de la boîte à outils. Puis elle glisse ses balles en tungsténe dans les housses plombées, qui stoppent les rayons X et rendent ainsi leur contenu totalement invisible.
Sema s'émerveille de ses propres réflexes. Ses gestes, ses connaissances : tout cela lui revient d'une maniére spontanée. ´ Mémoire culturelle ª, aurait dit Ackermann.
A 17 heures, elle prend tranquillement son vol et parvient à Istanbul en fin de journée, sans être inquiétée par les douanes.
Dans le taxi, elle ne s'appesantit pas sur le paysage qui l'entoure. La nuit tombe déjà. Une averse discréte lance des reflets fantomatiques sous les réverbéres, qui s'accordent bien avec le flou de sa conscience.
Elle distingue seulement des détails : un marchand ambulant vendant des anneaux de pain ; quelques jeunes femmes, au visage cerné par un foulard se mêlant aux motifs de faÔence d'une station de bus ; une haute mosquée, bougonne et sombre, qui semble broyer du noir au-dessus des arbres ; des cages d'oiseaux alignées sur un quai comme des ruches... Tout cela lui murmure un langage à la fois familier et lointain. Elle se détourne de la fenêtre et se pelotonne sur son siége.
Elle choisit un des hôtels les plus chics du centre de la ville, o˘ elle se noie parmi un flot bienvenu de touristes anonymes.
A 20 heures 30, elle verrouille la porte de sa chambre et s'effondre sur son lit, o˘ elle s'endort tout habillée.
Le lendemain, vendredi 22 mars, elle émerge à 10 heures du matin.
Elle allume aussitôt la télévision et cherche un canal français sur le réseau satellite. Elle doit se contenter de TV5, la chaîne internationale des pays francophones. A midi, aprés un débat sur la chasse en Suisse romande et un documentaire sur les parcs nationaux au québec, elle capte enfin le journal télévisé de TF1, diffusé la veille au soir en France.
On y évoque la nouvelle qu'elle attend : la découverte du cadavre de Jean-Louis Schiffer dans le cimetiére du Pére-Lachaise.
L'EMPIRE DES LOUPS
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Mais il y a aussi la nouvelle qu'elle n'attend pas : deux autres corps ont été retrouvés le même jour, dans un hôtel particulier des hauteurs de Saint-Cloud.
Reconnaissant la résidence, Sema augmente le volume sonore. Les victimes ont été identifiées : Frédéric Gruss, chirurgien esthétique, propriétaire des lieux, et Paul Nerteaux, capitaine de police ‚gé de trente-cinq ans, attaché à la Premiére DPJ de Paris.
Sema est frappée d'effroi. Le commentateur poursuit :
- ´ Personne n'explique encore ce double meurtre, mais il pourrait être lié
à la mort de Jean-Louis Schiffer. Paul Nerteaux enquêtait sur les assassinats de trois femmes perpétrés ces derniers mois dans le quartier parisien de la Petite Turquie. Dans le cadre de cette enquête, il avait consulté l'inspecteur à la retraite, spécialiste du 10e arrondissement... ª
Sema n'avait jamais entendu parler de ce Nerteaux - un jeune type, plutôt beau gosse, aux cheveux de Japonais - mais elle peut déduire l'enchaînement logique des faits. Aprés avoir tué inutilement trois femmes, les Loups ont enfin trouvé la bonne piste et sont remontés jusqu'à Gruss, le chirurgien qui l'a opérée durant l'été 2001. Parallélement, le jeune flic a d˚ suivre la même voie et identifier l'homme de Saint-Cloud. Il s'est rendu chez lui au moment même o˘ les Loups l'interrogeaient. L'affaire s'est achevée à la turque : dans un bain de sang.
D'une maniére confuse, Sema l'avait toujours prévu : les Loups allaient finir par découvrir son nouveau visage. Or, à partir de cet instant, ils sauraient exactement o˘ la trouver. Pour une raison simple : leur chef est Monsieur Velours, l'amateur de chocolats fourrés à la p‚te d'amandes qui venait réguliérement à la Maison du Chocolat. Elle connaît cette vérité
stupéfiante depuis qu'elle a retrouvé la mémoire. Il s'appelle Azer Akarsa.
Adolescente, Sema se souvient de l'avoir aperçu dans un foyer d'Idéalistes, à Adana, o˘ il passait déjà pour un héros...
Telle est l'ultime ironie de l'histoire : le tueur qui la cherchait depuis plusieurs mois dans le 10e arrondissement la croisait deux fois par semaine, sans la reconnaître, en achetant ses friandises préférées.
Selon le reportage télévisé, le drame de Saint-Cloud s'est 398
L'EMPIRE DES LOUPS
déroulé aux environs de 15 heures, la veille. D'instinct, Sema devine que les Loups auront attendu le jour suivant pour attaquer la Maison du Chocolat. C'est-à-dire maintenant.
Sema se précipite sur le téléphone et appelle Clothilde, à la boutique. Pas de réponse. Elle consulte sa montre : midi trente à Istanbul, soit une heure de moins à Paris. Déjà trop tard ? A partir de cette minute, elle compose ce numéro toutes les demi-heures. En vain. Impuissante, elle tourne dans sa chambre, inquiéte à en devenir cinglée.
En désespoir de cause, elle se rend dans la salle ´ business cen-ter ª du palace et débusque un ordinateur. Elle consulte, sur le réseau Internet, l'édition électronique du Monde du jeudi soir, parcourant les articles sur la mort de Jean-Louis Schiffer et le double meurtre de Saint-Cloud.
Machinalement, elle feuillette les autres pages de l'édition et tombe, encore une fois, sur une nouvelle qu'elle n'attendait pas. L'article s'intitule : Śuicide d'un haut fonctionnaire ª. C'est l'annonce, noir sur blanc, de la mort de Laurent Heymes. Les lignes tremblent devant ses yeux.
Le corps a été découvert jeudi matin, dans son appartement de l'avenue Hoche. Laurent a utilisé son arme de service - un Manhurin 38 millimétres.
Sur la question du mobile, l'article rappelle briévement le suicide de son épouse, un an auparavant, et son état dépressif depuis cette date, confirmé
par de nombreux témoignages.
Sema se concentre sur ces mailles serrées de mensonges, mais elle ne voit plus les mots. Elle voit à leur place les mains p‚les, le regard légérement effaré, les flammes blondes des cheveux... Elle a aimé cet homme. Un amour étrange, inquiet, bouleversé par ses propres hallucinations. Des larmes affleurent à ses yeux, mais elle les retient.
Elle songe au jeune flic mort dans la villa de Saint-Cloud qui, d'une certaine façon, s'est sacrifié pour elle. Elle n'a pas pleuré sur lui. Elle ne pleurera pas sur Laurent, qui n'a été qu'un manipulateur parmi d'autres.
Le plus intime. Et, en ce sens, le plus salaud.
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A 16 heures, tandis qu'elle fume cigarette sur cigarette dans le ´ business center ª, un oil sur la télévision, l'autre sur l'ordinateur, la bombe explose. Dans les pages électroniques de la nouvelle édition du Monde, à la rubrique ´ France-Société ª :
FUSILLADE RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONOR…
Les forces de police étaient toujours présentes, vendredi 22 mars, en fin de matinée, au 225 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, à la suite de la fusillade survenue dans la boutique ´ La Maison du Chocolat ª. A midi, on ignorait encore les raisons de cet affrontement spectaculaire, qui a fait trois morts et deux blessés, dont trois victimes parmi les rangs de la police.
D'aprés les premiers témoignages, notamment celui de Clothilde Ceaux, une vendeuse de la boutique, sortie indemne du drame, voilà ce qui a pu être reconstitué. A 10 h 10, peu aprés l'ouverture, trois hommes ont pénétré
dans le magasin. Presque aussitôt, des policiers en civil, postés juste en face, sont intervenus. Les trois hommes ont alors utilisé des armes automatiques et fait feu sur les policiers. La fusillade n'a duré que quelques secondes, de part et d'autre de la rue, mais a été d'une violence extrême. Trois policiers ont été touchés, dont l'un est mort sur le coup.
Les deux autres sont dans un état critique. quant aux agresseurs, deux ont été tués. Le troisiéme a réussi à s'enfuir.
D'ores et déjà, ces derniers ont été identifiés. Il s'agit de L˘set Yildirim, Kadir Kir et Azer Akarsa, tous trois d'origine turque. Les deux hommes décédés, L˚set Yildirim et Kadir Kir, possédaient des passeports diplomatiques. Il est impossible pour l'instant de connaître leur date d'arrivée en France, et l'ambassade turque s'est refusée à tout commentaire.
Selon les enquêteurs, ces deux hommes étaient connus des services de police turcs. Affiliés au groupe d'extrême droite des Ídéalistes ª, ou ´ Loups Gris ª, ils auraient déjà rempli des ćontrats ª pour le compte de cartels turcs du crime organisé.
L'identité du troisiéme homme, celui qui est parvenu à s'enfuir, est plus étonnante. Azer Akarsa est un homme d'affaires qui a connu une réussite exceptionnelle dans le secteur de l'arboriculture en Turquie et qui jouit d'une solide réputation à Istanbul. L'homme est connu pour ses opinions patriotiques mais défend un nationalisme modéré, 400
L'EMPIRE DES LOUPS
moderne, compatible avec les valeurs démocratiques. Il n'a jamais eu de problémes avec la police turque.
L'implication d'une telle personnalité dans cette affaire laisse supposer des enjeux politiques. Mais le mystére reste entier : pourquoi ces hommes se sont-ils rendus ce matin à la Maison du Chocolat, armés de fusils d'assaut et d'armes de poing automatiques ? Pourquoi des policiers en civil, en fait des officiers de la DNAT (Division Nationale Antiterroriste), étaient-ils également présents sur les lieux ? Suivaient-ils la trace des trois criminels ? On sait qu'ils surveillaient le magasin depuis plusieurs jours. Préparaient-ils un guet-apens, afin d'arrêter les ressortissants turcs ? Dés lors, pourquoi prendre tant de risques ?
Pourquoi tenter une arrestation en pleine rue, à une heure de grande afÔluence, alors qu'aucune consigne de sécurité n'avait été donnée ? Le parquet de Paris s'interroge sur ces anomalies et a ordonné une enquête interne.
Selon nos sources, une piste est déjà privilégiée. La fusillade de la rue du Faubourg-Saint-Honoré pourrait être liée aux deux affaires d'homicides évoquées dans notre édition d'hier : la découverte du corps de l'inspecteur à la retraite Jean-Louis Schiffer au Pére-Lachaise, dans la matinée du 21
mars, puis celle des corps de Paul Nerteaux, capitaine de police, et de Frédéric Gruss, chirurgien esthétique, le même jour, dans une villa de Saint-Cloud. Le capitaine Nerteaux enquêtait sur les meurtres de trois femmes non identifiées, dans le 10e arrondissement de Paris, survenus durant ces cinq derniers mois. Dans ce cadre, il avait consulté Jean-Louis Schiffer, spécialiste de la communauté turque à Paris.
Cette série d'assassinats pourrait constituer le cour d'une affaire complexe, à la fois criminelle et politique, qui semble avoir échappé aux supérieurs hiérarchiques de Paul Nerteaux ainsi qu'au juge chargé de l'instruction des homicides, Thierry Bomarzo. Ce rapprochement est encore renforcé par le fait qu'une heure avant sa mort, l'officier de police avait lancé un avis de recherche contre Azer Akarsa et demandé un mandat de perquisition pour les établissements Matak, situés à Biévres, dont l'un des principaux actionnaires est justement Akarsa. Lorsque les enquêteurs ont soumis son portrait à Clothilde Ceaux, témoin principal de la fusillade, celle-ci l'a formellement reconnu.
L'autre personnage-clé de cette enquête pourrait être Philippe Charlier, l'un des commissaires de la DNAT, qui posséde à l'évidence L'EMPIRE DES LOUPS
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des informations sur les initiateurs de la fusillade. Philippe Charlier, figure majeure de la lutte antiterroriste mais aussi personnage trés controversé pour ses méthodes, devrait être entendu aujourd'hui par le juge Bernard Sazin, dans le cadre de l'enquête préliminaire.
Cette affaire confuse survient en pleine campagne électorale, alors même que Lionel Jospin envisage dans son programme la fusion de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) avec la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG). Ce type de projet de fusion vise sans doute à éviter, dans un avenir proche, la trop forte indépendance de certains policiers ou agents de renseignements.
Sema coupe la connexion et dresse son bilan personnel des événements. Dans la colonne des points positifs, la vie sauve de Clothilde, ainsi que la convocation de Charlier chez le juge. A plus ou moins long terme, le flic antiterroriste devra répondre de tous ces morts, ainsi que du śuicide ª
de Laurent Heymes...
Dans la colonne négative, Sema ne retient qu'un seul fait, mais il évince tous les autres.
Azer Akarsa court toujours.
Et cette menace la conforte dans sa décision.
Elle doit le retrouver puis découvrir, plus haut encore, qui est le commanditaire de toute l'affaire. Elle ignore son nom, elle l'a toujours ignoré, mais elle sait qu'elle finira par mettre en lumiére toute la pyramide.
A cette heure, elle ne posséde qu'une certitude : Akarsa va revenir en Turquie. Sans doute est-il même déjà de retour. A l'abri parmi les siens.
Protégé par la police et un pouvoir politique bienveillants.
Elle attrape son manteau et quitte la chambre.
C'est dans sa mémoire qu'elle trouvera la voie qui la ménera à lui.
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SEMA SE REND d'abord sur le pont de Galata, non loin de son hôtel. Elle contemple, longuement, de l'autre côté du canal de la Corne d'Or, la vue la plus célébre de la ville. Le Bosphore et ses bateaux ; le quartier d'Eminôn˘ et la Nouvelle Mosquée ; ses terrasses de pierre, ses envolées de pigeons ; les dômes, les fléches des minarets, d'o˘ s'éléve cinq fois par jour la voix des muezzins.
Cigarette.
