- Non. Je dois avoir une névralgie faciale. Je ne sais pas.
- Ou simplement une sinusite. (Il lui fit un clin d'oil.) Il y en a plein en ce moment.
Il lança un regard sur la salle et ses pensionnaires : le junkie, le saoulard, la grand-mére... La troupe habituelle. Il soupira ; il paraissait tout à coup disposé à s'accorder une petite trêve en compagnie d'Anna.
Il la gratifia d'un large sourire, modéle Côte d'Azur, et susurra d'une voix chaude :
- On va vous passer au scanner, la miss. Un panoramique. (Il attrapa sa manche déchirée.) Mais d'abord, pansement.
Une heure plus tard, Anna se tenait sous la galerie de pierre qui borde les jardins de l'hôpital ; le médecin lui avait permis d'attendre là les résultats de son examen.
Le temps avait changé, des fléches de soleil se diluaient dans l'averse, la transformant en une brume d'argent, à la clarté irréelle. Anna observait avec attention les soubresauts de la pluie sur les feuilles des arbres, les flaques miroitantes, les fins ruisseaux qui se 136 L'EMPIRE DES LOUPS
dessinaient entre les graviers et les racines des bosquets. Ce petit jeu lui permettait de maintenir encore le vide dans son esprit et de maîtriser sa panique latente. Surtout pas de questions. Pas encore. Des sabots claquérent sur sa droite. Le médecin revenait, longeant les arcades de la galerie, clichés en main. Il ne souriait plus du tout.
- Vous auriez d˚ me parler de votre accident.
f"} T T A HT T? TH Anna se leva.
^^-
- Mon accident ?_____________________
- qu'est-ce qui vous est arrivé ? Un truc en voiture, non ? Elle recula avec frayeur. L'homme secoua la tête, incrédule :
- C'est dingue ce qu'ils font maintenant en chirurgie plastique. Jamais j'aurais pu deviner en vous voyant...
Anna lui arracha le scanner des mains.
L'image montrait un cr‚ne fissuré, suturé, recollé en tous sens. Des lignes noires révélaient des greffes, à hauteur du front et des pommettes ; des failles autour de l'orifice nasal trahissaient une refonte compléte du nez ; des vis, au coin des maxillaires et des tempes, maintenaient des prothéses.
Anna partit d'un rire brisé, un rire-sanglot, avant de s'enfuir sous les arcades.
Le scanner virevoltait dans sa main comme une flamme bleue.
23
DEPUIS DEUX JOURS, ils sillonnaient le quartier turc. Paul Nerteaux ne comprenait pas la stratégie de Schiffer. Dés le dimanche soir, ils auraient d˚ foncer chez Marek Cesiuz, alias Marius, responsable de l'Iskele, principal réseau d'immigrés clandestins turcs. Ils auraient d˚ secouer le négrier et dénicher les fiches d'identité des trois victimes.
Au lieu de cela, le Chiffre avait voulu renouer avec śon ª quartier ; retrouver ses marques, disait-il. Depuis deux jours, il flairait, frôlait, observait son ancien territoire, sans jamais interroger qui que ce soit.
Seule la pluie battante leur avait permis de rester invisibles au fond de leur bagnole - de voir sans être vus.
Paul rongeait son frein mais il devait admettre qu'en quarante-huit heures, il en avait plus appris sur la Petite Turquie qu'en trois mois d'enquête.
Jean-Louis Schiffer lui avait d'abord présenté les diasporas annexes. Ils s'étaient rendus dans le passage Brady, boulevard de Strasbourg, au cour du monde indien. Sous une longue verriére, des boutiques minuscules et bigarrées, des restaurants obscurs et tendus de paravents s'alignaient ; des serveurs haranguaient les passants, alors que des femmes en sari laissaient la parole à leur nombril, parmi de puissantes odeurs d'épices.
Par ce temps pluvieux, alors que les bouffées d'averse s'engouffraient et vivifiaient chaque senteur, on aurait pu se croire dans un bazar de Bombay, en pleine mousson.
Schiffer lui avait montré les échoppes qui servaient de points de 140
L'EMPIRE DES LOUPS
rencontre aux Hindis, aux Bengalis, aux Pakistanais. Il lui avait désigné
les chefs de chaque confession : hindouistes, musulmans, jaÔns, sikhs, bouddhistes... En quelques pas-de-portes, il avait détaillé ce concentré
d'exotisme qui, selon lui, ne demandait qu'à se diluer.
- Dans quelques années, avait-il ricané, ce sont les sikhs qui feront la circulation dans le 10e arrondissement.
Puis ils s'étaient postés, rue du Faubourg-Saint-Martin, face aux commerces des Chinois. Des épiceries qui ressemblaient à des cavernes, saturées d'odeurs d'ail et de gingembre ; des restaurants aux rideaux tirés qui s'entrouvraient comme des écrins de velours ; des boutiques de traiteurs, scintillantes de vitrines et de comptoirs chromés, colorées de salades et de beignets rissolés. A distance, Schiffer lui avait présenté les principaux responsables de la communauté ; des marchands dont la boutique ne représentait que cinq pour cent de leur véritable activité.
- Jamais se fier à ces enfoirés, avait-il grincé. Pas un seul qui marche droit. Leur tête est comme leur bouffe. Pleine de trucs coupés en quatre.
Bourrée de glutamate, pour t'endormir la tête.
Plus tard encore, ils étaient retournés sur le boulevard de Strasbourg o˘
les coiffeurs antillais et africains se disputaient le trottoir avec les grossistes de produits cosmétiques et les vendeurs de farces et attrapes.
Des groupes de Noirs, sous les auvents des magasins, s'abritaient de la pluie et offraient un parfait kaléidoscope des ethnies qui hantaient le boulevard. Baoulés et Mbochis et Bétés de Côte-d'Ivoire, Laris du Congo, Ba Congos et Baloubas, de Pex-ZaÔre, Bamélékés et Ewondos du Cameroun...
Paul était intrigué par ces Africains, toujours présents, et parfaitement oisifs. Il savait que la plupart étaient trafiquants ou escrocs mais il ne pouvait se défendre d'une certaine tendresse à leur égard. Leur légéreté
d'esprit, leur humour, et cette vie tropicale qu'ils imposaient à même l'asphalte, l'exaltaient. Les femmes, surtout, le fascinaient. Leurs regards lisses et noirs lui semblaient entretenir une complicité
mystérieuse avec leur chevelure lustrée, tout juste défrisée chez Afro 2000
ou Royal Coiffure. Des fées de bois br˚lé, des masques de satin aux grands yeux sombres...
L'EMPIRE DES LOUPS
141
Schiffer lui avait servi une description plus réaliste - et circonstanciée :
- Les Camerounais sont les rois du faux, billets et cartes bleues. Les Congolais ne marchent que dans la sape : fringues volées, marques détournées, etc. Les Ivoiriens, on les surnomme ´ 36 15 ª. Spécialisés dans les fausses associations caritatives. Ils trouveront toujours le moyen de te taper pour les affamés d'Ethiopie ou les orphelins d'Angola. Bel exemple de solidarité. Mais les plus dangereux sont les ZaÔrois. Leur empire, c'est la drogue. Ils régnent sur tout le quartier. Les Blacks sont les pires de tous, avait-il conclu. Des purs parasites. Ils n'ont qu'une raison d'être : nous sucer le sang.
Paul ne répondait à aucune de ses réflexions racistes. Il avait décidé de se fermer à tout ce qui ne concernait pas directement l'enquête. Il ne visait que les résultats, écartant toute autre considération. D'ailleurs, il avançait en douce sur d'autres fronts. Il avait engagé deux enquêteurs du SARIJ, Naubrel et Matkowska, afin qu'ils creusent la piste des caissons à haute pression. Les deux lieutenants avaient déjà visité trois hôpitaux, pour n'obtenir que des réponses négatives. Ils enquêtaient maintenant sur les terrassiers qui travaillent dans les profondeurs de Paris, en surpression, pour empêcher les nappes phréatiques d'inonder leurs chantiers. Chaque soir, ces ouvriers utilisent un caisson de décompression.
Les ténébres, les souterrains... Paul sentait bien cette voie. Il attendait un rapport des OPJ dans la journée.
Il avait aussi chargé un jeune type de la BAC, la Brigade anticriminalité, de collecter pour lui d'autres guides, d'autres catalogues archéologiques sur la Turquie. Le flic lui avait déposé la veille la premiére livraison à
son domicile, rue du Chemin-Vert, dans le 11e arrondissement. Une liasse qu'il n'avait pas encore eu le temps d'étudier mais qui peuplerait bientôt ses insomnies.
Le deuxiéme jour, ils avaient pénétré le territoire turc proprement dit. Ce périmétre était délimité, au sud, par les boulevards Bonne-Nouvelle et Saint-Denis ; à l'ouest, par la rue du Faubourg-Poissonniére et, à l'est, par la rue du Faubourg-Saint-Martin. Au nord, une pointe dessinée par la rue La Fayette et le boulevard Magenta coiffait le district. L'épine dorsale du quartier
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L'EMPIRE DES LOUPS
était le boulevard de Strasbourg, qui montait droit jusqu'à la gare de l'Est et partait en ramifications nerveuses sur ses côtés : rue des Petites-Ecuries, rue du Ch‚teau-d'Eau... Le cour de la zone battait au fond de la station de métro Strasbourg-Saint-Denis, qui irriguait ce fragment d'Orient.
D'un point de vue architectural, le quartier n'offrait rien de particulier : des immeubles gris, vétustés, parfois restaurés, souvent décrépits, qui semblaient avoir vécu mille vies. Ils possédaient toujours la même topographie : le rez-de-chaussée et le premier étage accueillaient les boutiques ; le deuxiéme et le troisiéme les ateliers ; les étages supérieurs, jusqu'aux combles, abritaient les habitations - des appartements surpeuplés, coupés en deux, en trois, en quatre, qui dépliaient leur surface comme de petits papiers.
Il régnait dans ces rues une atmosphére de transit, une impression de passage. De nombreux commerces semblaient voués au mouvement, au nomadisme, à une existence précaire, toujours sur le qui-vive. On trouvait des cahutes de sandwichs, pour manger sur le pouce, à fleur de trottoir ; des agences de voyages, pour mieux arriver ou repartir ; des boutiques de change, pour acquérir des euros ; des stands de photocopie, pour dupliquer ses papiers d'identité... Sans compter les innombrables agences immobiliéres et panneaux : BAIL ¿ C…DER, ¿ VENDRE...
Paul percevait dans tous ces indices la puissance d'un exode permanent, d'un fleuve humain, à la source lointaine, qui coulait sans trêve ni cohérence à l'intérieur de ces rues. Pourtant, ce quartier possédait une autre raison d'être : la confection de vêtements. Les Turcs ne contrôlaient pas ce métier, tenu par la communauté juive du Sentier, mais ils s'étaient imposés, depuis les grandes migrations des années 50, comme un maillon essentiel de la chaîne. Ils fournissaient les grossistes gr‚ce à leurs centaines d'ateliers et d'ouvriers à domicile ; des milliers de mains travaillant des milliers d'heures, qui pouvaient - presque - concurrencer les Chinois. Les Turcs avaient en tout cas le bénéfice de l'ancienneté et une position sociale un rien plus légale.
Les deux policiers avaient plongé dans ces rues encombrées, agitées, étourdissantes. Au gré des livreurs, des camions ouverts.
L'EMPIRE DES LOUPS
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des sacs, des ballots, des vêtements passant de main en main. Le Chiffre avait joué encore au guide. Il connaissait les noms, les propriétaires, les spécialités. Il évoquait les Turcs qui lui avaient servi d'indics, les coursiers qu'il ´ tenait ª pour telle ou telle raison, les restaurateurs qui lui ´ devaient ª. La liste semblait infinie. Paul avait d'abord tenté
de prendre des notes, puis il avait abandonné. Il s'était laissé porter par les explications de Schiffer tout en observant l'agitation qui les entourait, en s'imprégnant des cris, des Idaxons, des odeurs de pollution -
de tout ce qui composait le grain du quartier.
Enfin, le mardi à midi, ils avaient franchi l'ultime frontiére pour accéder au noyau central. Le bloc compact qu'on appelait ´ la Petite Turquie ª, couvrant la rue des Petites-Ecuries, la cour et le passage du même nom, la rue d'Enghien, la rue de l'Echiquier et la rue du Faubourg-Saint-Denis.
quelques hectares seulement, o˘ la plupart des immeubles, des combles, des caves étaient strictement peuplés de Turcs.
Cette fois, Schiffer avait procédé à un véritable décryptage, lui livrant les codes et les clés de ce village unique. Il avait révélé les raisons d'être de chaque porche, de chaque b‚timent, de chaque fenêtre. Cette arriére-cour qui s'ouvrait sur un hangar et abritait en réalité une mosquée ; ce local non meublé, au fond d'un patio, qui était un foyer d'extrême gauche... Schiffer avait éclairé toutes les lanternes de Paul, levant les mystéres qui le taraudaient depuis des semaines. Comme l'énigme de ces types blonds vêtus de noir toujours postés dans la cour des Petites-
Ecuries :
- Des Lazes, avait expliqué le Chiffre, originaires de la mer Noire, au nord-est de la Turquie. Des guerriers, des bagarreurs. Mustafa Kemal lui-même recrutait ses gardes du corps parmi eux. Leur légende vient de loin.
Dans la mythologie grecque, ce sont eux qui gardaient la Toison d'or, en Colchide.
Ou encore ce bar obscur, rue des Petites-Ecuries, o˘ trônait la photographie d'un gros moustachu :
- Le quartier général des Kurdes. Le portrait, c'est Apo. Tonton. Abdullah Oçalan, le chef du PKK, actuellement en taule.
Le Chiffre s'était alors lancé dans une tirade d'envergure, presque un hymne national.
144
L'EMPIRE DES LOUPS
- Le plus grand peuple sans pays. Vingt-cinq millions en tout, dont douze en Turquie. Comme les Turcs, ils sont musulmans. Comme les Turcs, ils portent la moustache. Comme les Turcs, ils bossent dans les ateliers de confection. Le seul probléme, c'est qu'ils ne sont pas turcs. Et que rien ni personne ne pourra les assimiler.
Schiffer lui avait aussi présenté les Alevis, qui se réunissaient rue d'Enghien.
- Les ´ Têtes Rouges ª. Des musulmans de confession chiite, qui pratiquent le secret de l'appartenance. Des coriaces, tu peux me croire... Des rebelles, souvent de gauche. Et aussi une communauté trés soudée, sous le signe de l'initiation et de l'amitié. Ils choisissent un ´ frére juré ª, un ćompagnon initié ª et s'avancent à deux devant Dieu. Une vraie force de résistance face à l'islam traditionnel.
quand Schiffer parlait ainsi, il semblait éprouver un respect obscur pour ces peuples qu'il ne cessait en même temps de honnir. En réalité, il oscillait entre la haine et la fascination pour le monde turc. Paul se souvenait même d'une rumeur selon laquelle il avait failli épouser une Anatolienne. que s'était-il passé ? Comment avait fini cette histoire ?
C'était en général au moment o˘ il imaginait une sublime intrigue romantique entre Schiffer et l'Orient que ce dernier attaquait le pire discours raciste.
Les deux hommes étaient maintenant tassés dans leur bagnole banalisée, une vieille Golf que l'Hôtel de Police avait bien voulu fournir à Paul au début de l'enquête. Ils étaient stationnés au coin de la rue des Petites-Ecuries et de la rue du Faubourg-Saint-Denis, juste devant la brasserie Le Ch‚teau d'Eau.
La nuit tombait et se mêlait à la pluie pour fondre le paysage en un bourbier, un limon sans couleur. Paul regarda sa montre. 20 heures 30.
- qu'est-ce qu'on fout, là, Schiffer ? On devait s'attaquer à Marius aujourd'hui et...
- Patience. Le concert va commencer.
- quel concert ?
Schiffer se trémoussa sur son siége, lissant les plis de son Barbour : L'EMPIRE DES LOUPS
145
- Je te l'ai déjà dit. Marius posséde une salle sur le boulevard de Strasbourg. Un ancien cinéma porno. Ce soir, il y a un concert. Ses gardes du corps s'occupent du service d'ordre. (Il fit un clin d'oil.) Le moment idéal pour le cueillir.
Il désigna l'axe qui s'ouvrait devant eux :
- Démarre et prends la rue du Ch‚teau-d'Eau.
Paul s'exécuta avec humeur. Mentalement, il avait donné une seule chance au Chiffre. En cas d'échec chez Marius, il le raménerait illico à Longéres, dans son hospice. Mais il était aussi impatient d'observer l'animal à
l'ouvre.
- Gare-toi au-delà du boulevard de Strasbourg, ordonna Schiffer. En cas de pépin, on sortira par une issue de secours que je connais.
Paul traversa l'artére perpendiculaire, dépassa un bloc, puis se parqua au coin de la rue Bouchardon.
- Il n'y aura pas de pépin, Schiffer.
- File-moi les photos.
Il hésita puis lui donna l'enveloppe contenant les clichés des cadavres.
L'homme sourit en ouvrant sa portiére :
- Si tu me laisses faire, tout se passera bien.
Paul sortit à son tour, pensant : Úne chance, mon canard. Pas deux. ª
24
DANS LA SALLE, la pulsation était si forte qu'elle occultait toute autre sensation. L'onde de choc vous passait dans les tripes, vous écorchait les nerfs, puis vous descendait dans les talons jusqu'à remonter par les vertébres, les faisant trembler telles les lames d'un vibraphone.
Instinctivement, Paul rentra la tête dans les épaules et se plia en deux, comme pour éviter les coups qui lui tombaient dessus, l'atteignant à
l'estomac, à la poitrine et sur les deux côtés du visage, là o˘ ses tympans prenaient feu.
Il cligna les yeux pour se repérer dans les ténébres enfumées, alors que les projecteurs de la scéne tournoyaient à travers l'espace.
Enfin, il aperçut le décor. Des balustrades ciselées d'or, des colonnes de stuc, des lustres de faux cristal, de lourdes tentures carmin... Schiffer avait parlé d'un ancien cinéma mais ce décor rappelait plutôt le kitsch usé
d'un vieux cabaret, une espéce de caf cône' pour opérettes à jabots, o˘ des fantômes gominés auraient refusé de céder la place aux furieux groupes néo-métal.
Sur la scéne, les musiciens s'agitaient, psasmoldiant des ´fuckiri* ª et des ´ killin1 ª comme s'il en pleuvait. Torse nu, luisants de sueur et de fiévre, ils maniaient guitares, micros et platines à la maniére d'armes d'assaut, soulevant les premiers rangs en ondulations saccadées.
Paul quitta le bar et descendit vers le parterre. Plongeant dans la foule, il sentit naître en lui une nostalgie familiére. Les concerts L'EMPIRE DES LOUPS
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de sa jeunesse ; le pogo furieux, à sauter comme un ressort sur les riffs rageurs des Clash ; les quatre accords appris sur sa guitare d'occasion, qu'il avait ensuite revendue quand les cordes lui avaient trop vivement rappelé les zébrures ensanglantées du siége de son pére.
Il prit conscience qu'il avait perdu de vue Schiffer. Il pivota, scruta les spectateurs restés en haut des marches, prés du bar. Ils se tenaient dans une attitude condescendante, un verre à la main, daignant répondre aux martélements de la scéne par un discret déhanchement. Paul passa en revue ces visages d'ombre, auréolés de faisceaux colorés ; pas de Schiffer.
Soudain, une voix éclata à son oreille :
- Tu veux gober ?
Paul se retourna pour découvrir un visage livide, brillant sous une casquette.
- quoi ?
- J'ai des Black Bombay d'enfer.
- Des quoi ?
Le type se pencha et noua sa main sur l'épaule de Paul.
- Des Black Bombay. Des Bombay hollandais. D'o˘ tu sors, mec ?
Paul se dégagea et extirpa sa carte tricolore.
- Voilà d'o˘ je sors. Casse-toi avant que je t'embarque.
Le mec disparut comme une flamme qu'on souffle. Paul observa un instant son porte-carte frappé du sceau de la police, et mesura le gouffre entre les concerts de jadis et son profil d'aujourd'hui ; un flic intransigeant, un représentant de l'ordre public, implacable qui remuait la fange. Avait-il imaginé cela quand il avait vingt ans ?
Il reçut un coup dans le dos.
- «a va pas, non ? hurla Schiffer. Range-moi ça.
Paul était en nage. Il tenta de déglutir, sans y parvenir. Tout vacillait autour de lui ; les éclats de lumiére cassaient les visages, les froissaient comme des feuilles d'aluminium.
Le Chiffre lui fila un nouveau direct, plus amical, dans le bras.
- Viens. Marius est là. On va le choper dans son trou.
Ils s'enfoncérent parmi les corps serrés, mouvants, oscillants ; 148
L'EMPIRE DES LOUPS
un flot frénétique d'épaules et de hanches trépignant en cadence, réponse brutale, instinctive, aux rythmes crachés par la scéne. Les deux flics, jouant des coudes et des genoux, parvinrent à atteindre l'estrade.
Schiffer bifurqua à droite, sous les couinements suraigus des guitares qui jaillissaient des enceintes. Paul avait du mal à le suivre. Il l'aperçut qui s'entretenait avec un videur, sous le souffle furieux de la sono.
L'homme acquiesça et ouvrit une porte invisible. Paul eut juste le temps de se glisser dans la faille.
Ils débouchérent dans un boyau étroit, à peine éclairé. Des affiches brillaient sur les murs. Sur la plupart d'entre elles, le croissant turc, associé au marteau communiste, formait un symbole politique éloquent.
Schiffer expliqua :
- Marius dirige un foyer d'extrême gauche, rue Jarry. Ce sont ses petits copains qui ont foutu le feu aux prisons turques l'année derniére.
Paul avait vaguement entendu parler de ces émeutes, mais il ne posa aucune question. Il n'était pas d'humeur géopolitique. Les deux hommes se mirent en marche. L'écho sourd de la musique frappait dans leur dos. Schiffer ricana, sans ralentir :
- Le coup des concerts, c'est bien vu. Un vrai marché captif!
- Comprends pas.
- Marius bricole aussi dans la drogue. Ecstasy. Amphétes. Tout ce qui est à base de speed (Paul tiqua), ou de LSD. Il développe sa propre clientéle avec ses concerts. Il gagne sur tous les tableaux.
Sur une impulsion, Paul demanda .
- Un Black Bombay, vous savez ce que c'est ?
