M P I R F DES LOUPS
un vrai frémissement électrostatique. Pourtant, jamais l'étincelle ne donnait naissance à un souvenir précis.
L'homme venait une ou deux fois par semaine et achetait toujours les mêmes chocolats : des Jikola. Des carrés fourrés à la p‚te d'amandes, proches des friandises orientales. Il s'exprimait d'ailleurs avec un léger accent -
peut-être arabe. ¬gé d'une quarantaine d'années, il était toujours vêtu de la même maniére, un jean et une veste en velours élimé, boutonnée jusqu'au col, à la maniére d'un éternel étudiant. Anna et Clothilde l'avaient surnommé ´ Monsieur Velours ª.
Chaque jour, elles attendaient sa visite. C'était leur suspense, leur énigme, égayant la succession des heures à la boutique. Souvent, elles se perdaient en hypothéses. L'homme était un ami d'enfance d'Anna ; ou un ancien flirt ; ou au contraire un dragueur furtif, qui avait échangé avec elle quelques regards dans un cocktail...
Anna savait maintenant que la vérité était plus simple. Cette réminiscence n'était qu'une des formes de ses hallucinations, provoquée par sa lésion.
Elle ne devait plus s'attarder sur ce qu'elle voyait, sur ce qu'elle ressentait face aux visages puisqu'elle ne possédait plus un systéme cohérent de références.
La porte de la réserve s'ouvrit. Anna sursauta - elle s'aperçut que les chocolats étaient en train de fondre entre ses doigts serrés. Clothilde apparut dans l'encadrement de la porte. Elle siffla entre ses méches : ÍI est là. ª
Monsieur Velours se tenait déjà prés des Jikola.
- Bonjour, s'empressa Anna. qu'est-ce que vous désirez ?
- Deux cents grammes, comme d'habitude.
Elle se glissa derriére le comptoir central, attrapa une pince, un sachet de papier cristal, puis commença à placer les piéces de chocolat. En même temps, elle coula un regard vers l'homme, à travers ses cils baissés. Elle aperçut d'abord ses grosses chaussures, en cuir retourné, puis le jean trop long, qui plissait comme un accordéon, et enfin la veste de velours, couleur safran, o˘ l'usure dessinait des plages sans côte d'un orange lustré.
Enfin, elle se risqua à scruter son visage.
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C'était une tête rude, carrée, encadrée de cheveux hirsutes et ch‚tains.
Plutôt un visage de paysan qu'un faciés raffiné d'étudiant. Ses sourcils étaient froncés, en une expression de contrariété, ou même de colére rentrée.
Pourtant, Anna l'avait déjà remarqué, quand ses paupiéres s'ouvraient, elles révélaient de longs cils de fille et des iris mauves, aux contours noir doré ; le dos d'un bourdon survolant un champ de violettes sombres. O˘
avait-elle déjà vu ce regard ?
Elle posa le sachet sur la balance.
- Onze euros, s'il vous plaît.
L'homme paya, attrapa ses chocolats et tourna les talons. La seconde d'aprés, il était dehors.
Malgré elle, Anna le suivit jusqu'au seuil ; Clothilde la rejoignit. Elles regardérent la silhouette traverser la rue du Faubourg-Saint-Honoré puis s'enfouir dans une limousine noire aux vitres fumées, portant une immatriculation étrangére.
Elles restérent plantées là, sur le perron, comme deux sauterelles dans la lumiére du soleil.
- Alors ? demanda enfin Clothilde. qui c'est ? Tu ne sais toujours pas ?
La voiture disparut dans la circulation. En guise de réponse, Anna murmura :
- T'as une clope ?
Clothilde tira de sa poche de pantalon un paquet froissé de Marlboro Light.
Anna inhala sa premiére bouffée, retrouvant l'apaisement du matin, dans la cour de l'hôpital. Clothilde déclara d'un ton sceptique :
- Y a quelque chose qui colle pas, dans ton histoire.
Anna se tourna, coude en l'air, cigarette dressée comme une arme .
- quoi ?
- Admettons que tu aies connu ce mec et qu'il ait changé. Okay.
- Eh bien ?
Clothilde retroussa ses lévres, produisant un son de canette décapsulée :
- Pourquoi, lui, il ne te reconnaît pas ?
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Anna regarda les voitures filer sous le ciel terne, les gouaches de lumiére zébrer leurs carrosseries. Au-delà, elle vit la devanture de bois de Mariage Fréres, les vitraux froids du restaurant La Marée et son voiturier placide qui ne cessait de l'observer.
Ses mots se fondirent dans la fumée bleutée :
- Folle. Je deviens folle.
UNE FOIS PAR SEMAINE, Laurent retrouvait les mêmes ćamarades ª pour le dîner. C'était un rituel infaillible, une sorte de cérémonial. Ces hommes n'étaient pas des amis d'enfance ni les membres d'un cercle particulier.
Ils ne partageaient aucune passion commune. Ils appartenaient simplement à
la même corporation : ils étaient flics. Ils s'étaient connus à des échelons divers et étaient aujourd'hui parvenus, chacun dans son domaine, au sommet de la pyramide.
Anna, comme les autres épouses, était rigoureusement exclue de ces rencontres ; et lorsque le dîner se déroulait dans leur appartement de l'avenue Hoche, elle était priée d'aller au cinéma.
Pourtant, trois semaines plus tôt, Laurent lui avait proposé de se joindre à la réunion suivante. Elle avait d'abord refusé, d'autant plus que son mari avait ajouté, de son ton de garde-malade : ´ Tu verras, ça te distraira. ª Puis elle s'était ravisée ; elle était finalement assez curieuse de rencontrer des collégues de Laurent, d'observer d'autres profils de hauts fonctionnaires. Aprés tout, elle ne connaissait qu'un seul modéle : le sien.
Elle n'avait pas regretté sa décision. Lors de cette soirée, elle avait découvert des hommes durs mais passionnants, qui s'exprimaient entre eux sans tabou ni réserve. Elle s'était sentie comme une reine dans ce groupe, seule femme à bord, auprés de laquelle ces policiers rivalisaient d'anecdotes, de faits d'armes, de révélations.
Depuis ce premier soir, elle participait à chaque dîner et avait 36
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appris à mieux les connaître. A repérer leurs tics, leurs atouts - et aussi leurs obsessions. Ces dîners offraient une vraie photographie du monde de la police. Un monde en noir et blanc, un univers de violence et de certitudes, à la fois caricatural et fascinant.
Les participants étaient toujours les mêmes, à quelques exceptions prés. Le plus souvent, c'était Alain Lacroux qui dirigeait les conversations. Grand, maigre, vertical, la cinquantaine exubérante, il ponctuait chaque fin de phrase d'un coup de fourchette ou d'un dodelinement de la tête. Même l'inflexion de son accent méridional participait à cet art de la finition, du cisélement. Tout en lui chantait, ondulait, souriait - nul n'aurait pu soupçonner ses responsabilités réelles : il dirigeait la sous-direction des Affaires criminelles de Paris.
Pierre Caracilli était son opposé. Petit, trapu, sombre, il bougonnait en permanence, d'une voix lente qui possédait des vertus presque hypnotiques.
C'était cette voix qui avait endormi les méfiances, extirpé des aveux aux criminels les plus endurcis. Caracilli était corse. Il occupait un poste important à la Direction de la Surveillance du Territoire (DST).
Jean-François Gaudemer n'était ni vertical, ni horizontal : c'était un roc compact, ramassé, têtu. A l'ombre d'un front haut et dégarni, ses yeux étaient animés d'une noirceur o˘ semblaient couver des orages. Anna tendait toujours l'oreille lorsqu'il parlait. Ses propos étaient cyniques, ses histoires effrayantes, mais face à lui, on éprouvait une sorte de reconnaissance ; le sentiment ambigu qu'un voile se levait sur la trame cachée du monde. Il était le patron de l'OCTRIS (Office Central de Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants). L'homme de la drogue en France.
Mais le préféré d'Anna était Philippe Charlier. Un colosse d'un métre quatre-vingt-dix, qui craquait dans ses costumes de prix. Surnommé le ´
Géant Vert ª par ses collégues, il avait une tête de boxeur, large comme une pierre, cadrée par une moustache et une tignasse poivre et sel. Il parlait trop fort, riait comme un moteur à explosion, et enrôlait de force son interlocuteur dans ses histoires drôles, en le prenant par l'épaule.
Pour le comprendre, il fallait un vrai lexique, tendance salace. Il disait ún os dans le slip ª pour ´ érection ª, décrivait ses cheveux L ' E M r 1 K t U t
crépus comme des ´ poils de couilles ª ; et lorsqu'il évoquait ses vacances à Bangkok, il résumait : Émmener sa femme en ThaÔlande, c'est comme emporter sa biére à Munich. ª
Anna le trouvait vulgaire, inquiétant, mais irrésistible. Il émanait de lui une puissance bestiale, quelque chose d'intensément ´ flic ª. On ne l'imaginait pas ailleurs que dans un bureau mal éclairé, arrachant des confessions aux suspects. Ou sur le terrain, à diriger des hommes armés de fusils d'assaut.
Laurent lui avait révélé que Charlier avait abattu de sang-froid au moins cinq hommes au cours de sa carriére. Son terrain de manouvre était le terrorisme. DST, DGSE, DNAT : quelles que soient les initiales sous lesquelles il s'était battu, il avait toujours mené la même guerre. Vingt-cinq ans d'opérations clandestines, de coups de force. quand Anna demandait plus de détails, Laurent balayait la réponse d'un geste : Će ne serait qu'une partie infime de l'iceberg. ª
Ce soir-là, le dîner se déroulait justement chez lui, avenue de Breteuil.
Un appartement haussmannien, aux parquets vernis, rempli d'objets coloniaux. Par curiosité, Anna avait fureté dans les piéces accessibles : pas la moindre trace d'une présence féminine ; Charlier était un célibataire endurci.
Il était 23 heures. Les convives étaient vautrés dans la position nonchalante d'une fin de repas, auréolés par la fumée de leur cigare.
En ce mois de mars 2002, quelques semaines avant les élections présidentielles, chacun rivalisait de prévisions, d'hypothéses, imaginant les changements qui surviendraient au sein du ministére de l'Intérieur selon le candidat élu. Ils semblaient tous prêts pour une bataille majeure, sans être certains d'y participer.
Philippe Charlier, assis prés d'Anna, lui souffla en aparté :
- Ils nous emmerdent avec leurs histoires de flics. Tu connais celle du Suisse ?
Anna sourit :
- Tu me l'as racontée samedi dernier.
- Et celle de la Portugaise ?
-
Non.
; Charlier planta ses deux coudes sur la table : > 38
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- C'est une Portugaise qui s'apprête à descendre une piste de ski.
Lunettes baissées, genoux fléchis, b‚tons relevés. Un skieur arrive à sa hauteur et lui demande avec un large sourire : ´ Tout schuss ? ª La Portugaise lui répond : Ćh'peux pas. Ch'ai les lévres chercées. ª
Elle mit une seconde à comprendre puis éclata de rire. Les blagues du policier ne dépassaient jamais la hauteur de la braguette mais elles avaient le mérite d'être inédites. Elle riait encore quand le visage de Charlier se troubla. D'un coup, ses traits perdirent en netteté ; ils ondulérent, littéralement, au sein de sa figure.
Anna détourna les yeux et tomba sur les autres convives. Leurs traits tremblaient eux aussi, se désaxaient, formant une vague d'expressions contradictoires, monstrueuses, mêlant les chairs, les rictus, les hurlements...
Un spasme la souleva. Elle se mit à respirer par la bouche.
- «a ne va pas ? s'inquiéta Charlier.
- Je... J'ai chaud. Je vais me rafraîchir.
- Tu veux que je te montre ?
Elle posa la main sur son épaule et se leva :
- «a va. Je vais trouver.
Elle longea le mur, s'appuyant sur l'angle de la cheminée, butant contre une table roulante, provoquant une vague de cliquetis...
Depuis le seuil, elle lança un regard derriére elle : la mer des masques se levait toujours. Une sarabande de cris, de rides en fusion, de chairs troublées qui jaillissaient pour la poursuivre. Elle franchit la porte en retenant un hurlement.
Le vestibule n'était pas éclairé. Les manteaux accrochés dessinaient des formes inquiétantes, des portes entrouvertes révélaient des rais d'obscurité. Anna s'arrêta face à un miroir cerné d'or vieilli. Elle contempla son image : une p‚leur de papier vélin, une phosphorescence de spectre. Elle saisit ses épaules qui tremblaient sous son pull de laine noire.
Soudain, dans la glace, un homme apparaît derriére elle.
Elle ne le connaît pas ; il n'était pas au dîner. Elle se retourne pour lui faire face. qui est-il ? Par o˘ est-il arrivé ? Sa physionomie est menaçante ; quelque chose de tordu, de défiguré plane sur L'EMPIRE DES LOUPS
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son visage. Ses mains brillent dans l'ombre comme deux armes blanches...
Anna recule, s'enfonce parmi les manteaux suspendus. L'homme s'avance. Elle entend les autres qui parlent dans la piéce voisine ; elle veut crier, mais sa gorge est comme tapissée de coton en flammes. Le visage n'est plus qu'à
quelques centimétres. Un reflet de la psyché lui passe dans les yeux, un signal d'or éclabousse ses prunelles...
- Tu veux qu'on s'en aille maintenant ?
Anna étouffa un gémissement : c'était la voix de Laurent. Aussitôt, le visage retrouva son apparence familiére. Elle sentit deux mains la soutenir et comprit qu'elle s'était évanouie.
- Bon sang, demanda Laurent, qu'est-ce que tu as ?
- Mon manteau. Donne-moi mon manteau, ordonna-t-elle en se libérant de ses bras.
Le malaise ne se dissipait pas. Elle ne reconnaissait pas complétement son époux. Une conviction l'habitait encore : oui, ses traits étaient transformés, c'était un visage modifié, qui possédait un secret, une zone opaque...
Laurent lui tendit son duffle-coat. Il tremblait. Il avait sans doute peur pour elle, mais aussi pour lui. Il craignait que ses compagnons ne saisissent la situation : un des plus hauts responsables du ministére de l'Intérieur avait une épouse cinglée.
Elle se glissa dans son manteau et savoura le contact de la doublure. Elle aurait voulu s'y enfouir pour toujours et disparaître...
Des éclats de rire résonnaient dans le salon.
- Je vais leur dire au revoir pour nous deux.
Elle entendit des intonations de reproche, puis de nouveaux rires. Anna lança un dernier coup d'oil dans le miroir. Un jour, bientôt, elle se demanderait face à cette silhouette : ´ qui est-ce ? ª
Laurent réapparut. Elle murmura :
- Emméne-moi. Je veux rentrer. Je veux dormir.
MAIS LE MAL la poursuivait dans son sommeil. Depuis l'apparition de ses crises, Anna faisait toujours le même rêve. Des images en noir et blanc qui défilaient à une cadence incertaine, comme dans un film muet.
La scéne était chaque fois identique : des paysans à l'air affamé
attendaient, de nuit, sur le quai d'une gare ; un train de marchandises arrivait, dans un flot de vapeur. Une paroi s'ouvrait. Un homme, coiffé
d'une casquette, apparaissait et se penchait pour saisir un drapeau qu'on lui tendait ; l'étendard portait un sigle étrange : quatre lunes disposées en étoile cardinale.
L'homme se redressait alors, haussant ses sourcils trés noirs. Il haranguait la foule, faisant virevolter sa banderole dans le vent, mais on n'entendait pas ses paroles. A la place, une sorte de toile sonore s'élevait : un murmure atroce, composé de soupirs et de sanglots d'enfants.
Le chuchotement d'Anna se mêlait alors au chour déchirant. Elle s'adressait aux jeunes voix : Ó˘ êtes-vous ? ª, ´ Pourquoi pleurez-vous ? ª
En guise de réponse, le vent se levait sur le quai de la gare. Les quatre lunes, sur le drapeau, se mettaient à scintiller comme du phosphore. La scéne basculait dans le cauchemar pur. Le manteau de l'homme s'entrouvrait, révélant une cage thoracique nue, ouverte, vidée ; puis une bourrasque émiettait son visage. Les chairs s'effritaient, comme des cendres, à partir des oreilles, découvrant des muscles saillants et noirs... .
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Anna se réveilla en sursaut.
Les yeux ouverts dans l'obscurité, elle ne reconnut rien. Ni la chambre. Ni le lit. Ni le corps qui dormait à ses côtés. Il lui fallut quelques secondes pour se familiariser avec ces formes étrangéres. Elle s'adossa au mur et s'essuya le visage, couvert de sueur.
Pourquoi ce rêve revenait-il encore ? quel était le lien avec sa maladie ?
Elle était certaine qu'il s'agissait d'un autre versant du mal ; un écho mystérieux, un contrepoint inexplicable à sa dégradation mentale. Elle appela dans la nuit :
- Laurent ?
Dos tourné, son mari ne bougea pas. Anna attrapa son épaule :
- Laurent, tu dors ?
Il y eut un mouvement vague, des froissements de draps. Puis elle vit son profil se découper dans les ténébres. Elle insista, à voix basse :
- Tu dors ?
- Plus maintenant.
- Je... Je peux te poser une question ?
Il se souleva à demi et cala sa tête dans les oreillers :
- J'écoute.
Anna baissa d'un ton - les sanglots du rêve résonnaient encore sous son cr
‚ne :
- Pourquoi... (Elle hésita.) Pourquoi nous n'avons pas d'enfant ?
Durant une seconde, rien ne bougea. Puis Laurent écarta les draps et s'assit au bord du lit, lui tournant de nouveau le dos. Le silence semblait tout à coup chargé de tension, d'hostilité.
Il se frotta le visage, avant de prévenir :
- On va retourner voir Ackermann.
- quoi ?
- Je vais lui téléphoner. On va prendre rendez-vous à l'hôpital.
- Pourquoi tu dis ça ?
Il jeta par-dessus son épaule :
- Tu as menti. Tu nous as raconté que tu ne souffrais pas d'autres troubles de la mémoire. qu'il n'y avait que ce probléme avec les visages.
* Anna comprit qu'elle venait de commettre une gaffe ; sa ques-42
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tion révélait un nouvel abîme dans sa tête. Elle ne voyait que la nuque de Laurent, ses boucles vagues, son dos étroit, mais elle devinait son abattement, sa colére aussi.
- qu'est-ce que j'ai dit ? risqua-t-elle. Laurent pivota de quelques degrés :
- Tu n'as jamais voulu d'enfant. C'était ta condition pour m'épouser. (Il monta le ton, dressant sa main gauche.) Même le soir de notre mariage, tu m'as fait jurer que je ne te demanderais jamais ça. Tu perds la boule, Anna. Il faut réagir. Il faut faire ces examens. Comprendre ce qui se passe. On doit stopper ça ! Merde !
Anna se blottit à l'autre bout du lit :
- Donne-moi encore quelques jours. Il doit y avoir une autre solution.
- quelle solution ?
- Je ne sais pas. quelques jours. S'il te plaît.
Il s'allongea de nouveau et s'enfouit la tête sous les draps :
- J'appellerai Ackerman mercredi prochain.
Inutile de le remercier : Anna ne savait même pas pourquoi elle avait demandé un sursis. A quoi bon nier l'évidence ? Le mal était en train de gagner, neurone aprés neurone, chaque région de son cerveau.
Elle se glissa sous les couvertures, mais à bonne distance de Laurent, et réfléchit à cette énigme des enfants. Pourquoi avait-elle exigé un tel serment ? quelles étaient ses motivations à l'époque ? Elle n'avait aucune réponse. Sa propre personnalité lui devenait étrangére.
Elle remonta jusqu'à son mariage. Il y avait huit ans. Elle était alors
‚gée de vingt-trois ans. De quoi se souvenait-elle au juste ?
Un manoir à Saint-Paul-de-Vence, des palmiers, des étendues de gazon jaunies par le soleil, des rires d'enfants. Elle ferma les yeux, cherchant à retrouver les sensations. Une ronde s'allongeant en ombres chinoises sur la surface d'une pelouse. Elle voyait aussi des tresses de fleurs, des mains blanches...
Soudain, une écharpe de tulle flotta dans sa mémoire ; le tissu virevolta devant ses yeux, troublant la ronde, tamisant le L'FMPIRE DES LOUPS
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vert de l'herbe, accrochant la lumiére dans ses mouvements fantasques.
L'étoffe se rapprocha, au point qu'elle put sentir sa trame sur son visage, puis s'enroula autour de ses lévres. Anna ouvrit la bouche dans un rire mais les mailles s'enfoncérent dans sa gorge. Elle haleta, le voile se plaqua violemment sur son palais. Ce n'était plus du tulle : c'était de la gaze.
De la gaze chirurgicale, qui l'asphyxiait.
Elle hurla dans la nuit ; son cri ne produisit aucun son. Elle ouvrit les yeux : elle s'était endormie. Sa bouche s'écrasait dans l'oreiller.
quand tout cela finirait-il ? Elle se redressa et sentit encore la sueur sur sa peau. C'était ce voile visqueux qui avait provoqué la sensation d'étouffement.
Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains, qui jouxtait la chambre.
A t‚tons, elle trouva l'embrasure et referma la porte avant d'allumer. Elle appuya sur le commutateur puis pivota vers le miroir, au-dessus du lavabo.
Son visage était couvert de sang.
Des traînées rouges s'étalaient sur son front ; des cro˚tes se nichaient sous ses yeux, prés des narines, autour des lévres. Elle crut d'abord qu'elle s'était blessée. Puis elle s'approcha de la glace : elle avait simplement saigné du nez. En voulant s'essuyer dans l'obscurité, elle s'était barbouillée avec son propre sang. Son sweat-shirt en était trempé.
Elle ouvrit le robinet d'eau froide et tendit ses mains, inondant l'évier d'un tourbillon ros‚tre. Une conviction l'envahit : ce sang incarnait une vérité qui tentait de s'extirper de sa chair. Un secret que sa conscience refusait de reconnaître, de formaliser, et qui s'échappait en flux organiques de son corps.
Elle plongea son visage sous le jet de fraîcheur, mêlant ses sanglots aux tresses translucides. Elle ne cessait de chuchoter à l'eau bruissante :
- Mais qu'est-ce que j'ai ? qu'est-ce que j'ai ?
