Lucien sourit de l'aplomb de cette jeune fille qui s'identifiait si admirablement à ses intérêts et revint l'embrasser avec une effusion vraie : elle avait eu de l'esprit. La promptitude de l'impertinent libraire, l'abaissement subit de ce prince des charlatans tenait à des circonstances presque entièrement oubliées, tant le commerce de la librairie s'est violemment transformé depuis quinze ans. De 1816 à 1827, époque à laquelle les cabinets littéraires, d'abord établis pour la lecture des journaux, entreprirent de donner à lire les livres nouveaux moyennant une rétribution, et où l'aggravation des lois fiscales sur la presse périodique firent créer l'Annonce, la librairie n'avait pas d'autres moyens de publication que les articles insérés ou dans les feuilletons ou dans le corps des journaux. Jusqu'en 1822, les journaux français paraissaient en feuilles d'une si médiocre étendue que les grands journaux dépassaient à peine les dimensions des petits journaux d'aujourd'hui. Pour résister à la tyrannie des journalistes, Dauriat et Ladvocat, les premiers, inventèrent ces affiches par lesquelles ils captèrent l'attention de Paris, en y déployant des caractères de fantaisie, des coloriages bizarres, des vignettes, et plus tard des lithographies qui firent de l'affiche un poème pour les yeux et souvent une déception pour la bourse des amateurs. Les affiches devinrent si originales qu'un de ces maniaques appelés collectionneurs possède un recueil complet des affiches parisiennes. Ce moyen d'annonce, d'abord restreint aux vitres des boutiques et aux étalages des boulevards, mais plus tard étendu à la France entière, fut abandonné pour l'Annonce. Néanmoins l'affiche, qui frappe encore les yeux quand l'annonce et souvent l'œuvre sont oubliées, subsistera toujours, surtout depuis qu'on a trouvé le moyen de la peindre sur les murs. L'annonce, accessible à tous moyennant finance, et qui a converti la quatrième page des journaux en un champ aussi fertile pour le fisc que pour les spéculateurs, naquit sous les rigueurs du timbre, de la poste et des cautionnements. Ces restrictions inventées du temps de monsieur de Villèle, qui aurait pu tuer alors les journaux en les vulgarisant, créèrent au contraire des espèces de priviléges en rendant la fondation d'un journal presque impossible. En 1821, les journaux avaient donc droit de vie et de mort sur les conceptions de la pensée et sur les entreprises de la librairie. Une annonce de quelques lignes insérée aux Faits-Paris se payait horriblement cher. Les intrigues étaient si multipliées au sein des bureaux de rédaction, et le soir sur le champ de bataille des imprimeries, à l'heure où la mise en page décidait de l'admission ou du rejet de tel ou tel article, que les fortes maisons de librairie avaient à leur solde un homme de lettres pour rédiger ces petits articles où il fallait faire entrer beaucoup d'idées en peu de mots. Ces journalistes obscurs, payés seulement après l'insertion, restaient souvent pendant la nuit aux imprimeries pour voir mettre sous presse, soit les grands articles obtenus, Dieu sait comme ! soit ces quelques lignes qui prirent depuis le nom de réclames . Aujourd'hui, les mœurs de la littérature et de la librairie ont si fort changé, que beaucoup de gens traiteraient de fables les immenses efforts, les séductions, les lâchetés, les intrigues que la nécessité d'obtenir ces réclames inspirait aux libraires, aux auteurs, aux martyrs de la gloire, à tous les forçats condamnés au succès à perpétuité. Dîners, cajoleries, présents, tout était mis en usage auprès des journalistes. L'anecdote suivante expliquera mieux que toutes les assertions l'étroite alliance de la critique et de la librairie.

Un homme de haut style et visant à devenir homme d'État, dans ces temps-là jeune, galant et rédacteur d'un grand journal, devint le bien-aimé d'une fameuse maison de librairie. Un jour, un dimanche, à la campagne où l'opulent libraire fêtait les principaux rédacteurs des journaux, la maîtresse de la maison, alors jeune et jolie, emmena dans son parc l'illustre écrivain. Le premier commis, Allemand froid, grave et méthodique, ne pensant qu'aux affaires, se promenait un feuilletoniste sous le bras, en causant d'une entreprise sur laquelle il le consultait ; la causerie les mène hors du parc, ils atteignent les bois. Au fond d'un fourré, l'Allemand voit quelque chose qui ressemble à sa patronne ; il prend son lorgnon, fait signe au jeune rédacteur de se taire, de s'en aller, et retourne lui-même avec précaution sur ses pas. — Qu'avez-vous vu ? lui demanda l'écrivain. — Presque rien, répondit-il. Notre grand article passe. Demain nous aurons au moins trois colonnes aux Débats.

Un autre fait expliquera cette puissance des articles. Un livre de monsieur de Chateaubriand sur le dernier des Stuarts était dans un magasin à l'état de rossignol. Un seul article écrit par un jeune homme dans le Journal des Débats fit vendre ce livre en une semaine. Par un temps où, pour lire un livre, il fallait l'acheter et non le louer, on débitait dix mille exemplaires de certains ouvrages libéraux, vantés par toutes les feuilles de l'Opposition ; mais aussi la contre-façon belge n'existait pas encore. Les attaques préparatoires des amis de Lucien et son article avaient la vertu d'arrêter la vente du livre de Nathan. Nathan ne souffrait que dans son amour-propre, il n'avait rien à perdre, il était payé ; mais Dauriat pouvait perdre trente mille francs. En effet le commerce de la librairie dite de nouveautés se résume dans ce théorème commercial : une rame de papier blanc vaut quinze francs, imprimée elle vaut, selon le succès, ou cent sous ou cent écus. Un article pour ou contre, dans ce temps-là, décidait souvent cette question financière. Dauriat, qui avait cinq cents rames à vendre, accourait donc pour capituler avec Lucien. De Sultan, le libraire devenait esclave. Après avoir attendu pendant quelque temps en murmurant, en faisant le plus de bruit possible et parlementant avec Bérénice, il obtint de parler à Lucien. Ce fier libraire prit l'air riant des courtisans quand ils entrent à la cour, mais mêlé de suffisance et de bonhomie.

— Ne vous dérangez pas, mes chers amours ! dit-il. Sont-ils gentils, ces deux tourtereaux ! vous me faites l'effet de deux colombes ! Qui dirait, mademoiselle, que cet homme, qui a l'air d'une jeune fille, est un tigre à griffes d'acier qui vous déchire une réputation comme il doit déchirer vos peignoirs quand vous tardez à les ôter. Et il se mit à rire sans achever sa plaisanterie. Mon petit, dit-il en continuant et s'asseyant auprès de Lucien... Mademoiselle, je suis Dauriat, dit-il en s'interrompant.

Le libraire jugea nécessaire de lâcher le coup de pistolet de son nom, en ne se trouvant pas assez bien reçu par Coralie.

— Monsieur, avez-vous déjeuné, voulez-vous nous tenir compagnie ? dit l'actrice.

— Mais oui, nous causerons mieux à table, répondit Dauriat. D'ailleurs, en acceptant votre déjeuner, j'aurai le droit de vous avoir à dîner avec mon ami Lucien, car nous devons maintenant être amis comme le gant et la main.

— Bérénice ! des huîtres, des citrons, du beurre frais, et du vin de Champagne, dit Coralie.

— Vous êtes homme de trop d'esprit pour ne pas savoir ce qui m'amène, dit Dauriat en regardant Lucien.

— Vous venez acheter mon recueil de sonnets ?

— Précisément, répondit Dauriat. Avant tout, déposons les armes de part et d'autre.

Il tira de sa poche un élégant portefeuille, prit trois billets de mille francs, les mit sur une assiette, et les offrit à Lucien d'un air courtisanesque en lui disant : — Monsieur est-il content ?

— Oui, dit le poète qui se sentit inondé par une béatitude inconnue à l'aspect de cette somme inespérée.

Lucien se contint, mais il avait envie de chanter, de sauter, il croyait à la Lampe Merveilleuse, aux Enchanteurs ; il croyait enfin à son génie.

— Ainsi, les Marguerites sont à moi ? dit le libraire. Mais vous n'attaquerez jamais aucune de mes publications.

— Les Marguerites sont à vous, mais je ne puis engager ma plume, elle est à mes amis, comme la leur est à moi.

— Mais, enfin, vous devenez un de mes auteurs. Tous mes auteurs sont mes amis. Ainsi vous ne nuirez pas à mes affaires sans que je sois averti des attaques afin que je puisse les prévenir.

— D'accord.

— A votre gloire ! dit Dauriat en haussant son verre.

— Je vois bien que vous avez lu les Marguerites, dit Lucien.

Dauriat ne se déconcerta pas.

— Mon petit, acheter les Marguerites sans les connaître est la plus belle flatterie que puisse se permettre un libraire. Dans six mois, vous serez un grand poète ; vous aurez des articles, on vous craint, je n'aurai rien à faire pour vendre votre livre. Je suis aujourd'hui le même négociant d'il y a quatre jours. Ce n'est pas moi qui ai changé, mais vous : la semaine dernière, vos sonnets étaient pour moi comme des feuilles de choux, aujourd'hui votre position en a fait des Messéniennes.

— Eh ! bien, dit Lucien que le plaisir sultanesque d'avoir une belle maîtresse et que la certitude de son succès rendait railleur et adorablement impertinent, si vous n'avez pas lu mes sonnets, vous avez lu mon article.

— Oui, mon ami, sans cela serais-je venu si promptement ? Il est malheureusement très-beau, ce terrible article. Ah ! vous avez un immense talent, mon petit. Croyez-moi, profitez de la vogue, dit-il avec une bonhomie qui cachait la profonde impertinence du mot. Mais avez-vous reçu le journal, l'avez-vous lu ?

— Pas encore, dit Lucien, et cependant voilà la première fois que je publie un grand morceau de prose ; mais Hector l'aura fait adresser chez moi, rue Charlot.

— Tiens, lis, dit Dauriat en imitant Talma dans Manlius.

Lucien prit la feuille que Coralie lui arracha.

— A moi les prémices de votre plume, vous savez bien, dit-elle en riant.

Dauriat fut étrangement flatteur et courtisan, il craignait Lucien, il l'invita donc avec Coralie à un grand dîner qu'il donnait aux journalistes vers la fin de la semaine. Il emporta le manuscrit des Marguerites en disant à son poète de passer quand il lui plairait aux Galeries de Bois pour signer le traité qu'il tiendrait prêt. Toujours fidèle aux façons royales par lesquelles il essayait d'en imposer aux gens superficiels, et de passer plutôt pour un Mécène que pour un libraire, il laissa les trois mille francs sans en prendre de reçu, refusa la quittance offerte par Lucien en faisant un geste de nonchalance, et partit en baisant la main à Coralie.

— Eh ! bien mon amour, aurais-tu vu beaucoup de ces chiffons-là, si tu étais resté dans ton trou de la rue de Cluny à marauder dans tes bouquins de la bibliothèque Sainte-Geneviève ? dit Coralie à Lucien qui lui avait raconté toute son existence. Tiens, tes petits amis de la rue des Quatre-vents me font l'effet d'être de grands Jobards !

Ses frères du Cénacle étaient des Jobards ! et Lucien entendit cet arrêt en riant. Il avait lu son article imprimé, il venait de goûter cette ineffable joie des auteurs, ce premier plaisir d'amour-propre qui ne caresse l'esprit qu'une seule fois. En lisant et relisant son article, il en sentait mieux la portée et l'étendue. L'impression est aux manuscrits ce que le théâtre est aux femmes elle met en lumière les beautés et les défauts ; elle tue aussi bien qu'elle fait vivre ; une faute saute alors aux yeux aussi vivement que les belles pensées. Lucien enivré ne songeait plus à Nathan, Nathan était son marche-pied, il nageait dans la joie, il se voyait riche. Pour un enfant qui naguère descendait modestement les rampes de Beaulieu à Angoulême, revenait à l'Houmeau dans le grenier de Postel où toute la famille vivait avec douze cents francs par an, la somme apportée par Dauriat était le Potose. Un souvenir, bien vif encore, mais que les continuelles jouissances de la vie parisienne devaient éteindre, le ramena sur la place du Mûrier. Il se rappela sa belle, sa noble sœur Ève, son David et sa pauvre mère ; aussitôt il envoya Bérénice changer un billet, et pendant ce temps il écrivit une petite lettre à sa famille ; puis il dépêcha Bérénice aux Messageries en craignant de ne pouvoir, s'il tardait, donner les cinq cents francs qu'il adressait à sa mère. Pour lui, pour Coralie, cette restitution paraissait être une bonne action. L'actrice embrassa Lucien, elle le trouva le modèle des fils et des frères, elle le combla de caresses, car ces sortes de traits enchantent ces bonnes filles qui toutes ont le cœur sur la main.

— Nous avons maintenant, lui dit-elle, un dîner tous les jours pendant une semaine, nous allons faire un petit carnaval, tu as bien assez travaillé.

Coralie, en femme qui voulait jouir de la beauté d'un homme que toutes les femmes allaient lui envier le ramena chez Staub, elle ne trouvait pas Lucien assez bien habillé. De là, les deux amants allèrent au bois de Boulogne, et revinrent dîner chez madame du Val-Noble où Lucien trouva Rastignac, Bixiou, des Lupeaulx, Finot, Blondet, Vignon, le baron de Nucingen, Beaudenord, Philippe Bridau, Conti le grand musicien, tout le monde des artistes, des spéculateurs, des gens qui veulent opposer de grandes émotions à de grands travaux, et qui tous accueillirent Lucien à merveille. Lucien, sûr de lui, déploya son esprit comme s'il n'en faisait pas commerce et fut proclamé homme fort , éloge alors à la mode entre ces demi-camarades.

— Oh ! il faudra voir ce qu'il a dans le ventre, dit Théodore Gaillard à l'un des poètes protégés par la cour qui songeait à fonder un petit journal royaliste appelé plus tard le RÉVEIL.

Après le dîner, les deux journalistes accompagnèrent leurs maîtresses à l'Opéra, où Merlin avait une loge, et où toute la compagnie se rendit. Ainsi Lucien reparut triomphant là où, quelques mois auparavant, il était lourdement tombé. Il se produisit au foyer donnant le bras à Merlin et à Blondet, regardant en face les dandies qui naguère l'avaient mystifié. Il tenait Châtelet sous ses pieds ! De Marsay, Vandenesse, Manerville, les lions de cette époque, échangèrent alors quelques airs insolents avec lui. Certes, il avait été question du beau, de l'élégant Lucien dans la loge de madame d'Espard, où Rastignac fit une longue visite, car la marquise et madame de Bargeton lorgnèrent Coralie. Lucien excitait-il un regret dans le cœur de madame de Bargeton ? Cette pensée préoccupa le poète : en voyant la Corinne d'Angoulême, un désir de vengeance agitait son cœur comme au jour où il avait essuyé le mépris de cette femme et de sa cousine aux Champs-Élysées.

— Êtes-vous venu de votre province avec une amulette ? dit Blondet à Lucien en entrant quelques jours après vers onze heures chez Lucien qui n'était pas encore levé. Sa beauté, dit-il en montrant Lucien à Coralie qu'il baisa au front, fait des ravages depuis la cave jusqu'au grenier, en haut, en bas. Je viens vous mettre en réquisition, mon cher, dit-il en serrant la main au poète, hier, aux Italiens, madame la comtesse de Montcornet a voulu que je vous présentasse chez elle. Vous ne refuserez pas une femme charmante, jeune, et chez qui vous trouverez l'élite du beau monde ?

— Si Lucien est gentil, dit Coralie, il n'ira pas chez votre comtesse. Qu'a-t-il besoin de traîner sa cravate dans le monde ? il s'y ennuierait.

— Voulez-vous le tenir en charte-privée ? dit Blondet. Êtes-vous jalouse des femmes comme il faut ?

— Oui, s'écria Coralie, elles sont pires que nous.

— Comment le sais-tu, ma petite chatte ? dit Blondet.

— Par leurs maris, répondit-elle. Vous oubliez que j'ai eu de Marsay pendant six mois.

— Croyez-vous, mon enfant, dit Blondet, que je tienne beaucoup à introduire chez madame de Montcornet un homme aussi beau que le vôtre ? Si vous vous y opposez, prenons que je n'ai rien dit. Mais il s'agit moins, je crois, de femme, que d'obtenir paix et miséricorde de Lucien à propos d'un pauvre diable, le plastron de son journal. Le baron Châtelet a la sottise de prendre des articles au sérieux. La marquise d'Espard, madame de Bargeton et le salon de la comtesse de Montcornet s'intéressent au Héron, et j'ai promis de réconcilier Laure et Pétrarque.

— Ah ! s'écria Lucien dont toutes les veines reçurent un sang plus frais et qui sentit l'enivrante jouissance de la vengeance satisfaite, j'ai donc le pied sur leur ventre ! Vous me faites adorer ma plume, adorer mes amis, adorer le journal et la fatale puissance de la pensée. Je n'ai pas encore fait d'articles sur la Seiche et le Héron. J'irai, mon petit, dit-il en prenant Blondet par la taille, oui, j'irai mais quand ce couple aura senti le poids de cette chose si légère ! Il prit la plume avec laquelle il avait écrit l'article sur Nathan et la brandit. Demain je leur lance deux petites colonnes à la tête. Après, nous verrons. Ne t'inquiète de rien, Coralie : il ne s'agit pas d'amour, mais de vengeance, et je la veux complète.

— Voilà un homme ! dit Blondet. Si tu savais, Lucien, combien il est rare de trouver une explosion semblable dans le monde blasé de Paris, tu pourrais t'apprécier. Tu seras un fier drôle, dit-il en se servant d'une expression un peu plus énergique, tu es dans la voie qui mène au pouvoir.

— Il arrivera, dit Coralie.

— Mais il a déjà fait bien du chemin en six semaines.

— Et quand il ne sera séparé de quelque sceptre que par l'épaisseur d'un cadavre, il pourra se faire un marchepied du corps de Coralie.

— Vous vous aimez comme au temps de l'âge d'or, dit Blondet. Je te fais mon compliment sur ton grand article, reprit-il en regardant Lucien, il est plein de choses neuves. Te voilà passé maître.

Lousteau vint avec Hector Merlin et Vernou voir Lucien, qui fut prodigieusement flatté d'être l'objet de leurs attentions. Félicien apportait cent francs à Lucien pour le prix de son article. Le journal avait senti la nécessité de rétribuer un travail si bien fait, afin de s'attacher l'auteur. Coralie, en voyant ce Chapitre de journalistes, avait envoyé commander un déjeuner au Cadran-Bleu, le restaurant le plus voisin ; elle les invita tous à passer dans sa belle salle à manger quand Bérénice vint lui dire que tout était prêt. Au milieu du repas, quand le vin de Champagne eut monté toutes les têtes, la raison de la visite que faisaient à Lucien ses camarades se dévoila.

— Tu ne veux pas, lui dit Lousteau, te faire un ennemi de Nathan ? Nathan est journaliste, il a des amis, il te jouerait un mauvais tour à ta première publication. N'as-tu pas l'Archer de Charles IX à vendre ? Nous avons vu Nathan ce matin, il est au désespoir ; mais tu vas lui faire un article où tu lui seringueras des éloges par la figure.

— Comment ! après mon article contre son livre, vous voulez... demanda Lucien.

Émile Blondet, Hector Merlin, Étienne Lousteau, Félicien Vernou, tous interrompirent Lucien par un éclat de rire.

— Tu l'as invité à souper ici pour après-demain ? lui dit Blondet.

— Ton article, lui dit Lousteau, n'est pas signé. Félicien, qui n'est pas si neuf que toi, n'a pas manqué d'y mettre au bas un C, avec lequel tu pourras désormais signer tes articles dans son journal, qui est Gauche pure. Nous sommes tous de l'Opposition. Félicien a eu la délicatesse de ne pas engager tes futures opinions. Dans la boutique d'Hector, dont le journal est Centre droit, tu pourras signer par un L. On est anonyme pour l'attaque, mais on signe très-bien l'éloge.

— Les signatures ne m'inquiètent pas, dit Lucien ; mais je ne vois rien à dire en faveur du livre.

— Tu pensais donc ce que tu as écrit ? dit Hector à Lucien.

— Oui.

— Ah ! mon petit, dit Blondet, je te croyais plus fort ! Non, ma parole d'honneur, en regardant ton front, je te douais d'une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double forme. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; et personne ne peut prendre sur lui d'affirmer quel est l'envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie. Il n'y a que Dieu de triangulaire ! Ce qui met Molière et Corneille hors ligne, n'est-ce pas la faculté de faire dire oui à Alceste et non à Philinte, à Octave et à Cinna. Rousseau, dans la Nouvelle-Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? Qui de nous pourrait prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d'Homère ? quelle fut l'intention de Richardson ? La critique doit contempler les œuvres sous tous leurs aspects. Enfin nous sommes de grands rapporteurs.

— Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d'un air railleur. Mais nous sommes des marchands de phrases, et nous vivons de notre commerce. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, un livre enfin, vous pourrez y jeter vos pensées, votre âme, vous y attacher, le défendre ; mais des articles lus aujourd'hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu'on les paye. Si vous mettez de l'importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de la croix et vous invoquerez l'Esprit saint pour écrire un prospectus !

Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa robe prétexte pour lui passer la robe virile des journalistes.

— Sais-tu par quel mot s'est consolé Nathan après avoir lu ton article ? dit Lousteau.

— Comment le saurais je ?

— Nathan s'est écrié : — Les petits articles passent, les grands ouvrages restent ! Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.

— Ce serait drôle, dit Lucien.

— Drôle ! reprit Blondet, c'est nécessaire.

— Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris ; mais comment faire ?

— Eh ! bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu'il nous devrait bientôt des remercîments pour la polémique serrée à l'aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es, à ses yeux, un espion, une canaille, un drôle ; après-demain tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque ! Nathan t'embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l'estime et l'amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d'attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S'il s'agissait d'un homme qui eût conquis un nom sans nous, d'un talent incommode et qu'il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable ; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l'avait fait attaquer dans le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans les Débats. Aussi la première édition du livre s'est-elle enlevée !

— Mes amis, foi d'honnête homme, je suis incapable d'écrire deux mots d'éloge sur ce livre...

— Tu auras encore cent francs, dit Merlin, Nathan t'aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la Revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la Revue : total, vingt louis !

— Mais que dire ? demanda Lucien.

— Voici comment tu peux t'en tirer, mon enfant, répondit Blondet en se recueillant. L'envie, qui s'attache à toutes les belles œuvres, comme le ver aux beaux et bons fruits, a essayé de mordre sur ce livre, diras-tu. Pour y trouver des défauts, la critique a été forcée d'inventer des théories à propos de ce livre, de distinguer deux littératures : celle qui se livre aux idées et celle qui s'adonne aux images. Là, mon petit, tu diras que le dernier degré de l'art littéraire est d'empreindre l'idée dans l'image. En essayant de prouver que l'image est toute la poésie, tu te plaindras du peu de poésie que comporte notre langue, tu parleras des reproches que nous font les étrangers sur le positivisme de notre style, et tu loueras monsieur de Canalis et Nathan des services qu'ils rendent à la France en déprosaïsant son langage. Accable ta précédente argumentation en faisant voir que nous sommes en progrès sur le dix-huitième siècle. Invente le Progrès (une adorable mystification à faire aux bourgeois) ! Notre jeune littérature procède par tableaux où se concentrent tous les genres, la comédie et le drame, les descriptions, les caractères, le dialogue, sertis par les nœuds brillants d'une intrigue intéressante. Le roman, qui veut le sentiment, le style et l'image, est la création moderne la plus immense. Il succède à la comédie qui, dans les mœurs modernes, n'est plus possible avec ses vieilles lois ; il embrasse le fait et l'idée dans ses inventions qui exigent et l'esprit de La Bruyère et sa morale incisive, les caractères traités comme l'entendait Molière, les grandes machines de Shakspeare[Orthographe courante au XIXe siècle.] et la peinture des nuances les plus délicates de la passion, unique trésor que nous aient laissé nos devanciers. Aussi le roman est-il bien supérieur à la discussion froide et mathématique, à la sèche analyse du dix-huitième siècle. Le roman, diras-tu sentencieusement, est une épopée amusante. Cite Corinne, appuie-toi sur madame de Staël. Le dix-huitième siècle a tout mis en question, le dix-neuvième est chargé de conclure ; aussi conclut-il par des réalités ; mais par des réalités qui vivent et qui marchent ; enfin il met en jeu la passion, élément inconnu à Voltaire. Tirade contre Voltaire. Quant à Rousseau, il n'a fait qu'habiller des raisonnements et des systèmes. Julie et Claire sont des entéléchies, elles n'ont ni chair ni os. Tu peux démancher sur ce thème et dire que nous devons à la paix, aux Bourbons, une littérature jeune et originale, car tu écris dans un journal Centre droit. Moque-toi des faiseurs de systèmes. Enfin tu peux t'écrier par un beau mouvement : Voilà bien des erreurs, bien des mensonges chez notre confrère ! et pourquoi ? pour déprécier une belle œuvre, tromper le public et arriver à cette conclusion : Un livre qui se vend ne se vend pas. Proh pudor ! lâche Proh pudor ! ce juron honnête anime le lecteur. Enfin annonce la décadence de la critique ! Conclusion : Il n'y a qu'une seule littérature, celle des livres amusants. Nathan est entré dans une voie nouvelle, il a compris son époque et répond à ses besoins. Le besoin de l'époque est le drame. Le drame est le vœu du siècle où la politique est un mimodrame perpétuel. N'avons-nous pas vu en vingt ans, diras-tu, les quatre drames de la Révolution, du Directoire, de l'Empire et de la Restauration ? De là, tu roules dans le dithyrambe de l'éloge, et la seconde édition s'enlève ; car samedi prochain, tu feras une feuille dans notre Revue, et tu la signeras DE RUBEMPRE en toutes lettres. Dans ce dernier article, tu diras : Le propre des belles œuvres est de soulever d'amples discussions. Cette semaine tel journal a dit telle chose du livre de Nathan, tel autre lui a vigoureusement répondu. Tu critiques les deux critiques C. et L., tu me dis en passant une politesse à propos de mon article des Débats, et tu finis en affirmant que l'œuvre de Nathan est le plus beau livre de l'époque. C'est comme si tu ne disais rien, on dit cela de tous les livres. Tu auras gagné quatre cents francs dans ta semaine, outre le plaisir d'écrire la vérité quelque part. Les gens sensés donneront raison ou à C. Ou à L. Ou à Rubempré, peut-être à tous trois ! La mythologie, qui certes est une des plus grandes inventions humaines, a mis la Vérité dans le fond d'un puits, ne faut-il pas des seaux pour l'en tirer ? tu en auras donné trois pour un au public ? Voilà, mon enfant. Marche ! Lucien fut étourdi, Blondet l'embrassa sur les deux joues en lui disant : — Je vais à ma boutique.