Elle ne se sent pas une ‚me de touriste, mais elle sait que la ville - sa ville - peut lui fournir un indice, une étincelle qui lui permettra de recouvrer toute sa mémoire. Pour l'heure, elle voit s'éloigner le passé
d'Anna Heymes, remplacé peu à peu par des impressions vagues, des sensations confuses, liées à son quotidien de trafiquante. Les bribes d'un métier obscur, sans repéres, sans le moindre détail personnel qui puisse lui fournir ne serait-ce qu'un signe pour rejoindre ses anciens ´ fréres ª.
Elle héle un taxi et demande au chauffeur de sillonner la ville, au hasard.
Elle parle le turc sans accent ni la moindre hésitation. Cette langue a jailli de ses lévres dés qu'il a fallu l'utiliser - une eau enfouie au fond d'elle-même. Mais alors pourquoi pense-t-elle en français ? Effet du conditionnement psychique ? Non : cette familiarité est antérieure à toute l'histoire. C'est un élément constitutif de sa personnalité. Dans son parcours, sa formation, il y a eu cette greffe étrange...
A travers la vitre, elle observe chaque détail : le rouge du draL'EMPIRE DES LOUPS
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peau turc, frappé du croissant et de l'étoile d'or, qui marque la ville comme un sceau de cire ; le bleu des murs et des monuments de pierre, bruni, strié par la pollution ; le vert des toitures et du dôme des mosquées, qui oscille dans la lumiére entre jade et éme-raude.
Le taxi longe une muraille : Hatun caddesi. Sema lit les noms sur les panneaux : Aksaray, Kuc˘kpazar, Carsamba... Ils résonnent en elle de maniére vague, ne suscitent aucune émotion particuliére, aucun souvenir distinct.
Pourtant, plus que jamais, elle devine qu'un rien - un monument, une enseigne, le nom d'une rue - suffirait à remuer ces sables mouvants, à
désancrer les blocs de mémoire qui reposent en elle. Comme ces épaves des grands fonds qu'il suffit d'effleurer pour qu'elles remontent lentement vers la surface...
Le chauffeur interroge :
- Devam edelim mi1 ?
- Evet2.
Haseki. Nisanca. Yenikapi...
Nouvelle cigarette.
Fracas du trafic, roulis des passants. L'agitation urbaine culmine ici.
Pourtant, une impression de douceur domine. Le printemps fait trembler ses ombres au-dessus du tumulte. Une lumiére p‚le resplendit à travers l'air enferraillé. Il plane sur Istanbul une moire argentée, une sorte de patine grise qui a raison de toutes les violences. Même les arbres possédent quelque chose d'usé, de cendré, qui s'épanche et apaise l'esprit...
Soudain, un mot sur une affiche attire son attention. quelques syllabes sur un fond rouge et or.
- Emmenez-moi à Galatasaray, ordonne-t-elle au chauffeur.
- Le lycée ?
- Le lycée, oui. A Beyoglu.
1. On continue?
2. Oui.
69
UNE GRANDE PLACE, aux confins du quartier de Tak sim. Des banques, des drapeaux, des hôtels internationaux. Le chauffeur se gare à l'entrée d'une avenue
piétonniére.
- Vous aurez plus vite fait à pied, explique-t-il. Prenez l'Istiklal caddesi. Dans une centaine de métres, vous...
- Je connais.
Trois minutes plus tard, Sema atteint les grandes grilles du lycée qui protégent jalousement des jardins obscurs. Elle franchit le portail et plonge dans une véritable forêt. Sapins, cyprés, platanes d'Orient, tilleuls : des sabres vifs, des nuances feutrées, des bouches d'ombre...
Parfois, un pan d'écorce risque du gris, ou même du noir. D'autres fois, une cime, un ramage se fend d'un trait clair - un grand sourire pastel. Ou bien encore, des taillis secs, presque bleus, offrent une transparence de calque. Tout le spectre végétal se déploie ici.
Au-delà des arbres, elle aperçoit des façades jaunes, cernées de terrains de sport et de panneaux de basket : les b‚timents du lycée. Sema reste en retrait, sous les frondaisons, et observe. Les murs couleur de pollen. Les sols de ciment de teinte neutre. Le sigle du lycée, un S ench‚ssé dans un G, rouge serti dans de l'or, sur le gilet bleu marine des éléves qui déambulent.
Mais surtout, elle écoute le brouhaha qui s'éléve. Une rumeur identique sous toutes les latitudes : la joie des enfants libérés de l'école. Il est midi : l'heure de la sortie des classes.
L'EMPIRE DES LOUPS
405
Plus qu'un bruit familier, c'est un appel, un signe de ralliement. Des sensations l'encerclent tout à coup, l'enlacent... Suffoquée par l'émotion, elle s'assoit sur un banc et laisse venir à elle les images du passé.
Son village d'abord, dans PAnatoiie lointaine. Sous un ciel sans limites, sans merci, des baraques de torchis, agrippées aux flancs de la montagne.
Des plaines frémissantes, des herbes hautes. Des troupeaux de moutons sur des coteaux escarpés, trottinant à l'oblique, gris comme du papier sale.
Puis, dans la vallée, des hommes, des femmes, des enfants, vivant là comme des pierres, brisés par le soleil et le froid...
Plus tard. Un camp d'entraînement - une station thermale désaffectée, entourée de fils barbelés, quelque part dans la région de Kayseri. Un quotidien d'endoctrinement, de formation, d'exercices. Des matinées à lire Les Neuf Lumiéres d'Alpaslan T˚r-kes, à rab‚cher les préceptes nationalistes, à visionner des films muets sur l'histoire turque. Des heures à s'initier aux rudiments de la science balistique, à faire la différence entre explosifs détonants et déflagrants, à tirer au fusil d'assaut, à manier des armes blanches...
Puis, soudain, le lycée français. Tout change. Un environnement suave et raffiné. Mais c'est peut-être pire encore. Elle est la paysanne. La fillette des montagnes parmi les fils de famille. Elle est aussi la fanatique. La nationaliste cramponnée à son identité turque, à ses idéaux, parmi des étudiants bourgeois, gauchistes, rêvant tous de devenir européens...
C'est ici, à Galatasaray, qu'elle s'est passionnée pour le français au point de le substituer, dans son esprit, à sa langue maternelle. Elle entend encore le dialecte de son enfance, syllabes heurtées et nues, peu à
peu supplantées par ces mots nouveaux, ces poémes, ces livres venant nuancer le moindre de ses raisonnements, caractériser chaque nouvelle idée.
Le monde, alors, littéralement, est devenu français.
Puis c'est le temps des voyages. L'opium. Les cultures d'Iran, érigées en terrasses au-dessus des m‚choires du désert. Les damiers de pavots, en Afghanistan, alternant avec les champs de légumes et de blé. Elle voit des frontiéres sans nom, sans ligne
406
L'EMPIRE DES LOUPS
définie. Des no man's land de poussiére tapissés de mines, hantés par des contrebandiers farouches. Elle se souvient des guerres. Les chars, les Stinger - et les rebelles afghans jouant au bouskachi avec la tête d'un soldat soviétique.
Elle voit aussi les laboratoires. Baraquements irrespirables, emplis d'hommes et de femmes masqués de toile. Poussiére blanche et fumées acides ; morphine-base et héroÔne raffinée... Le véritable métier commence.
C'est alors que le visage se précise.
Jusqu'à maintenant, sa mémoire a fonctionné dans une seule direction. Les visages ont joué chaque fois le rôle de détonateur. La tête de Schiffer a suffi pour lui révéler ses derniers mois d'activité - la drogue, la fuite, la planque. Le seul sourire d'Azer Akarsa a fait surgir les foyers, les réunions nationalistes, les hommes brandissant leur poing ajusté, index et auriculaire dressés, hululant des youyous aigus ou hurlant : ´ T˚rkes basbug !ª - et lui a soufflé son identité de Louve.
Mais maintenant, dans les jardins de Galatasaray, c'est le phénoméne inverse qui se produit. Ses souvenirs révélent un personnage-leitmotiv traversant chaque fragment de sa mémoire... D'abord un enfant pataud, à
l'époque des origines. Puis un adolescent malhabile, au lycée français.
Plus tard, un partenaire de trafic. Dans les laboratoires clandestins, c'est bien la même silhouette dodue, vêtue d'une blouse blanche, qui lui sourit.
Au fil des années, un enfant a grandi à ses côtés. Un frére de sang. Un Loup Gris qui a tout partagé avec elle. Maintenant qu'elle se concentre, le visage gagne en netteté. Des traits poupins sous des boucles couleur de miel. Des yeux bleus, comme deux turquoises posées parmi les cailloux du désert. Brusquement, un nom jaillit : K˘rsat Milihit. Elle se léve et se décide à pénétrer dans le lycée. Il lui faut une confirmation.
Sema se présente au directeur comme une journaliste française et explique son sujet de reportage : les anciens éléves de Galatasaray qui sont devenus des célébrités en Turquie.
Rire d'orgueil du directeur : quoi de plus normal ?
quelques minutes plus tard, elle se retrouve dans une petite L'EMPIRE DES LOUPS
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piéce aux murs tapissés de livres. Devant elle, les classeurs des promotions des derniéres décennies - noms et portraits des anciens éléves, dates et prix de chaque année. Sans hésiter, elle ouvre le registre de 1988
et s'arrête sur la classe de terminale, la sienne. Elle ne cherche pas son ancien visage, l'idée même de le contempler la met mal à l'aise, comme si elle touchait là un sujet tabou. Non : elle cherche le portrait de K˘rsat Milihit.
Lorsqu'elle le découvre, ses souvenirs se précisent encore. L'ami d'enfance. Le compagnon de route. Aujourd'hui, K˘rsat est chimiste. Le meilleur de sa catégorie. Capable de transformer n'importe quelle gomme-base, de produire la meilleure morphine, de distiller l'héroÔne la plus pure. Des doigts de magicien, qui savent manipuler comme personne l'anhydride acétique.
Depuis des années, c'est avec lui qu'elle organise chacune de ses opérations. C'est lui, lors du dernier convoi, qui a réduit l'héroÔne en solution liquide. Une idée de Sema : injecter la drogue dans les alvéoles d'enveloppes à bulles. A raison de cent millilitres par enveloppe, il suffisait de dix conditionnements pour expédier un kilo - deux cents pour le chargement total. Vingt kilos d'héroÔne numéro quatre, en solution liquide, à l'abri du rembourrage translucide de simples envois de documentation à récupérer à la zone de fret de Roissy.
Elle regarde encore la photo : ce gros adolescent au front de lait et aux boucles de cuivre n'est pas seulement un fantôme du passé. Il doit jouer maintenant un rôle crucial.
Lui seul peut l'aider à retrouver Azer Akarsa.
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UNE HEURE PLUS TARD, Sema traverse en taxi l'immense pont d'acier qui surplombe le Bosphore. L'orage éclate à ce moment-là. En quelques secondes, alors que la voiture atteint la rive asiatique, la pluie marque son territoire avec violence. Ce sont d'abord des aiguilles de lumiére frappant les trottoirs, puis de véritables flaques, qui s'étendent, s'étalent, se mettent à crépiter comme sur des toits de tôle. Bientôt, tout le paysage s'alourdit. Des gerbes brun‚tres s'élévent au passage des voitures, les chaussées s'enfoncent et se noient...
Lorsque le taxi parvient dans le quartier de Beylerbeyi, blotti au pied du pont, l'averse s'est transformée en tempête. Une vague grise annule toute visibilité, confondant voitures, trottoirs et maisons en un brouillard mouvant. Le quartier tout entier paraît régresser à l'état liquide - une préhistoire de tourbe et de boue. Sema se décide à sortir du taxi, rue Yaliboyu. Elle se faufile entre les voitures et se réfugie sous un auvent, le long des boutiques. Elle prend le temps d'acheter un ciré, un poncho vert léger, puis elle cherche ses repéres. Ce quartier ressemble à un village - un modéle réduit d'Istanbul, une version de poche. Des trottoirs étroits comme des rubans, des maisons qui se serrent les coudes, des ruelles qui jouent les sentiers en descendant vers la rive.
Elle plonge dans la rue Beylerbeyi, en direction du fleuve. A gauche, des échoppes fermées, des buvettes retranchées sous leur auvent, des étals recouverts de b‚ches. A droite, un mur aveugle, L'EMPIRE DES LOUPS
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abritant les jardins d'une mosquée. Une surface de moellon rouge, poreuse, creusée de fissures qui dessinent une géographie mélancolique. En bas, sous les feuillages gris, on devine les eaux du Bosphore qui grondent et roulent comme des timbales dans une fosse d'orchestre.
Sema se sent gagnée par l'élément liquide. Les gouttes clapotent sur sa tête, lui battent les épaules, ruissellent sur son ciré... Ses lévres prennent une saveur de glaise. Son visage même lui paraît devenir fluide, mouvant, miroitant...
La tourmente redouble sur la berge, comme libérée par l'ouverture du fleuve. La rive semble prête à se détacher et à suivre le détroit jusqu'à
la mer. Sema ne peut s'empêcher de vibrer, de sentir, dans ses veines devenues riviéres, ces fragments de continent qui oscillent sur leurs bases.
Sema revient sur ses pas puis cherche l'entrée de la mosquée. Elle suit un mur lépreux, percé de grilles rouillées. Au-dessus d'elle, les dômes luisent, les minarets semblent s'élancer entre les gouttes.
A mesure qu'elle avance, de nouveaux souvenirs affluent. On surnomme K˚rsat le ´ Jardinier ª, parce que sa spécialité est la botanique, tendance pavot.
Il cultive ici ses propres espéces sauvages, enfouies dans ces jardins.
Chaque soir, il vient à Beylerbeyi pour surveiller ses papavéracées...
Aprés le portail, elle pénétre dans une cour dallée de marbre, o˘
s'alignent une série d'éviers au ras du sol, destinés aux ablutions avant la priére. Elle traverse le patio, aperçoit un groupe de chats blanc et miel recroquevillés dans les lucarnes. L'un d'eux a un oil crevé, l'autre le museau cro˚te de sang.