- Un truc qui se fait beaucoup, ces derniéres années. Un Ecstasy coupé
avec de l'héroÔne.
Comment un bonhomme de cinquante-neuf ans, tout juste sorti de l'hospice, pouvait-il connaître les derniéres tendances en matiére d'Ecstasy ? Encore un mystére.
- C'est idéal pour te faire redescendre, ajouta-t-il. Aprés l'excitation du speed, l'héroÔne te raméne au calme. Tu passes en douceur des yeux en soucoupes aux pupilles en têtes d'épingle.
- En têtes d'épingle ?
- Mais oui, l'héroÔne fait dormir. Un junk pique toujours du L'EMPIRE DES LOUPS
149
nez. (Il s'arrêta.) Je comprends pas. T'as jamais travaillé sur une affaire de drogue ou quoi ?
- J'ai fait quatre ans à la répression des drogues. «a ne fait pas de moi un défoncé.
Le Chiffre lui servit son plus beau sourire :
- Comment tu veux combattre le mal si t'y as pas go˚té ? Comment tu veux comprendre l'ennemi si tu connais pas ses atouts ? Il faut savoir ce que les mômes cherchent dans cette merde. La force de la drogue, c'est que c'est bon. Putain, si tu sais pas ça, c'est même pas la peine de t'attaquer à la défonce.
Paul se souvint de sa premiére idée : Jean-Louis Schiffer, le pére de tous les flics. Mi-héros, mi-démon. Le meilleur et le pire réunis en un seul homme.
Il ravala sa colére. Son partenaire s'était remis en marche. Un dernier virage et deux colosses en manteau de cuir apparurent, encadrant une porte peinte en noir.
Le flic peigné en brosse brandit une carte tricolore. Paul tressaillit : d'o˘ sortait-il ce vestige ? Ce détail lui parut confirmer la nouvelle donne : c'était maintenant le Chiffre qui tenait la barre. Comme pour l'achever, il se mit à parler turc.
Le garde du corps hésita, puis leva la main pour frapper à la porte.
Schiffer l'arrêta d'un geste et actionna lui-même la poignée. En entrant, il cracha à Paul par-dessus son épaule :
- Pendant l'interrogatoire, je veux pas t'entendre.
Paul voulut balancer une vanne bien sentie mais il n'était plus temps de répondre. Cette entrevue allait être son laboratoire.
25
- f^ALAAMALEIKOUM^Maàasl
^k L'homme affalé dans son fauteuil faillit tomber à la renk^J verse.
- Schiffer... ? Aleikoum salaam, mon frére !
Marek Cesiuz s'était déjà ressaisi. Il se leva et contourna son bureau de fer, affichant un large sourire. Il portait un maillot de football rouge et or, les couleurs du club de Galatasaray. Décharné, il flottait dans l'étoffe satinée à la maniére d'une banderole sur la tribune d'un stade.
Impossible de lui donner un ‚ge précis. Ses cheveux roux-gris évoquaient des cendres mal éteintes ; ses traits étaient crispés en une expression de joie froide qui lui donnait un air sinistre d'enfant-vieillard ; sa peau cuivrée accentuait son faciés d'automate et se confondait avec sa chevelure de rouille.
Les deux hommes s'embrassérent avec effusion. Le bureau sans fenêtre, encombré de paperasses, était saturé de fumée. Des br˚lures de mégots constellaient la moquette du sol. Les objets de décoration semblaient tous dater des années 70 : armoires argentées et lucarnes arrondies, tabourets tam-tam, lampes suspendues comme des mobiles, à abat-jour coniques.
Paul repéra, dans un coin, du matériel d'imprimerie. Une photocopieuse, deux relieuses, un massicot - le parfait nécessaire du militant politique.
Le rire gras de Marius couvrait les battements lointains de la musique : L'EMPIRE DES LOUPS
151
- Y a combien de temps ?
- A mon ‚ge, j'évite de compter.
- Tu nous manquais, mon frére. Tu nous manquais vraiment. Le Turc parlait un français sans accent. Ils s'embrassérent de nouveau ; la comédie jouait à plein.
- Et les enfants ? fit Schiffer d'un ton goguenard.
- Ils grandissent trop vite. J'ies quitte pas des yeux. Trop peur de rater quelque chose !
- Et mon petit Ali ?
Marius envoya un crochet vers le ventre de Schiffer qu'il arrêta net avant de le toucher.
- C'est le plus rapide !
Soudain, il parut remarquer Paul. Ses yeux se glacérent alors que ses lévres souriaient toujours.
- Tu reprends du service ? demanda-t-il au Chiffre.
- Simple consultation. Je te présente Paul Nerteaux, capitaine à la DPJ.
Paul hésita, tendit la main, mais personne ne la lui saisit en retour. Il contempla ses doigts en suspens, dans cette piéce trop éclairée, pleine de sourires en toc et d'odeurs de clope, puis, pour garder une contenance, hasarda un coup d'oil sur la pile de tracts posée à sa droite.
- Toujours ta prose de bolchevik ? remarqua Schiffer.
- Les idéaux, c'est ce qui nous maintient vivants.
Le policier attrapa une feuille et traduisit à voix haute :
- ´ quand les travailleurs maîtriseront leur outil de production... ª (II s'esclaffa.) Je crois que t'as passé l'‚ge pour ce genre de conneries.
- Schiffer, mon ami, ces conneries nous survivront.
- A condition que quelqu'un les lise encore.
Marius avait retrouvé son sourire complet, lévres et pupilles à l'unisson :
- Un çay, les amis ?
Sans attendre la réponse, il s'empara d'un gros thermos et remplit trois tasses de terre cuite. Des acclamations firent trembler les murs.
- T'en as pas marre de tes zoulous ? ; 152
L'EMPIRE DES LOUPS
Marius s'installa de nouveau derriére son bureau, calant son fauteuil à
roulettes contre le mur. Il porta doucement la tasse à ses lévres :
- La musique est un berceau de paix, mon frére. Même celle-là. Au pays, les jeunes écoutent les mêmes groupes que les gamins d'ici. Le rock, c'est ce qui réunira les générations futures. Ce qui fera sauter nos derniéres différences.
Schiffer s'appuya sur le massicot et leva sa tasse :
- Au hard rock !
Marius eut un drôle de mouvement ondulant sous son maillot, exprimant à la fois l'amusement et la lassitude.
- Schiffer, tu n'as pas ramené tes fesses ici, accompagné de ce garçon de surcroît, pour me parler de musique ou de nos vieux idéaux.
Le Chiffre s'assit sur un coin du bureau, toisant un instant le Turc, puis il sortit les clichés macabres de leur enveloppe. Les visages meurtris s'étalérent sur les brouillons d'affiches. Marek Cesiuz eut un recul dans son fauteuil.
- Mon frére, qu'est-ce que tu me sors là ?
- Trois femmes. Trois corps découverts dans ton quartier. Entre novembre et aujourd'hui. Mon collégue pense qu'il s'agit d'ouvriéres clandestines.
J'ai pensé que tu pourrais nous en dire plus.
Le ton avait changé. Schiffer semblait avoir cousu chaque syllabe avec du fil barbelé.
- J'ai rien entendu là-dessus, nia Marius. Schiffer eut un sourire entendu :
- Depuis le premier meurtre, le quartier ne doit parler que de ça. Dis-nous ce que tu sais, on gagnera du temps.
Le trafiquant saisit machinalement un paquet de Karo, les sans-filtre locales, et en sortit une.
- Frére, je sais pas de quoi tu parles.
Schiffer se remit debout et prit le ton d'un bonimenteur de foire :
- Marek Cesiuz. Empereur du faux et du mensonge. Roi du trafic et de la combine...
L'EMPIRE DES LOUPS
153
II éclata d'un rire bruyant qui était aussi un rugissement, puis coula un regard noir vers son interlocuteur :
- Accouche, mon salaud, avant que je m'énerve.
Le visage du Turc se durcit comme du verre. Parfaitement droit dans son fauteuil, il alluma sa cigarette :
- Schiffer, tu n'as rien. Pas un mandat, pas un témoin, pas un indice.
Rien. Tu es juste venu me demander un conseil que je ne peux pas te donner.
J'en suis désolé. (Il désigna la porte d'un long trait de fumée grise.) Maintenant, il vaudrait mieux que tu partes avec ton ami et qu'on arrête ici ce malentendu.
Schiffer planta ses talons dans la moquette cramée, face au bureau :
- Il n'y a qu'un malentendu ici, et c'est toi. Tout est faux dans ton putain de bureau. Faux, tes tracts à la con. Tu te bats les couilles des derniers cocos qui croupissent en taule dans ton pays.
- Tu...
- Fausse, ta passion pour la musique. Un musulman comme toi pense que le rock est une émanation de Satan. Si tu pouvais foutre le feu à ta propre salle, tu te gênerais pas.
Marius fit mine de se lever mais Schiffer le repoussa.
- Faux, tes meubles bourrés de paperasses, tes petits airs débordés.
Putain. Tout ça ne cache que tes trafics de négrier !
S'approchant du massicot, il en caressa la lame.
- Et on sait bien toi et moi que cet engin ne te sert qu'à séparer les acides que tu reçois sous forme de ruban imprégné de LSD.
Il ouvrit les bras, dans un geste de comédie musicale, prenant à partie le plafond crasseux :
- O mon frére, parle-moi de ces trois femmes avant que je retourne ton bureau et que j'y trouve de quoi t'envoyer à Fleury pour des années !
Marek Cesiuz ne cessait de lancer des regards vers la porte. Le Chiffre se plaça derriére lui, se pencha vers son oreille :
- Trois femmes, Marius. (Il lui massait les deux épaules.) En moins de quatre mois. Torturées, défigurées, larguées sur le trottoir. C'est toi qui les as fait passer en France. Tu me files leurs dossiers et on se casse.
La pulsation lointaine du concert emplissait le silence. On aurait 154
L'EMPIRE DES LOUPS
pu croire qu'il s'agissait du cour du Turc, battant au creux de sa carcasse. Il murmura :
- Je les ai plus.
- Pourquoi ?
- Je les ai détruits. A la mort de chaque fille j'ai balancé la fiche. Pas de traces, pas d'emmerdés.
Paul sentait monter la frousse en lui mais il apprécia la révélation. Pour la premiére fois, l'objet de son enquête devenait réel. Les trois victimes existaient en tant que femmes : elles étaient en train de naître sous ses yeux. Les Corpus étaient bien des clandestines.
Schiffer se plaça de nouveau face au bureau.
- Surveille la porte, dit-il à Paul, sans lui jeter un regard.
- qu... quoi ?
- La porte.
Avant que Paul ait pu réagir, Schiffer bondit sur Marius et lui écrasa le visage contre le coin de la table. L'os du nez péta comme une noix sous une pince. Le flic lui releva la tête en une giclée de sang et le plaqua contre le mur :
- Tes fiches, salopard.
Paul se précipita mais Schiffer le repoussa d'une bourrade. Paul porta la main à son arme mais la gueule noire d'un Manhurin 44 Magnum le pétrifia.
Le Chiffre avait l‚ché le Turc et dégainé dans la même seconde :
- Tu surveilles la porte.
Paul resta sidéré. D'o˘ sortait ce flingue ? Déjà, Marius glissait sur sa chaise à roulettes et ouvrait un tiroir.
- Derriére vous !
Schiffer pivota et lui balança son canon en pleine face. Marius fit un tour complet sur son siége et se fracassa parmi des piles de tracts. Le Chiffre l'attrapa par le maillot et lui enfonça le calibre sous la gorge :
- Les fiches, raclure de Turc. Sinon, je te le jure, je te laisse pour mort.
Marek tremblait par secousses ; le sang moussait entre ses dents brisées, alors que son expression joyeuse persistait toujours. Schiffer rengaina et le traîna jusqu'au massicot.
L'EMPIRE DES LOUPS
155
Paul dégaina à son tour et hurla .
- Arrêtez ça !
Schiffer leva la guillotine et y fourra la main droite de l'homme :
- File-moi ces dossiers, sac à merde !
- ARR TEZ «A OU JE TIRE !
Le Chiffre ne leva même pas les yeux. Il appuya lentement sur la lame. La peau des phalanges se plissa sous le couperet. Le sang jaillit par petites bulles noires. Marius hurla, mais moins fort que Paul :
- SCHIFFER!
Il se cramponnait à deux mains sur la crosse de son arme, plaçant le Chiffre dans sa mire. Il fallait qu'il tire. Il fallait...
La porte s'ouvrit violemment derriére lui. Il se sentit propulsé en avant, roula sur lui-même et se retrouva coincé au pied du bureau de ferraille, la nuque à angle droit.
Les deux gardes du corps dégainaient quand des gouttes de sang les éclaboussérent. Un sifflement d'hyéne emplit la piéce. Paul comprit que Schiffer avait fini le boulot. Il se releva sur un genou et cria, agitant son flingue dans la direction des Turcs :
- Reculez !
Les hommes ne bougeaient pas, hypnotisés par la scéne qui se déroulait sous leurs yeux. Tremblant des pieds à la tête, Paul tendit son 9 millimétres à
hauteur de leurs gueules :
- Reculez, putain de Dieu !
Il les frappa au torse avec son canon et parvint à leur faire franchir le seuil à reculons. Il referma la porte avec son dos et put contempler, enfin, le cauchemar à l'ouvre.
Marius sanglotait, à genoux, la main toujours prisonniére du massicot. Ses doigts n'étaient pas complétement tranchés mais les phalanges étaient à nu, les chairs retroussées sur les os. Schiffer tenait toujours le manche, le visage déformé par un rictus sardo-nique.
Paul rengaina. Il fallait maîtriser ce malade. Il s'apprêtait à charger quand le Turc tendit sa main valide vers une des armoires argentées, à côté
de la photocopieuse.
- Les clés ! hurla Schiffer.
Marius tenta de saisir le trousseau fixé à sa ceinture. Le Chiffre 756
L'EMPIRE DES LOUPS
le lui arracha et égrena sous son nez chacune des clés ; d'un signe de tête, le Turc désigna celle qui devait ouvrir la serrure.
Le vieux flic s'attaqua au bloc de rangement. Paul en profita pour libérer le supplicié. Il leva, avec précaution, la lame poissée de franges rouge
‚tres. Le Turc s'écroula au pied du meuble et se roula en chien de fusil, gémissant :
- Hôpital... hôpital...
Schiffer se retourna, l'air halluciné. Il tenait un dossier cartonné, scellé par une courroie de tissu. Il l'ouvrit en un geste désordonné et trouva les fiches ainsi que les polaroÔds des trois victimes.
En état de choc, Paul comprit qu'ils avaient gagné.
26
ILS EMPRUNT»RENT la sortie de secours et coururent jusqu'à la Golf. Paul démarra à l'arraché et manqua de se prendre une bagnole qui passait au même instant.
Il fila à fond, braquant à droite dans la rue Lucien-Sampaix. Il comprit avec un temps de retard qu'il s'était engagé dans un sens interdit. D'un coup de coude, il tourna une nouvelle fois, à gauche toute : le boulevard de Magenta.
La réalité dansait devant ses yeux. Des larmes se mêlaient à la pluie du pare-brise pour tout troubler. Il apercevait tout juste les feux de signalisation qui saignaient comme des plaies dans l'averse.
Il franchit un premier carrefour, sans freiner, puis un deuxiéme, provoquant un chaos de dérapages et de coups de klaxon. Au troisiéme feu, enfin, il pila. Durant quelques secondes, un bourdonnement retentit dans sa tête, puis il sut ce qu'il devait faire.
Vert.
Il accéléra sans débrayer, cala, jura.
Il tournait la clé de contact quand la voix de Schiffer s'éleva :
- O˘ tu vas ?
- Au poste, haleta-t-il. Je t'arrête, salopard.
De l'autre côté de la place, la gare de l'Est brillait comme un paquebot de croisiére. Il démarrait de nouveau quand le Chiffre passa la jambe de son côté et écrasa la pédale d'accélérateur.
- Putain de...
Śchiffer attrapa le volant et braqua sur la droite. Ils s'engouffre-158
L'EMPIRE DES LOUPS
rent dans la rue Sibour, une ruelle oblique qui longe l'église Saint-Laurent. Toujours d'une main, il tourna encore une fois, forçant la Golf à
cahoter sur les plots de la piste cyclable et à s'écraser contre le trottoir.
Paul se prit le volant dans les côtes. Il hoqueta, toussa, puis se liquéfia en une suée br˚lante. Il noua son poing et se tourna vers son passager, prêt à lui défoncer la m‚choire.
La p‚leur de l'homme l'en dissuada. Jean-Louis Schiffer avait de nouveau pris vingt ans. Tout son profil se coulait dans la ligne de son cou flasque. Ses yeux étaient vitreux au point de paraître transparents. Une vraie tête de mort.
- Vous êtes un cinglé, souffla-t-il, utilisant de nouveau le vouvoiement comme une marque de dégo˚t. Un putain de malade. Comptez sur moi pour vous charger au maximum. Vous allez crever en taule, salopard de tortionnaire !
Sans répondre, Schiffer trouva un vieux plan de Paris dans la boîte à gants et en arracha plusieurs pages pour nettoyer sa veste maculée de sang. Ses mains tavelées tremblaient, les mots sifflérent entre ses dents .
- Y a pas trente-six maniéres de traiter avec ces enculés.
- Nous sommes des flics.
- Marius est une ordure. Il asservit ses putes ici en faisant mutiler leurs enfants là-bas, au pays. Un bras, une jambe : ça calme les mamans turques.
- Nous sommes la loi.
Paul retrouvait son souffle, son assurance. Son champ de vision se rétablissait : le mur plein et noir de l'église ; les gargouilles au-dessus de leur tête, dressées comme des potences ; et la pluie, toujours, qui assiégeait la nuit.
Schiffer balança les pages rouge‚tres, baissa sa vitre et cracha.
- Il est trop tard pour te débarrasser de moi.
- Si vous croyez que j'ai peur de répondre de mes actes... Vous vous gourez complétement. Vous irez au trou, même si je dois partager votre cellule !
D'une main, Schiffer alluma le plafonnier puis ouvrit le dossier à courroie posé sur ses genoux. Il saisit les fiches des trois ouvriéres ; de simples feuilles volantes, imprimées laser, sur lesquelles L'EMPIRE DES LOUPS
759
était agrafé un portrait polaroÔd. Il arracha les clichés et les disposa sur le tableau de bord, comme s'il s'agissait de cartes de tarot. Il se racla de nouveau la gorge et demanda :
- qu'est-ce que tu vois ?
Paul ne bougea pas. Les lumiéres des réverbéres faisaient miroiter les trois photos, au-dessus du volant. Depuis deux mois, il cherchait ces visages. Il les avait imaginés, dessinés, effacés, cent fois recommencés...
Maintenant, face à eux, il éprouvait un trac de puceau.
Schiffer l'attrapa par la nuque et le força à se pencher :
- qu'est-ce que tu vois ? fit-il avec un bruit de gorge.
Paul écarquilla les yeux. Trois femmes aux traits doux le regardaient, l'air légérement hébété par le flash. Des chevelures rousses encadraient leur visage plein.
- qu'est-ce que tu remarques ? insista le Chiffre. Paul hésita :
- Elles se ressemblent, non ? Schiffer répéta en éclatant de rire :
- Elles se ressemblent ? Tu veux dire que c'est chaque fois la même !
Paul se tourna vers lui. Il n'était pas certain de saisir :
- Et alors ?
- Et alors, tu avais raison. Le tueur traque un seul et même visage. Un visage qu'il aime et qu'il déteste à la fois. Un visage qui l'obséde, qui provoque en lui des pulsions contradictoires. Sur ses motivations, on peut tout supposer. Mais on sait maintenant qu'il poursuit un but.
La colére de Paul se transforma en sentiment de victoire. Ainsi, ses intuitions étaient justes : des ouvriéres clandestines, des traits identiques... Avait-il raison aussi pour la statuaire antique ?
Schiffer renchérit :
- Ces visages, c'est un sacré pas en avant, crois-moi. Parce qu'ils nous donnent une information essentielle. Le meurtrier connaît ce quartier comme sa poche.
- Ce n'est pas une découverte.
- On supposait qu'il était turc, pas qu'il connaissait le moindre atelier, la moindre cave. Tu te rends compte de la patience et de 160
L'EMPIRE DES LOUPS
l'acharnement qu'il faut pour trouver des filles qui se ressemblent à ce point-là ? Ce salaud a ses entrées partout. Paul prononça d'une voix plus calme :
- Okay. J'admets que sans vous, je n'aurais jamais mis la main sur ces photos. Alors, je vous fais gr‚ce du dépôt. Je vous raméne directement à
Longéres, sans passer par la case police.
Il tourna la clé de contact, mais Schiffer lui agrippa le bras :
- Tu fais erreur, petit. Plus que jamais, t'as besoin de moi.
- C'est fini pour vous.
Le Chiffre souleva l'une des fiches, l'agita à la lueur de la lampe :
- On n'a pas seulement leur visage et leur identité. On posséde aussi les coordonnées de leurs ateliers. Et ça, c'est du solide.
Paul l‚cha sa clé :
- Leurs collégues auraient pu voir quelque chose ?
- Souviens-toi de ce qu'a dit le légiste. Elles avaient le ventre vide.
Elles rentraient du boulot. Il faut interroger les ouvriéres qui prenaient le même chemin chaque soir. Et aussi les patrons des ateliers. Mais pour ça tu as besoin de moi, mon garçon.
Schiffer n'avait pas à insister : déjà trois mois que Paul se cognait contre les mêmes murs. Il s'imaginait déjà reprendre l'enquête en solo pour obtenir un zéro à l'infini.
- Je vous donne une journée, concéda-t-il. On visite les ateliers. On interroge les collégues, les voisins, les conjoints, s'il y en a. Ensuite, retour à l'hospice. Et je vous préviens : à la moindre merde, je vous tue.
Cette fois, je n'hésiterai pas.
L'autre s'efforça de rire mais, Paul le sentait, il avait peur. La trouille les tenait désormais tous les deux. Il allait démarrer quand il s'immobilisa de nouveau - il voulait en avoir le cour net.
- Chez Marius, cette violence, pourquoi ?
Schiffer observa les sculptures des gargouilles, qui s'élevaient dans les ténébres. Des diables lovés sur leur perchoir ; des incubes au mufle retroussé ; des démons aux ailes de chauve-souris. Il conserva le silence un moment puis murmura :
- Y avait pas d'autre moyen. Ils ont décidé de rien dire.
- qui ça : íls ª ?