Chacun s'en alla à sa boutique ; car, pour ces hommes forts, le journal était une boutique. Tous devaient se revoir le soir aux Galeries de Bois, où Lucien irait signer son traité chez Dauriat. Florine et Lousteau, Lucien et Coralie, Blondet et Finot dînaient au Palais-Royal, où Du Bruel traitait le directeur du Panorama-Dramatique.

— Ils ont raison ! s'écria Lucien quand il fut seul avec Coralie, les hommes doivent être des moyens entre les mains des gens forts. Quatre cents francs pour trois articles ! Doguereau me les donnait à peine pour un livre qui m'a coûté deux ans de travail.

— Fais de la critique, dit Coralie, amuse-toi ! Est-ce que je ne suis pas ce soir en Andalouse, demain ne me mettrai-je pas en bohémienne, un autre jour en homme ? Fais comme moi, donne-leur des grimaces pour leur argent, et vivons heureux.

 

 


Lucien, épris du paradoxe, fit monter son esprit sur ce mulet capricieux, fils de Pégase et de l'ânesse de Balaam. Il se mit à galoper dans les champs de la pensée pendant sa promenade au Bois, et découvrit des beautés originales dans la thèse de Blondet. Il dîna comme dînent les gens heureux, il signa chez Dauriat un traité par lequel il lui cédait en toute propriété le manuscrit des Marguerites sans y apercevoir aucun inconvénient ; puis il alla faire un tour au journal, où il brocha deux colonnes, et revint rue de Vendôme. Le lendemain matin, il se trouva que les idées de la veille avaient germé dans sa tête, comme il arrive chez tous les esprits pleins de sève dont les facultés ont encore peu servi. Lucien éprouva du plaisir à méditer ce nouvel article, il s'y mit avec ardeur. Sous sa plume se rencontrèrent les beautés que fait naître la contradiction. Il fut spirituel et moqueur, il s'éleva même à des considérations neuves sur le sentiment et l'image en littérature. Ingénieux et fin, il retrouva, pour louer Nathan, ses premières impressions à la lecture du livre au cabinet littéraire de la cour du Commerce. De sanglant et âpre critique, de moqueur comique, il devint poète en quelques phrases finales qui se balancèrent majestueusement comme un encensoir chargé de parfums vers l'autel.

— Cent francs, Coralie ! dit-il en montrant les huit feuillets de papier écrits pendant qu'elle s'habillait.

Dans la verve où il était, il fit à petites plumées l'article terrible promis à Blondet contre Châtelet et madame de Bargeton. Il goûta pendant cette matinée l'un des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui d'aiguiser l'épigramme, d'en polir la lame froide qui trouve sa gaîne dans le cœur de la victime, et de sculpter le manche pour les lecteurs. Le public admire le travail spirituel de cette poignée, il n'y entend pas malice, il ignore que l'acier du bon mot altéré de vengeance barbote dans un amour-propre fouillé savamment, blessé de mille coups. Cet horrible plaisir, sombre et solitaire, dégusté sans témoins, est comme un duel avec un absent, tué à distance avec le tuyau d'une plume, comme si le journaliste avait la puissance fantastique accordée aux désirs de ceux qui possèdent des talismans dans les contes arabes. L'épigramme est l'esprit de la haine, de la haine qui hérite de toutes les mauvaises passions de l'homme, de même que l'amour concentre toutes ses bonnes qualités. Aussi n'est-il pas d'homme qui ne soit spirituel en se vengeant, par la raison qu'il n'en est pas un à qui l'amour ne donne des jouissances. Malgré la facilité, la vulgarité de cet esprit en France, il est toujours bien accueilli. L'article de Lucien devait mettre et mit le comble à la réputation de malice et de méchanceté du journal ; il entra jusqu'au fond de deux cœurs, il blessa grièvement madame de Bargeton, son ex-Laure, et le baron Châtelet, son rival.

— Eh ! bien, allons faire une promenade au Bois, les chevaux sont mis, et ils piaffent, lui dit Coralie ; il ne faut pas se tuer.

— Portons l'article sur Nathan chez Hector. Décidément le journal est comme la lance d'Achille qui guérissait les blessures qu'elle avait faites, dit Lucien en corrigeant quelques expressions.

Les deux amants partirent et se montrèrent dans leur splendeur à ce Paris qui, naguère, avait renié Lucien, et qui maintenant commençait à s'en occuper. Occuper Paris de soi quand on a compris l'immensité de cette ville et la difficulté d'y être quelque chose, causa d'enivrantes jouissances qui grisèrent Lucien.

— Mon petit, dit l'actrice, passons chez ton tailleur presser tes habits ou les essayer s'ils sont prêts. Si tu vas chez tes belles madames, je veux que tu effaces ce monstre de De Marsay, le petit Rastignac, les Ajuda-Pinto, les Maxime de Trailles, les Vandenesse, enfin tous les élégants. Songe que ta maîtresse est Coralie ! Mais ne me fais pas de traits, hein ?

Deux jours après, la veille du souper offert par Lucien et Coralie à leurs amis, l'Ambigu donnait une pièce nouvelle dont le compte devait être rendu par Lucien. Après leur dîner, Lucien et Coralie allèrent à pied de la rue de Vendôme au Panorama-Dramatique, par le boulevard du Temple du côté du café Turc, qui, dans ce temps-là, était un lieu de promenade en faveur. Lucien entendit vanter son bonheur et la beauté de sa maîtresse. Les uns disaient que Coralie était la plus belle femme de Paris, les autres trouvaient Lucien digne d'elle. Le poète se sentit dans son milieu. Cette vie était sa vie. Le Cénacle, à peine l'apercevait-il. Ces grands esprits qu'il admirait tant deux mois auparavant, il se demandait s'ils n'étaient pas un peu niais avec leurs idées et leur puritanisme. Le mot de jobards dit insouciamment par Coralie, avait germé dans l'esprit de Lucien et portait déjà ses fruits. Il mit Coralie dans sa loge, flâna dans les coulisses du théâtre où il se promenait en sultan où toutes les actrices le caressaient par des regards brûlants et par des mots flatteurs.

— Il faut que j'aille à l'Ambigu faire mon métier dit-il.

A l'Ambigu, la salle était pleine. Il ne s'y trouva pas de place pour Lucien. Lucien alla dans les coulisses et se plaignit amèrement de ne pas être placé. Le régisseur, qui ne le connaissait pas encore, lui dit qu'on avait envoyé deux loges à son journal et l'envoya promener.

— Je parlerai de la pièce selon ce que j'en aurai entendu, dit Lucien d'un air piqué.

— Êtes-vous bête ? dit la jeune première an régisseur, c'est l'amant de Coralie !

Aussitôt le régisseur se retourna vers Lucien et lui dit : — Monsieur, je vais aller parler au directeur.

Ainsi les moindres détails prouvaient à Lucien l'immensité du pouvoir du journal et caressaient sa vanité. Le directeur vint et obtint du duc de Rhétoré et de Tullia le premier sujet qui se trouvaient dans une loge d'avant-scène, de prendre Lucien avec eux. Le duc y consentit en reconnaissant Lucien.

— Vous avez réduit deux personnes au désespoir, lui dit le jeune homme en lui parlant du baron Châtelet et de madame de Bargeton.

— Que sera-ce donc demain ? dit Lucien. Jusqu'à présent mes amis se sont portés contre eux en voltigeurs, mais je tire à boulet rouge cette nuit. Demain, vous verrez pourquoi nous nous moquons de Potelet. L'article est intitulé : Potelet de 1811 à Potelet de 1821. Châtelet sera le type des gens qui ont renié leur bienfaiteur en se ralliant aux Bourbons. Après avoir fait sentir tout ce que je puis, j'irai chez madame de Montcornet.

Lucien eut avec le jeune duc une conversation étincelante d'esprit ; il était jaloux de prouver à ce grand seigneur combien mesdames d'Espard et de Bargeton s'étaient grossièrement trompées en le méprisant ; mais il montra le bout de l'oreille en essayant d'établir ses droits à porter le nom de Rubempré quand par malice, le duc de Rhétoré l'appela Chardon.

— Vous devriez, lui dit le duc vous faire royaliste. Vous vous êtes montré un homme d'esprit, soyez maintenant homme de bon sens. La seule manière d'obtenir une ordonnance du roi qui vous rende le titre et le nom de vos ancêtres maternels, est de la demander en récompense des services que vous rendrez au Château. Les Libéraux ne vous feront jamais comte ! Voyez-vous, la Restauration finira par avoir raison de la Presse, la seule puissance à craindre. On a déjà trop attendu, elle devrait être muselée. Profitez de ses derniers moments de liberté pour vous rendre redoutable. Dans quelques années, un nom et un titre seront en France des richesses plus sûres que le talent. Vous pouvez ainsi tout avoir : esprit, noblesse et beauté, vous arriverez à tout. Ne soyez donc en ce moment libéral que pour vendre avec avantage votre royalisme.

Le duc pria Lucien d'accepter l'invitation à dîner que devait lui envoyer le ministre avec lequel il avait soupé chez Florine. Lucien fut en un moment séduit par les réflexions du gentilhomme, et charmé de voir s'ouvrir devant lui les portes des salons d'où il se croyait à jamais banni quelques mois auparavant. Il admira le pouvoir de la pensée. La Presse et l'esprit étaient donc le moyen de la société présente. Lucien comprit que peut-être Lousteau se repentait de lui avoir ouvert les portes du temple, il sentait déjà pour son propre compte la nécessité d'opposer des barrières difficiles à franchir aux ambitions de ceux qui s'élançaient de la province vers Paris. Un poète serait venu vers lui comme il s'était jeté dans les bras d'Étienne, il n'osait se demander quel accueil il lui ferait. Le jeune duc aperçut chez Lucien les traces d'une méditation profonde et ne se trompa point en en cherchant la cause : il avait découvert à cet ambitieux, sans volonté fixe, mais non sans désir, tout l'horizon politique comme les journalistes lui avaient montré du haut du Temple[Dans le Furne : en haut du Temple, lapsus typographique.] ainsi que le démon à Jésus, le monde littéraire et ses richesses. Lucien ignorait la petite conspiration ourdie contre lui par les gens que blessait en ce moment le journal, et dans laquelle monsieur de Rhétoré trempait. Le jeune duc avait effrayé la société de madame d'Espard en leur parlant de l'esprit de Lucien. Chargé par madame de Bargerton de sonder le journaliste, il avait espéré le rencontrer à l'Ambigu-Comique. Ni le monde, ni les journalistes n'étaient profonds, ne croyez pas à des trahisons ourdies. Ni l'un ni les autres ils n'arrêtent de plan ; leur machiavélisme va pour ainsi dire au jour le jour et consiste à toujours être là, prêts à tout, prêts à profiter du mal comme du bien, à épier les moments où la passion leur livre un homme. Pendant le souper de Florine, le jeune duc avait reconnu le caractère de Lucien, il venait de le prendre par ses vanités, et s'essayait sur lui à devenir diplomate.

Lucien, la pièce jouée, courut à la rue Saint-Fiacre y faire son article sur la pièce. Sa critique fut, par calcul, âpre et mordante, il se plut à essayer son pouvoir. Le mélodrame valait mieux que celui du Panorama-Dramatique ; mais il voulait savoir s'il pouvait, comme on le lui avait dit, tuer une bonne et faire réussir une mauvaise pièce. Le lendemain, en déjeunant avec Coralie, il déplia le journal, après lui avoir dit qu'il y éreintait l'Ambigu-Comique. Lucien ne fut pas médiocrement étonné de lire, après son article sur madame de Bargeton et sur Châtelet, un compte-rendu de l'Ambigu si bien édulcoré durant la nuit, que, tout en conservant sa spirituelle analyse, il en sortait une conclusion favorable. La pièce devait remplir la caisse du théâtre. Sa fureur ne saurait se décrire ; il se proposa de dire deux mots à Lousteau. Il se croyait déjà nécessaire, et se promettait de ne pas se laisser dominer, exploiter comme un niais. Pour établir définitivement sa puissance, il écrivit l'article où il résumait et balançait toutes les opinions émises à propos du livre de Nathan pour la Revue de Dauriat et de Finot. Puis, une fois monté, il brocha l'un de ses articles Variétés dus au petit journal. Dans leur première effervescence, les jeunes journalistes pondent des articles avec amour et livrent ainsi très-imprudemment toutes leurs fleurs. Le directeur du Panorama-Dramatique donnait la première représentation d'un vaudeville, afin de laisser à Florine et à Coralie leur soirée. On devait jouer avant le souper. Lousteau vint chercher l'article de Lucien, fait d'avance sur cette petite pièce, dont il avait vu la répétition générale, afin de n'avoir aucune inquiétude relativement à la composition du numéro. Quand Lucien lui eut lu l'un de ces petits charmants articles sur les particularités parisiennes, qui firent la fortune du journal, Étienne l'embrassa sur les deux yeux et le nomma la providence des journaux.

— Pourquoi donc t'amuses-tu à changer l'esprit de mes articles ? dit Lucien, qui n'avait fait ce brillant article que pour donner plus de force à ses griefs.

— Moi ! s'écria Lousteau.

— Eh ! bien, qui donc a changé mon article ?

— Mon cher, répondit Étienne en riant, tu n'es pas encore au courant des affaires. L'Ambigu nous prend vingt abonnements, dont neuf seulement sont servis au directeur, au chef d'orchestre, au régisseur, à leurs maîtresses et à trois copropriétaires du théâtre. Chacun des théâtres du boulevard paye ainsi huit cents francs au journal. Il y a pour tout autant d'argent en loges données à Finot, sans compter les abonnements des acteurs et des auteurs. Le drôle se fait donc huit mille francs aux boulevards. Par les petits théâtres, juge des grands ! Comprends-tu ? Nous sommes tenus à beaucoup d'indulgence.

— Je comprends que je ne suis pas libre d'écrire ce que je pense...

— Eh ! que t'importe, si tu y fais tes orges, s'écria Lousteau. D'ailleurs, mon cher, quel grief as-tu contre le théâtre ? il te faut une raison pour échiner la pièce d'hier. Échiner pour échiner, nous compromettrions le journal. Quand le journal frapperait avec justice, il ne produirait plus aucun effet. Le directeur t'a-t-il manqué ?

— Il ne m'avait pas réservé de place.

— Bon, fit Lousteau. Je montrerai ton article au directeur, je lui dirai que je t'ai adouci, tu t'en trouveras mieux que de l'avoir fait paraître. Demande-lui demain des billets, il t'en signera quarante en blanc tous les mois, et je te mènerai chez un homme avec qui tu t'entendras pour les placer ; il te les achètera tous à cinquante pour cent de remise sur le prix des places. On fait sur les billets de spectacle le même trafic que sur les livres. Tu verras un autre Barbet, un chef de claque, il ne demeure pas loin d'ici, nous avons le temps, viens ?

— Mais, mon cher, Finot fait un infâme métier à lever ainsi sur les champs de la pensée des contributions indirectes. Tôt ou tard...

— Ah ! çà, d'où viens-tu ? s'écria Lousteau. Pour qui prends-tu Finot ? Sous sa fausse bonhomie, sous cet air Turcaret, sous son ignorance et sa bêtise, il y a toute la finesse du marchand de chapeaux dont il est issu. N'as-tu pas vu dans sa cage, au Bureau du journal, un vieux soldat de l'Empire, l'oncle de Finot ? Cet oncle est non-seulement un honnête homme, mais il a le bonheur de passer pour un niais. Il est l'homme compromis dans toutes les transactions pécuniaires. A Paris, un ambitieux est bien riche quand il a près de lui une créature qui consent à être compromise. Il est en politique comme en journalisme une foule de cas où les chefs ne doivent jamais être mis en cause. Si Finot devenait un personnage politique, son oncle deviendrait son secrétaire et recevrait pour son compte les contributions qui se lèvent dans les bureaux sur les grandes affaires. Giroudeau, qu'au premier abord on prendrait pour un niais, a précisément assez de finesse pour être un compère indéchiffrable. Il est en vedette pour empêcher que nous ne soyons assommés par les criailleries, par les débutants, par les réclamations, et je ne crois pas qu'il y ait son pareil dans un autre journal.

— Il joue bien son rôle, dit Lucien, je l'ai vu à l'œuvre.

Étienne et Lucien allèrent dans la rue du Faubourg-du-Temple, où le rédacteur en chef s'arrêta devant une maison de belle apparence.

— Monsieur Braulard y est-il ? demanda-t-il au portier.

— Comment monsieur ? dit Lucien. Le chef des claqueurs est doncmonsieur ?

— Mon cher, Braulard a vingt mille livres de rentes, il a la griffe des auteurs dramatiques du boulevard qui tous ont un compte courant chez lui, comme chez un banquier. Les billets d'auteur et de faveur se vendent. Cette marchandise, Braulard la place. Fais un peu de statistique, science assez utile quand on n'en abuse pas. A cinquante billets de faveur par soirée à chaque spectacle, tu trouveras deux cent cinquante billets par jour ; si, l'un dans l'autre, ils valent quarante sous, Braulard paye cent vingt-cinq francs par jour aux auteurs et court la chance d'en gagner autant. Ainsi, les seuls billets des auteurs lui procurent près de quatre mille francs par mois, au total quarante-huit mille francs par an. Suppose vingt mille francs de perte, car il ne peut pas toujours placer ses billets.

— Pourquoi ?

— Ah ! les gens qui viennent payer leurs places au bureau passent concurremment avec les billets de faveur qui n'ont pas de places réservées. Enfin le théâtre garde ses droits de location. Il y a les jours de beau temps, et de mauvais spectacles. Ainsi, Braulard gagne peut-être trente mille francs par an sur cet article. Puis il a ses claqueurs, autre industrie. Florine et Coralie sont ses tributaires ; si elles ne le subventionnaient pas, elles ne seraient point applaudies à toutes les entrées et leurs sorties.

Lousteau donnait cette explication à voix basse en montant l'escalier.

— Paris est un singulier pays, dit Lucien en trouvant l'intérêt accroupi dans tous les coins.

Une servante proprette introduisit les deux journalistes chez monsieur Braulard. Le marchand de billets, qui siégeait sur un fauteuil de cabinet, devant un grand secrétaire à cylindre, se leva en voyant Lousteau. Braulard, enveloppé d'une redingote de molleton gris, portait un pantalon à pied et des pantoufles rouges absolument comme un médecin ou comme un avoué. Lucien vit en lui l'homme du peuple enrichi : un visage commun, des yeux gris pleins de finesse, des mains de claqueur, un teint sur lequel les orgies avaient passé comme la pluie sur les toits, des cheveux grisonnants, et une voix assez étouffée.

— Vous venez, sans doute, pour mademoiselle Florine, et monsieur pour mademoiselle Coralie, dit-il, je vous connais bien. Soyez tranquille, monsieur, dit-il à Lucien, j'achète la clientèle du Gymnase, je soignerai votre maîtresse et je l'avertirai des farces qu'on voudrait lui faire.

— Ce n'est pas de refus, mon cher Braulard, dit Lousteau ; mais nous venons pour les billets du journal à tous les théâtres des boulevards : moi comme rédacteur en chef, monsieur comme rédacteur de chaque théâtre.

— Ah, oui, Finot a vendu son journal. J'ai su l'affaire. Il va bien, Finot. Je lui donne à dîner à la fin de la semaine. Si vous voulez me faire l'honneur et le plaisir de venir, vous pouvez amener vos épouses, il y aura noces et festins, nous avons Adèle Dupuis, Ducange, Frédéric Du Petit-Méré, mademoiselle Millot ma maîtresse, nous rirons bien ! nous boirons mieux !

— Il doit être gêné, Ducange, il a perdu son procès.

— Je lui ai prêté dix mille francs, le succès de Calas va me les rendre ; aussi l'ai-je chauffé ! Ducange est un homme d'esprit, il a des moyens... Lucien croyait rêver en entendant cet homme apprécier les talents des auteurs. — Coralie a gagné, lui dit Braulard de l'air d'un juge compétent. Si elle est bonne enfant, je la soutiendrai secrètement contre la cabale à son début au Gymnase. Écoutez ? Pour elle, j'aurai des hommes bien mis aux galeries qui souriront et qui feront de petits murmures afin d'entraîner l'applaudissement. Voilà un manége qui pose une femme. Elle me plaît, Coralie, et vous devez être content d'elle, elle a des sentiments. Ah ! je puis faire chuter qui je veux...

— Mais pour les billets ? dit Lousteau.

— Hé ! bien, j'irai les prendre chez monsieur, vers les premiers jours de chaque mois. Monsieur est votre ami, je le traiterai comme vous. Vous avez cinq théâtres, on vous donnera trente billets ; ce sera quelque chose comme soixante quinze francs par mois. Peut-être désirez-vous une avance ? dit le marchand de billets en revenant à son secrétaire et tirant sa caisse pleine d'écus.

— Non, non, dit Lousteau, nous garderons cette ressource pour les mauvais jours...

— Monsieur, reprit Braulard en s'adressant à Lucien, j'irai travailler avec Coralie ces jours-ci, nous nous entendrons bien.

Lucien ne regardait pas sans un étonnement profond le cabinet de Braulard où il voyait une bibliothèque, des gravures, un meuble convenable. En passant par le salon, il en remarqua l'ameublement également éloigné de la mesquinerie et du trop grand luxe. La salle à manger lui parut être la pièce la mieux tenue, il en plaisanta.

— Mais Braulard est gastronome, dit Lousteau. Ses dîners, cités dans la littérature dramatique, sont en harmonie avec sa caisse.

— J'ai de bons vins, répondit modestement Braulard. Allons, voilà mes allumeurs, s'écria-t-il en entendant des voix enrouées et le bruit de pas singuliers dans l'escalier.

En sortant, Lucien vit défiler devant lui la puante escouade des claqueurs et des vendeurs de billets, tous gens à casquettes, à pantalons mûrs, à redingotes râpées, à figures patibulaires, bleuâtres, verdâtres, boueuses, rabougries, à barbes longues, aux yeux féroces et patelins tout à la fois, horrible population qui vit et foisonne sur les boulevards de Paris, qui, le matin, vend des chaînes de sûreté, des bijoux en or pour vingt-cinq sous, et qui claque sous les lustres le soir, qui se plie enfin à toutes les fangeuses nécessités de Paris.

— Voilà les Romains ! dit Lousteau en riant, voilà la gloire des actrices et des auteurs dramatiques. Vu de près, ça n'est pas plus beau que la nôtre.

— Il est difficile, répondit Lucien en revenant chez lui, d'avoir des illusions sur quelque chose à Paris. Il y a des impôts sur tout, on y vend tout, on y fabrique tout, même le succès.

Les convives de Lucien étaient Dauriat, le directeur du Panorama, Matifat et Florine, Camusot, Lousteau, Finot, Nathan, Hector Merlin et madame du Val-Noble, Félicien Vernou, Blondet, Vignon, Philippe Bridau, Mariette, Giroudeau, Cardot et Florentine, Bixiou. Il avait invité ses amis du Cénacle. Tullia la danseuse, qui, disait-on, était peu cruelle pour du Bruel, fut aussi de la partie, mais sans son duc, ainsi que les propriétaires des journaux où travaillaient Nathan, Merlin, Vignon et Vernou. Les convives formaient une assemblée de trente personnes, la salle à manger de Coralie ne pouvait en contenir davantage.