DEUX
UNE PETITE …P…E en or. Il la voyait ainsi dans son souvenir. Eu réalité, il le savait, c'était un simple coupe-papier en cuivre, au pommeau ciselé à la maniére espagnole. Paul, huit ans, venait de le voler dans l'atelier de son pére et s'était réfugié dans sa chambre. Il se rappelait parfaitement l'atmosphére de l'instant. Les volets clos. La chaleur écrasante. La quiétude de la sieste. Un aprés-midi d'été comme un autre.
Sauf que ces quelques heures avaient bouleversé son existence à jamais.
- qu'est-ce que tu caches dans ta main ?
Paul ferma son poing ; sa mére se tenait sur le seuil de la piéce :
- Montre-moi ce que tu caches.
La voix était calme, seulement teintée de curiosité. Paul serra les doigts.
Elle s'avança dans la pénombre, franchissant les rais de soleil qui filtraient des persiennes ; puis elle s'assit au bord du lit, lui ouvrant doucement la main :
- Pourquoi tu as pris ce coupe-papier ?
Il ne voyait pas ses traits, plongés dans l'ombre :
- Pour te défendre.
- Me défendre contre qui ? Silence.
- Me défendre contre papa ?
Elle se pencha vers lui. Son visage apparut dans une ligne de lumiére ; un visage tuméfié, marbré d'hématomes ; un des yeux 48
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surtout, blanc éclaté de sang, le fixait comme un hublot. Elle répéta :
- Me défendre contre papa ?
D'un hochement de tête, il acquiesça. Il y eut un suspens, une immobilité, puis elle l'enlaça à la maniére d'une vague chavirée. Paul la repoussa ; il ne voulait pas de larmes, pas d'apitoiement. Seul comptait le combat à
venir. Le serment qu'il s'était fait à lui-même, la veille au soir, quand son pére, complétement saoul, avait frappé sa mére jusqu'à la laisser évanouie sur le sol de la cuisine. quand le monstre s'était retourné et l'avait aperçu, lui, petit môme tremblant dans l'encadrement de la porte, il avait prévenu : ´ Je reviendrai. Je reviendrai vous tuer tous les deux !
ª
Alors, Paul s'était armé et attendait maintenant son retour, épée en main.
Mais l'homme n'était pas revenu. Ni le lendemain ni le jour suivant. Par un hasard dont seul le destin a le secret, Jean-Pierre Nerteaux s'était fait assassiner la nuit même o˘ il avait proféré ces menaces. Son corps avait été découvert deux jours plus tard, dans son propre taxi, prés des entrepôts pétroliers du port de Gennevil-liers.
A l'annonce du meurtre, Françoise, son épouse, avait réagi d'une maniére étrange. Au lieu de partir identifier le corps, elle avait voulu se rendre sur les lieux de la découverte, pour constater que la Peugeot 504 était intacte et qu'il n'y aurait pas de probléme avec la compagnie de taxis.
Paul se souvenait du moindre détail : le voyage en bus jusqu'à
Gennevilliers ; les marmonnements de sa mére abasourdie ; son appréhension à lui, face à un événement qu'il ne comprenait pas. Pourtant, quand il avait découvert la zone des entrepôts, il avait été frappé
d'émerveillement. Des couronnes d'acier géantes se dressaient dans les terrains vagues. Les mauvaises herbes et les broussailles prenaient racine parmi des ruines de béton. Des tiges d'acier rouillaient comme des cactus de métal. Un vrai paysage de western, semblable aux déserts qui peuplaient les bandes dessinées de sa bibliothéque.
Sous un ciel en fusion, la mére et l'enfant avaient traversé les domaines de stockage. Au bout de ces terres d'abandon, ils L'EMPIRE DES LOUPS
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avaient découvert la Peugeot familiale, à demi enfoncée dans les dunes grises. Paul avait capté chaque signe à hauteur de ses huit ans. Les uniformes des policiers ; les menottes scintillant au soleil ; les explications à voix basse ; les dépanneurs, mains noires dans la clarté
blanche, qui s'agitaient autour de la voiture...
Il lui avait fallu un moment pour comprendre que son pére avait été
poignardé au volant. Mais seulement une seconde pour apercevoir, par la porte arriére entrouverte, les lacérations dans le dossier du siége.
Le tueur s'était acharné sur sa victime à travers le siége.
Cette seule vision avait foudroyé l'enfant en lui révélant la secréte cohérence de l'événement. L'avant-veille, il avait souhaité la mort de son pére. Il s'était armé, puis avait confessé son projet criminel à sa mére.
Cet aveu avait pris valeur de malédiction : une force mystérieuse avait réalisé son souhait. Ce n'était pas lui qui avait tenu le couteau mais c'était bien lui qui avait ordonné, mentalement, l'exécution.
A partir de cet instant, il ne se souvenait plus de rien. Ni de l'enterrement, ni des plaintes de sa mére, ni des difficultés financiéres qui avaient marqué leur quotidien. Paul était uniquement concentré sur cette vérité : il était le seul coupable.
Le grand ordonnateur du massacre.
Beaucoup plus tard, en 1987, il s'était inscrit à la faculté de droit de la Sorbonne. A coups de petits boulots, il avait amassé assez d'argent pour louer une chambre à Paris et se tenir à distance de sa mére, qui ne cessait plus de boire. Agent de nettoyage dans une grande surface, elle exultait à
l'idée que son fils devienne avocat. Mais Paul avait d'autres projets.
Maîtrise en poche, en 1990. il avait intégre l'école des inspecteurs de Cannes-Ecluse. Deux ans plus tard, il était sorti major de sa promotion et avait pu choisir l'un des postes les plus convoités par les apprentis policiers : l'Office Central pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS). Le temple des chasseurs de drogue.
Sa route paraissait tracée. quatre années au sein d'un office central ou d'une brigade d'élite, puis ce serait le concours interne des commissaires.
Avant d'avoir quarante ans, Paul Nerteaux
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obtiendrait un poste élevé au ministére de l'Intérieur, place Beau-vau, sous les lambris d'or de la Grande Maison. Une réussite flamboyante pour un enfant issu, comme on dit, d'un ´ milieu difficile ª.
En réalité, Paul ne s'intéressait pas à une telle ascension. Sa vocation de flic trouvait d'autres fondements, toujours liés à son sentiment de culpabilité. quinze ans aprés l'expédition du port de Gennevilliers, il était encore hanté par le remords ; la voie était guidée par cette seule volonté de laver sa faute, de retrouver une innocence perdue.
Pour maîtriser ses angoisses, il avait d˚ s'inventer des techniques personnelles, des méthodes de concentration secrétes. Il avait puisé dans cette discipline le jus nécessaire pour devenir un flic inflexible. Au sein de la ´ boîte ª, il était haÔ, redouté, ou admiré, au choix - mais jamais aimé. Parce que nul ne comprenait que son intransigeance, sa volonté de réussir étaient une rampe de survie, un garde-fou. Sa seule maniére de contrôler ses démons. Nul ne savait que, dans le tiroir de son bureau, il conservait toujours, à main droite, un coupe-papier en cuivre...
Il serra ses mains sur le volant et se concentra sur la route.
Pourquoi remuait-il toute cette merde aujourd'hui ? L'influence du paysage trempé de pluie ? Le fait qu'on soit dimanche, jour de mort parmi les vivants ?
De part et d'autre de l'autoroute, il ne voyait que les travées noir‚tres des champs labourés. La ligne d'horizon elle-même ressemblait à un sillon ultime, s'ouvrant sur le néant du ciel. Il ne pouvait rien se passer dans cette région, excepté une lente immersion dans le désespoir.
Il lança un coup d'oil à la carte posée sur le siége passager. Il allait devoir quitter l'autoroute Al pour prendre la nationale en direction d'Amiens. Ensuite, il attraperait la départementale 235. Aprés dix kilométres, il parviendrait à destination.
Afin de balayer ses idées sombres, il focalisa ses pensées sur l'homme vers lequel il se dirigeait ; sans doute le seul flic qu'il n'aurait jamais voulu rencontrer. Il avait photocopié intégralement son dossier, à
l'Inspection Générale des Services, et aurait pu réciter par cour son curriculum vitae...
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Jean-Louis Schiffer, né en 1943, à Aulnay-sous-Bois, Seine-Saint-Denis.
Surnommé, selon les circonstances, ´ le Chiffre ª ou ´ le Fer ª. Le Chiffre pour sa tendance à prélever des pourcentages sur les affaires qu'il traitait ; le Fer pour sa réputation de flic implacable - et aussi sa chevelure argentée, qu'il portait longue et soyeuse.
Aprés son certificat d'études, en 1959, Schiffer est mobilisé en Algérie, dans les Aurés. En 1960, il regagne Alger o˘ il devient Officier de Renseignement, membre actif des DOP (Détachements Opérationnels de Protection).
En 1963, il revient en France avec le grade de sergent. Il intégre alors les rangs de la police. D'abord gardien de la paix, puis, en 1966, enquêteur à la Brigade territoriale du 6e arrondissement. Il se distingue rapidement par son sens inné de la rue et son go˚t pour l'infiltration. En mai 1968, il plonge dans la mêlée et se glisse parmi les étudiants. A cette époque, il porte le catogan, fume du haschisch - et note, en douce, les noms des meneurs politiques. Lors des affrontements de la rue Gay-Lussac, il sauve aussi un CRS sous une pluie de pavés.
Premier acte de bravoure.
Premiére distinction.
Ses prouesses ne vont plus s'arrêter. Recruté à la Brigade criminelle, en 1972, il est promu inspecteur et multiplie les gestes héroÔques, ne craignant ni le feu ni la baston. En 75, il reçoit la médaille pour Acte de Bravoure. Rien ne semble pouvoir freiner son ascension. Pourtant, en 1977, aprés un bref passage la BRI (Brigade de Recherche et d'Intervention), la célébre ántigang ª, il est brutalement muté. Paul avait déniché le rapport de l'époque, signé par le commissaire Broussard en personne. Le policier avait noté dans la marge, au stylo : íngérable ª.
Schiffer trouve son véritable territoire de chasse dans le 10e arrondissement, à la Premiére Division de Police judiciaire. Refusant toute promotion ou mutation, il s'impose, durant prés de vingt ans, comme l'homme du quartier Ouest, faisant régner l'ordre et la loi sur le périmétre circonscrit par les grands boulevards et les gares de l'Est et du Nord, couvrant une partie du Sentier, le quartier turc et d'autres zones à forte population immigrée.
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Durant ces années, il contrôle un réseau d'indicateurs, limite les activités illégales - jeu, prostitution, drogue -, entretient des relations ambiguÎs, mais efficaces, avec les chefs de chaque communauté. Il atteint également un taux record de réussite dans ses enquêtes.
Selon une opinion solidement établie en haut lieu, c'est à lui, et à lui seul, qu'on doit le calme relatif de cette partie du 10e arrondissement de 1978 à 1998. Jean-Louis Schiffer bénéficie même, fait exceptionnel, d'une prolongation de service de 1999 à 2001.
Au mois d'avril de cette derniére année, le policier prend officiellement sa retraite. A son actif : cinq décorations, dont l'ordre du Mérite, deux cent trente-neuf arrestations et quatre tués par balle. A cinquante-huit ans, il n'a jamais possédé d'autre grade que simple inspecteur. Un batteur de pavé, un homme de terrain régnant sur un seul et même territoire.
Voilà pour le côté Fer.
Le côté Chiffre surgit dés 1971, quand le flic est surpris en train de passer à tabac une prostituée, rue de la Michodiére, dans le quartier de la Madeleine. L'enquête de l'IGS, associée à celle de la Brigade des Mours, tourne court. Aucune fille ne souhaite témoigner contre l'homme aux cheveux d'argent. En 1979, une nouvelle plainte est enregistrée. On murmure que Schiffer monnaye sa protection auprés des putes de la rue de Jérusalem et de la rue Saint-Denis.
Nouvelle enquête, nouvel échec.
Le Chiffre sait assurer ses arriéres.
Les affaires sérieuses commencent en 1982. Un stock d'héroÔne se volatilise au commissariat Bonne-Nouvelle, aprés le démantélement d'un réseau de trafiquants turcs. Le nom de Schiffer est sur toutes les lévres. Le flic est mis en examen. Mais un an plus tard il sort blanchi. Aucune preuve, aucun témoin.
Au fil des années, d'autres soupçons planent. Pourcentages octroyés sur des rackets ; commissions prélevées sur des activités de jeu et de pari ; magouilles avec les brasseurs du quartier ; proxénétisme... A l'évidence, le flic croque de partout, mais personne ne parvient à le confondre.
Schiffer tient son secteur, et il le tient
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fort. Même au sein de la boîte, les enquêteurs de l'IGS sont confrontés au mutisme de ses collégues policiers.
Aux yeux de tous, le Chiffre est d'abord le Fer. Un héros, un champion de l'ordre public, aux prestigieux états de service.
Une derniére bavure manque pourtant de le faire tomber. Octobre 2000. Le corps d'un clandestin turc, Gazil Remet, est découvert sur les voies de la gare du Nord. La veille, Hemet, suspecté de trafic de stupéfiants, a été
arrêté par Schiffer lui-même. Accusé de ´ violences volontaires ª, le policier rétorque qu'il a libéré le suspect avant la fin de sa garde-à-vue
- ce qui ne lui ressemble pas.
Hemet est-il mort sous ses coups ? L'autopsie n'apporte aucune réponse claire - le Thalys de 8 h 10 a déchiqueté le cadavre. Mais une contre-expertise médico-légale évoque des ´ lésions ª mystérieuses sur le corps du Turc, pouvant évoquer des actes de torture. Schiffer semble cette fois promis à un bel avenir carcéral.
Pourtant, au mois d'avril 2001, la chambre d'accusation renonce une nouvelle fois à ses poursuites. que s'est-il passé ? De quels appuis a bénéficié Jean-Louis Schiffer ? Paul avait interrogé les officiers de l'Inspection Générale des Services chargés de l'enquête. Les types n'avaient pas souhaité répondre : ils étaient simplement écourés. D'autant plus que, quelques semaines plus tard, Schiffer les avait personnellement invités à son ´ pot de départ ª.
Pourri, salopard et fort en gueule.
Voilà donc l'ordure que Paul s'apprêtait à rencontrer.
La bretelle de sortie vers Amiens le rappela à la réalité. Il quitta l'autoroute et prit la nationale. Il n'eut que quelques kilométres à
parcourir avant de voir apparaître le panneau de Longéres.
Paul emprunta la départementale et atteignit bientôt le village. Il franchit le bourg sans ralentir puis repéra une nouvelle route qui descendait au fond d'une vallée détrempée. En sillonnant les herbes hautes, brillantes de pluie, il eut une sorte d'illumination : il comprenait soudain pourquoi il avait pensé à son propre pére sur la route menant à
Jean-Louis Schiffer.
A sa maniére, le Chiffre était le pére de tous les flics. Mi-héros, 54
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mi-démon, il incarnait à lui seul le meilleur et le pire, la rigueur et la corruption, le Bien et le Mal. Une figure fondatrice, un Grand Tout que Paul admirait malgré lui comme il avait admiré, du fond de sa haine, son pére violent et alcoolique.
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qUAND PAUL D…COUVRIT l'édifice qu'il cherchait, il faillit éclater de rire.
Avec son mur d'enceinte et ses deux clochers en forme de miradors, la maison de retraite des fonctionnaires de police de Longéres ressemblait à
s'y méprendre à une prison.
De l'autre côté du mur, l'analogie s'accentuait encore. La cour était encadrée par trois corps de logis disposés en fer à cheval, percés de galeries aux arcades noires. quelques hommes bravaient la pluie pour jouer à la pétanque ; ils étaient vêtus de survêtements et rappelaient les détenus de n'importe quelle prison au monde. Non loin de là, trois agents en uniforme, visitant sans doute un parent, jouaient à la perfection le rôle des matons.
Paul savourait l'ironie de la situation. L'hospice de Longéres, financé par la Mutuelle Nationale de la Police, était la plus importante maison de retraite ouverte aux policiers. Le lieu accueillait les agents et officiers, à condition qu'ils ne souffrent ´ d'aucun trouble pychosomatique à fondements ou à prolongements éthyli-ques ª. Il découvrait maintenant que le célébre havre de paix, avec ses espaces claquemurés et sa population masculine, n'était qu'une simple maison d'arrêt parmi d'autres. Il pensa :
´ Retour à l'envoyeur. ª
Paul atteignit l'entrée du b‚timent principal et poussa la porte vitrée. Un vestibule carré, trés sombre, s'ouvrait sur un escalier rehaussé d'une petite lucarne de verre dépoli. Il régnait ici une chaleur de vivarium, étouffante, o˘ planaient des relents de médicament et d'urine.
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II s'orienta vers la porte à battants perdus, sur sa gauche, d'o˘
s'exhalait une forte odeur de bouffe. Il était midi. Les pensionnaires devaient être en train de déjeuner.
Il découvrit un réfectoire aux murs jaunes et au sol tapissé d'un linoléum rouge sang. De longues tables en inox s'alignaient ; les assiettes et les couverts étaient soigneusement disposés ; des marmites de soupe fumaient.
Tout était en place, mais la salle était déserte.
Du bruit provenait de la piéce voisine. Paul se dirigea vers le raffut, sentant ses semelles s'enfoncer dans le sol coagulé. Chaque détail contribuait ici à l'engourdissement général ; on se sentait vieillir à
chaque pas.
Il franchit le seuil. Une trentaine de retraités, debout, portant des joggings informes, lui tournaient le dos, concentrés sur un poste de télévision. ´ Petit Bonheur vient de dépasser Bartok... ª Des chevaux galopaient à l'écran.
Paul s'approcha et aperçut, dans une autre piéce, sur sa gauche, un vieillard assis en solitaire. Instinctivement, il tendit le cou pour mieux l'observer. Vo˚té, avachi au-dessus de son assiette, l'homme titillait un steak du bout de sa fourchette.
Paul dut se rendre à l'évidence : le débris était son homme.
Le Chiffre et le Fer.
Le policier aux deux cent trente-neuf arrestations.
Il traversa la nouvelle salle. Dans son dos, le commentaire beuglait encore : ´ Petit Bonheur, toujours Petit Bonheur... ª Comparé aux derniéres photos que Paul avait pu contempler, Jean-Louis Schiffer avait pris vingt ans.
Ses traits réguliers étaient amaigris, tendus sur les os comme sur un tréteau de sacrifice ; sa peau grise et craquelée pendait, surtout à la gorge, rappelant les écailles d'un reptile ; ses yeux, jadis d'un chrome bleuté, étaient à peine perceptibles sous les paupiéres basses. L'ancien policier ne portait plus les cheveux longs qui avaient fait sa célébrité, ils étaient à présent ras, presque en brosse ; la noble toison d'argent avait cédé la place à un cr‚ne en fer-blanc.
Sa carcasse encore puissante était engloutie dans un survêtement bleu roi dont le col s'évasait en deux ailes ondulées sur ses L'EMPIRE DES LOUPS
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épaules. A côté de son assiette, Paul repéra une pile de coupons de PMU.
Jean-Louis Schiffer, la légende des rues, était devenu le bookmaker d'une bande d'agents de la circulation à la retraite.
Comment avait-il pu s'imaginer qu'une telle épave pourrait l'aider ? Il était trop tard pour reculer. Paul ajusta sa ceinture, son arme et ses menottes, et se composa sa tête des grands jours - regard droit et m
‚choires serrées. Les yeux de glace s'étaient déjà posés sur lui. quand il fut à quelques pas, l'homme lança sans préambule :
- T'es trop jeune pour être de 1TGS.
- Capitaine Paul Nerteaux, premiére DPJ, 10e arrondissement. Il avait dit cela sur un ton militaire qu'il regretta aussitôt, mais le vieillard ajouta :
- Rue de Nancy ?
- Rue de Nancy.
La question était un compliment indirect : cette adresse abritait le SARIJ, le service judiciaire du quartier. Schiffer avait reconnu en lui l'enquêteur, le flic des rues.
Paul attrapa une chaise, lançant un coup d'oil involontaire aux parieurs, toujours postés devant leur télévision. Schiffer suivit son regard et laissa échapper un rire :
- Tu passes ta vie à foutre la racaille en taule pour obtenir quoi, au final ? Te retrouver toi-même au trou.
Il porta à sa bouche un morceau de viande. Ses maxillaires jouérent sous sa peau, rouages fluides et alertes. Paul révisa son jugement, le Chiffre n'était pas si éteint que ça. Il n'y avait qu'à souffler sur cette momie pour en balayer la poussiére.
- qu'est-ce que tu veux ? l‚cha l'homme aprés avoir avalé sa bouchée.
Paul usa de son ton le plus modeste :
- Je suis venu vous demander un conseil.
- A propos de quoi ?
- A propos de ça.
Il extirpa de sa poche de parka une enveloppe kraft, qu'il posa à côté des coupons de turf. Schiffer écarta son assiette et ouvrit le document, sans h
‚te. Il en sortit une dizaine de clichés photographiques en couleur.
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II regarda le premier et interrogea :
- C'est quoi ?
- Un visage.
Il passa aux images suivantes. Paul commenta :
- Le nez a été coupé au cutter. Ou au rasoir. Les lacérations et les crevasses sur les joues ont été effectuées avec le même instrument. Le menton a été limé. Les lévres découpées aux ciseaux.
Schiffer revint au premier cliché, sans un mot.
- Avant cela, continua Paul, il y a eu les coups. Selon le médecin légiste, les mutilations ont été effectuées aprés la mort.
- Identifiée ?
- Non. Les empreintes n'ont rien donné.
- quel ‚ge ?
- Environ vingt-cinq ans.
- La cause finale du décés ?
- On a le choix. Les coups. Les blessures. Les br˚lures. Le corps est dans le même état que le visage. A priori, elle a subi plus de vingt-quatre heures de tortures. J'attends les détails. L'autopsie est en cours.
Le retraité leva ses paupiéres :
- Pourquoi tu me montres ça ?
- Le cadavre a été retrouvé hier, à l'aube, prés de l'hôpital Saint-Lazare.
- Et alors ?
- C'était votre territoire. Vous avez passé plus de vingt ans dans le 10e-arrondissement.
- «a ne fait pas de moi un pathologiste.
- Je pense que la victime est une ouvriére turque.
- Pourquoi turque ?
'
- Le quartier d'abord. Les dents ensuite. Elles portent des traces d'aurification qui ne se pratiquent plus qu'au Proche-Orient. (Il ajouta plus fort.) Vous voulez le nom des alliages ?