L'EMPIRE DES LOUPS
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- Les Turcs. Le quartier est verrouillé, putain ! On va devoir arracher chaque parcelle de vérité.
La voix de Paul se fêla, montant dans l'aigu :
- Mais pourquoi font-ils ça ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?
Le Chiffre scrutait toujours les gueules de pierre. Sa p‚leur concurrençait le plafonnier :
- T'as pas encore compris ? Ils protégent le tueur.
CINq
27
ENTRE SES BRAS, elle avait été une riviére. Une force fluide, souple, déployée. Elle avait effleuré les nuits et les jours comme l'onde caresse les herbes englouties, sans jamais en altérer l'élan, la langueur. Elle s'était coulée entre ses mains, traversant le clair-obscur des forêts, le lit des mousses, l'ombre des rochers. Elle s'était cambrée face aux clairié
res de lumiére qui éclataient sous ses paupiéres, quand survenait le plaisir. Puis elle s'était abandonnée de nouveau, en un mouvement lent, translucide sous ses paumes...
Au fil des années, il y avait eu des saisons distinctes. Des roucoulements d'eau, légers, rieurs. Des criniéres d'écume secouées de colére. Des gués aussi, des trêves durant lesquelles ils ne se touchaient plus. Mais ces repos étaient suaves. Ils avaient la légéreté des roseaux, la douceur des galets mis à nu.
Lorsque le flux reprenait, les poussant de nouveau jusqu'aux rives ultimes, au-dessus des soupirs, des lévres entrouvertes, c'était toujours pour mieux atteindre la jouissance unique, o˘ tout n'était qu'un - et l'autre était tout.
- Vous comprenez, docteur ?
Mathilde Wilcrau sursauta. Elle regarda le sofa Knoll, à deux métres de là
- le seul meuble dans la piéce qui ne dat‚t pas du xviiie siécle. Un homme y était allongé. Un patient. Perdue dans ses rêveries, elle l'avait complétement oublié, et n'avait pas entendu un mot de son discours.
Elle dissimula son trouble en rétorquant.
166
L'EMPIRE DES LOUPS
- Non, je ne vous comprends pas. Votre formulation n'est pas assez précise.
Essayez de traduire cela avec d'autres mots. S'il vous plaît.
L'homme reprit ses explications, nez au plafond, mains croisées sur la poitrine. Mathilde saisit discrétement dans un tiroir une créme hydratante.
La fraîcheur du produit sur ses mains la ramena à elle-même. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes. Elle poussait désormais la neutralité du psychanalyste à son point extrême : littéralement, elle n'était plus là. Jadis, elle écoutait les paroles de ses patients avec attention. Elle traquait leurs lapsus, leurs hésitations, leurs dérapages. Petits cailloux blancs qui lui permettaient de remonter la piste de la névrose, du traumatisme... Mais aujourd'hui ?
Elle rangea le tube de créme et continua à s'en enduire les doigts.
Nourrir. Irriguer. Apaiser. La voix de l'homme n'était déjà plus qu'une rumeur, qui berçait sa propre mélancolie.
Oui : entre ses bras, elle avait été une riviére. Mais les gués s'étaient multipliés, les trêves étaient devenues plus longues. Elle avait d'abord refusé de s'inquiéter, de discerner dans ces pauses les premiers signes d'une dégradation. Elle s'était aveuglée, à la seule force de son espoir, de sa foi en l'amour. Puis un go˚t de poussiére était né sur sa langue, une courbature lancinante s'était emparée de ses membres. Bientôt, ses propres veines avaient paru s'assécher, rappelant des travées minérales, sans vie.
Elle s'était sentie vide. Avant même que les cours n'aient mis un nom sur la situation, les corps avaient parlé.
Puis la rupture avait franchi les consciences, et les mots avaient achevé
le mouvement : la séparation était devenue officielle. L'ére des formalités avait commencé. Il avait fallu rencontrer le juge, calculer la pension, organiser le déménagement. Mathilde avait été irréprochable. Toujours alerte. Toujours responsable. Mais son esprit était déjà ailleurs. Dés qu'elle le pouvait, elle cherchait à se souvenir, à voyager en elle-même, dans sa propre histoire, étonnée de trouver dans sa mémoire si peu de traces, si peu d'empreintes de jadis. Tout son être ressemblait à un désert br˚lé, un site antique o˘ seuls quelques malheureux sillons, à la surface de pierres trop blanches, évoquaient encore le passé.
L'EMPIRE DES LOUPS
167
Elle s'était rassurée en songeant à ses enfants. Ils étaient l'incarnation de son destin, ils seraient sa derniére source. Elle se donna à fond dans cette voie. Elle s'oublia, s'effaça devant ces derniéres années d'éducation. Mais ils avaient fini par la quitter, eux aussi. Son fils se perdit dans une ville étrange, à la fois minuscule et immense, constituée uniquement de puces et de microprocesseurs. Sa fille, au contraire, se ´
trouva ª dans les voyages et l'ethnologie. Du moins le pré tendait-elle. Ce dont elle était s˚re, c'était que sa route était loin de ses parents.
Il lui fallut donc s'intéresser à la derniére personne restée à bord : elle-même. Elle s'accorda tous ses caprices, vêtements, meubles, amants.
Elle s'offrit des croisiéres, des escapades dans des lieux qui l'avaient toujours fait rêver. En pure perte. Ces fantaisies lui semblaient accélérer encore son effondrement, précipiter sa vieillesse.
La désertification poursuivait ses ravages. La morsure du sable ne cessait de s'étendre en elle. Non seulement dans son corps, mais aussi dans son cour. Elle devenait plus dure, plus ‚pre envers les autres. Ses jugements étaient péremptoires ; ses positions tranchées, abruptes. La générosité, la compréhension, la compassion la quittaient. Le moindre mouvement d'indulgence lui demandait un effort. Elle souffrait d'une véritable paralysie des sentiments, qui la rendait hostile aux autres.
Elle finit par se f‚cher avec ses amis les plus proches et se retrouva seule, vraiment seule. Faute d'adversaire, elle se mit au sport, afin de se confronter à elle-même. Les chemins de la performance passérent par l'alpinisme, l'aviron, le parapente, le tir... L'entraînement devint pour elle un défi permanent, une obsession qui drainait ses angoisses.
Aujourd'hui, elle était revenue de tous ces excés mais son existence était encore ponctuée d'épreuves récurrentes. Stages de parapente dans les Cévennes ; ascension annuelle des ´ Dalles ª, prés de Chamonix ; épreuve de triathlon, dans le Val d'Aoste. A cinquante-deux ans, elle possédait une forme physique à faire p‚lir d'envie n'importe quelle adolescente. Et elle contemplait chaque jour, avec un soupçon de vanité, les trophées qui scintillaient sur sa commode authentifiée de l'école d'Oppenordt.
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L'EMPIRE DES LOUPS
En vérité, c'était une autre victoire qui la comblait ; une prouesse intime et secréte. Pas une seule fois, durant ces années de solitude, elle n'avait eu recours aux médicaments. Jamais elle n'avait avalé un anxiolytique ou le moindre antidépresseur.
Chaque matin elle s'observait dans son miroir et se rappelait cette performance. Le joyau de son palmarés. Un brevet personnel d'endurance qui lui prouvait qu'elle n'avait pas épuisé ses réserves de courage et de volonté.
La plupart des gens vivent dans l'espoir du meilleur.
Mathilde Wilcrau ne craignait plus le pire.
Bien s˚r, au milieu de ce désert, il lui restait le travail. Ses consultations à l'hôpital Sainte-Anne, les séances à son cabinet privé. Le style dur et le style souple, comme on dit dans les arts martiaux, qu'elle avait également pratiqués. Les soins psychiatriques et l'écoute psychanalytique. Mais les deux pôles, à la longue, avaient fini par se confondre dans la même routine.
Son emploi du temps était maintenant ponctué de quelques rituels, stricts et nécessaires. Une fois par semaine, elle déjeunait avec ses enfants, qui ne parlaient plus que de réussite pour eux, et de défaite pour elle et leur pére. Chaque week-end, elle visitait les antiquaires, entre deux séances d'entraînement. Et puis, le mardi soir, elle se rendait aux séminaires de la Société de Psychanalyse, o˘ elle croisait encore quelques visages familiers. Des anciens amants, surtout, dont elle avait oublié parfois jusqu'au nom et qui lui avaient toujours paru fades. Mais peut-être était-ce elle qui avait perdu le go˚t de l'amour. Comme lorsqu'on se br˚le la langue et qu'on ne discerne plus la saveur des aliments...
Elle lança un coup d'oil à son horloge ; plus que cinq minutes avant la fin de la séance. L'homme parlait toujours. Elle s'agita dans son fauteuil. Son corps fourmillait déjà des sensations à venir : la sécheresse de sa gorge, quand elle prononcerait les mots de conclusion aprés le long silence ; la douceur de son stylo-plume sur l'agenda, quand elle noterait le prochain rendez-vous ; le bruissement du cuir quand elle se léverait...
Un peu plus tard, dans le vestibule, le patient se retourna et demanda, d'une voix angoissée : , - Je n'ai pas été trop loin, docteur ?
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Mathilde nia d'un sourire et ouvrit la porte. qu'avait-il donc pu l‚cher de si important aujourd'hui ? Ce n'était pas grave : il se surpasserait la prochaine fois. Elle sortit sur le palier et actionna le commutateur.
Elle poussa un cri quand elle la découvrit.
La femme se tenait blottie contre le mur, serrée dans un kimono noir.
Mathilde la reconnut aussitôt : Anna quelque chose. Celle qui avait besoin d'une bonne paire de lunettes. Elle tremblait des pieds à la tête, livide.
qu'est-ce que c'était que ce délire ?
Mathilde poussa l'homme dans l'escalier et se retourna avec colére vers la petite brune. Jamais elle ne tolérerait qu'un de ses patients survienne comme ça, sans prévenir, sans rendez-vous. Un bon psy devait toujours faire le ménage devant sa porte.
Elle s'apprêtait à lui passer un savon quand la femme la prit de vitesse, braquant sous son nez un scanner facial :
- Ils ont effacé ma mémoire. Ils ont effacé mon visage.
28
PSYCHOSE PARANOœAqUE. Le diagnostic était clair. Anna Heymes prétendait avoir été manipulée par son époux et par Eric Ackermann, ainsi que par d'autres hommes, appartenant aux forces de police françaises. Elle aurait subi, à son insu, un lavage de cerveau qui la privait d'une partie de sa mémoire. On aurait modifié son visage gr‚ce à la chirurgie esthétique. Elle ne savait pas pourquoi ni comment, mais elle avait été la victime d'un complot, d'une expérience, qui avait mutilé sa personnalité.
Elle avait expliqué tout cela d'un ton précipité, brandissant sa cigarette comme une baguette de chef d'orchestre. Mathilde l'avait écoutée avec patience, remarquant au passage sa maigreur - l'anorexie pouvait être un symptôme de la paranoÔa.
Anna Heymes avait achevé son conte à dormir debout. Elle avait découvert la machination le matin même, dans sa salle de bains, en remarquant des cicatrices sur son visage alors que son mari s'apprêtait à l'emmener dans la clinique d'Ackermann.
Elle s'était enfuie par la fenêtre, avait été poursuivie par des policiers en civil armés jusqu'aux dents, équipés de récepteurs radio. Elle s'était cachée dans une église orthodoxe puis s'était fait radiographier le visage à l'hôpital Saint-Antoine afin de posséder une preuve tangible de son opération. Ensuite, elle avait erré jusqu'au soir, attendant la nuit pour se réfugier chez la seule personne en qui elle avait confiance : Mathilde Wilcrau. Et voilà.
Psychose paranoÔaque.
L'EMPIRE DES LOUPS
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Mathilde avait soigné des centaines de cas similaires à l'hôpital Sainte-Anne. La priorité était de calmer la crise. A force de paroles réconfortantes, elle était parvenue à injecter à la jeune femme 50
milligrammes de Tranxéne en intramusculaire.
Anna Heymes dormait maintenant sur le sofa. Mathilde se tenait, assise derriére son bureau, dans sa position habituelle.
Elle n'avait plus qu'à téléphoner à Laurent Heymes. Elle pouvait même s'occuper de l'internement d'Anna à l'hôpital, ou prévenir directement Eric Ackermann, le médecin traitant. En quelques minutes, tout serait réglé. Une simple affaire de routine.
Alors, pourquoi n'appelait-elle pas ? Depuis plus d'une heure, elle demeurait là, sans décrocher son téléphone. Elle contemplait les fragments de mobilier qui miroitaient dans l'obscurité, à la lueur de la fenêtre.
Depuis des années, Mathilde était entourée par ces antiquités de style rocaille, des objets dont la plupart avaient été achetés par son mari et qu'elle s'était battue pour conserver au moment du divorce. D'abord pour l'emmerder, puis, elle s'en était rendu compte, pour conserver quelque chose de lui. Elle ne s'était jamais résolue à les vendre. Elle vivait aujourd'hui dans un sanctuaire. Un mausolée rempli de vieilleries vernies qui lui rappelaient les seules années qui aient vraiment compté.
Psychose paranoÔaque. Un vrai cas d'école.
Sauf qu'il y avait les cicatrices. Ces failles qu'elle avait observées sur le front, les oreilles, le menton de la jeune femme. Elle avait même pu sentir, sous la peau, les vis et les implants qui soutenaient la structure osseuse de la face. Le scanner effrayant lui avait fourni les détails des interventions.
Mathilde avait croisé beaucoup de paranoÔaques dans sa carriére et il était rare qu'ils se proménent avec les preuves concrétes de leur délire creusées dans leur visage. Anna Heymes portait un véritable masque cousu sur la figure. Une cro˚te de chair, façonnée, suturée, qui dissimulait ses os brisés et ses muscles atrophiés.
Se pouvait-il qu'elle dise simplement la vérité ? que des hommes - des policiers de surcroît - lui aient fait subir un tel traitement ? qu'ils lui aient fracassé les os de la figure ? Lui aient trafiqué la mémoire ? n Un autre élément la troublait dans cette affaire : la présence 172
L'EMPIRE DES LOUPS
d'Eric Ackermann. Elle se souvenait du grand rouquin au visage éclaboussé
de taches et d'acné. Un de ses innombrables prétendants à l'université, mais surtout un type d'une intelligence remarquable, qui se tenait aux confins de l'exaltation.
A l'époque, il se passionnait pour le cerveau et les ´ voyages intérieurs ª. Il avait suivi les expériences de Timothy Leary sur le LSD, à
l'université d'Harvard, et prétendait explorer, par cette voie, des régions inconnues de la conscience. Il consommait toutes sortes de drogues psychotropes, analysant ses propres délires. Il lui arrivait même de glisser du LSD dans le café des autres étudiants, juste ´ pour voir ª.
Mathilde souriait en se remémorant ces délires. Toute une époque : le rock psychédélique, les libertés contestataires, le mouvement hippie...
Ackermann prédisait qu'un jour des machines permettraient de voyager dans le cerveau et d'observer son activité en temps réel. Le temps lui avait donné raison. Le neurologue lui-même était devenu un des meilleurs spécialistes de cette discipline, gr‚ce à des technologies telles que la caméra à positons ou la magnéto-encéphalographie .
Etait-il possible qu'il ait mené une expérience sur la jeune femme ?
Elle chercha dans son agenda les coordonnées d'une étudiante qui avait suivi ses cours, en 1995, à la faculté de Sainte-Anne. A la quatriéme sonnerie, on répondit.
- Valérie Rannan ?
- C'est moi.
- Je suis Mathilde Wilcrau.
- Le professeur Wilcrau ?
Il était plus de 23 heures mais le ton était alerte. %
- Mon appel va sans doute vous paraître étrange, surtout i cette heure...
j
- qu'est-ce que vous voulez ?
y
- Je souhaitais juste vous poser quelques questions, vous savez, sur votre thése de doctorat. Votre travail portait bien sur les manipulations mentales et l'isolation sensorielle ?
- «a n'avait pas l'air de vous intéresser, à l'époque. Mathilde discerna une inflexion agressive dans cette réponse.
L'EMPIRE DES LOUPS
173
Elle avait refusé de diriger les travaux de l'étudiante. Elle ne croyait pas à ce théme de recherche. Pour elle, le lavage de cerveau s'apparentait plutôt à un fantasme collectif, une légende urbaine. Elle adoucit sa voix d'un sourire :
- Oui, je sais. J'étais assez sceptique. Mais j'ai besoin aujourd'hui de renseignements pour un article que je rédige en urgence.
- Demandez toujours.
Mathilde ne savait pas par quoi commencer. Elle n'était même pas s˚re de ce qu'elle voulait savoir. Elle lança, un peu au hasard :
- Dans le synopsis de votre thése, vous écriviez qu'il est possible d'effacer la mémoire d'un sujet. C'est... Enfin, c'est vrai ?
- Ces techniques se sont développées dans les années 50.
- Ce sont les Soviétiques qui pratiquaient cela, non ?
- Les Russes, les Chinois, les Américains, tout le monde. C'était un des principaux enjeux de la guerre froide. Anéantir la mémoire. Détruire les convictions. Modeler les personnalités.
- quelles méthodes utilisaient-ils ?
- Toujours les mêmes : électrochocs, drogues, isolation sensorielle.
Il y eut un silence.
- quelles drogues ? reprit Mathilde.
- J'ai surtout travaillé sur le programme de la CIA : le MK-Ultra. Les Américains employaient des sédatifs. Phénotrazine. Sodium amytal.
Chlorpromazine.
Mathilde connaissait ces noms ; l'artillerie lourde de la psychiatrie. Dans les hôpitaux, on englobait ces produits sous le terme générique de ćamisole chimique ª. Mais il s'agissait en réalité de véritables broyeurs, de machines à moudre l'esprit.
- Et l'isolation sensorielle ? Valérie Rannan ricana :
- Les expériences les plus poussées se sont déroulées au Canada, à partir de 1954, dans une clinique de Montréal. Les psychiatres interrogeaient d'abord leurs patientes, des dépressives. Ils les forçaient à avouer des fautes, des désirs qui leur faisaient honte. Ensuite, ils les enfermaient dans une piéce totalement noire, o˘ on ne pouvait plus repérer ni le sol, ni le plafond, ni les murs. Puis ils leur fixaient un casque de footballeur sur la tête,
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dans lequel étaient diffusés en boucle des extraits de leur confession. Les femmes entendaient en permanence les mêmes mots, les passages les plus pénibles de leurs aveux. Leurs seuls répits étaient les séances d'électrochocs et les cures de sommeil chimique.
Mathilde lança un bref regard vers Anna, endormie sur le divan. Sa poitrine se soulevait doucement, au fil de sa respiration. L'étudiante poursuivait :
- quand la patiente ne se souvenait plus ni de son nom ni de son passé, qu'elle n'avait plus aucune volonté, le véritable conditionnement commençait. On changeait les bandes dans le casque : des ordres étaient donnés, des injonctions répétées, qui devaient façonner sa nouvelle personnalité.
Comme tous les psychiatres, Mathilde avait entendu parler de ces aberrations, mais elle ne pouvait se persuader de leur réalité, ni surtout de leur efficacité.
- quels étaient les résultats ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
- Les Américains n'ont réussi qu'à produire des zombies. Les Russes et les Chinois semblent avoir obtenu plus de résultats, avec des méthodes à peu prés identiques. Aprés la guerre de Corée, plus de sept mille prisonniers américains sont revenus au pays totalement acquis aux valeurs communistes.
Leur personnalité avait été conditionnée.
Mathilde se frotta les épaules ; un froid de sépulcre remontait le long de ses membres.
- Vous pensez que depuis cette époque des laboratoires continuent à
travailler dans ces domaines ?
if
- Bien
s˚r.
/
- quel genre de laboratoires ? Valérie éclata d'un rire sarcastique :
- Vous êtes vraiment à la masse. On est en train de parler de centres d'études militaires. Toutes les forces armées travaillent sur la manipulation du cerveau.
- En France aussi ?
- En France, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis. Partout o˘ on posséde des moyens technologiques suffisants. Il y a toujours de nouveaux produits.
En ce moment, on parle beaucoup
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d'une substance chimique, le GHB, qui efface le souvenir des douze derniéres heures qu'on a vécues. On appelle ça la ´ drogue du violeur ª
parce que la fille droguée ne se souvient de rien. Je suis s˚r que les militaires travaillent actuellement sur ce genre de produits. Le cerveau reste l'arme la plus dangereuse du monde.
- Je vous remercie, Valérie. Elle parut étonnée :
- Vous ne voulez pas des sources plus précises ? Une bibliographie ?
- Merci. Je vous rappellerai en cas de besoin.
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MATHILDE S'APPROCHA d'Anna, toujours assoupie. Elle ausculta ses bras, en quête de marques d'injections : aucune trace. Elle observa ses cheveux, l'absorption répétée de sédatifs provoquant une inflammation électrostatique du cuir chevelu : aucun signe particulier.
Elle se redressa, stupéfaite d'apporter quelque crédit à l'histoire de cette femme. Non, vraiment, elle se mettait à déjanter elle aussi... A cet instant, elle remarqua de nouveau les cicatrices sur le front - trois traits verticaux, infimes, espacés de quelques centimétres. Malgré elle, elle t‚ta les tempes, les m‚choires : les prothéses bougeaient sous la peau.
qui avait fait cela ? Comment Anna pouvait-elle avoir oublié une telle opération ?
Lors de sa premiére visite, elle avait évoqué l'institut o˘ elle avait effectué ses tests tomographiques. C'est à Orsay. Un hôpital plein de soldats. Mathilde avait noté le nom quelque part dans ses notes.
Elle fouilla rapidement dans son bloc et tomba sur une page couverte de ses idéogrammes habituels. Dans un coin, à droite, elle avait écrit ´ Henri-Becquerel ª.
Mathilde attrapa une bouteille d'eau dans le réduit qui jouxtait son bureau puis, aprés avoir bu une longue rasade, décrocha son téléphone. Elle composa un numéro :
- René ? C'est Mathilde. Mathilde Wilcrau.
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Légére hésitation. L'heure. Les années passées. La surprise... La voix grave demanda enfin :
- Comment ça va ?
- Je ne te dérange pas ?
- Tu plaisantes. C'est toujours un plaisir de t'entendre René Le Garrec avait été son maître et professeur lorsqu'elle était interne à l'hôpital du Val-de-Gr‚ce. Psychiatre des armées, spécialiste des traumatismes de guerre, il avait fondé les premiéres cellules d'urgence médico-psychologiques ouvertes aux victimes d'attentats, de guerres, de catastrophes naturelles. Un pionnier qui avait prouvé à Mathilde qu'on pouvait porter des galons sans être forcément un con.