Vers huit heures, au feu des lustres allumés, les meubles, les tentures, les fleurs de ce logis prirent cet air de fête qui prête au luxe parisien l'apparence d'un rêve. Lucien éprouva le plus indéfinissable mouvement de bonheur, de vanité satisfaite et d'espérance en se voyant le maître de ces lieux, il ne s'expliquait plus ni comment ni par qui ce coup de baguette avait été frappé. Florine et Coralie, mises avec la folle recherche et la magnificence artiste des actrices, souriaient au poète de province comme deux anges chargés de lui ouvrir les portes du palais des Songes. Lucien songeait presque. En quelques mois sa vie avait si brusquement changé d'aspect, il était si promptement passé de l'extrême misère à l'extrême opulence, que par moments il lui prenait des inquiétudes comme aux gens qui, tout en rêvant, se savent endormis. Son oeil exprimait néanmoins à la vue de cette belle réalité une confiance à laquelle des envieux eussent donné le nom de fatuité. Lui-même, il avait changé. Heureux tous les jours, ses couleurs avaient pâli, son regard était trempé des moites expressions de la langueur ; enfin, selon le mot de madame d'Espard, il avait l'air aimé . Sa beauté y gagnait. La conscience de son pouvoir et de sa force perçait dans sa physionomie éclairée par l'amour et par l'expérience. Il contemplait enfin le monde littéraire et la société face à face, en croyant pouvoir s'y promener en dominateur A ce poète, qui ne devait réfléchir que sous le poids du malheur, le présent parut être sans soucis. Le succès enflait les voiles de son esquif, il avait à ses ordres les instruments nécessaires à ses projets : une maison montée, une maîtresse que tout Paris lui enviait, un équipage, enfin des sommes incalculables dans son écritoire. Son âme, son cœur et son esprit s'étaient également métamorphosés : il ne songeait plus à discuter les moyens en présence de si beaux résultats. Ce train de maison semblera si justement suspect aux économistes qui ont pratiqué la vie parisienne, qu'il n'est pas inutile de montrer la base, quelque frêle qu'elle fût, sur laquelle reposait le bonheur matériel de l'actrice et de son poète. Sans se compromettre, Camusot avait engagé les fournisseurs de Coralie à lui faire crédit pendant au moins trois mois. Les chevaux, les gens, tout devait donc aller comme par enchantement pour ces deux enfants empressés de jouir, et qui jouissaient de tout avec délices. Coralie vint prendre Lucien par la main et l'initia par avance au coup de théâtre de la salle à manger, parée de son couvert splendide, de ses candélabres chargés de quarante bougies, aux recherches royales du dessert, et au menu, l'œuvre de Chevet. Lucien baisa Coralie au front en la pressant sur son cœur.

— J'arriverai, mon enfant, lui dit-il, et je te récompenserai de tant d'amour et de tant de dévouement.

— Bah ! dit-elle, es-tu content ?

— Je serais bien difficile.

— Eh ! bien, ce sourire paye tout, répondit-elle en apportant par un mouvement de serpent ses lèvres aux lèvres de Lucien.

Ils trouvèrent Florine, Lousteau, Matifat et Camusot en train d'arranger les tables de jeu. Les amis de Lucien arrivaient. Tous ces gens s'intitulaient déjà les amis de Lucien. On joua de neuf heures à minuit, Heureusement pour lui, Lucien ne savait aucun jeu ; mais Lousteau perdit mille francs et les emprunta à Lucien qui ne crut pas pouvoir se dispenser de les prêter, car son ami les lui demanda. A dix heures environ, Michel, Fulgence et Joseph se présentèrent. Lucien, qui alla causer avec eux dans un coin, trouva leurs visages assez froids et sérieux, pour ne pas dire contraints. D'Arthez n'avait pu venir, il achevait son livre. Léon Giraud était occupé par la publication du premier numéro de sa Revue. Le Cénacle avait envoyé ses trois artistes qui devaient se trouver moins dépaysés que les autres au milieu d'une orgie.

— Eh ! bien, mes enfants, dit Lucien en affichant un petit ton de supériorité, vous verrez que le petit farceur peut devenir un grand politique .

— Je ne demande pas mieux que de m'être trompé, dit Michel.

— Tu vis avec Coralie en attendant mieux ? lui demanda Fulgence.

— Oui, reprit Lucien d'un air qu'il voulait rendre naïf. Coralie avait un pauvre vieux négociant qui l'adorait, elle l'a mis à la porte. Je suis plus heureux que ton frère Philippe qui ne sait comment gouverner Mariette, ajouta-t-il en regardant Joseph Bridau.

— Enfin, dit Fulgence, tu es maintenant un homme comme un autre, tu feras ton chemin.

— Un homme qui pour vous restera le même en quelque situation qu'il se trouve, répondit Lucien.

Michel et Fulgence se regardèrent en échangeant un sourire moqueur que vit Lucien, et qui lui fit comprendre le ridicule de sa phrase.

— Coralie est bien admirablement belle, s'écria Joseph Bridau. Quel magnifique portrait à faire !

— Et bonne, répondit Lucien. Foi d'homme, elle est angélique ; mais tu feras son portrait ; prends-la, si tu veux, pour modèle de ta Vénitienne amenée au vieillard.

— Toutes les femmes qui aiment sont angéliques, dit Michel Chrestien.

En ce moment Raoul Nathan se précipita sur Lucien avec une furie d'amitié, lui prit les mains et les lui serra.

— Mon bon ami, non-seulement vous êtes un grand homme, mais encore vous avez du cœur, ce qui est aujourd'hui plus rare que le génie, dit-il. Vous êtes dévoué à vos amis. Enfin, je suis à vous à la vie, à la mort, et n'oublierai jamais ce que vous avez fait cette semaine pour moi.

Lucien, au comble de la joie en se voyant pateliné par un homme dont s'occupait la Renommée, regarda ses trois amis du Cénacle avec une sorte de supériorité. Cette entrée de Nathan était due à la communication que Merlin lui avait faite de l'épreuve de l'article en faveur de son livre, et qui paraissait dans le journal du lendemain.

— Je n'ai consenti à écrire l'attaque, répondit Lucien à l'oreille de Nathan, qu'à la condition d'y répondre moi-même. Je suis des vôtres.

Il revint à ses trois amis du Cénacle, enchanté d'une circonstance qui justifiait la phrase de laquelle avait ri Fulgence.

— Vienne le livre de d'Arthez, et je suis en position de lui être utile. Cette chance seule m'engagerait à rester dans les journaux.

— Y es-tu libre ? dit Michel.

— Autant qu'on peut l'être quand on est indispensable, répondit Lucien avec une fausse modestie.

Vers minuit, les convives furent attablés, et l'orgie commença. Les discours furent plus libres chez Lucien que chez Matifat, car personne ne soupçonna la divergence de sentiments qui existait entre les trois députés du Cénacle et les représentants des journaux. Ces jeunes esprits, si dépravés par l'habitude du Pour et du Contre, en vinrent aux prises, et se renvoyèrent les plus terribles axiomes de la jurisprudence qu'enfantait alors le journalisme. Claude Vignon, qui voulait conserver à la critique un caractère auguste, s'éleva contre la tendance des petits journaux vers la personnalité, disant que plus tard les écrivains arriveraient à se déconsidérer eux-mêmes. Lousteau, Merlin et Finot prirent alors ouvertement la défense de ce système, appelé dans l'argot du journalisme la blague , en soutenant que ce serait comme un poinçon à l'aide duquel on marquerait le talent.

— Tous ceux qui résisteront à cette épreuve seront des hommes réellement forts, dit Lousteau.

— D'ailleurs, s'écria Merlin, pendant les ovations des grands hommes, il faut autour d'eux, comme autour des triomphateurs romains, un concert d'injures.

— Eh ! dit Lucien, tous ceux de qui l'on se moquera croiront à leur triomphe !

— Ne dirait-on pas que cela te regarde ? s'écria Finot.

— Et nos sonnets ! dit Michel Chrestien, ne nous vaudraient-ils pas le triomphe de Pétrarque ?

— L'or (Laure) y est déjà pour quelque chose, dit Dauriat dont le calembour excita des acclamations générales.

— Faciamus experimentum in anima vili , répondit Lucien en souriant.

— Eh ! malheur à ceux que le Journal ne discutera pas, et auxquels il jettera des couronnes à leur début ! Ceux-là seront relégués comme des saints dans leur niche, et personne n'y fera plus la moindre attention, dit Vernou.

— On leur dira comme Champcenetz au marquis de Genlis, qui regardait trop amoureusement sa femme : — Passez, bonhomme, on vous a déjà donné, dit Blondet.

— En France, le succès tue, dit Finot. Nous y sommes trop jaloux les uns des autres pour ne pas vouloir oublier et faire oublier les triomphes d'autrui.

— C'est en effet la contradiction qui donne la vie en littérature, dit Claude Vignon.

— Comme dans la nature, où elle résulte de deux principes qui se combattent, s'écria Fulgence. Le triomphe de l'un sur l'autre est la mort.

— Comme en politique, ajouta Michel Chrestien.

— Nous venons de le prouver, dit Lousteau. Dauriat vendra cette semaine deux mille exemplaires du livre de Nathan. Pourquoi ? Le livre attaqué sera bien défendu.

— Comment un article semblable, dit Merlin en prenant l'épreuve de son journal du lendemain, n'enlèverait-il pas une édition ?

— Lisez-moi l'article ? dit Dauriat. Je suis libraire partout, même en soupant.

Merlin lut le triomphant article de Lucien, qui fut applaudi par toute l'assemblée.

— Cet article aurait-il pu se faire sans le premier ? demanda Lousteau.

Dauriat tira de sa poche l'épreuve du troisième article et le lut. Finot suivit avec attention la lecture de cet article destiné au second numéro de sa Revue ; et, en sa qualité de rédacteur en chef, il exagéra son enthousiasme.

— Messieurs, dit-il, si Bossuet vivait dans notre siècle, il n'eût pas écrit autrement.

— Je le crois bien, dit Merlin, Bossuet aujourd'hui serait journaliste.

— A Bossuet II ! dit Claude Vignon en élevant son verre et saluant ironiquement Lucien.

— A mon Christophe Colomb ! répondit Lucien en portant un toast à Dauriat.

— Bravo ! cria Nathan.

— Est-ce un surnom ? demanda méchamment Merlin en regardant à la fois Finot et Lucien.

— Si vous continuez ainsi, dit Dauriat, nous ne pourrons pas vous suivre, et ces messieurs, ajouta-t-il en montrant Matifat et Camusot, ne vous comprendront plus. La plaisanterie est comme le coton qui filé trop fin, casse, a dit Bonaparte.

— Messieurs, dit Lousteau, nous sommes témoins d'un fait grave, inconcevable, inouï, vraiment surprenant. N'admirez-vous pas la rapidité avec laquelle notre ami s'est changé de provincial en journaliste ?

— Il était né journaliste, dit Dauriat.

— Mes enfants, dit alors Finot en se levant et tenant une bouteille de vin de Champagne à la main, nous avons protégé tous et tous encouragé les débuts de notre amphitryon dans la carrière où il a surpassé nos espérances. En deux mois il a fait ses preuves par les beaux articles que nous connaissons : je propose de le baptiser journaliste authentiquement.

— Une couronne de roses afin de constater sa double victoire, cria Bixiou en regardant Coralie.

Coralie fit un signe à Bérénice qui alla chercher de vieilles fleurs artificielles dans les cartons de l'actrice. Une couronne de roses fut bientôt tressée dès que la grosse femme de chambre eut apporté des fleurs avec lesquelles se parèrent grotesquement ceux qui se trouvaient les plus ivres. Finot, le grand-prêtre, versa quelques gouttes de vin de Champagne sur la belle tête blonde de Lucien en prononçant avec une délicieuse gravité ces paroles sacramentales : — Au nom du Timbre, du Cautionnement et de l'Amende, je te baptise journaliste. Que tes articles te soient légers !

— Et payés sans déduction des blancs ! dit Merlin.

En ce moment Lucien aperçut les visages attristés de Michel Chrestien, de Joseph Bridau et de Fulgence Ridal qui prirent leurs chapeaux et sortirent au milieu d'un hurrah d'imprécations.

— Voilà de singuliers chrétiens ? dit Merlin.

— Fulgence était un bon garçon, reprit Lousteau ; mais ils l'ont perverti de morale.

— Qui ? demanda Claude Vignon.

— Des jeunes hommes graves qui s'assemblent dans un musicophilosophique et religieux de la rue des Quatre-Vents, où l'on s'inquiète du sens général de l'Humanité... répondit Blondet.

— Oh ! oh ! oh !

— ...On y cherche à savoir si elle tourne sur elle-même, dit Blondet en continuant, ou si elle est en progrès. Ils étaient très-embarrassés entre la ligne droite et la ligne courbe, ils trouvaient un non-sens au triangle biblique, et il leur est alors apparu je ne sais quel prophète qui s'est prononcé pour la spirale.

— Des hommes réunis peuvent inventer des bêtises plus dangereuses, s'écria Lucien qui voulut défendre le Cénacle.

— Tu prends ces théories-là pour des paroles oiseuses, dit Félicien Vernou, mais il vient un moment où elles se transforment en coups de fusil ou en guillotine.

— Ils n'en sont encore, dit Bixiou, qu'à chercher la pensée providentielle du vin de Champagne, le sens humanitaire des pantalons et la petite bête qui fait aller le monde. Ils ramassent des grands hommes tombés, comme Vico, Saint-Simon, Fourier. J'ai bien peur qu'ils ne tournent la tête à mon pauvre Joseph Bridau.

— Y enseigne-t-on la gymnastique et l'orthopédie des esprits, demanda Merlin.

— Ça se pourrait, répondit Finot. Rastignac m'a dit que Bianchon donnait dans ces rêveries.

— Leur chef visible n'est-il pas d'Arthez, dit Nathan, un petit jeune homme qui doit nous avaler tous ?

— C'est un homme de génie ! s'écria Lucien.

— J'aime mieux un verre de vin de Xérès, dit Claude Vignon en souriant.

En ce moment, chacun expliquait son caractère à son voisin. Quand les gens d'esprit en arrivent à vouloir s'expliquer eux-mêmes, à donner la clef de leurs cœurs, il est sûr que l'Ivresse les a pris en croupe. Une heure après, tous les convives, devenus les meilleurs amis du monde, se traitaient de grands hommes, d'hommes forts, de gens à qui l'avenir appartenait. Lucien, en qualité de maître de maison, avait conservé quelque lucidité dans l'esprit : il écouta des sophismes qui le frappèrent et achevèrent l'œuvre de sa démoralisation.

— Mes enfants, dit Finot, le parti libéral est obligé de raviver sa polémique, car il n'a rien à dire en ce moment contre le gouvernement, et vous comprenez dans quel embarras se trouve alors l'Opposition. Qui de vous veut écrire une brochure pour demander le rétablissement du droit d'aînesse, afin de faire crier contre les desseins secrets de la Cour ? La brochure sera bien payée.

— Moi, dit Hector Merlin, c'est dans mes opinions.

— Ton parti dirait que tu le compromets, répliqua Finot. Félicien charge-toi de cette brochure, Dauriat l'éditera, nous garderons le secret.

— Combien donne-t-on ? dit Vernou.

— Six cents francs ! Tu signeras : le comte C...

— Ça va ! dit Vernou.

— Vous allez donc élever le canard jusqu'à la politique ? reprit Lousteau.

— C'est l'affaire de Chabot transportée dans la sphère des idées, reprit Finot. On attribue des intentions au Gouvernement, et l'on déchaîne contre lui l'opinion publique.

— Je serai toujours dans le plus profond étonnement de voir un gouvernement abandonnant la direction des idées à des drôles comme nous autres, dit Claude Vignon.

— Si le Ministère commet la sottise de descendre dans l'arène, reprit Finot, on le mène tambour battant ; s'il se pique, on envenime la question, on désaffectionne les masses. Le Journal ne risque jamais rien, là où le Pouvoir a toujours tout à perdre.

— La France est annulée jusqu'au jour où le Journal sera mis hors la loi, reprit Claude Vignon. Vous faites d'heure en heure des progrès, dit-il à Finot. Vous serez les Jésuites, moins la foi, la pensée fixe, la discipline et l'union.

Chacun regagna les tables de jeu. Les lueurs de l'aurore firent bientôt pâlir les bougies.

— Tes amis de la rue des Quatre-Vents étaient tristes comme des condamnés à mort, dit Coralie à son amant.

— Ils étaient les juges, répondit le poète.

— Les juges sont plus amusants que ça, dit Coralie.

Lucien vit pendant un mois son temps pris par des soupers, des dîners, des déjeuners, des soirées, et fut entraîné par un courant invincible dans un tourbillon de plaisirs et de travaux faciles. Il ne calcula plus. La puissance du calcul au milieu des complications de la vie est le sceau de grandes volontés que les poètes, les gens faibles ou purement spirituels ne contrefont jamais. Comme la plupart des journalistes, Lucien vécut au jour le jour, dépensant son argent à mesure qu'il le gagnait, ne songeant point aux charges périodiques de la vie parisienne, si écrasantes pour ces bohémiens. Sa mise et sa tournure rivalisaient avec celles des dandies les plus célèbres. Coralie aimait, comme tous les fanatiques, à parer son idole ; elle se ruina pour donner à son cher poète cet élégant mobilier des élégants qu'il avait tant désiré pendant sa première promenade aux Tuileries. Lucien eut alors des cannes merveilleuses, une charmante lorgnette, des boutons en diamants, des anneaux pour ses cravates du matin, des bagues à la chevalière, enfin des gilets mirifiques en assez grand nombre pour pouvoir assortir les couleurs de sa mise. Il passa bientôt dandy. Le jour où il se rendit à l'invitation du diplomate allemand, sa métamorphose excita une sorte d'envie contenue chez les jeunes gens qui s'y trouvèrent, et qui tenaient le haut du pavé dans le royaume de la fashion, tels que de Marsay, Vandenesse, Ajuda-Pinto, Maxime de Trailles, Rastignac, le duc de Maufrigneuse, Beaudenord, Manerville, etc. Les hommes du monde sont jaloux entre eux à la manière des femmes. La comtesse de Montcornet et la marquise d'Espard, pour qui le dîner se donnait, eurent Lucien entre elles, et le comblèrent de coquetteries.

— Pourquoi donc avez-vous quitté le monde ? lui demanda la marquise, il était si disposé à vous bien accueillir, à vous fêter. J'ai une querelle à vous faire ! vous me deviez une visite, et je l'attends encore. Je vous ai aperçu l'autre jour à l'Opéra, vous n'avez pas daigné venir me voir ni me saluer.

— Votre cousine, madame, m'a si positivement signifié mon congé...

— Vous ne connaissez pas les femmes, répondit madame d'Espard en interrompant Lucien. Vous avez blessé le cœur le plus angélique et l'âme la plus noble que je connaisse. Vous ignorez tout ce que Louise voulait faire pour vous, et combien elle mettait de finesse dans son plan. Oh ! elle eût réussi, fit-elle à une muette dénégation de Lucien. Son mari qui maintenant est mort, comme il devait mourir, d'une indigestion, n'allait-il pas lui rendre, tôt ou tard, sa liberté ? Croyez-vous qu'elle voulût être madame Chardon ? Le titre de comtesse de Rubempré valait bien la peine d'être conquis. Voyez-vous ? l'amour est une grande vanité qui doit s'accorder, surtout en mariage, avec toutes les autres vanités. Je vous aimerais à la folie, c'est-à-dire assez pour vous épouser, il me serait très-dur de m'appeler madame Chardon. Convenez-en ? Maintenant, vous avez vu les difficultés de la vie à Paris, vous savez combien de détours il faut faire pour arriver au but ; eh ! bien, avouez que pour un inconnu sans fortune, Louise aspirait à une faveur presque impossible, elle devait donc ne rien négliger. Vous avez beaucoup d'esprit, mais quand nous aimons, nous en avons encore plus que l'homme le plus spirituel. Ma cousine voulait employer ce ridicule Châtelet... Je vous dois des plaisirs, vos articles contre lui m'ont fait bien rire ! dit-elle en s'interrompant.

Lucien ne savait plus que penser. Initié aux trahisons et aux perfidies du journalisme, il ignorait celles du monde ; aussi, malgré sa perspicacité, devait-il y recevoir de rudes leçons.

— Comment, madame, dit le poète dont la curiosité fut vivement éveillée, ne protégez-vous pas le Héron ?

— Mais dans le monde on est forcé de faire des politesses à ses plus cruels ennemis, de paraître s'amuser avec les ennuyeux, et souvent on sacrifie en apparence ses amis pour les mieux servir. Vous êtes donc encore bien neuf ? Comment, vous qui voulez écrire, vous ignorez les tromperies courantes du monde. Si ma cousine a semblé vous sacrifier au Héron, ne le fallait-il pas pour mettre cette influence à profit pour vous, car notre homme est très-bien vu par le Ministère actuel ; aussi, lui avons-nous démontré que jusqu'à un certain point vos attaques le servaient, afin de pouvoir vous raccommoder tous deux, un jour. On a dédommagé Châtelet de vos persécutions. Comme le disait des Lupeaulx aux ministres : Pendant que les journaux tournent Châtelet en ridicule, ils laissent en repos le Ministère.

— Monsieur Blondet m'a fait espérer que j'aurais le plaisir de vous voir chez moi, dit la comtesse de Montcornet pendant le temps que la marquise abandonna Lucien à ses réflexions. Vous y trouverez quelques artistes, des écrivains et une femme qui a le plus vif désir de vous connaître, mademoiselle des Touches, un de ces talents rares parmi notre sexe, et chez qui sans doute vous irez. Mademoiselle des Touches, Camille Maupin, si vous voulez, a l'un des salons les plus remarquables de Paris, elle est prodigieusement riche ; on lui a dit que vous êtes aussi beau que spirituel, elle se meurt d'envie de vous voir.

Lucien ne put que se confondre en remercîments, et jeta sur Blondet un regard d'envie. Il y avait autant de différence entre une femme du genre et de la qualité de la comtesse de Montcornet et Coralie qu'entre Coralie et une fille des rues. Cette comtesse, jeune, belle et spirituelle, avait, pour beauté spéciale, la blancheur excessive des femmes du Nord ; sa mère était née princesse Scherbellof ; aussi le ministre, avant le dîner, lui avait-il prodigué ses plus respectueuses attentions. La marquise avait alors achevé de sucer dédaigneusement une aile de poulet.

— Ma pauvre Louise, dit-elle à Lucien, avait tant d'affection pour vous ! j'étais dans la confidence du bel avenir qu'elle rêvait pour vous : elle aurait supporté bien des choses, mais quel mépris vous lui avez marqué en lui renvoyant ses lettres ! Nous pardonnons les cruautés, il faut encore croire en nous pour nous blesser ; mais l'indifférence !... l'indifférence est comme la glace des pôles, elle étouffe tout. Allons, convenez-en ? vous avez perdu des trésors par votre faute. Pourquoi rompre ? Quand même vous eussiez été dédaigné, n'avez-vous pas votre fortune à faire, votre nom à reconquérir ? Louise pensait à tout cela.

— Pourquoi ne m'avoir rien dit ? répondit Lucien.

— Eh ! mon Dieu, c'est moi qui lui ai donné le conseil de ne pas vous mettre dans sa confidence. Tenez, entre nous, en vous voyant si peu fait au monde, je vous craignais : j'avais peur que votre inexpérience, votre ardeur étourdie ne détruisissent ou ne dérangeassent ses calculs et nos plans. Pouvez-vous maintenant vous souvenir de vous-même ? Avouez-le ? vous seriez de mon opinion en voyant aujourd'hui votre Sosie. Vous ne vous ressemblez plus. Là est le seul tort que nous ayons eu. Mais, en mille, se rencontre-t-il un homme qui réunisse à tant d'esprit une si merveilleuse aptitude à prendre l'unisson ? Je n'ai pas cru que vous fussiez une si surprenante exception. Vous vous êtes métamorphosé si promptement, vous vous êtes si facilement initié aux façons parisiennes, que je ne vous ai pas reconnu au Bois de Boulogne, il y a un mois.

 

 


Lucien écoutait cette grande dame avec un plaisir inexprimable : elle joignait à ses paroles flatteuses un air si confiant, si mutin, si naïf ; elle paraissait s'intéresser à lui si profondément, qu'il crut à quelque prodige semblable à celui de sa première soirée au Panorama-Dramatique. Depuis cet heureux soir, tout le monde lui souriait, il attribuait à sa jeunesse une puissance talismanique, il voulut alors éprouver la marquise en se promettant de ne pas se laisser surprendre.

— Quels étaient donc, madame, ces plans devenus aujourd'hui des chimères ?