Encore un nouveau seuil et, enfin, les jardins.
Cette vision l'attrape au cour. Des arbres, des buissons, des broussailles en désordre. Des terres retournées ; des branches aussi noires que des b
‚tons de réglisse ; des bosquets bombés de petites feuilles, serrés comme des buissons de gui. Tout un monde luxuriant, animé, cajolé par l'averse.
Elle s'avance, grisée par les parfums des fleurs, les odeurs sourdes de la terre. Le martélement de la pluie se fait ici feutré. Les gouttes rebondissent sur les feuilles en pizzicati mats, des volées 410
L'EMPIRE DES LOUPS
d'eau glissent sur les frondaisons en cordes de harpe. Sema pense : ´ Le corps répond à la musique par la danse. La terre répond à la pluie par ses jardins. ª
Ecartant des branches, elle découvre un grand potager, enfoui sous les arbres. Des tuteurs de bambou se dressent ; des bidons tronqués sont remplis d'humus ; des bocaux retournés protégent de jeunes pousses. Sema songe à une serre à ciel ouvert. Mieux : à une créche végétale. Elle esquisse encore quelques pas et s'arrête : le Jardinier est là.
Un genou au sol, il est penché sur une rangée de pavots, protégés par des enveloppes de plastique transparent. Il est en train de glisser un drain à
l'intérieur d'un pistil, là o˘ se trouve la capsule d'alcaloÔde. Sema ne reconnaît pas l'espéce qu'il manipule. Sans doute un nouvel hybride, en avance sur la saison de floraison. Du pavot expérimental, en pleine capitale turque...
Comme s'il avait senti sa présence, le chimiste léve les yeux. Sa capuche lui barre le front, révélant à peine ses traits lourds. Un sourire naît sur ses lévres, plus rapide que l'étonnement de son regard :
- Les yeux. Je t'aurais reconnue aux yeux.
Il a parlé en français. C'était un jeu, jadis, entre eux - une complicité
supplémentaire. Elle ne répond pas. Elle imagine ce qu'il voit : une silhouette décharnée, sous une capuche vert thé, des traits émaciés, méconnaissables. Pourtant, K˘rsat ne marque aucun étonnement : il sait donc pour le nouveau visage. L'avait-elle prévenue ? Ou bien les Loups s'en sont-ils chargés ? Ami ou ennemi ? Elle n'a que quelques secondes pour se décider. L'homme était son confident, son complice. C'est donc elle qui lui a révélé les détails de sa fuite.
Ses gestes sont empruntés, mal assurés. Il est à peine plus grand que Sema.
Il porte une blouse de toile, sous un large tablier de plastique. K˘rsat Milihit se reléve.
- Pourquoi t'es revenue ?
Elle ne dit rien, laissant l'averse marquer les secondes. Puis, la voix assourdie par le ciré, elle répond en français aussi :
- Je veux savoir qui je suis. J'ai perdu la mémoire.
- quoi ?
n m i i iv
- A Paris, j'ai été arrêtée par la police. J'ai subi un conditionnement mental. Je suis amnésique.
- C'est impossible.
- Tout est possible dans notre monde, tu le sais comme moi.
- Tu... Tu te souviens de rien ?
- Ce que je sais, je l'ai appris par ma propre enquête.
- Mais pourquoi revenir ? Pourquoi ne pas disparaître ?
- Il est trop tard pour disparaître. Les Loups sont à mes trousses. Ils connaissent mon nouveau visage. Je veux négocier.
Il pose avec précaution la fleur coiffée de plastique parmi les demi-jerricans et les sacs de terreau. Il lui lance un regard furtif :
- Tu l'as toujours ?
Sema ne répond pas. K˘rsat insiste :
- La drogue, tu l'as toujours ?
- Les questions, c'est moi, réplique-t-elle. qui était le commanditaire de l'opération ?
- Nous ne connaissons jamais son nom. C'est la régle.
- Il n'y a plus de régle. Ma fuite a tout bouleversé. Ils ont d˚ venir t'interroger. Des noms ont d˚ circuler. qui a ordonné ce convoi ?
K˘rsat hésite. La pluie claque sur sa capuche, coule sur son visage.
- IsmaÔl Kudseyi.
Le nom frappe sa mémoire - Kudseyi, le maître absolu - mais elle simule encore l'oubli :
- qui est-ce ?
- J'peux pas croire que tu aies perdu la boule à ce point.
- qui est-ce ? répéte-t-elle.
- Le baba le plus important d'Istanbul. (Il baisse d'un ton, comme au diapason de l'averse.) Il prépare une alliance avec les Ouzbeks et les Russes. Le chargement était un convoi-pilote. Un test. Un symbole. Envolé
avec toi.
Elle sourit dans le cristal des gouttes.
- L'atmosphére doit être au beau fixe entre les partenaires.
- La guerre est imminente. Mais Kudseyi s'en fout. Ce qui l'obséde, c'est toi. Te retrouver. C'est pas une question d'argent, 412
L'EMPIRE DES LOUPS
c'est une question d'honneur. Il peut pas avoir été trahi par l'un des siens. On est ses Loups, ses créatures.
- Ses créatures ?
- Les instruments de la Cause. On a été formés, endoctrinés, élevés par les Loups. A ta naissance, tu n'étais personne. Une pouilleuse qui élevait des brebis. Comme moi. Comme les autres. Les foyers nous ont tout donné. La foi. Le pouvoir. La connaissance.
Sema devrait aller à l'essentiel, mais elle veut entendre d'autres faits, d'autres détails :
- Pourquoi parlons-nous le français ?
Un sourire s'insinue sur la face ronde de K˚rsat. Un sourire de fierté :
- On a été choisis. Dans les années 80, les ´ reÔs ª, les chefs, ont voulu créer une armée clandestine, avec des officiers, des figures d'élite. Des Loups qui pourraient s'immiscer dans les couches les plus élevées de la société turque.
- C'était un projet de Kudseyi ?
- Un projet initié par lui, mais approuvé par tous. Des émissaires de sa fondation ont visité les foyers d'Anatolie centrale. Ils ont cherché les enfants les plus doués, les plus prometteurs. Leur idée était de leur offrir une scolarité de haut niveau. Un projet patriotique : le savoir et le pouvoir rendus aux vrais Turcs, aux enfants d'Anatolie, pas aux b‚tards bourgeois d'Istanbul..
- Et nous avons été sélectionnés ? Le ton d'orgueil gonfle encore :
- Envoyés au lycée Galatasaray, avec quelques autres, gr‚ce aux bourses de la fondation. Comment peux-tu avoir oublié tout ça ?
Sema ne répond pas. K˚rsat poursuit, d'une voix de plus en plus exaltée :
- On avait douze ans. On était déjà des petits ´ baskans ª, des chefs dans nos régions. On a d'abord passé une année dans un camp d'entraînement.
quand on est arrivés à Galatasaray, on savait déjà se servir d'un fusil d'assaut. On connaissait par cour des passages des Neuf Lumiéres. Et on était tout à coup entourés de décadents, qui écoutaient du rock, fumaient du cannabis, imitaient les Européens. Des fils de pute, des communistes...
Face à
L'EMPIRE DES LOUPS
eux, on se serrait les coudes, Sema. Comme un frére et une sour. Les deux bouseux d'Anatolie, les deux misérables avec leur pauvre bourse... Mais personne ne savait à quel point on était dangereux. On était déjà des Loups. Des combattants. Infiltrés dans un monde qui nous était interdit.
Pour mieux lutter contre ces salauds de Rouges ! Tanri t˘rk'˘ korusun1 !
K˚rsat a brandi le poing, l'index et l'auriculaire levés. Il se donne beaucoup de mal pour avoir l'air d'un fanatique mais il ressemble surtout à
ce qu'il n'a jamais cessé d'être : un enfant doux, maladroit, conditionné à
la violence et à la haine.
Elle le questionne encore, immobile parmi les tuteurs et les feuillages :
- qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
- Pour moi, la faculté des sciences. Pour toi, l'université de Bogazici o˘
on enseigne les langues. A la fin des années 80, les Loups s'imposaient sur le marché de la drogue. Ils avaient besoin de spécialistes. Nos rôles étaient déjà écrits. La chimie pour moi, le transport pour toi. Il y en avait d'autres. Des Loups infiltrés. Des diplomates, des chefs d'entreprise, des...
- Comme Azer Akarsa. K˚rsat tressaille :
- Tu connais ce nom ?
- C'est l'homme qui m'a prise en chasse, à Paris. Il s'ébroue sous la pluie, comme un hippopotame.
- Ils ont l‚ché le pire de tous. S'il te cherche, il te trouvera.
- C'est moi qui le cherche. O˘ est-il ?
- Comment je le saurais ?
La voix du Jardinier sonne faux. A ce moment, un soupçon revient la tarauder. Elle avait presque oublié ce versant de l'histoire : qui l'a trahie ? qui a révélé à Akarsa qu'elle se cachait dans le hammam de Gurdilek ? Elle réserve cette question pour plus tard...
Le chimiste reprend, d'une maniére trop précipitée :
- Tu l'as toujours ? O˘ est la drogue ?
- Je te répéte que j'ai perdu la mémoire.
1. que Dieu protége les Turcs !
414
L'EMPIRE DES LOUPS
- Si tu veux négocier, tu peux pas revenir les mains vides. C'est ta seule chance de...
Elle demande tout à coup :
- Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi avoir voulu doubler tout le monde ?
- Il y a que toi qui le saches.
- Je t'ai impliqué dans ma fuite. Je t'ai mis en danger. Je t'ai forcément donné mes raisons.
Il esquisse un geste vague :
- T'as jamais accepté notre destin. Tu disais qu'on avait été enrôlés de force. qu'on nous avait pas donné le choix. Mais quel choix ? Sans eux, on serait toujours des bergers. Des culs-terreux du fin fond de l'Anatolie.
- Si je suis une trafiquante, j'ai de l'argent. Pourquoi n'avoir pas disparu, tout simplement ? Pourquoi avoir volé l'héroÔne ?
K˘rsat ricane :
- Il te fallait plus. Foutre le bordel. Dresser les clans les uns contre les autres. Avec cette mission, tu tenais ta vengeance. quand les Ouzbeks et les Russes seront ici, ce sera l'hécatombe.
La pluie décroît, la nuit tombe. K˘rsat se résorbe lentement dans les ténébres, comme s'il s'éteignait. Au-dessus d'eux, les dômes de la mosquée semblent fluorescents.
L'idée de la trahison revient en force, elle doit aller maintenant jusqu'au bout, achever sa sale besogne.
- Et toi, demande-t-elle d'une voix glacée, comment se fait-il que tu sois encore vivant ? Ils ne sont pas venus t'interroger ?
- Si, bien s˚r.
- Tu n'as rien dit ?
Le chimiste semble parcouru d'un frisson.
- J'avais rien à dire. Je savais rien. J'ai juste transformé l'héroÔne à
Paris et je suis rentré au pays. T'as plus donné aucune nouvelle. Personne savait o˘ t'étais. Et surtout pas moi.
Sa voix tremble. Sema est soudain prise de pitié. K˘rsat, mon K˘rsat, comment as-tu pu survivre aussi longtemps ? Le gros homme ajoute d'un trait :
- Y m'ont fait confiance, Sema. J'te jure. J'avais fait ma part de L'EMPIRE DES LOUPS
415
boulot. J'avais plus de nouvelles de toi. A partir du moment o˘ t'étais planquée chez Gurdilek, j'ai pensé...
- qui a parlé de Gurdilek ? J'ai parlé de Gurdilek ?
Elle vient de comprendre : K˘rsat savait tout, mais il n'a révélé qu'une partie de la vérité à Akarsa. Il s'en est sorti en livrant son adresse parisienne mais il a passé sous silence son nouveau visage. Voilà comment son ´ frére de sang ª a négocié avec sa propre conscience.
Le chimiste demeure une seconde bouche ouverte, comme entraîné par le poids de son menton. L'instant d'aprés, il plonge sa main sous une toile plastique. Sema pointe son Glock sous son poncho et tire. Le Jardinier se fracasse parmi les pousses et les bocaux.
Sema s'agenouille : c'est son deuxiéme meurtre aprés celui de Schiffer.
Mais d'aprés la s˚reté de son geste, elle comprend qu'elle a déjà tué. Et de cette façon, à l'arme de poing, à bout portant. quand ? Combien de fois ? Aucun souvenir. Sur ce point, sa mémoire joue les chambres stériles.
Elle observe un instant K˘rsat, immobile parmi les pavots. La mort apaise déjà sa figure ; l'innocence remonte lentement à la surface de ses traits, enfin libérée.
Elle fouille le cadavre. Sous la blouse, elle débusque un téléphone portable. Un des numéros en mémoire porte la mention Ázer ª.
Elle fourre l'appareil dans sa poche puis se reléve. La pluie s'est arrêtée. L'obscurité a pris possession des lieux. Les jardins respirent enfin. Elle léve les yeux vers la mosquée : les dômes trempés ont l'air en céramique verte, les minarets prêts à décoller vers les étoiles.
Sema demeure encore quelques secondes auprés du corps. Inexplicablement, quelque chose de net, de précis, se détache d'elle-même.
Elle sait maintenant pourquoi elle a agi. Pourquoi elle a fui avec la drogue.
Pour la liberté, bien s˚r.
Mais aussi pour se venger d'un fait trés précis.
Avant d'agir plus avant, il lui faut vérifier cela.
Il lui faut trouver un hôpital. Et un gynécologue.
r
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71
TOUTE LA NUIT à écrire. Une lettre de douze pages, adressée à Mathilde Wilcrau, rue Le GofF, Paris, 5e arrondissement. Elle y explique son histoire en détail. Ses origines. Sa formation. Son métier. Et le dernier convoi.
Elle livre aussi les noms. K˘rsat Milihit. Azer Akarsa. IsmaÔl Kudseyi.