- Je voulais juste te poser une question. Tu connais l'institut Henri-Becquerel ?
Elle perçut une bréve hésitation.
- Je connais, oui. Un hôpital militaire.
- Sur quoi ils bossent, là-bas ?
- Au départ, ils faisaient de la médecine atomique.
- Et maintenant ?
Nouvelle hésitation. Mathilde n'avait plus de doute : elle mettait les pieds là o˘ il ne fallait pas.
- Je ne sais pas exactement, dit le médecin. Ils soignent certains traumatismes.
- Des traumatismes de guerre ?
- Je crois. Il faudrait que je me renseigne.
Mathilde avait travaillé trois années dans le service de Le Garrec. Jamais il n'avait mentionné cet institut. Comme pour rattraper la maladresse de son mensonge, le militaire passa à l'attaque :
- Pourquoi ces questions ? Elle ne chercha pas à esquiver :
- J'ai une patiente qui a subi des examens là-bas.
- quel genre d'examens ?
- Des tests tomographiques.
- Je ne savais pas qu'ils avaient un Petscan.
- C'est Ackermann qui aurait dirigé les tests.
- Le cartographe ?
Eric Ackermann avait écrit un ouvrage sur les techniques d'ex-178
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ploration du cerveau, réunissant les travaux des différentes équipes du monde entier. Le livre était devenu une référence. Depuis cette parution, le neurologue passait pour un des plus grands topographes du cerveau humain. Un voyageur qui sillonnait cette région anatomique comme s'il s'agissait d'un sixiéme continent. Mathilde confirma. Le Garrec remarqua :
- C'est étrange qu'il travaille avec nous.
Le ńous ª l'amusa. L'armée était plus qu'une corporation : une famille.
- Comme tu dis, confirma-t-elle. J'ai connu Ackermann à la fac. Un vrai rebelle. Objecteur de conscience, drogué jusqu'aux yeux. Je le vois mal travailler avec des militaires. Il avait même été condamné, je crois, pour
´ fabrication illégale de stupéfiants ª.
Le Garrec laissa échapper un rire :
- «a pourrait être une raison, au contraire. Tu veux que je les contacte ?
- Non. Merci. Je voulais savoir si tu avais entendu parler de ces travaux, c'est tout.
- Comment s'appelle ta patiente ?
Mathilde comprit à cet instant qu'elle s'était aventurée trop loin. Le Garrec allait peut-être mener sa propre enquête ou, pire encore, en ´
référer ª à ses supérieurs. Tout à coup, le monde de Valérie Rannan lui parut possible. Un univers d'expériences secrétes, insondables, menées au nom d'une raison supérieure.
Elle tenta de désarmorcer la tension :
- Ne t'en fais pas. C'était juste un détail.
- Comment s'appelle-t-elle ? insista l'officier.
Mathilde sentit le froid s'insinuer plus avant dans son corps.
- Merci, répliqua-t-elle. Je... J'appellerai directement Ackermann.
- Comme tu voudras.
Le Garrec reculait lui aussi : ils réintégraient tous les deux leur rôle habituel, leur ton désinvolte. Mais ils le savaient : le temps de quelques répliques, ils avaient traversé le même champ de mines. Elle raccrocha, aprés avoir promis de le rappeler pour un déjeuner.
C'était donc une certitude : l'institut Henri-Becquerel abritait un secret. Et la présence d'Eric Ackermann dans cette affaire renforçait encore la profondeur de l'énigme. Les ´ délires ª d'Anna Heymes lui paraissaient de moins en moins psychotiques...
Mathilde passa dans la partie privée de son appartement. Elle marchait selon sa maniére particuliére : épaules hautes, bras le long du corps, poings relevés, et surtout, hanches légérement de biais. Lorsqu'elle était jeune, elle avait longuement peaufiné cette démarche oblique, qui lui semblait flatter sa silhouette. Aujourd'hui, ce maintien était devenu une seconde nature.
Une fois dans sa chambre, elle ouvrit un secrétaire verni orné de palmes et de faisceaux de joncs. Meissonnier, 1740. Elle utilisa une clé miniature, qu'elle conservait toujours sur elle, et déverrouilla un tiroir.
Elle y trouva un coffret de bambou tressé, incrusté de nacre. Au fond, il y avait une peau de chamois. Du pouce et de l'index, elle écarta les pans du tissu et dévoila, dans un chatoiement doré, l'objet interdit.
Un pistolet automatique de marque Glock, calibre 9 millimétres.
Une arme d'une extrême légéreté, à verrouillage mécanique, dotée d'une s˚reté de détente Safe-Action. Jadis, ce pistolet avait été un instrument de tir sportif, autorisé par une licence d'Etat. Mais l'engin, chargé de seize balles blindées, ne faisait plus l'objet d'aucune autorisation. Il était devenu un simple instrument de mort, oublié dans les dédales de l'administration française...
Mathilde soupesa l'arme dans sa paume, songeant à sa propre situation. Une psychiatre divorcée, en panne de pénis, cachant dans son secrétaire un calibre automatique. Elle murmura en souriant : ´ Je vous laisse juge du symbole... ª
De retour dans son cabinet, elle passa un nouvel appel téléphonique, puis s'approcha du sofa. Elle dut secouer rudement Anna pour obtenir quelques signes d'éveil.
Enfin, la jeune femme se déroula avec lenteur. Elle considéra son hôtesse, sans étonnement, la tête penchée de côté. Mathilde demanda à voix basse :
- Tu n'as parlé à personne de ta visite chez moi ?
Elle fit ńon ª de la tête.
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Personne ne sait que nous nous connaissons ?
Même réponse. Mathilde songea qu'elle avait peut-être été suivie - c'était quitte ou double.
Anna se frotta les yeux avec ses deux paumes, accentuant encore son regard étrange : cette paresse des paupiéres, cette langueur étirée vers les tempes, au-dessus des pommettes. Elle portait encore sur la joue les marques de la couverture.
Mathilde songea à sa propre fille, celle qui était partie avec un idéogramme chinois tatoué sur l'épaule signifiant : ´ la Vérité ª.
- Viens, chuchota-t-elle. On s'en va.
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U'EST-CE qu'ils m'ont fait ?
Les deux femmes filaient à pleine vitesse sur le boule-vard Saint-Germain, en direction de la Seine. La pluie s'était arrêtée mais avait laissé
partout ses empreintes : des moires, des paillettes, des taches bleues dans le vibrato du soir.
Mathilde prit son ton de professeur pour mieux masquer ses incertitudes :
- Un traitement, assena-t-elle.
- quel traitement ?
- Sans doute une méthode inédite, qui a permis d'affecter une partie de ta mémoire.
- C'est possible ?
- A priori, non. Mais Ackermann doit avoir inventé quelque chose de...
révolutionnaire. Une technique liée à la tomographie et aux localisations cérébrales.
Tout en conduisant, elle ne cessait de jeter de brefs coups d'oeil à Anna, qui se tenait prostrée, regard fixe, les deux mains glissées entre ses cuisses jointes.
- Un choc peut provoquer une amnésie partielle, poursuivit-elle. J'ai soigné un joueur de football aprés une commotion lors d'un match. Il se souvenait d'une partie de son existence, mais absolument pas d'une autre.
Peut-être Ackermann a-t-il trouvé le moyen de provoquer le même phénoméne gr‚ce à une substance chimique, une irradiation ou n'importe quoi d'autre.
Une sorte d'écran dressé dans ta mémoire.
I
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Mais pourquoi m'ont-ils fait ça ?
- A mon avis, la clé est à chercher dans le métier de Laurent. Tu as vu quelque chose que tu ne devais pas voir, ou tu connais des informations liées à son activité, ou peut-être simplement as-tu subi une expérience, à
titre de cobaye... Tout est possible. Nous sommes dans une histoire de cinglés.
Au bout du boulevard Saint-Germain, l'Institut du Monde Arabe apparut sur la droite. Les nuages voyageaient dans ses parois de verre.
Mathilde s'étonnait de son propre calme. Elle roulait à cent kilométres-heure, un pistolet automatique dans son sac, avec cette poupée morbide à
ses côtés, et elle n'éprouvait pas la moindre peur. Plutôt une curiosité
distanciée, mêlée à une certaine excitation d'enfant.
- Ma mémoire, elle peut revenir ?
Anna parlait d'une voix butée. Mathilde connaissait cette inflexion : mille fois, elle l'avait entendue lors de ses consultations à Sainte-Anne.
C'était la voix de l'obsession. La voix de la démence. Sauf qu'ici, la folie coÔncidait avec la vérité.
Elle choisit ses mots avec parcimonie :
- Je ne peux pas te répondre sans connaître la méthode qu'ils ont utilisée. S'il s'agit de substances chimiques, il existe peut-être un antidote. S'il s'agit de chirurgie, je serais plus... pessimiste.
La petite Mercedes longeait les grilles noires du zoo du Jardin des Plantes. Le sommeil des animaux, l'immobilité du parc semblaient s'unir à
l'obscurité pour creuser des abysses de silence.
Mathilde s'aperçut qu'Anna pleurait ; des sanglots de petite fille, ténus, aigus. Au bout d'un long moment, sa voix reprit, mêlée de larmes :
- Mais pourquoi m'ont-ils changé le visage ?
- C'est incompréhensible. Je peux admettre que tu te sois trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais je ne vois aucune raison de transformer ton visage. Ou bien alors, c'est une histoire plus dingue encore : ils ont modifié ton identité.
- J'aurais été quelqu'un d'autre avant tout ça ?
- L'opération de chirurgie esthétique pourrait le laisser supposer, i
L'EMPIRE DES LOUPS
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- Je... je ne serais pas la femme de Laurent Heymes ? Mathilde ne répondit pas. Anna surenchérit :
- Mais... mes sentiments ? Mon... intimité avec lui ?
La colére s'empara de Mathilde. Au milieu de ce cauchemar, Anna songeait encore à sa propre histoire d'amour. Il n'y avait rien à faire : pour les femmes, en cas de naufrage, c'était toujours ´ le désir et les sentiments d'abord ª.
- Tous mes souvenirs avec lui : je ne peux pas les avoir inventés !
Mathilde eut un haussement d'épaules, comme pour atténuer la gravité de ce qu'elle allait dire :
- Tes souvenirs ont peut-être été implantés. Tu m'as dit toi-même qu'ils s'effritaient, qu'ils n'avaient aucune réalité... A priori, une telle manouvre est impossible. Mais la personnalité d'Acker-mann prête à toutes les suppositions. Et les flics ont d˚ lui accorder des moyens illimités.
- Les flics ?
- Réveille-toi, Anna. L'institut Henri-Becquerel. Les soldats. Le métier de Laurent. A part la Maison du Chocolat, ton univers n'était composé que de policiers ou d'uniformes. Ce sont eux qui t'ont fait ça. Et ce sont eux qui te recherchent.
Elles parvenaient aux abords de la gare d'Austerlitz, en pleine rénovation.
Une des façades révélait son propre vide, à la maniére d'un décor de cinéma. Les fenêtres béant sur le ciel évoquaient les vestiges d'un bombardement. Sur la gauche, à l'arriére-plan, la Seine coulait. Limon sombre aux flots lents...
Au bout d'un long silence, Anna reprit :
- Il y a quelqu'un dans cette histoire qui n'est pas flic.
- qui ?
- Le client de la boutique. Celui que je reconnaissais. Avec ma collégue, on l'appelait ´ Monsieur Velours ª. Je ne sais pas comment t'expliquer, mais je sens que ce type est extérieur à toute l'histoire. qu'il appartient à la période de ma vie qu'ils ont effacée.
- Et pourquoi serait-il sur ta route ?
- Peut-être par hasard. Mathilde secoua la tête : 184
L'EMPTRE DES LOUPS
- Ecoute. S'il y a quelque chose dont je suis s˚re, c'est qu'il n'y a aucun hasard dans cette affaire. Ce type est avec les autres, tu peux en être certaine. Et si son visage te dit quelque chose, c'est que tu l'as aperçu avec Laurent.
- Ou qu'il aime les Jikola.
- Les quoi ?
- Des chocolats fourrés à la p‚te d'amandes. Une spécialité de la boutique. (Elle rit dans un souffle, en essuyant ses larmes.) Dans tous les cas, il est logique qu'il ne m'ait pas reconnue, puisque mon visage n'est plus le même. (Elle ajouta, sur un ton d'espoir :) II faudrait le retrouver. Il doit savoir quelque chose sur mon passé !
Mathilde s'abstint de tout commentaire. Elle remontait maintenant le boulevard de l'Hôpital, le long des arches d'acier du métro aérien.
- O˘ on va, là ? s'écria Anna.
Mathilde traversa en diagonale, et se gara à contresens devant le campus de l'hôpital de La Pitié-Salpêtriére. Elle coupa le contact, serra le frein à
main puis se tourna vers la petite Cleo-p‚tre :
- La seule maniére de comprendre cette histoire, c'est de découvrir qui tu étais ávant ª. Si j'en juge par tes cicatrices, ton opération date d'environ six mois. D'une façon ou d'une autre, on doit remonter avant cette période. (Elle appuya de l'index sur son front.) Tu dois te souvenir de ce qui s'est passé avant cette date.
Anna lança un regard au panneau de l'hôpital universitaire :
- Tu veux... Tu veux m'interroger sous hypnose ?
- On n'a plus le temps pour ça.
- qu'est-ce que tu veux faire ?
Mathilde replaça une méche noire derriére l'oreille d'Anna :
- Si ta mémoire ne peut plus rien nous dire, si ton visage est détruit, il reste une chose qui peut se souvenir pour toi.
- quoi ?
- Ton corps.
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L'UNIT… DE RECHERCHE en biologie de La Pitié-Salpêtriére est installée dans le b‚timent de la faculté de médecine. Un long bloc de six étages, égrenant des centaine de fenêtres, étourdissant par le nombre de laboratoires qu'il suppose.
Cet immeuble caractéristique des années 60 rappelait à Mathilde les universités et hôpitaux o˘ elle avait suivi ses études. Elle possédait une sensibilité particuliére à l'égard des lieux, et ce type d'architecture était à jamais associé dans son esprit au savoir, à l'autorité, à la connaissance.
Elles marchérent en direction du portail. Leurs pas claquaient sur le trottoir argenté. Mathilde composa le code d'entrée. A l'intérieur, l'obscurité et le froid les accueillirent. Elles traversérent un hall immense et gagnérent un ascenseur d'acier, sur la gauche, qui ressemblait à
un coffre-fort.
Dans ce monte-charge aux odeurs de graisse, Mathilde éprouva la sensation de s'élever dans la tour même du savoir, le long des superstructures de la science. Malgré son ‚ge, son expérience, elle se sentait écrasée par ce lieu qui évoquait pour elle un temple. Un territoire sacré.
L'ascenseur n'en finissait pas de monter. Anna alluma une cigarette. Les sens de Mathilde étaient si exacerbés qu'elle crut percevoir le grésillement du papier qui br˚lait. Elle avait habillé sa protégée avec les vêtements de sa fille, oubliés chez elle aprés une soirée de jour de l'an.
Les deux femmes avaient la même taille, mais aussi le même ton : le noir.
186
L'EMPIRE DES LOUPS
Anna portait maintenant un manteau en velours cintré, aux manches étroites et longues, un pantalon pattes d'ef en soie, des souliers vernis. Cette tenue de soirée lui donnait l'air d'une petite fille en deuil.
Au cinquiéme étage, enfin, les portes s'ouvrirent. Elles remontérent un couloir tapissé de carreaux rouges, ponctué de portes aux lucarnes de verre dépoli. Une lumiére vague filtrait au fond du corridor. Elles s'approchérent.
Mathilde ouvrit la porte sans frapper. Le professeur Alain Vey-nerdi les attendait, debout prés d'une paillasse blanche.
De petite taille, la soixantaine allégre, il avait le teint sombre d'un Hindou et la sécheresse d'un papyrus. Sous la blouse immaculée, on devinait une tenue de ville plus impeccable encore. Ses mains étaient manucurées ; ses ongles paraissaient plus clairs que sa peau, petites pastilles nacrées surmontant les phalanges ; ses cheveux gris gominés étaient bien coiffés en arriére. Il ressemblait à une figurine peinte tout droit sortie des bandes dessinées de Tintin. Son noud papillon brillait comme la clé d'un mécanisme secret, prêt à être remonté.
Mathilde fit les présentations et reprit les grandes lignes du mensonge qu'elle avait déjà servi au biologiste par téléphone. Anna avait eu un accident de voiture, huit mois auparavant. Son véhicule avait été
carbonisé, ses papiers br˚lés, sa mémoire anéantie. Ses blessures au visage avaient exigé une importante intervention chirurgicale. Le mystére de son identité était donc total.
L'histoire était à peine crédible mais Veynerdi n'évoluait pas dans un univers rationnel. Seul comptait pour lui le défi scientifique que représentait le cas d'Anna.
Il désigna la table en inox :
- Nous allons commencer tout de suite.
- Attendez, protesta Anna. Il serait peut-être temps de me dire de quoi il s'agit, non ?
Mathilde s'adressa à Veynerdi :
- Professeur, expliquez-lui.
Il se tourna vers la jeune femme :
- Je crains qu'il ne faille passer par un petit cours d'anatornie...
- L‚chez vos grands airs avec moi.
L'EMPIRE DES LOUPS
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II eut un bref sourire, acide comme un zeste.
- Les éléments qui composent le corps humain se régénérent selon des cycles spécifiques. Les globules rouges se reproduisent en cent vingt jours. La peau mue intégralement en cinq jours. La paroi intestinale se renouvelle en seulement quarante-huit heures. Pourtant, au fil de cette perpétuelle reconstruction, il existe dans le systéme immunitaire des cellules qui conservent pendant trés longtemps la trace des contacts avec les éléments extérieurs. On les appelle des cellules à mémoire.
Il avait une voix de fumeur, grave et éraillée, qui jurait avec son apparence soignée :
- Au contact des maladies, ces cellules créent des molécules de défense ou de reconnaissance qui portent la marque de l'agression. quand elles se renouvellent, elles transmettent ce message de protection. Une sorte de souvenir biologique, si vous voulez. Le principe du vaccin repose entiérement sur ce systéme. Il suffit de mettre une seule fois le corps humain en contact avec l'agent pathogéne pour que les cellules produisent durant des années des molécules protectrices. Ce qui est valable pour une maladie est valable pour n'importe quel élément extérieur. Nous conservons toujours l'empreinte de notre vie passée, des innombrables contacts avec le monde. Il est possible d'étudier ces empreintes, leur origine et leur date.
Il s'inclina, en une courte révérence :
- Ce domaine, encore mal connu, est ma spécialité. Mathilde se souvenait de sa premiére rencontre avec Veynerdi,
lors d'un séminaire sur la mémoire, à Majorque, en 1997. La plupart des invités étaient des neurologues, des psychiatres, des psychanalystes. Ils avaient parlé de synapses, de réseaux, d'inconscient, et avaient tous évoqué la complexité de la mémoire. Puis, le quatriéme jour, un biologiste à noud papillon était intervenu et tous les repéres avaient changé.
Derriére son pupitre, Alain Veynerdi ne parlait plus de la mémoire du cerveau mais de celle du corps.
Le savant avait présenté une étude qu'il avait effectuée sur les parfums.
L'imprégnation permanente d'une substance alcoolisée sur la peau finit par
´ graver ª certaines cellules, formant une mar-188
L'EMPIRE DES LOUPS
que identifiable même aprés que le sujet a arrêté de porter le parfum. Il avait cité l'exemple d'une femme qui avait utilisé le n∞ 5 de Chanel durant dix années et dont la peau portait encore, quatre ans plus tard, la signature chimique.
Ce jour-là, les auditeurs de la conférence étaient ressortis éblouis. Tout à coup, la mémoire se traduisait d'une maniére physique et pouvait être soumise à l'analyse, à la chimie, au microscope... Tout à coup, cette entité abstraite, qui ne cessait d'échapper aux instruments de la technologie moderne, se révélait matérielle, tangible, observable. Une science humaine devenait science exacte.
Le visage d'Anna était éclairé par la lampe basse. Malgré sa fatigue, ses yeux brillaient d'un éclat singulier. Elle commençait à comprendre :
- Dans mon cas, qu'est-ce que vous pouvez trouver ?
- Faites-moi confiance, répliqua le biologiste. Votre corps, dans le secret de ses cellules, a conservé des marques de votre passé. Nous allons débusquer les vestiges du milieu physique dans lequel vous viviez avant votre accident. L'air que vous respiriez. Les traces de vos habitudes alimentaires. La signature du parfum que vous portiez. D'une maniére ou d'une autre, j'en suis s˚r, vous êtes encore celle de jadis... ,i 32
"V "TEYNEKDI ACTIONNA plusieurs machines. La lueur des
\ / voyants et des écrans d'ordinateurs révéla les véritables Y dimensions du laboratoire : une grande piéce, dont les cloisons se répartissaient en baies vitrées et murs tapissés de liége, encombrée d'instruments d'analyse. La paillasse et la table en inox reflétaient chaque source de lumiére, les étirant en filaments verts, jaunes, rosés, rouges.
Le biologiste désigna une porte sur la gauche :
- Déshabillez-vous dans cette cabine, s'il vous plaît.
Anna s'éclipsa. Veynerdi enfila des gants de latex, disposa des sachets stériles sur le carrelage du comptoir, puis se plaça derriére une batterie de tubes à essai alignés. Il ressemblait à un musicien s'apprêtant à jouer d'un xylophone de verre
quand Anna réapparut, elle ne portait plus qu'une culotte noire. Son corps était d'une maigreur maladive. Ses os semblaient prés d'écorcher sa peau au moindre geste
- Allongez-vous, s'il vous plaît.
Anna se hissa sur la table. Lorsqu'elle faisait un effort, elle semblait plus robuste. Ses muscles secs bombaient sa peau, déclenchant une étrange impression de force, de puissance. Cette femme abritait un mystére, une énergie contenue. Mathilde songea à la coquille d'un ouf révélant en transparence la silhouette d'un tyrannosaure.
Veynerdi dégagea une aiguille et une seringue d'un conditionnement stérile :
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Nous allons commencer par une prise de sang.
Il enfonça l'aiguille dans le bras gauche d'Anna, sans déclencher la moindre réaction. Il demanda à Mathilde, le sourcil froncé :
- Vous lui avez donné des calmants ?