— Louise voulait obtenir du roi une ordonnance qui vous permît de porter le nom et le titre de Rubempré. Elle voulait enterrer le Chardon. Ce premier succès, si facile à obtenir alors, et que maintenant vos opinions rendent presque impossible, était pour vous une fortune. Vous traiterez ces idées de visions et de bagatelles, mais nous savons un peu la vie, et nous connaissons tout ce qu'il y a de solide dans un titre de comte porté par un élégant, par un ravissant jeune homme. Annoncez ici devant quelques jeunes Anglaises millionnaires ou devant des héritières : Monsieur Chardon ou Monsieur le comte de Rubempré ? il se ferait deux mouvements bien différents. Fût-il endetté, le comte trouverait les cœurs ouverts, sa beauté mise en lumière serait comme un diamant dans une riche monture. Monsieur Chardon ne serait pas seulement remarqué. Nous n'avons pas créé ces idées, nous les trouvons régnant partout, même parmi les bourgeois. Vous tournez en ce moment le dos à la fortune. Regardez ce joli jeune homme, le vicomte Félix de Vandenesse, il est un des deux secrétaires particuliers du roi. Le roi aime assez les jeunes gens de talent, et celui-là quand il est arrivé de sa province, n'avait pas un bagage plus lourd que le vôtre, vous avez mille fois plus d'esprit que lui ; mais appartenez-vous à une grande famille ? avez-vous un nom ? Vous connaissez des Lupeaulx, son nom ressemble au vôtre, il se nomme Chardin ; mais il ne vendrait pas pour un million sa métairie des Lupeaulx, il sera quelque jour comte des Lupeaulx, et son petit-fils deviendra peut-être un grand seigneur. Si vous continuez à marcher dans la fausse voie où vous vous êtes engagé, vous êtes perdu. Voyez combien monsieur Émile Blondet est plus sage que vous ? il est dans un journal qui soutient le pouvoir, il est bien vu par toutes les puissances du jour, il peut sans danger se mêler avec les Libéraux, il pense bien ; aussi parviendra-t-il tôt ou tard ; mais il a su choisir et son opinion et ses protections. Cette jolie personne, votre voisine, est une demoiselle de Troisville qui a deux pairs de France et deux députés dans sa famille, elle a fait un riche mariage à cause de son nom ; elle reçoit beaucoup, elle aura de l'influence et remuera le monde politique pour ce petit monsieur Émile Blondet. A quoi vous mène une Coralie ? à vous trouver perdu de dettes et fatigué de plaisirs dans quelques années d'ici. Vous placez mal votre amour, et vous arrangez mal votre vie. Voilà ce que me disait l'autre jour à l'Opéra la femme que vous prenez plaisir à blesser. En déplorant l'abus que vous faites de votre talent et de votre belle jeunesse, elle ne s'occupait pas d'elle, mais de vous.

— Ah ! si vous disiez vrai, madame ! s'écria Lucien.

— Quel intérêt verriez-vous à des mensonges ? fit la marquise en jetant sur Lucien un regard hautain et froid qui le replongea dans le néant.

Lucien interdit ne reprit pas la conversation, la marquise offensée ne lui parla plus. Il fut piqué, mais il reconnut qu'il y avait eu de sa part maladresse et se promit de la réparer. Il se tourna vers madame de Montcornet et lui parla de Blondet en exaltant le mérite de ce jeune écrivain. Il fut bien reçu par la comtesse qui l'invita, sur un signe de madame d'Espard, à sa prochaine soirée, en lui demandant s'il n'y verrait pas avec plaisir madame de Bargeton qui, malgré son deuil, y viendrait : il ne s'agissait pas d'une grande soirée, c'était sa réunion des petits jours, on serait entre amis.

— Madame la marquise, dit Lucien, prétend que tous les torts sont de mon côté, n'est-ce pas à sa cousine à être bonne pour moi ?

— Faites cesser les attaques ridicules dont elle est l'objet, qui d'ailleurs la compromettent fortement avec un homme de qui elle se moque, et vous aurez bientôt signé la paix. Vous vous êtes cru joué par elle, m'a-t-on dit, moi je l'ai vue bien triste de votre abandon. Est-il vrai qu'elle ait quitté sa province avec vous et pour vous ?

Lucien regarda la comtesse en souriant, sans oser répondre.

— Comment pouviez-vous vous défier d'une femme qui vous faisait de tels sacrifices ! Et d'ailleurs belle et spirituelle comme elle l'est, elle devait être aimée quand même . Madame de Bargeton vous aimait moins pour vous que pour vos talents. Croyez-moi, les femmes aiment l'esprit avant d'aimer la beauté, dit-elle en regardant Émile Blondet à la dérobée.

Lucien reconnut dans l'hôtel du ministre les différences qui existent entre le grand monde et le monde exceptionnel où il vivait depuis quelque temps. Ces deux magnificences n'avaient aucune similitude, aucun point de contact. La hauteur et la disposition des pièces dans cet appartement, l'un des plus riches du faubourg Saint-Germain ; les vieilles dorures des salons, l'ampleur des décorations, la richesse sérieuse des accessoires, tout lui était étranger, nouveau ; mais l'habitude si promptement prise des choses de luxe empêcha Lucien de paraître étonné. Sa contenance fut aussi éloignée de l'assurance et de la fatuité que de la complaisance et de la servilité. Le poète eut bonne façon et plut à ceux qui n'avaient aucune raison de lui être hostiles, comme les jeunes gens à qui sa soudaine introduction dans le grand monde, ses succès et sa beauté donnèrent de la jalousie. En sortant de table, il offrit le bras à madame d'Espard qui l'accepta. En voyant Lucien courtisé par la marquise d'Espard, Rastignac vint se recommander de leur compatriotisme, et lui rappeler leur première entrevue chez madame du Val-Noble. Le jeune noble parut vouloir se lier avec le grand homme de sa province en l'invitant à venir déjeuner chez lui quelque matin, et s'offrant à lui faire connaître les jeunes gens à la mode. Lucien accepta cette proposition.

— Le cher Blondet en sera, dit Rastignac.

Le ministre vint se joindre au groupe formé par le marquis de Ronquerolles, le duc de Rhétoré, de Marsay, le général Montriveau, Rastignac et Lucien.

— Très bien, dit-il à Lucien avec la bonhomie allemande sous laquelle il cachait sa redoutable finesse, vous avez fait la paix avec madame d'Espard, elle est enchantée de vous, et nous savons tous, dit-il en regardant les hommes à la ronde, combien il est difficile de lui plaire.

— Oui, mais elle adore l'esprit, dit Rastignac, et mon illustre compatriote en vend.

— Il ne tardera pas à reconnaître le mauvais commerce qu'il fait, dit vivement Blondet, il nous viendra, ce sera bientôt un des nôtres.

Il y eut autour de Lucien un chorus sur ce thème. Les hommes sérieux lancèrent quelques phrases profondes d'un ton despotique, les jeunes gens plaisantèrent du parti libéral.

— Il a, je suis sûr, dit Blondet, tiré à pile ou face pour la Gauche ou la Droite ; mais il va maintenant choisir.

Lucien se mit à rire en se souvenant de sa scène au Luxembourg avec Lousteau.

— Il a pris pour cornac, dit Blondet en continuant, un Étienne Lousteau, un bretteur de petit journal qui voit une pièce de cent sous dans une colonne, dont la politique consiste à croire au retour de Napoléon, et, ce qui me semble encore plus niais, à la reconnaissance, au patriotisme de messieurs du Côté Gauche. Comme Rubempré, les penchants de Lucien doivent être aristocrates ; comme journaliste, il doit être pour le pouvoir, ou il ne sera jamais ni Rubempré ni secrétaire général.

Lucien, à qui le diplomate proposa une carte pour jouer le whist, excita la plus grande surprise quand il avoua ne pas savoir le jeu.

— Mon ami, lui dit à l'oreille Rastignac, arrivez de bonne heure chez moi le jour où vous y viendrez faire un méchant déjeuner, je vous apprendrai le whist, vous déshonorez notre royale ville d'Angoulême, et je répéterai un mot de monsieur de Talleyrand en vous disant que, si vous ne savez pas ce jeu-là, vous vous préparez une vieillesse très-malheureuse.

On annonça des Lupeaulx, un maître des requêtes en faveur et qui rendait des services secrets au Ministère, homme fin et ambitieux qui se coulait partout. Il salua Lucien avec lequel il s'était déjà rencontré chez madame du Val-Noble, et il y eut dans son salut un semblant d'amitié qui devait tromper Lucien. En trouvant là le jeune journaliste, cet homme qui se faisait en politique ami de tout le monde, afin de n'être pris au dépourvu par personne, comprit que Lucien allait obtenir dans le monde autant de succès que dans la littérature. Il vit un ambitieux en ce poète, et il l'enveloppa de protestations, de témoignages d'amitié, d'intérêt, de manière à vieillir leur connaissance et tromper Lucien sur la valeur de ses promesses et de ses paroles. Des Lupeaulx avait pour principe de bien connaître ceux dont il voulait se défaire, quand il trouvait en eux des rivaux. Ainsi Lucien fut bien accueilli par le monde. Il comprit tout ce qu'il devait au duc de Rhétoré, au ministre, à madame d'Espard, à madame de Montcornet. Il alla causer avec chacune de ces femmes pendant quelques moments avant de partir, et déploya pour elles toute la grâce de son esprit.

— Quelle fatuité ! dit des Lupeaulx à la marquise quand Lucien la quitta.

— Il se gâtera avant d'être mûr, dit à la marquise de Marsay en souriant. Vous devez avoir des raisons cachées pour lui tourner ainsi la tête.

Lucien trouva Coralie au fond de sa voiture dans la cour, elle était venue l'attendre ; il fut touché de cette attention, et lui raconta sa soirée. A son grand étonnement, l'actrice approuva les nouvelles idées qui trottaient déjà dans la tête de Lucien, et l'engagea fortement à s'enrôler sous la bannière ministérielle.

— Tu n'as que des coups à gagner avec les Libéraux, ils conspirent, ils ont tué le duc de Berry. Renverseront-ils le gouvernement ? Jamais ! Par eux, tu n'arriveras à rien, tandis que, de l'autre côté, tu deviendras comte de Rubempré. Tu peux rendre des services, être nommé pair de France, épouser une femme riche. Sois ultra. D'ailleurs, c'est bon genre, ajouta-t-elle en lançant le mot qui pour elle était la raison suprême. La Val-Noble, chez qui je suis allée dîner, m'a dit que Théodore Gaillard fondait décidément son petit journal royaliste appelé le Réveil, afin de riposter aux plaisanteries du vôtre et du Miroir. A l'entendre, monsieur de Villèle et son parti seront au Ministère avant un an. Tâche de profiter de ce changement en te mettant avec eux pendant qu'ils ne sont rien encore ; mais ne dis rien à Étienne ni à tes amis qui seraient capables de te jouer quelque mauvais tour.

Huit jours après, Lucien se présenta chez madame de Montcornet, où il éprouva la plus violente agitation en revoyant la femme qu'il avait tant aimée, et à laquelle sa plaisanterie avait percé le cœur. Louise aussi s'était métamorphosée ! Elle était redevenue ce qu'elle eût été sans son séjour en province, grande dame. Il y avait dans son deuil une grâce et une recherche qui annonçaient une veuve heureuse. Lucien crut être pour quelque chose dans cette coquetterie, et il ne se trompait pas ; mais il avait, comme un ogre, goûté la chair fraîche, il resta pendant toute cette soirée indécis entre la belle, l'amoureuse, la voluptueuse Coralie, et la sèche, la hautaine, la cruelle Louise. Il ne sut pas prendre un parti, sacrifier l'actrice à la grande dame. Ce sacrifice, madame de Bargeton, qui ressentait alors de l'amour pour Lucien en le voyant si spirituel et si beau, l'attendit pendant toute la soirée ; elle en fut pour ses frais, pour ses paroles insidieuses, pour ses mines coquettes, et sortit du salon avec un irrévocable désir de vengeance.

— Eh ! bien, cher Lucien, dit-elle avec une bonté pleine de grâce parisienne et de noblesse, vous devriez être mon orgueil, et vous m'avez prise pour votre première victime. Je vous ai pardonné, mon enfant, en songeant qu'il y avait un reste d'amour dans une pareille vengeance.

Madame de Bargeton reprenait sa position par cette phrase accompagnée d'un air royal. Lucien, qui croyait avoir mille fois raison, se trouvait avoir tort. Il ne fut question ni de la terrible lettre d'adieu par laquelle il avait rompu, ni des motifs de la rupture. Les femmes du grand monde ont un talent merveilleux pour amoindrir leurs torts en en plaisantant. Elles peuvent et savent tout effacer par un sourire, par une question qui joue la surprise. Elles ne se souviennent de rien, elles expliquent tout, elles s'étonnent, elles interrogent, elles commentent, elles amplifient, elles querellent, et finissent par enlever leurs torts comme on enlève une tache par un petit savonnage : vous les saviez noires, elles deviennent en un moment blanches et innocentes. Quant à vous, vous êtes bienheureux de ne pas vous trouver coupable de quelque crime irrémissible. En un moment, Lucien et Louise avaient repris leurs illusions sur eux-mêmes, parlaient le langage de l'amitié ; mais Lucien, ivre de vanité satisfaite, ivre de Coralie, qui, disons-le, lui rendait la vie facile, ne sut pas répondre nettement à ce mot que Louise accompagna d'un soupir d'hésitation : Êtes-vous heureux ? Un non mélancolique eût fait sa fortune. Il crut être spirituel en expliquant Coralie ; il se dit aimé pour lui-même, enfin toutes les bêtises de l'homme épris. Madame de Bargeton se mordit les lèvres. Tout fut dit. Madame d'Espard vint auprès de sa cousine avec madame de Montcornet. Lucien se vit, pour ainsi dire, le héros de la soirée : il fut caressé, câliné, fêté par ces trois femmes qui l'entortillèrent avec un art infini. Son succès dans ce beau et brillant monde ne fut donc pas moindre qu'au sein du journalisme. La belle mademoiselle des Touches, si célèbre sous le nom de Camille Maupin, et à qui mesdames d'Espard et de Bargeton présentèrent Lucien, l'invita pour l'un de ses mercredis à dîner, et parut émue de cette beauté si justement fameuse. Lucien essaya de prouver qu'il était encore plus spirituel que beau. Mademoiselle des Touches exprima son admiration avec cette naïveté d'enjouement et cette jolie fureur d'amitié superficielle à laquelle se prennent tous ceux qui ne connaissent pas à fond la vie parisienne, où l'habitude et la continuité des jouissances rendent si avide de la nouveauté.

— Si je lui plaisais autant qu'elle me plaît, dit Lucien à Rastignac et à de Marsay, nous abrégerions le roman...

— Vous savez l'un et l'autre trop bien les écrire pour vouloir en faire, répondit Rastignac. Entre auteurs, peut-on jamais s'aimer ? Il arrive toujours un certain moment où l'on se dit de petits mots piquants.

— Vous ne feriez pas un mauvais rêve, lui dit en riant de Marsay. Cette charmante fille a trente ans, il est vrai ; mais elle a prés de quatre-vingt mille livres de rente. Elle est adorablement capricieuse, et le caractère de sa beauté doit se soutenir fort long-temps. Coralie est une petite sotte, mon cher, bonne pour vous poser ; car il ne faut pas qu'un joli garçon reste sans maîtresse ; mais si vous ne faites pas quelque belle conquête dans le monde, l'actrice vous nuirait à la longue. Allons, mon cher, supplantez Conti qui va chanter avec Camille Maupin. De tout temps la poésie a eu le pas sur la musique.

Quand Lucien entendit mademoiselle des Touches et Conti, ses espérances s'envolèrent.

— Conti chante trop bien, dit-il à des Lupeaulx.

Lucien revint à madame de Bargeton, qui l'emmena dans le salon où était la marquise d'Espard.

— Eh ! bien, ne voulez-vous pas vous intéresser à lui ? dit madame de Bargeton à sa cousine.

— Mais monsieur Chardon, dit la marquise d'un air à la fois impertinent et doux, doit se mettre en position d'être patroné sans inconvénient. Pour obtenir l'ordonnance qui lui permettra de quitter le misérable nom de son père pour celui de sa mère, ne doit-il pas être au moins des nôtres ?

— Avant deux mois j'aurai tout arrangé, dit Lucien.

— Eh ! bien, dit la marquise, je verrai mon père et mon oncle qui sont de service auprès du roi, ils en parleront au chancelier.

Le diplomate et ces deux femmes avaient bien deviné l'endroit sensible chez Lucien. Ce poète, ravi des splendeurs aristocratiques, ressentait des mortifications indicibles à s'entendre appeler Chardon, quand il voyait n'entrer dans les salons que des hommes portant des noms sonores enchâssés dans des titres. Cette douleur se répéta partout où il se produisit pendant quelques jours. Il éprouvait d'ailleurs une sensation tout aussi désagréable en redescendant aux affaires de son métier, après être allé la veille dans le grand monde, où il se montrait convenablement avec l'équipage et les gens de Coralie. Il apprit à monter à cheval pour pouvoir galoper à la portière des voitures de madame d'Espard, de mademoiselle des Touches et de la comtesse de Montcornet, privilège qu'il avait tant envié à son arrivée à Paris. Finot fut enchanté de procurer à son rédacteur essentiel une entrée de faveur à l'Opéra. Lucien appartint dès lors au monde spécial des élégants de cette époque. Il rendit à Rastignac et à ses amis du monde un splendide déjeuner ; mais il commit la faute de le donner chez Coralie. Lucien était trop jeune, trop poète et trop confiant pour connaître certaines nuances. Une actrice, excellente fille, mais sans éducation, pouvait-elle lui apprendre la vie ? Le provincial prouva de la manière la plus évidente à ces jeunes gens, pleins de mauvaises dispositions pour lui, cette collusion d'intérêts entre l'actrice et lui que tout jeune homme jalouse secrètement et que chacun flétrit. Celui qui le soir même en plaisanta le plus cruellement fut Rastignac, quoiqu'il se soutînt dans le monde par des moyens pareils, mais en gardant si bien les apparences, qu'il pouvait traiter la médisance de calomnie. Lucien avait promptement appris le whist. Le jeu devint une passion chez lui. Coralie, pour éviter toute rivalité, loin de désapprouver Lucien, favorisait ses dissipations avec l'aveuglement particulier aux sentiments entiers, qui ne voient jamais que le présent, et qui sacrifient tout, même l'avenir, à la jouissance du moment. Le caractère de l'amour véritable offre de constantes similitudes avec l'enfance : il en a l'irréflexion, l'imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs.

A cette époque florissait une société de jeunes gens riches et désœuvrés appelés viveurs , et qui vivaient en effet avec une incroyable insouciance, intrépides mangeurs, buveurs plus intrépides encore. Tous bourreaux d'argent et mêlant les plus rudes plaisanteries à cette existence, non pas folle, mais enragée, ils ne reculaient devant aucune impossibilité, se faisaient gloire de leurs méfaits, contenus néanmoins dans de certaines bornes. L'esprit le plus original couvrait leurs escapades, il était impossible de ne pas les leur pardonner. Aucun fait n'accuse si hautement l'îlotisme auquel la Restauration avait condamné la jeunesse. Les jeunes gens, qui ne savaient à quoi employer leurs forces, ne les jetaient pas seulement dans le journalisme, dans les conspirations, dans la littérature et dans l'art, ils les dissipaient dans les plus étranges excès, tant il y avait de sève et de luxuriantes puissances dans la jeune France. Travailleuse, cette belle jeunesse voulait le pouvoir et le plaisir ; artiste, elle voulait des trésors ; oisive, elle voulait animer ses passions ; de toute manière elle voulait une place, et la politique ne lui en faisait nulle part. Les viveurs étaient des gens presque tous doués de facultés éminentes ; quelques-uns les ont perdues dans cette vie énervante, quelques autres y ont résisté. Le plus célèbre de ces viveurs, le plus spirituel, Rastignac a fini par entrer, conduit par de Marsay, dans une carrière sérieuse où il s'est distingué. Les plaisanteries auxquelles ces jeunes gens se sont livrés sont devenues si fameuses qu'elles ont fourni le sujet de plusieurs vaudevilles. Lucien lancé par Blondet dans cette société de dissipateurs, y brilla près de Bixiou, l'un des esprits les plus méchants et le plus infatigable railleur de ce temps. Pendant tout l'hiver, la vie de Lucien fut donc une longue ivresse coupée par les faciles travaux du journalisme ; il continua la série de ses petits articles, et fit des efforts énormes pour produire de temps en temps quelques belles pages de critique fortement pensée. Mais l'étude était une exception, le poète ne s'y adonnait que contraint par la nécessité : les déjeuners, les dîners, les parties de plaisir, les soirées du monde, le jeu prenaient tout son temps, et Coralie dévorait le reste. Lucien se défendait de songer au lendemain. Il voyait d'ailleurs ses prétendus amis se conduisant tous comme lui, défrayés par des prospectus de librairie chèrement payés, par des primes données à certains articles nécessaires aux spéculations hasardées, mangeant à même et peu soucieux de l'avenir. Une fois admis dans le journalisme et dans la littérature sur un pied d'égalité, Lucien aperçut des difficultés énormes à vaincre au cas où il voudrait s'élever : chacun consentait à l'avoir pour égal, nul ne le voulait pour supérieur. Insensiblement il renonça donc à la gloire littéraire en croyant la fortune politique plus facile à obtenir.

— L'intrigue soulève moins de passions contraires que le talent, ses menées sourdes n'éveillent l'attention de personne, lui dit un jour Châtelet avec qui Lucien s'était raccommodé. L'intrigue est d'ailleurs supérieure au talent. De rien, elle fait quelque chose ; tandis que la plupart du temps les immenses ressources du talent ne servent à rien.

A travers cette vie abondante, pleine de luxe, où toujours le Lendemain marchait sur les talons de la Veille au milieu d'une orgie et ne trouvait point le travail promis, Lucien poursuivit donc sa pensée principale : il était assidu dans le monde, il courtisait madame de Bargeton, la marquise d'Espard, la comtesse de Montcornet, et ne manquait jamais une seule des soirées de mademoiselle des Touches. Il arrivait dans le monde avant une partie de plaisir, après quelque dîner donné par les auteurs ou par les libraires ; il quittait les salons pour un souper, fruit de quelque pari. Les frais de la conversation parisienne et le jeu absorbaient le peu d'idées et de forces que lui laissaient ses excès. Lucien n'eut plus alors cette lucidité d'esprit, cette froideur de tête nécessaires pour observer autour de lui, pour déployer le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant ; il lui fut impossible de reconnaître les moments où madame de Bargeton revenait à lui, s'éloignait blessée, lui faisait grâce ou le condamnait de nouveau. Châtelet aperçut les chances qui restaient à son rival, et devint l'ami de Lucien pour le maintenir dans la dissipation où se perdaient ses forces. Rastignac, jaloux de son compatriote et qui trouvait d'ailleurs dans le baron un allié plus sûr et plus utile que Lucien, en épousa la cause. Aussi, quelques jours après l'entrevue du Pétrarque et de la Laure d'Angoulême, Rastignac avait-il réconcilié le poète et le vieux beau de l'Empire au milieu d'un magnifique souper au Rocher de Cancale. Lucien qui rentrait toujours le matin et se levait au milieu de la journée, ne savait pas résister à un amour à domicile et toujours prêt. Ainsi le ressort de sa volonté, sans cesse assoupli par une paresse qui le rendait indifférent aux belles résolutions prises dans les moments où il entrevoyait sa position sous son vrai jour, devint nul, et ne répondit bientôt plus aux plus fortes pressions de la misère. Après avoir été très-heureuse de voir Lucien s'amusant, après l'avoir encouragé en voyant dans cette dissipation des gages pour la durée de son attachement et des liens dans les nécessités qu'elle créait, la douce et tendre Coralie eut le courage de recommander à son amant de ne pas oublier le travail, et fut plusieurs fois obligée de lui rappeler qu'il avait gagné peu de chose dans son mois L'amant et la maîtresse s'endettèrent avec une effrayante rapidité. Les quinze cents francs restant sur le prix des Marguerites, les premiers cinq cents francs gagnés par Lucien avaient été promptement dévorés. En trois mois, ses articles ne produisirent pas au poète plus de mille francs, et il crut avoir énormément travaillé. Mais Lucien avait adopté déjà la jurisprudence plaisante des viveurs sur les dettes. Les dettes sont jolies chez les jeunes gens de vingt-cinq ans ; plus tard, personne ne les pardonne. Il est à remarquer que certaines âmes, vraiment poétiques, mais où la volonté faiblit, occupées à sentir pour rendre leurs sensations par des images, manquent essentiellement du sens moral qui doit accompagner toute observation. Les poètes aiment plutôt à recevoir en eux des impressions que d'entrer chez les autres y étudier le mécanisme des sentiments. Ainsi Lucien ne demanda pas compte aux viveurs de ceux d'entre eux qui disparaissaient, il ne vit pas l'avenir de ces prétendus amis qui les uns avaient des héritages, les autres des espérances certaines, ceux-ci des talents reconnus, ceux-là la foi la plus intrépide en leur destinée et le dessein prémédité de tourner les lois. Lucien crut à son avenir en se fiant à ces axiomes profonds de Blondet :

" Tout finit par s'arranger. — Rien ne se dérange chez les gens qui n'ont rien. — Nous ne pouvons perdre que la fortune que nous cherchons ! — En allant avec le courant, on finit par arriver quelque part. — Un homme d'esprit qui a pied dans le monde fait fortune quand il le veut ! "

Cet hiver, rempli par tant de plaisirs, fut nécessaire à Théodore Gaillard et à Hector Merlin pour trouver les capitaux qu'exigeait la fondation du Réveil, dont le premier numéro ne parut qu'en mars 1822. Cette affaire se traitait chez madame du Val-Noble. Cette élégante et spirituelle courtisane qui disait, en montrant ses magnifiques appartements : — Voilà les comptes des mille et une nuits ! exerçait une certaine influence sur les banquiers, les grands seigneurs et les écrivains du parti royaliste tous habitués à se réunir dans son salon pour traiter des affaires qui ne pouvaient être traitées que là. Hector Merlin, à qui la rédaction en chef du Réveil était promise, devait avoir pour bras droit Lucien, devenu son ami intime, et à qui le feuilleton d'un des journaux ministériels fut également promis. Ce changement de front dans la position de Lucien se préparait sourdement à travers les plaisirs de sa vie. Il se croyait un grand politique en dissimulant ce coup de théâtre, et comptait beaucoup sur les largesses ministérielles pour arranger ses comptes, pour dissiper les ennuis secrets de Coralie. L'actrice, toujours souriant, lui cachait sa détresse ; mais Bérénice, plus hardie, instruisait Lucien. Lucien, comme tous les poètes, s'apitoyait un moment sur les désastres, il promettait de travailler, il oubliait sa promesse et noyait ce souci passager dans ses débauches. Le jour où Coralie apercevait des nuages sur le front de Lucien, elle grondait Bérénice et disait à son poète que tout se pacifiait. Madame d'Espard et madame de Bargeton attendaient la conversion de Lucien peur faire demander au ministre par Châtelet, l'ordonnance tant désirée par le poète. Lucien avait promis de dédier ses Marguerites à la marquise d'Espard, qui paraissait très-flattée d'une distinction que les auteurs ont rendue rare depuis qu'ils sont devenus un pouvoir. Quand Lucien allait le soir chez Dauriat et demandait où en était son livre, le libraire lui opposait d'excellentes raisons pour retarder la mise sous presse. Dauriat avait telle ou telle opération en train qui lui prenait tout son temps, Ladvocat allait publier un nouveau volume de monsieur Hugo contre lequel il ne fallait pas se heurter, les secondes Méditations de monsieur de Lamartine étaient sous presse, et deux importants recueils de poésie ne devaient pas se rencontrer, Lucien devait d'ailleurs se fier à l'habileté de son libraire. Cependant les besoins de Lucien devenaient pressants, et il eut recours à Finot qui lui fit quelques avances sur des articles. Quand le soir, à souper, Lucien un peu triste, expliquait sa situation à ses amis les viveurs, ils noyaient ses scrupules dans des flots de vin de Champagne glacé de plaisanteries. Les dettes ! il n'y a pas d'homme fort sans dettes ! Les dettes représentent des besoins satisfaits, des vices exigeants. Un homme ne parvient que pressé par la main de fer de la nécessité.