Schiffer plaça de nouveau son assiette devant lui et reprit son repas.
- Pourquoi ouvriére ? demanda-t-il aprés une longue mastication.
- Les doigts, rétorqua Paul. Les extrémités sont creusées de L'EMPIRE DES LOUPS
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cicatrices. Caractéristiques de certains boulots de couture. J'ai vérifié.
- Son signalement correspond à un avis de disparition ? Le retraité
faisait mine de ne pas comprendre.
- Aucun PV de disparition, souffla Paul avec patience. Aucune demande de recherche. C'est une clandestine, Schiffer. quelqu'un qui n'a pas d'état civil en France. Une femme que personne ne viendra réclamer. La victime idéale.
Le Chiffre acheva son steak lentement, posément. Puis il l‚cha ses couverts et reprit les photos. Cette fois, il chaussa ses lunettes. Il observa chaque cliché durant plusieurs secondes, scrutant les blessures avec attention.
Malgré lui, Paul baissa les yeux vers les images. Il vit, à l'envers, l'orifice du nez, arasé et noir ; les entailles qui fissuraient le visage ; le bec-de-liévre violacé, abject.
Schiffer posa la liasse et attrapa un yaourt. Il souleva avec précaution le couvercle avant d'y plonger sa cuillére.
Paul sentait ses réserves de calme s'épuiser à grande vitesse.
- J'ai commencé ma tournée, reprit-il. Les ateliers. Les foyers Les bars.
Je n'ai rien trouvé. Personne n'a disparu. Et c'est normal : personne n'existe. Ce sont des clandestins. Comment identifier une victime dans une communauté invisible ?
Silence de Schiffer ; lampée de yaourt. Paul enchaîna :
- Aucun Turc n'a rien vu. Ou n'a rien voulu me dire. En vérité, personne n'a pu me dire quoi que ce soit. Pour la simple raison que personne ne parle français.
Le Chiffre continuait son manége avec sa cuillére. Enfin, il daigna ajouter :
- Alors, on t'a parlé de moi.
- Tout le monde m'a parlé de vous. Beauvanier, Monestier, les lieutenants, les îlots. A les entendre, il n'y a que vous pour faire avancer cette putain d'enquête.
Nouveau silence. Schiffer s'essuya les lévres avec sa serviette puis saisit à nouveau son petit pot de plastique.
- Tout ça, c'est loin. J'suis à la retraite et j'ai plus la tête à ça. (Il désigna les tickets de PMU.) Je me consacre à mes nouvelles responsabilités.
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Paul attrapa le rebord de la table et se pencha :
- Schiffer, il lui a éclaté les pieds. Les radios ont révélé plus de soixante-dix débris d'os enfoncés dans la chair. Il lui a tailladé les seins au point qu'on peut lui compter les côtes à travers les chairs. Il lui a enfoncé un barre hérissée de lames de rasoir dans le vagin. (Il frappa la table.) Je le laisserai pas continuer !
Le vieux flic haussa un sourcil :
- Continuer ?
Paul se tortilla sur son siége puis, d'un geste maladroit, sortit le dossier qu'il tenait roulé dans la poche intérieure de sa parka. Il l‚cha à
contrecour :
- On en a trois.
- Trois ?
- Une premiére a été découverte en novembre dernier. Une deuxiéme au mois de janvier. Et maintenant celle-là. Chaque fois dans le quartier turc.
Torturée et défigurée de la même façon.
Schiffer le regardait en silence, cuillére en suspens. Paul hurla tout à
coup, couvrant les beuglements hippiques :
- Bon Dieu, Schiffer, vous comprenez pas ? Y a un tueur en série dans le quartier turc. Un mec qui s'attaque exclusivement aux irréguliéres. Des femmes qui n'existent pas, dans une zone qui n'est même plus la France !
Jean-Louis Schiffer posa enfin son yaourt et cueillit le dossier entre les mains de Paul.
- T'en as mis du temps avant de venir me voir.
DEHORS, le soleil était apparu. Des flaques d'argent ranimaient la grande cour de gravier. Paul faisait les cent pas devant la porte centrale, attendant que Jean-Louis Schiffer ait achevé de se préparer.
Il n'y avait pas d'autre solution ; il le savait, il l'avait toujours su.
Le Chiffre ne pouvait l'aider à distance. Il ne pouvait lui prodiguer des conseils du fond de son hospice, ni lui répondre par téléphone lorsque Paul serait en panne d'inspiration. Non. L'ancien policier devait interroger les Turcs à ses côtés, jouer de ses contacts, retourner ce quartier qu'il connaissait mieux que quiconque.
Paul frémit en envisageant les conséquences de sa démarche. Personne n'était au courant ; ni le juge ni ses supérieurs hiérarchiques. Et on ne l
‚chait pas comme ça un salopard connu pour ses méthodes brutales et hors limites : il allait devoir le tenir sacrement en laisse.
D'un coup de pied, il balança un caillou dans une mare d'eau, troublant son propre reflet. Il cherchait encore à se convaincre que son idée était la bonne. Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi s'acharnait-il à ce point sur cette enquête ? Pourquoi, depuis le premier meurtre, agissait-il comme si son existence entiére dépendait de son issue ?
Il réfléchit un instant, contemplant son image brouillée, puis dut admettre que sa rage possédait une source unique et lointaine. *´ Tout avait commencé avec Reyna.
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L'EMPIRE DES LOUPS
25 murs 1994.
Paul avait trouvé ses marques à l'Office des drogues. Il obtenait de solides résultats sur le terrain, menait une vie réguliére, révisait ses cours pour le concours des commissaires - et vovait même reculer les lacérations de SkaÔ, trés loin, au fond de sa conscience. Sa carapace de flic jouait le rôle d'une armure étanche contre ses vieilles angoisses.
Ce soir-là, il raccompagnait à la préfecture de Paris un trafiquant kabyle qu'il avait interrogé durant plus de six heures à son bureau de Nanterre.
La routine. Mais, quai des Orfévres, il découvrit une véritable émeute ; des fourgons arrivaient par dizaines et déchargeaient des grappes d'adolescents beuglants et gesticulants ; des CRS couraient en tous sens le long du quai, alors que mugissaient sans trêve les sirénes des ambulances s'engouffrant dans la cour de PHôtel-Dieu.
Paul se renseigna. Une manifestation contre le contrat d'insertion professionnelle - le ŚMIC Jeunes ª - avait dégénéré. Place de la Nation, on parlait de plus de cent blessés dans les rangs policiers, de plusieurs dizaines chez les manifestants, de dég‚ts matériels atteignant des millions de francs.
Paul empoigna son suspect et se grouilla de descendre dans les sous-sols.
S'il ne trouvait pas de place dans les cages, il serait bon pour filer à la prison de la Santé, ou encore ailleurs, avec son prisonnier menotte au poignet.
Le dépôt l'accueillit avec son vacarme habituel, mais poussé à la puissance mille. Insultes, hurlements, crachats : les manifestants s'accrochaient aux parois grillagées, vociféraient des injures, auxquelles les flics répondaient à coups de matraque. Il parvint à caser son mec et s'en retourna dare-dare, fuyant le raffut et les glaviots.
Il allait disparaître quand il la repéra.
Elle se tenait assise par terre, bras enroulés autour des genoux, et semblait pleine de dédain à l'égard du chaos qui l'entourait. Il s'approcha. Elle avait des cheveux hérissés noirs, un corps andro-gyne, une allure trés sombre à la ´ Joy Division ª, tout droit sortie L'EMPIRE DES LOUPS
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des années 80. Elle arborait même un keffieh à carreaux bleus, comme seul Yasser Arafat osait encore en porter.
Sous la coupe punk, le visage était d'une régularité stupéfiante ; une rectitude de figurine égyptienne, taillée dans du marbre blanc. Paul songea à des sculptures qu'il avait vues dans un magazine. Des formes au poli naturel, à la fois lourdes et douces, prêtes à se nicher au creux d'une paume ou à se dresser sur un doigt, en parfait équilibre. Des galets magiques, signés par un artiste nommé Brancusi.
Il négocia avec les geôliers, vérifia que le nom de la fille n'était pas inscrit sur la main courante, puis l'emmena dans le b‚timent des Stups, au troisiéme étage. Tout en grimpant les escaliers, il fit mentalement le compte de ses atouts et de ses handicaps.
Côté atouts, il était plutôt beau mec ; c'était du moins ce que lui laissaient entendre les prostituées qui le sifflaient et l'appelaient par des petits noms quand il arpentait les quartiers chauds, en quête de dealers. Des cheveux d'Indien, lisses et noirs. Des traits réguliers, des yeux brun café. Une silhouette séche et nerveuse, pas trés haute, mais rehaussée par des Paraboots à grosses semelles. Presque un minet, s'il n'avait pas pris soin de toujours arborer un regard dur, travaillé devant sa glace, et une barbe de trois jours, qui brouillait son joli minois.
Côté handicap, il n'en voyait qu'un, mais de taille : il était flic.
quand il vérifia le casier judiciaire de la fille, il comprit que l'obstacle risquait même d'être insurmontable. Reyna Brendosa, vingt-quatre ans, résidant 32, rue Gabriel-Péri, à Sarcelles, était membre actif de la Ligue Communiste Révolutionnaire, tendance dure ; affiliée aux ´ Tutte bianche ª (les Ćombinaisons blanches ª), groupe antimondialiste italien, adepte de la désobéissance civile ; plusieurs fois arrêtée pour vandalisme, troubles à l'ordre public, voies de fait. Une vraie bombe.
Paul l‚cha son ordinateur et contempla une nouvelle fois la créature qui le fixait, de l'autre côté du bureau. Ses seuls iris noirs, soulignés de khôl, le sonnaient plus durement que les deux dealers zaÔrois qui l'avaient tabassé à Ch‚teau-Rouge, un soir d'inattention.
Il joua avec sa carte d'identité, comme font tous les flics, et interrogea :
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- «a t'amuse de tout casser ? Pas de réponse.
- Y a pas d'autre moyen d'exprimer ses idées ? Pas de réponse.
- «a t'excite, la violence ?
Pas de réponse. Puis, soudain, la voix, grave et lente :
- La seule vraie violence, c'est la propriété privée. La spoliation des masses. L'aliénation des consciences. La pire de toutes, écrite et autorisée par les lois.
- Ces idées se sont toutes plantées : t'es pas au courant ?
- Rien ni personne n'empêchera l'effondrement du capitalisme.
- En attendant, tu vas t'en prendre pour trois mois ferme. Reyna Brendosa sourit :
- Tu joues au petit soldat mais tu n'es qu'un pion. Je te souffle dessus, tu disparais.
Paul sourit à son tour. Jamais il n'avait éprouvé pour une femme un tel mélange d'irritation et de fascination, un désir aussi violent, mais aussi mêlé de crainte.
Aprés leur premiére nuit, il avait demandé à la revoir ; elle l'avait traité de śale flic ª. Un mois plus tard, alors qu'elle dormait chez lui tous les soirs, il lui avait proposé de s'installer dans son appartement ; elle l'avait envoyé śe faire foutre ª. Plus tard encore, il avait parlé
de l'épouser ; elle avait éclaté de rire.
Ils s'étaient mariés au Portugal, prés de Porto, dans son village natal.
D'abord à la mairie communiste, puis dans une petite église. Un syncrétisme de foi, de socialisme, de soleil. Un des meilleurs souvenirs de Paul.
Les mois suivants avaient été les plus beaux de sa vie. Il ne cessait de s'émerveiller. Reyna lui semblait désincarnée, immatérielle, puis, l'instant d'aprés, un geste, une expression lui donnaient une présence, une sensualité incroyables - presque animales. Elle pouvait passer des heures à
exprimer ses idées politiques, à décrire des utopies, à citer des philosophes dont il n'avait jamais entendu parler. Puis, en un seul baiser, lui rappeler qu'elle était un être rouge, organique, palpitant.
Son haleine sentait le sang - elle ne cessait de se mordiller les L'EMPIRE DES LOUPS
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lévres. Elle semblait en toutes circonstances capter la respiration du monde, coÔncider avec les rouages profonds de la nature. Elle possédait une sorte de perception interne de l'univers ; quelque chose de phréatique, de souterrain, qui la liait aux vibrations de la Terre et aux instincts du vivant.
Il aimait sa lenteur, qui lui donnait une gravité de glas. Il aimait sa souffrance aiguÎ face à l'injustice, la misére, la dérive de l'humanité. Il aimait cette voie de martyr qu'elle avait choisie et qui élevait leur quotidien à la hauteur d'une tragédie. La vie avec sa femme ressemblait à
une ascése - une préparation à un oracle. Un chemin religieux, de transcendance et d'exigence.
Reyna, ou la vie à jeun... Ce sentiment présageait ce qui allait suivre. A la fin de l'été 1994, elle lui annonça qu'elle était enceinte. Il prit la nouvelle comme une trahison : on lui volait son rêve. Son idéal sombrait dans la banalité de la physiologie et de la famille. En vérité, il sentait qu'il allait être privé d'elle. Physiquement d'abord, mais aussi moralement. La vocation de Reyna allait sans doute se modifier ; son utopie allait s'incarner dans sa métamorphose intérieure...
Ce fut exactement ce qui arriva. Du jour au lendemain, elle se détourna de lui, refusa qu'il la touche. Elle ne réagissait plus que distraitement à sa présence. Elle devenait une sorte de temple interdit, fermé sur une seule idole - son enfant. Paul aurait pu s'adapter à cette évolution mais il sentait autre chose, un mensonge plus profond, qu'il n'avait pas perçu jusque-là.
Aprés l'accouchement, au mois d'avril 95, leurs relations se figérent définitivement. L'un et l'autre se tenaient autour de leur fille comme deux êtres distants. Malgré la présence du nouveau-né, il y avait dans l'air un parfum funébre, une vibration morbide. Paul devinait qu'il était devenu un objet de répulsion total pour Reyna.
Une nuit, n'y tenant plus, il demanda :
- Tu n'as plus envie de moi ?
- Non.
- Tu n'auras plus envie de moi ?
- Non.
Il hésita, puis posa la question fatale :
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- As-tu jamais eu envie de moi ?
- Jamais, non.
Pour un flic, il n'avait pas eu beaucoup de flair sur ce coup-là... Leur rencontre, leur union, leur mariage, tout cela n'avait été qu'une histoire bidon, une imposture.
Une machination dont le seul but avait été l'enfant.
Le divorce ne prit que quelques mois. Face au juge, Paul planait littéralement. Il entendait une voix rauque s'élever dans le bureau, et c'était la sienne ; il sentait du papier de verre lui attaquer le visage, et c'était sa propre barbe ; il flottait dans la piéce comme un fantôme, un spectre halluciné. Il avait dit oui à tout, pension et attribution de la garde, ne s'était battu sur rien. Il s'en foutait royalement, préférant méditer sur la perfidie du complot. Il avait été la victime d'une collectivisation d'un genre un peu spécial... Reyna la marxiste s'était approprié son sperme. Elle avait pratiqué une fécondation in vivo, à la mode communiste.
Le plus drôle, c'était qu'il ne parvenait pas à la haÔr. Au contraire, il admirait encore cette intellectuelle, étrangére au désir. Il en était certain : elle n'aurait plus jamais de rapports sexuels. Ni avec un homme, ni avec une femme. Et l'idée de cette créature idéaliste qui voulait simplement donner la vie, sans passer par le plaisir ni le partage, le laissait hébété, à bout de sens et d'idées.
A partir de ce moment, il avait commencé à dériver, à la maniére d'un fleuve d'eaux usées qui cherche sa mer de fange. Dans le boulot, il filait un mauvais coton. Il ne mettait plus les pieds à son bureau de Nanterre. Il passait sa vie dans les quartiers les plus pourris, côtoyant la pire racaille, fumant des joints en rafale, vivant avec les trafiquants et les défoncés, se complaisant avec les pires déchets de l'humanité...
Puis, au printemps 1998, il avait accepté de la voir.
Elle s'appelait Céline et était ‚gée de trois ans. Les premiers week-ends avaient été mortels. Parcs, manéges, barbe à papa : l'ennui sans retour.
Puis, peu à peu, il avait découvert une présence qu'il n'attendait pas. Une transparence circulant à travers les gestes de l'enfant, son visage, ses expressions ; un flux souple, capricieux et bondissant, dont il repérait les tours et détours.
Une main tournée vers l'extérieur, doigts serrés, pour souligner L'EMPIRE DES LOUPS
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une évidence ; une maniére de se pencher en avant et d'achever ce mouvement par une grimace taquine ; la voix éraillée, un grain de charme singulier, qui le faisait frissonner comme le contact d'un tissu ou d'une écorce. Sous l'enfant palpitait déjà une femme. Non pas sa mére - surtout pas sa mére -
mais une créature espiégle, vivante, unique.
Il y avait du nouveau sur la Terre : Céline existait.
Paul opéra un virage radical, et exerça enfin, avec passion, son droit de garde. Les rencontres réguliéres avec sa fille le reconstituérent. Il repartit à la conquête de sa propre estime. Il se rêva en héros, en superflic incorruptible, lavé de toute souillure.
Un homme dont le reflet ferait scintiller sa glace chaque matin.
Pour sa rémission, il choisit le seul territoire qu'il connaissait : le crime. Il oublia le concours des commissaires et sollicita un poste à la Brigade criminelle de Paris. Malgré sa période flottante, il décrocha un poste de capitaine en 1999. Il devint un enquêteur acharné, incandescent.
Et se prit à espérer une affaire qui le porterait au sommet. Le genre d'enquête que tous les flics motivés désirent : une chasse au fauve, un duel solitaire, mano a mnno^ avec un ennemi digne de ce nom.
C'est alors qu'il entendit parler du premier corps.
Une femme rousse torturée, défigurée, découverte sous une porte cochére, prés du boulevard de Strasbourg, le 15 novembre 2001. Pas de suspect, aucun mobile, et pour ainsi dire pas de victime... Le cadavre ne correspondait à
aucun avis de disparition. Les empreintes digitales n'étaient pas fichées.
A la Crim, l'affaire était déjà classée. Sans doute une histoire de pute et de maquereau : la rue Saint-Denis était à deux cents métres à peine.
D'instinct, Paul pressentit autre chose. Il se procura le dossier - procés-verbal de constatation, rapport du légiste, photographies du macchabée.
Durant les fêtes de NoÎl, alors que tous ses collégues étaient en famille et que Céline était partie au Portugal chez ses grands-parents, il étudia les documents à fond. Trés vite, il comprit qu'il ne s'agissait pas d'une affaire de mours. Ni la diversité des tortures ni les mutilations du visage ne collaient avec l'hypothése d'un barbeau. De plus, si la victime avait réellement été
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une tapineuse, le contrôle des empreintes aurait donné un résultat - toutes les prostituées du 10e étaient fichées,
II décida de garder un oil attentif sur ce qui pourrait survenir dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. Il n'eut pas à attendre longtemps. Le 10 janvier 2002, un second corps était découvert, dans la cour d'un atelier turc, rue du Faubourg-Saint-Denis. Même type de victime - rousse, ne correspondant à aucun avis de recherche ; mêmes traces de tortures ; mêmes entailles sur le visage.
Paul s'efforça au calme, mais il était certain qu'il tenait śa ª série.
Il fonça chez le juge d'instruction responsable de l'affaire, Thierry Bomarzo, et obtint la direction de l'enquête. Malheureusement, la piste était déjà froide. Les gars de la sécurité publique avaient salopé la scéne de crime et la police scientifique n'avait rien trouvé sur le site.
Obscurément, Paul comprit qu'il devait guetter le tueur sur son propre terrain, s'enfouir dans le quartier turc. Il se fit muter à la DPJ du 10e arrondissement et rétrograder au rang de simple enquêteur au SARIJ (Service d'Accueil et de Recherche d'Investigation Judiciaire) de la rue de Nancy.
Il renoua avec le quotidien du flic de base, recevant les veuves cambriolées, les épiciers victimes de vol à l'étalage, les voisins r‚leurs.
Le mois de février passa ainsi. Paul rongeait son frein. Il redoutait et espérait à la fois un nouveau cadavre. Il alternait les moments d'excitation et les journées d'accablement complet. Lorsqu'il touchait vraiment le fond, il partait se recueillir sur les tombes anonymes des deux victimes, à la fosse commune de Thiais, dans le Val-de-Marne.
Là, face aux plots de pierre portant seulement un numéro, il jurait aux femmes de les venger, de retrouver le dément qui les avait suppliciées.
Puis, dans un coin de sa tête, il faisait aussi une promesse à Céline.
Oui : il attraperait le tueur. Pour elle. Pour lui. Pour que tout le monde apprenne qu'il était un grand flic.
Le 16 mars 2002, à l'aube, un nouveau cadavre avait jailli.
Les bleus de service l'avaient appelé à 5 heures du matin. Un message des éboueurs : le corps se trouvait dans les douves de l'hôpital Saint-Lazare, un b‚timent de briques abandonné en
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retrait du boulevard Magenta. Paul ordonna que personne ne se rende sur les lieux avant une heure. Il attrapa sa veste et partit à fond vers la scéne de crime. Il découvrit un site désert, sans un agent, sans un gyrophare pour troubler sa concentration.
Un vrai miracle.
Il allait pouvoir respirer le sillage du tueur, entrer en contact avec son odeur, sa présence, sa folie... Mais ce fut une nouvelle déception. Il avait espéré des indices matériels, une mise en scéne particuliére révélant une signature. Il ne trouva qu'un cadavre abandonné dans un boyau de béton.
Un corps livide, mutilé, surmonté d'un visage défiguré, sous une tignasse couleur de cire.
Paul comprit qu'il était pris entre deux silences. Le silence des morts et le silence du quartier.
Il était reparti battu, désespéré, avant même que le fourgon de police secours n'arrive. Il avait alors sillonné à pied la rue Saint-Denis et observé l'éveil de la Petite Turquie. Les commerçants qui ouvraient leurs boutiques ; les ouvriers qui couraient à leur atelier ; les mille et un Turcs qui vaquaient à leur destin... Alors, une certitude s'était installée en lui : ce quartier d'immigrés était la forêt dans laquelle se cachait le tueur. Une jungle inextricable o˘ il venait s'enfouir, chercher refuge et sécurité.
Seul, Paul n'avait aucune chance de le débusquer.
Il lui fallait un guide. Un éclaireur.