- Du Tranxéne, oui. En intramusculaire. Elle était agitée ce soir et...
- Combien ?
- 50 milligrammes.
Le biologiste fît la grimace. Cette injection devait gêner ses analyses. Il retira l'aiguille, colla un pansement dans le creux du coude puis se glissa derriére la paillasse.
Mathilde suivait chacun de ses gestes. Il mélangea le sang recueilli avec une solution hypotonique, afin de détruire les globules rouges et obtenir un concentré de globules blancs. Il plaça l'échantillon dans un cylindre noir qui ressemblait à un petit réchaud : la centrifugeuse. Tournant à
mille tours-seconde, l'appareil séparait les globules blancs des derniers résidus. quelques instants plus tard, Veynerdi y puisa un dépôt translucide.
- Vos cellules immunitaires, commenta-t-il à l'intention d'Anna.
Ce sont elles qui contiennent les traces qui m'intéressent. Nous allons les regarder de plus prés...
Il dilua le concentré avec du sérum physiologique puis le versa dans un cytométre de flux - un bloc gris dans lequel chaque globule était isolé et soumis à un rayon laser. Mathilde connaissait la procédure : la machine allait repérer les molécules de défense et les identifier, gr‚ce à un catalogue d'empreintes que Veynerdi avait constitué.
- Rien de significatif, dit-il aprés plusieurs minutes. Je repére seulement un contact avec des maladies et des agents pathogénes ordinaires.
Bactéries, virus... En quantité inférieure à la moyenne. Vous meniez une existence trés saine, madame. Je ne vois pas non plus de trace d'agents exogénes. Pas de parfum, ni d'imprégnation singuliére. Un véritable terrain neutre.
Anna se tenait immobile sur la table, les bras croisés autour des genoux Sa peau diaphane refléchissait les couleurs des voyants, à la maniére d'un fragment de glace, presque bleuté à force d'être L'EMPIRE DES LOUPS
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blanc. Veynerdi s'approcha, tenant une aiguille beaucoup plus longue :
- Nous allons effectuer une biopsie. Anna se redressa.
- N'ayez pas peur, souffla-t-il. C'est sans douleur. Je vais simplement prélever un peu de lymphe dans un ganglion situé sous l'aisselle. Levez votre bras droit s'il vous plaît.
Anna plaça son coude au-dessus de sa tête. Il insinua l'aiguille, en murmurant de sa voix de fumeur :
- Ces ganglions sont en contact avec la région pulmonaire. Si vous avez respiré des poussiéres particuliéres, un gaz, un pollen ou quoi que ce soit de significatif, ces globules blancs s'en souviendront.
Toujours engourdie par l'anxiolytique, Anna n'esquissa pas le moindre sursaut. Le biologiste retourna derriére son comptoir et procéda à de nouvelles opérations.
Plusieurs minutes passérent encore avant qu'il ne dise :
- Je discerne de la nicotine, ainsi que du goudron. Vous fumiez dans votre vie antérieure.
Mathilde intervint :
- Elle fume aussi dans sa vie actuelle.
Le biologiste accepta la remarque d'un hochement de tête, puis ajouta :
- Pour le reste, aucune trace significative d'un milieu, d'une atmosphére.
Il saisit un petit flacon et s'approcha de nouveau d'Anna :
- Vos globules n'ont pas conservé les souvenirs que j'espérais, madame.
Nous allons passer à un autre type d'analyses. Des régions du corps conservent non pas l'empreinte mais directement des parcelles des agents extérieurs. Nous allons fouiller ces ´ microstocks ª. (Il brandit le flacon.) Je vais vous demander de faire pipi dans ce récipient.
Anna se leva lentement et rejoignit la cabine. Une vraie somnambule.
Mathilde reprit la parole :
- Je ne vois pas ce que vous espérez trouver dans l'urine. Nous cherchons des traces datant de prés d'une année et...
Le savant la coupa d'un sourire :
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- L'urine est produite par les reins, qui agissent comme des filtres. Des cristaux s'entassent à l'intérieur de ces filtres. Je peux déceler la trace de ces concrétions. Elles datent de plusieurs années et peuvent nous renseigner, par exemple, sur les habitudes alimentaires du sujet.
Anna revint dans la piéce, son flacon à la main. Elle paraissait de plus en plus absente, étrangére aux travaux dont elle était l'objet.
Veynerdi utilisa une nouvelle fois la centrifugeuse pour séparer les éléments puis se tourna vers une nouvelle machine, plus imposante encore : un spectrometre de masse. Il déposa le liquide doré à l'intérieur de la cuve, puis lança le processus d'analyse.
Des oscillations verd‚tres s'affichérent sur l'écran d'un ordinateur. Le scientifique fit entendre un clappement de langue réprobateur :
- Rien. Voilà une jeune personne qui ne se laisse pas facilement déchiffrer...
Il changea d'attitude. Redoublant de concentration, il multiplia les prélévements, les analyses, plongeant, littéralement, dans le corps d'Anna.
Mathilde suivait chacun de ses mouvements et écoutait ses commentaires.
Il recueillit d'abord des parcelles de dentine, tissu vivant situé à
l'intérieur des dents qui accumule certains produits, comme les antibiotiques, drainés par le sang. Il s'intéressa ensuite à la mélato-nine produite par le cerveau. Selon lui, le taux de cette hormone, sécrétée en priorité la nuit, pouvait révéler les anciennes habitudes ´ veille/sommeil ª d'Anna.
Puis il détacha avec précaution quelques gouttes de l'humeur située dans l'oil, o˘ peuvent s'agglomérer d'infimes résidus issus de la nourriture.
Enfin, il coupa quelques cheveux, qui conservent en mémoire des substances exogénes, au point de les sécréter à leur tour. Le phénoméne est connu : un cadavre empoisonné à l'arsenic continue d'exsuder, aprés la mort, ce produit par la racine des cheveux.
Aprés trois heures de recherche, le scientifique battit en retraite : il n'avait rien découvert, ou presque. Le portrait qu'il pouvait dresser de l'ancienne Anna était insignifiant. Une femme L'EMPIRE DES LOUPS
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qui fumait, menant par ailleurs une vie trés saine ; qui devait souffrir d'insomnies, si on en jugeait par son taux irrégulier de mélato-nine ; qui avait consommé depuis l'enfance de l'huile d'olive - il avait trouvé des acides gras au fond de son oil. Le dernier point était qu'elle se teignait les cheveux en noir ; au départ, elle était plutôt ch‚tain, tirant sur le roux.
Alain Veynerdi ôta ses gants et se lava les mains dans l'évier creusé au fond de la paillasse. De minuscules gouttelettes de sueur perlaient sur son front. Il semblait déçu et épuisé.
Une derniére fois, il s'approcha d'Anna, à nouveau endormie. Il tourna autour d'elle, paraissant chercher encore, traquant une trace, un signe, un soupçon, qui lui permettrait de déchiffrer ce corps diaphane.
Soudain, il se pencha sur ses mains. Il saisit ses doigts et les observa avec attention. D'un geste, il la réveilla. Dés qu'elle ouvrit les yeux, il lui demanda, avec une excitation à peine contenue :
- Je vois sur votre ongle une tache brune. Savez-vous d'o˘ elle vient ?
Anna lança des regards égarés autour d'elle. Puis elle contempla sa main et haussa les sourcils.
- Je sais pas, marmonna-t-elle. De la nicotine, non ? Mathilde s'approcha.
Elle aperçut à son tour une infime pointe
ocre, à la pointe de l'ongle.
- Vous vous coupez les ongles selon quelle fréquence ? interrogea le biologiste.
- Je sais pas. Je... Toutes les trois semaines environ.
- Avez-vous le sentiment qu'ils poussent vite ?
Anna b‚illa sans répondre. Veynerdi retourna vers sa paillasse, murmurant : Ćomment n'ai-je pas vu ça !ª Il saisit des ciseaux minuscules, une boîte transparente, puis revint vers Anna et coupa le fragment qui semblait si intéressant.
- S'ils poussent normalement, commenta-t-il à voix basse, ces extrémités cornées datent de la période qui a précédé votre accident. Cette tache appartient à votre vie passée.
Il ralluma ses machines. Pendant que les moteurs bourdonnaient de nouveau, il dilua l'échantillon dans un tube contenant du solvant.
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- Nous avons eu chaud, ricana-t-il. A quelques jours prés, vous vous coupiez les ongles et nous perdions ce précieux vestige.
Il plaça le tube stérile dans la centrifugeuse et lança le mécanisme.
- Si c'est de la nicotine, risqua Mathilde, je ne vois pas ce que vous pouvez...
Veynerdi plaça le liquide dans le spectrométre : C T V"
- Je vais peut-être en déduire la marque de cigarettes que cette jeune personne fumait avant son accident._______________
Mathilde ne comprenait pas son enthousiasme ; un tel détail n'apporterait rien de palpitant. Sur l'écran de la machine, Veynerdi observait les diagrammes luminescents. Les minutes passaient.
- Professeur, s'impatienta Mathilde, je ne vous comprends pas. Il n'y a vraiment pas de quoi en faire un plat. Je...
- C'est extraordinaire.
La lumiére du moniteur fixait sur le visage du biologiste une expression d'émerveillement :
- Ce n'est pas de la nicotine.
Mathilde s'approcha du spectrométre. Anna se redressa sur la table métallique. Veynerdi fit pivoter son siége vers les deux femmes.
- Du henné.
> Le silence s'ouvrit comme une mer.
Le chercheur arracha le papier millimétré que la machine venait d'imprimer, puis pianota des coordonnées sur un clavier d'ordinateur. L'écran afficha en retour une liste de composants chimiques.
- D'aprés mon catalogue de substances, cette tache correspond à une composition végétale spécifique. Un henné trés rare, cultivé dans les plaines d'Anatolie.
Alain Veynerdi posa son regard triomphant sur Anna. Il semblait n'avoir vécu que pour cet instant :
- Madame, dans votre vie précédente, vous étiez turque. s> 33
UNE GUEULE DE BOIS de cauchemar. Toute la nuit, Paul Nerteaux avait rêvé
d'un monstre de pierre, un titan maléfique sillonnant le 10e arrondissement ; un Moloch qui tenait sous sa coupe le quartier turc et exigeait ses victimes sacrificielles.
Dans son rêve, le monstre portait un masque mi-humain, mi-animal, d'origine à la fois grecque et perse. Ses lévres minérales étaient chauffées à blanc, son sexe dardé de lames. Chacun de ses pas provoquait un tremblement qui soulevait la poussiére et fissurait les immeubles.
Il avait fini par se réveiller à 3 heures du matin, couvert de sueur.
Grelottant, dans son petit trois-piéces, il s'était fait du café et s'était plongé dans les nouveaux documents archéologiques que le gars de la BAC
avait laissés devant sa porte la veille au soir.
Jusqu'à l'aube, il avait feuilleté les catalogues de musées, les brochures touristiques, les livres scientifiques, observant, détaillant chaque sculpture, la comparant avec ses clichés d'autopsie - et aussi, inconsciemment, avec le masque de son rêve. Sarcophages d'Antalya. Fresques de Cilicie. Bas-reliefs de Karatepe. Bustes d'Ephése...
Il avait traversé les ‚ges, les civilisations, sans obtenir le moindre résultat.
Paul Nerteaux pénétra dans la brasserie Les Trois Obus, porte de Saint-Cloud. Il affronta les odeurs de café et de tabac, s'efforçant de verrouiller ses sens et de réprimer sa nausée. Son humeur 198
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de chien n'était pas seulement liée à ses cauchemars. On était mercredi et, comme presque tous les mercredis, il avait d˚ appeler Reyna aux aurores pour lui annoncer qu'il ne pourrait pas s'occuper de Céline.
Il repéra Jean-Louis Schiffer, debout à l'extrémité du comptoir. Rasé de prés, enveloppé dans un imperméable Burberry's, l'homme avait repris du poil de la bête. Il trempait avec morgue un croissant dans son café-créme.
En voyant Paul, il afficha un large sourire :
- Bien dormi ?
- Génial.
Schiffer contempla sa mine chiffonnée mais s'abstint de toute réflexion.
- Café ?
Paul acquiesça. Aussitôt, un concentré noir aux bordures de mousse brune se matérialisa sur le zinc. Le Chiffre prit la tasse et désigna une table libre, le long de la vitre.
- Viens t'asseoir. T'as pas l'air dans ton assiette.
Une fois installé, il lui tendit la corbeille de croissants. Paul refusa. A l'idée d'avaler quelque chose, des morsures acides lui montaient jusqu'aux sinus. Mais il était forcé de constater que Schiffer la jouait ámi ª ce matin. Il demanda en retour :
- Et vous, bien dormi ?
- Comme une pierre.
Paul revit les doigts cisaillés, le massicot ensanglanté. Aprés ce carnage, il avait raccompagné le Chiffre jusqu'à la porte de Saint-Cloud o˘ ce dernier possédait un appartement, rue Gudin. Depuis ce moment, une question le taraudait :
- Si vous avez cet appart (il désignait, au-delà des vitres, la place grise), qu'est-ce que vous foutiez à Longéres ?
- L'instinct grégaire. Le go˚t de la flicaille. Seul, je m'emmerdais trop.
L'explication sonnait creux. Paul se rappela que Schiffer s'était inscrit à
la maison de retraite sous un pseudonyme, le nom de jeune fille de sa mére.
Un type de PIGS lui avait refilé le tuyau. Encore une énigme. Se cachait-il ? Mais de qui ? i - Sors les fiches, ordonna le Chiffre.
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Paul ouvrit son dossier et posa les documents sur la table. Ce n'étaient pas les originaux. Il était passé au bureau, trés tôt, pour effectuer des photocopies. Il avait étudié chacune des fiches, armé de son dictionnaire turc. Il était parvenu à saisir le patronyme des victimes et les principales informations les concernant.
La premiére s'appelait Zeynep T˘tengil. Elle travaillait dans un atelier adjacent au hammam La Porte bleue, appartenant à un certain Talat Gurdilek.
Vingt-sept ans. Mariée à Burba T˘tengil. Sans enfant. Domiciliée 34, rue de la Fidélité. Originaire d'un village au nom imprononçable, proche de la ville de Gaziantep, au sud-est de la Turquie. Installée à Paris depuis le mois de septembre 2001.
La deuxiéme se nommait Ruya Berkes. Vingt-six ans. Célibataire. Elle bossait à son domicile, au 58, rue d'Enghien, pour le compte de Gozar Halman - un nom que Paul avait vu passer plusieurs fois dans des procés-verbaux : un négrier spécialisé dans les cuirs et les fourrures. Ruya Berkes venait d'une grande ville, Adana, située au sud de la Turquie. Elle n'était parisienne que depuis huit mois.
La troisiéme était Roukiyé Tanyol. Trente ans. Célibataire. Ouvriére de confection dans la société S˘relik, située dans le passage de l'Industrie.
Débarquée à Paris au mois d'ao˚t précédent. Aucune famille dans la capitale. Vivait incognito dans un foyer de femmes, au 22, rue des Petites-Ecuries. Née, comme la premiére victime, dans la province de Gaziantep.
Ces renseignements n'offraient aucun recoupement possible. Pas le moindre point commun qui p˚t dévoiler, par exemple, comment le meurtrier les repérait ou les approchait. Mais surtout, ces informations ne donnaient aucune chair, aucune présence à ces femmes. Les noms turcs renforçaient même leur caractére indéchiffrable. Pour se persuader de leur réalité, Paul avait d˚ revenir aux portraits polaroÔds. Des traits larges, aux contours polis, qui laissaient deviner des corps aux rondeurs généreuses. Il avait lu quelque part que les canons de la beauté turque correspondaient à ces formes, à ces visages de pleine lune...
Schiffer étudiait toujours les données, lunettes sur le nez. Paul hésitait à boire son café, toujours en proie à la nausée. Le brou-200
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haha de voix, les tintements de verre et de métal lui montaient à la tête.
Les paroles des poivrots, surtout, cramponnés à leur comptoir, lui vrillaient la cervelle. Il ne pouvait supporter ces mecs à la dérive, qui mouraient sur pied en buvant des petits coups...
Combien de fois était-il allé chercher ses parents, ensemble ou séparément, à l'ombre de ces comptoirs de zinc ? Combien de fois les avait-il ramassés dans la sciure et les mégots, alors que lui-même luttait contre l'envie de gerber sur ses géniteurs ?
Le Chiffre ôta ses montures et conclut :
- On va commencer par le troisiéme atelier. La victime la plus récente.
C'est le meilleur moyen de moissonner des souvenirs frais. On remontera ensuite jusqu'au premier. Aprés ça, on se fera les domiciles, les voisins, les itinéraires. Il faut bien qu'il les ait chopées quelque part, et personne n'est invisible.
Paul avala son café d'un coup. Il déclara, dans une br˚lure de bile:
- Schiffer, je vous le répéte : à la moindre merde...
- Tu me fumes. On a compris. Mais ce matin, on change de méthode.
Il agita les doigts comme s'il manipulait les ficelles d'une marionnette :
- On travaille en souplesse.
Ils filérent sur la voie express, gyrophare en action. Le gris de la Seine, ajouté au granit du ciel et des berges, tissait un univers lisse et atone.
Paul aimait ce temps, écrasant d'ennui et de tristesse. Un obstacle supplémentaire à surmonter, gr‚ce à sa volonté de flic énergique.
En route, il écouta les messages de son téléphone portable. Le juge Bomarzo venait aux nouvelles. La voix était tendue. Il donnait deux jours à Paul avant d'ameuter la Brigade criminelle et saisir de nouveaux enquêteurs.
Naubrel et Matkowska continuaient leurs recherches. Ils avaient passé la journée précédente chez les ´ tubistes ª, les terrassiers qui creusent le sol parisien et décompressent chaque soir dans des caissons adaptés. Ils avaient interrogé les responsables de huit sociétés différentes, sans résultat. Ils avaient également visité le principal constructeur de ces caissons, à Arcueil. Selon le patron, l'idée d'une cabine à pressuri-L'EMPIRE DES LOUPS
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sation, pilotée par un homme sans formation d'ingénieur, était une pure absurdité. Cela signifiait-il que le tueur possédait de telles connaissances, ou au contraire qu'ils faisaient fausse route ? Les OPJ
poursuivaient leurs investigations dans d'autres domaines d'industrie.
Parvenu place du Ch‚telet, Paul repéra une voiture de patrouille qui s'engageait sur le boulevard de Sébastopol. Il la rattrapa à hauteur de la rue des Lombards et fit signe au chauffeur de stopper.
- Juste une minute, dit-il à Schiffer.
Il saisit, dans sa boîte à gants, les Kinder Surprise et les Caram-bar qu'il avait achetés une heure auparavant. Dans la précipitation, le sac en papier s'ouvrit et se vida sur le sol. Paul ramassa les friandises et sortit de la bagnole, rouge de confusion.
Les policiers en uniforme s'étaient arrêtés et attendaient prés de leur voiture, pouces en crochet dans la ceinture. Paul leur expliqua en quelques mots ce qu'il attendait d'eux puis tourna les talons. quand il s'installa derriére le volant, le Chiffre brandissait un Carambar :
- Mercredi, le jour des enfants. Paul démarra sans répondre.
- Moi aussi, j'utilisais les îlots comme courriers. Pour apporter des cadeaux à mes copines...
- Vos employées, vous voulez dire.
- C'est ça, petit. C'est ça...
Schiffer dépiauta la barre de caramel et la plia dans sa bouche :
- Combien t'as d'enfants ?
- Une fille.
- quel ‚ge ?
- Sept ans.
- Comment elle s'appelle ?
- Céline.
- Plutôt snob, pour une fille de flic.
Paul était d'accord. Il n'avait jamais compris pourquoi Reyna, marxiste en quête d'absolu, avait donné à leur enfant ce prénom de sac à main.
Schiffer m‚chonnait à grands coups de maxillaires : 202
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- Et la mére ?
- Divorcé.
Paul br˚la un feu et dépassa la rue Réaumur.
Son fiasco conjugal était bien le dernier sujet qu'il voulait évoquer avec Schiffer. Il aperçut avec soulagement l'enseigne rouge et jaune du McDonald's qui marquait le début du boulevard de Strasbourg.
Il accéléra encore, ne donnant pas le temps à son partenaire de lui poser une nouvelle question.
Leur territoire de chasse était en vue.
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A 10 HEURES, la rue du Faubourg-Saint-Denis ressemblait à un champ de bataille, au plus fort du feu. Trottoirs et chaussées se confondaient en un seul torrent frénétique de passants, qui se faufilaient dans un labyrinthe de véhicules bloqués et rugissants. Tout cela sous un ciel sans couleur, tendu comme une b‚che gonflée d'eau, prés de crever d'un instant à l'autre.
Paul préféra se garer au coin de la rue des Petites-Ecuries et suivit Schiffer qui se frayait déjà un chemin parmi les cartons transportés à dos d'homme, les brassées de costumes, les chargements oscillant sur des chariots. Ils s'engagérent dans le passage de l'Industrie et se retrouvérent sous une vo˚te de pierre donnant sur une ruelle.
L'atelier S˘relik était un bloc de briques soutenu par une charpente de métal riveté. La façade arborait un pignon en arc brisé, des tympans vitrés, des frises ouvragées de terre cuite. L'édifice, rouge vif, respirait une sorte d'enthousiasme, une foi allégre en l'avenir industriel, comme si on venait d'inventer derriére ces murs le moteur à explosion.
A quelques métres de la porte, Paul saisit brutalement Schiffer par les revers de son imper et le poussa sous un porche. Il se livra à une fouille en régle, en quête d'une arme.
Le vieux flic l‚cha un ´ tss, tss ª réprobateur :
- Tu perds ton temps, petit. En souplesse, j't'ai dit. v Paul se releva sans un mot et se dirigea vers l'atelier.
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Ils poussérent ensemble la porte de fer et pénétrérent dans un grand espace carré aux murs blancs et au parterre de ciment peint. Tout était propre, net, rutilant. Les structures de métal vert p‚le, ponctuées de rivets bombés, renforçaient encore l'impression de solidité de l'ensemble. De grandes fenêtres distribuaient des rais de lumiére obliques, alors que des coursives filaient le long de chaque mur, rappelant les ponts d'un long-courrier.
Paul s'attendait à un gourbi, il découvrait un loft d'artiste. Une quarantaine d'ouvriers, uniquement des hommes, travaillaient, à bonne distance les uns des autres, derriére leurs machines à coudre, entourés d'étoffes et de cartons ouverts. Vêtus de blouses, ils ressemblaient à des agents des transmissions tricotant des projets codés pendant la guerre ; une radiocassette diffusait de la musique turque ; une cafetiére grésillait sur un réchaud. Le paradis de
l'artisanat.