— Aux grands hommes, le Mont-de-piété reconnaissant ! lui criait Blondet.

— Tout vouloir, c'est devoir tout, criait Bixiou.

— Non, tout devoir, c'est avoir eu tout ! répondait des Lupeaulx.

Les viveurs savaient prouver à cet enfant que ses dettes seraient l'aiguillon d'or avec lequel il piquerait les chevaux attelés au char de sa fortune. Puis, toujours César avec ses quarante millions de dettes, et Frédéric II recevant de son père un ducat par mois, et toujours les fameux, les corrupteurs exemples des grands hommes montrés dans leurs vices et non dans la toute-puissance de leur courage et de leurs conceptions ! Enfin la voiture, les chevaux et le mobilier de Coralie furent saisis par plusieurs créanciers pour des sommes dont le total montait à quatre mille francs. Quand Lucien recourut à Lousteau pour lui redemander le billet de mille francs qu'il lui avait prêté, Lousteau lui montra des papiers timbrés qui établissaient chez Florine une position analogue à celle de Coralie ; mais Lousteau reconnaissant lui proposa de faire les démarches nécessaires pour placer l'Archer de Charles IX.

— Comment Florine en est-elle arrivée là ? demanda Lucien.

— Le Matifat s'est effrayé, répondit Lousteau, nous l'avons perdu ; mais si Florine le veut, il payera cher sa trahison ! Je te conterai l'affaire !

Trois jours après la démarche inutile faite par Lucien chez Lousteau, les deux amants déjeunaient tristement au coin du feu dans la belle chambre à coucher ; Bérénice leur avait cuisiné des œufs sur le plat dans la cheminée, car la cuisinière, le cocher, les gens étaient partis. Il était impossible de disposer du mobilier saisi. Il n'y avait plus dans le ménage aucun objet d'or ou d'argent, ni aucune valeur intrinsèque ; mais tout était d'ailleurs représenté par des reconnaissances du Mont-de-Piété formant un petit volume in-octavo très-instructif. Bérénice avait conservé deux couverts. Le petit journal rendait des services inappréciables à Lucien et à Coralie en maintenant le tailleur, la marchande de modes et la couturière, qui tous tremblaient de mécontenter un journaliste capable de tympaniser leurs établissements. Lousteau vint pendant le déjeuner en criant : — Hourrah ! Vive l'Archer de Charles IX ! J'ai lavé pour cent francs de livres, mes enfants, dit-il, partageons ?

Il remit cinquante francs à Coralie, et envoya Bérénice chercher un déjeuner substantiel.

— Hier, Hector Merlin et moi nous avons dîné avec des libraires, et nous avons préparé la vente de ton roman par de savantes insinuations. Tu es en marché avec Dauriat ; mais Dauriat lésine, il ne veut pas donner plus de quatre mille francs pour deux mille exemplaires, et tu veux six mille francs. Nous t'avons fait deux fois plus grand que Walter Scott. Oh ! tu as dans le ventre des romans incomparables ! tu n'offres pas un livre, mais une affaire, tu n'es pas l'auteur d'un roman plus ou moins ingénieux, tu seras une collection ! Ce mot collection a porté coup. Ainsi n'oublie pas ton rôle, tu as en portefeuille : la Grande mademoiselle , ou la France sous Louis XIV. — Cotillon Ier , ou les Premiers jours de Louis XV. — la Reine et le Cardinal , ou Tableau de Paris sous la Fronde. — Le Fils de Concini , ou Une intrigue de Richelieu !... Ces romans seront annoncés sur la couverture. Nous appelons cette manœuvre berner les succès. On fait sauter ses livres sur la couverture jusqu'à ce qu'ils deviennent célèbres, et l'on est alors bien plus grand par les œuvres qu'on ne fait pas que par celles qu'on a faites. Le Sous presse est l'hypothèque littéraire ! Allons, rions un peu ? Voici du vin de Champagne. Tu comprends, Lucien, que nos hommes ont ouvert des yeux grands comme tes soucoupes... Tu as donc encore des soucoupes ?

— Elles sont saisies, dit Coralie.

— Je comprends, et je reprends, reprit Lousteau. Les libraires croiront à tous tes manuscrits, s'ils en voient un seul. En librairie, on demande à voir le manuscrit, on a la prétention de le lire. Laissons aux libraires leur fatuité : jamais ils ne lisent de livres, autrement ils n'en publieraient pas tant ! Hector et moi, nous avons laissé pressentir qu'à cinq mille francs tu concéderais trois mille exemplaires en deux éditions. Donne-moi le manuscrit de l'Archer, après-demain nous déjeunons chez les libraires et nous les enfonçons !

— Qui est-ce ? dit Lucien.

— Deux associés, deux bons garçons, assez ronds en affaires, nommés Fendant et Cavalier. L'un est un ancien premier commis de la maison Vidal et Porchon, l'autre est le plus habile voyageur du quai des Augustins, tous deux établis depuis un an. Après avoir perdu quelques légers capitaux à publier des romans traduits de l'anglais, mes gaillards veulent maintenant exploiter les romans indigènes. Le bruit court que ces deux marchands de papier noirci risquent uniquement les capitaux des autres, mais il t'est, je pense, assez indifférent de savoir à qui appartient l'argent qu'on te donnera.

Le surlendemain, les deux journalistes étaient invités à déjeuner rue Serpente, dans l'ancien quartier de Lucien, où Lousteau conservait toujours sa chambre rue de la Harpe ; et Lucien, qui vint y prendre son ami, la vit dans le même état où elle était le soir de son introduction dans le monde littéraire, mais il ne s'en étonna plus : son éducation l'avait initié aux vicissitudes de la vie des journalistes, il en concevait tout. Le grand homme de province avait reçu, joué, perdu le prix de plus d'un article en perdant aussi l'envie de le faire ; il avait écrit plus d'une colonne d'après les procédés ingénieux que lui avait décrits Lousteau quand ils avaient descendu de la rue de la Harpe au Palais-Royal. Tombé sous la dépendance de Barbet et de Braulard, il trafiquait des livres et des billets de théâtres ; enfin il ne reculait devant aucun éloge, ni devant aucune attaque ; il éprouvait même en ce moment une espèce de joie à tirer de Lousteau tout le parti possible avant de tourner le dos aux Libéraux, qu'il se proposait d'attaquer d'autant mieux qu'il les avait plus étudiés. De son côté, Lousteau recevait, au préjudice de Lucien, une somme de cinq cents francs en argent de Fendant et Cavalier, sous le nom de commission, pour avoir procuré ce futur Walter Scott aux deux libraires en quête d'un Scott français.

La maison Fendant et Cavalier était une de ces maisons de librairie établies sans aucune espèce de capital, comme il s'en établissait beaucoup alors, et comme il s'en établira toujours, tant que la papeterie et l'imprimerie continueront à faire crédit à la librairie, pendant le temps de jouer sept à huit de ces coups de cartes appelés publications. Alors comme aujourd'hui, les ouvrages s'achetaient aux auteurs en billets souscrits à des échéances de six, neuf et douze mois, payement fondé sur la nature de la vente qui se solde entre libraires par des valeurs encore plus longues. Ces libraires payaient en même monnaie les papetiers et les imprimeurs, qui avaient ainsi pendant un an entre les mains, gratis , toute une librairie composée d'une douzaine ou d'une vingtaine d'ouvrages. En supposant deux ou trois succès, le produit des bonnes affaires soldait les mauvaises, et ils se soutenaient en entant livre sur livre. Si les opérations étaient toutes douteuses, ou si, pour leur malheur, ils rencontraient de bons livres qui ne pouvaient se vendre qu'après avoir été goûtés, appréciés par le vrai public ; si les escomptes de leurs valeurs étaient onéreux, s'ils subissaient eux-mêmes des faillites, ils déposaient tranquillement leur bilan, sans nul souci, préparés par avance à ce résultat. Ainsi toutes les chances étaient en leur faveur, ils jouaient sur le grand tapis vert de la spéculation les fonds d'autrui, non les leurs. Fendant et Cavalier se trouvaient dans cette situation. Cavalier avait apporté son savoir-faire, Fendant y avait joint son industrie. Le fonds social méritait éminemment ce titre, car il consistait en quelques milliers de francs, épargnes péniblement amassées par leurs maîtresses, sur lesquels ils s'étaient attribué l'un et l'autre des appointements assez considérables, très-scrupuleusement dépensés en dîners offerts aux journalistes et aux auteurs, au spectacle où se faisaient, disaient-ils, les affaires. Ces demi-fripons passaient tous deux pour habiles ; mais Fendant était plus rusé que Cavalier. Digne de son nom, Cavalier voyageait, Fendant dirigeait les affaires à Paris. Cette association fut ce qu'elle sera toujours entre deux libraires, un duel.

Les associés occupaient le rez-de-chaussée d'un de ces vieux hôtels de la rue Serpente, où le cabinet de la maison se trouvait au bout de vastes salons convertis en magasins. Ils avaient déjà publié beaucoup de romans, tels que la Tour du Nord, le Marchand de Bénarès, la Fontaine du Sépulcre, Tekeli , les romans de Galt, auteur anglais qui n'a pas réussi en France. Le succès de Walter Scott éveillait tant l'attention de la librairie sur les produits de l'Angleterre, que les libraires étaient tous préoccupés, en vrais Normands, de la conquête de l'Angleterre ; ils y cherchaient du Walter Scott, comme plus tard on devait chercher des asphaltes dans les terrains caillouteux, du bitume dans les marais, et réaliser des bénéfices sur les chemins de fer en projet. Une des plus grandes niaiseries du commerce parisien est de vouloir trouver le succès dans les analogues, quand il est dans les contraires A Paris surtout, le succès tue le succès. Aussi sous le titre de Les Strelitz , ou la Russie il y a cent ans , Fendant et Cavalier inséraient-ils bravement en grosses lettres, dans le genre de Walter Scott . Fendant et Cavalier avaient soif d'un succès : un bon livre pouvait leur servir à écouler leurs ballots de pile, et ils avaient été affriolés par la perspective d'avoir des articles dans les journaux, la grande condition de la vente d'alors, car il est extrêmement rare qu'un livre soit acheté pour sa propre valeur, il est presque toujours publié par des raisons étrangères à son mérite. Fendant et Cavalier voyaient en Lucien le journaliste, et dans son livre une fabrication dont la première vente leur faciliterait une fin de mois. Les journalistes trouvèrent les associés dans leur cabinet, le traité tout prêt, les billets signés. Cette promptitude émerveilla Lucien. Fendant était un petit homme maigre, porteur d'une sinistre physionomie : l'air d'un Kalmouk, petit front bas, nez rentré, bouche serrée, deux petits yeux noirs éveillés, les contours du visage tourmentés, un teint aigre, une voix qui ressemblait au son que rend une cloche fêlée, enfin tous les dehors d'un fripon consommé ; mais il compensait ces désavantages par le mielleux de ses discours, il arrivait à ses fins par la conversation. Cavalier, garçon tout rond et que l'on aurait pris pour un conducteur de diligence plutôt que pour un libraire, avait des cheveux d'un blond hasardé, le visage allumé, l'encolure épaisse et le verbe éternel du commis-voyageur.

— Nous n'aurons pas de discussions, dit Fendant en s'adressant à Lucien et à Lousteau. J'ai lu l'ouvrage, il est très-littéraire et nous convient si bien que j'ai déjà remis le manuscrit à l'imprimerie. Le traité est rédigé d'après les bases convenues ; d'ailleurs, nous ne sortons jamais des conditions que nous y avons stipulées. Nos effets sont à six, neuf et douze mois, vous les escompterez facilement, et nous vous rembourserons l'escompte. Nous nous sommes réservé le droit de donner un autre titre à l'ouvrage, nous n'aimons pas l'Archer de Charles IX, il ne pique pas assez la curiosité des lecteurs, il y a plusieurs rois du nom de Charles, et dans le Moyen-Age il se trouvait tant d'archers ! Ah ! si vous disiez Le Soldat de Napoléon ! mais l'Archer de Charles IX ?... Cavalier serait obligé de faire un cours d'histoire de France pour placer chaque exemplaire en province.

— Si vous connaissiez les gens à qui nous avons affaire, s'écria Cavalier.

— La Saint-Barthélemy vaudrait mieux, reprit Fendant.

— Catherine de Médicis , ou la France sous Charles IX , dit Cavalier, ressemblerait plus à un titre de Walter Scott.

— Enfin nous le déterminerons quand l'ouvrage sera imprimé, reprit Fendant.

— Comme vous voudrez, dit Lucien, pourvu que le titre me convienne.

Le traité lu, signé, les doubles échangés, Lucien mit les billets dans sa poche avec une satisfaction sans égale. Puis tous quatre, ils montèrent chez Fendant où ils firent le plus vulgaire des déjeuners : des huîtres, des beefteaks, des rognons au vin de Champagne et du fromage de Brie ; mais ces mets furent accompagnés par des vins exquis, dus à Cavalier qui connaissait un voyageur du commerce des vins. Au moment de se mettre à table apparut l'imprimeur à qui était confiée l'impression du roman, et qui vint surprendre Lucien en lui apportant les deux premières feuilles de son livre en épreuves.

— Nous voulons marcher rapidement, dit Fendant à Lucien, nous comptons sur votre livre, et nous avons diantrement besoin d'un succès.

Le déjeuner, commencé vers midi, ne fut fini qu'à cinq heures.

— Où trouver de l'argent ? dit Lucien à Lousteau.

— Allons voir Barbet, répondit Étienne.

Les deux amis descendirent, un peu échauffés et avinés, vers le quai des Augustins.

— Coralie est surprise au dernier point de la perte que Florine a faite, Florine ne la lui a dite qu'hier en t'attribuant ce malheur, elle paraissait aigrie au point de te quitter, dit Lucien à Lousteau.

— C'est vrai, dit Lousteau qui ne conserva pas sa prudence et s'ouvrit à Lucien. Mon ami, car tu es mon ami, toi, Lucien, tu m'as prêté mille francs et tu ne me les as encore demandés qu'une fois. Défie-toi du jeu. Si je ne jouais pas, je serais heureux. Je dois à Dieu et au diable. J'ai dans ce moment-ci les Gardes du Commerce à mes trousses. Enfin je suis forcé, quand je vais au Palais-Royal, de doubler des caps dangereux.

Dans la langue des viveurs, doubler un cap dans Paris, c'est faire un détour, soit pour ne pas passer devant un créancier, soit pour éviter l'endroit où il peut être rencontre. Lucien qui n'allait pas indifféremment par toutes les rues, connaissait la manœuvre sans en connaître le nom.

— Tu dois donc beaucoup ?

— Une misère ! reprit Lousteau. Mille écus me sauveraient. J'ai voulu me ranger, ne plus jouer, et, pour me liquider, j'ai fait un peu dechantage .

— Qu'est-ce que le Chantage ? dit Lucien à qui ce mot était inconnu.

— Le Chantage est une invention de la presse anglaise, importée récemment en France. Les Chanteurs sont des gens placés de manière à disposer des journaux. Jamais un directeur de journal, ni un rédacteur en chef, n'est censé tremper dans le chantage. On a des Giroudeau, des Philippe Bridau. Ces bravi viennent trouver un homme qui, pour certaines raisons, ne veut pas qu'on s'occupe de lui. Beaucoup de gens ont sur la conscience des peccadilles plus ou moins originales. Il y a beaucoup de fortunes suspectes à Paris, obtenues par des voies plus ou moins légales, souvent par des manœuvres criminelles, et qui fourniraient de délicieuses anecdotes, comme la gendarmerie de Fouché cernant les espions du préfet de police qui, n'étant pas dans le secret de la fabrication des faux billets de la banque anglaise, allaient saisir les imprimeurs clandestins protégés par le ministre ; puis l'histoire des diamants du prince Galathione, l'affaire Maubreuil, la succession Pombreton, etc. Le Chanteur s'est procuré quelque pièce, un document important, il demande un rendez-vous à l'homme enrichi. Si l'homme compromis ne donne pas une somme quelconque, le Chanteur lui montre la presse prête à l'entamer, à dévoiler ses secrets. L'homme riche a peur, il finance. Le tour est fait. Vous vous livrez à quelque opération périlleuse, elle peut succomber à une suite. d'articles : on vous détache un Chanteur qui vous propose le rachat des articles. Il y a des ministres à qui l'on envoie des Chanteurs, et qui stipulent avec eux que le journal attaquera leurs actes politiques et non leur personne, ou qui livrent leur personne et demandent grâce pour leur maîtresse. Des Lupeaulx, ce joli maître des requêtes que tu connais, est perpétuellement occupé de ces sortes de négociations avec les journalistes. Le drôle s'est fait une position merveilleuse au centre du pouvoir par ses relations : il est à la fois le mandataire de la presse et l'ambassadeur des ministres, il maquignonne les amours-propres, il étend même ce commerce aux affaires politiques, il obtient des journaux leur silence sur tel emprunt, sur telle concession accordés sans concurrence ni publicité dans laquelle on donne une part aux loups-cerviers de la banque libérale. Tu as fait un peu de chantage avec Dauriat, il t'a donné mille écus pour t'empêcher de décrier Nathan. Dans le dix-huitième siècle où le journalisme était au maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs. L'inventeur du Chantage est l'Arétin, un très-grand homme d'Italie qui imposait les rois comme de nos jours tel journal impose les acteurs.

— Qu'as-tu pratiqué contre le Matifat pour avoir tes mille écus ?

— J'ai fait attaquer Florine dans six journaux, et Florine s'est plainte[Dans le Furne : s'est plaint, coquille typographique.] à Matifat. Matifat a prié Braulard de découvrir la raison de ces attaques. Braulard a été joué par Finot. Finot, au profit de qui je chantais , a dit au droguiste que tu démolissais Florine dans l'intérêt de Coralie. Giroudeau est venu dire confidentiellement à Matifat que tout s'arrangerait s'il voulait vendre son sixième de propriété dans la Revue de Finot moyennant dix mille francs. Finot me donnait mille écus en cas de succès. Matifat allait conclure l'affaire, heureux de retrouver dix mille francs sur ses trente mille qui lui paraissaient aventurés, car depuis quelques jours Florine lui disait que la Revue de Finot ne prenait pas. Au lieu d'un dividende à recevoir, il était question d'un nouvel appel de fonds. Avant de déposer son bilan, le directeur du Panorama-Dramatique a eu besoin de négocier quelques effets de complaisance ; et, pour les faire placer par Matifat, il l'a prévenu du tour que lui jouait Finot. Matifat, en fin commerçant, a quitté Florine, a gardé son sixième, et nous voit maintenant venir. Finot et moi, nous hurlons de désespoir. Nous avons eu le malheur d'attaquer un homme qui ne tient pas à sa maîtresse, un misérable sans cœur ni âme. Malheureusement le commerce que fait Matifat n'est pas justiciable de la presse, il est inattaquable dans ses intérêts. On ne critique pas un droguiste comme on critique des chapeaux, des choses de mode, des théâtres ou des affaires d'art. Le cacao, le poivre, les couleurs, les bois de teinture, l'opium ne peuvent pas se déprécier. Florine est aux abois, le Panorama ferme demain, elle ne sait que devenir.

— Par suite de la fermeture du théâtre, Coralie débute dans quelques jours au Gymnase, dit Lucien, elle pourra servir Florine.

— Jamais ! dit Lousteau. Coralie n'a pas d'esprit, mais elle n'est pas encore assez bête pour se donner une rivale ! Nos affaires sont furieusement gâtées ! Mais Finot est tellement pressé de rattraper son sixième...

— Et pourquoi ?

— L'affaire est excellente, mon cher. Il y a chance de vendre le journal trois cent mille francs. Finot aurait alors un tiers, plus une commission allouée par ses associés et qu'il partage avec des Lupeaulx. Aussi vais-je lui proposer un coup de chantage.

— Mais, le chantage, c'est la bourse ou la vie ?

— Bien mieux, dit Lousteau. C'est la bourse ou l'honneur. Avant-hier, un petit journal au propriétaire duquel on avait refusé un crédit, a dit que la montre à répétition entourée de diamants appartenant à l'une des notabilités de la capitale se trouvait d'une façon bizarre entre les mains d'un soldat de la garde royale, et il promettait le récit de cette aventure digne des Mille et une Nuits. La notabilité s'est empressée d'inviter le rédacteur en chef à dîner. Le rédacteur en chef a certes gagné quelque chose, mais l'histoire contemporaine a perdu l'anecdote de la montre. Toutes les fois que tu verras la presse acharnée après quelques gens puissants, sache qu'il y a là-dessous des escomptes refusés, des services qu'on n'a pas voulu rendre. Ce chantage relatif à la vie privée est ce que craignent le plus les riches Anglais, il entre pour beaucoup dans les revenus secrets de la presse britannique, infiniment plus dépravée que ne l'est la nôtre. Nous sommes des enfants ! En Angleterre, on achète une lettre compromettante cinq à six mille francs pour la revendre.

— Quel moyen as-tu trouvé d'empoigner Matifat ? dit Lucien.

— Mon cher, reprit Lousteau, ce vil épicier a écrit les lettres les plus curieuses à Florine : orthographe, style, pensées, tout est d'un comique achevé. Matifat craint beaucoup sa femme ; nous pouvons, sans le nommer, sans qu'il puisse se plaindre, l'atteindre au sein de ses lares et de ses pénates où il se croit en sûreté. Juge de sa fureur en voyant le premier article d'un petit roman de mœurs, intitulé les Amours d'un Droguiste, quand il aura été loyalement prévenu du hasard qui met entre les mains des rédacteurs de tel journal des lettres où il parle du petit Cupidon, où il écrit gamet pour jamais, où il dit de Florine qu'elle l'aide à traverser le désert de la vie, ce qui peut faire croire qu'il la prend pour un chameau. Enfin, il y a de quoi désopiler la rate des abonnés pendant quinze jours dans cette correspondance éminemment drôlatique. On lui donnera la peur d'une lettre anonyme par laquelle on mettrait sa femme au fait de la plaisanterie. Florine voudra-t-elle prendre sur elle de paraître poursuivre Matifat ? Elle a encore des principes, c'est-à-dire des espérances. Peut-être garde-t-elle les lettres pour elle, et veut-elle une part. Elle est rusée, elle est mon élève. Mais quand elle saura que le Garde du Commerce n'est pas une plaisanterie, quand Finot lui aura fait un présent convenable, ou donné l'espoir d'un engagement, elle me livrera les lettres, que je remettrai contre écus à Finot. Finot donnera la correspondance à son oncle, et Giroudeau fera capituler le droguiste.