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E
N CIVIL ª, Jean-Louis Schiffer avait meilleure allure. Il portait une veste de chasse Barbour olive ; un pantalon de velours chasseur, d'un vert plus tendre, qui tombait avec lourdeur sur de grosses chaussures style Church, brillantes comme de belles ch‚taignes.
Ces vêtements lui donnaient une certaine élégance, sans atténuer la brutalité de sa silhouette. R‚blé, le torse large, jambes arquées : tout en l'homme respirait la puissance, la solidité, la violence. Ce flic-là
pouvait sans doute encaisser la force de recul d'un revolver réglementaire, le Manhurin calibre 38, sans bouger d'un pouce. Mieux : sa posture impliquait déjà ce recul ; elle l'incorporait dans sa démarche.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, le Chiffre leva les bras :
- Tu peux m'fouiller, petit. J'porte pas de métal.
- J'espére bien, répliqua Paul. Il n'y a qu'un seul flic en activité ici : souvenez-vous-en. Et je ne suis pas votre ´ petit ª.
Schiffer claqua des talons en une singerie de garde-à-vous. Paul n'esquissa pas même un sourire. Il lui ouvrit la portiére, s'installa à son tour et démarra aussi sec, refoulant ses appréhensions.
Durant le voyage, le Chiffre ne dit pas un mot. Il était plongé dans les liasses photocopiées du dossier. Paul en connaissait la moindre ligne. Il savait tout ce qu'on pouvait savoir sur les corps anonymes qu'il avait lui-même baptisés les Ćorpus ª.
Aux abords de Paris, Schiffer reprit la parole :
- L'analyse des scénes de crime n'a rien donné ?
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- Rien.
- La police scientifique n'a pas trouvé une empreinte, pas une particule ?
- que dalle.
- Sur les corps non plus ?
- Surtout pas sur les corps. Selon le légiste, le tueur les nettoie au détergent industriel. Il désinfecte les plaies, leur lave les cheveux, leur brosse les ongles.
- Et l'enquête de proximité ?
- Je vous l'ai déjà dit. J'ai interrogé les ouvriers, les commerçants, les putes, les éboueurs autour de chaque site. J'ai même cuisiné les clochards.
Personne n'a rien vu.
- Ton avis ?
- Je pense que le tueur rôde en bagnole, qu'il largue le corps dés qu'il le peut, aux premiéres heures du jour. Une opération éclair.
Schiffer tournait les pages. Il s'arrêta sur les photographies des cadavres :
- Sur les visages, tu as ton idée ?
Paul prit son souffle ; il avait réfléchi des nuits entiéres à ces mutilations :
- Il y a plusieurs possibilités. La premiére, c'est que le tueur veuille simplement brouiller les pistes. Ces femmes le connaissaient et leur identification pourrait mener à lui.
- Pourquoi il n'a pas bousillé les doigts et les dents alors ?
- Parce qu'elles sont clandestines et qu'elles ne sont fichées nulle part.
Le Chiffre accepta le point d'un hochement de tête.
- La deuxiéme ?
- Un motif plus... psychologique. J'ai lu pas mal de bouquins là-dessus.
Selon les psychologues, lorsqu'un tueur détruit les organes de l'identification, c'est parce qu'il connaît ses victimes et qu'il ne supporte pas leur regard. Il anéantit alors leur statut d'être humain, il les maintient à distance, en les transformant en purs objets.
Schiffer feuilleta de nouveau les liasses.
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Je suis pas trés preneur de ces trucs ´ psycho ª. Troisiéme possibilité ?
- Le meurtrier a un probléme avec les visages, en général. quelque chose dans les traits de ces rousses lui fait peur, lui rappelle un traumatisme.
Non seulement il doit les tuer, mais il doit aussi les défigurer. A mon avis, ces femmes se ressemblent. Leur visage est le déclic de ses crises.
- Encore plus vaseux.
- Vous n'avez pas vu les cadavres, répliqua Paul en montant la voix. On a affaire à un malade. Un psychopathe pur. C'est à nous de nous mettre au diapason de sa folie.
- Et ça, c'est quoi ?
Il venait d'ouvrir une derniére enveloppe, contenant des photographies de sculptures antiques. Des têtes, des masques, des bustes. Paul avait lui-même découpé ces images dans des catalogues de musée, des guides touristiques, des revues comme Archéologie ou Le Bulletin du Louvre.
- Une idée à moi, répondit-il. J'ai remarqué que les entailles ressemblaient à des craquelures, des cratéres, comme des marques dans la pierre. Il y a aussi les nez tranchés, les lévres coupées, les os limés, qui rappellent des traces d'usure. Je me suis dit que le tueur s'inspirait peut-être de statues anciennes.
- Ben voyons.
Paul se sentit rougir. Son idée était tirée par les cheveux et, malgré ses recherches, il n'avait pas trouvé le moindre vestige qui puisse rappeler, de prés ou de loin, les plaies des Corpus. Pourtant, il prononça d'un trait :
- Pour le meurtrier, ces femmes sont peut-être des déesses, à la fois respectées et détestées. Je suis s˚r qu'il est turc et qu'il baigne dans la mythologie méditerranéenne.
- T'as trop d'imagination.
- «a ne vous est jamais arrivé de suivre votre intuition ?
- «a m'est jamais arrivé de suivre autre chose. Mais crois-moi : toutes ces histoires ´ psy ª, c'est trop subjectif. Il faut plutôt se concentrer sur les problémes techniques qui se posent à lui.
Paul n'était pas s˚r de comprendre. Schiffer poursuivit :
- On doit réfléchir sur son mode opérationnel. Si tu as raison, L'EMPIRE DES LOUPS
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si ces femmes sont vraiment des clandestines, alors elles sont musulmanes.
Et pas des musulmanes d'Istanbul, avec des talons hauts. Des paysannes, des sauvages qui longent les murs et ne parlent pas un mot de français. Pour les apprivoiser, il faut les connaître. Et parler turc. Notre homme est peut-être un chef d'atelier. Un commerçant. Ou un responsable de foyer. Il y a aussi les horaires. Ces ouvriéres vivent sous la terre, dans des caves, des ateliers enfouis. Le meurtrier les chope lorsqu'elles reviennent à la surface. quand ? Comment ? Pourquoi ces filles farouches acceptent de le suivre ? C'est en répondant à ces questions qu'on remontera sa trace.
Paul était d'accord, mais toutes ces questions démontraient surtout l'ampleur de leur ignorance. Littéralement, tout était possible. Schiffer prit un nouveau cap :
- Je suppose que t'as vérifié les homicides du même genre.
- J'ai consulté le nouveau fichier Chardon. Et aussi celui des gendarmes : PAnacrime. J'ai interrogé tous les gars de la BC. Il n'y a jamais eu un truc en France qui rappelle, même de loin, une telle dinguerie. J'ai aussi vérifié en Allemagne, auprés de la communauté turque. Rien trouvé.
- Et en Turquie ?
- Idem. Double zéro.
Schiffer prit une nouvelle orientation. Il se livrait à un véritable état des lieux :
- Tu as multiplié les patrouilles, dans le quartier ?
- On s'est mis d'accord avec Monestier, le patron de Louis-Blanc. Les rondes sont renforcées. Mais discrétement. Pas question de foutre la panique dans cette zone.
Schiffer éclata de rire :
- qu'est-ce que tu crois ? Tous les Turcs sont au courant. Paul glissa sur la vanne :
- En tout cas, jusqu'à maintenant, on a évité les médias. C'est ma seule garantie pour continuer en solo. S'il y a du bruit autour de l'affaire, Bomarzo mettra d'autres enquêteurs sur le coup. Pour l'instant, c'est une histoire turque et tout le monde s'en fout. J'ai les coudées franches.
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- Pourquoi une affaire pareille n'est pas entre les mains de la Crim ?
- Je viens de la Crim. J'ai toujours un pied là-bas. Bomarzo me fait confiance.
- Et t'as pas demandé d'hommes supplémentaires ?
- Non.
- T'as pas constitué un groupe d'enquête ?
- Non.
Le Chiffre laissa échapper un ricanement :
- Tu le veux pour toi tout seul, hein ?
Paul ne répondit pas. D'un revers de la main, Schiffer balaya une peluche sur son pantalon :
- Peu importent tes motivations. Peu importent les miennes. On va se le faire, crois-moi.
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SUR LE BOULEVARD périphérique, Paul s'orienta vers l'ouest, direction porte d'Auteuil. - On va pas à la R‚pée ? s'étonna Schiffer.
- Le corps est à Garches. A l'hôpital Raymond-Poincaré. Il y a là-bas un institut médico-légal chargé des autopsies pour les tribunaux de Versailles et...
- Je connais. Pourquoi là-bas ?
- Mesure de discrétion. Pour éviter les journalistes ou les profi-leurs amateurs, ceux qui traînent toujours à la morgue de Paris.
Schiffer ne semblait plus écouter. Il observait le trafic des voitures avec des yeux fascinés. Parfois, il plissait les paupiéres, comme s'il s'accoutumait à une lumiére nouvelle. Il ressemblait à un tau-lard en liberté conditionnelle.
Une demi-heure plus tard, Paul franchit le pont de Suresnes et remonta le long boulevard Sellier puis le boulevard de la République. Il traversa ainsi la ville de Saint-Cloud avant d'atteindre la lisiére de Garches.
Au sommet de la colline, l'hôpital apparut enfin. Six hectares de b
‚timents, de blocs opératoires et de chambres blanches ; une véritable ville, peuplée de médecins, d'infirmiéres et de milliers de patients, victimes pour la plupart d'accidents de la route.
Paul prit la direction du pavillon Vésale. Le soleil était haut et flattait les façades des immeubles, tous construits en briques. Chaque mur proposait une nouvelle nuance de rouge, de rosé, de créme, comme soigneusement cuite au four.
L'EMPIRE DES LOUPS
Au hasard des allées, des groupes de visiteurs, portant des fleurs ou des p
‚tisseries, apparaissaient. Ils marchaient avec une raideur sentencieuse, presque mécanique, comme s'ils avaient été contaminés par la rigor mortis qui habitait cette enceinte.
Ils parvinrent dans la cour intérieure du pavillon. Le b‚timent gris et rosé, avec son avancée soutenue par de minces colonnes, évoquait un sanatorium, ou un édifice thermal abritant de mystérieuses sources de guérison.
Ils pénétrérent dans la morgue et suivirent un couloir de faÔence blanche.
quand Schiffer découvrit la salle d'attente, il demanda :
- O˘ on est, là ?
C'était peu de chose mais Paul était heureux de l'étonner avec cela.
quelques années auparavant, l'institut médico-légal de Garches avait été
rénové d'une maniére trés originale. La premiére salle était entiérement peinte en bleu turquoise ; la couleur recouvrait indistinctement le sol, les murs, le plafond et annulait toute échelle, tout repére. On plongeait ici dans une mer cristallisée, distillant une limpidité vivifiante.
- Les toubibs de Garches ont fait appel à un artiste contemporain, expliqua Paul. Nous ne sommes plus dans un hôpital. Nous sommes dans une ouvre d'art.
Un infirmier apparut et désigna une porte sur la droite :
- Le Dr Scarbon va vous rejoindre dans la salle des départs. Ils lui emboîtérent le pas et croisérent d'autres piéces. Toujours bleues, toujours vides, surmontées parfois d'un liseré de lumiére blanche, projeté à quelques centimétres du plafond. Dans le couloir, des vases de marbre étaient disposés en hauteur, déployant un dégradé de tons pastel : rosé, pêche, jaune, écru, blanc... Une étrange volonté de pureté semblait partout à l'ouvre.
La derniére salle arracha au Chiffre un sifflement d'admiration.
C'était un rectangle d'un seul tenant, d'environ cent métres carrés, absolument vierge, habité seulement par le bleu. A gauche de la porte d'entrée, trois baies élevées découpaient la clarté du dehors. Face à ces figures de lumiére, trois arches se creusaient dans le mur opposé, comme des vo˚tes d'église grecque. A l'intérieur, des blocs de marbre alignés, sortes de gros lingots,
L'EMPIRE DES LOUPS
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également peints en bleu, semblaient avoir poussé directement du sol.
Sur l'un d'entre eux, un drap épousait la forme d'un corps.
Schiffer s'approcha d'une jarre de marbre blanc qui siégeait au centre de la piéce. Lourde et polie, remplie d'eau, elle évoquait un bénitier épuré, aux lignes antiques. Agitée par un moteur, l'eau frémissante distillait un parfum d'eucalyptus destiné à atténuer la puanteur des morts et l'odeur du formol.
Le policier y trempa ses doigts.
- Tout ça me rajeunit pas.
A ce moment, les pas du Dr Claude Scarbon se firent entendre. Schiffer se retourna. Les deux hommes se toisérent. En un coup d'ceil, Paul comprit qu'ils se connaissaient. Il avait appelé le médecin depuis l'hospice sans lui parler de son nouveau partenaire.
- Merci d'être venu, docteur, dit-il en le saluant.
Scarbon eut un bref hochement de tête, sans quitter le Chiffre du regard.
Il portait un manteau de laine sombre et tenait encore ses gants de chevreau à la main. C'était un vieil homme décharné. Ses yeux cillaient en permanence, comme si les lunettes qu'il portait à bout de nez ne lui étaient d'aucune utilité. De grosses moustaches de Gaulois laissaient filtrer une voix traînante de film d'avant-guerre.
Paul fit un geste vers son acolyte :
- Je vous présente...
- On se connaît, intervint Schiffer. Salut, docteur.
Scarbon ôta son manteau sans répondre et enfila une blouse suspendue sous une des vo˚tes puis glissa ses mains dans des gants de latex dont la couleur vert p‚le s'harmonisait avec le grand bleu qui les environnait.
Alors seulement, il écarta le drap. L'odeur de chair en décomposition se répandit dans la piéce, coupant court à toute autre préoccupation.
Malgré lui, Paul détourna les yeux. Lorsqu'il eut le courage de regarder, il aperçut le corps lourd et blanc, à demi caché par le drap replié.
Schiffer s'était glissé sous l'arcade ; il enfilait des gants chirurgi-78
L'EMPIRE DES LOUPS
eaux. Pas le moindre trouble ne se lisait sur son visage. Derriére lui, une croix de bois et deux chandeliers de fer noir se détachaient sur le mur. Il murmura d'une voix vide : - OK, docteur, vous pouvez commencer.
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- ~T~ A VICTIME est de sexe féminin, de race caucasienne. I Son tonus musculaire indique qu'elle avait entre vingt * J et trente ans.
Plutôt boulotte. Soixante-dix kilos pour un métre soixante. Si on ajoute qu'elle possédait la carnation blanche spécifique des rousses et la chevelure qui va avec, je dirais qu'elle correspond, physiquement, au profil des deux premiéres. Notre homme les aime ainsi : la trentaine, rousses, grassouillettes. Scarbon parlait sur un ton monocorde. Il paraissait lire mentalement les lignes de son rapport, des lignes inscrites sur sa propre nuit blanche. Schiffer interrogea :
- Aucun signe particulier ?
- Comme quoi ?
- Tatouages. Oreilles percées. Marque d'alliance. Des trucs que le tueur n'aurait pas pu effacer.
- Non.
Le Chiffre saisit la main gauche du cadavre et la retourna, côté paume.
Paul frémit : jamais il n'aurait osé un tel geste.
- Pas de traces de henné ?
- Non.
- Nerteaux m'a dit que les doigts trahissaient un boulot de couturiére.
qu'est-ce que vous en pensez ?
Scarbon confirma d'un signe de tête :
- Ces femmes ont longtemps pratiqué des travaux manuels, c'est évident.
<*- Vous êtes d'accord pour la couture ?
L'EMPIRE DES LOUPS
- Difficile d'être vraiment précis. Des traces de piq˚res marquent les sillons digitaux. Il y a aussi des cals entre le pouce et l'index. Peut-
être l'utilisation d'une machine à coudre ou d'un fer à repasser. (Il leva son regard au-dessus de ses carreaux.) Elles ont bien été retrouvées prés du quartier du Sentier, non ?
- Et alors ?
- Ce sont des ouvriéres turques.
Schiffer ne releva pas ce ton de certitude. Il observait le torse. Malgré
lui, Paul se rapprocha. Il vit les lacérations noires qui s'étiraient sur les flancs, les seins, les épaules et les cuisses. Plusieurs d'entre elles étaient si profondes qu'elles révélaient le blanc des os.
- Parlez-nous de ça, ordonna le Chiffre.
Le médecin compulsa rapidement plusieurs feuillets agrafés.
- Sur celle-ci, j'ai dénombré vingt-sept entailles. Parfois superficielles, parfois profondes. On peut imaginer que le tueur a intensifié sa torture au fil des heures. Il y en avait à peu prés autant sur les deux autres. (Il abaissa sa liasse pour observer ses interlocuteurs.) D'une façon générale, tout ce que je vais décrire ici est valable pour les précédentes victimes Les trois femmes ont été suppliciées de la même maniére.
- Avec quelle arme ?
- Un couteau de combat, chromé, doté d'une lame-scie. On discerne nettement l'empreinte des dents sur plusieurs plaies. Pour les deux premiers corps, j'avais demandé une recherche d'aprés la taille et l'espace des pics, mais on n'a rien obtenu de significatif. Du matériel militaire standard, correspondant à des dizaines de modéles.
Le Chiffre se pencha sur d'autres plaies qui se multipliaient sur le buste
- de curieuses auréoles noires, suggérant des morsures ou des baisers de braise. quand Paul avait remarqué ce détail sur le premier cadavre, il avait pensé au diable. Un être de fournaise qui se serait délecté de ce corps innocent. ^ - Et ça ? demanda Schiffer en tendant l'index. qu'est-ce que c'est au juste > Des morsures ?
- A premiére vue, on dirait des suçons de feu. Mais j'ai trouvé une explication rationnelle à ces marques. Je pense que le meur-L'EMPIRE DES LOUPS
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trier se sert d'une batterie de voiture pour leur infliger des chocs électriques. Plus précisément, j'imagine qu'il utilise les pinces crantées qu'on emploie d'ordinaire pour envoyer le jus. Les marques de lévres ne sont que les empreintes de ces pinces. A mon avis, il mouille les corps pour accentuer les décharges. Ce qui explique les stigmates noirs. Il y en a plus d'une vingtaine sur celui-ci. (Il brandit ses feuilles.) Tout est dans mon rapport.
Paul connaissait ces informations ; il avait lu et relu les deux premiers bilans d'autopsie. Mais chaque fois il éprouvait la même répulsion, le même rejet. Aucun moyen d'entrer en empathie avec une telle folie.
Schiffer se plaça à la hauteur des jambes du cadavre - les pieds, bleu-noir, étaient plies selon un angle impossible.
- Et là ?
Scarbon s'approcha à son tour, de l'autre côté du corps. Ils ressemblaient à deux topographes étudiant les reliefs d'une carte.
- Les radiographies sont spectaculaires. Tarses, métatarses, phalanges : tout est bousillé. On a compté environ soixante-dix esquilles d'os enfoncées dans les tissus. Aucune chute n'aurait pu provoquer de tels dég
‚ts. Le tueur s'est acharné sur ces membres avec un objet contondant. Barre de fer ou batte de base-bail. Les deux autres ont subi le même traitement.
Je me suis renseigné . c'est une technique de torture spécifique à la Turquie. La felaka, ou le felika, je ne sais plus.
Schiffer cracha avec un accent guttural :
- Al-Falaqua.
Paul se souvint que le Chiffre parlait couramment le turc et l'arabe.
- De mémoire, poursuivit-il, je peux vous citer dix pays qui pratiquent cette méthode.
Scarbon repoussa ses lunettes sur son nez.
- Oui. Bon. Enfin, on nage en plein exotisme, quoi. Schiffer remonta vers l'abdomen. De nouveau, il saisit l'une
des mains. Paul aperçut les doigts noircis et boursouflés. L'expert commenta :
- Les ongles ont été arrachés à la tenaille. Les extrémités ont été
br˚lées à l'acide.
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L'EMPIRE DES LOUPS
- quel acide ?
- Impossible à dire.
- «a ne peut pas être une technique post mortem, pour détruire les empreintes ?
- Si c'est ça, le tueur a raté son coup. Les dermatoglyphes sont parfaitement visibles. Non, je pense plutôt à une torture supplémentaire.
L'assassin n'est pas du genre à rater quoi que ce soit.
Le Chiffre avait reposé la main. Toute son attention se focalisait maintenant sur le sexe béant. Le toubib regardait aussi la plaie. Les topographes commençaient à ressembler à des charognards.
- Elle a été violée ?
- Pas au sens sexuel du terme.
Pour la premiére fois, Scarbon hésita. Paul baissa les yeux. Il vit l'orifice béant, dilaté, lacéré. Les parties internes - grandes lévres, petites lévres, clitoris - étaient retournées vers l'extérieur, en une révolution de chairs insoutenable. Le médecin se racla la gorge et se lança :
- Il lui a enfoncé un genre de matraque, tapissée de lames de rasoir. On voit bien les lacérations, ici, à l'intérieur de la vulve, et là, le long des cuisses. Un vrai carnage. Le clitoris est sectionné. Les lévres sont coupées. Cela a provoqué une hémorragie interne. La premiére victime affichait exactement les mêmes blessures. La deuxiéme...
Il hésita de nouveau. Schiffer chercha son regard :
- quoi ?
- La seconde, c'était différent. Je pense qu'il a utilisé quelque chose de... vivant.
- De vivant ?
- Un rongeur, oui. Une bestiole de ce genre. Les organes génitaux externes étaient mordus, déchirés, jusqu'à l'utérus. Il paraît que des tortionnaires ont utilisé ce type de technique, en Amérique latine...
Paul avait la tête dans un étau. Il connaissait ces détails, mais chacun d'eux le blessait, chaque mot lui soulevait le cour. Il recula jusqu'à la jarre de marbre. Machinalement, il trempa ses doigts dans l'eau parfumée et se souvint que son comparse avait
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effectué le même geste quelques minutes auparavant. Il les retira vivement.
- Continuez, ordonna Schiffer d'une voix rauque.
Scarbon ne répondit pas aussitôt ; le silence emplit la salle turquoise.
Les trois hommes paraissaient comprendre qu'ils ne pouvaient plus reculer : ils allaient devoir affronter le visage.
- C'est la partie la plus complexe, reprit enfin le légiste, en encadrant de ses deux index la face défigurée. Il y a eu plusieurs étapes dans la violence.
- Expliquez-vous.