.ª
Schiffer frappa le sol du talon :
*
- Ce que tu imagines est là-dessous. Dans les caves. Des centaines d'ouvriers, serrés comme des crêpes. Tous clandestins. Nous sommes àl'intérieur. Ici, c'est encore la vitrine.
Il entraîna Paul vers les pupitres, passant entre les travailleurs qui s'efforçaient de ne pas les regarder.
- Y sont pas mignons ? Des ouvriers modéles, mon garçon. Bosseurs.
Obéissants. Disciplinés.
- Pourquoi ce ton ironique ?
- Les Turcs ne sont pas travailleurs, ils sont profiteurs. Ils ne sont pas obéissants, ils sont indifférents. Ils ne sont pas disciplinés, ils suivent leurs propres régles. Des putains de vampires, ouais. Des pilleurs, qui prennent même pas la peine d'apprendre notre langue... A quoi bon ? Ils sont ici pour gagner le maximum et se casser aussi vite que possible. Leur devise, c'est : ´ Tout à prendre, rien à laisser. ª
Schiffer empoigna le bras de Paul :
- C'est une lépre, fils.
Paul le repoussa violemment :
- Ne m'appelez jamais comme ça.
L'autre leva les mains comme si Paul venait de le menacer avec L'EMPIRE DES LOUPS
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une arme ; son regard était narquois. Paul eut envie de lui arracher cette expression du visage mais une voix retentit dans leur dos :
- que puis-je pour vous, messieurs ?
Un homme trapu, vêtu d'une blouse bleue impeccable, s'avançait vers eux, un sourire onctueux collé aux moustaches.
- Monsieur l'Inspecteur ? dit-il sur un ton d'étonnement. Cela fait longtemps que nous n'avions pas eu le plaisir de vous voir.
Schiffer éclata de rire. La musique avait cessé. L'activité des machines s'était arrêtée. Un silence de mort régnait autour d'eux.
- Tu me sers plus du Schiffer ? Ni du ´ tu ª ?
En guise de réponse, le chef d'atelier posa un regard méfiant sur Paul.
- Paul Nerteaux, enchaîna le flic. Capitaine à la premiére DPJ. Mon supérieur hiérarchique, mais avant tout un ami. (Il frappa le dos de Paul d'un air goguenard.) Parler devant lui, c'est parler devant moi.
Puis, s'avançant vers le Turc, il lui glissa le bras autour des épaules. Le ballet était réglé dans ses moindres pas :
- Ahmid ZoltanoÔ, fit-il à à l'intention de Paul, le meilleur chef d'atelier de la Petite Turquie. Aussi raide que sa blouse, mais un bon fond, à l'occasion. Ici, on l'appelle TanoÔ.
Le Turc se fendit d'une courbette. Sous ses sourcils de charbon, il paraissait jauger le nouveau venu. Ami ou ennemi ? Il revint sur Schiffer, usant de son accent huilé :
- On m'avait dit que vous étiez parti à la retraite.
- Cas de force majeure. quand il y a urgence, qui on appelle ? Tonton Schiffer.
- quelle urgence, monsieur l'Inspecteur ?
Le Chiffre balaya des morceaux d'étoffe sur une table de coupe et posa le portrait de Roukiyé Tanyol :
- Tu la connais ?
L'homme se pencha, mains glissées dans ses poches, pouces sortis en chiens de revolver. Il semblait tenir en équilibre sur les plis amidonnés de sa blouse.
- Jamais vue.
es Schiffer retourna le polaroÔd. On pouvait lire distinctement sur 206
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la bordure blanche, inscrit au marqueur indélébile, le nom de la victime et l'adresse des ateliers S˘relik.
- Marius s'est mis à table. Et vous allez tous y passer, crois-moi.
Le Turc se décomposa. Il saisit la photographie avec réticence, chaussa des lunettes et se concentra :
- Elle me dit quelque chose, en effet.
- Elle te dit beaucoup plus que ça. Elle était ici depuis ao˚t 2001.
Correct?
TanoÔ reposa le cliché avec précaution.
- Oui.
- quel était son job ?
- Mécanicienne en confection.
- Tu l'avais installée en bas ?
Le chef d'atelier haussa les sourcils en rangeant ses lunettes. Derriére eux, les ouvriers avaient repris leur travail. Ils semblaient avoir compris que les flics n'étaient pas là pour eux, que seul leur chaouch avait des problémes.
- En bas ? répéta-t-il.
- Dans tes caves, s'irrita Schiffer. Réveille-toi, TanoÔ. Sinon, je vais vraiment me f‚cher.
Le Turc oscillait légérement sur ses talons. Malgré son ‚ge, il ressemblait à un petit écolier contrit :
- Elle travaillait dans les ateliers inférieurs, oui.
- quelle était son origine, Gaziantep ?
- Pas exactement Gaziantep, un village à côté. Elle parlait un dialecte du Sud.
- qui a son passeport ?
- Pas de passeport.
Schiffer soupira, comme s'il se résignait à ce nouveau mensonge :
- Parle-moi de sa disparition.
- Il n'y a rien à dire. La fille a quitté l'atelier jeudi matin. Elle n'est jamais arrivée chez elle.
- Jeudi matin ?
- 6 heures, oui. Elle travaillait de nuit.
Les deux flics échangérent un regard. La femme rentrait bien de son travail lorsqu'elle avait été surprise, mais tout s'était passé à
l'aube. Ils avaient vu juste, à l'exception des horaires inversés.
- Tu dis qu'elle est jamais arrivée chez elle, reprit le Chiffre. qui te l'a dit ?
- Son fiancé.
- Ils rentraient pas ensemble ?
- Il travaillait de jour.
- O˘ on peut le trouver ?
- Nulle part. Il est rentré au pays.
Les réponses de TanoÔ étaient aussi raides que les coutures de sa blouse.
- Il a pas cherché à récupérer le corps ?
- Il n'avait pas de papiers. Il ne parlait pas français. Il a fui avec son chagrin. Un destin de Turc. Un destin d'exil.
- Pas de violons. O˘ sont les autres collégues ?
- quels collégues ?
- Ceux qui rentraient avec elle. Je veux les interroger.
- Impossible. Tous partis. Evaporés.
- Pourquoi ?
- Ils ont peur.
- De l'assassin ?
- De vous. De la police. Personne ne veut être mêlé à cette affaire.
Le Chiffre se planta face au Turc, mains nouées dans le dos.
- Je crois que tu sais beaucoup plus de choses que tu veux bien le dire, mon gros. Alors, on va descendre ensemble dans tes caves. «a va peut-être t'inspirer.
L'autre ne bougeait pas. Les machines à coudre crépitaient. La musique serpentait sous les charpentes d'acier. Il hésita encore quelques secondes puis se dirigea vers un escalier de fer situé sous une des coursives.
Les policiers le suivirent. Au bas des marches, ils plongérent dans un couloir obscur, dépassérent une porte de métal puis empruntérent un nouveau corridor, au sol en terre battue. Ils durent se baisser pour continuer. Des ampoules nues, suspendues entre les canalisations du plafond, balisaient leur chemin. Deux rangées de portes, constituées seulement de planches, numérotées
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à la craie se faisaient face. Un bourdonnement s'élevait au fond de ces entrailles.
A un angle, leur guide s'arrêta et s'empara d'une barre de fer, glissée derriére un vieux sommier aux ressorts apparents. Marchant d'un pas prudent, il se mit ensuite à frapper les tuyaux du plafond, déclenchant des résonances graves.
Tout à coup les ennemis invisibles apparurent. Des rats, agglutinés sur un arc de fonte, postés au-dessus de leur tête. Paul se souvint des paroles du médecin légiste : La- deuxiéme, c'était différent. Je pense qu'il a utilisé
quelque chose de... vivant.
Le chef d'atelier jura en turc et frappa de toutes ses forces dans leur direction ; les rongeurs disparurent. Le couloir vibrait maintenant dans toute sa longueur. Chaque porte tremblait sur ses gonds. Enfin, TanoÔ
stoppa devant le numéro 34.
Il joua de l'épaule, ouvrit la porte avec difficulté. Le vrombissement explosa. La lumiére se fit sur un atelier en modéle réduit. Une trentaine de femmes étaient assises devant des machines à coudre tournant à plein régime, comme emballées par leur propre vitesse. Penchées sous les rampes fluorescentes, les ouvriéres poussaient des piéces de tissu sous les aiguilles sans prêter la moindre attention aux visiteurs.
La piéce n'excédait pas vingt métres carrés et ne possédait aucune ventilation. L'air était si épais - odeur de teinture, particules d'étoffe, relents de solvants - qu'on pouvait à peine respirer. Certaines femmes portaient leur foulard sur la bouche. D'autres tenaient des nourrissons sur leurs genoux, dans un ch‚le. Des enfants travaillaient aussi, groupés sur des monceaux de tissus, pliant les piéces, les glissant dans des cartons.
Paul suffoquait. Il était comme ces personnages de films qui se réveillent en pleine nuit pour s'apercevoir que leur cauchemar est réel.
Schiffer prit son ton de Monsieur Loyal :
- Le vrai visage des entreprises Surelik ! Douze à quinze heures de boulot, plusieurs milliers de piéces par jour et par ouvriére. Les ´ trois-huit ª
version turque, avec deux équipes seulement, quand ce n'est pas une seule.
Et nous avons le même topo dans chaque cave, mon garçon. (Il semblait jouir de la cruauté du spectacle.) Mais attention : tout cela se fait avec la bénédiction de l'Etat.
Tout le monde ferme les yeux. Le milieu de la confection est fondé sur l'esclavagisme.
Le Turc s'efforçait de prendre l'air honteux mais une flamme de fierté
brillait au fond de ses prunelles. Paul observa les ouvriéres. quelques yeux se levérent en retour mais les mains continuaient leur manége, comme si rien ni personne ne pouvait enrayer le mouvement.
Il superposa les visages mats et les longues entailles, les craquelures de sang des victimes. Comment le tueur accédait-il à ces femmes souterraines ?
Comment avait-il surpris leur ressemblance ?
Le Chiffre reprit son interrogatoire, à tue-tête :
- quand les équipes changent, c'est le moment o˘ les livreurs embarquent le boulot effectué, non ?
- Exact.
- Si on ajoute les ouvriers qui sortent de l'atelier, ça fait pas mal de monde dans la rue à 6 heures du matin. Personne n'a rien vu?
- Je vous le jure.
Le flic s'appuya contre le mur de parpaings :
- Ne jure pas. Ton Dieu est moins clément que le mien. Tu as parlé avec les patrons des autres victimes ?
- Non.
- Tu mens, mais c'est pas grave. qu'est-ce que tu sais sur la série de meurtres ?
- On dit que les femmes ont été torturées, que leur visage a été détruit.
Je sais rien de plus.
- Aucun flic n'est venu te voir ?
- Non.
- Votre milice, qu'est-ce qu'elle fout ?
Paul tressaillit... Il n'avait jamais entendu parler de cela. Le quartier possédait donc sa propre police. TanoÔ criait pour couvrir le bruit des machines :
- Je sais pas. Ils ont rien trouvé. Schiffer désigna les ouvriéres :
- Et elles, qu'est-ce qu'elles en pensent ?
- Elles n'osent plus sortir. Elles ont peur. Allah ne peut per-210
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mettre cela. Le quartier est maudit ! AzraÎl, l'ange de la mort, est là!
Le Chiffre sourit, frappa amicalement le dos de l'homme et désigna la porte :
- A la bonne heure. Enfin de la bonne vieille fibre humaine... Ils sortirent dans le couloir. Paul leur emboîta le pas puis referma les planches sur l'enfer des machines. Il n'avait pas achevé son geste qu'il entendit un r‚le étouffé. Schiffer venait de plaquer TanoÔ
contre les canalisations.
- qui tue les filles ?
- Je... je sais pas.
- qui couvrez-vous, enfoirés ?
Paul n'intervint pas. Il devinait que Schiffer n'irait pas plus loin. Juste un dernier coup de colére, un baroud d'honneur. TanoÔ ne répondait pas, les yeux hors de la tête.
Le Chiffre l‚cha prise, le laissant retrouver son souffle, sous l'ampoule crue qui se balançait comme un pendule obsédant, puis il murmura :
- Tu tournes le verrou sur tout ça, TanoÔ. Pas un mot de notre visite à
qui que ce soit.
Le chef d'atelier leva ses yeux vers Schiffer. Il avait déjà retrouvé son expression servile.
- Le verrou est tourné depuis toujours, monsieur l'Inspecteur.
35
LA DEUXI»ME VICTIME, Ruya Berkes, ne travaillait pas dans un atelier mais à
son domicile, au 58, rue d'Enghien. Elle cousait à la main des doublures de manteaux qu'elle livrait ensuite à l'entrepôt du fourreur Gozar Halman, au 77, rue Sainte-Cécile, une rue perpendiculaire à l'axe du faubourg Poissonniére. Ils auraient pu commencer par l'appartement de l'ouvriére mais Schiffer préférait interroger d'abord l'employeur qu'il semblait connaître de longue date.
Conduisant en silence, Paul go˚tait son retour à l'air libre. Mais déjà, il appréhendait les nouvelles réjouissances. Il voyait les vitrines s'assombrir, s'alourdir de matiéres brunes, de plis languides à mesure qu'ils s'éloignaient des rues du Faubourg-Saint-Denis et du Faubourg-Saint-Martin. Dans chaque boutique, les étoffes et les tissus cédaient la place aux peaux et aux fourrures.
Il tourna à droite, dans la rue Sainte-Cécile.
Schiffer l'arrêta : ils étaient parvenus au 77.
Paul s'attendait cette fois à un cloaque rempli de peaux écor-chées, de cages cro˚tées de sang, d'odeurs de viande morte. Il eut droit à une petite cour, claire et fleurie, dont le sol pavé semblait avoir été ciré par la bruine du matin. Les deux flics la traversérent jusqu'à atteindre, au fond, un b‚timent percé de fenêtres grillagées, la seule façade qui évoqu‚t un entrepôt industriel.
- Je te préviens, fit Schiffer en franchissant le seuil, Gozar Halman est fanatique de Tansu Ciller.
- qui c'est ? Un footballeur ?
à
272
L'EMPIRE DES LOUPS
Le flic gloussa. Ils empruntérent un grand escalier de bois gris.
- Tansu Ciller est l'ancien Premier ministre de Turquie. Etudes à Harvard, diplomatie internationale, ministére des Affaires étrangéres. Puis la direction du gouvernement. Un modéle de réussite.
Paul prit une intonation blasée :
- Le parcours classique d'un homme politique.
- Sauf que Tansu Ciller est une femme.
Ils franchirent le second étage. Chaque palier était vaste et sombre comme une chapelle. Paul remarqua :
- «a doit pas être fréquent en Turquie qu'un homme prenne une femme pour modéle.
Le Chiffre éclata de rire :
- Toi, si t'existais pas, je suis pas s˚r qu'il faudrait t'inventer. Mais Gozar aussi est une femme ! C'est une ´ teyze ª. Une ´ tante ª, une marraine au sens large. Elle veille sur ses fréres, ses neveux, ses cousins et sur tous les ouvriers qui bossent pour elle. Elle s'occupe de régulariser leur situation. Elle leur envoie des mecs pour rénover leurs taudis. Elle prend en charge l'expédition de leurs colis, de leurs mandats.
Et elle arrose les flics à l'occasion, pour qu'on leur foute la paix. C'est une négriére, mais une négriére bienveillante.
Troisiéme étage. L'entrepôt de Halman était une grande salle aux parquets peints en gris, parsemés de pains de polystyréne et de papiers de soie froissés. Au centre de la piéce, des planches posées sur des tréteaux faisaient office de comptoirs. Dessus s'étalaient des cartons kraft, des cabas acryliques, des sacs de vichy rosé frappés du logo TATI, des housses de costume...
Des hommes en extrayaient des manteaux, des blousons, des étoles. Ils palpaient, lissaient, vérifiaient les doublures, puis suspendaient les vêtements sur des cintres soutenus par des portiques. En face d'eux, des femmes, foulards serrés et jupes longues, visages d'écorce sombre, semblaient attendre leur verdict, Pair épuisé.
Une mezzanine vitrée, voilée par un rideau blanc, surplombait l'espace : un point de vue idéal pour observer ce petit monde à l'ouvre. Sans hésiter ni saluer personne, Schiffer attrapa la rampe et s'attaqua aux marches escarpées qui menaient à la plate-forme.
L'EMPIRE DES LOUPS
213
En haut, ils durent affronter une muraille de plantes vertes avant d'entrer dans une piéce mansardée, presque aussi grande que la salle inférieure. Des fenêtres encadrées de rideaux s'ouvraient sur un paysage d'ardoises et de zinc : les toits de Paris.
Malgré ses dimensions, l'atelier rappelait plutôt par sa décoration surchargée un boudoir des années 1900. Paul s'avança et capta les premiers détails. Des napperons protégeaient les appareils modernes - ordinateur, chaîne hi-fi, télévision... - ou mettaient en valeur des cadres photographiques, des bibelots de verre, de grandes poupées noyées dans des frou-frous de dentelles. Les murs étaient parsemés de posters touristiques faisant la part belle à Istanbul. Des petits kilims aux couleurs vives étaient suspendus aux cloisons comme des stores. Des drapeaux turcs en papier, plantés un peu partout, répondaient aux cartes postales épinglées en grappes sur les colonnes de bois qui soutenaient les combles.
Un bureau en chêne massif, couvert d'un sous-main cuir, occupait la droite de la piéce, laissant la place centrale à un divan de velours vert qui trônait sur un vaste tapis. Il n'y avait personne ici.
Schiffer se dirigea vers une embrasure dissimulée par un rideau de perles et roucoula :
- Ma princesse, c'est moi, Schiffer. Pas la peine de te refaire une beauté.
Seul le silence lui répondit. Paul fit quelques pas et observa de prés plusieurs photographies. A chaque fois une rousse aux cheveux courts, plutôt jolie, souriait en compagnie d'illustres présidents : Bill Clinton, Boris Elstine, François Mitterrand. Sans doute la fameuse Tansu Ciller...
Un cliquetis lui fit tourner la tête. Le rideau de perles s'ouvrit sur la femme des photographies, bien réelle, mais en version plus massive.
Gozar Halman avait accentué sa ressemblance avec la ministre, sans doute pour s'assurer une autorité supplémentaire. Ses vêtements, tunique et pantalon noirs, tout juste rehaussés de quelques bijoux, jouaient la sobriété. Ses gestes, sa démarche s'affirmaient dans le même registre, trahissant une distance hautaine de femme d'affaires. Son apparence semblait tracer autour d'elle une ligne
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L'EMPIRE DES LOUPS
invisible. Le message était clair : toute tentative de séduction était à
bannir.
Pourtant, le visage misait sur un autre registre, presque opposé. C'était une grande face blanche de pierrot lunaire, encadrée de cheveux vermeils, dont les yeux scintillaient avec violence : les paupiéres de Gozar étaient crayonnées d'orange, constellées de paillettes.
- Schiffer, dit-elle d'une voix rauque, je sais pourquoi tu es là.
- Enfin un esprit vif !
Elle rangea quelques papiers sur son bureau, avec distraction :
- Je me doutais bien qu'ils finiraient par te sortir des cartons. Elle n'avait pas de véritable accent - seulement un léger roulis qui venait chahuter chaque fin de phrase, qu'elle semblait cultiver avec coquetterie.
Schiffer fit les présentations, abandonnant au passage son ton grinçant.
Paul pressentit qu'il faisait jeu égal avec la femme.
- qu'est-ce que tu sais ? interrogea-t-il sans préambule.
- Rien. Moins que rien.
Elle se pencha encore quelques secondes sur le bureau, puis alla s'asseoir dans le canapé, croisant doucement les jambes.
- Le quartier a peur, souffla-t-elle. On raconte n'importe quoi.
- C'est-à-dire ?
- Des rumeurs. Des bruits contradictoires. J'ai même entendu dire que l'assassin serait des vôtres.
- Des nôtres ?
- Un policier, oui.
Schiffer balaya cette idée d'un revers de la main.
- Parle-moi de Ruya Berkes.
Gozar caressa le napperon qui couvrait l'accoudoir du canapé :
- Elle livrait ses articles tous les deux jours. Elle est venue le 6
janvier 2001. Pas le 8. C'est tout ce que je peux dire.
Schiffer sortit un carnet de sa poche et fit semblant d'y lire quelque chose. Paul devinait là un geste de pure contenance. La ´ teyze ª lui tenait décidément la dragée haute.
- Ruya est la deuxiéme victime du tueur, continua-t-il, yeux baissés sur ses pages. Le corps que nous avons retrouvé le 10 janvier.
w
L'EMPIRE DES LOUPS
215
- que Dieu ait son ‚me. (Ses doigts jouaient toujours avec la dentelle.) Mais ça ne me regarde pas.
- «a vous regarde tous. Et j'ai besoin de renseignements.
Le ton montait, mais Paul sentait une étrange familiarité dans cet échange.
Une complicité entre le feu et la glace, qui n'avait rien à voir avec l'enquête.
- Je n'ai rien à dire, répéta-t-elle. Le quartier se refermera sur cette histoire. Comme sur toutes les autres.
Les mots, la voix, le ton incitérent Paul à mieux observer la Turque. Elle braquait son regard noir surplombé d'or rouge vers le Chiffre. Il songea à
des lamelles de chocolat fourrées aux écor-ces d'orange. Mais surtout, il comprit à cet instant une vérité implicite : Gozar Halman était la femme ottomane que Schiffer avait failli épouser. que s'était-il passé ? Pourquoi l'histoire avait-elle tourné court ?
La marchande de fourrures alluma une cigarette. Longue bouffée de lassitude bleutée.
- qu'est-ce que tu veux savoir ?
- quand livrait-elle ses manteaux ?
- En fin de journée.
- Toute seule ?
- Toute seule. Toujours.
- Tu sais quel chemin elle prenait ?
- La rue du Faubourg-Poissonniére. A cette heure, c'est la foule, si c'est ta question.
Schiffer passa aux généralités :
- quand Ruya Berkes est-elle arrivée à Paris ?
- Mai 2001. Tu n'as pas vu Marius ? Il ignora la question :
- quel genre de femme c'était ?
- Une paysanne, mais elle avait connu la ville.
- Adana ?
- D'abord Gaziantep, puis Adana.