Cette confidence dégrisa Lucien, il pensa d'abord qu'il avait des amis extrêmement dangereux ; puis il songea qu'il ne fallait pas se brouiller avec eux, car il pouvait avoir besoin de leur terrible influence au cas où madame d'Espard, madame de Bargeton et Châtelet lui manqueraient de parole. Étienne et Lucien étaient alors arrivés sur le quai devant la misérable boutique de Barbet.

— Barbet, dit Étienne au libraire, nous avons cinq mille francs de Fendant et Cavalier à six, neuf et douze mois ; voulez-vous nous escompter leurs billets ?

— Je les prends pour mille écus, dit Barbet avec un calme imperturbable.

— Mille écus ! s'écria Lucien.

— Vous ne les trouverez chez personne, reprit le libraire. Ces messieurs feront faillite avant trois mois ; mais je connais chez eux deux bons ouvrages dont la vente est dure , ils ne peuvent pas attendre, je les leur achèterai comptant et leur rendrai leurs valeurs : par ce moyen, j'aurai deux mille francs de diminution sur les marchandises.

— Veux-tu perdre deux mille francs ?dit Étienne à Lucien.

— Non ! s'écria Lucien épouvanté de cette première affaire.

— Tu as tort, répondit Étienne.

— Vous ne négocierez leur papier nulle part, dit Barbet. Le livre de monsieur est le dernier coup de cartes de Fendant et Cavalier, ils ne peuvent l'imprimer qu'en laissant les exemplaires en dépôt chez leur imprimeur, un succès ne les sauvera que pour six mois, car, tôt ou tard, ils sauteront ! Ces gens-là boivent plus de petits verres qu'ils ne vendent de livres ! Pour moi leurs effets représentent une affaire, et vous pouvez alors en trouver une valeur supérieure à celle que donneront les escompteurs qui se demanderont ce que vaut chaque signature. Le commerce de l'escompteur consiste à savoir si trois signatures donneront chacune trente pour cent en cas de faillite. D'abord, vous n'offrez que deux signatures, et chacune ne vaut pas dix pour cent.

Les deux amis se regardèrent, surpris d'entendre sortir de la bouche de ce cuistre une analyse où se trouvait en peu de mots tout l'esprit de l'escompte.

— Pas de phrases, Barbet, dit Lousteau. Chez quel escompteur pouvons-nous aller ?

— Le père Chaboisseau, quai Saint-Michel, vous savez, a fait la dernière fin de mois de Fendant. Si vous refusez ma proposition, voyez chez lui ; mais vous me reviendrez, et je ne vous donnerai plus alors que deux mille cinq cents francs.

Étienne et Lucien allèrent sur le quai Saint-Michel dans une petite maison à allée, où demeurait ce Chaboisseau, l'un des escompteurs de la librairie ; ils le trouvèrent au second étage dans un appartement meublé de la façon la plus originale. Ce banquier subalterne, et néanmoins millionnaire, aimait le style grec. La corniche de la chambre était une grecque. Drapé par une étoffe teinte en pourpre et disposée à la grecque le long de la muraille comme le fond d'un tableau de David, le lit, d'une forme très-pure, datait du temps de l'Empire où tout se fabriquait dans ce goût. Les fauteuils, les tables, les lampes, les flambeaux, les moindres accessoires sans doute choisis avec patience chez les marchands de meubles, respiraient la grâce fine et grêle mais élégante de l'Antiquité. Ce système mythologique et léger formait une opposition bizarre avec les mœurs de l'escompteur. Il est à remarquer que les hommes les plus fantasques se trouvent parmi les gens adonnés au commerce de l'argent. Ces gens sont, en quelque sorte, les libertins de la pensée. Pouvant tout posséder, et conséquemment blasés, ils se livrent à des efforts énormes pour se sortir de leur indifférence. Qui sait les étudier trouve toujours une manie, un coin du cœur par où ils sont accessibles. Chaboisseau paraissait retranché dans l'Antiquité comme dans un camp imprenable.

— Il est sans doute digne de son enseigne, dit en souriant Étienne à Lucien.

Chaboisseau, petit homme à cheveux poudrés, à redingote verdâtre, gilet couleur noisette, décoré d'une culotte noire et terminé par des bas chinés et des souliers qui craquaient sous le pied, prit les billets, les examina ; puis il les rendit à Lucien gravement.

— Messieurs Fendant et Cavalier sont de charmants garçons, des jeunes gens pleins d'intelligence, mais je me trouve sans argent, dit-il d'une voix douce.

— Mon ami sera coulant sur l'escompte, répondit Étienne.

— Je ne prendrais ces valeurs pour aucun avantage, dit le petit homme dont les mots glissèrent sur la proposition de Lousteau comme le couteau de la guillotine sur la tête d'un homme.

Les deux amis se retirèrent ; en traversant l'antichambre, jusqu'où les reconduisit prudemment Chaboisseau, Lucien aperçut un tas de bouquins que l'escompteur, ancien libraire, avait achetés, et parmi lesquels brilla tout à coup aux yeux du romancier l'ouvrage de l'architecte Ducerceau sur les maisons royales et les célèbres châteaux de France dont les plans sont dessinés dans ce livre avec une grande exactitude.

— Me céderiez-vous cet ouvrage ? dit Lucien.

— Oui, dit Chaboisseau qui d'escompteur redevint libraire.

— Quel prix ?

— Cinquante francs.

— C'est cher, mais il me le faut ; et je n'aurais pour vous payer que les valeurs dont vous ne voulez pas.

— Vous avez un effet de cinq cents francs à six mois, je vous le prendrai, dit Chaboisseau qui sans doute devait à Fendant et Cavalier un reliquat de bordereau pour une somme équivalente.

Les deux amis rentrèrent dans la chambre grecque, où Chaboisseau fit un petit bordereau à six pour cent d'intérêt et six pour cent de commission, ce qui produisit une déduction de trente francs ; il porta sur le compte les cinquante francs, prix du Ducerceau, et tira de sa caisse, pleine de beaux écus, quatre cent vingt francs.

— Ah çà ! monsieur Chaboisseau, les effets sont tous bons ou tous mauvais, pourquoi ne nous escomptez-vous pas les autres ?

— Je n'escompte pas, je me paye d'une vente, dit le bonhomme.

Étienne et Lucien riaient encore de Chaboisseau sans l'avoir compris, quand ils arrivèrent chez Dauriat où Lousteau pria Gabusson de leur indiquer un escompteur. Les deux amis prirent un cabriolet à l'heure et allèrent au boulevard Poissonnière, munis d'une lettre de recommandation que leur avait donnée Gabusson, en leur annonçant le plus bizarre et le plus étrange particulier , selon son expression.

— Si Samanon ne prend pas vos valeurs, avait dit Gabusson, personne ne vous les escomptera.

Bouquiniste au rez-de-chaussée, marchand d'habits au premier étage, vendeur de gravures prohibées au second, Samanon était encore prêteur sur gages. Aucun des personnages introduits dans les romans d'Hoffmann, aucun des sinistres avares de Walter Scott ne peut être comparé à ce que la nature sociale et parisienne s'était permis de créer en cet homme, si toutefois Samanon est un homme. Lucien ne put réprimer un geste d'effroi à l'aspect de ce petit vieillard sec, dont les os voulaient percer le cuir parfaitement tanné, taché de nombreuses plaques vertes ou jaunes, comme une peinture de Titien ou de Paul Véronèse vue de près. Samanon avait un oeil immobile et glacé, l'autre vif et luisant. L'avare, qui semblait se servir de cet oeil mort en escomptant, et employer l'autre à vendre ses gravures obscènes, portait une petite perruque plate dont le noir poussait au rouge, et sous laquelle se redressaient des cheveux blancs ; son front jaune avait une attitude menaçante, ses joues étaient creusées carrément par la saillie des mâchoires, ses dents encore blanches paraissaient tirées sur ses lèvres comme celles d'un cheval qui bâille. Le contraste de ses yeux et la grimace de cette bouche, tout lui donnait un air passablement féroce. Les poils de sa barbe, durs et pointus, devaient piquer comme autant d'épingles. Une petite redingote râpée arrivée à l'état d'amadou, une cravate noire déteinte, usée par sa barbe, et qui laissait voir un cou ridé comme celui d'un dindon, annonçaient peu l'envie de racheter par la toilette une physionomie sinistre. Les deux journalistes trouvèrent cet homme assis dans un comptoir horriblement sale, et occupé à coller des étiquettes au dos de quelques vieux livres achetés à une vente. Après avoir échangé un coup d'oeil par lequel ils se communiquèrent les mille questions que soulevait l'existence d'un pareil personnage, Lucien et Lousteau le saluèrent en lui présentant la lettre de Gabusson et les valeurs de Fendant et Cavalier. Pendant que Samanon lisait, il entra dans cette obscure boutique un homme d'une haute intelligence, vêtu d'une petite redingote qui paraissait avoir été taillée dans une couverture de zinc, tant elle était solidifiée par l'alliage de mille substances étrangères.

— J'ai besoin de mon habit, de mon pantalon noir et de mon gilet de satin, dit-il à Samanon en lui présentant une carte numérotée.

Dès que Samanon eut tiré le bouton en cuivre d'une sonnette, il descendit une femme qui paraissait être Normande à la fraîcheur de sa riche carnation.

— Prête à monsieur ses habits, dit-il en tendant la main à l'auteur. Il y a plaisir à travailler avec vous ; mais un de vos amis m'a amené un petit jeune homme qui m'a rudement attrapé !

— On l'attrape ! dit l'artiste aux deux journalistes en leur montrant Samanon par un geste profondément comique.

Ce grand homme donna, comme donnent les lazzaroni pour ravoir un jour leurs habits de fête au Monte-di-Pieta , trente sous que la main jaune et crevassée de l'escompteur prit et fit tomber dans la caisse de son comptoir.

— Quel singulier commerce fais-tu ? dit Lousteau à ce grand artiste livré à l'opium et qui retenu par la contemplation en des palais enchantés ne voulait ou ne pouvait rien créer.

— Cet homme prête beaucoup plus que le Mont-de-Piété sur les objets engageables, et il a de plus l'épouvantable charité de vous les laisser reprendre dans les occasions où il faut que l'on soit vêtu, répondit-il. Je vais ce soir dîner chez les Keller avec ma maîtresse. Il m'est plus facile d'avoir trente sous que deux cents francs, et je viens chercher ma garde-robe, qui, depuis six mois, a rapporté cent francs. Samanon a déjà dévoré ma bibliothèque livre à livre.

— Et sou à sou, dit en riant Lousteau.

— Je vous donnerai quinze cents francs, dit Samanon à Lucien.

Lucien fit un bond comme si l'escompteur lui avait plongé dans le cœur une broche de fer rougi. Samanon regardait les billets avec attention, en examinant les dates.

— Encore, dit le marchand, ai-je besoin de voir Fendant qui devrait me déposer des livres. Vous ne valez pas grand'chose, dit-il à Lucien, vous vivez avec Coralie, et ses meubles sont saisis.

Lousteau regarda Lucien qui reprit ses billets et sauta de la boutique sur le boulevard en disant : — Est-ce le diable ? Le poète contempla pendant quelques instants cette petite boutique, devant laquelle tous les passants devaient sourire, tant elle était piteuse, tant les petites caisses à livres étiquetés étaient mesquines et sales, en se demandant : — Quel commerce fait-on là ?

Quelques moments après, le grand inconnu, qui devait assister, à dix ans de là, l'entreprise immense mais sans base, des Saint-simoniens, sortit très-bien vêtu, sourit aux deux journalistes, et se dirigea vers le passage des Panoramas avec eux, pour y compléter sa toilette en se faisant cirer ses bottes.

— Quand on voit entrer Samanon chez un libraire, chez un marchand de papier ou chez un imprimeur, ils sont perdus, dit l'artiste aux deux écrivains. Samanon est alors comme un croque-mort qui vient prendre mesure d'une bière.

— Tu n'escompteras plus tes billets, dit alors Étienne à Lucien.

— Là où Samanon refuse, dit l'inconnu, personne n'accepte, car il est l' ultima ratio ! C'est un des moutons de Gigonnet, de Palma, Werbrust, Gobseck et autres crocodiles qui nagent sur la place de Paris, et avec lesquels tout homme dont la fortune est à faire doit tôt ou tard se rencontrer.

— Si tu ne peux pas escompter tes billets à cinquante pour cent, reprit Étienne, il faut les échanger contre des écus.

— Comment ?

— Donne-les à Coralie, elle les présentera chez Camusot. — Tu te révoltes, reprit Lousteau que Lucien arrêta en faisant un bond. Quel enfantillage ! Peux-tu mettre en balance ton avenir et une semblable niaiserie ?

— Je vais toujours porter cet argent à Coralie, dit Lucien.

— Autre sottise ! s'écria Lousteau. Tu n'apaiseras rien avec quatre cents francs là où il en faut quatre mille. Gardons de quoi nous griser en cas de perte, et joue !

— Le conseil est bon, dit le grand inconnu.

A quatre pas de Frascati, ces paroles eurent une vertu magnétique. Les deux amis renvoyèrent leur cabriolet et montèrent au jeu. D'abord ils gagnèrent trois mille francs, revinrent à cinq cents, regagnèrent trois mille sept cents francs ; puis ils retombèrent à cent sous, se retrouvèrent à deux mille francs, et les risquèrent sur Pair, pour les doubler d'un seul coup ; Pair n'avait pas passé depuis cinq coups, ils y pontèrent la somme ; Impair sortit encore. Lucien et Lousteau dégringolèrent alors par l'escalier de ce pavillon célèbre, après avoir consumé deux heures en émotions dévorantes. Ils avaient gardé cent francs. Sur les marches du petit péristyle à deux colonnes qui soutenaient extérieurement une petite marquise en tôle que plus d'un oeil a contemplée avec amour ou désespoir, Lousteau dit en voyant le regard enflammé de Lucien : — Ne mangeons que cinquante francs.

Les deux journalistes remontèrent. En une heure, ils arrivèrent à mille écus ; ils unirent les mille écus sur Rouge, qui avait passé cinq fois, en se fiant au hasard auquel ils devaient leur perte précédente. Noir sortit. Il était six heures.

— Ne mangeons que vingt-cinq francs, dit Lucien.

Cette nouvelle tentative dura peu, les vingt-cinq francs furent perdus en dix coups. Lucien jeta rageusement ses derniers vingt-cinq francs sur le chiffre de son âge, et gagna : rien ne peut dépeindre le tremblement de sa main quand il prit le râteau pour retirer les écus que le banquier jeta. Il donna dix louis à Lousteau et lui dit : — Sauve-toi chez Véry !

Lousteau comprit Lucien et alla commander le dîner.

Lucien, resté seul au jeu, porta ses trente louis sur Rouge et gagna. Enhardi par la voix secrète qu'entendent parfois les joueurs, il laissa le tout sur Rouge et gagna ; son ventre devint alors un brasier ! Malgré la voix, il reporta les cent vingt louis sur Noir et perdit. Il sentit alors en lui la sensation délicieuse qui succède, chez les joueurs, à leurs horribles agitations, quand, n'ayant plus rien à risquer, ils rentrent dans la vie réelle et quittent le palais ardent où se passent leurs rêves fugaces. Il rejoignit Lousteau chez Véry où il se rua, selon l'expression de La Fontaine, en cuisine, et noya ses soucis dans le vin. A neuf heures, il était si complétement gris, qu'il ne comprit pas pourquoi sa portière de la rue de Vendôme le renvoyait rue de la Lune.

— Mademoiselle Coralie a quitté son appartement et s'est installée dans la maison dont l'adresse est écrite sur ce papier.

Lucien, trop ivre pour s'étonner de quelque chose, remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue de la Lune, et se dit à lui-même des calembours sur le nom de la rue. Pendant cette matinée, la faillite du Panorama-Dramatique avait éclaté. L'actrice effrayée s'était empressée de vendre tout son mobilier du consentement de ses créanciers au petit père Cardot qui, pour ne pas changer la destination de cet appartement, y mit Florentine. Coralie avait tout payé, tout liquidé et satisfait le propriétaire. Pendant le temps que prit cette opération, qu'elle appelait une lessive , Bérénice garnissait, des meubles indispensables achetés d'occasion, un petit appartement de trois pièces, au quatrième étage d'une maison rue de la Lune, à deux pas du Gymnase. Coralie y attendait Lucien, ayant sauvé de toutes ses splendeurs son amour sans souillure et un sac de douze cents francs. Lucien, dans son ivresse, raconta ses malheurs à Coralie et à Bérénice.

— Tu as bien fait, mon ange, lui dit l'actrice en le serrant dans ses bras. Bérénice saura bien négocier tes billets à Braulard.

Le lendemain matin, Lucien s'éveilla dans les joies enchanteresses que lui prodigua Coralie. L'actrice redoubla d'amour et de tendresse, comme pour compenser par les plus riches trésors du cœur l'indigence de son nouveau ménage. Elle était ravissante de beauté, ses cheveux échappés de dessous un foulard tordu, blanche et fraîche, les yeux rieurs, la parole gaie comme le rayon de soleil levant qui entra par les fenêtres pour dorer cette charmante misère. La chambre, encore décente, était tendue d'un papier vert d'eau à bordure rouge, ornée de deux glaces, l'une à la cheminée, l'autre au-dessus de la commode. Un tapis d'occasion, acheté par Bérénice de ses deniers, malgré les ordres de Coralie, déguisait le carreau nu et froid du plancher. La garde-robe des deux amants tenait dans une armoire à glace et dans la commode. Les meubles d'acajou étaient garnis en étoffe de coton bleu. Bérénice avait sauvé du désastre une pendule et deux vases de porcelaine, quatre couverts en argent et six petites cuillers. La salle à manger, qui se trouvait avant la chambre à coucher, ressemblait à celle du ménage d'un employé à douze cents francs. La cuisine faisait face au palier. Au-dessus Bérénice couchait dans une mansarde. Le loyer ne s'élevait pas à plus de cent écus. Cette horrible maison avait une fausse porte cochère. Le portier logeait dans un des ventaux condamné, percé d'un croisillon par où il surveillait dix-sept locataires. Cette ruche s'appelle une maison de produit en style de notaire. Lucien aperçut un bureau, un fauteuil, de l'encre, des plumes et du papier. La gaieté de Bérénice qui comptait sur le début de Coralie au Gymnase, celle de l'actrice qui regardait son rôle, un cahier de papier noué avec un bout de faveur bleue, chassèrent les inquiétudes et la tristesse du poète dégrisé.

— Pourvu que dans le monde on ne sache rien de cette dégringolade, nous nous en tirerons, dit-il. Après tout, nous avons quatre mille cinq cents francs devant nous ! Je vais exploiter ma nouvelle position dans les journaux royalistes. Demain, nous inaugurons le Réveil, je me connais maintenant en journalisme, j'en ferai !

Coralie, qui ne vit que de l'amour dans ces paroles, baisa les lèvres qui les avaient prononcées. En ce moment, Bérénice avait mis la table auprès du feu, et venait de servir un modeste déjeuner composé d'œufs brouillés, de deux côtelettes et de café à la crème. On frappa. Trois amis sincères, d'Arthez, Léon Giraud et Michel Chrestien apparurent aux yeux étonnés de Lucien qui vivement touché leur offrit de partager son déjeuner.

— Non, dit d'Arthez. Nous venons pour des affaires plus sérieuses que de simples consolations, car nous savons tout, nous revenons de la rue de Vendôme. Vous connaissez mes opinions, Lucien. Dans toute autre circonstance, je me réjouirais de vous voir adoptant mes convictions politiques ; mais, dans la situation où vous vous êtes mis en écrivant aux journaux libéraux, vous ne sauriez passer dans les rangs des Ultras sans flétrir à jamais votre caractère et souiller votre existence. Nous venons vous conjurer au nom de notre amitié, quelque affaiblie qu'elle soit, de ne pas vous entacher ainsi. Vous avez attaqué les Romantiques, la Droite et le Gouvernement ; vous ne pouvez pas maintenant défendre le Gouvernement, la Droite et les Romantiques.

— Les raisons qui me font agir sont tirées d'un ordre de pensées supérieur, la fin justifiera tout, dit Lucien.

— Vous ne comprenez peut-être pas la situation dans laquelle nous sommes, lui dit Léon Giraud. Le Gouvernement, la Cour, les Bourbons, le parti absolutiste, ou, si vous voulez tout comprendre dans une expression générale, le système opposé au système constitutionnel, et qui se divise en plusieurs fractions toutes divergentes dès qu'il s'agit des moyens à prendre pour étouffer la Révolution, est au moins d'accord sur la nécessité de supprimer la Presse. La fondation du Réveil, de la Foudre, du Drapeau blanc, tous journaux destinés à répondre aux calomnies, aux injures, aux railleries de la presse libérale, que je n'approuve pas en ceci, car cette méconnaissance de la grandeur de notre sacerdoce est précisément ce qui nous a conduits à publier un journal digne et grave dont l'influence sera dans peu de temps respectable et sentie, imposante et digne, dit-il en faisant une parenthèse ; eh ! bien, cette artillerie royaliste et ministérielle est un premier essai de représailles, entrepris pour rendre aux Libéraux trait pour trait, blessure pour blessure. Que croyez-vous qu'il arrivera, Lucien ? Les abonnés sont en majorité du Côté Gauche. Dans la Presse, comme à la guerre, la victoire se trouvera du côté des gros bataillons ! Vous serez des infâmes, des menteurs, des ennemis du peuple ; les autres seront des défenseurs de la patrie, des gens honorables, des martyrs, quoique plus hypocrites et plus perfides que vous, peut-être. Ce moyen augmentera l'influence pernicieuse de la Presse, en légitimant et consacrant ses plus odieuses entreprises. L'injure et la personnalité deviendront un de ses droits publics, adopté pour le profit des abonnés et passé en force de chose jugée par un usage réciproque. Quand le mal se sera révélé dans toute son étendue, les lois restrictives et prohibitives, la Censure, mise à propos de l'assassinat du duc de Berry et levée depuis l'ouverture des Chambres, reviendra. Savez-vous ce que le peuple français conclura de ce débat ? il admettra les insinuations de la presse libérale, il croira que les Bourbons veulent attaquer les résultats matériels et acquis de la Révolution, il se lèvera quelque beau jour et chassera les Bourbons. Non-seulement vous salissez votre vie, mais vous serez un jour dans le parti vaincu. Vous êtes trop jeune, trop nouveau venu dans la Presse ; vous en connaissez trop peu les ressorts secrets, les rubriques ; vous y avez excité trop de jalousie, pour résister au tolle général qui s'élèvera contre vous dans les journaux libéraux. Vous serez entraîné par la fureur des partis, qui sont encore dans le paroxysme de la fièvre ; seulement leur fièvre a passé, des actions brutales de 1815 et 1816, dans les idées, dans les luttes orales de la Chambre et dans les débats de la Presse.

— Mes amis, dit Lucien, je ne suis pas l'étourdi, le poète que vous voulez voir en moi. Quelque chose qui puisse arriver, j'aurai conquis un avantage que jamais le triomphe du parti libéral ne peut me donner. Quand vous aurez la victoire, mon affaire sera faite.

— Nous te couperons... les cheveux, dit en riant Michel Chrestien.

— J'aurai des enfants alors, répondit Lucien, et me couper la tête, ce sera ne rien couper.

Les trois amis ne comprirent pas Lucien, chez qui ses relations avec le grand monde avaient développé au plus haut degré l'orgueil nobiliaire et les vanités aristocratiques. Le poète voyait, avec raison d'ailleurs, une immense fortune dans sa beauté, dans son esprit appuyés du nom et du titre de comte de Rubempré. Madame d'Espard, madame de Bargeton et madame de Montcornet le tenaient par ce fil comme un enfant tient un hanneton. Lucien ne volait plus que dans un cercle déterminé. Ces mots : — " Il est des nôtres, il pense bien ! " dits trois jours auparavant dans les salons de mademoiselle des Touches, l'avaient enivré, ainsi que les félicitations qu'il avait reçues des ducs de Lenoncourt, de Navarreins et de Grandlieu, de Rastignac, de Blondet, de la belle duchesse de Maufrigneuse, du comte d'Esgrignon, de des Lupeaulx, des gens les plus influents et les mieux en cour du parti royaliste.

— Allons ! tout est dit, répliqua d'Arthez. Il te sera plus difficile qu'à tout autre de te conserver pur et d'avoir ta propre estime. Tu souffriras beaucoup, je te connais, quand tu te verras méprisé par ceux-là même à qui tu te seras dévoué.

Les trois amis dirent adieu à Lucien sans lui tendre amicalement la main. Lucien resta pendant quelques instants pensif et triste.