Elle place chaque patronyme, chaque pion sur l'échiquier. Décrivant avec minutie leur rôle et leur position. Reconstituant chaque fragment de la fresque...
Sema lui doit ces explications.
Elle les lui a promises dans la crypte du Pére-Lachaise, mais surtout, elle souhaite rendre intelligible cette histoire dans laquelle la psychiatre a risqué sa vie sans contrepartie.
Lorsqu'elle écrit ´ Mathilde ª sur le papier clair de l'hôtel, lorsqu'elle serre son stylo sur ce prénom, Sema se dit qu'elle n'a peut-être jamais tenu quelque chose d'aussi solide que ces quelques syllabes.
Elle allume une cigarette et prend le temps de se souvenir. Mathilde Wilcrau. Une grande et forte femme éclaboussée de cheveux noirs. La premiére fois qu'elle a contemplé son sourire trop rouge, une image lui est venue à l'esprit : ces tiges de coquelicots qu'elle br˚lait pour préserver leur couleur.
La comparaison revêt tout son sens aujourd'hui, alors qu'elle a retrouvé la mémoire de ses origines. Les paysages de sable n'appartenaient pas aux landes françaises, comme elle le croyait, mais aux déserts d'Anatolie. Les coquelicots étaient des pavots sauvages -
l'ombre de l'opium, déjà... Sema éprouvait un frémissement, une excitation mêlée de crainte en br˚lant les tiges. Elle sentait un lien secret, inexplicable, entre la flamme noire et l'éclosion colorée des pétales.
Le même mystére scintille chez Mathilde Wilcrau.
Une région br˚lée en elle renforce le rouge absolu de son sourire.
Sema achéve sa lettre. Elle hésite un instant : doit-elle écrire ce qu'elle a appris à l'hôpital quelques heures plus tôt ? Non. Cela ne regarde qu'elle-même. Elle signe et glisse la feuille dans l'enveloppe.
4 heures s'affichent sur le radio-réveil de la chambre.
Elle réfléchit une derniére fois à son plan. ´ Tu peux pas revenir les mains vides... ª, a dit K˘rsat. Ni les éditions du Monde ni les journaux télévisés n'ont mentionné la drogue éparpillée dans la crypte. Il existe donc une forte probabilité pour que Azer Akarsa et IsmaÔl Kudseyi ignorent que l'héroÔne est perdue. Sema posséde, virtuellement, un objet de négociation...
Elle dépose l'enveloppe devant la porte puis gagne la salle de bains.
Elle laisse couler un filet d'eau dans le lavabo et attrape le paquet cartonné, acheté tout à l'heure dans une droguerie de Bey-lerbeyi.
Elle verse le pigment dans l'évier et contemple les méandres rouge‚tres qui s'étiolent, se figent dans l'eau en boue brune.
Durant quelques instants, elle s'observe dans le miroir. Visage fracassé, os broyés et peau couturée : sous la beauté apparente, un mensonge de plus...
Elle sourit à son reflet et murmure :
- Il n'y a plus le choix.
Puis plonge avec précaution son index droit dans le henné.
72
CINq HEURES. La gare d'Haydarpasa. Un point de départ et d'arrivée à la fois ferroviaire et maritime. Tout est exactement comme dans son souvenir.
Le b‚timent central, un U cerné par deux tours massives, ouvert sur le détroit comme une accolade, une invite face à la mer. Puis, tout autour, les digues. Dessinant des axes de pierre, creusant entre elles un labyrinthe d'eau. Sur la deuxiéme, au bout de la jetée, un phare se dresse.
Une tour isolée, comme posée sur les canaux.
A cette heure, tout est sombre, froid, éteint. Seule une lumiére palpite faiblement dans la gare, à travers ses vitres embuées une lueur rousse, hésitante.
Le kiosque de ´ Piskele ª - l'embarcadére - brille lui aussi, se réfléchissant dans l'eau en une tache bleu mordoré, plus faible encore, presque violette.
Epaules hautes, col relevé, Sema longe l'édifice puis remonte la berge. Ce spectacle sinistre lui convient : elle comptait sur ce désert inerte, silencieux, engourdi de givre. Elle se dirige vers l'embarcadére des bateaux de plaisance. Les c‚bles et les voiles la suivent de prés, dans un cliquetis incessant.
Sema scrute chaque barque, chaque esquif. Enfin, elle repére une embarcation dont le propriétaire dort, en chien de fusil, enfoui sous une b
‚che. Elle le réveille et négocie aussitôt. Hagard, l'homme accepte la somme proposée : une fortune. Elle lui assure qu'elle ne s'éloignera pas au-delà de la seconde digue, qu'il ne
L'EMPIRE DES LOUPS
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quittera jamais son bateau des yeux. Le marin accepte, démarre le moteur sans un mot puis met pied à terre.
Sema prend la barre. Elle manouvre parmi les autres embarcations et quitte le quai. Elle suit la premiére digue, contourne l'extrémité du remblai puis longe le second quai, jusqu'au phare. Autour d'elle, pas un bruit. Seul, trés loin, le pont éclairé d'un cargo se découpe dans les ténébres. Sous la lumiére des projecteurs, perlées d'embruns, des ombres s'agitent. Un bref instant, elle se sent complice, solidaire de ces fantômes dorés.
Elle accoste les rochers. Amarre son embarcation et rejoint le phare. Sans difficulté, elle force la porte. L'intérieur est étroit, glacé, hostile à
toute présence humaine. Le phare est automatisé et paraît n'avoir besoin de personne. Au sommet de la tour, l'énorme projecteur tourne sur son pivot avec lenteur, en longs gémissements.
Sema allume sa torche électrique. Le mur circulaire, tout proche, est sale, humide. Le sol creusé de flaques. Un escalier de fer, en colimaçon, occupe tout l'espace. Sema perçoit le bruissement des flots sous ses pieds. Elle songe à quelque point d'interrogation en pierre, aux confins du monde. Un lieu de solitude radicale. L'endroit idéal.
Elle attrape le téléphone de K˘rsat et compose le numéro d'Azer Akarsa.
La sonnerie retentit. On décroche. Silence. Aprés tout, il est à peine 5
heures...
Elle dit en turc :
- C'est Sema.
Le silence persiste. Puis la voix d'Azer Akarsa retentit, toute proche :
- O˘ es-tu ?
- Istanbul.
- qu'est-ce que tu proposes ?
- Un rendez-vous. Seul à seule. En territoire neutre.
- O˘?
- La gare d'Haydarpasa. Sur la deuxiéme digue, il y a un phare.
- quelle heure ?
- Maintenant. Tu viens seul. En barque. Sourire dans la voix : 420
L'EMPIRE DES LOUPS
- Pour me faire tirer comme un lapin ?
- «a ne résoudrait pas mes problémes.
- Je ne vois pas ce qui résoudrait tes problémes.
- Tu sauras si tu viens.
- O˘ est K˘rsat ?
Le numéro doit s'afficher sur l'écran de son téléphone. A quoi bon mentir ?
- Il est mort. Je t'attends. Haydarpasa. Seul. Et à la rame. Elle coupe et regarde au-dehors, à travers la fenêtre grillagée.
La gare maritime s'anime. Un trafic lent, poissé d'aube, se met en branle.
Un navire glisse sur des rails et s'arrache aux flots jusqu'à pénétrer sous les arches des entrepôts éclairés.
Son poste d'observation est parfait. D'ici, elle peut surveiller à la fois la gare et ses embarcadéres, le quai et la premiére digue : impossible de s'approcher à couvert.
Elle s'assoit sur les marches en grelottant.
Cigarette.
Ses pensées dérivent ; un souvenir surgit, sans rime ni raison. La chaleur du pl‚tre sur sa peau. Les mailles de gaze collées sur ses chairs meurtries. Les démangeaisons insupportables sous les pansements. Elle se souvient de sa convalescence, entre veille et sommeil, abrutie de sédatifs.
Et surtout de son effroi devant son nouveau visage, gonflé à crever, bleui d'hématomes, couvert de cro˚tes séchées...
Ils paieront aussi pour ça.
5 h 15.
Le froid devient une morsure, presque une br˚lure. Sema se léve, bat des pieds, des bras, luttant contre l'engourdissement. Ses souvenirs d'opération la raménent directement à sa derniére découverte, quelques heures auparavant, à l'hôpital central d'Istanbul. En fait, cela n'a été
qu'une confirmation. Elle se rappelle maintenant avec précision ce jour de mars 1999, à Londres. Un banal probléme de colite, qui l'avait obligée à
effectuer une radiographie. Et à accepter la vérité.
Comment ont-ils pu lui infliger cela ?
La mutiler à jamais ?
Voilà pourquoi elle a fui.
L'EMPIRE DES LOUPS
421
Voilà pourquoi elle les tuera tous.
5 heures 30.
Le froid lui cloue les os. Son sang afflue vers ses organes vitaux, abandonnant peu à peu les extrémités aux engelures et à la mort glacée.
Dans quelques minutes, elle sera paralysée.
D'un pas mécanique, elle marche jusqu'à la porte. Elle sort du phare, percluse, et s'efforce de dégourdir ses jambes sur la digue. La seule source de chaleur ne peut être que son propre sang, il faut le faire circuler, le répartir à nouveau dans son corps...
Des voix retentissent, dans le lointain. Sema léve les yeux. Des pêcheurs accostent la premiére digue. Elle n'avait pas prévu cela. Pas si tôt, du moins.
Dans l'obscurité, elle discerne leurs lignes qui fouettent déjà la surface de l'eau.
Sont-ils vraiment des pêcheurs ?
Elle regarde sa montre : 5 h 45.
Dans quelques minutes, elle partira. Elle ne peut attendre plus longtemps Azer Akarsa. D'instinct, elle sait que, o˘ qu'il soit à Istanbul, une demi-heure lui suffit pour rejoindre la gare. S'il a besoin de plus de temps, c'est qu'il s'est organisé, qu'il a préparé un piége.
Un clapotis. Dans les ténébres, le sillage d'une barque s'ouvre sur l'eau.
La chaloupe dépasse la premiére digue. Une silhouette s'arc-boute sur ses rames. Mouvements lents, amples, assidus. Un rai de lune flatte les épaules de velours.
Enfin, sa barque touche les rochers.
Il se léve, s'empare de l'amarre. Les gestes, les bruits sont si ordinaires qu'ils en deviennent presque irréels. Sema ne peut se convaincre que l'homme qui ne vit que pour sa mort se tient à deux métres d'elle. Malgré
le manque de lumiére, elle distingue sa veste en velours, oliv‚tre et élimée, sa grosse écharpe, sa tignasse hirsute... Lorsqu'il se penche pour lui lancer la corde, elle aperçoit même, une fraction de seconde, l'éclat mauve de ses pupilles.
Elle attrape l'amarre et la noue à son propre cordage. Azer s'apprête à
mettre pied à terre mais Sema l'arrête, brandissant son Glock.
- Les b‚ches, souffle-t-elle.
422
L'EMPIRE DES LOUPS
II jette un regard aux vieilles toiles qui s'entassent dans la barque.
- Souléve-les.
Il s'exécute : le fond du bateau est vide.
- Approche. Trés lentement.
Elle recule, afin de le laisser monter sur la digue. D'un geste, elle l'exhorte à lever les bras. De la main gauche, elle le fouille : pas d'arme.
- Je joue le jeu dans les régles, marmonne-t-il.
Elle le pousse vers l'embrasure de la porte, puis lui emboîte le pas. A peine est-elle entrée qu'il est déjà assis sur les marches de fer.
Un sachet transparent s'est matérialisé entre ses mains :
- Un chocolat ?
Sema ne répond pas. Il attrape une friandise et la porte à sa bouche.
- Diabéte, prononce-t-il sur un ton d'excuse. Mon traitement à l'insuline provoque des baisses de sucre dans mon sang. Impossible de trouver le bon dosage. Plusieurs fois par semaine, j'ai de violentes crises d'hypoglycémie. qui s'aggravent en cas d'émotion. J'ai alors besoin de sucre rapide.
Le papier cristal brille entre ses doigts. Sema songe à la Maison du Chocolat, à Paris, à Clothilde. Un autre monde.
- A Istanbul, j'achéte des p‚tes d'amandes enrobées de cacao. La spécialité d'un confiseur, à Beyoglu. A Paris, j'ai trouvé les Jikola...
Il pose le sachet avec délicatesse sur la structure de ferraille. Feinte ou réelle, sa décontraction est impressionnante. Le phare s'emplit lentement de plomb bleu. Le jour est en train de se lever, alors que le pivot, dans les hauteurs de la tour, ne cesse de gémir.
- Sans ces chocolats, ajoute-t-il, je ne t'aurais jamais retrouvée.
- Tu ne m'as pas retrouvée.
Sourire. Il glisse à nouveau sa main sous sa veste. Sema braque son arme.
Azer ralentit son geste puis sort une photographie en noir et blanc. Un simple instantané : un groupe sur un campus.
- L'université de Bogazici, avril 1993, commente-t-il. La seule photo qui existe de toi. De ton ancien visage, je veux dire...
L'EMPIRE DES LOUPS
423
Tout à coup, entre ses doigts apparaît un briquet. La flamme écorche l'obscurité, puis mord lentement le papier glacé, dégageant une forte odeur chimique.
- Rares sont ceux qui peuvent se vanter de t'avoir rencontrée aprés cette période, Sema. Sans compter que tu ne cessais de changer de nom, d'apparence, de pays...
Il tient toujours le cliché crépitant entre ses doigts. Des flammes d'un rosé étincelant ruissellent sur ses traits. Elle croit voir passer une de ses hallucinations. Peut-être le début d'une crise... Mais non : le visage du tueur boit simplement le feu.
- Un mystére complet, reprend-il. D'une certaine façon, c'est ce qui a co˚té la vie aux trois autres femmes. (Il contemple la flambée entre ses doigts.) Elles se sont tordues sous la douleur Longtemps. Trés longtemps...
Il l‚che enfin le tirage, qui tombe dans une flaque d'eau :
- J'aurais d˚ penser à l'intervention chirurgicale. C'était dans ta logique. L'ultime métamorphose...