Schiffer se pencha, il parut intéressé par ce détail :
- Elle était originaire de Gaziantep ?
- Je crois, oui.
Il marcha dans la piéce, frôlant les bibelots :. ,s 216
L'EMPIRE DES LOUPS
- Alphabétisée ?
- Non. Mais moderne. Pas une esclave des traditions.
- Elle se baladait dans Paris ? Elle sortait ? Elle allait en boîte ?
- J'ai dit moderne, pas dévoyée. Elle était musulmane. Tu sais aussi bien que moi ce que ça signifie. De toute façon, elle ne parlait pas un mot de français.
- Comment s'habillait-elle ?
- A l'occidentale. (Elle monta le ton.) Schiffer : qu'est-ce que tu cherches ?
- Je cherche à savoir comment elle a pu être surprise par le tueur. Une fille qui ne sort pas de chez elle, ne parle à personne, n'a aucune distraction, c'est pas facile à approcher.
L'interrogatoire tournait en rond. Les mêmes questions qu'une heure auparavant, les mêmes réponses attendues. Paul se posta devant la baie vitrée, côté atelier, et écarta le voilage. Les Turcs continuaient leur manége ; l'argent changeait de mains, au-dessus des fourrures lovées comme des bêtes assoupies.
La voix de Schiffer poursuivait dans son dos :
- quel était l'état d'esprit de Ruya ?
Comme les autres. ´ Mon corps est ici, ma tête est là-bas. ª Elle ne pensait qu'à rentrer au pays, se marier, avoir des enfants. Elle vivait ici en transit. Le quotidien d'une fourmi, rivée sur sa machine à coudre, partageant un deux-piéces avec deux autres femmes.
- Je veux voir ses colocataires...
Paul n'écoutait plus. Il observait les va-et-vient de l'étage inférieur.
Ces manouvres avaient l'évidence d'un troc, d'un rite ancestral. Les paroles du Chiffre revinrent percer sa conscience :
- Et toi, sur le meurtrier, qu'est-ce que tu penses ?
Il y eut un silence. Assez prolongé pour que Paul se tourne à nouveau vers la piéce.
Gozar s'était levée et scrutait les toitures à travers les vitres. Sans bouger, elle murmura :
- Je pense que c'est plus... politique. Schiffer s'approcha d'elle :
- qu'est-ce que tu veux dire ? Elle fit volte-face t*> > L'EMPIRE DES LOUPS
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- L'affaire pourrait dépasser les intérêts d'un seul tueur.
- Gozar, bon sang, explique-toi !
- Je n'ai rien à expliquer. Le quartier a peur et je ne fais pas exception à la régle. Tu ne trouveras personne pour t'aider.
Paul frémit. Le Moloch de son cauchemar, tenant le quartier sous sa coupe, lui parut plus que jamais réel. Un dieu de pierre qui venait chercher ses proies dans les caves et les taudis de la Petite Turquie.
La ´ teyze ª conclut :
- L'entrevue est terminée, Schiffer.
Le flic empocha son carnet et recula, sans insister. Paul jeta un dernier regard vers les négociations d'en bas.
C'est à cet instant qu'il le repéra.
Un livreur - moustache noire et veste bleue Adidas - venait de pénétrer dans l'entrepôt, les bras chargés d'un carton. Son regard se leva machinalement vers la mezzanine. En apercevant Paul, son expression se pétrifia.
Il posa son chargement, dit quelques mots à un manouvre, prés des cintres, puis recula jusqu'à la porte. Son dernier coup d'oil vers la plate-forme confirma l'intuition de Paul : la peur.
Les deux policiers rejoignirent la salle du bas. Schiffer l‚cha :
- Elle m'emmerde, cette bourrique, avec ses fines allusions. Putains de Turcs. Tous tordus, tous...
Paul accéléra le pas et bondit sur le seuil. Il plongea son regard dans la cage d'escalier : la main brune filait sur la rampe. L'homme fuyait à
toutes jambes.
Il murmura à Schiffer, qui parvenait sur le palier :
- Venez. Vite.
EMPIRE DES LOUPS
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36
PAUL COURUT jusqu'à la voiture. Il s'installa au volant et tourna la clé de contact d'un seul mouvement. Schiffer eut juste le temps de monter à bord.
- qu'est-ce qui se passe ? bougonna-t-il.
Paul démarra sans répondre. La silhouette venait d'obliquer à droite, au bout de la rue Sainte-Cécile. Il accéléra et tourna dans la rue du Faubourg-Poissonniére, affrontant de nouveau le trafic et la cohue.
L'homme marchait d'un pas rapide, se faufilant entre les livreurs, les passants, les fumées des vendeurs de crêpes et de pitas, jetant des regards-déclics par-dessus son épaule. Il remontait la rue en direction du boulevard Bonne-Nouvelle. Schiffer fit avec mauvaise humeur :
- Tu vas t'expliquer, ouais ?
Paul murmura, en passant la troisiéme :
- Chez Gozar, un homme. quand il nous a vus, il s'est enfui.
- Et alors ?
- Il a flairé le flic. Il a eu peur d'être interrogé. Il sait peut-être quelque chose sur notre affaire.
Le ćlient ª tourna à gauche, dans la rue d'Enghien. Coup de chance : il marchait dans le sens du trafic.
- Ou il a pas sa carte de séjour, marmonna Schiffer.
- Chez Gozar ? qui a sa carte ? Ce mec a une raison spéciale d'avoir peur.
Je le sens.
Le Chiffre cala ses genoux contre le tableau de bord. Il demanda d'une voix maussade :
- O˘ il est ?
- Trottoir de gauche. La veste Adidas.
Le Turc remontait toujours la rue. Paul s'efforçait de rouler avec discrétion. Un feu rouge. La tache bleue moirée s'éloigna. Paul devinait le regard de Schiffer qui le suivait aussi. Le silence dans l'habitacle prit une épaisseur particuliére : ils s'étaient compris, partageant le même calme, la même attention, concentrés sur leur cible.
Vert.
Paul démarra, jouant des pédales en douceur, sentant une chaleur intense courir le long de ses jambes. Il accéléra, juste à temps pour voir le Turc se glisser à droite, dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, toujours dans le sens de la circulation.
Paul suivit le mouvement, mais la rue était à l'arrêt. Bloquée, asphyxiée par la multitude, lançant dans l'air gris‚tre sa rumeur de cris et de klaxons.
Il tendit le cou et plissa les yeux. Au-dessus des carrosseries et des têtes, les enseignes se superposaient - gros, demi-gros, détail... La veste Adidas avait disparu. Il regarda plus loin encore. Les façades des immeubles se fondaient dans la brume de pollution. Au fond, l'arche de la porte Saint-Denis flottait dans la lumiére enfumée.
- Je le vois plus.
Schiffer ouvrit sa vitre. Le vacarme s'engouffra dans l'habitacle. Il passa les épaules au-dehors.
- Plus haut, avertit-il. A droite.
La circulation reprit. Le point bleu se détacha d'un groupe de piétons.
Nouvel arrêt. Paul se convainquit que l'embouteillage jouait leur jeu ; rouler au pas pour suivre la marche d'un homme...
Le Turc disparut de nouveau, puis se matérialisa, entre deux camionnettes en livraison, juste devant le café Le Sully. Il ne cessait de lancer des coups d'oil derriére lui. Les avait-il repérés ?
- Il créve de trouille, commenta Paul. Il sait quelque chose.
- «a veut rien dire. Il y a une chance sur mille pour...
i*i - Faites-moi confiance. Juste une fois.
^áª
220
L'EMPIRE DES LOUPS
Paul passa de nouveau la premiére. Sa nuque lui br˚lait, le col de sa parka était humide de sueur. Il gagna en vitesse et se retrouva à la hauteur du Turc, alors que la rue du Faubourg-Saint-Denis s'achevait.
Soudain, au pied de l'arche, l'homme traversa la chaussée, leur passant pratiquement sous le nez, sans les remarquer. Il s'engagea au pas de course dans le boulevard Saint-Denis.
- Merde, jura Paul. C'est à sens unique. Schiffer se redressa :
- Gare-toi. On va continuer à... Putain. Il prend le métro !
Le fuyard avait traversé le boulevard, disparaissant dans la bouche de métro Strasbourg-Saint-Denis. Paul braqua avec violence et stoppa la bagnole devant le bar de l'Arcade, dans le lacet qui contourne l'arc de triomphe.
Schiffer était déjà dehors.
Paul baissa le pare-soleil frappé du sigle POLICE et jaillit de la Golf.
L'imperméable du Chiffre virevoltait entre les voitures comme une oriflamme. Paul ressentit une flambée de fiévre. En une seconde, il capta tout, le frémissement de l'air, la rapidité de Schiffer, la détermination qui les unissait en cet instant.
Il zigzagua à son tour parmi la circulation du boulevard et rattrapa son partenaire au moment o˘ il descendait les escaliers.
Les deux flics s'engouffrérent dans le hall de la station. Une foule pressée s'agitait sous la vo˚te orangée. Paul scanna le tableau : à gauche, les cabines vitrées de la RATP ; à droite, les panneaux bleus des lignes de métro ; en face, les portillons automatiques.
Pas de Turc.
Schiffer plongea parmi les voyageurs, pratiquant un slalom fulgurant en direction des portes pneumatiques. Paul se hissa sur la pointe des pieds et entrevit leur mec obliquer à droite.
- Ligne 4 ! hurla-t-il à l'intention de son partenaire, invisible dans la cohue.
Déjà, au fond du couloir de céramique, les soupirs d'ouverture des portes du métro résonnaient. Une onde d'affolement secoua L'EMPIRE DES LOUPS
221
la foule. que se passait-il ? qui criait ? qui bousculait ? Tout à coup, un rugissement déchira le brouhaha.
- Les portes, bordel ! C'était la voix de Schiffer.
Paul se précipita vers les guichets d'accueil, juste à sa gauche. Tout prés de la vitre, il haleta :
- Ouvrez les portillons ! L'agent de la RATP se figea :
- Hein ?
Au loin, la siréne signalait le départ de la rame. Paul plaqua sa carte de police sur la vitre :
- Putain de Dieu : tu vas ouvrir tes portes, ouais ? Les barriéres s'écartérent.
Paul joua des coudes, trébucha, parvint à se glisser de l'autre côté.
Schiffer courait sous la vo˚te rouge, qui lui semblait maintenant palpiter comme une gorge.
Il le rattrapa dans les escaliers. Le flic dévalait les marches quatre à
quatre. Ils n'avaient pas couvert la moitié de la distance que le claquement des portes retentit.
Schiffer hurla, sans arrêter sa course. Il allait atteindre le quai quand Paul le saisit par le col, l'obligeant à demeurer en retrait. Le Chiffre resta muet de stupeur. Les lumiéres de la rame filérent sur ses rides figées. Il avait l'air d'un fou.
- Il doit pas nous voir ! hurla Paul dans son visage.
Schiffer le fixa encore, éberlué, incapable de reprendre son souffle. Paul ajouta plus bas, alors que le sifflement du métro s'éloignait :
- On a quarante secondes pour atteindre la prochaine station. On le chope à Ch‚teau-d'Eau.
En un regard, ils se comprirent. Ils remontérent les escaliers, traversérent à petites foulées le boulevard, se jetérent dans leur véhicule.
Vingt secondes étaient passées.
Paul contourna l'arc de triomphe, braqua à droite, tout en baissant sa vitre. Il colla le gyrophare magnétique sur son toit et s'engouffra dans le boulevard de Strasbourg en déclenchant sa siréne.
Ils couvrirent les cinq cents métres en sept secondes. Parvenus I
222
L'EMPIRE DES LOUPS
au croisement de la rue du Ch‚teau-d'Eau, Schiffer fit mine de sortir. Paul le retint encore une fois :
- On l'attend en surface. Y a que ces deux sorties. Côtés pair et impair du boulevard.
- qui te dit qu'il va descendre ici ?
- On laisse passer vingt secondes. S'il est resté dans la rame, on aura encore vingt secondes pour le serrer Gare de l'Est.
- Et s'il descend pas à la prochaine ?
- Il ne sortira pas du quartier turc. Soit il va se planquer, soit il va prévenir quelqu'un. Dans tous les cas, ça se passera ici, sur notre territoire. On doit le suivre jusqu'à son but. Voir o˘ il va.
Le Chiffre regarda sa montre :
- Fonce.
Paul fit un dernier tour de piste, droite-gauche, pair-impair, puis repartit à fond. Il pouvait sentir dans ses veines la vibration du métro qui filait sous ses roues.
Dix-sept secondes plus tard, il stoppait devant les grilles du parvis de la gare de l'Est, en arrêtant la siréne et le gyrophare. De nouveau, Schiffer voulut bondir. De nouveau, Paul ordonna :
- On reste ici. On a vue sur presque toutes les sorties. La centrale, sur le parvis. A droite, celle de la rue du Faubourg-Saint-Martin. A gauche, celle de la rue du 8-Mai-1945. «a nous fait trois chances sur cinq.
- Les deux autres, elles sont o˘ ?
- Sur les côtés de la gare. Rue du Faubourg-Saint-Martin et rue d'Alsace.
- Et s'il prend l'une de celles-là ?
- Ce sont les plus éloignées de la ligne. Il lui faudra plus d'une minute pour les atteindre. On attend trente secondes ici. S'il n'apparaît pas, je vous largue rue d'Alsace, je prends Saint-Martin. On reste en contact avec nos portables. Il ne peut pas nous échapper.
Schiffer conserva le silence. Des rides de réflexion creusaient son front :
- Les sorties. Comment tu sais ça ? Paul sourit à travers sa fiévre :
- Je les ai apprises par cour. En cas de poursuite. Le visage d'écaillés grises lui rendit son sourire :
L'EMPIRE DES LOUPS
223
- Si le mec n'apparaît pas, je t'éclate la tête. Dix, douze, quinze secondes.
Les plus longues de son existence. Paul détaillait les silhouettes qui surgissaient de chaque bouche de métro, froissées par le vent : pas de veste Adidas.
Vingt, vingt-deux secondes.
Le flux des passagers se saccadait sous ses yeux, tressautant au rythme de ses propres battements cardiaques.
Trente secondes.
Il enclencha la premiére et souffla :
- Je vous dépose rue d'Alsace.
Il fit crisser ses pneus, prit la rue du 8-Mai par la gauche et largua le Chiffre au début de la rue d'Alsace, sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. Il effectua un demi-tour puis gagna, pied au plancher, la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Dix nouvelles secondes s'étaient consumées.
La rue du Faubourg-Saint-Martin à cette hauteur était trés différente de sa partie inférieure, côté turc : elle n'offrait ici que trottoirs vides, zones d'entrepôts et b‚timents administratifs. Une voie de sortie idéale.
Paul scruta sa trotteuse ; chaque déclic écorchait sa chair. La foule anonyme s'émiettait, se perdait dans cette rue trop vaste. Il coula un oil vers l'intérieur de la gare. Il aperçut la grande verriére et songea à une serre botanique, remplie de germes vénéneux et de plantes carnivores.
Dix secondes.
Les chances de voir apparaître la veste Adidas se réduisaient presque à
néant. Il songea aux rames de métro qui couraient sous la terre ; aux départs des grandes lignes et des trains de banlieue, qui se dispersaient à
ciel ouvert ; aux milliers de visages et de consciences qui se pressaient sous les charpentes grises.
Il ne pouvait pas s'être trompé : ce n'était tout simplement pas possible.
Trente secondes.
Toujours rien.
Son téléphone portable sonna. Il entendit la voix gutturale de Schiffer : 224
L'EMPIRE DES LOUPS
- Bougre de con.
Paul le rejoignit au pied de l'escalier qui coupe la rue de l'Alsace en son milieu pour Pélever au-dessus de l'immense fosse aux rails. Le policier grimpa dans la bagnole en répétant :
- Connard.
- On va tenter la gare du Nord. On sait jamais. On...
- Ta gueule. C'est cuit. On l'a perdu.
Paul accéléra et s'orienta tout de même vers le nord.
- Jamais j'aurais d˚ t'écouter, reprit Schiffer. T'as aucune expérience.
Tu connais rien à rien. Tu...
- Il est là.
A droite, au bout de la rue des Deux-Gares, Paul venait d'apercevoir la veste Adidas. L'homme trottinait dans la partie supérieure de la rue d'Alsace, juste au-dessus des voies ferrées.
- L'enculé, fit le Chiffre. Il a utilisé l'escalier extérieur de la SNCF.
Il est sorti par les quais.
Il tendit son index :
- Roule droit devant. Pas de siréne. Pas d'accélération. On le chope à la prochaine rue. En douceur.
Paul rétrograda en seconde et respecta la vitesse de vingt kilométres-heure, les mains tremblantes. Ils croisaient la rue La Fayette quand le Turc jaillit cent métres plus haut. Il lança un regard circulaire et se pétrifia.
- Merde ! cria Paul, se souvenant soudain qu'il avait conservé le gyrophare magnétique sur le toit de la voiture.
L'homme se mit à courir comme si le bitume avait pris feu. Paul écrasa l'accélérateur. Le pont monumental qui s'ouvrait devant eux lui apparut comme un symbole. Un géant de pierre ouvrant ses croisées noires sur le ciel d'orage.
Il accéléra encore et dépassa le Turc au milieu de la passerelle. Schiffer bondit au-dehors alors que la voiture roulait encore. Paul freina et vit dans son rétroviseur la silhouette de Schiffer qui plaquait le Turc à la maniére d'un demi de mêlée.
Il jura, coupa le moteur, sortit de la Golf. Le flic avait déjà empoigné le fugitif par les cheveux et le cognait contre les grilles du pont. Paul eut un flash de la main de Marius sous le massicot. Plus jamais ça.
L'EMPIRE DES LOUPS
225
II dégaina son Glock, en courant vers les deux hommes :
- Arrêtez !
Schiffer poussait maintenant sa victime au-dessus de la grille. Sa force et sa célérité étaient sidérantes. L'homme en survêtement battait mollement des jambes, coincé entre deux pics de métal.
Paul était certain qu'il allait le balancer dans le vide. Mais le Chiffre grimpa à ses côtés, attrapa la premiére croisée de pierre puis, dans un même mouvement, hissa le Turc à son niveau.
L'opération n'avait pris que de quelques secondes, et la prouesse physique ajoutait encore au crédit maléfique de Schiffer. quand Paul parvint à leur hauteur, les deux hommes étaient déjà hors de portée, perchés au creux de la fourche de béton. Le fuyard beuglait alors que son tortionnaire l'acculait dans le vide, lui assenant pêle-mêle des coups et des sentences en turc.
Paul escaladait les tiges de métal quand il se figea à mi-hauteur.
- BOZKURT ! BOZKURT ! BOZKURT !
Les cris du Turc résonnaient dans l'air détrempé. Il crut d'abord à un appel au secours, mais il vit Schiffer l‚cher sa victime et le repousser du côté du trottoir, comme s'il avait obtenu ce qu'il attendait.
Le temps que Paul attrape ses menottes, l'homme détalait en boitant.
- Laisse-le partir !
- qu-quoi ?
Schiffer se laissa choir à son tour sur le bitume. Il se ramassa sur le flanc gauche, grimaça, puis se releva sur un genou.
- Il a dit ce qu'il avait à dire, cracha-t-il entre deux toux.
- quoi ? qu'est-ce qu'il a dit ?
Il se remit debout. Hors d'haleine, il se tenait l'aine gauche. Sa peau était violacée, pigmentée de points blancs.
- Il habite le même immeuble que Ruya. Il les a vus embarquer la fille, dans la cage d'escalier. Le 8 janvier, à 20 heures.
- ´ Les ª ?
- Les Bozkurt.
Paul ne comprenait rien. Il se concentra sur le regard bleu chromé de Schiffer et songea à son autre surnom : le Fer.
- Les Loups Gris.
226
L'EMPIRE DES LOUPS
- Les quoi ?
- Les Loups Gris. Un clan d'extrême droite. Les tueurs de la mafia turque.
On a tout faux depuis le départ. Ce sont eux qui tuent les femmes.
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LES VOIES FERREES se déployaient à perte de vue, ne laissant aucune paix au regard. C'était un enchevêtrement figé et dur, qui emprisonnait l'esprit et les sens. Des traits d'acier qui se gravaient dans les pupilles comme des fils barbelés ; des aiguillages qui dessinaient de nouvelles directions, sans jamais se libérer de leurs rivets ni de leurs fers ; des échappées qui se perdaient à l'horizon, mais évoquaient toujours la même sensation d'enracinement, inéluctable. Et les ponts, qu'ils soient de pierre sale ou de métal noir, avec leurs échelles, leurs balustres, leurs lanterneaux, caparaçonnaient encore l'ensemble.
Schiffer avait emprunté un escalier interdit pour rejoindre les rails. Paul l'avait rattrapé, se tordant les chevilles sur les traverses.
- Les Loups Gris, qui sont-ils ?
Schiffer marchait sans répondre, aspirant de lentes bouffées d'air. Les pierres noires roulaient sous ses pieds.
- Ce serait trop long à t'expliquer, dit-il enfin. Tout ça appartient à
l'histoire de la Turquie.
- Bon Dieu, parlez ! Vous me devez ces explications.
Le Chiffre avança encore, se tenant toujours le flanc gauche, puis il attaqua d'une voix creuse :
- Dans les années 70, il régnait en Turquie la même atmosphére surchauffée qu'en Europe. Les idées de gauche avaient tous les suffrages. Une sorte de Mai 68 se préparait... Mais là-bas, la tradition est toujours la plus forte. Un groupe de réaction s'est créé. Des hommes d'extrême droite, dirigés par un homme qui
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s'appelait Alpaslan Turkes, un vrai nazi. Ils ont d'abord formé des petits clans, dans les universités, puis ils ont enrôlé des jeunes paysans dans les campagnes. Ces recrues se sont fait appeler les ´ Loups Gris ª : ´
Bozkurt ª. Ou encore les ´ Jeunes Idéalistes ª : ´ €lk˘ Ocaklari ª. Tout de suite, leur argument principal a été la violence.
Malgré la chaleur de son corps, Paul claquait des dents au point d'entendre ses m‚choires résonner sous son cr‚ne.
- A la fin des années 70, poursuivit Schiffer, l'extrême droite et l'extrême gauche ont pris les armes. Attentats, pillages, meurtres : on comptait à cette époque prés de trente morts par jour. Une vraie guerre civile. Les Loups Gris s'entraînaient dans des camps. On les prenait de plus en plus jeunes. On les endoctrinait. On les transformait en machines à
tuer.