— Eh ! laisse donc ces niais-là, dit Coralie en sautant sur les genoux de Lucien et lui jetant ses beaux bras frais autour du cou, ils prennent la vie au sérieux, et la vie est une plaisanterie. D'ailleurs tu seras comte Lucien de Rubempré. Je ferai, s'il le faut, des agaceries à la chancellerie. Je sais par où prendre ce libertin de des Lupeaulx, qui fera signer ton ordonnance. Ne t'ai-je pas dit que, quand il te faudrait une marche de plus pour saisir ta proie, tu aurais le cadavre de Coralie !

Le lendemain, Lucien laissa mettre son nom parmi ceux des collaborateurs du Réveil. Ce nom fut annoncé comme une conquête dans le prospectus, distribué par les soins du ministère à cent mille exemplaires. Lucien vint au repas triomphal, qui dura neuf heures, chez Robert, à deux pas de Frascati, et auquel assistaient les coryphées de la presse royaliste : Martinville, Auger, Destains et une foule d'auteurs encore vivants qui, dans ce temps-là, faisaient de la monarchie et de la religion , selon une expression consacrée.

— Nous allons leur en donner, aux Libéraux ! dit Hector Merlin.

— Messieurs ! répondit Nathan qui s'enrôla sous cette bannière en jugeant bien qu'il valait mieux avoir pour soi que contre soi l'autorité dans l'exploitation du théâtre à laquelle il songeait, si nous leur faisons la guerre, faisons-la sérieusement ; ne nous tirons pas des balles de liége ! Attaquons tous les écrivains classiques et libéraux sans distinction d'âge ni de sexe, passons-les au fil de la plaisanterie, et ne faisons pas de quartier.

— Soyons honorables, ne nous laissons pas gagner par les exemplaires, les présents, l'argent des libraires. Faisons la restauration du journalisme.

— Bien ! dit Martinville. Justum et tenacem propositi virum ! Soyons implacables et mordants. Je ferai de Lafayette ce qu'il est : Gilles Premier !

— Moi, dit Lucien, je me charge des héros du Constitutionnel , du sergent Mercier, des Œuvres complètes de monsieur Jouy, des illustres orateurs de la Gauche !

Une guerre à mort fut résolue et votée à l'unanimité, à une heure du matin, par les rédacteurs qui noyèrent toutes leurs nuances et toutes leurs idées dans un punch flamboyant.

— Nous nous sommes donné une fameuse culotte monarchique et religieuse , dit sur le seuil de la porte un des écrivains les plus célèbres de la littérature romantique.

Ce mot historique, révélé par un libraire qui assistait au dîner, parut le lendemain dans le Miroir ; mais la révélation fut attribuée à Lucien. Cette défection fut le signal d'un effroyable tapage dans les journaux libéraux, Lucien devint leur bête noire, et fut tympanisé de la plus cruelle façon : on raconta les infortunes de ses sonnets, on apprit au public que Dauriat aimait mieux perdre mille écus que de les imprimer, on l'appela le poète sans sonnets !

Un matin, dans ce même journal où Lucien avait débuté si brillamment, il lut les lignes suivantes écrites uniquement pour lui, car le public ne pouvait guère comprendre cette plaisanterie : * Si le libraire Dauriat persiste à ne pas publier les sonnets du futur Pétrarque français, nous agirons en ennemis généreux, nous ouvrirons nos colonnes à ces poèmes qui doivent être piquants, à en juger par celui-ci que nous communique un ami de l'auteur .

 

 

 

Et, sous cette terrible annonce, le poète lut ce sonnet qui le fit pleurer à chaudes larmes.


Une plante chétive et de louche apparence
Surgit un beau matin dans un parterre en fleurs ;
A l'en croire, pourtant, de splendides couleurs
Témoigneraient un jour de sa noble semence :

On la toléra donc ! Mais, pour reconnaissance,
Elle insulta bientôt ses plus brillantes sœurs,
Qui, s'indignant enfin de ses grands airs casseurs,
La mirent au défi de prouver sa naissance.

Elle fleurit alors. Mais un vil baladin
Ne fut jamais sifflé comme tout le jardin
Honnit, siffla, railla ce calice vulgaire.

Puis le maître, en passant, la brisa sans pardon ;
Et le soir sur sa tombe un âne seul vint braire,
Car ce n'était vraiment qu'un ignoble chardon !

Vernou parla de la passion de Lucien pour le jeu, et signala d'avance l'Archer comme une œuvre anti-nationale où l'auteur prenait le parti des égorgeurs catholiques contre les victimes calvinistes. En huit jours, cette querelle s'envenima. Lucien comptait sur son ami Lousteau qui lui devait mille francs, et avec lequel il avait eu des conventions secrètes ; mais Lousteau devint l'ennemi juré de Lucien. Voici comment. Depuis trois mois Nathan aimait Florine et ne savait comment l'enlever à Lousteau, pour qui d'ailleurs elle était une providence. Dans la détresse et le désespoir où se trouvait cette actrice en se voyant sans engagement, Nathan, le collaborateur de Lucien, vint voir Coralie, et la pria d'offrir à Florine un rôle dans une pièce de lui, se faisant fort de procurer un engagement conditionnel au Gymnase à l'actrice sans théâtre. Florine, enivrée d'ambition, n'hésita pas. Elle avait eu le temps d'observer Lousteau. Nathan était un ambitieux littéraire et politique, un homme qui avait autant d'énergie que de besoins, tandis que chez Lousteau les vices tuaient le vouloir. L'actrice, qui voulut reparaître environnée d'un nouvel éclat, livra les lettres du droguiste à Nathan, et Nathan les fit racheter par Matifat contre le sixième du journal convoité par Finot. Florine eut alors un magnifique appartement rue Hauteville, et prit Nathan pour protecteur à la face de tout le journalisme et du monde théâtral. Lousteau fut si cruellement atteint par cet événement qu'il pleura vers la fin d'un dîner que ses amis lui donnèrent pour le consoler. Dans cette orgie, les convives trouvèrent que Nathan avait joué son jeu. Quelques écrivains comme Finot et Vernou savaient la passion du dramaturge pour Florine ; mais, au dire de tous, Lucien, en maquignonnant cette affaire, avait manqué aux plus saintes lois de l'amitié. L'esprit de parti, le désir de servir ses nouveaux amis rendaient le nouveau royaliste inexcusable.

— Nathan est emporté par la logique des passions ; tandis que le grand homme de province, comme dit Blondet, cède à des calculs ! s'écria Bixiou.

Aussi la perte de Lucien, de cet intrus, de ce petit drôle qui voulait avaler tout le monde, fut-elle unanimement résolue et profondément méditée. Vernou qui haïssait Lucien se chargea de ne pas le lâcher. Pour se dispenser de payer mille écus à Lousteau, Finot accusa Lucien de l'avoir empêché de gagner cinquante mille francs en donnant à Nathan le secret de l'opération contre Matifat. Nathan, conseillé par Florine, s'était ménagé l'appui de Finot en lui vendant son petit sixièmepour quinze mille francs. Lousteau, qui perdait ses mille écus, ne pardonna pas à Lucien cette lésion énorme de ses intérêts. Les blessures d'amour-propre deviennent incurables quand l'oxyde d'argent y pénètre. Aucune expression, aucune peinture ne peut rendre la rage qui saisit les écrivains quand leur amour-propre souffre, ni l'énergie qu'ils trouvent au moment où ils se sentent piqués par les flèches empoisonnées de la raillerie. Ceux dont l'énergie et la résistance sont stimulées par l'attaque, succombent promptement. Les gens calmes et dont le thème est fait d'après le profond oubli dans lequel tombe un article injurieux, ceux-là déploient le vrai courage littéraire. Ainsi les faibles, au premier coup d'oeil, paraissent être les forts ; mais leur résistance n'a qu'un temps. Pendant les premiers quinze jours, Lucien enragé fit pleuvoir une grêle d'articles dans les journaux royalistes où il partagea le poids de la critique avec Hector Merlin. Tous les jours sur la brèche du Réveil , il fit feu de tout son esprit, appuyé d'ailleurs par Martinville, le seul qui le servît sans arrière-pensée, et qu'on ne mit pas dans le secret des conventions signées par des plaisanteries après boire, ou aux Galeries de Bois chez Dauriat, et dans les coulisses de théâtre, entre les journalistes des deux partis que la camaraderie unissait secrètement. Quand Lucien allait au foyer du Vaudeville, il n'était plus traité en ami, les gens de son parti lui donnaient seuls la main ; tandis que Nathan, Hector Merlin, Théodore Gaillard fraternisaient sans honte avec Finot, Lousteau, Vernou et quelques-uns de ces journalistes décorés du surnom de bons enfants . A cette époque, le foyer du Vaudeville était le chef-lieu des médisances littéraires, une espèce de boudoir où venaient des gens de tous les partis, des hommes politiques et des magistrats. Après une réprimande faite en certaine Chambre du Conseil, le président, qui avait reproché à l'un de ses collègues de balayer les coulisses de sa simarre, se trouva simarre à simarre avec le réprimandé dans le foyer du Vaudeville. Lousteau finit par y donner la main à Nathan. Finot y venait presque tous les soirs. Quand Lucien avait le temps, il y étudiait les dispositions de ses ennemis, et ce malheureux enfant voyait toujours en eux une implacable froideur.

En ce temps, l'esprit de parti engendrait des haines bien plus sérieuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Aujourd'hui, à la longue, tout s'est amoindri par une trop grande tension des ressorts. Aujourd'hui, la critique, après avoir immolé le livre d'un homme, lui tend la main. La victime doit embrasser le sacrificateur sous peine d'être passée par les verges de la plaisanterie. En cas de refus, un écrivain passe pour être insociable, mauvais coucheur, pétri d'amour-propre, inabordable, haineux, rancuneux. Aujourd'hui, quand un auteur a reçu dans le dos les coups de poignard de la trahison, quand il a évité les piéges tendus avec une infâme hypocrisie, essuyé les plus mauvais procédés, il entend ses assassins lui souhaitant le bon jour, et manifestant des prétentions à son estime, voire même à son amitié. Tout s'excuse et se justifie à une époque où l'on a transformé la vertu en vice, comme on a érigé certains vices en vertus. La camaraderie est devenue la plus sainte des libertés. Les chefs des opinions les plus contraires se parlent à mots émoussés, à pointes courtoises. Dans ce temps, si tant est qu'on s'en souvienne, il y avait du courage pour certains écrivains royalistes et pour quelques écrivains libéraux, à se trouver dans le même théâtre. On entendait les provocations les plus haineuses. Les regards étaient chargés comme des pistolets, la moindre étincelle pouvait faire partir le coup d'une querelle. Qui n'a pas surpris des imprécations chez son voisin, à l'entrée de quelques hommes plus spécialement en butte aux attaques respectives des deux partis ? Il n'y avait alors que deux partis, les Royalistes et les Libéraux, les Romantiques et les Classiques, la même haine sous deux formes, une haine qui faisait comprendre les échafauds de la Convention. Lucien, devenu royaliste et romantique forcené, de libéral et de voltairien enragé qu'il avait été dès son début, se trouva donc sous le poids des inimitiés qui planaient sur la tête de l'homme le plus abhorré des Libéraux à cette époque, de Martinville, le seul qui le défendît et l'aimât. Cette solidarité nuisit à Lucien. Les partis sont ingrats envers leurs vedettes, ils abandonnent volontiers leurs enfants perdus. Surtout en politique, il est nécessaire à ceux qui veulent parvenir d'aller avec le gros de l'armée. La principale méchanceté des petits journaux fut d'accoupler Lucien et Martinville. Le Libéralisme les jeta dans les bras l'un de l'autre. Cette amitié, fausse ou vraie, leur valut à tous deux des articles écrits avec du fiel par Félicien au désespoir des succès de Lucien dans le grand monde, et qui croyait, comme tous les anciens camarades du poète, à sa prochaine élévation. La prétendue trahison du poète fut alors envenimée et embellie des circonstances les plus aggravantes, Lucien fut nommé le petit Judas, et Martinville le grand Judas, car Martinville était, à tort ou à raison, accusé d'avoir livré le pont du Pecq aux armées étrangères. Lucien répondit en riant à des Lupeaulx que, quant à lui, sûrement il avait livré le pont aux ânes. Le luxe de Lucien, quoique creux et fondé sur des espérances, révoltait ses amis qui ne lui pardonnaient ni son équipage à bas, car pour eux il roulait toujours, ni ses splendeurs de la rue de Vendôme. Tous sentaient instinctivement qu'un homme jeune et beau, spirituel et corrompu par eux, allait arriver à tout ; aussi pour le renverser employèrent-ils tous les moyens.

Quelques jours avant le début de Coralie au Gymnase, Lucien vint bras dessus, bras dessous, avec Hector Merlin, au foyer du Vaudeville. Merlin grondait son ami d'avoir servi Nathan dans l'affaire de Florine.

— Vous vous êtes fait, de Lousteau et de Nathan, deux ennemis mortels. Je vous avais donné de bons conseils et vous n'en avez point profité. Vous avez distribué l'éloge et répandu le bienfait, vous serez cruellement puni de vos bonnes actions. Florine et Coralie ne vivront jamais en bonne intelligence en se trouvant sur la même scène : l'une voudra l'emporter sur l'autre. Vous n'avez que nos journaux pour défendre Coralie. Nathan, outre l'avantage que lui donne son métier de faiseur de pièces, dispose des journaux libéraux dans la question des théâtres, et il est dans le journalisme depuis un peu plus de temps que vous.

Cette phrase répondait à des craintes secrètes de Lucien, qui ne trouvait ni chez Nathan, ni chez Gaillard, la franchise à laquelle il avait droit ; mais il ne pouvait pas se plaindre, il était si fraîchement converti ! Gaillard accablait Lucien en lui disant que les nouveaux-venus devaient donner pendant long-temps des gages avant que leur parti pût se fier à eux. Le poète rencontrait dans l'intérieur des journaux royalistes et ministériels une jalousie à laquelle il n'avait pas songé, la jalousie qui se déclare entre tous les hommes en présence d'un gâteau quelconque à partager, et qui les rend comparables à des chiens se disputant une proie : ils offrent alors les mêmes grondements, les mêmes attitudes, les mêmes caractères. Ces écrivains se jouaient mille mauvais tours secrets pour se nuire les uns aux autres auprès du pouvoir, ils s'accusaient de tiédeur ; et, pour se débarrasser d'un concurrent, ils inventaient les machines les plus perfides. Les Libéraux n'avaient aucun sujet de débats intestins en se trouvant loin du pouvoir et de ses grâces. En entrevoyant cet inextricable lacis d'ambitions, Lucien n'eut pas assez de courage pour tirer l'épée afin d'en couper les nœuds, et ne se sentit pas la patience de les démêler, il ne pouvait être ni l'Arétin, ni le Beaumarchais, ni le Fréron de son époque, il s'en tint à son unique désir : avoir sou ordonnance, en comprenant que cette restauration lui vaudrait un beau mariage. Sa fortune ne dépendrait plus alors que d'un hasard auquel aiderait sa beauté. Lousteau, qui lui avait marqué tant de confiance, avait son secret, le journaliste savait où blesser à mort le poète d'Angoulême ; aussi le jour où Merlin l'amenait au Vaudeville, Étienne avait-il préparé pour Lucien un piége horrible où cet enfant devait se prendre et succomber.

— Voilà notre beau Lucien, dit Finot en traînant des Lupeaulx avec lequel il causait devant Lucien dont il prit la main avec les décevantes chatteries de l'amitié. Je ne connais pas d'exemples d'une fortune aussi rapide que la sienne, dit Finot en regardant tour à tour Lucien et le maître des requêtes. A Paris, la fortune est de deux espèces : il y a la fortune matérielle, l'argent que tout le monde peut ramasser, et la fortune morale, les relations, la position, l'accès dans un certain monde inabordable pour certaines personnes, quelle que soit leur fortune matérielle, et mon ami...

— Notre ami, dit des Lupeaulx en jetant à Lucien un caressant regard.

— Notre ami, reprit Finot en tapotant la main de Lucien entre les siennes, a fait sous ce rapport une brillante fortune. A la vérité, Lucien a plus de moyens, plus de talent, plus d'esprit que tous ses envieux, puis il est d'une beauté ravissante ; ses anciens amis ne lui pardonnent pas ses succès, ils disent qu'il a eu du bonheur.

— Ces bonheurs-là, dit des Lupeaulx, n'arrivent jamais aux sots ni aux incapables. Hé ! peut-on appeler du bonheur, le sort de Bonaparte ? il y avait eu vingt généraux en chef avant lui pour commander les armées d'Italie, comme il y a cent jeunes gens en se moment qui voudraient pénétrer chez mademoiselle des Touches, que déjà dans le monde on vous donne pour femme, mon cher ! dit des Lupeaulx en frappant sur l'épaule de Lucien. Ah ! vous êtes en grande faveur. Madame d'Espard, madame de Bargeton et madame de Montcornet sont folles de vous. N'êtes-vous pas ce soir de la soirée de madame Firmiani, et demain du raout de la duchesse de Grandlieu ?

— Oui, dit Lucien.

— Permettez-moi de vous présenter un jeune banquier, monsieur du Tillet, un homme digne de vous, il a su faire une belle fortune et en peu de temps.

Lucien et du Tillet se saluèrent, entrèrent en conversation, et le banquier invita Lucien à dîner. Finot et des Lupeaulx, deux hommes d'une égale profondeur et qui se connaissaient assez pour demeurer toujours amis, parurent continuer une conversation commencée, ils laissèrent Lucien, Merlin, du Tillet et Nathan causant ensemble, et se dirigèrent vers un des divans qui meublaient le foyer du Vaudeville.

— Ah çà, mon cher ami, dit Finot à des Lupeaulx, dites-moi la vérité ? Lucien est-il sérieusement protégé, car il est devenu la bête noire de tous mes rédacteurs ; et, avant de favoriser leur conspiration, j'ai voulu vous consulter pour savoir s'il ne vaut pas mieux la déjouer et le servir.

Ici le maître des requêtes et Finot se regardèrent pendant une légère pause avec une profonde attention.

— Comment, mon cher, dit des Lupeaulx, pouvez-vous imaginer que la marquise d'Espard, Châtelet et madame de Bargeton qui a fait nommer le baron préfet de la Charente et comte afin de rentrer triomphalement à Angoulême, pardonnent à Lucien ses attaques ? elles[On attendrait : " ils ", mais ce sont les deux femmes qui se vengent.] l'ont jeté dans le parti royaliste afin de l'annuler. Aujourd'hui, tous cherchent des motifs pour refuser ce qu'on a promis à cet enfant ; trouvez-en ? vous aurez rendu le plus immense service à ces deux femmes : un jour ou l'autre, elles s'en souviendront. J'ai le secret de ces deux dames, elles haïssent ce petit bonhomme à un tel point qu'elles m'ont surpris. Ce Lucien pouvait se débarrasser de sa plus cruelle ennemie, madame de Bargeton, en ne cessant ses attaques qu'à des conditions que toutes les femmes aiment à exécuter, vous comprenez ? il est beau, il est jeune, il aurait noyé cette haine dans des torrents d'amour, il devenait alors comte de Rubempré, la seiche lui aurait obtenu quelque place dans la maison du roi, des sinécures ! Lucien était un très-joli lecteur pour Louis XVIII, il eût été bibliothécaire je ne sais où, maître des requêtes pour rire, directeur de quelque chose aux Menus-Plaisirs. Ce petit sot a manqué son coup. Peut-être est-ce là ce qu'on ne lui a point pardonné. Au lieu d'imposer des conditions, il en a reçu. Le jour où Lucien s'est laissé prendre à la promesse de l'ordonnance, le baron Châtelet a fait un grand pas. Coralie a perdu cet enfant-là. S'il n'avait pas eu l'actrice pour maîtresse, il aurait revoulu la seiche, et il l'aurait eue.

— Ainsi nous pouvons l'abattre, dit Finot.

— Par quel moyen, demanda négligemment des Lupeaulx qui voulait se prévaloir de ce service auprès de la marquise d'Espard.

— Il a un marché qui l'oblige à travailler au petit journal de Lousteau, nous lui ferons d'autant mieux faire des articles qu'il est sans le sou. Si le Garde-des-Sceaux se sent chatouillé par un article plaisant et qu'on lui prouve que Lucien en est l'auteur, il le regardera comme un homme indigne des bontés du roi. Pour faire perdre un peu la tête à ce grand homme de province, nous avons préparé la chute de Coralie : il verra sa maîtresse sifflée et sans rôles. Une fois l'ordonnance indéfiniment suspendue, nous plaisanterons alors notre victime sur ses prétentions aristocratiques, nous parlerons de sa mère accoucheuse, de son père apothicaire. Lucien n'a qu'un courage d'épiderme, il succombera, nous le renverrons d'où il vient. Nathan m'a fait vendre par Florine le sixième de la Revue que possédait Matifat, j'ai pu acheter la part du papetier, je suis seul avec Dauriat ; nous pouvons nous entendre, vous et moi, pour absorber ce journal au profit de la Cour. Je n'ai protégé Florine et Nathan qu'à la condition de la restitution de mon sixième, ils me l'ont vendu, je dois les servir ; mais, auparavant, je voulais connaître les chances de Lucien...

— Vous êtes digne de votre nom, dit des Lupeaulx en riant. Allez ! j'aime les gens de votre sorte...

— Eh ! bien, vous pouvez faire avoir à Florine un engagement définitif ? dit Finot au maître des requêtes.

— Oui ; mais débarrassez-nous de Lucien, car Rastignac et de Marsay ne veulent plus entendre parler de lui.

— Dormez en paix, dit Finot. Nathan et Merlin auront toujours des articles que Gaillard aura promis de faire passer, Lucien ne pourra pas donner une ligne, nous lui couperons ainsi les vivres. Il n'aura que le journal de Martinville pour se défendre et défendre Coralie : un journal contre tous, il est impossible de résister.

— Je vous dirai les endroits sensibles du ministre ; mais livrez-moi le manuscrit de l'article que vous aurez fait faire à Lucien, répondit des Lupeaulx qui se garda bien de dire à Finot que l'ordonnance promise à Lucien était une plaisanterie.

Des Lupeaulx quitta le foyer. Finot vint à Lucien ; et, de ce ton de bonhomie auquel se sont pris tant de gens, il expliqua comment il ne pouvait renoncer à la rédaction qui lui était due. Finot reculait à l'idée d'un procès qui ruinerait les espérances que son ami voyait dans le parti royaliste. Finot aimait les hommes assez forts pour changer hardiment d'opinion. Lucien et lui, ne devaient-ils pas se rencontrer dans la vie, n'auraient-ils pas l'un et l'autre mille petits services à se rendre ? Lucien avait besoin d'un homme sûr dans le parti libéral pour faire attaquer les ministériels ou les ultras qui se refuseraient à le servir.

— Si l'on se joue de vous, comment ferez-vous ? dit Finot en terminant. Si quelque ministre, croyant vous avoir attaché par le licou de votre apostasie, ne vous redoute plus et vous envoie promener, ne vous faudra-t-il pas lui lancer quelques chiens pour le mordre aux mollets ? Eh ! bien, vous êtes brouillé à mort avec Lousteau qui demande votre tête. Félicien et vous, vous ne vous parlez plus. Moi seul, je vous reste ! Une des lois de mon métier est de vivre en bonne intelligence avec les hommes vraiment forts. Vous pourrez me rendre, dans le monde où vous allez, l'équivalent des services que je vous rendrai dans la Presse. Mais les affaires avant tout ! envoyez-moi des articles purement littéraires, ils ne vous compromettront pas, et vous aurez exécuté nos conventions.

Lucien ne vit que de l'amitié mêlée à de savants calculs dans les propositions de Finot dont la flatterie et celle de des Lupeaulx l'avaient mis en belle humeur : il remercia Finot !