Il fixe la flaque noire, encore fumante :
- Nous sommes les meilleurs, Sema. Chacun dans notre domaine. qu'est-ce que tu proposes ?
Elle devine que l'homme ne la considére pas comme une ennemie, mais comme une rivale. Mieux : comme un double. Cette chasse était beaucoup plus qu'un simple contrat. Un défi intime. Une traversée du miroir... Sur une impulsion, elle le provoque :
- Nous ne sommes que des instruments, des jouets entre les mains des babas.
Azer fronce les sourcils. Son visage se contracte.
- C'est le contraire, souffle-t-il. Je les utilise pour servir notre Cause. Leur argent ne...
- Nous sommes leurs esclaves.
Une nuance d'irritation perce dans sa voix :
- qu'est-ce que tu cherches ? (Il hurle d'un coup, balançant les chocolats à terre.) qu'est-ce que tu proposes ?
- A toi, rien. Je ne parlerai qu'à Dieu en personne.
DOUZE
73
ISMAIL KUDSEYI se tenait, sous la pluie, dans le parc de sa propriété de Yenikôy. Au bord de la terrasse, debout parmi les roseaux, il gardait les yeux fixés sur le fleuve.
La rive asiatique se détachait, trés loin, à la maniére d'un mince ruban que l'averse effrangeait. Elle était située à plus de mille métres et aucun bateau n'était en vue. Le vieil homme se sentait en sécurité, hors d'atteinte d'un tireur isolé.
Aprés l'appel d'Azer, il avait éprouvé le désir de venir ici. De plonger sa main dans ces replis d'argent, d'enduire ses doigts d'écume verte. Un besoin impérieux, presque physique.
Appuyé sur sa canne, il suivit le parapet et descendit avec précaution les marches qui plongeaient droit dans les eaux. L'odeur marine l'assaillit, les embruns le trempérent d'un coup. Le fleuve était en pleine révolution mais, quelle que f˚t l'agitation du Bosphore, il ménageait toujours au bas des pierres des caches secrétes, des ciselures d'herbes o˘ des vaguelettes venaient s'enrouler d'arcs-en-ciel.
Aujourd'hui encore, à soixante-quatorze ans, Kudseyi revenait là, lorsqu'il avait besoin de réfléchir. C'était le lit de ses origines. Il y avait appris à nager. Il y avait péché ses premiers poissons. Perdu ses premiers ballons, chiffons noués qui déroulaient leurs bandelettes au contact de l'eau comme les pansements d'une enfance jamais refermée...
Le vieillard consulta sa montre : 9 heures. que faisaient-ils ?
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L'EMPIRE DES LOUPS
II remonta l'escalier et contempla son royaume : les jardins de sa propriété. Le long mur de clôture, rouge cramoisi, qui isolait totalement le parc du trafic extérieur, les forêts de bambous penchés comme des plumes, douceur qui s'ébouriffait au moindre souffle, les lions de pierre, aux ailes repliées, qui s'alanguissaient sur les marches du palais, les bassins circulaires, sillonnés de
cygnes...
Il allait se mettre à l'abri quand il perçut le bourdonnement d'un moteur.
A travers l'averse, c'était plus une vibration sous sa peau qu'un véritable bruit. Il tourna la tête et aperçut le bateau qui montait à l'assaut de chaque vague, puis s'abaissait en une secousse, creusant derriére lui deux ailes d'écume.
Azer pilotait, serré dans sa veste boutonnée jusqu'au col. A ses côtés, Sema paraissait minuscule, enfouie dans les plis virevoltants de son ciré.
Il savait qu'elle avait changé de visage. Mais, même à cette distance, il reconnaissait son maintien. Ce petit air bravache qu'il avait remarqué, vingt ans plus tôt, parmi des centaines d'autres enfants.
Azer et Sema.
Le tueur et la voleuse.
Ses seuls enfants.
Ses seuls ennemis.
74
LORSqU'IL SE MIT EN MARCHE, les jardins s'animérent. Un premier garde du corps se détacha d'un bosquet. Un deuxiéme apparut derriére un tilleul.
Deux autres se matérialisérent sur le chemin de gravier. Tous équipés de MP-7, une arme de défense rapprochée chargée de cartouches subsoniques capables de percer des protections de titane ou de Kevlar, à cinquante métres. C'était du moins ce que lui avait assuré son armurier. Mais tout cela avait-il le moindre sens ? A son ‚ge, les ennemis qu'il redoutait ne voyageaient pas à la vitesse du son et ne perçaient pas le polycarbone : ils étaient à l'intérieur de lui-même, se livrant à un patient travail de destruction.
Il suivit l'allée. Les hommes l'encadrérent aussitôt, formant un quinconce humain. Il évoluait désormais ainsi. Son existence était un joyau préservé, mais le joyau n'avait plus aucun éclat. Il déambulait à la maniére d'un emmuré vivant, ne dépassant jamais l'enceinte des jardins, entouré
exclusivement d'hommes.
Il se dirigea vers le palais - un des derniers yalis de Yenikôy. Une demeure d'été, construite en bois, à fleur d'eau, sur des pilotis goudronnés. Un palais tout en hauteur, rehaussé de tourelles, qui possédait un hiératisme de citadelle, mais aussi une nonchalance, une simplicité de cabane de pêcheur.
Les bardeaux du toit, retroussés par l'usure, diffusaient des reflets vifs, aussi vibrants que ceux d'un miroir. Les façades, au contraire, absorbaient la lumiére, renvoyant des éclats ternes, mais 430
L'EMPIRE DES LOUPS
d'une infinie douceur. Il régnait autour de cet édifice une atmosphére de transit, de ponton, d'embarcadére ; l'air marin, le bois usé, les clapotis évoquaient pour le vieil homme un lieu de départ, de villégiature.
Pourtant, lorsqu'il s'approchait et discernait les détails orientaux de la façade, les treillis des terrasses, les soleils des balcons, les étoiles et croissants des fenêtres, il comprenait que ce palais sophistiqué était tout le contraire : b‚timent ouvragé, bien ancré, définitif. Le tombeau qu'il s'était choisi. Une sépulture de bois à la rumeur de coquillage o˘ l'on pouvait regarder venir la mort, en écoutant le fleuve...
Dans le vestibule, IsmaÔl Kudseyi ôta son ciré et ses bottes. Puis il enfila des chaussons de feutre, une veste de soie indienne, et prit le temps de se contempler dans un miroir.
Son visage était son seul sujet d'orgueil.
Le temps avait produit ses inévitables ravages mais l'ossature, sous la peau, avait tenu bon. Elle était même montée au créneau, tendant la chair, aiguisant les traits. Plus que jamais, il conservait un profil de cerf, avec ces m‚choires accusées, et cette perpétuelle moue dédaigneuse au bout des lévres.
Il sortit un peigne de sa poche et se coiffa. Il lissa lentement ses méches grises, mais s'arrêta soudain, comprenant la signification de ce geste : il soignait son allure - pour Eux. Parce qu'il redoutait de les rencontrer.
Parce qu'il avait peur d'affronter le sens profond de toutes ces années...
Aprés le coup d'…tat de 1980, il avait d˚ partir en exil en Allemagne.
Lorsqu'il était revenu, en 1983, la situation s'était apaisée en Turquie mais la plupart de ses fréres d'armes, les autres Loups Gris, étaient emprisonnés. Isolé, IsmaÔl Kudseyi avait refusé d'abandonner la Cause. Au contraire, il avait décidé de rouvrir, dans le plus grand secret, les camps d'entraînement et de fonder sa propre armée. Il allait donner naissance à
de nouveaux Loups Gris. Mieux : il allait former des Loups supérieurs, qui serviraient à la fois ses idéaux politiques et ses intérêts criminels. *.u II était parti sur les routes d'Anatolie pour choisir, personnelle-L'EMPIRE DES LOUPS
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ment, les pupilles de sa fondation. Il avait organisé les camps, observé
les adolescents à l'entraînement, constitué des fiches pour sélectionner parmi eux un groupe d'élite. Trés vite, il s'était pris au jeu. Alors même qu'il était en train de s'imposer sur le marché de l'opium, exploitant la place laissée libre par l'Iran en pleine révolution, le ´ baba ª se passionnait avant tout pour la formation de ces enfants.
Il sentait naître en lui une complicité viscérale avec ces petits paysans qui lui rappelaient le gamin des rues qu'il avait été jadis. Il préférait leur compagnie à celle de ses propres enfants - ceux qu'il avait eus sur le tard, avec la fille d'un ancien ministre, et qui suivaient maintenant des études à Oxford et à l'université libre de Berlin -, des héritiers favorisés devenus pour lui des étrangers.
De retour de ses voyages, il s'isolait dans son yali et étudiait chaque dossier, chaque profil. Il traquait les talents, les dons, mais aussi une certaine volonté de s'élever, de s'arracher à la pierre... Il cherchait les profils les plus prometteurs - ceux qu'il soutiendrait gr‚ce à des bourses, puis intégrait dans son propre clan.
Sa quête devint peu à peu une maladie - une monomanie. L'alibi de la cause nationaliste ne suffisait plus à masquer ses propres ambitions. Ce qui l'exaltait, c'était de façonner à distance des êtres humains. De manipuler, tel un démiurge invisible, des destins...
Bientôt, deux noms l'intéressérent en particulier.
Un garçon et une fille.
Deux promesses à l'état pur.
Azer Akarsa, originaire d'un village situé prés du site antique de Nemrut Dag, démontrait des dons singuliers. A seize ans, il était à la fois un combattant acharné et un brillant étudiant. Mais surtout, il manifestait une vraie passion pour l'ancienne Turquie et les convictions nationalistes.
Il s'était inscrit au foyer clandestin d'Adiyaman et porté volontaire pour une formation commando. Il projetait déjà de s'enrôler dans l'armée, afin de se battre sur le front kurde.
Pourtant, Azer souffrait d'un handicap : il était diabétique. Kudseyi avait décidé que ce point faible ne l'empêcherait pas d'ac-432
L'EMPIRE DES LOUPS
complir son destin de Loup. Il s'était promis de lui offrir toujours les meilleurs soins.
L'autre dossier concernait Sema Hunsen, quatorze ans. Née dans les caillasses de Gaziantep, elle avait réussi à intégrer un collége et à
obtenir une bourse d'Etat. En apparence, c'était une jeune Turque intelligente, souhaitant rompre avec ses origines. Mais elle ne voulait pas seulement changer son destin, elle voulait aussi changer son pays. Au foyer des Idéalistes de Gaziantep, Sema était la seule femme de l'unité. Elle avait postulé pour un stage dans le camp de Kayseri, afin de suivre un autre gamin de son village, K˘rsat Milihit.
D'emblée, il avait été attiré par cette adolescente. Il aimait cette volonté farouche, ce désir de dépasser sa condition. Physiquement, c'était une jeune fille rousse, plutôt boulotte, à l'allure paysanne. Rien en elle ne laissait deviner ses dons, ni sa passion politique. Hormis son regard, qu'elle vous lançait à la figure comme une pierre.
IsmaÔl Kudseyi le savait : Azer et Sema seraient bien plus que de simples boursiers - des soldats anonymes de la cause d'extrême droite ou de son réseau criminel. Ils seraient, l'un et l'autre, ses protégés. Ses enfants adoptifs. Mais eux n'en sauraient rien. Il les aiderait à distance, dans l'ombre.
Les années avaient passé. Les deux élus avaient tenu leurs promesses. Azer, à vingt-deux ans, avait obtenu une maîtrise de physique et de chimie à
l'université d'Istanbul puis, deux années plus tard, un diplôme de commerce international à Munich. Sema, dix-sept ans, avait quitté le lycée Galatasaray avec les honneurs et intégré la faculté anglaise d'Istanbul -
elle maîtrisait alors quatre langues : le turc, le français, l'anglais et l'allemand.
Les deux étudiants étaient restés des militants politiques, des ´ baskans ª
qui auraient pu commander des foyers de quartier, mais Kudseyi ne souhaitait pas bousculer les choses. Il avait des projets plus ambitieux pour ses créatures. Des projets qui concernaient directement son narco-empire...
Il voulait aussi élucider certaines zones d'ombre. Le comportement d'Azer trahissait des failles dangereuses. En 1986, alors qu'il était encore au lycée français, il avait défiguré un autre éléve au L'EMPIRE DES LOUPS
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cours d'une bagarre. Les blessures étaient graves et révélaient, non pas la colére, mais une détermination, un calme effrayants. Kudseyi avait d˚ user de toute son influence pour que le lycéen ne soit pas arrêté.
Deux ans plus tard, à la faculté des sciences, Azer avait été surpris à
dépecer des souris vivantes. Des étudiantes s'étaient plaintes aussi des obscénités qu'il leur adressait. Elles avaient retrouvé ensuite, dans leurs vestiaires de la piscine, des cadavres éviscérés de chats, roulés parmi leurs sous-vêtements.
Kudseyi était intrigué par les pulsions criminelles d'Azer qu'il imaginait déjà pouvoir utiliser. Mais il ignorait encore leur véritable nature. Un hasard médical Péclaircit complétement. Etudiant à Munich, Azer Akarsa avait été hospitalisé pour une crise de diabéte. Les médecins allemands avaient préconisé une traitement original : des séances dans un caisson à
haute pression pour mieux distiller l'oxygéne dans son organisme.
Lors de ces séances, Azer avait éprouvé le vertige des profondeurs et s'était mis à délirer - il avait hurlé son désir de tuer des femmes, ´
toutes les femmes ! ª, de les torturer, de les défigurer, jusqu'à
reproduire les masques antiques qui lui parlaient dans son sommeil. Une fois dans sa chambre, et malgré les sédatifs qu'on lui avait administrés, il avait poursuivi son délire, creusant dans le mur, prés de son lit, des esquisses de visages. Des traits mutilés, au nez coupé, aux os écrasés, autour desquels il avait collé ses propres cheveux avec son sperme - des ruines mortes, rongées par les siécles, mais à la chevelure bien vivante...