- D'abord les contusions. Le visage n'est qu'un énorme hématome. Le tueur a frappé longuement, sauvagement. Peut-être avec un poing américain.
quelque chose de métallique, en tout cas, et de plus précis qu'une barre ou une matraque. Ensuite, il y a les entailles et les mutilations. Ces plaies n'ont pas saigné. Elles ont été pratiquées post mortem.
Ils étaient maintenant au plus prés du masque d'horreur. Ils discernaient, dans toute leur sauvagerie, et sans la distance habituelle des photographies, les plaies profondes. Les entailles qui traversaient le visage, rayaient le front, les tempes ; les crevasses qui perçaient les joues ; et les mutilations : le nez tranché, le menton biseauté, les lévres meurtries...
- Vous voyez comme moi ce qu'il a coupé, limé, arraché. Ce qui est intéressant, ici, c'est son application. Il a peaufiné l'ouvre. C'est sa signature. Nerteaux pense qu'il cherche à copier...
- Je sais ce qu'il pense. que pensez-vous, vous ? Scarbon se recula, les mains dans le dos :
- Le meurtrier est obsédé par ces visages. Ils constituent pour lui à la fois une source de fascination et de colére. Il les sculpte, les façonne, et en même temps il détruit leur caractére humain.
Schiffer eut un mouvement d'épaules qui marquait son scepticisme.
- De quoi est-elle morte au final ?
- Je vous l'ai dit. Hémorragie interne. Provoquée par le char-cutage des organes génitaux. Elle a d˚ se vider sur le sol.
- Et les deux autres ?
- La premiére, une hémorragie également. A moins que le 84
L'EMPIRE DES LOUPS
cour ait l‚ché avant. La seconde, je ne sais pas au juste. De terreur, peut-être, tout simplement. On peut résumer en disant que ces trois femmes sont mortes de souffrance. L'empreinte ADN et la toxico sont en cours pour celle-ci mais je ne pense pas que ces analyses donneront plus de résultats que les fois précédentes.
Scarbon remonta le drap d'un geste sec, trop empressé. Schiffer fit quelques pas avant de reprendre :
- Pouvez-vous déduire une chronologie des faits ?
- Je ne me lancerais pas dans un emploi du temps détaillé, mais on peut supposer que cette femme a été enlevée il y a trois jours, soit jeudi soir.
Elle sortait sans doute de son boulot.
- Pourquoi ?
- Elle avait le ventre vide. Comme les deux premiéres. Il les surprend quand elles rentrent à leur domicile.
- Evitons les suppositions.
Le praticien souffla avec irritation .
- Ensuite, elle a subi de vingt à trente heures de tortures, sans discontinuer.
- Comment évaluez-vous cette durée ?
- Elle s'est débattue. Ses liens lui ont br˚lé la peau, se sont enfoncés dans ses chairs. Les plaies ont suppuré. On peut remonter le temps gr‚ce à
ces infections. Vingt à trente heures : je ne dois pas être loin du compte.
De toute façon, à ce régime, c'est le seuil de la tolérance humaine.
Tout en marchant, Schiffer scrutait le miroir bleuté du sol :
- Avez-vous un indice qui pourrait nous renseigner sur le lieu du crime ?
- Peut-être. Paul intervint :
- quoi ?
Scarbon fit claquer ses lévres, à la maniére d'un clap de cinéma :
- Je l'avais déjà remarqué sur les deux autres, mais c'est flagrant sur la derniére. Le sang de la victime contient des bulles d'azote.
- qu'est-ce que ça veut dire ? Paul sortit son carnet.
- C'est assez singulier. Cela pourrait signifier que son corps a été
soumis, de son vivant, à une pression supérieure à celle qui L'EMPIRE DES LOUPS
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régne à la surface de la Terre. La pression qu'on trouve par exemple dans les fonds sous-marins.
C'était la premiére fois que le médecin évoquait cette particularité.
- Je ne suis pas plongeur, poursuivit-il, mais le phénoméne est connu. A mesure que vous plongez, la pression augmente. L'azote contenu dans le sang se dissout. Si vous remontez trop vite, sans respecter les paliers de décompression, l'azote revient brutalement à son état de gaz et forme des bulles dans le corps.
Schiffer paraissait vivement intéressé :
- Et c'est ce qui est arrivé à la victime ?
- Aux trois victimes. Des bulles d'azote ont afflué et explosé à travers leur organisme, provoquant des lésions et, bien s˚r, de nouvelles souffrances. Ce n'est pas une certitude à cent pour cent, mais ces femmes pourraient avoir eu un áccident de plongée ª.
Paul interrogea encore, tout en notant :
- Elles auraient été immergées à une grande profondeur ?
- Je n'ai pas dit ça. D'aprés l'un de nos internes qui pratique la plongée sous-marine, elles ont subi une pression d'au moins quatre bars. Ce qui équivaut à une profondeur d'environ quarante métres. Cela me semble un peu compliqué de trouver une telle masse d'eau à Paris. Je pense plutôt qu'on les a placées dans un caisson à haute pression.
Paul écrivait avec fébrilité :
- O˘ trouve-t-on ce genre de trucs ?
- Il faudrait se renseigner. Il y a les caissons qu'utilisent les plongeurs professionnels pour décompresser, mais je doute qu'il en existe en Ile-de-France. Il y a aussi les caissons utilisés dans les hôpitaux.
- Les hôpitaux ?
- Oui. Pour oxygéner des patients qui souffrent d'une mauvaise vascularisation. Diabéte, excés de cholestérol... La surpression permet de mieux diffuser l'oxygéne dans l'organisme. Il doit y avoir quatre ou cinq engins de ce type à Paris. Mais je ne vois pas notre tueur avoir accés à un hosto. Il vaudrait mieux s'orienter vers l'industrie.
- quels secteurs utilisent cette technique ?
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Aucune idée. Cherchez : c'est votre boulot. Et, encore une fois, je ne suis s˚r de rien. Ces bulles ont peut-être une tout autre explication. Si c'est le cas, je séche.
Schiffer reprit la parole :
- Sur les trois cadavres, il n'y a rien qui puisse nous renseigner, physiquement, sur notre homme ?
- Rien. Il les lave avec grand soin. De toute façon, je suis s˚r qu'il les manipule avec des gants. Il n'a pas de rapport sexuel avec elles. Il ne les caresse pas. Ne les embrasse pas. Ce n'est pas son truc. Pas du tout. Il donne plutôt dans le clinique. Le robotique. Ce tueur est... désincarné.
- Est-ce que sa folie monte en régime au fil des meurtres ?
- Non. Les tortures sont chaque fois appliquées avec la même rigueur.
C'est un obsédé du mal, mais il ne perd jamais les pédales. (Il eut un sourire usé.) Un tueur ordonné, comme disent les manuels de criminologie.
- qu'est-ce qui le fait bander, à votre avis ?
- La souffrance La souffrance pure. Il les torture avec application, avec minutie, jusqu'à ce qu'elles meurent. C'est cette douleur qui l'excite, qui nourrit sa jouissance. Il y a au fond de tout ça une haine viscérale des femmes. De leur corps, de leur visage.
Schiffer se tourna vers Paul et ricana :
- Décidément, j'ai affaire à des psychologues aujourd'hui. Scarbon s'empourpra :
- La médecine légale, c'est toujours de la psychologie. Les violences qui nous passent sous les doigts ne sont que les manifestations d'esprits malades...
Le policier acquiesça sans cesser de sourire. Il attrapa les feuillets dactylographiés que l'autre avait posés sur un des blocs.
- Merci, docteur.
Il se dirigea vers une porte qui se dessinait sous les trois baies de lumiére. Lorsqu'il l'ouvrit, une violente giclée de soleil pénétra dans la salle, tel un flot de lait lancé à travers le grand bleu.
Paul saisit un autre exemplaire du rapport d'autopsie :
- Je peux prendre celui-ci ?
Le médecin le fixa sans répondre, puis :
- Pour Schiffer, vos supérieurs sont au courant ?
L'EMPIRE DES LOUPS
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Paul se fendit d'un large sourire :
- Ne vous en faites pas. Tout est sous contrôle.
- Je m'en fais pour vous. C'est un monstre. Paul tressaillit. Le légiste assena :
- Il a tué Gazil Hemet.
Le nom ralluma ses souvenirs. Octobre 2000 : le Turc broyé sous le Thalys, l'accusation pour homicide volontaire contre Schiffer. Avril 2001 : la chambre d'accusation abandonne mystérieusement les poursuites. Il répliqua d'une voix gelée :
- Le corps était écrasé. L'autopsie n'a rien pu prouver.
- C'est moi qui ai réalisé la contre-expertise. Le visage comportait des blessures atroces. Un oil avait été arraché. Les tempes avaient été
vrillées avec des méches de perceuse. (Il désigna le drap.) Rien à envier à
celui-ci.
Paul sentit ses jambes flageoler ; il ne pouvait admettre un tel soupçon sur l'homme avec qui il allait travailler :
- Le rapport mentionnait seulement des lésions et...
- Ils ont fait disparaître mes autres commentaires. Ils le couvrent.
- qui ça, ils ?
- Ils ont peur. Ils ont tous peur.
Paul recula dans la blancheur du dehors. Claude Scarbon souffla, en ôtant ses gants élastiques :
- Vous faites équipe avec le diable.
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- "T~LS APPELLENT ça l'Iskele. Bien prononcer : ís-ké-lé ª.
I - quoi ?
-A. - On pourrait traduire par émbarcadére ª ou ´ quai de départ ª.
- De quoi vous parlez ?
Paul avait rejoint Schiffer dans la voiture, mais n'avait pas encore démarré. Ils se trouvaient toujours dans la cour du pavillon Vésale, à
l'ombre des fines colonnes. Le Chiffre continua :
- La principale organisation mafieuse qui contrôle les voyages des clandestins turcs en Europe. Ils s'occupent aussi de leur trouver un boulot et un logement. Ils se débrouillent en général pour former des groupes de même origine dans chaque atelier. Certaines boîtes, à Paris, reconstituent carrément tout un village du fond de PAnatolie.
Schiffer s'arrêta, pianota sur la paroi de la boîte à gants, puis enchaîna :
- Les tarifs sont variables. Les plus riches s'offrent l'avion et la complicité des douaniers. Ils débarquent en France avec un permis de travail fictif ou un faux passeport. Les plus pauvres se tapent le trajet en cargo, par la Gréce, ou en camion, par la Bulgarie. Dans tous les cas, il faut compter un minimum de deux cent mille balles. La famille au village se cotise et réunit à peu prés un tiers de la somme. L'ouvrier trime dix années pour rembourser le reste.
Paul observait Schiffer, son profil trés net sur la vitre ensoleillée.
L'EMPIRE DES LOUPS
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On lui avait parlé à des dizaines de reprises de ces réseaux, mais c'était la premiére fois qu'il entendait une description d'une telle précision.
Le flic au cr‚ne d'argent poursuivit :
- Tu te doutes pas à quel point ces gars-là sont organisés. Ils possédent un registre o˘ tout est répertorié. Le nom, l'origine, l'atelier et l'état de la dette de chaque clandestin. Ils communiquent par e-mails avec leurs alter ego en Turquie, qui maintiennent la pression sur les familles. Ils s'occupent de tout à Paris. Ils prennent en charge l'envoi des mandats ou les communications téléphoniques à prix réduits. Ils se substituent à la poste, aux banques, aux ambassades. Tu veux envoyer un jouet à un de tes gosses ? Tu t'adresses à l'Iskele. Tu cherches un gynécologue ? L'Iskele te donne le nom d'un toubib pas trop regardant sur ton statut en France. Tu as un probléme avec ton atelier ? C'est encore l'Iskele qui régle le litige.
Il ne se passe pas un événement dans le quartier turc sans qu'ils en soient informés et qu'ils le consignent dans leurs fiches.
Paul comprit enfin o˘ le Chiffre voulait en venir :
- Vous pensez qu'ils sont au courant pour les meurtres ?
- Si ces filles sont vraiment des clandestines, leurs patrons se sont tournés en priorité vers l'Iskele. Un, pour savoir ce qui se passait. Deux, pour remplacer les disparues. Ces gonzesses trucidées, c'est avant tout du pognon qui se perd.
Un espoir prit forme dans sa conscience :
- Vous... Vous pensez qu'ils possédent un moyen d'identifier ces ouvriéres ?
- Chaque dossier comprend une photographie de l'immigré. Son adresse à
Paris. Le nom et les coordonnées de son employeur.
Paul risqua une autre question, mais il savait déjà la réponse :
- Vous connaissez ces mecs ?
- Le patron de l'Iskele à Paris s'appelle Marek Cesiuz. Tout le monde l'appelle Marius. Il posséde une salle de concerts sur le boulevard de Strasbourg. J'ai vu naître un de ses fils.
Il lui fit un clin d'oil :
- Tu démarres ou quoi ?
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Paul contempla un instant encore Jean-Louis Schiffer. Vous faites équipe avec le diable. Peut-être Scarbon avait-il raison, mais pour le genre de gibier qu'il traquait, pouvait-il souhaiter meilleur partenaire ?
TROIS
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LE LUNDI MATIN, Anna Heymes quitta discrétement son appartement et prit un taxi en direction de la rive gauche. Elle se souvenait que plusieurs librairies médicales étaient regroupées autour du carrefour de l'Odéon.
Dans l'une d'elles, elle fureta parmi les livres de psychiatrie et de neurochirurgie, en quête d'informations sur les biopsies pratiquées sur le cerveau. Le mot prononcé par Ackermann résonnait encore dans sa mémoire : ´
biopsie stéréotaxique ª. Elle n'eut aucun mal à dénicher des photographies et une description détaillée de cette méthode.
Elle découvrit les têtes des patients, rasées, enserrées dans une armature carrée. Une sorte de cube de métal vissé à même les tempes. Le cadre était surmonté d'un trépan - une véritable foreuse.
Elle suivit, en images, chaque étape de l'opération. La méche qui perçait l'os ; le scalpel qui s'insinuait dans l'orifice et traversait à son tour la dure-mére, la membrane enveloppant le cerveau ; l'aiguille à tête creuse qui plongeait dans la substance cérébrale. Sur l'une des photographies, on distinguait même la couleur ros‚-tre de l'organe, alors que le chirurgien extirpait sa sonde.
Tout sauf ça.
Anna avait pris sa résolution : il lui fallait chercher un autre diagnostic ; consulter un deuxiéme spécialiste, de toute urgence, qui lui proposerait une alternative, un traitement différent. ´* Elle se précipita dans une brasserie, boulevard Saint-Germain, 94
L'EMPIRE DES LOUPS
plongea dans la cabine téléphonique du sous-sol et feuilleta un annuaire.
Aprés plusieurs tentatives malheureuses auprés de médecins absents ou débordés, elle tomba enfin sur Mathilde Wil-crau, psychiatre et psychanalyste, qui semblait plus disponible.
La voix de la femme était grave, mais le ton léger, presque malicieux. Anna évoqua briévement ses ´ problémes de mémoire ª et insista sur l'urgence de sa démarche. La psychiatre accepta de la recevoir aussitôt. Prés du Panthéon, à cinq minutes de l'Odéon.
Anna patientait maintenant dans une petite salle d'attente décorée de meubles anciens, vernis et ciselés, qui semblaient tout droit sortis du ch
‚teau de Versailles. Seule dans la piéce, elle observait les photographies encadrées qui décoraient les murs : des clichés d'exploits sportifs, dans des contextes les plus extrêmes.
Sur l'un des tirages, une silhouette s'envolait d'un versant montagneux, suspendue à un parapente ; sur le suivant, un alpiniste encapuchonné
escaladait une muraille de glace ; dans un autre cadre, un tireur cagoule et gainé d'une combinaison de ski braquait un fusil à lunette sur une cible invisible.
- Mes exploits sur le retour. Anna se tourna vers la voix.
Mathilde Wilcrau était une grande femme aux épaules larges, au sourire rayonnant. Ses bras jaillissaient de son tailleur d'une maniére brutale, presque inconvenante. Ses jambes, longues et trés fuselées, dessinaient des courbes de puissance. Éntre quarante et cinquante ans ª, estima Anna, remarquant les paupiéres flétries, les sillons autour des yeux. Mais on n'appréhendait pas cette femme athlétique en termes d'‚ge : plutôt d'énergie ; ce n'était pas une question d'années, mais de kilojoules.
La psychiatre s'effaça :
- Par ici.
Le bureau était assorti à l'antichambre ; du bois, du marbre, de l'or. Anna pressentait que la vérité de la femme ne se situait pas dans cette décoration précieuse mais plutôt dans les photographies de ses exploits.
Elles s'assirent de part et d'autre d'un bureau couleur de feu. Le médecin saisit un stylo-plume et inscrivit sur un bloc quadrillé
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les renseignements d'usage. Nom, ‚ge, adresse... Anna était tentée de mentir sur son identité, mais elle s'était juré de jouer franc jeu.
Tout en répondant, elle observait encore son interlocutrice. Elle était frappée par son allure brillante, ostentatoire, presque américaine. Sa chevelure brune ruisselait sur ses épaules ; ses traits amples, réguliers, s'épanouissaient autour d'une bouche trés rouge, sensuelle, qui attirait le regard. L'image qui lui vint fut celle d'une p‚te de fruits, gorgée de sucre et d'énergie. Spontanément, cette femme lui inspirait confiance.
- Alors, quel est le probléme ? demanda-t-elle d'un ton enjoué.
Anna s'efforça d'être concise :
- Je souffre de défaillances de la mémoire
- quel genre de défaillances ?
- Je ne reconnais plus les visages qui me sont familiers.
- Tous les visages familiers ?
- Surtout celui de mon mari.
- Soyez plus précise : vous ne le reconnaissez plus du tout ? Plus jamais ?
- Non. Ce sont des absences trés courtes. Sur l'instant, son visage ne m'évoque rien. Un parfait inconnu. Puis le déclic s'effectue. Jusqu'à
maintenant, ces trous noirs ne duraient qu'une seconde. Mais ils me semblent de plus en plus longs.
Mathilde tapotait sa page avec l'extrémité de son stylo ; un Mont-Blanc laqué noir. Anna remarqua qu'elle avait discrétement ôté ses chaussures.
- C'est tout ? Elle hésita .
- Il m'arrive parfois aussi le contraire...
- Le contraire ?
- Il me semble reconnaître des visages qui me sont étrangers.
- Donnez-moi un exemple.
- Cela survient surtout avec une personne. Je travaille à la Maison du Chocolat, rue du Faubourg-Saint-Honoré, depuis environ un mois. Il y a un client régulier. Un homme d'une quarantaine d'années. Chaque fois qu'il pénétre dans la boutique, j'éprouve
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L'EMPIRE DES LOUPS
une sensation familiére. Mais je ne parviens jamais à préciser mon souvenir.
- Et lui, qu'est-ce qu'il dit ?
- Rien. A l'évidence, il ne m'a jamais vue ailleurs que derriére mon comptoir.
Sous le bureau, la psychiatre agitait ses orteils au bout de ses collants noirs. Il y avait une note espiégle, pétillante, dans toute son attitude.
- Si je résume, vous ne reconnaissez pas les gens que vous devriez reconnaître, mais vous reconnaissez ceux que vous ne connaissez pas, c'est ça ?
Elle prolongeait les derniéres syllabes d'une maniére singuliére, un véritable vibrato de violoncelle.
- On peut présenter les choses de cette façon, oui.
- Vous avez essayé une bonne paire de lunettes ?
Anna fut soudain prise de fureur. Elle sentit une chaleur aiguÎ lui monter au visage. Comment pouvait-elle se moquer de sa maladie ? Elle se leva, attrapant son sac. Mathilde Wilcrau la retint avec empressement :
- Excusez-moi. C'était une plaisanterie. C'est idiot. Restez, je vous en prie.
Anna s'immobilisa. Le sourire rouge l'enveloppait comme un halo bienfaisant. Sa résistance s'évanouit. Elle se laissa tomber dans le fauteuil.
La psychiatre reprit place à son tour et modula encore :
- Poursuivons, s'il vous plaît. Eprouvez-vous parfois un malaise face à
d'autres visages ? Je veux dire : ceux que vous croisez chaque jour, dans la rue, les lieux publics ?
- Oui. Mais c'est une autre sensation. Je subis... des sortes d'hallucinations. Dans le bus, dans les dîners, n'importe o˘. Les figures se brouillent, se mélangent, forment des masques atroces. Je n'ose plus regarder personne. Je ne vais bientôt plus sortir de chez moi...
- quel ‚ge avez-vous ?
- Trente et un ans.
- Depuis combien de temps souffrez-vous de ces troubles ? -
- Un mois et demi environ.
L'EMPIRE DES LOUPS
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- Sont-ils accompagnés de malaises physiques ?
- Non... Enfin, si. Des signes d'angoisse, surtout. Des tremblements. Mon corps devient lourd. Mes membres s'ankylosent. J'étouffe aussi, parfois.
Récemment, j'ai saigné du nez.
- Votre état de santé est bon, en général ?
- Excellent. Rien à signaler.
La psychiatre marqua un temps. Elle écrivait maintenant sur le bloc.
- Souffrez-vous d'autres troubles de la mémoire, qui concerneraient des épisodes de votre passé par exemple ?
Anna pensa ´ à ciel ouvert ª et répondit :
- Oui. Certains de mes souvenirs perdent en consistance. Ils me paraissent s'éloigner, s'effacer.
- Lesquels ? Ceux qui concernent votre mari ? Elle se raidit contre le dossier de bois :
- Pourquoi vous me demandez ça ?
- A l'évidence, c'est surtout son visage qui provoque vos crises. Le passé
que vous partagez avec lui pourrait aussi vous poser un probléme.
Anna soupira. Cette femme l'interrogeait comme si son mal était influencé
par ses sentiments ou son inconscient ; comme si elle refoulait volontairement sa mémoire dans une direction donnée. Cette lecture était totalement différente de celle d'Acker-mann. N'était-ce pas ce qu'elle était venue chercher ici ?
- C'est vrai, concéda-t-elle. Mes souvenirs avec Laurent s'effritent, disparaissent. (Elle s'arrêta, puis reprit d'un ton plus vif :) Mais d'une certaine façon, c'est logique.
- Pourquoi ?
- Laurent est au centre de ma vie, de ma mémoire. Il occupe la plupart de mes souvenirs. Avant la Maison du Chocolat, j'étais une simple femme au foyer. Mon couple était ma seule préoccupation.
- Vous n'avez jamais travaillé ?