Schiffer arpentait toujours les rails. Sa respiration devenait plus réguliére. Il gardait les yeux rivés sur les axes luisants comme s'ils dessinaient la direction de ses pensées :
- En 1980, enfin, l'armée turque a pris le pouvoir. Tout est rentré dans l'ordre. Les combattants des deux fronts ont été arrêtés. Mais les Loups Gris ont été rapidement rel‚chés : leurs convictions étaient les mêmes que celles des militaires. Seulement, ils étaient au chômage. Et ces mômes qui avaient été formés dans les camps ne savaient faire qu'une seule chose : tuer. En toute logique, ils ont été enrôlés par ceux qui avaient besoin d'hommes de main. Le gouvernement d'abord, toujours heureux de trouver des gars pour éliminer discrétement des leaders arméniens ou des terroristes kurdes. La mafia turque ensuite, qui était en train de s'imposer dans le trafic de l'opium du Croissant d'Or. Pour les mafieux, les Loups Gris étaient une aubaine. Une force vive, armée, expérimentée. Et surtout : alliée du pouvoir en place.
ª Depuis cette époque, les Loups Gris exécutent des contrats. Ali Agça, l'homme qui a tiré sur le pape en 1981, était un Bozkurt. La plupart sont aujourd'hui devenus des mercenaires, qui ont laissé leurs opinions politiques au vestiaire. Mais les plus dangereux sont restés des fanatiques, des terroristes capables du pire. Des illuminés qui croient à
la suprématie de la race turque, au grand retour d'un empire turcophone.
I
Paul écoutait, abasourdi. Il ne voyait aucun lien entre ces histoires lointaines et son enquête. Il finit par lancer :
- Et ce seraient ces mecs-là qui ont tué les femmes ?
- La veste Adidas les a vus enlever Ruya Berkes.
- Il a vu leurs visages ?
- Ils étaient cagoules, en tenue commando.
- En tenue commando ? Le Chiffre ricana :
- Ce sont des guerriers, garçon. Des soldats. Ils sont repartis dans une berline noire. Le Turc ne se souvient ni de l'immatriculation, ni de la marque. Ou ne veut pas s'en souvenir.
- Pourquoi est-il s˚r que ce sont des Loups Gris ?
- Ils ont hurlé des slogans. Ils ont des signes distinctifs. Il n'y a aucun doute. D'ailleurs, ça colle avec le reste. Le silence de la communauté. La réflexion de Gozar à propos d'une áffaire politique ª. Les Loups Gris sont à Paris. Et le quartier créve de trouille.
Paul ne pouvait accepter une orientation aussi différente, aussi inattendue, en rupture compléte avec sa propre interprétation. Il avait travaillé trop longtemps sur la piste d'un tueur unique. Il insista :
- Mais pourquoi de telles violences ?
Schiffer suivait toujours les barres qui brillaient sous la bruine.
- Ils viennent de terres lointaines. Des plaines, des déserts, des montagnes o˘ ce genre de tortures est la régle. Tu es parti d'une hypothése, celle d'un tueur en série. Avec Scarbon, vous avez cru reconnaître dans les blessures des victimes une quête de la souffrance, les traces d'un traumatisme ou je ne sais quoi... Mais vous avez oublié la solution la plus simple : ces femmes ont été torturées par des professionnels. Des experts formés dans les camps d'Anatolie.
- Et les mutilations post mortem ? Les lacérations sur les visages ?
Le Chiffre fit un geste désabusé, ouverture à toutes les cruautés ;
- Un des mecs est peut-être plus cinglé que les autres. Ou ils 230
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veulent simplement que les victimes ne soient pas identifiables, qu'on ne puisse pas reconnaître le visage qu'ils cherchent.
- qu'ils cherchent ?
Le flic s'arrêta et se tourna vers Paul :
- T'as pas compris ce qui se passe, mon gars : les Loups Gris ont un contrat. Ils cherchent une femme.
Il fouilla dans son imperméable taché de sang et lui tendit les polaroÔds :
- Une femme qui a ce visage-là et répond à ce signalement : rousse, couturiére, clandestine, originaire de Gaziantep.
Paul observait en silence les clichés dans la main ridée. Tout prenait corps. Tout prenait feu.
- Une femme qui sait quelque chose et dont ils doivent obtenir les aveux.
Trois fois déjà, ils ont cru qu'ils la tenaient. Trois fois, ils se sont trompés.
- Pourquoi cette certitude ? Comment être certain qu'ils ne l'ont pas trouvée ?
- Parce que si l'une d'elles avait été la bonne, elle aurait parlé, crois-moi. Et ils auraient disparu.
- Vous... Vous pensez que la chasse continue ?
- «a, tu peux le dire.
Les iris de Schiffer brillaient sous ses paupiéres basses. Paul pensa aux balles d'argent qui, seules, peuvent tuer les loups-garous.
- Tu t'es trompé d'enquête, petit. Tu cherchais un tueur. Tu pleurais sur des mortes. Mais c'est une femme vivante que tu dois trouver. Bien vivante.
La femme que les Loups Gris poursuivent.
Il fit un grand geste vers les immeubles qui encadraient les voies ferrées :
- Elle est là, quelque part, dans ce quartier. Dans les caves. Dans les combles. Au fond d'un squat ou d'un foyer. Elle est poursuivie par les pires tueurs que tu puisses imaginer et t'es le seul à pouvoir la sauver.
Mais tu vas devoir courir vite. Trés, trés vite. Parce que les salopards en face sont entraînés et qu'ils ont tous les droits sur le quartier.
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Le Chiffre saisit les deux épaules de Paul et le regarda avec intensité :
- Et puisqu'un malheur arrive jamais seul, j't'annonce une autre tuile : je suis ta seule chance de réussir.
SEPT
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LA. SONNERIE du téléphone explosa à ses tympans. - Allô ? Pas de réponse.
Eric Ackermann raccrocha, lentement, puis consulta sa montre : 15 heures.
Le douziéme appel anonyme depuis hier. La derniére fois qu'il avait entendu une voix humaine, c'était la veille au matin, lorsque Laurent Heymes l'avait appelé pour le prévenir de la fuite d'Anna. quand il avait voulu le contacter à son tour, dans l'aprés-midi, aucun de ses numéros ne répondait.
Déjà trop tard pour Laurent ?
Il avait tenté d'autres contacts - en vain.
Le soir même, il avait reçu le premier coup de fil anonyme. Il avait aussitôt vérifié à sa fenêtre : deux flics se tenaient devant son immeuble, avenue Trudaine. La situation était donc claire : il n'était plus l'homme qu'on appelle, le partenaire qu'on informe. Il était maintenant celui qu'on surveille, l'ennemi à contrôler. En quelques heures, une frontiére s'était déplacée sous ses pas. Il se situait désormais du mauvais côté de la barriére, du côté des responsables du désastre.
Il se leva et se dirigea vers la fenêtre de sa chambre. Les deux flics se tenaient toujours en faction devant le lycée Jacques-Decourt. Il contempla les terre-pleins de pelouse qui partageaient l'avenue dans toute sa longueur, les platanes qui se dressaient, encore nus, dans l'air ensoleillé, les structures grises du kiosque du square d'Anvers. Pas une voiture ne passait et l'artére ressemblait, comme toujours, à une voie oubliée.
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Une citation lui traversa l'esprit : ´ La détresse est physique si le danger est concret, psychologique s'il est instinctuel. ª qui avait écrit cela ? Freud ? Jung ? Comment le danger allait-il se manifester pour lui ?
Allait-on l'abattre dans la rue ? Le surprendre dans son sommeil ? Ou seulement l'incarcérer dans une prison militaire ? Le torturer afin d'obtenir tous les documents concernant le programme ?
Attendre. Il fallait attendre la nuit pour appliquer son plan.
Toujours debout prés de l'embrasure, il remonta mentalement le chemin qui l'avait conduit jusque-là, dans l'antichambre de la mort.
Tout avait commencé avec la peur.
Tout finirait avec elle.
Son odyssée avait débuté en juin 1985, lorsqu'il avait intégré l'équipe du professeur Wayne C. Drevets, de l'université Washington de Saint Louis, dans l'Etat du Missouri. Ces scientifiques s'étaient fixé une mission d'ampleur : localiser, gr‚ce à la tomographie à émission de positons, la zone de la peur au sein du cerveau. Pour atteindre ce but, ils avaient mis au point un protocole d'expériences trés strict visant à susciter, chez des sujets volontaires, la terreur. Apparition de serpents, promesse d'une décharge électrique, qui semblerait d'autant plus forte qu'elle se serait fait attendre...
Au terme de plusieurs séries de tests, ils avaient repéré l'aire mystérieuse. Elle se situait dans le lobe temporal, à l'extrémité du circuit limbique, dans une petite région appelée l'amygdale, une sorte de niche qui correspond à notre árchéocerveau ª. La partie la plus ancienne de notre organe - celle que l'homme partage avec les reptiles -, qui abrite également l'instinct sexuel et l'agressivité.
Ackermann se souvenait de ces moments exaltants. Pour la premiére fois, il contemplait, sur les écrans informatiques, les zones cérébrales en train de s'activer. Pour la premiére fois, il observait la pensée en marche, surprise dans ses rouages secrets. Il le savait, il avait trouvé sa voie, et son vaisseau. La caméra à positons serait le véhicule de son voyage dans le cortex humain. , ,| ,
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II deviendrait un de ces pionniers, un cartographe du cerveau.
De retour en France, il avait rédigé une demande de fonds à l'attention de l'INSERM, du CNRS, de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et aussi de différentes universités et des Hôpitaux de Paris, multipliant ainsi ses chances d'obtenir un budget.
Une année avait passé sans réponse. Il s'exila en Grande-Bretagne et rejoignit le service du professeur Anthony Jones, à l'université de Manchester. Avec cette nouvelle équipe, il s'embarquait pour une autre région neuronale, celle de la douleur.
Une nouvelle fois, il participa à des séries d'analyses sur des sujets acceptant de subir des stimuli douloureux. Une nouvelle fois, il vit s'allumer sur les moniteurs une région inédite : le pays de la souffrance.
Il ne s'agissait pas d'un territoire concentré mais d'un ensemble de points qui s'activaient simultanément, une sorte d'araignée se déployant à travers tout le cortex.
Un an plus tard, le professeur Jones écrivait dans le magazine Science : Úne fois enregistrée par le thalamus, la sensation de la douleur est orientée par le cingulum et le cortex frontal vers le plus ou moins négatif. Alors seulement, cette sensation devient souffrance. ª
Le fait était d'une importance primordiale. Il confirmait le rôle majeur de la réflexion dans la perception de la douleur. Dans la mesure o˘ le cingulum fonctionne comme un sélecteur d'associations, on pouvait atténuer la sensation de souffrance gr‚ce à une série d'exercices purement psychologiques, diminuer sa ´ résonance ª dans le cerveau et l'orienter.
Dans le cas d'une br˚lure par exemple, il suffisait de penser au soleil et non à des chairs calcinées pour que la douleur régresse... La souffrance pouvait être combattue par l'esprit : la topographie même du cerveau le démontrait.
Ackermann était revenu en France surexcité. Il s'imaginait déjà aux commandes d'un groupe de recherche pluridisciplinaire, une superstructure associant cartographes, neurologues, psychiatres, psychologues...
Maintenant que le cerveau livrait ses clés physiologiques, une collaboration entre toutes les disciplines devenait pos-238
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sible. Le temps des rivalités était dépassé : il suffisait de regarder In carte et d'associer ses forces !
Mais ses demandes de fonds restaient lettre morte. Ecouré, désespéré, il échoua dans un laboratoire minuscule, à Maisons-Alfbrt, o˘ il eut recours aux amphétamines pour retrouver le moral. Bientôt, regonflé par les cachets de Benzédrine, il se persuada qu'on avait négligé sa requête par simple ignorance, et non par indifférence : les pouvoirs du Petscan étaient trop mal connus.
Il décida de regrouper toutes les études internationales concernant la cartographie du cerveau dans un seul livre exhaustif. Il reprit ses voyages. Tokyo, Copenhague, Boston... Il rencontra des neurologues, des biologistes, des radiologues, décrypta leurs articles, rédigea des synthéses. En 1992, il publia un ouvrage de six cents pages : Imagerie fonctionnelle et géographie cérébrale, véritable atlas qui révélait un monde nouveau, une géographie singuliére, ponctuée de continents, de mers, d'archipels...
Malgré le succés du livre au sein de la communauté scientifique internationale, les instances françaises lui opposaient toujours le même silence. Pire encore, deux caméras à positons avaient été installées à
Orsay et à Lyon, et pas une fois son nom n'avait été mentionné. Pas une fois, il n'avait même été consulté. Explorateur sans vaisseau, Ackermann avait alors plongé plus profondément dans son univers de synthése. S'il se souvenait, à cette époque, de certaines envolées sous Ecstasy, qui l'avaient emporté au-delà de lui-même, il se rappelait aussi les gouffres qui lui avaient ouvert le cr‚ne à la suite de mauvais trips.
Il était au fond d'un de ces abîmes quand il reçut la lettre du Commissariat à l'Energie Atomique.
Il crut d'abord que son délire continuait. Puis il se rendit à l'évidence : c'était une réponse positive. Dans la mesure o˘ l'utilisation d'une caméra à positons implique des injections de traceur radioactif, le CEA s'intéressait à ses travaux. Une commission spécifique souhaitait même le rencontrer afin de voir dans quelle mesure le CEA pourrait s'impliquer dans le financement de son programme.
Eric Ackermann s'était présenté la semaine suivante au siége de Fontenay-aux-Rosés. Surprise : le comité d'accueil était essentielL'EMPIRE DES LOUPS
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lement composé de militaires. Le neurologue avait souri. Ces uniformes lui rappelaient sa belle époque, en 1968, lorsqu'il était maoÔste et qu'il cassait du CRS sur les barricades de la rue Gay-Lussac. Cette vision le gonfla à bloc. D'autant plus qu'il s'était chargé avec une poignée de Benzédrine, en prévision du trac. S'il fallait convaincre ces oiseaux gris, alors il saurait leur parler...
Son exposé dura plusieurs heures. Il commença par expliquer comment l'utilisation du Petscan avait permis, dés 1985, d'identifier la zone de la peur et comment, maintenant que cette région était connue, on allait définir une pharmacopée spécifique pour atténuer son influence sur l'esprit humain.
Il raconta cela à des militaires.
Puis il décrivit les travaux du professeur Jones ; comment le Britannique avait localisé le circuit neuronal de la douleur. Il précisa qu'il devenait possible, en associant ces localisations à un conditionnement psychologique, de limiter la souffrance.
Il dit cela à un comité de généraux et de psychiatres des armées.
Il évoqua ensuite d'autres recherches - sur la schizophrénie, sur la mémoire, sur l'imagination...
A grand renfort de gestes, de statistiques, d'articles, il leur fit miroiter des possibilités uniques : on pourrait désormais, gr‚ce à la cartographie cérébrale, observer, contrôler, façonner le cerveau humain !
Un mois plus tard, il recevait une nouvelle convocation. On acceptait de financer son projet, à la condition expresse qu'il s'installe à l'institut Henri-Becquerel, un hôpital militaire situé à Orsay. Il devrait aussi collaborer avec des confréres des armées, dans une transparence totale.
Ackermann avait éclaté de rire : il allait travailler pour le ministére de la Défense ! Lui, le pur produit de la contre-culture des années 70, le psychiatre déjanté carburant aux amphétes... Il se persuada qu'il saurait être plus malin que ses commanditaires, qu'il saurait manipuler sans être manipulé.
Il se trompait dans les grandes largeurs.
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La sonnerie du téléphone retentit de nouveau dans la piéce.
Il ne prit même pas la peine de répondre. Il ouvrit les rideaux et s'exposa à la fenêtre. Les sentinelles étaient toujours là.
L'avenue Trudaine offrait une délicate polychromie de bruns - des tons de boue séchée, d'or fatigué, de métaux vieillis. En la contemplant, il songeait toujours, sans savoir pourquoi, à un temple chinois ou tibétain dont la peinture écaillée, jaune ou rouille, révélerait l'écorce d'une autre réalité.
Il était 16 heures et le soleil était encore haut.
Soudain, il décida de ne pas attendre la nuit.
Trop impatient de fuir.
Il traversa le salon, attrapa son sac de voyage et ouvrit la porte.
Tout avait commencé avec la peur.
Tout finirait avec elle.
I
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IL DESCENDIT dans le parc de stationnement de son immeuble par l'escalier de secours. Sur le seuil, il scruta la zone obscure : vide. Il traversa le parking puis déverrouilla une porte de tôle noire, dissimulée derriére une colonne. Au bout d'un couloir, il rejoignit la station de métro Anvers. Il jeta un regard derriére lui : personne sur ses pas.
Dans le hall de la station, la foule des voyageurs le fit paniquer un instant, puis il se raisonna : ces passants favorisaient sa fuite. Il se fraya un chemin sans ralentir, le regard rivé sur une nouvelle porte, de l'autre côté de l'espace de céramique.
Là, prés de la cabine du photomaton, il fit mine d'attendre sa série de clichés face à la petite lucarne et se servit du passe qu'il s'était procuré. Aprés quelques hésitations, il dénicha la bonne clé et ouvrit discrétement la paroi sur laquelle était inscrit : R…SERV…
AU PERSONNEL.
Il retrouva la solitude avec soulagement. Une odeur insistante planait dans le couloir ; un effluve aigre, prégnant, qu'il ne parvenait pas à
identifier et qui semblait l'envelopper tout entier. Il s'enfonça dans le boyau, butant contre des cartons moisis, des c‚bles oubliés, des conteneurs métalliques. A aucun moment il ne chercha à allumer. Il tritura plusieurs serrures, ouvrit des cadenas, des parois grillagées, des portes plombées.
Il ne prenait pas la peine de les refermer à clé mais les sentait s'accumuler sur son passage comme autant de couches protectrices.
Enfin, il pénétra dans les entrailles du second parking, situé
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sous le square d'Anvers. La réplique exacte du premier, hormis le sol et les murs peints en vert clair. Tout était désert. Il reprit sa marche. Il était en nage, agité de tremblements, et se sentait alternativement br˚lant et glacé, par secousses. Au-delà de l'angoisse, il reconnaissait ces symptômes : le manque.
Enfin, au n∞ 2033, il repéra le break Volvo. Son allure imposante, sa carrosserie gris métallisé, sa plaque portant l'immatriculation du département du Haut-Rhin lui procurérent un sentiment de réconfort. Tout son organisme parut se stabiliser, trouver son point d'équilibre.
Dés les premiers troubles d'Anna, il avait compris que la situation allait s'aggraver. Mieux que quiconque, il savait que ces défaillances allaient se multiplier et que le projet, tôt ou tard, tournerait à la catastrophe. Il avait alors imaginé une solution de repli. Dans un premier temps, retourner dans son pays d'origine : l'Alsace. Puisqu'il ne pouvait pas changer de nom, il s'enfouirait parmi les autres Ackermann de la planéte - plus de trois cents dans les seuls départements du Bas et du Haut-Rhin. Ensuite, il envisagerait le vrai départ : Brésil, Nouvelle-Zélande, Malaisie...
Il extirpa le bip de sa poche. Il allait l'actionner quand une voix le frappa dans le dos :
- Tu es s˚r que tu n'oublies rien ?
Il se retourna et aperçut une créature noire et blanche, serrée dans un manteau de velours, à quelques métres de lui.
Anna Heymes.
Il ressentit d'abord une bouffée de colére. Il songea à un oiseau de malheur, une malédiction rivée à ses pas. Puis il se ravisa : ´ La livrer, se dit-il. La livrer, ton seul salut. ª
II l‚cha son sac et prit un ton de réconfort :
- Anna, o˘ tu étais, bon sang ? Tout le monde te cherche. (Il avança en ouvrant les bras.) Tu as eu raison de venir me trouver. Tu...
- Ne bouge pas.
Il se figea net et lentement, trés lentement, pivota vers la nouvelle voix.
Une autre silhouette se détacha d'une colonne, sur sa droite. Il éprouva un tel étonnement que sa vue se brouilla. Des
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souvenirs se formérent, confusément, à la surface de sa conscience. Il connaissait cette femme.
- Mathilde ?
Elle s'approcha sans répondre. Il répéta, du même ton hébété :
- Mathilde Wilcrau ?
Elle se planta devant lui, braquant de sa main gantée un pistolet automatique. Il balbutia, passant de l'une à l'autre :
- Vous... Vous vous connaissez ?
- quand on ne se fie plus au neurologue, o˘ va-t-on ? Chez le psychiatre.
Elle allongeait comme autrefois les syllabes en ondulations graves. Comment oublier une telle voix ? Un flot de salive inonda sa bouche. Un limon qui portait en lui le même go˚t que le relent bizarre de tout à l'heure. Cette fois, il l'identifia : le go˚t de la peur, acre, profond, malfaisant. Il en était la source unique. Il l'exsudait par tous les pores de sa peau.
- Vous m'avez suivi ? qu'est-ce que vous voulez ?
Anna s'approcha. Ses yeux indigo brillaient dans la lumiére ver-d‚tre du parking. Des yeux d'océan sombre, étirés, presque asiatiques. Elle dit en souriant :
- A ton avis ?
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JE SUIS LE MEILLEUR, ou du moins l'un des meilleurs, dans les domaines des neurosciences, de la neuropsychologie et de la psychologie cognitive, toutes nationalités confondues. Ce n'est pas de la vanité, simplement un fait reconnu dans la communauté scientifique internationale. A cinquante-deux ans, je suis ce qu'on appelle une valeur, une référence.
Pourtant, je ne suis devenu vraiment important dans ces domaines que lorsque je me suis extrait du monde scientifique, lorsque je suis sorti des sentiers battus pour me dissoudre dans une voie interdite. Une voie que personne d'autre n'avait empruntée avant moi. A ce moment seulement, je suis devenu un chercheur majeur, un pionnier qui marquera son temps. Sauf qu'il est déjà trop tard pour moi...
Mars 1994.
Au terme de seize mois d'expériences tomographiques sur la mémoire -
troisiéme saison du programme ´ Mémoire personnelle et Mémoire culturelle ª
-, la répétition de certaines anomalies m'incite à contacter les laboratoires qui, dans le cadre de leurs recherches, utilisent le même traceur radioactif que ma propre équipe : POxygéne-15.
Réponse unanime : ils n'ont rien remarqué.
Cela ne signifie pas que je me trompe. Cela signifie que j'ino-L'EMPIRE DES LOUPS
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