Les médecins allemands avaient alerté la fondation, en Turquie, qui réglait les frais médicaux de l'étudiant. Kudseyi en personne s'était déplacé. Les psychiatres lui avaient expliqué la situation et suggéré un internement immédiat. Kudseyi avait acquiescé, mais il avait renvoyé Azer en Turquie la semaine suivante. Il était convaincu de pouvoir maîtriser, et même exploiter, la folie meurtriére de son protégé.
Sema Hunsen présentait des troubles d'un autre ordre. Solitaire, secréte, obstinée, elle ne cessait d'échapper au cadre organisé par la fondation.
Elle avait fugué à plusieurs reprises de l'internat de Galatasaray. Une fois, on l'avait arrêtée à la frontiére
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L'EMPIRE DES LOUPS
bulgare. Une autre fois, à l'aéroport Atatiirk d'Istanbul. Son indépendance, sa volonté de liberté étaient devenues pathologiques, caractérisées par l'agressivité et l'obsession de la fuite. Là encore, Kudseyi y avait vu un atout. Il en ferait une nomade, une voyageuse une trafiquante d'élite.
Au milieu des années 90, Azer Akarsa, brillant homme d'affaires, était aussi devenu un Loup, au sens occulte du terme. Par l'intermédiaire de ses lieutenants, Kudseyi lui avait confié plusieurs missions d'intimidation ou d'escorte dont il s'était brillamment acquitté. Il franchirait la ligne sacrée - celle du meurtre -sans le moindre état d'‚me. Akarsa aimait le sang. Trop, en réalité. Il y avait un autre probléme. Akarsa avait fondé
son propre groupe politique. Des dissidents dont les opinions dépassaient en violence et en excés toutes les convictions du parti officiel. Azer et ses complices affichaient leur mépris à l'égard des vieux Loups Gris qui s'étaient acheté une conduite, et plus encore à l'égard des nationalistes mafieux comme Kudseyi. Le vieil homme sentait poindre en lui l'amertume : son enfant devenait un monstre, de moins en moins contrôlable...
Pour se consoler, il se tournait vers Sema Hunsen. ´ Tourner ª n'était pas le terme approprié : il ne l'avait jamais vue, et depuis qu'elle avait quitté la faculté, elle avait pour ainsi dire disparu. Elle avait accepté
des missions de transport - se sachant en dette envers l'organisation -, mais avait imposé en échange des distances radicales avec ses commanditaires.
Kudseyi n'aimait pas cela. Pourtant, chaque fois, la drogue était parvenue à bon port. Combien de temps le contrat réciproque fonctionnerait-il ? quoi qu'il en soit, cette personnalité mystérieuse le fascinait plus que jamais.
Il suivait son sillage, il se délectait de ses prouesses...
Bientôt, Sema devint une légende parmi les Loups Gris. Elle se diluait, littéralement, dans un labyrinthe de frontiéres et de langues. Des rumeurs circulérent à son sujet. Certains prétendaient l'avoir aperçue à la frontiére de l'Afghanistan, mais elle portait le voile. D'autres assuraient lui avoir parlé dans un laboratoire clandestin, à la frontiére syrienne, mais elle avait conservé un masque chirurgical. D'autres encore juraient avoir traité avec elle sur
L'EMPIRE DES LOUPS
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les côtes de la mer Noire, mais au fond d'une boîte de nuit déchirée par la lumiére des stroboscopes.
Kudseyi savait qu'ils mentaient tous : personne n'avait jamais vu Sema. Du moins pas la Sema d'origine. Elle était devenue une créature abstraite, changeant d'identité, d'itinéraires, de styles et de techniques, selon l'objectif. Un être mouvant, qui ne possédait qu'une seule matérialité : la drogue qu'elle convoyait.
Sema l'ignorait, mais en réalité elle n'était jamais seule. Le vieillard était toujours à ses côtés. Pas une fois, elle n'avait convoyé un stock qui n'appartint au baba. Pas une fois, elle n'avait effectué un transport sans que ses hommes la surveillent à distance. IsmaÔl Kudseyi était à
l'intérieur d'elle-même.
A son insu, il l'avait fait stériliser lors d'une hospitalisation, en 1987, pour une crise d'appendicite aiguÎ. Ligature des trompes : une mutilation irréversible, mais qui ne perturbe pas le cycle hormonal. Les médecins avaient travaillé à l'aide d'instruments optiques, glissés dans l'abdomen par de minuscules incisions. Pas de traces, pas de cicatrices...
Kudseyi n'avait pas eu le choix. Ses combattants étaient uniques. Ils ne devaient pas se reproduire. Seul Kudseyi pouvait créer, développer - ou tuer ses soldats. Malgré cette conviction, il nourrissait toujours des craintes au sujet de cette mutilation, presque une frayeur sacrée - comme s'il avait violé là un tabou, touché un territoire interdit. Souvent, dans ses rêves, il voyait des mains blanches tenir des viscéres. Confusément, il sentait que la catastrophe proviendrait de ce secret organique...
Aujourd'hui, Kudseyi avait admis son échec face à ses deux enfants. Azer Akarsa était devenu un tueur psychopathe, à la tête d'une cellule d'action autonome - des terroristes qui se grimaient, se prenaient pour des Turks anciens, projetaient des attentats contre l'Etat turc et les Loups Gris qui avaient trahi la Cause. Kudseyi lui-même était peut-être sur la liste.
quant à Sema, elle était plus que jamais une messagére invisible, à la fois paranoÔaque et schizophréne, qui n'attendait qu'une occasion pour s'enfuir à jamais.
Il n'avait su créer que deux monstres.
Deux loups enragés prêts à lui sauter à la gorge.
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L'EMPIRE DES LOUPS
Pourtant, il avait continué à leur confier des missions importantes, espérant qu'ils ne trahiraient pas un clan qui leur accordait tant de crédit. Il espérait surtout que le destin n'oserait pas lui infliger un tel affront, une telle négation, à lui qui avait tant misé
dans cette oeuvre.
Voilà pourquoi, au printemps précédent, lorsqu'il avait fallu organiser le convoi qui déciderait d'une alliance historique dans le Croissant d'Or, il n'avait prononcé qu'un seul nom : Sema.
Voilà pourquoi, lorsque l'inévitable s'était produit et que la renégate avait disparu avec la drogue, il n'avait désigné qu'un seul tueur : A/er.
S'il ne s'était jamais résolu à les éliminer, il les avait lancés l'un contre l'autre en priant pour qu'ils s'anéantissent. Mais rien n'avait fonctionné comme prévu. Sema demeurait introuvable. Azer n'avait réussi qu'à provoquer une suite de massacres à Paris. Un mandat d'arrêt international courait contre lui, et le cartel criminel de Kudseyi avait déjà prononcé sa sentence de mort - Azer était devenu trop dangereux.
Et soudain, un fait nouveau avait tout bouleversé.
Sema était réapparue.
Et sollicitait une rencontre.
C'était encore elle qui menait le jeu...
Il contempla une derniére fois son reflet dans le miroir et découvrit tout à coup un autre homme. Un vieillard à la carcasse br˚lée, aux os coupants comme des lames. Un prédateur calcifié, comme ce squelette préhistorique qu'on venait d'exhumer au
Pakistan...
Il glissa le peigne dans sa veste et tenta de sourire à son image. Il eut l'impression de saluer une tête de mort, aux orbites vides. Il se dirigea vers l'escalier et ordonna à ses gardes : - Geldiler. Béni yalniz birakin1.
1. Ils sont là. Laissez-moi seul.
75
LA PI»CE qu'il appelait śalle de méditation ª était un espace de cent vingt métres carrés, d'un seul tenant, au parquet de bois brut. Il aurait aussi bien pu la nommer śalle du trône ª. Sur une estrade haute de trois marches dominait un long canapé couleur coquille d'oeuf, couvert de coussins brodés d'or. Face à lui, une table basse. De part et d'autre, deux luminaires plaquaient sur les murs blancs des arcs de lumiére tamisée. Des coffres en bois ouvragé s'alignaient contre les parois comme des ombres solides, des secrets rivetés de nacre. Et rien d'autre.
Kudseyi aimait ce dépouillement, cette vacuité presque mystique qui semblait prête à recueillir les priéres d'un soufi.
Il traversa la salle, gravit les marches et s'approcha de la table basse.
Il posa sa canne et saisit la carafe emplie d'ayran, à base de yaourt et d'eau, qui l'attendait toujours. Il se servit un verre, le but d'une traite et savourant la fraîcheur qui se diffusait dans son corps, il admira son trésor.
IsmaÔl Kudseyi possédait la plus belle collection de kilims de Turquie, mais la piéce maîtresse était conservée ici, suspendue au-dessus du canapé.
De petite dimension, environ un métre carré, ce tapis ancien br˚lait d'un rouge sombre, bordé de jaune vieilli - la couleur de l'or, du blé, du pain cuit. Au centre, se découpait un rectangle bleu-noir, teinte sacrée qui évoquait le ciel et l'infini. A l'intérieur, une grande croix était ornée des cornes du bélier, symbole mascu-438
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lin et guerrier. Au-dessus, couronnant et protégeant la croix, un aigle ouvrait ses ailes. Sur la frise de bordure, se détachaient l'arbre de vie, la colchique, fleur de joie et de bonheur, le haschisch, plante magique offrant le sommeil éternel...
Kudseyi aurait pu contempler ce chef-d'ouvre durant des heures. Il lui semblait résumer son univers de guerre, de drogue et de pouvoir. Il en aimait aussi le mystére inscrit en filigrane, cette énigme de laine qui l'avait toujours intrigué. Il se posa, encore une fois, la question : Óu est le triangle ? O˘ est la chance ? ª
D'abord, il admira sa métamorphose.
La jeune fille bien en chair était devenue une brune longiligne, dans le style des jeunes filles modernes : petite poitrine et hanches étroites.
Elle portait un manteau noir matelassé, un pantalon droit de même couleur, des bottines à bouts carrés. Une pure Parisienne.
Mais il était surtout fasciné par la transformation de son visage. Combien d'interventions, combien de plaies ouvertes avaient été nécessaires pour obtenir un tel résultat ? Ce visage méconnaissable lui criait sa rage de fuir - d'échapper à son propre joug. Il lisait aussi cela au fond des yeux indigo. Ce bleu d'ombre qui apparaissait à peine sous les paupiéres paresseuses et vous repoussait, comme un intrus, une présence déplaisante.
Oui, sous ces traits modifiés, dans ces yeux-là, il reconnaissait la dureté
primitive de son peuple nomade - une énergie farouche, née des vents du désert et de la br˚lure du soleil.
D'un coup, il se sentit vieux. Et fini.
Une momie br˚lée, aux lévres de poussiére.
Assis sur le canapé, il la laissa s'avancer. Elle avait subi une fouille approfondie. Ses vêtements avaient été palpés, analysés. Son corps lui-même passé aux rayons X. Deux gardes du corps se tenaient maintenant auprés d'elle, MP-7 au poing, sécurité levée, balle dans le canon. Azer restait en retrait, armé lui aussi.
Pourtant, Kudseyi ressentait une appréhension confuse. Son instinct de guerrier lui soufflait que, malgré sa vulnérabilité apparente, cette femme demeurait dangereuse. Il en éprouvait une
I
nausée légére. qu'avait-elle en tête ? Pourquoi s'était-elle ainsi livrée ?
Elle contemplait le kilim suspendu au mur, derriére lui. Il décida de parler français, afin de donner un caractére plus solennel à leur rencontre :
- Un des plus vieux tapis du monde. Des archéologues russes l'ont découvert à l'intérieur d'un bloc de glace, à la frontiére de la Sibérie et de la Mongolie. Il a sans doute prés de deux mille ans. On pense qu'il a appartenu aux Huns. La croix. L'aigle. Les cornes de bélier. Des symboles purement masculins. Il devait être accroché dans la tente d'un chef de clan.
Sema demeura muette. Une épingle de silence.
- Un tapis d'hommes, insista-t-il, à ce détail prés qu'il a été tissé par une femme, comme tous les kilims d'Asie centrale. (Il sourit et marqua une pause.) J'imagine souvent celle qui l'a fabriqué : une mére exclue du monde guerrier mais qui a su imposer sa présence jusque dans la tente du Khan.
Sema n'esquissait pas le moindre geste. Les gardes l'encadraient au plus prés.
- A cette époque, l'ouvriére dissimulait toujours, parmi les autres motifs, un triangle, pour protéger son tapis du mauvais oil. J'aime cette idée : patiemment, une femme tisse un tableau viril, plein de motifs guerriers, mais quelque part, dans une bordure, le long d'une fresque, elle glisse un signe maternel. Es-tu capable de repérer le triangle porte-bonheur sur ce kilim ?
Aucune réponse, aucun mouvement de la part de Sema. Il saisit la carafe d'ayran, remplit lentement son verre, puis but plus lentement encore.
- Tu ne vois pas ? fit-il enfin. Peu importe. Cette histoire me rappelle la tienne, Sema. Cette femme cachée dans un monde d'hommes, qui dissimule un objet qui nous concerne tous. Un objet qui doit nous apporter chance et prospérité.
Sa voix s'éteignit sur ces syllabes, puis il clama soudain avec violence :
- O˘ est le triangle, Sema ? O˘ est la drogue ?
Aucune réaction. Les mots glissaient sur elle comme des go˚t-440
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tes de pluie. Il n'était même pas s˚r qu'elle écout‚t. Pourtant, elle déclara tout à coup :
- Je ne sais pas.
Il sourit encore : elle voulait négocier. Mais elle reprit :
- J'ai été arrêtée en France. La police m'a fait subir un conditionnement psychique. Un lavage de cerveau. Je ne me souviens pas de mon passé. Je ne sais pas o˘ est la drogue. Je ne sais même plus qui je suis.
Kudseyi chercha Azer du regard : lui aussi paraissait stupéfait.
- Tu penses que je vais croire une histoire aussi absurde ? demanda-t-il.