Anna prit un ton acide, se moquant d'elle-même :
- J'ai une licence de droit mais je n'ai jamais mis les pieds dans un cabinet d'avocat. Je n'ai pas d'enfant. Laurent est mon ´ grand tout ª, si vous voulez, mon seul horizon...
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Vous êtes mariée depuis combien d'années ?
- Huit ans.
- Avez-vous des relations sexuelles normales ?
- qu'est-ce que vous appelez : normales ?
- Ternes. Ennuyeuses.
Anna ne comprit pas. Le sourire s'accentua :
- Encore de l'humour. Je vous demande simplement si vous avez des rapports réguliers.
- Tout va bien de ce côté-là. Au contraire, j'ai... enfin, je ressens un désir trés fort pour lui. De plus en plus fort même. C'est si étrange.
- Peut-être pas tant que ça.
- qu'est-ce que vous voulez dire ? Un silence en guise de réponse.
- quel est le métier de votre mari ?
- Il est policier.
- Pardon ?
- Haut fonctionnaire. Laurent dirige le Centre des études et bilans du ministére de l'Intérieur. Il supervise des milliers de rapports, de statistiques concernant les problémes criminels de la France. Je n'ai jamais compris son job, mais cela a l'air important. Il est trés proche du ministre.
Mathilde enchaîna, comme si tout cela allait de soi :
- Pourquoi n'avez-vous pas d'enfants ? Un probléme de ce côté-là ?
- Pas physiologique, en tout cas.
- Alors, pourquoi ?
Anna hésita. La nuit du samedi lui revint : le cauchemar, les révélations de Laurent, le sang sur son visage...
- Je ne sais pas au juste. Il y a deux jours, j'ai posé la question à mon mari. Il m'a répondu que je n'en ai jamais voulu. J'aurais même exigé un serment de sa part à ce sujet. Mais je ne m'en souviens pas. (Sa voix monta d'un cran.) Comment je peux avoir oublié ça ? (Elle détacha chaque syllabe.) Je-ne-m'en-sou-viens-pas !
Le médecin écrivit quelques lignes, puis demanda :
- Et vos souvenirs d'enfance ? Ils s'effacent, eux aussi ? > L'EMPIRE DES LOUPS
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- Non. Ils me semblent lointains mais bien présents.
- Des souvenirs de vos parents ?
- Non. J'ai perdu ma famille trés tôt. Un accident de voiture. J'ai grandi en pension, prés de Bordeaux, sous la tutelle d'un oncle. Je ne le vois plus. Je ne l'ai jamais beaucoup vu.
- De quoi vous souvenez-vous alors ?
- Des paysages. Les grandes plages des Landes. Les forêts de pins. Ces vues sont intactes dans mon esprit. Elles gagnent même en présence, en ce moment. Ces paysages me semblent plus réels que tout le reste.
Mathilde écrivait toujours. Anna s'aperçut qu'elle griffonnait en réalité
des hiéroglyphes Sans lever les yeux, la spécialiste repartit à l'assaut.
- Comment dormez-vous ? Vous souffrez d'insomnie ?
- Au contraire. Je dors tout le temps.
- quand vous faites un effort de mémoire, ressentez-vous une somnolence ?
- Oui. Une espéce de torpeur.
- Parlez-moi de vos rêves.
- Depuis le début de ma maladie, je fais un rêve... bizarre.
- Je vous écoute.
Elle décrivit le songe qui hantait ses nuits. La gare et les paysans.
L'homme en manteau noir. Le drapeau frappé de quatre lunes. Les sanglots d'enfants. Puis la bourrasque du cauchemar : le torse vide, le visage en lambeaux...
La psy émit un sifflement admiratif. Anna n'était pas certaine d'apprécier ces maniéres familiéres, mais elle éprouvait une sensation de réconfort auprés de cette femme. Soudain Mathilde la glaça :
- Vous avez consulté quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ? (Anna tressaillit.) Un neurologue ?
- Je... qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
- Vos symptômes sont plutôt cliniques. Ces défaillances, ces distorsions font penser à une maladie neurodégénérative. Dans de tels cas, le patient préfére consulter un neurologue. Un médecin qui localise clairement la maladie et qui soigne avec des médicaments.
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L'EMPIRE DES LOUPS
Anna capitula :
- Il s'appelle Ackermann. C'est un ami d'enfance de mon mari.
- Eric Ackermann ?
- Vous le connaissez ?
- On était à la fac ensemble. Anna demanda avec anxiété :
- qu'est-ce que vous pensez de lui ?
- Un homme trés brillant. quel a été son diagnostic ?
- Il m'a surtout fait subir des examens. Des scanners. Des radios. Une IRM.
- Il n'a pas utilisé le Petscan ?
- Si. Nous avons effectué des tests samedi dernier. Dans un hôpital plein de soldats.
- Le Val-de-Gr‚ce ?
- Non, l'institut Henri-Becquerel, à Orsay. Mathilde nota le nom dans un coin de sa feuille.
- quels ont été les résultats ?
- Rien de trés clair. D'aprés Ackermann je souffre d'une lésion située dans l'hémisphére droit, dans la partie ventrale du tem poral...
- La zone de reconnaissance des visages.
- Exactement. Il suppose qu'il s'agit d'une nécrose infime. Mais la machine ne l'a pas localisée.
- quelle serait la cause de cette lésion, selon lui ? Anna parla plus vite, ces aveux la soulageaient :
- Il n'en sait rien, justement. Il tient à effectuer de nouveaux examens.
(Sa voix se fêla.) Une biopsie pour analyser cette partie de mon cerveau.
Il veut étudier mes cellules nerveuses, je ne sais quoi. Je... (Elle reprit son souffle.) Il dit qu'à cette seule condition, il pourra mettre au point un traitement.
La psychiatre posa son stylo-plume et croisa les bras. Pour la premiére fois, elle parut considérer Anna sans ironie, sans malice :
- Vous lui avez parlé de vos autres troubles ? Les souvenirs qui s'effacent ? Les visages qui se mélangent ?
- Non.
- Pourquoi vous méfiez-vous de lui ? Anna ne répondit pas. Mathilde insista :
L'EMPIRE DES LOUPS
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- Pourquoi êtes-vous venue me consulter ? Pourquoi me déballer tout ça, à moi ?
Anna eut un geste vague, puis elle prononça, les paupiéres baissées :
- Je refuse de subir cette biopsie. Ils veulent entrer dans mon cerveau.
- De qui parlez-vous ?
- Mon mari et Ackermann. Je suis venue vous voir dans l'espoir que vous auriez une autre idée. Je ne veux pas qu'on me fasse un trou dans la tête !
- Calmez-vous.
Elle releva les yeux, elle était au bord des larmes :
- Je... Je peux fumer ?
La psychiatre hocha la tête. Elle alluma aussitôt une cigarette. quand la fumée se dissipa, le sourire était revenu sur les lévres de son interlocutrice.
Un souvenir d'enfance la traversa, inexplicable. Les longues randonnées dans les landes, avec sa classe, le retour au pensionnat, les bras chargés de coquelicots. On leur expliquait alors qu'il fallait br˚ler les tiges des fleurs pour faire durer leur couleur...
Le sourire de Mathilde Wilcrau lui rappelait cette alliance mystérieuse entre le feu et la vivacité des pétales. quelque chose était br˚lé à
l'intérieur de cette femme et soutenait le rouge de ses lévres.
La psychiatre marqua une nouvelle pause puis demanda d'un ton calme :
- Ackermann vous-a-t-il expliqué qu'une amnésie pouvait être provoquée par un choc psychologique, et pas seulement par une lésion physique ?
Anna exhala la fumée avec violence.
- Vous voulez dire... Mes troubles pourraient être causés par un traumatisme... psychique ?
- C'est une possibilité. Une vive émotion aurait pu déclencher un refoulement.
Une onde de soulagement l'envahit tout entiére. Elle savait maintenant qu'elle était venue entendre ces mots ; elle avait choisi une psychanalyste pour revenir à une version purement psychique de sa maladie. Elle peinait à
maîtriser son excitation :
102
L'EMPIRE DES LOUPS
- Mais ce choc, dit-elle entre deux bouffées, je m'en souviendrais, non ?
- Pas forcément. La plupart du temps, l'amnésie efface sa propre source.
L'événement fondateur.
- Et ce traumatisme concernerait les visages ?
- C'est probable, oui. Les visages, et aussi votre mari. Anna bondit de sa chaise :
- Comment ça, mon mari ?
- Si j'en juge par les signes que vous me décrivez, ce sont vos deux points de blocage.
- Laurent serait à l'origine de mon choc émotionnel ?
- Je n'ai pas dit ça. Mais à mon avis, tout est lié. Le choc que vous avez éprouvé, s'il existe, a favorisé un amalgame entre votre amnésie et votre époux. C'est tout ce qu'on peut dire pour l'instant.
Silence d'Anna. Elle fixait le bout incandescent de sa cigarette.
- Pouvez-vous gagner du temps ? relança Mathilde.
- Gagner du temps ?
- Avant la biopsie.
- Vous... Vous acceptez de vous occuper de moi ? Mathilde saisit son stylo et le pointa vers Anna.
- Pouvez-vous gagner du temps avant ces examens, oui ou non ?
- Je pense. quelques semaines. Mais si mes troubles...
- Etes-vous d'accord pour plonger dans votre mémoire par la parole ?
- Oui.
A
- Etes-vous d'accord pour venir ici d'une maniére intensive ?
- Oui.
- Pour tenter des techniques de suggestion, comme l'hypnose, par exemple ?
- Oui.
- Des injections de sédatif?
- Oui. Oui. Oui.
Mathilde l‚cha son stylo. L'étoile blanche du Mont-Blanc scintilla :
- On va déchiffrer votre mémoire, faites-moi confiance.
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LE COUR en arc-en-ciel. Elle ne s'était pas sentie aussi heureuse depuis longtemps. La simple hypothése que ses symptômes soient causés par un traumatisme psychologique, et non par une détérioration physique, lui redonnait espoir ; cela lui laissait supposer en tout cas que son cerveau n'était pas altéré, ni rongé par une nécrose qui se répandait parmi ses cellules nerveuses.
Dans le taxi du retour, elle se félicita encore d'avoir pris un tel virage.
Elle tournait le dos aux lésions, aux machines, aux biopsies. Elle ouvrait les bras à la compréhension, la parole, la voix suave de Mathilde Wilcrau... Ce timbre si bizarre lui manquait déjà.
quand elle parvint rue du Faubourg-Saint-Honoré, aux environs de 13 heures, tout lui semblait plus vif, plus précis. Elle savourait chaque détail de son quartier. C'étaient de véritables îlots, des archipels de spécialités qui se côtoyaient le long de la rue.
Au croisement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré et de l'avenue Hoche, la musique régnait en maître : aux danseuses de la salle Pleyel répondaient les laques des pianos Hamm, situés juste en face. Puis c'était la Russie qui jaillissait entre la rue de la Neva et la rue Daru, avec leurs restaurants moscovites et leur église orthodoxe. Enfin, on accédait au monde des douceurs : les thés de Mariage Fréres, les friandises de la Maison du Chocolat ; deux façades d'acajou brun, deux miroirs vernis, qui ressemblaient à des cadres dans un musée des saveurs.
Anna surprit Clothilde qui s'affairait à nettoyer les étagéres. Elle 104
L'EMPIRE DES LOUPS
s'acharnait sur des vases de céramique, des vasques de bois, des assiettes de porcelaine qui ne partageaient avec le chocolat qu'une familiarité de ton bistre, une nuance mordorée, ou simplement une certaine idée du bien-
être, du bonheur. Une vie de confort, qui tinte et se boit chaud...
Clothilde se retourna, debout sur son tabouret :
- Te voilà ! Tu me donnes une heure ? Il faut que j'aille au Monoprix.
C'était de bonne guerre. Anna avait disparu toute la matinée, elle pouvait monter la garde durant le déjeuner. Le passage de relais se fit sans un mot, mais avec le sourire. Anna, armée d'un chiffon, reprit le travail aussitôt et se mit à frotter, lustrer, astiquer avec toute l'énergie de sa bonne humeur retrouvée.
Puis, soudain, sa vigueur retomba, lui laissant un trou noir au creux du torse. En quelques secondes, elle mesura à quel point sa joie était factice. qu'y avait-il de si positif dans son rendez-vous de la matinée ?
Lésion ou choc psychologique, qu'est-ce que cela changeait à son état, à
ses angoisses ? que pouvait faire de plus Mathilde Wilcrau pour la soigner ? Et en quoi tout cela la rendrait-elle moins folle ?
Elle s'écroula derriére le comptoir principal. L'hypothése de la psychiatre était peut-être pire encore que celle d'Ackermann. L'idée d'un événement, d'un choc psychologique qui aurait provoqué son amnésie renforçait maintenant sa terreur. qu'est-ce qui se cachait derriére une telle zone morte ?
quelques phrases ne cessaient de tourner dans sa tête, et surtout cette réponse. : ´ Les visages, et aussi votre mari. ª En quoi Laurent pouvait-il être lié à tout cela ?
- Bonjour.
La voix coÔncida avec le carillon de la porte ; elle n'eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que c'était lui.
L'homme en veste usée s'avançait, de sa démarche lente. A cet instant, d'une maniére infaillible, elle sut qu'elle le connaissait. Cela ne dura qu'un éclair de seconde, mais l'impression fut aussi puissante, aussi blessante qu'une tête de fléche. Pourtant, sa mémoire lui refusait le moindre indice.
Monsieur Velours s'approcha encore. Il ne manifestait aucune L'EMPIRE DES LOUPS
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gêne, aucune attention particuliéres à l'égard d'Anna. Son regard distrait, à la fois mauve et doré, survolait les rangs serrés des chocolats. Pourquoi ne la reconnaissait-il pas ? Jouait-il un rôle ? Une idée folle cingla sa conscience : et s'il était un ami, un complice de Laurent chargé de l'épier, de la tester ? Mais pourquoi ? Il sourit face à son silence puis déclara d'un ton désinvolte .
- Je crois que je vais prendre comme d'habitude.
- Je vous sers tout de suite.
Anna se dirigea vers le comptoir, sentant ses mains trembler le long de son corps. Elle dut s'y reprendre à plusieurs fois pour saisir un sachet et glisser à l'intérieur les chocolats. Enfin, elle posa les Jikola sur la balance :
- Deux cents grammes. Dix euros cinquante, monsieur.
Elle lui lança un nouveau coup d'oil. Déjà, elle n'était plus aussi s˚re...
Mais l'écho de l'angoisse, du malaise, demeurait. La sourde impression que cet homme, comme Laurent, avait modifié son visage, avait fait appel à la chirurgie esthétique. C'était le visage de son souvenir et ce n'était pas lui...
L'homme sourit encore et posa sur elle ses iris songeurs. Il paya, puis disparut en soufflant un áu revoir ª à peine audible.
Anna demeura immobile un long moment, pétrifiée de stupeur. Jamais la crise n'avait été aussi violente. Comme si elle expiait tous ses espoirs de la matinée. Comme si, aprés avoir cru guérir, elle devait retomber plus bas encore. A la maniére des prisonniers qui tentent de s'échapper et se retrouvent, une fois repris, au fond d'un cachot, plusieurs métres sous terre.
Le carillon sonna de nouveau.
- Salut.
Clothilde traversa la salle, trempée de pluie, les bras chargés de sacs volumineux. Elle s'éclipsa quelques instants dans la réserve puis réapparut, dans un sillage de fraîcheur.
- qu'est-ce que t'as ? On dirait que t'as vu un zombie. Anna ne répondit pas. L'envie de vomir et celle de pleurer se disputaient sa gorge.
- «a va pas ? insista Clothilde.
Anna la regarda, abasourdie. Elle se leva et dit simplement :
- Je dois faire un tour.
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DEHORS, l'averse redoublait, Anna plongea dans la tourmente. Elle se laissa emporter par les rondes du vent détrempé, par les cerceaux de pluie. A travers son hébétude, elle contemplait Paris qui chavirait, qui dérivait sous les stries grises. Les nuages se pressaient comme des vagues au-dessus des toits ; les façades des immeubles ruisselaient ; les têtes sculpj tées des balcons et des fenêtres ressemblaient à des faces de noyés, verd‚tres ou bleuies, englouties par les flots du ciel.
Elle remonta la rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis l'avenue Hoche, à
gauche, jusqu'au parc Monceau. Là, elle longea les grilles noir et or des jardins, et emprunta la rue Murillo.
Le trafic était intense. Les voitures bruissaient de gerbes et d'éclairs.
Les motards encapuchonnés filaient comme des petits Zorros en caoutchouc.
Les passants luttaient contre les rafales, moulés, façonnés par le vent qui plaquait leurs vêtements tels des linges humides sur des sculptures inachevées.
Tout dansait dans les bruns, dans les noirs, dans des brillances d'huile sombre, infectées d'argent et de lumiére maladive.
Anna suivit l'avenue de Messine, encadrée d'immeubles clairs et d'arbres massifs. Elle ne savait pas o˘ ses pas la menaient, mais elle s'en moquait.
Elle marchait dans les rues comme dans sa tête : à perte.
C'est alors qu'elle le vit.
Sur le trottoir opposé, une vitrine exhibait un portrait coloré. Anna traversa la chaussée. C'était la reproduction d'un tableau.
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Un visage troublé, tordu, meurtri, aux couleurs violentes. Elle s'avança encore, comme hypnotisée : cette toile lui rappelait, trait pour trait, ses hallucinations.
Elle chercha le nom du peintre. Francis Bacon. Un autoportrait datant de 1956. Une exposition de l'artiste se déroulait au premier étage de cette galerie. Elle trouva l'entrée, à quelques portes sur la droite, dans la rue de Téhéran, puis monta l'escalier.
Des tentures rouges séparaient les salles blanches et donnaient à
l'exposition un caractére solennel, presque religieux. Une foule nombreuse se pressait autour des tableaux. Pourtant, le silence était total. Une sorte de respect glacé emplissait l'espace, imposé par les ouvres elles-mêmes.
Dans la premiére salle, Anna découvrit des toiles hautes de deux métres, représentant toujours le même sujet : un ecclésiastique assis sur un trône.
Vêtu d'une robe pourpre, il hurlait comme s'il était en train de griller sur une chaise électrique. Une fois, il était peint en rouge ; une autre fois en noir ; ou encore en bleu-violet. Mais des détails identiques revenaient toujours. Les mains crispées aux accoudoirs, br˚lant déjà, comme collées au bois carbonisé. La bouche hurlante, ouverte sur un trou qui ressemblait à une plaie, alors que les flammes violacées s'élevaient de toutes parts...
Anna passa le premier rideau.
Dans la piéce suivante, des hommes nus, recroquevillés, étaient pris au piége dans des flaques de couleur ou des cages primitives. Leurs corps lovés, difformes, évoquaient des bêtes sauvages. Ou des créatures zoomorphes, à mi-chemin entre plusieurs espéces. Leurs visages n'étaient plus que des rosaces écarlates, des groins sanglants, des figures tronquées. Derriére ces monstres, les aplats de peinture rappelaient les carrelages d'une boucherie, d'un abattoir. Un lieu de sacrifice o˘ les corps étaient réduits à l'état de carcasses, de masses écorchées, de charognes à vif. Chaque fois, le trait était tremblé, agité, comme des images documentaires filmées à l'épaule, saccadées par l'urgence.
Anna sentait grandir son malaise mais elle ne trouvait pas ce qu'elle était venue chercher : les visages de souffrance.
Ils l'attendaient dans la derniére salle. oj Une douzaine de toiles de dimension plus modeste, protégées
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par des cordons de velours rouge. Des portraits violentés, déchirés, fracassés ; des chaos de lévres, de nez, d'ossatures, o˘ des yeux cherchaient désespérément leur chemin.
Les tableaux étaient regroupés en triptyques. Le premier, intitulé Trois études de la tête humaine, datait de 1953. Des faces bleues, livides, cadavériques, qui portaient les traces de premiéres blessures. Le deuxiéme tryptique apparaissait comme la suite naturelle du précédent, franchissant un nouveau cran dans la violence. Etude pour trois têtes, 1962. Des visages blancs qui se dérobaient au regard pour mieux revenir en force et exhiber leurs cicatrices, sous un fard de clown. Obscurément, ces blessures paraissaient vouloir faire rire, comme ces enfants qu'on défigurait au Moyen ¬ge afin de produire des pitres, des bouffons sans retour.
Anna avança encore. Elle ne reconnaissait pas ses hallucinations. Elle était simplement entourée de masques d'horreur. Les bouches, les pommettes, les regards tournoyaient, vrillant leurs difformités en spirales insoutenables. Le peintre semblait s'être acharné sur ces faciés. Il les avait attaqués, tailladés, avec ses armes les plus aff˚tées. Pinceaux, brosse, spatule, couteau : il avait ouvert les plaies, écorché les cro˚tes, déchiré les joues...
Anna marchait la tête dans les épaules, courbée par la peur. Elle ne regardait plus les toiles que par à-coups, les paupiéres frémissantes. Une série d'études, consacrées à une dénommée Ísabel Rawsthorne ª, culminait dans la cruauté. Les traits de la femme volaient littéralement en éclats.
Anna recula, cherchant désespérément une expression humaine dans cet affolement des chairs. Mais elle ne repérait que des fragments épars, des bouches-blessures, des yeux exorbités dont les cernes rougeoyaient comme des coupures.
Soudain, elle céda à la panique et tourna les talons, se h‚tant vers la sortie. Elle traversait l'antichambre de la galerie quand elle aperçut le catalogue de l'exposition, posé sur un comptoir blanc. Elle s'arrêta.
Il fallait qu'elle le voie - qu'elle voie son visage à lui.
Elle feuilleta fébrilement l'ouvrage, passa les photographies de l'atelier, les reproductions des ouvres, et tomba, enfin, sur un L'EMPIRE DES LOUPS
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portrait de Francis Bacon lui-même. Un cliché en noir et blanc, o˘ le regard intense de l'artiste brillait plus intensément que le papier glacé.
Anna plaqua ses deux mains sur les pages pour bien lui faire face.
Ses yeux étaient br˚lants, avides, dans une face large, presque lunaire, soutenue par de solides m‚choires. Un nez court, des cheveux rebelles, un front de falaise complétaient le visage de cet homme qui semblait de taille à tenir tête, chaque matin, aux masques écorchés de ses tableaux.
Mais un détail surtout retint l'attention d'Anna.