- C'était un long traitement, poursuivit-elle de son ton calme. Une méthode de suggestion, sous l'influence d'un produit radioactif. La plupart de ceux qui ont participé à cette expérience sont morts ou arrêtés. Vous pouvez vérifier : tout cela a été écrit dans les journaux français, aux dates d'hier et d'avant-hier.
Kudseyi tournait autour des faits avec méfiance.
- La police a récupéré l'héroÔne ?
- Ils ne savaient même pas qu'un convoi de drogue était en jeu.
- quoi ?
- Ils ignoraient qui j'étais. Ils m'ont choisie parce qu'ils m'ont trouvée en état de choc, dans le hammam de Gurdilek, aprés l'attaque d'Azer. Ils ont achevé d'effacer ma mémoire sans connaître mon secret.
- Pour quelqu'un qui n'a plus de souvenirs, tu sais beaucoup de choses.
- J'ai mené une enquête.
- Comment connais-tu le nom d'Azer ?
Sema eut un sourire, aussi bref qu'un déclic photographique.
- Tout le monde le connaît. Il n'y a qu'à lire les journaux à Paris.
Kudseyi se tut. Il aurait pu poser d'autres questions mais sa conviction était faite. Il n'avait pas vécu jusqu'à ce jour pour ignorer cette loi indéfectible : plus les faits paraissent absurdes, plus ils ont de chances d'être vrais. Mais il ne comprenait toujours pas son attitude : L'EMPIRE DES LOUPS
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- Pourquoi es-tu revenue ?
- Je voulais vous annoncer la mort de Sema. Elle est morte avec mes souvenirs.
Kudseyi éclata de rire :
- Tu espéres que je vais te laisser partir ?
- Je n'espére rien. Je suis une autre. Je ne veux plus fuir au nom d'une femme que je ne suis plus.
Il se leva et effectua quelques pas. Il brandit sa canne dans sa direction :
- Il faut que tu aies vraiment perdu la mémoire pour venir à moi les mains vides.
- Il n'y a plus de coupable. Il n'y a plus de ch‚timent.
Une chaleur étrange envahit ses artéres. Incroyable : il était tenté de l'épargner. C'était un épilogue possible, peut-être le plus original, le plus raffiné. Laisser s'envoler la créature nouvelle... Oublier tout cela... Mais il reprit, en la fixant droit dans les yeux :
- Tu n'as plus de visage. Tu n'as plus de passé. Tu n'as plus de nom. Tu es devenue une sorte d'abstraction, c'est vrai. Mais tu as conservé ta capacité à souffrir. Nous laverons notre honneur dans le lit de ta douleur.
Nous...
IsmaÔl Kudseyi eut la respiration coupée.
La femme tendait devant lui ses mains, paumes offertes.
Chacune d'elles portait un dessin tracé au henné. Un loup, hurlant sous quatre lunes. C'était le signe de ralliement. Le symbole utilisé par les membres de la nouvelle filiére. Lui-même avait ajouté aux trois lunes du drapeau ottoman une quatriéme pour symboliser le Croissant d'Or.
Kudseyi l‚cha sa canne et hurla, désignant Sema de son index :
- Elle sait. ELLE SAIT \
Elle profita de cet instant de stupeur. Elle bondit derriére l'un des gardes et le ceintura brutalement. Sa main droite se referma sur les doigts de l'homme et la détente du MP-7, déclenchant une rafale en direction de l'estrade.
IsmaÔl Kudseyi se sentit arraché du sol, poussé au pied du canapé par le deuxiéme garde. Il roula à terre et vit son protecteur tournoyer dans une rosace de sang, alors que son arme arrosait tout l'espace. Sous les impacts, les coffres éclatérent en mille
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esquilles Des étincelles se croisérent comme des arcs électriques, le plafond se répandit en nuages de pl‚tre. Le premier homme, celui que Sema utilisait comme bouclier, s'effondra au moment o˘ elle lui arrachait son arme de poing.
Kudseyi ne voyait plus Azer.
Elle se précipita vers les coffres et les renversa pour se mettre à l'abri.
A cette seconde, deux autres hommes pénétrérent dans la salle. Ils n'avaient pas effectué un pas à l'intérieur qu'ils étaient déjà touchés -
le son mat, isolé du pistolet de Sema ponctuait le mitraillage des armes automatiques livrées à elles-mêmes.
IsmaÔl Kudseyi tenta de se glisser derriére le canapé mais il ne put avancer - les ordres de son cerveau n'étaient pas relayés par son corps. Il était figé sur le parquet, inerte. Un signal résonna dans toute sa carcasse : il était touché.
Trois autres gardes apparurent sur le seuil, tirant à tour de rôle, puis disparaissant aussitôt derriére le chambranle. Kudseyi clignait les yeux face aux flammes des fusils mais il n'entendait plus les détonations. Ses oreilles, son cerveau semblaient remplis d'eau.
Il se groupa sur lui-même, doigts crispés sur un coussin. Un pli douloureux le transperçait, au plus profond de son estomac, et l'acculait à cette position de fotus. Il baissa les yeux : ses intestins étaient à nu, déroulés entre ses jambes.
Tout devint noir. quand il revint à lui, Sema rechargeait son pistolet au bas des marches, à couvert d'un coffre. Il se tourna vers le bord de l'estrade et tendit le bras. Une part de lui-même ne pouvait admettre son geste : il appelait à l'aide.
Il appelait Sema Hunsen à l'aide !
Elle se retourna. Les larmes aux yeux, Kudseyi agita la main. Elle hésita une seconde, puis gravit les marches, courbée sous les tirs qui continuaient. Le vieillard gémit de reconnaissance. Sa main décharnée se dressa, rouge, frémissante, mais la femme ne la saisit pas.
Elle se releva et braqua son pistolet de tout son corps, comme on bande un arc.
Dans une blancheur éblouie, IsmaÔl Kudseyi comprit pourquoi Sema Hunsen était revenue à Istanbul.
Pour le tuer, tout simplement.
i
L'EMPIRE DES LOUPS
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Pour couper la haine à sa source.
Et peut-être aussi, pour venger un arbre de vie.
Dont il avait fait ligaturer les racines.
Il s'évanouit encore. quand il rouvrit les yeux, Azer plongeait sur Sema.
Ils roulérent au bas des marches, parmi les débris de cuir et les flaques de sang. La lutte s'engagea, alors que des sillons d'éclairs déchiraient toujours la fumée. Des bras, des poings, des coups - mais pas un cri. Juste l'obstination étouffée de la haine. La rage des corps à survivre.
Azer et Sema.
Sa portée maléfique.
Sur le ventre, Sema tenta de brandir son arme mais Azer l'écrasa de son poids. En la maintenant par la nuque, il dégagea un couteau. Elle s'échappa de son emprise, retomba sur le dos. Il chargea, l'attrapa au ventre avec sa lame. Sema cracha un mot étouffé - des syllabes de sang.
Gisant sur l'estrade, un bras déployé sur l'escalier, Kudseyi voyait tout.
Ses yeux, deux valves lentes, battaient à contrecoup de ses artéres. Il pria pour mourir avant l'issue du combat mais il ne pouvait s'empêcher de les observer.
La lame s'abattit, se leva, s'abattit encore, s'obstinant au fond des chairs.
Sema se cambra. Azer attrapa ses épaules et les plaqua à terre. Il balança son arme et plongea son bras dans la plaie vive.
IsmaÔl Kudseyi s'enfonçait loin dans les sables mouvants de la mort.
A quelques secondes de sa fin, il vit les mains écarlates se tendre vers lui, chargées de leur butin...
Le cour de Sema entre les doigts d'Azer.
…pilogue
V
A LA FIN DU MOIS D'AVRIL, en Anatolie orientale, les neiges d'altitude commencent à fondre et ouvrent un chemin jusqu'au sommet le plus élevé des monts Taurus, le Nemrut Dag. Les périples touristiques n'ont pas encore commencé et le site reste préservé, dans la plus parfaite solitude.
Aprés chaque mission, l'homme attendait ce moment pour revenir auprés des dieux de pierre.
Il avait décollé d'Istanbul la veille, le 26 avril, et atterri en fin d'aprés-midi à Adana. Il s'était reposé quelques heures dans un hôtel proche de l'aéroport, puis avait pris la route, en pleine nuit, à bord d'une voiture de location.
Il roulait maintenant vers l'orient, dans la direction d'Adiyaman, à quatre cents kilométres de là. De longs p‚turages l'entouraient aux allures de plaines englouties. Dans les ténébres, il devinait leurs vagues souples qui ondulaient. Ces roulis d'ombre constituaient la premiére étape, le premier stade de pureté. Il songea au début d'un poéme qu'il avait écrit dans sa jeunesse, en turk ancien : ´J'ai sillonné les mers de verdure... ª
A 6 heures 30, aprés qu'il eut dépassé la ville de Gaziantep, le paysage changea. Dans les prémices du jour, la chaîne des monts Taurus apparut. Les champs fluides se muérent en déserts pétrifiés. Des pics s'élevérent, rouges, abrupts, écorchés. Des cratéres s'ouvrirent, au loin, évoquant des fleurs de tournesol séchées.
Face à ce spectacle, le voyageur ordinaire ressentait toujours une appréhension, une angoisse confuse. Lui au contraire aimait 448
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ces tons d'ocré et de jaune, plus forts, plus crus que le bleu de l'aube.
Il y retrouvait ses marques. Cette aridité avait forgé sa chair. C'était le deuxiéme stade de pureté.
Il se remémora la suite de son poéme :
´J'ai sillonné les mers de verdure,
Embrassé les parois de pierre, les orbites d'ombre... ª
quand il s'arrêta à Adiyaman, le soleil peinait à apparaître. A la station-service de la ville, il remplit lui-même son réservoir tandis que l'employé
nettoyait son pare-brise. Il regardait les flaques de fer, les maisons aux tons de bronze dispersées jusqu'au pied du versant.
Sur l'avenue principale, il aperçut les entrepôts Matak, śes ª entrepôts, o˘ des tonnes de fruits seraient bientôt stockés pour être traités, conservés, exportés. Il n'en éprouva aucune vanité. Ces ambitions triviales ne l'avaient jamais intéressé. Il sentait en revanche l'imminence de la montagne, la proximité des terrasses...
Cinq kilométres plus loin, il quitta la route principale. Plus d'asphalte, plus de panneau indicateur. Juste un sentier taillé dans la montagne, serpentant jusqu'aux nuages. A ce moment, il retrouva véritablement ses terres natales. Les coteaux de poussiére pourpre, les herbes hérissées en bosquets agressifs, les moutons gris-noir s'écartant à peine sur son passage.
Il dépassa son village. Il croisa des femmes aux foulards ornés d'or. Des visages de cuir rouge, ciselés comme des plateaux de cuivre. Des créatures sauvages, dures à la terre, murées dans la priére et les traditions, comme l'avait été sa mére. Parmi ces femmes, peut-être y avait-il des membres de sa propre famille...
Plus haut encore, il aperçut des bergers recroquevillés sur un talus, enveloppés dans des vestes trop larges. Il se revit, vingt-cinq ans auparavant, assis à leur place. Il se souvenait encore du pull Jacquard qui lui avait tenu lieu de manteau, avec ses manches trop longues, dont ses mains, chaque année, dépassaient un peu plus. Les mailles du tricot avaient été son seul calendrier.
Des sensations frémirent au bout de ses doigts. Le contact de son cr‚ne rasé lorsqu'il se protégeait des coups de son pére. La douceur des fruits secs quand il laissait traîner ses mains à la surface des gros sacs de l'épicier, en rentrant le soir des p‚turages.
L'EMPIRE DES LOUPS
449
Le brou des noix qu'il ramassait en automne et qui lui tachait les paumes pour tout l'hiver...
Il pénétrait maintenant dans la chape de brume. Tout devint blanc, ouaté, humide. La chair des nuages. Les premiers amas de neige bordaient la voie.
Une neige particuliére, imprégnée de sable, luminescente et rosé.
Avant d'aborder le dernier tronçon, il fixa des chaînes à ses pneus puis reprit la route. Il cahota prés d'une heure encore. Les congéres brillaient de plus en plus, prenant la forme de corps alan-guis. L'étape ultime de la Voie Pure. ´J'ai caressé les versants de neige, saupoudrés de sable rosé, renflés comme des corps de femmes... ª
Enfin, il repéra l'aire de stationnement, au pied de la roche. Au-dessus, le sommet de la montagne demeurait invisible, voilé par les nappes de brouillard.
Il sortit de la voiture et savoura l'atmosphére. Le silence de neige pesait sur les lieux comme un bloc de cristal.
Il emplit ses poumons d'air glacé. L'altitude dépassait ici deux mille métres. Il lui restait encore trois cents métres à gravir. Il grignota deux chocolats, en prévision de l'effort, puis, mains dans les poches, se mit en marche.
Il dépassa la cahute des gardiens, verrouillée jusqu'au mois de mai, puis suivit le tracé des pierres qui émergeaient à peine de la couche de neige.
L'ascension devint difficile. Il dut faire un détour, afin d'éviter l'abrupt de la pente. Il avançait en se tenant de biais, s'appuyant à
gauche sur le versant, s'efforçant de ne pas glisser dans le vide. La neige crissait sous ses pas.
Il commençait à haleter. Il sentait tout son corps en appel, son esprit en éveil. Il accéda à la premiére terrasse - celle de l'est -mais ne s'y attarda pas. Les statues étaient ici trop érodées. Il s'accorda seulement quelques instants de répit sur Páutel du feu ª : une plate-forme de pierre frappée, vert bronze, qui offrait un point de vue de cent quatre-vingts degrés sur les monts Taurus.
Le soleil rendait enfin gr‚ce au paysage. Au fond de la vallée, on discernait des plaques rouges, des morsures jaunes, et aussi 450
L EMPIRE DES LOUPS
des bouches d'émeraude, vestiges des plaines qui avaient fondé la fertilité
des royaumes anciens. La lumiére reposait dans ces cratéres, creusant des flaques blanches, frémissantes. A d'autres endroits, elle semblait déjà
s'évaporer, s'élever en poudre, décomposant chaque détail en milliards de paillettes. Ailleurs, le soleil jouait avec les nuages, des ombres passaient sur les montagnes comme des expressions sur un visage.
Il fut pris d'une émotion indicible. Il ne pouvait se convaincre que ces terres étaient śes ª terres, qu'il appartenait lui-même à cette beauté, à
cette démesure. Il lui semblait voir les hordes ancestrales avancer sur l'horizon - les premiers T˚rks qui avaient apporté puissance et civilisation en Anatolie.
quand il regardait mieux, il voyait même qu'il ne s'agissait ni d'hommes ni de chevaux, mais de loups. Des bandes de loups argentés, qui se confondaient avec la réverbération de la terre Des loups divins, prêts à
s'unir avec les mortels pour donner naissance à une race de guerriers parfaits...
Il poursuivit sa route, en direction du versant ouest. La neige devenait à la fois plus épaisse et plus légére - plus feutrée. Il jeta un regard en arriére, vers ses propres empreintes, et songea à une écriture mystérieuse, qu'on aurait traduite du silence.
Enfin, il atteignit la terrasse suivante, o˘ se dressaient les Têtes de Pierre.
Elles étaient cinq. Des têtes colossales, mesurant chacune plus de deux métres de haut. A l'origine, elles se tenaient sur des corps massifs, au sommet du tumulus qui constituait le tombeau proprement dit, mais les tremblements de terre les avaient abattues. Des hommes les avaient redressées et elles paraissaient avoir gagné en force, à même le sol, comme si leurs épaules étaient les contreforts de la montagne elle-même.
Au centre, était Antioche Ier roi de Commagéne, qui avait voulu mourir parmi les dieux métis, à la fois grecs et perses, issus du syncrétisme de cette civilisation perdue. A ses côtés, il y avait Zeus-Ahur‚ Mazd‚h, le dieu des dieux, qui s'incarnait dans la foudre et le feu, Apollon-Mithra, qui exigeait qu'on sanctifi‚t les hommes dans le sang des taureaux, Tysché, qui symbolisait, sous sa couronne d'épis et de fruits, la fertilité du royaume...
L'EMPIRE DES LOUPS
451
Malgré leur puissance, ces visages arboraient des expressions de jeunesse placide, des bouches en cours de fontaine, des barbes bouclées... Leurs grands yeux blancs, surtout, paraissaient rêver. Même les gardiens du sanctuaire, le Lion, roi des animaux, et l'Aigle, maître des cieux, usés et enveloppés de neige, ajoutaient à la mansuétude du cortége.
Ce n'était pas l'heure : les brumes étaient trop denses pour que le phénoméne survienne. Il serra son écharpe et songea au souve rain qui avait construit ce sépulcre. Antioche Epiphane Ier. Son régne avait été si prospére qu'il s'était cru béni des dieux, jusqu'à se considérer comme un des leurs et se faire inhumer au sommet d'un mont sacré.
IsmaÔl Kudseyi, lui aussi, s'était pris pour un dieu, croyant avoir droit de vie et de mort sur ses sujets. Mais il avait oublié le principal : il n'était qu'un instrument de la Cause, un simple maillon du Touran. En négligeant cela, il s'était trahi lui-même et avait trahi les Loups. Il avait bafoué les lois dont il avait été jadis le représentant. Il était devenu un homme dégénéré, vulnérable. Voilà pourquoi Sema avait pu l'abattre.
Sema. L'amertume lui assécha soudain la bouche. Il était parvenu à
l'éliminer mais n'avait pas triomphé pour autant. Toute cette chasse avait été un g‚chis, un échec qu'il avait tenté de sauver en sacrifiant sa proie selon les régles ancestrales. Il avait dédié son cour aux dieux de pierre du Nemrut Dag - ces dieux qu'il avait toujours honorés, en sculptant leurs traits dans la chair de ses victimes.
Le brouillard se dissipait.
Il s'agenouilla dans la neige et attendit.
Dans quelques instants, les brumes allaient se lever et envelopper une derniére fois les têtes géantes, les emportant dans leur légéreté, les sollicitant dans leur mouvement - et leur donnant vie. Les visages perdraient en netteté, en contours, puis flotteraient au-dessus de la neige. Impossible alors de ne pas penser à une forêt. Impossible de ne pas les voir s'avancer... Antioche, le premier, puis Tysché et les autres Immortels à sa suite, entourés, flattés, enfumés par les vapeurs de glace.
Enfin, dans ce suspens, leurs lévres s'ouvriraient et laisseraient échapper des paroles.
452
L'EMPIRE DES LOUPS
II avait souvent assisté à ce prodige lorsqu'il était enfant. Il avait appris à capter ce murmure, à comprendre ce langage. Minéral, antique, inintelligible pour ceux qui n'étaient pas nés là, au pied de ces montagnes.
Il ferma les yeux.
Il priait aujourd'hui pour que les géants lui accordent leur clémence. Il espérait aussi un nouvel oracle. Des paroles de brume qui lui révéleraient son avenir. qu'allaient lui souffler aujourd'hui ses mentors de pierre ?
- Pas un geste.
L'homme se pétrifia. Il crut à une hallucination mais le museau froid d'une arme s'appuya contre sa tempe. La voix répéta, en français :
- Pas un geste.
! Une voix de femme.
' II parvint à tourner la tête et aperçut une longue silhouette, vêtue d'une parka et d'un fuseau de couleur noire. Ses cheveux noirs, serrés par un bonnet, jaillissaient en deux ruisseaux de boucles sur ses épaules. Il était sidéré. Comment cette femme avait-elle pu le suivre jusqu'ici ?
- qui es-tu ? demanda-t-il en français.
- Peu importe mon nom.
- qui t'envoie ?
- Sema.
- Sema est morte.
Il ne pouvait accepter d'être ainsi surpris dans le secret de son pélerinage. La voix continua :
- Je suis la femme qui était à ses côtés, à Paris. Celle qui lui a permis d'échapper à la police, de retrouver la mémoire, de revenir en Turquie pour vous affronter.
L'homme acquiesça. Oui, depuis le début, il manquait un maillon dans cette histoire. Sema Hunsen ne pouvait lui avoir échappé aussi longtemps - elle avait reçu de l'aide. Une question lui traversa les lévres, avec une impatience qu'il regretta :
- La drogue, o˘ était-elle ?
L'EMPIRE DES LOUPS
45S
- Dans un cimetiére. Dans des urnes cinéraires. Ún peu de poudre blanche parmi les poudres grises... ª
II hocha encore la tête. Il reconnaissait l'ironie de Sema, qu} avait exercé son métier comme un jeu. Tout cela sonnait juste - un véritable tintement de cristal.
- Comment m'as-tu retrouvé ?
- Sema m'a écrit une lettre. Elle m'a tout expliqué. Ses origines. Sa formation. Sa spécialité. Elle m'a aussi donné les noms de ses anciens amis
- ses ennemis d'aujourd'hui.
Il remarquait, à travers ses paroles, une sorte d'accent, une maniére étrange de prolonger les syllabes finales. Il observa un instant les yeux blancs des statues, elles n'étaient pas encore éveillées.
- Pourquoi te mêler de ça ? s'étonna-t-il. L'histoire est terminée. Et elle s'est terminée sans toi.
- Je suis arrivée trop tard, c'est vrai. Mais je peux encore faire quelque chose pour Sema.
- quoi ?
- T'empêcher de poursuivre ta quête monstrueuse.
Il eut un sourire et la regarda franchement, malgré le canon pointé sur lui. C'était une grande femme, trés brune, trés belle. Son visage était p
‚le, flétri par des rides nombreuses, mais ces sillons, plutôt que d'atténuer sa beauté, semblaient la circonscrire, la préciser. Face à cette apparition, il avait le souffle coupé. C'est elle qui reprit :
- J'ai lu les articles, à Paris, sur les meurtres des trois femmes. J'ai étudié les mutilations que tu leur as infligées. Je suis psychiatre. Je pourrais donner des noms compliqués à tes obsessions, à ta haine des femmes... Mais à quoi cela servirait-il ?
L'homme comprit qu'elle était venue le tuer - elle l'avait traqué jusqu'ici pour l'abattre. Mourir de la main d'une femme : c'était impossible. Il se concentra sur les têtes de pierre. La lumiére allait bientôt leur donner vie. Les Géants lui souffleraient-ils comment agir ?
- Et tu m'as suivi jusqu'ici? demanda-t-il pour gagner du temps.
- A Istanbul, je n'ai eu aucun mal à localiser ta société. Je savais 454
L'EMPIRE DES LOUPS
que tu y viendrais, tôt ou tard, malgré l'avis de recherche, malgré ta situation. quand tu es enfin apparu, entouré de tes gardes du corps, je ne t'ai plus l‚ché. Pendant des jours, je t'ai suivi, épié, observé. Et j'ai compris que je n'avais aucune chance de t'approcher, encore moins de te surprendre...
Une étrange détermination filtrait dans ses paroles. Elle commençait à
l'intéresser. Il lui jeta un nouveau coup d'oil. A travers la vapeur de son souffle, un autre détail le frappa. Sa bouche, d'un rouge trop vif, violacé
par le froid. Soudain, cette couleur organique raviva sa haine des femmes.
Comme les autres, elle était un blasphéme. Une tentation exhibée, s˚re de son pouvoir...
- C'est alors qu'est survenu un miracle, poursuivit-elle. Un matin, tu es sorti de ta planque. Seul. Et tu t'es rendu à l'aéroport... Je n'ai eu qu'à
t'imiter et acheter un billet pour Adana. J'ai supposé que tu allais visiter des laboratoires clandestins ou un camp d'entraînement. Mais pourquoi partir seul ? J'ai songé à ta famille. Mais ce n'était pas ton genre. Tu n'as plus qu'une seule famille et c'est une meute de loups. Alors quoi ? Dans sa lettre, Sema te décrivait comme un chasseur venu de l'Est, de la région d'Adiyaman, obsédé d'archéologie. En attendant le départ, j'ai acheté des cartes, des guides. J'ai découvert le site de Nemrut Dag et ses statues. Leurs fissures de pierre m'ont rappelé des visages défigurés. J'ai compris que ces sculptures étaient ton modéle. Le modéle qui structurait ta démence. Tu partais te recueillir, dans ce sanctuaire inaccessible. A la rencontre de ta propre folie.
Il retrouvait son calme. Oui : il appréciait la singularité de cette femme.
Elle avait réussi à le pister sur son propre territoire. Elle était entrée, pour ainsi dire, en coÔncidence avec son pélerinage. Peut-être même était-
elle digne de le tuer...
Il lança un dernier regard aux statues. Leur blancheur éclatait maintenant dans le soleil. Elles ne lui avaient jamais semblé si fortes - et en même temps si lointaines. Leur silence était une confirmation. Il avait perdu : il n'était plus digne d'elles.
Il prit une profonde inspiration et les désigna d'un mouvement de tête :
- Tu sens la puissance de ce lieu ?
Toujours à genoux, il saisit une poignée de neige rosé et l'effrita : L'EMPIRE DES LOUPS
455
- Je suis né à quelques kilométres d'ici, dans la vallée. A l'époque, il n'y avait aucun touriste. Je venais m'isoler sur cette terrasse. Au pied de ces statues, j'ai forgé mes rêves de puissance et de feu.
- De sang et de meurtre. Il consentit un sourire.
- Nous ouvrons pour le retour de l'empire turc. Nous nous battons pour la suprématie de notre race en Orient. Bientôt, les frontiéres d'Asie centrale éclateront. Nous parlons la même langue, nous possédons les mêmes racines.
Nous descendons tous d'Asena, la Louve blanche.
- Tu nourris ta folie avec un mythe.
- Un mythe est une réalité devenue légende. Une légende peut devenir réalité. Les Loups sont de retour. Les Loups sauveront Je peuple turc.
- Tu n'es qu'un assassin. Un tueur qui ne connaît pas le prix du sang.
Malgré le soleil, il se sentait gourd, paralysé par le froid. Il montra, sur sa gauche, le contour de neige qui se perdait dans la vibration de l'air :
- Jadis, sur l'autre terrasse, les guerriers étaient sanctifiés avec du sang de taureau, au nom d'Apollon-Mithra. C'est de cette tradition que provient votre baptême - le baptême des chrétiens. C'est du sang que naît la gr‚ce.
La femme écarta ses méches noires de sa main libre. Le froid accentuait et rougissait ses rides, mais cette géographie précise augmentait sa magnificence. Elle leva le chien de l'arme :
- Alors, c'est le moment de te réjouir. Parce que le sang Va couler.
- Attends.
Il ne comprenait toujours pas son audace, sa persévérance.
- Personne ne prend de tels risques. Surtout pas pour une femme croisée à
peine quelques jours. Sema : qui était-elle pour toi?
Elle hésita puis pencha légérement la tête de côté :
- Une amie. Juste une amie.
A ces mots, elle sourit. Et ce grand sourire rouge, se détachant
-nji/ L'tMI'IRE DES LOUPS
sur les bas-reliefs du sanctuaire, fut la confirmation de toutes les vérités.
Elle seule, peut-être, jouait véritablement ici son destin.
En tout cas, pas moins que lui-même.
Ils trouvaient tous deux leur place exacte dans la fresque ances-trale.
Il se concentra sur ces lévres éclatantes. Il songea aux pavots sauvages dont sa mére br˚lait les tiges pour mieux en préserver la teinte écarlate.
quand le canon du 45 s'embrasa, il sut qu'il était heureux de mourir à
l'ombre d'un tel sourire.
La composition de cet ouvrage a été réalisée par Nord Compo, à Villeneuved'Ascq,
l'impression et le brochage ont été effectués sur presse Cameron dans les ateliers de Bussiére Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher), pour le compte des …ditions Albin Michel
Achevé d'imprimer en décembre 2002.
N∞ d'édition : 21179. N∞ d'impression : 025739/4.
Dépôt légal : décembre 2002.
Imprimé en France