Le peintre possédait une arcade sourciliére plus haute que l'autre. Un oil de rapace, fixe, étonné, comme écarquillé sur un point fixe. Anna comprit l'incroyable vérité : Francis Bacon ressemblait, physiquement, à ses toiles. Sa physionomie partageait leur folie, leur distorsion. Cet oil asymétrique avait-il inspiré au peintre ses visions déformées, ou les tableaux avaient-ils fini au contraire par éclabousser leur auteur ? Dans les deux cas, les ouvres fusionnaient avec les traits de l'artiste...
Cette simple constatation provoqua dans son esprit une révélation.
Si les difformités des toiles de Bacon possédaient une source réelle, pourquoi ses propres hallucinations n'auraient-elles pas un fondement de vérité ? Pourquoi ses délires ne puiseraient-ils pas leur origine dans un signe, un détail existant dans la réalité ?
Un nouveau soupçon la glaça. Et si, au fond de sa folie, elle avait raison ? Si Laurent, ainsi que Monsieur Velours, avaient réellement changé
de visage ?
Elle s'appuya contre le mur et ferma les yeux. Tout se mettait en place.
Laurent, pour une raison qu'elle ne pouvait imaginer, avait profité de sa crise d'amnésie pour modifier ses traits. Il avait fait appel à la chirurgie esthétique afin de se cacher à l'intérieur de son propre visage.
Monsieur Velours avait effectué la même opération.
Les deux hommes étaient complices. Ils avaient commis ensemble un acte atroce et avaient, pour cette raison, changé leur phy-110
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sionomie. Voilà pourquoi elle éprouvait un malaise face à leurs visages.
En un frémissement, elle rejeta toutes les impossibilités, toutes les absurdités que recouvrait un tel raisonnement. Elle sentait simplement qu'elle effleurait la vérité, aussi cinglée qu'elle puisse paraître.
C'était son cerveau contre les autres.
Contre tous les autres.
Elle courut vers la porte. Sur le palier, elle aperçut une toile qu'elle n'avait pas remarquée, au-dessus de la rampe.
Un amas de cicatrices qui tentaient de lui sourire.
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AU BAS DE L'AVENUE de Messine, Anna repéra un café-brasserie. Elle commanda un Perrier au bar puis descendit directement au sous-sol, en quête d'un annuaire. Elle avait déjà vécu cette scéne - le matin même, lorsqu'elle avait cherché le numéro de téléphone d'un psychiatre, boulevard Saint-Germain. C'était peut-être un rituel, un acte à répéter, comme on franchit des cercles d'initiation, des épreuves récurrentes, pour accéder à la vérité...
Feuilletant les pages fripées, elle chercha la rubrique Ćhirurgie esthétique ª. Elle ne regarda pas les noms, mais les adresses. Il lui fallait trouver un médecin dans les environs immédiats. Son doigt s'arrêta sur la ligne : ´ Didier Laferriére, 12, rue Boissy-d'An-glas ª. D'aprés ses souvenirs, cette rue se situait à proximité de la place de la Madeleine, soit à cinq cents métres de là. Six sonneries, puis la voix d'un homme.
Elle demanda :
- Docteur Laferriére ?
- C'est moi.
La chance était avec elle. Elle n'avait pas même à franchir le barrage d'un standard.
- Je vous téléphone pour prendre rendez-vous.
- Ma secrétaire n'est pas là aujourd'hui. Attendez... (Elle perçut le bruit d'un clavier d'ordinateur.) quand voulez-vous venir ?
La voix était étrange : feutrée, sans timbre. Elle répondit :
- Tout de suite. C'est une urgence.
- Une urgence ?
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L'EMPIRE DES LOUPS
- Je vous expliquerai. Recevez-moi.
Il y eut une pause, une seconde de retenue, comme chargée de méfiance. Puis la voix ouatée demanda :
- Dans combien de temps pouvez-vous être ici ?
- Une demi-heure.
Anna perçut un infime sourire dans la voix. Finalement, cet empressement avait l'air de l'amuser :
- Je vous attends.
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E NE COMPRENDS PAS. quelle intervention vous intéresse au juste ?
Didier Laferriére était un petit homme aux traits neutres, aux cheveux crépus et gris, qui cadraient parfaitement avec sa voix atone. Un personnage discret, aux gestes furtifs, insaisissables. Il parlait comme à
travers une paroi de papier de riz. Anna comprit qu'elle devrait percer ce voile si elle voulait obtenir les informations qui l'intéressaient.
- Je ne suis pas encore fixée, répliqua-t-elle. Je voudrais d'abord connaître les opérations qui permettent de modifier un visage.
- Modifier jusqu'à quel point ?
- En profondeur.
Le chirurgien commença sur un ton d'expert :
- Pour effectuer des améliorations importantes, il faut s'attaquer à la structure osseuse. Il existe deux techniques principales. Les opérations de meulage, qui visent à atténuer les traits proéminents, et les greffes osseuses, qui au contraire mettent en valeur certaines régions.
- Comment procédez-vous, précisément ?
L'homme prit une inspiration, se ménageant un temps de réflexion. Son bureau était plongé dans la pénombre. Les fenêtres étaient voilées par des stores. Une faible lueur caressait les meubles de facture asiatique. Il régnait ici une ambiance de confessionnal.
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- Pour le meulage, reprit-il, nous réduisons les reliefs osseux en passant sous la peau. Pour la greffe, nous prélevons d'abord des fragments, le plus souvent sur l'os pariétal, au sommet du cr‚ne, puis nous les intégrons aux régions visées. Parfois aussi, nous utilisons des prothéses.
Il ouvrit ses mains et sa voix s'adoucit :
- Tout est possible. Seule compte votre satisfaction.
- Ces interventions doivent laisser des traces, non ? Il eut un bref sourire :
- Pas du tout. Nous travaillons par endoscopie. Nous glissons des tubes optiques et des micro-instruments sous les tissus. Ensuite nous opérons sur écran. Les incisions pratiquées sont infimes.
- Pourrais-je voir des photographies de ces cicatrices ?
- Bien s˚r. Mais commençons par le début, voulez-vous ? Je voudrais que nous définissions ensemble le type d'opération qui vous intéresse.
Anna comprit que cet homme ne lui montrerait que des clichés édulcorés, o˘
aucune marque ne serait visible. Elle prit un autre cap :
- Et le nez ? quelles sont les possibilités pour le nez ?
Il plissa le front, sceptique. Le nez d'Anna était droit, étroit, menu.
Rien à changer.
- C'est une région que vous voudriez modifier ?
- J'envisage toutes les possibilités. que pourriez-vous faire sur cette zone ?
- Dans ce domaine, nous avons beaucoup progressé. Nous pouvons, littéralement, sculpter le nez de vos rêves. Nous en dessinerons ensemble la ligne, si vous voulez. J'ai là un logiciel qui permet...
- Mais l'intervention, en quoi consiste-t-elle ?
Le médecin s'agita, dans le spencer blanc qui lui tenait lieu de blouse.
- Aprés avoir assoupli toute cette zone...
- Comment ? En brisant les cartilages, non ?
Le sourire était toujours là, mais les yeux devenaient inquisiteurs. Didier Laferriére cherchait à déceler les intentions d'Anna.
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- Nous devons bien s˚r passer par une étape assez... radicale. Mais tout se déroule sous anesthésie.
- Ensuite, comment faites-vous ?
- Nous disposons les os et les cartilages en fonction de la ligne décidée.
Encore une fois : je peux vous offrir du sur-me-su-re.
Anna ne l‚chait pas sa direction .
- Une telle opération doit laisser des traces, non ?
- Aucune. Les instruments sont introduits par les narines. Nous ne touchons pas la peau.
- Et pour les liftings, enchaîna-t-elle, quelle technique utilisez-vous ?
- L'endoscopie, toujours. Nous tirons la peau et les muscles gr‚ce à des pinces minuscules.
- Donc, pas de marques non plus ?
- Pas l'ombre d'une trace. Nous passons par le lobe supérieur de l'oreille. C'est absolument indécelable. (Il agita la main.) Oubliez ces problémes de cicatrices : ils appartiennent au passé.
- Et les liposuccions ?
Didier Laferriére fronça les sourcils :
- Vous m'avez parlé du visage.
- Il existe bien des liposuccions de la gorge, non ?
- C'est vrai. C'est même une des opérations les plus faciles à pratiquer.
- Provoque-t-elle des cicatrices ?
C'était la question de trop. Le chirurgien prit un ton hostile :
- Je ne comprends pas, ce sont les améliorations qui vous intéressent ou les cicatrices ?
Anna perdit contenance. En une seconde, elle sentit revenir la panique qu'elle avait éprouvée à la galerie. La chaleur montait sous sa peau, de la gorge jusqu'au front. A cette minute, son visage devait être marbré de rouge.
Elle murmura, parvenant tout juste à lier ses mots :
- Excusez-moi. Je suis trés craintive. Je... J'aimerais... Enfin, avant de me décider, j'aimerais voir des photographies des interventions.
Laferriére radoucit sa voix : un peu de miel dans le thé de l'ombre.
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L EMPIRE DES LOUPS
- C'est hors de question. Ce sont des images trés impressionnantes. Nous devons seulement nous préoccuper des résultats, vous comprenez ? Le reste, c'est mon affaire.
Anna serra les accoudoirs de son siége. D'une maniére ou d'une autre, elle devait arracher la vérité à ce médecin.
- Je ne me laisserai jamais opérer si je ne vois pas, de mes yeux, ce que vous allez me faire.
Le médecin se leva, effectuant un geste d'excuse :
- Je suis désolé. Je ne crois pas que vous soyez prête, psychologiquement, pour une intervention de ce type.
Anna ne bougea pas.
- qu'est-ce que vous avez donc à cacher ? Laferriére se figea.
- Je vous demande pardon ?
- Je vous parle de cicatrices. Vous me répondez qu'elles n'existent pas.
Je demande à voir des images d'opérations. Vous refusez. qu'est-ce que vous avez à cacher ?
Le chirurgien se pencha et appuya ses deux poings sur le bureau :
- J'opére plus de vingt personnes par jour, madame. J'enseigne la chirurgie plastique à l'hôpital de la Salpêtriére. Je connais mon métier.
Un métier qui consiste à apporter du bonheur aux gens en améliorant leur visage. Pas à les traumatiser en leur parlant de balafres ou en leur montrant des photographies d'os broyés. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous vous êtes trompée d'adresse.
Anna soutint son regard :
- Vous êtes un imposteur.
Il se redressa, éclatant d'un rire incrédule :
- qu... quoi ?
- Vous refusez de montrer votre travail. Vous mentez sur vos résultats.
Vous voulez vous faire passer pour un magicien mais vous n'êtes qu'un escroc de plus. Comme il y en a des centaines dans votre profession.
Le mot éscroc ª provoqua le déclic espéré. Le visage de Laferriére se mit à blanchir au point de briller dans la pénombre. Il pivota et ouvrit une armoire à lamelles souples. Il en sortit un
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classeur de fiches plastifiées et le plaqua sur le bureau avec violence.
- C'est ça que vous voulez voir ?
Il ouvrit le classeur sur la premiére photographie. Un visage retourné
comme un gant, la peau écartelée par des pinces hémostatiques.
- Ou ça ?
Il dévoila le deuxiéme cliché : des lévres retroussées, un ciseau chirurgical enfoncé dans une gencive sanglante.
- Ou ça, peut-être ?
Troisiéme intercalaire : un marteau plantant un burin à l'intérieur d'une narine. Anna se forçait à regarder, le cour violenté.
Sur la photo suivante, un bistouri tranchait une paupiére, au-dessus d'un oil exorbité.
Elle releva la tête. Elle avait réussi à piéger le médecin, il n'y avait plus qu'à continuer.
- Il est impossible que de telles opérations ne laissent aucune trace, dit-elle.
Laferriére soupira. Il fouilla de nouveau dans son armoire puis posa sur la table un second classeur. Il commenta d'une voix épuisée le premier tirage :
- Un meulage du front. Par endoscopie. quatre mois aprés l'opération.
Anna observa avec attention le visage opéré. Trois traits verticaux, de quinze millimétres chacun, se dessinaient sur le front, à la racine des cheveux. Le chirurgien tourna la page :
- Prélévement de l'os pariétal, pour une greffe. Deux mois aprés l'intervention.
La photographie montrait un cr‚ne surmonté de cheveux en brosse, sous lesquels on distinguait nettement une cicatrice ros‚-tre en forme de S.
- Les cheveux recouvrent aussitôt la marque, qui finit elle-même par s'effacer, ajouta-t-il.
Il fit claquer le feuillet en le tournant :
- Triple lifting, par endoscopie. La suture est intradermique, les fils résorbables. Un mois aprés, on ne voit pratiquement plus rien.
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L'EMPIRE DES LOUPS
Les deux plans d'une oreille, de face et de profil, se partageaient la page. Anna repéra, sur la crête supérieure du lobe, un mince zigzag.
- Liposuccion de la gorge, poursuivit Laferriére, dévoilant un nouveau cliché. Deux mois et demi aprés l'opération. La ligne qu'on aperçoit ici va disparaître. C'est l'intervention qui cicatrise le mieux.
Il tourna encore une page et insista, sur un ton de provocation, presque sadique :
- Et si vous voulez la totale, voici le scanner d'un visage ayant subi une greffe des pommettes. Sous la peau, les traces de l'intervention restent toujours...
C'était l'image la plus impressionnante. Une tête de mort bleutée, dont les parois osseuses exhibaient des vis et des fissures. Anna referma le classeur.
- Je vous remercie. Il fallait absolument que je voie ça.
Le médecin contourna le bureau et l'observa avec intensité, comme s'il cherchait encore à discerner sur ses traits le mobile caché de cette visite.
- Mais... mais enfin, je ne comprends pas, qu'est-ce que vous cherchez ?
Elle se leva et enfila son manteau souple et noir. Pour la premiére fois, elle sourit :
- Je dois d'abord juger sur piéces.
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IL EST 2 HEURES du matin. La pluie, toujours ; un roulement, une cadence, un martélement ténu. Avec ses accents, ses syncopes, ses résonances différentes sur les vitres, les balcons, les parapets de pierre.
Anna se tient debout face aux fenêtres du salon. En sweat-shirt et pantalon de jogging, elle grelotte de froid dans cet appartement.
Dans l'obscurité, elle scrute à travers les vitres la silhouette noire du platane centenaire. Elle songe à un squelette d'écorce flottant dans l'air.
Des os br˚lés, marqués de filaments de lichen, presque argentés dans l'éclat des réverbéres. Des griffes nues qui attendent leur revêtement de chair - le feuillage du printemps.
Elle baisse les yeux. Sur la table, devant elle, sont posés les objets qu'elle a achetés dans l'aprés-midi, aprés sa visite au chirurgien. Une torche électrique miniature, de marque Maglite ; un appareil photo polaroÔd permettant des prises de vue nocturnes.
Depuis plus d'une heure, Laurent dort dans la chambre. Elle est restée à
ses côtés, à guetter son sommeil. Elle a épié ses légers tressaillements, décharges du corps révélant les débuts de l'endormissement. Puis elle a écouté sa respiration devenue réguliére, inconsciente.
Le premier sommeil.
Le plus profond.
Elle regroupe son matériel. Mentalement, elle dit adieu à l'arbre du dehors, à cette vaste piéce aux parquets moirés, aux cana-120
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pés blancs. Et à toutes ses habitudes attachées à cet appartement. Si elle a raison, si ce qu'elle a imaginé est réel, alors il lui faudra fuir. Et tenter de comprendre.
Elle remonte le couloir. Elle marche avec tant de précaution qu'elle perçoit la respiration de la maison - les craquements du parquet, le bourdonnement de la chaudiére, le frémissement des fenêtres, harcelées par la pluie...
Elle se glisse dans la chambre.
Parvenue prés du lit, elle pose en silence l'appareil photographique sur la table de chevet puis incline sa lampe vers le sol. Elle place sa main dessus avant de déclencher le petit faisceau halogéne, qui chauffe sa paume.
Alors seulement, elle se penche sur son mari, en retenant son souffle.
Elle discerne, dans le rayon de sa lampe, le profil immobile ; le corps dessiné en replis flous sous les couvertures. A cette vue, sa gorge se serre. Elle manque de flancher, de tout abandonner, mais elle se ressaisit.
Elle passe une premiére fois le faisceau sur le visage.
Aucune réaction : elle peut commencer.
D'abord, elle souléve légérement les cheveux et observe le front : elle ne trouve rien. Aucune trace des trois cicatrices aperçues sur le cliché de Laferriére.
Elle descend sa torche vers les tempes ; aucune marque. Elle balaie la partie inférieure du visage, sous les m‚choires, le menton : pas l'ombre d'une anomalie.
Ses tremblements la reprennent. Et si tout cela n'était qu'un délire de plus ? Un nouveau chapitre de sa folie ? Elle se contracte et poursuit son examen.
Elle s'approche des oreilles, appuie trés doucement sur le lobe supérieur afin d'en scruter la crête. Pas la moindre faille. Elle souléve trés légérement les paupiéres, en quête d'une incision. Il n'y a rien. Elle scrute les ailes du nez, l'intérieur des parois nasales. Rien.
Elle est maintenant trempée de sueur. Elle tente encore d'atténuer le bruit de sa respiration, mais son souffle lui échappe, par les lévres, par les narines.
L'EMPIRE DES LOUPS
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Elle se souvient d'une autre cicatrice possible. La suture en S sur le cr
‚ne. Elle se redresse, plonge lentement la main dans la chevelure de Laurent, relevant chaque méche, pointant sa lampe sur chaque racine. Il n'y a rien. Pas de fissure. Pas de relief irrégulier. Rien. Rien. Rien.
Anna retient ses sanglots, fourrageant maintenant sans précaution dans cette tête qui la trahit, qui lui démontre qu'elle est folle, qu'elle est...
La main lui saisit brutalement le poignet.
- qu'est-ce que tu fous ?
Anna bondit en arriére. Sa torche roule à terre. Laurent s'est déjà
redressé. Il allume la lampe de chevet en répétant :
- qu'est-ce que tu fous ?
Laurent aperçoit la Maglite sur le sol, l'appareil polaroÔd sur la table :
- qu'est-ce que ça veut dire ? souffle-t-il, les lévres crispées. Anna ne répond pas, prostrée contre le mur. Laurent écarte les couvertures et se léve, ramassant la torche électrique. Il considére l'objet, l'air dégo˚té, puis le lui brandit à la face.
- Tu m'observais, c'est ça ? En pleine nuit ? Bon Dieu : qu'est-ce que tu cherches ?
Silence d'Anna.
Laurent se passe la main sur le front et souffle avec lassitude. Il est seulement vêtu d'un caleçon. Il ouvre la piéce adjacente qui fait office de dressing et attrape un Jean, un pull qu'il enfile sans un mot. Puis il sort de la chambre, abandonnant Anna à sa solitude, à sa folie.
Elle se laisse glisser contre le mur, se recroqueville sur la moquette.
Elle ne pense rien, ne perçoit rien. A l'exception des coups dans son torse, qui semblent s'amplifier chaque fois davantage.
Laurent réapparaît sur le seuil, son téléphone portable à la main. Il arbore un curieux sourire, hochant la tête avec compassion, comme s'il s'était calmé, raisonné, en quelques minutes.
Il prononce d'une voix douce, en désignant le téléphone :
- «a va aller. J'ai appelé Eric. Je t'emméne demain à l'institutª II se penche sur elle, la reléve, puis l'entraîne lentement vers le 122
L'EMPIRE DES LOUPS
lit. Anna n'oppose aucune résistance. Il l'assoit avec précaution, comme s'il avait peur de la briser - ou au contraire de libérer en elle quelque force dangereuse.
- Tout ira bien, maintenant.
Elle acquiesce, fixant la torche électrique qu'il a posée sur la table de nuit, prés de l'appareil photographique. Elle balbutie :
- Pas la biopsie. Pas la sonde. Je ne veux pas être opérée.
- Dans un premier temps, Eric va juste effectuer de nouveaux examens. Il fera le maximum pour éviter le prélévement. Je te le promets. (Il l'embrasse.) Tout ira bien.
Il lui propose un somnifére. Elle refuse.
- S'il te plaît, insiste-t-il.
Elle consent à l'avaler. Il la glisse ensuite dans les draps puis s'installe à ses côtés, l'enlaçant avec tendresse. Il n'exprime pas un mot sur sa propre inquiétude. Pas une réflexion sur son propre bouleversement face à la folie définitive de sa femme.
que pense-t-il réellement ?
N'est-il pas soulagé de s'en débarrasser ?
Bientôt, elle perçoit sa respiration, gagnée par la régularité du sommeil.
Comment peut-il se rendormir dans un tel moment ? Mais peut-être de longues heures sont-elles déjà passées... Anna a perdu la notion du temps. Joue posée contre le torse de son mari, elle écoute le battement de son cour. La calme pulsation des gens qui ne sont pas fous, qui n'ont pas peur.
Elle sent les effets du calmant l'envahir peu à peu.
Une fleur de sommeil en train d'éclore à l'intérieur de son corps...
Elle éprouve maintenant la sensation que le lit dérive et quitte la terre ferme. Elle flotte, lentement, dans les ténébres. Il n'y a plus à opposer la moindre résistance, à tenter quoi que ce soit pour lutter contre ce courant. Il faut seulement se laisser porter par l'onde filante...
Elle se blottit encore contre Laurent et songe au platane luisant de pluie devant les fenêtres du salon. Ses rameaux nus qui attendent de se couvrir de bourgeons et de feuilles. Un printemps qui s'amorce et qu'elle ne verra pas.
Elle vient de vivre sa derniére saison chez les êtres de raison.
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- A NNA ? qu'est-ce que tu fais ? On va être en retard ! t-\ Sous le jet br˚lant de la douche, Anna percevait à peine jL. \. la voix de Laurent. Elle fixait simplement les gouttes qui explosaient à ses pieds, savourant les lignes qui crépitaient sur sa nuque, redressant parfois son visage sous les tresses liquides. Tout son corps était amolli, alangui, gagné par la fluidité de l'eau. A l'image de son esprit, parfaitement docile.
Gr‚ce au somnifére, elle avait réussi à dormir quelques heures. Ce matin elle se sentait lisse, neutre, indifférente à ce qui pouvait lui arriver.
Son désespoir se confondait avec un calme étrange. Une sorte de paix distanciée.
- Anna ? Dépêche-toi, enfin !
- Voilà ! J'arrive.
Elle sortit de la cabine de douche et sauta sur le caillebotis posé devant le lavabo. 8 heures 30 : Laurent, habillé, parfumé, trépignait derriére la porte de la salle de bains. Elle s'habilla rapidement, se glissant dans ses sous-vêtements puis dans une robe de laine noire. Un fourreau sombre, signé
Kenzo, qui évoquait un deuil stylisé et futuriste.
Tout à fait de circonstance.
Elle attrapa une brosse et se coiffa. A travers la vapeur de la douche, elle ne voyait dans le miroir qu'un reflet troublé : elle préférait cela.
Dans quelques jours, quelques semaines peut-être, sa réalité quotidienne serait à l'image de cette glace opaque. Elle ne recon-124
L'EMPIRE DES LOUPS
naîtrait rien, ne verrait rien, deviendrait étrangére à tout ce qui l'entourait. Elle ne s'occuperait même plus de sa propre démence, la laissant détruire ses derniéres parcelles de raison.
- Anna?
- Voilà !
Elle sourit à la h‚te de Laurent. Peur d'être en retard au bureau ou pressé
de larguer son épouse cinglée ?
La buée s'estompait sur la glace. Elle vit apparaître son visage, rougi, gonflé par l'eau chaude. Mentalement, elle dit adieu à Anna Heymes. Et aussi à Clothilde, à la Maison du Chocolat, à Mathilde Wilcrau, la psychiatre aux lévres coquelicot...
Elle s'imaginait déjà à l'institut Henri-Becquerel. Une chambre blanche, fermée, sans contact avec la réalité. Voilà ce qu'il lui fallait. Elle était presque impatiente de s'en remettre à des mains étrangéres, de s'abandonner aux infirmiéres.
Elle commençait même à apprivoiser l'idée d'une biopsie, d'une sonde qui descendrait, lentement, dans son cerveau et trouverait peut-être l'origine de son mal. En réalité, elle se moquait de guérir. Elle voulait simplement disparaître, s'évaporer, ne plus gêner les autres...
Anna se coiffait toujours quand tout s'arrêta.
Dans le miroir, sous sa frange, elle venait de remarquer trois cicatrices verticales. Elle ne put y croire. De sa main gauche, elle effaça les derniéres traces de buée et s'approcha, la respiration coupée. Les marques étaient infinies, mais bien là, alignées sur son front.
Les cicatrices de chirurgie esthétique.
Celles qu'elle avait vainement cherchées cette nuit.
Elle se mordit le poing pour ne pas hurler et se plia en deux, sentant son ventre se soulever en un jet de lave.
- Anna ! Mais qu'est-ce que tu fous ?
Les appels de Laurent lui semblaient provenir d'un autre monde.
Secouée de tremblements, Anna se releva, scruta de nouveau son reflet. Elle tourna la tête et abaissa d'un doigt son oreille droite. Elle trouva la ligne blanch‚tre qui s'étirait sur la crête du L'EMPIRE DES LOUPS
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lobe. Derriére l'autre oreille, elle découvrit exactement le même sillon.
Elle recula, tentant de maîtriser ses tremblements, les deux mains en appui sur le lavabo. Puis elle leva le menton, à la recherche d'un autre indice, la trace minuscule qui révélerait une opération de liposuccion. Elle n'eut aucun mal à la repérer.
Un vertige s'ouvrait en elle.
Une chute libre au fond de son ventre.
Elle baissa la tête, écarta ses cheveux en quête du dernier signe : la suture en forme de S, qui trahissait un prélévement osseux. Le serpent ros
‚tre l'attendait sur le cuir chevelu, à la maniére d'un reptile intime, immonde.
Elle se cramponna un peu plus pour ne pas défaillir, alors que la vérité
éclatait dans son esprit. Elle ne se l‚chait plus du regard, tête baissée, méches ruisselantes, mesurant l'abîme dans lequel elle venait de tomber.
La seule personne qui avait changé de visage, c'était elle.
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- A NNA ? Bon sang, réponds-moi !
/.A La voix de Laurent résonnait dans la salle de bains, -A- A. planant à travers les derniéres vapeurs, rejoignant l'air humide du dehors, par le vasistas ouvert. Ses appels se déployaient dans la cour de l'immeuble, poursuivant Anna jusque sur la corniche qu'elle venait d'atteindre.
- Anna ? Ouvre-moi !
Elle se déplaçait latéralement, dos au mur, en équilibre sur le parapet. Le froid de la pierre lui collait aux omoplates ; la pluie ruisselait sur son visage, le vent plaquait ses cheveux trempés sur ses yeux.
Elle évitait de regarder la cour, à vingt métres sous ses pieds, et maintenait son regard droit devant elle, se concentrant sur la paroi de l'immeuble opposé.
- OUVRE-MOI !
Elle entendit la porte de la salle de bains craquer. Une seconde plus tard, Laurent s'encadrait dans la lucarne par laquelle elle avait fui - ses traits étaient décomposés, ses yeux injectés.
A la même seconde, elle atteignit le claustra qui délimitait le balcon.
Elle attrapa la bordure de pierre, l'enjamba en un seul mouvement, et retomba de l'autre côté, à genoux, sentant claquer le kimono noir qu'elle avait enfilé sur sa robe.
- ANNA ! REVIENS !
A travers les colonnes de la balustrade, elle aperçut son mari qui la cherchait du regard. Elle se releva, courut le long de la L'EMPIRE DES LOUPS
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terrasse, contourna la cloison suivante et se plaqua au mur, afin d'attaquer la nouvelle corniche.
A partir de cet instant, tout devint fou.
Entre les mains de Laurent, un émetteur VHP se matérialisa. Il hurla d'une voix paniquée :
- Appel à toutes les unités : elle est en fuite. Je répéte : elle est en train de se tirer !
quelques secondes plus tard, deux hommes surgirent dans la cour. Ils étaient en civil mais portaient des brassards rouges de la police. Ils braquaient dans sa direction des fusils de guerre.
Presque aussitôt, une fenêtre de vitrail s'ouvrit, dans l'immeuble qui lui faisait face, au troisiéme étage. Un homme apparut, les deux bras tendus sur un pistolet chromé. Il lança plusieurs coups d'oil avant de la repérer, cible parfaite dans sa ligne de mire.
Un nouveau galop retentit en bas. Trois hommes venaient de rejoindre les deux premiers. Parmi eux, il y avait Nicolas, le chauffeur. Ils serraient tous les mêmes fusils mitrailleurs au chargeur courbe.
Elle ferma les yeux et ouvrit les bras pour assurer son équilibre. Un grand silence l'habitait, qui anéantissait toute pensée et lui apportait une sérénité étrange.
Elle continua d'avancer, paupiéres closes, bras écartés. Elle entendait Laurent qui hurlait encore :
- Ne tirez pas ! Bon Dieu : il nous la faut vivante !
Elle rouvrit les yeux. Avec une distance incompréhensible, elle admira la symétrie parfaite du ballet. A droite, Laurent, peigné avec soin, criant dans sa radio, tendant vers elle son index. En face, le tireur immobile, les poings verrouillés sur son pistolet -elle discernait maintenant son micro fixé prés des lévres. En bas, les cinq hommes en position de tir, le visage levé, le geste arrêté.
Et au beau milieu de cette armée : elle. Forme de craie drapée de noir, dans la position du Christ.
Elle sentit la courbe d'une gouttiére. Elle se cambra, glissa sa main de l'autre côté, puis se coula au-dessus de l'obstacle. quelques métres plus loin, une fenêtre l'arrêta. Elle se remémora la configuration de l'immeuble : cette fenêtre s'ouvrait sur l'escalier de service.
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Elle releva son coude et le rabattit violement en arriére. La vitre résista. Elle reprit son élan, balança de nouveau son bras, de toutes ses forces. Le verre éclata. Elle poussa sur ses pieds et bascula en arriére.
Le ch‚ssis céda sous la pression. Le cri de Laurent l'accompagna dans sa chute :
- NE TIREZ PAS !
Il y eut un suspens d'éternité, puis elle rebondit sur une surface dure.
Une flamme noire traversa son corps. Des chocs l'assaillirent. Dos, bras, talons claquérent sur des arêtes dures alors que la douleur explosait en mille résonances dans ses membres. Elle roula sur elle-même. Ses jambes passérent au-dessus de sa tête. Son menton s'écrasa sur sa cage thoracique et lui brisa le souffle.
Puis ce fut le néant.
Le go˚t de la poussiére, d'abord. Celui du sang, ensuite. Anna reprenait conscience. Elle se tenait recroquevillée, en chien de fusil, au bas d'un escalier. Levant les yeux, elle aperçut un plafond gris, un globe de lumiére jaune. Elle se trouvait bien là o˘ elle l'espérait : l'escalier de service.
Elle attrapa la rampe et se remit debout. A priori, elle n'avait rien de cassé. Elle découvrit seulement une entaille le long de son bras droit - un morceau de verre avait déchiré le tissu et s'était enfoncé prés de l'épaule. Elle était aussi blessée à la gencive, sa bouche était emplie de sang, mais ses dents semblaient en place.
Elle extirpa lentement le tesson, puis, d'un geste sec, déchira le bas de son kimono et se fabriqua une sorte de garrot-pansement.
Elle rassemblait déjà ses pensées. Elle avait dévalé un étage sur le dos, ce palier était donc celui du second. Ses poursuivants n'allaient pas tarder à surgir du rez-de-chaussée. Elle gravit les marches quatre à
quatre, dépassant son propre étage, puis les quatriéme et cinquiéme.
La voix de Laurent explosa soudain dans la spirale de l'escalier :
- Magnez-vous ! Elle va rejoindre l'autre immeuble par les chambres de bonne !
Elle accéléra et atteignit le septiéme, remerciant mentalement Laurent pour l'information.
Elle plongea dans le couloir des chambres de service et courut, L'EMPIRE DES LOUPS
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croisant des portes, des verriéres, des lavabos, puis, enfin, un autre escalier. Elle s'y précipita, franchit de nouveau plusieurs paliers quand, en un flash, elle comprit le piége. Ses poursuivants communiquaient par radio. Ils allaient l'attendre en bas de cet immeuble, pendant que d'autres surgiraient dans son dos.
Au même instant, elle perçut le bruit d'un aspirateur, sur sa gauche. Elle ne savait plus à quel étage elle se trouvait mais c'était sans importance : cette porte s'ouvrait sur un appartement, qui donnerait lui-même accés à un nouvel escalier.
Elle frappa contre la paroi de toutes ses forces.
Elle ne sentait rien. Ni les coups dans sa main, ni les battements dans sa cage thoracique.
Elle frappa encore. Une cavalcade résonnait déjà au-dessus d'elle, se rapprochant à grande vitesse. Il lui semblait aussi percevoir d'autres pas, en bas, qui montaient. Elle se rua de nouveau sur la porte, lançant ses poings comme des masses, hurlant des appels au secours.
Enfin, on ouvrit.
Une petite femme en blouse rosé apparut dans l'entreb‚illement. Anna la poussa de l'épaule puis referma la paroi blindée. Elle tourna deux fois la clé dans la serrure et la fourra dans sa poche.
Elle pivota et découvrit une vaste cuisine, à la blancheur immaculée.
Stupéfaite, la femme de ménage se cramponnait à son balai. Anna lui cria prés du visage :
- Vous ne devez plus ouvrir, vous comprenez ? Elle lui attrapa les épaules et répéta :
- Plus ouvrir, tu piges ?
On cognait déjà, de l'autre côté.
- Police ! ouvrez !
Anna s'enfuit à travers l'appartement. Elle remonta un couloir, dépassa plusieurs chambres. Elle mit quelques secondes à comprendre que cet appartement était agencé comme le sien. Elle vira à droite pour trouver le salon. Des grands tableaux, des meubles en bois rouge, des tapis orientaux, des canapés plus larges que des matelas. Elle devait encore tourner à
gauche pour rejoindre le vestibule.
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Elle s'élança, se prit les pieds dans un chien - un gros caramel placide -
puis tomba sur une femme en peignoir, une serviette éponge sur la tête.
- qui... qui êtes-vous ? hurla-t-elle, en tenant son turban comme une jarre précieuse.
Anna faillit éclater de rire - ce n'était pas la question à lui poser aujourd'hui. Elle la bouscula, atteignit l'entrée, ouvrit la porte. Elle allait sortir quand elle vit des clés et un bipeur sur une desserte d'acajou : le parking. Ces immeubles accédaient tous au même parc souterrain. Elle attrapa la télécommande et plongea dans l'escalier tapissé
de velours pourpre.
Elle pouvait les avoir - elle le sentait.
Elle descendit directement au sous-sol. Son torse lui cuisait. Sa gorge happait l'air par bréves aspirations. Mais son plan s'ordonnait dans sa tête. La souriciére des flics allait se refermer au rez-de-chaussée.
Pendant ce temps, elle sortirait par la rampe du parking. Cette issue s'ouvrait de l'autre côté du bloc, rue Dara. Il y avait fort à parier qu'ils n'avaient pas encore pensé à cette sortie...
Une fois dans le parking, elle courut à travers l'espace de béton, sans allumer, en direction de la porte basculante. Elle braquait son bipeur quand la paroi s'ouvrit d'elle-même. quatre hommes armés dévalaient la pente. Elle avait sous-estime l'ennemi. Elle n'eut que le temps de se planquer derriére une voiture, les deux mains sur le sol.
Elle les vit passer, sentit dans sa chair la vibration de leurs semelles lourdes, et faillit éclater en sanglots. Les hommes furetaient entre les voitures, balayant le sol de leurs lampes torches.
Elle s'écrasa contre le mur et prit conscience que son bras était poisseux de sang. Le garrot s'était dénoué. Elle le resserra en tirant le tissu avec ses dents alors que ses pensées couraient encore, en quête d'une inspiration.
Les poursuivants s'éloignaient lentement, fouillant, inspectant, scrutant chaque parcelle du périmétre. Mais ils allaient revenir sur leurs pas et finir par la découvrir. Elle lança encore un regard circulaire et aperçut, à quelques métres sur la droite, une porte grise. Si ses souvenirs étaient exacts, cette issue débouchait sur un immeuble qui donnait également sur la rue Daru.
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Sans plus réfléchir, elle se faufila entre le mur et les pare-chocs, atteignit la porte et l'entrouvrit juste assez pour s'y glisser. quelques secondes plus tard, elle jaillissait dans un hall clair et moderne : personne. Elle vola au-dessus des marches et bondit dehors.
Elle s'élançait sur la chaussée, savourant le contact de la pluie, quand un hurlement de freins la stoppa net. Une voiture venait de piler à quelques centimétres d'elle, frôlant son kimono.
Elle recula, cassée, apeurée. L'automobiliste baissa sa vitre et gueula :
- Ho, cocotte ! Faut regarder quand tu traverses !
Anna ne prêta aucune attention à lui. Elle jetait de brefs coups d'oil de droite à gauche, à l'aff˚t de nouveaux flics. Il lui semblait que l'air était saturé d'électricité, de tension, comme lorsqu'un orage menace.
Et l'orage, c'était elle.
Le conducteur la dépassa avec lenteur.
- Faut te faire soigner, ma grande !
- Casse-toi. L'homme freina.
- quoi ?
Anna le menaça de son index rougi de sang :
- Tire-toi, je te dis !
L'autre hésita, un tremblement passa sur ses lévres. Il semblait deviner que quelque chose ne cadrait pas, que la situation dépassait la simple altercation de rue. Il haussa les épaules et accéléra.
Une nouvelle idée. Elle s'enfuit à toutes jambes vers l'église orthodoxe de Paris, située quelques numéros plus haut. Elle longea la grille, traversa une cour de gravier et grimpa les marches qui menaient au portail. Elle poussa une vieille porte de bois verni et se jeta dans les ténébres.
La nef lui parut plongée dans le noir absolu mais en réalité, c'étaient les palpitations de ses tempes qui obscurcissaient sa vision. Peu à peu, elle discerna des ors brunis, des icônes rouss‚-tres, des dos de chaise cuivrés qui ressemblaient à autant de flammes lasses.
Elle avança avec retenue et repéra d'autres éclats atténués, tout 732
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en discrétion. Chaque objet se disputait ici les quelques gouttes de lumiére distillées par les vitraux, les cierges, les lustres de fer forgé.
Même les personnages des fresques paraissaient vouloir s'arracher à leurs ténébres pour boire quelque clarté. L'espace tout entier était nimbé d'une lumiére d'argent ; un clair-obscur moiré, o˘ une sourde lutte s'était engagée entre la lumiére et la nuit.
Anna reprenait son souffle. Une br˚lure consumait sa poitrine. Sa chair et ses vêtements étaient trempés de sueur. Elle s'arrêta, s'appuya contre une colonne et savoura la fraîcheur de la pierre. Bientôt, les pulsations de son cour s'apaisérent. Chaque détail ici lui semblait posséder des vertus apaisantes : les cierges qui vacillaient sur leurs chandeliers, les visages du Christ, longs et fondus comme des pains de cire, les lampes mordorées, suspendues à la maniére de fruits lunaires.
- «a ne va pas ?
Elle se retourna et découvrit Boris Godounov en personne. Un pope géant, vêtu d'une robe noire, portant une longue barbe blanche en guise de plastron. Malgré elle, elle se demanda de quel tableau il sortait. Il répéta de sa voix de baryton :
- Vous vous sentez bien ?
Elle lança un coup d'oil à la porte puis demanda :
- Vous avez une crypte ?
- Je vous demande pardon ?
Elle s'efforça d'articuler chaque mot :
- Une crypte. Une salle pour les cérémonies funéraires.
Le religieux crut comprendre le sens de la requête. Il se forgea une mine de circonstance et glissa ses mains dans ses manches :
- qui enterrez-vous, mon enfant ?
- Moi.
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qUAND ELLE P…N…TRA dans le service des urgences de l'hôpital Saint-Antoine, elle comprit qu'une nouvelle épreuve l'attendait. Une épreuve de force contre la maladie et la démence.
Les rampes fluorescentes de la salle d'attente se reflétaient sur les murs de carrelage blanc et annulaient toute lumiére venue du dehors. Il aurait pu tout aussi bien être 8 heures du matin que 11 heures du soir. La chaleur renforçait encore cette atmosphére de sas. Une force étouffante, inerte, s'abattait sur les corps comme une masse plombée, chargée d'odeurs d'antiseptiques. On entrait ici dans une zone de transit située entre la vie et la mort, indépendante de la succession des heures et des jours.
Sur les siéges vissés au mur s'entassaient des échantillons hallucinants d'humanité malade. Un homme au cr‚ne rasé, la tête entre les mains, ne cessait de se gratter les avant-bras, déposant sur le sol une poussiére jaun‚tre ; son voisin, un clochard sanglé sur un siége roulant, injuriait les infirmiéres d'une voix de gorge tout en suppliant qu'on lui remette les tripes en place ; non loin d'eux, une vieillarde, debout, vêtue d'une blouse de papier, ne cessait de se déshabiller en murmurant des mots inintelligibles, révélant un corps gris, aux plis d'éléphant, ceinturé par une couche de bébé. Un seul personnage paraissait normal ; il se tenait assis, de profil, prés d'une fenêtre. Pourtant, lorsqu'il se tournait, il révélait une moitié de visage incrustée de bris de verre et de filaments de sang séché.
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Anna n'était ni étonnée ni effrayée par cette cour des Miracles. Au contraire. Ce bunker lui paraissait le lieu idéal pour passer inaperçue.
quatre heures auparavant, elle avait entraîné le pope au fond de la crypte.
Elle lui avait expliqué qu'elle était d'origine russe, fervente pratiquante, qu'elle était atteinte d'une maladie grave et qu'elle voulait être inhumée dans ce lieu sacré. Le religieux s'était montré sceptique mais l'avait tout de même écoutée durant plus d'une demi-heure. Il l'avait ainsi abritée malgré lui pendant que les hommes aux brassards rouges écumaient le quartier.
Lorsqu'elle était revenue à la surface, la voie était libre. Le sang de sa blessure avait coagulé. Elle pouvait évoluer dans les rues, le bras glissé
sous son kimono, sans trop attirer l'attention. Avançant au pas de course, elle bénissait Kenzo et les fantaisies de la mode qui permettaient qu'on porte une robe de chambre en ayant l'air, tout simplement, dans le coup.
Durant plus de deux heures, elle avait erré ainsi, sans repéres, sous la pluie, se perdant dans la foule des Champs-Elysées. Elle s'efforçait de ne pas réfléchir, de ne pas s'approcher des gouffres béants qui cernaient sa conscience.
Elle était libre, vivante.
Et c'était déjà beaucoup.
A midi, place de la Concorde, elle avait pris le métro. La ligne n∞ 1, direction Ch‚teau de Vincennes. Assise au fond d'un wagon, elle avait décidé, avant même d'envisager la moindre solution de fuite, d'obtenir une confirmation. Elle avait énuméré, mentalement, les hôpitaux qui se trouvaient sur sa ligne et s'était décidée pour Saint-Antoine, tout proche de la station Bastille.
Elle attendait maintenant depuis vingt minutes, quand un médecin apparut, tenant une grande enveloppe de radiographie. Il la déposa sur un comptoir désert puis se pencha pour fouiller dans un des tiroirs du bureau. Elle bondit à sa rencontre :
- Je dois vous voir tout de suite.
- Attendez votre tour, jeta-t-il par-dessus son épaule sans même la regarder. Les infirmiéres vous appelleront.
Anna lui saisit le bras :
- Je vous en prie. Je dois faire une radiographie.
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L'homme se retourna avec humeur mais son expression changea lorsqu'il la découvrit.
- Vous êtes passée à l'accueil ?
- Non.
- Vous n'avez pas donné votre carte Vitale ?
- Je n'en ai pas.
L'urgentiste la contempla des pieds à la tête. C'était un grand gaillard trés brun, en chasuble blanche et sabots de liége. Avec sa peau bronzée, sa blouse en V ouverte sur un torse velu et une chaîne en or, il ressemblait à
un dragueur de comédie italienne. Il la détailla sans aucune gêne, un sourire de connaisseur collé aux lévres. D'un geste, il désigna le kimono déchiré, le sang coagulé :
- C'est pour votre bras ?
- Non. Je... J'ai mal au visage. Je dois faire une radiographie. Il fronça un sourcil, se gratta les poils du torse - le crin dur de l'étalon.
- Vous avez fait une chute ?