Dans la vie des ambitieux et de tous ceux qui ne peuvent parvenir qu'à l'aide des hommes et des choses, par un plan de conduite plus ou moins bien combiné, suivi, maintenu, il se rencontre un cruel moment où je ne sais quelle puissance les soumet à de rudes épreuves : tout manque à la fois, de tous côtés les fils rompent ou s'embrouillent, le malheur apparaît sur tous les points. Quand un homme perd la tête au milieu de ce désordre moral, il est perdu. Les gens qui savent résister à cette première révolte des circonstances, qui se roidissent en laissant passer la tourmente, qui se sauvent en gravissant par un épouvantable effort la sphère supérieure, sont les hommes réellement forts. Tout homme, à moins d'être né riche, a donc ce qu'il faut appeler sa fatale semaine. Pour Napoléon, cette semaine fut la retraite de Moscou. Ce cruel moment était venu pour Lucien. Tout s'était trop heureusement succédé pour lui dans le monde et dans la littérature ; il avait été trop heureux, il devait voir les hommes et les choses se tourner contre lui. La première douleur fut la plus vive et la plus cruelle de toutes, elle l'atteignit là où il se croyait invulnérable, dans son cœur et dans son amour. Coralie pouvait n'être pas spirituelle ; mais douée d'une belle âme, elle avait la faculté de la mettre en dehors par ces mouvements soudains qui font les grandes actrices. Ce phénomène étrange, tant qu'il n'est pas devenu comme une habitude par un long usage, est soumis aux caprices du caractère, et souvent à une admirable pudeur qui domine les actrices encore jeunes. Intérieurement naïve et timide, en apparence hardie et leste comme doit être une comédienne, Coralie encore aimante éprouvait une réaction de son cœur de femme sur son masque de comédienne. L'art de rendre les sentiments, cette sublime fausseté, n'avait pas encore triomphé chez elle de la nature. Elle était honteuse de donner au public ce qui n'appartenait qu'à l'amour. Puis elle avait une faiblesse particulière aux femmes vraies. Tout en se sachant appelée à régner en souveraine sur la scène, elle avait besoin du succès. Incapable d'affronter une salle avec laquelle elle ne sympathisait pas, elle tremblait toujours en arrivant en scène ; et, alors, la froideur du public pouvait la glacer. Cette terrible émotion lui faisait trouver dans chaque nouveau rôle un nouveau début. Les applaudissements lui causaient une espèce d'ivresse, inutile à son amour-propre, mais indispensable à son courage : un murmure de désapprobation ou le silence d'un public distrait lui ôtaient ses moyens ; une salle pleine, attentive, des regards admirateurs et bienveillants l'électrisaient ; elle se mettait alors en communication avec les qualités nobles de toutes ces âmes, et se sentait la puissance de les élever, de les émouvoir. Ce double effet accusait bien et la nature nerveuse et la constitution du génie, en trahissant aussi les délicatesses et la tendresse de cette pauvre enfant. Lucien avait fini par apprécier les trésors que renfermait ce cœur, il avait reconnu combien sa maîtresse était jeune fille. Inhabile aux faussetés de l'actrice, Coralie était incapable de se défendre contre les rivalités et les manœuvres des coulisses auxquelles s'adonnait Florine, fille aussi dangereuse, aussi dépravée déjà que son amie était simple et généreuse. Les rôles devaient venir trouver Coralie ; elle était trop fière pour implorer les auteurs et subir leurs déshonorantes conditions, pour se donner au premier journaliste qui la menacerait de son amour et de sa plume. Le talent, déjà si rare dans l'art extraordinaire du comédien, n'est qu'une condition du succès, le talent est même long-temps nuisible s'il n'est accompagné d'un certain génie d'intrigue qui manquait absolument à Coralie. Prévoyant les souffrances qui attendaient son amie à son début au Gymnase, Lucien voulut à tout prix lui procurer un triomphe. L'argent qui restait sur le prix du mobilier vendu, celui que Lucien gagnait, tout avait passé aux costumes, à l'arrangement de la loge, à tous les frais d'un début. Quelques jours auparavant, Lucien fit une démarche humiliante à laquelle il se résolut par amour : il prit les billets de Fendant et Cavalier, se rendit rue des Bourdonnais au Cocon d'or pour en proposer l'escompte à Camusot. Le poète n'était pas encore tellement corrompu qu'il pût aller froidement à cet assaut. Il laissa bien des douleurs sur le chemin, il le pava des plus terribles pensées en se disant alternativement : oui ! — non ! Mais il arriva néanmoins au petit cabinet froid, noir, éclairé par une cour intérieure, où siégeait gravement non plus l'amoureux de Coralie, le débonnaire, le fainéant, le libertin, l'incrédule Camusot qu'il connaissait ; mais le sérieux père de famille, le négociant poudré de ruses et de vertus, masqué de la pruderie judiciaire d'un magistrat du Tribunal de Commerce, et défendu par la froideur patronale d'un chef de maison, entouré de commis, de caissiers, de cartons verts, de factures et d'échantillons, bardé de sa femme, accompagné d'une fille simplement mise. Lucien frémit de la tête aux pieds en l'abordant, car le digne négociant lui jeta le regard insolemment indifférent qu'il avait déjà vu dans les yeux des escompteurs.

— Voici des valeurs, je vous aurais mille obligations si vous vouliez me les prendre, monsieur ? dit-il en se tenant debout auprès du négociant assis.

— Vous m'avez pris quelque chose, monsieur, dit Camusot, je m'en souviens.

Là, Lucien expliqua la situation de Coralie, à voix basse et en parlant à l'oreille du marchand de soieries, qui put entendre les palpitations du poète humilié. Il n'était pas dans les intentions de Camusot que Coralie éprouvât une chute. En écoutant, le négociant regardait les signatures et sourit, il était Juge au Tribunal de Commerce, il connaissait la situation des libraires. Il donna quatre mille cinq cents francs à Lucien, à la condition de mettre dans son endos valeur reçue en soieries . Lucien alla sur-le-champ voir Braulard et fit très-bien les choses avec lui pour assurer à Coralie un beau succès. Braulard promit de venir et vint à la répétition générale afin de convenir des endroits où ses romains déploieraient leurs battoirs de chair, et enlèveraient le succès. Lucien remit le reste de son argent à Coralie en lui cachant sa démarche auprès de Camusot ; il calma les inquiétudes de l'actrice et de Bérénice, qui déjà ne savaient comment faire aller le ménage. Martinville, un des hommes de ce temps qui connaissaient le mieux le théâtre, était venu plusieurs fois faire répéter le rôle de Coralie. Lucien avait obtenu de plusieurs rédacteurs royalistes la promesse d'articles favorables, il ne soupçonnait donc pas le malheur. La veille du début de Coralie, il arriva quelque chose de funeste à Lucien. Le livre de d'Arthez avait paru. Le rédacteur en chef du journal d'Hector Merlin donna l'ouvrage à Lucien comme à l'homme le plus capable d'en rendre compte : il devait sa fatale réputation en ce genre aux articles qu'il avait faits sur Nathan. Il y avait du monde au bureau, tous les rédacteurs s'y trouvaient. Martinville y était venu s'entendre sur un point de la polémique générale adoptée par les journaux royalistes contre les journaux libéraux. Nathan, Merlin, tous les collaborateurs du Réveil s'y entretenaient de l'influence du journal semi-hebdomadaire de Léon Giraud, influence d'autant plus pernicieuse que le langage en était prudent, sage et modéré. On commençait à parler du Cénacle de la rue des Quatre-Vents, on l'appelait une Convention. Il avait été décidé que les journaux royalistes feraient une guerre à mort et systématique à ces dangereux adversaires, qui devinrent en effet les metteurs en œuvre de la Doctrine, cette fatale secte qui renversa les Bourbons, dès le jour où la plus mesquine des vengeances amena le plus brillant écrivain royaliste à s'allier avec elle. D'Arthez, dont les opinions absolutistes étaient inconnues, enveloppé dans l'anathème prononcé sur le Cénacle, allait être la première victime. Son livre devait être échiné , selon le mot classique. Lucien refusa de faire l'article. Ce refus excita le plus violent scandale parmi les hommes considérables du parti royaliste venus à ce rendez-vous. On déclara nettement à Lucien qu'un nouveau converti n'avait pas de volonté ; s'il ne lui convenait pas d'appartenir à la monarchie et à la religion, il pouvait retourner à son premier camp : Merlin et Martinville le prirent à part et lui firent amicalement observer qu'il livrait Coralie à la haine que les journaux libéraux lui avaient vouée, et qu'elle n'aurait plus les journaux royalistes et ministériels pour se défendre. L'actrice allait donner lieu sans doute à une polémique ardente qui lui vaudrait cette renommée après laquelle soupirent toutes les femmes de théâtre.

— Vous n'y connaissez rien, lui dit Martinville, elle jouera pendant trois mois au milieu des feux croisés de nos articles, et trouvera trente mille francs en province dans ses trois mois de congé. Pour un de ces scrupules qui vous empêcheront d'être un homme politique, et qu'on doit fouler aux pieds, vous allez tuer Coralie et votre avenir, vous jetez votre gagne-pain.

Lucien se vit forcé d'opter entre d'Arthez et Coralie : sa maîtresse était perdue s'il n'égorgeait pas d'Arthez dans le grand journal et dans leRéveil . Le pauvre poète revint chez lui, la mort dans l'âme ; il s'assit au coin du feu dans sa chambre et lut ce livre, l'un des plus beaux de la littérature moderne. Il laissa des larmes de page en page, il hésita long-temps, mais enfin il écrivit un article moqueur, comme il savait si bien en faire, il prit ce livre comme les enfants prennent un bel oiseau pour le déplumer et le martyriser. Sa terrible plaisanterie était de nature à nuire au livre, En relisant cette belle œuvre, tous les bons sentiments de Lucien se réveillèrent : il traversa Paris à minuit, arriva chez d'Arthez, vit à travers les vitres trembler la chaste et timide lueur qu'il avait si souvent regardée avec les sentiments d'admiration que méritait la noble constance de ce vrai grand homme ; il ne se sentit pas la force de monter, il demeura sur une borne pendant quelques instants. Enfin poussé par son bon ange, il frappa, trouva d'Arthez lisant et sans feu.

— Que vous arrive-t-il ? dit le jeune écrivain en apercevant Lucien et devinant qu'un horrible malheur pouvait seul le lui amener.

— Ton livre est sublime, s'écria Lucien les yeux pleins de larmes, et ils m'ont commandé de l'attaquer.

— Pauvre enfant, tu manges un pain bien dur, dit d'Arthez.

— Je ne vous demande qu'une grâce, gardez-moi le secret sur ma visite, et laissez-moi dans mon enfer à mes occupations de damné. Peut-être ne parvient-on à rien sans s'être fait des calus aux endroits les plus sensibles du cœur.

— Toujours le même ! dit d'Arthez.

— Me croyez-vous un lâche ? Non, d'Arthez, non, je suis un enfant ivre d'amour.

Et il lui expliqua sa position.

— Voyons l'article, dit d'Arthez ému par tout ce que Lucien venait de lui dire de Coralie.

Lucien lui tendit le manuscrit, d'Arthez le lut, et ne put s'empêcher de sourire : — Quel fatal emploi de l'esprit ! s'écria-t-il ; mais il se tut en voyant Lucien dans un fauteuil, accablé d'une douleur vraie. — Voulez-vous me le laisser corriger ? je vous le renverrai demain, reprit-il. La plaisanterie déshonore une œuvre, une critique grave et sérieuse est parfois un éloge, je saurai rendre votre article plus honorable et pour vous et pour moi. D'ailleurs moi seul, je connais bien mes fautes !

— En montant une côte aride, on trouve quelquefois un fruit pour apaiser les ardeurs d'une soif horrible ; ce fruit, le voilà ! dit Lucien qui se jeta dans les bras de d'Arthez, y pleura et lui baisa le front en disant : — Il me semble que je vous confie ma conscience pour me la rendre un jour !

— Je regarde le repentir périodique comme une grande hypocrisie, dit solennellement d'Arthez, le repentir est alors une prime donnée aux mauvaises actions. Le repentir est une virginité que notre âme doit à Dieu : un homme qui se repent deux fois est donc un horrible sycophante. J'ai peur que tu ne voies que des absolutions dans tes repentirs !

Ces paroles foudroyèrent Lucien qui revint à pas lents rue de la Lune. Le lendemain, le poète porta au journal son article, renvoyé et remanié par d'Arthez ; mais, depuis ce jour, il fut dévoré par une mélancolie qu'il ne sut pas toujours déguiser. Quand le soir il vit la salle du Gymnase pleine, il éprouva les terribles émotions que donne un début au théâtre, et qui s'agrandirent chez lui de toute la puissance de son amour. Toutes ses vanités étaient en jeu, son regard embrassait toutes les physionomies comme celui d'un accusé embrasse les figures des jurés et des juges : un murmure allait le faire tressaillir ; un petit incident sur la scène, les entrées et les sorties de Coralie, les moindres inflexions de voix devaient l'agiter démesurément. La pièce où débutait Coralie était une de celles qui tombent, mais qui rebondissent, et la pièce tomba. En entrant en scène, Coralie ne fut pas applaudie, et fut frappée par la froideur du Parterre. Dans les loges, elle n'eut pas d'autres applaudissements que celui de Camusot. Des personnes placées au Balcon et aux Galeries firent taire le négociant par des chut répétés. Les Galeries imposèrent silence aux claqueurs, quand les claqueurs se livrèrent à des salves évidemment exagérées. Martinville applaudissait courageusement, et l'hypocrite Florine, Nathan, Merlin l'imitaient.

Une fois la pièce tombée, il y eut foule dans la loge de Coralie ; mais cette foule aggrava le mal par les consolations qu'on lui donnait. L'actrice revint au désespoir moins pour elle que pour Lucien.

— Nous avons été trahis par Braulard, dit-il.

Coralie eut une fièvre horrible, elle était atteinte au cœur. Le lendemain, il lui fut impossible de jouer : elle se vit arrêtée dans sa carrière, Lucien lui cacha les journaux, il les décacheta dans la salle à manger. Tous les feuilletonistes attribuaient la chute de la pièce à Coralie : elle avait trop présumé de ses forces ; elle, qui faisait les délices des boulevards, était déplacée au Gymnase ; elle avait été poussée là par une louable ambition, mais elle n'avait pas consulté ses moyens, elle avait mal pris son rôle. Lucien lut alors sur Coralie des tartines composées dans le système hypocrite de ses articles sur Nathan. Une rage digne de Milon de Crotone quand il se sentit les mains prises dans le chêne qu'il avait ouvert lui-même éclata chez Lucien, il devint blême ; ses amis donnaient à Coralie, dans une phraséologie admirable de bonté, de complaisance et d'intérêt, les conseils les plus perfides. Elle devait jouer, y disait-on, des rôles que les perfides auteurs de ces feuilletons infâmes savaient être entièrement contraires à son talent. Tels étaient les journaux royalistes serinés sans doute par Nathan. Quant aux journaux libéraux et aux petits journaux, ils déployaient les perfidies, les moqueries que Lucien avait pratiquées. Coralie entendit un ou deux sanglots, elle sauta de son lit vers Lucien, aperçut les journaux, voulut les voir et les lut. Après cette lecture, elle alla se recoucher, et garda le silence. Florine était de la conspiration, elle en avait prévu l'issue, elle savait le rôle de Coralie, elle avait eu Nathan pour répétiteur. L'Administration, qui tenait à la pièce, voulut donner le rôle de Coralie à Florine. Le directeur vint trouver la pauvre actrice, elle était en larmes et abattue ; mais quand il lui dit devant Lucien que Florine savait le rôle et qu'il était impossible de ne pas donner la pièce le soir, elle se dressa, sauta hors du lit.

— Je jouerai, cria-t-elle.

Elle tomba évanouie. Florine eut donc le rôle et s'y fit une réputation, car elle releva la pièce ; elle eut dans tous les journaux une ovation à partir de laquelle elle fut cette grande actrice que vous savez. Le triomphe de Florine exaspéra Lucien au plus haut degré.

— Une misérable à laquelle tu as mis le pain à la main ! Si le Gymnase le veut, il peut racheter ton engagement. Je serai comte de Rubempré, je ferai fortune et t'épouserai.

— Quelle sottise ! dit Coralie en lui jetant un regard pâle.

— Une sottise ! cria Lucien. Eh ! bien, dans quelques jours tu habiteras une belle maison, tu auras un équipage, et je te ferai un rôle !

Il prit deux mille francs et courut à Frascati. Le malheureux y resta sept heures dévoré par des furies, le visage calme et froid en apparence. Pendant cette journée et une partie de la nuit, il eut les chances les plus diverses : il posséda jusqu'à trente mille francs, et sortit sans un sou. Quand il revint, il trouva Finot qui l'attendait pour avoir ses petits articles. Lucien commit la faute de se plaindre.

— Ah ! tout n'est pas roses, répondit Finot ; vous avez fait si brutalement votre demi-tour à gauche que vous deviez perdre l'appui de la presse libérale, bien plus forte que la presse ministérielle et royaliste. Il ne faut jamais passer d'un camp dans un autre sans s'être fait un bon lit où l'on se console des pertes auxquelles ou doit s'attendre ; mais, dans tous les cas, un homme sage va voir ses amis, leur expose ses raisons, et se fait conseiller par eux son abjuration, ils en deviennent les complices, ils vous plaignent, et l'on convient alors, comme Nathan et Merlin leurs camarades, de se rendre des services mutuels. Les loups ne se mangent point. Vous avez eu, vous, en cette affaire, l'innocence d'un agneau. Vous serez forcé de montrer les dents à votre nouveau parti pour en tirer cuisse ou aile. Ainsi, l'on vous a sacrifié nécessairement à Nathan. Je ne vous cacherai pas le bruit, le scandale et les criailleries que soulève votre article contre d'Arthez. Marat est un saint comparé à vous. Il se prépare des attaques contre vous, votre livre y succombera. Où en est-il, votre roman ?

— Voici les dernières feuilles, dit Lucien en montrant un paquet d'épreuves.

— On vous attribue les articles non signés des journaux ministériels et ultras contre ce petit d'Arthez. Maintenant, tous les jours, les coups d'épingle du Réveil sont dirigés contre les gens de la rue des Quatre-Vents, et les plaisanteries sont d'autant plus sanglantes qu'elles sont drôles. Il y a toute une coterie politique, grave et sérieuse derrière le journal de Léon Giraud, une coterie à qui le pouvoir appartiendra tôt ou tard.

— Je n'ai pas mis le pied au Réveil depuis huit jours.

— Eh ! bien, pensez à mes petits articles. Faites-en cinquante sur-le-champ, je vous les payerai en masse ; mais faites-les dans la couleur du journal.

Et Finot donna négligemment à Lucien le sujet d'un article plaisant contre le Garde-des-Sceaux en lui racontant une prétendue anecdote qui, lui dit-il, courait les salons.

Pour réparer sa perte au jeu, Lucien retrouva, malgré son affaissement, de la verve, de la jeunesse d'esprit, et composa trente articles de chacun deux colonnes. Les articles finis, Lucien alla chez Dauriat, sûr d'y rencontrer Finot auquel il voulait les remettre secrètement ; il avait d'ailleurs besoin de faire expliquer le libraire sur la non-publication des Marguerites. Il trouva la boutique pleine de ses ennemis A son entrée, il y eut un silence complet, les conversations cessèrent. En se voyant mis an ban du journalisme, Lucien se sentit un redoublement de courage, et se dit à lui-même comme dans l'allée du Luxembourg : — Je triompherai ! Dauriat ne fut ni protecteur ni doux, il se montra goguenard, retranché dans son droit : il ferait paraître les Marguerites à sa guise, il attendrait que la position de Lucien en assurât le succès, il avait acheté l'entière propriété. Quand Lucien objecta que Dauriat était tenu de publier ses Marguerites par la nature même du contrat et de la qualité des contractants, le libraire soutint le contraire et dit que judiciairement il ne pourrait être contraint à une opération qu'il jugeait mauvaise, il était seul juge de l'opportunité. Il y avait d'ailleurs une solution que tous les tribunaux admettraient : Lucien était maître de rendre les mille écus, de reprendre son œuvre et de la faire publier par un libraire royaliste.

Lucien se retira plus piqué du ton modéré que Dauriat avait pris, qu'il ne l'avait été de sa pompe autocratique à leur première entrevue. Ainsi, les Marguerites ne seraient sans doute publiées qu'au moment où Lucien aurait pour lui les forces auxiliaires d'une camaraderie puissante, ou deviendrait formidable par lui-même. Le poète revint chez lui lentement, en proie à un découragement qui le menait au suicide, si l'action eût suivi la pensée. Il vit Coralie au lit, pâle et souffrante.

— Un rôle, ou elle meurt, lui dit Bérénice pendant que Lucien s'habillait pour aller rue du Mont-Blanc chez mademoiselle des Touches qui donnait une grande soirée où il devait trouver des Lupeaulx, Vignon, Blondet, madame d'Espard et madame de Bargeton.

La soirée était donnée pour Conti, le grand compositeur qui possédait l'une des voix les plus célèbres en dehors de la scène, pour la Cinti, la Pasta, Garcia, Levasseur, et deux ou trois voix illustres du beau monde. Lucien se glissa jusqu'à l'endroit où la marquise, sa cousine et madame de Montcornet étaient assises. Le malheureux jeune homme prit un air léger, content, heureux ; il plaisanta, se montra comme il était dans ses jours de splendeur, il ne voulait point paraître avoir besoin du monde. Il s'étendit sur les services qu'il rendait au parti royaliste, il en donna pour preuve les cris de haine que poussaient les Libéraux.

— Vous en serez bien largement récompensé, mon ami, lui dit madame de Bargeton en lui adressant un gracieux sourire. Allez après-demain à la chancellerie avec le Héron et des Lupeaulx, et vous y trouverez votre ordonnance signée par le roi. Le garde-des-sceaux la porte demain au château ; mais il y a conseil, il reviendra tard : néanmoins, si je savais le résultat, dans la soirée, j'enverrai chez vous. Où demeurez-vous ?

— Je viendrai, répondit Lucien honteux d'avoir à dire qu'il demeurait rue de la Lune.

— Les ducs de Lenoncourt et de Navarreins ont parlé de vous au roi, reprit la marquise, ils ont vanté en vous un de ces dévouements absolus et entiers qui voulaient une récompense éclatante afin de vous venger des persécutions de parti libéral. D'ailleurs, le nom et le titre des Rubempré, auxquels vous avez droit par votre mère, vont devenir illustres en vous. Le roi a dit à Sa Grandeur, le soir, de lui apporter une ordonnance pour autoriser le sieur Lucien Chardon à porter le nom et les titres des comtes de Rubempré, en sa qualité de petit-fils du dernier comte par sa mère. — Favorisons les chardonnerets du Pinde, a-t-il dit après avoir lu votre sonnet sur le lis dont s'est heureusement souvenu ma cousine et qu'elle avait donné au duc. — Surtout quand le roi peut faire le miracle de les changer en aigles, a répondu monsieur de Navarreins.

Lucien eut une effusion de cœur qui aurait pu attendrir une femme moins profondément blessée que l'était Louise d'Espard de Négrepelisse. Plus Lucien était beau, plus elle avait soif de vengeance. Des Lupeaulx avait raison, Lucien manquait de tact : il ne sut pas deviner que l'ordonnance dont on lui parlait n'était qu'une plaisanterie comme savait en faire madame d'Espard. Enhardi par ce succès et par la distinction flatteuse que lui témoignait mademoiselle des Touches, il resta chez elle jusqu'à deux heures du matin pour pouvoir lui parler en particulier. Lucien avait appris dans les bureaux des journaux royalistes que mademoiselle des Touches était la collaboratrice secrète d'une pièce où devait jouer la grande merveille du moment, la petite Fay. Quand les salons furent déserts, il emmena mademoiselle des Touches sur un sofa, dans le boudoir, et lui raconta d'une façon si touchante le malheur de Coralie et le sien, que cette illustre hermaphrodite lui promit de faire donner le rôle principal à Coralie.

Le lendemain de cette soirée, au moment où Coralie, heureuse de la promesse de mademoiselle des Touches à Lucien, revenait à la vie et déjeunait avec son poète, Lucien lisait le journal de Lousteau, où se trouvait le récit épigrammatique de l'anecdote inventée sur le Garde-des-Sceaux et sur sa femme. La méchanceté la plus noire s'y cachait sous l'esprit le plus incisif. Le roi Louis XVIII était admirablement mis en scène, et ridiculisé sans que le Parquet pût intervenir. Voici le fait auquel le parti libéral essayait de donner l'apparence de la vérité, mais qui n'a fait que grossir le nombre de ses spirituelles calomnies.

La passion de Louis XVIII pour une correspondance galante et musquée, pleine de madrigaux et d'étincelles, y était interprétée comme la dernière expression de son amour qui devenait doctrinaire : il passait, y disait-on, du fait à l'idée. L'illustre maîtresse, si cruellement attaquée par Béranger sous le nom d'Octavie, avait conçu les craintes les plus sérieuses. La correspondance languissait. Plus Octavie déployait d'esprit, plus son amant se montrait froid et terne. Octavie avait fini par découvrir la cause de sa défaveur, son pouvoir était menacé par les prémices et les épices d'une nouvelle correspondance du royal écrivain avec la femme du Garde-des-Sceaux. Cette excellente femme était supposée incapable d'écrire un billet, elle devait être purement et simplement l'éditeur responsable d'une audacieuse ambition. Qui pouvait être caché sous cette jupe ? Après quelques observations, Octavie découvrit que le roi correspondait avec son Ministre. Son plan est fait. Aidée par un ami fidèle, elle retient un jour le Ministre à la Chambre par une discussion orageuse, et se ménage un tête-à-tête où elle révolte l'amour-propre du roi par la révélation de cette tromperie. Louis XVIII entre dans un accès de colère bourbonnienne et royale, il éclate contre Octavie, il doute ; Octavie offre une preuve immédiate en le priant d'écrire un mot qui voulût absolument une réponse. La malheureuse femme surprise envoie requérir son mari à la Chambre ; mais tout était prévu, dans ce moment il occupait la tribune. La femme sue sang et eau, cherche tout son esprit, et répond avec l'esprit qu'elle trouve. — Votre chancelier vous dira le reste, s'écria Octavie en riant du désappointement du Roi.

Quoique mensonger, l'article piquait au vif le Garde-des-Sceaux, sa femme et le Roi. Des Lupeaulx, à qui Finot a toujours gardé le secret, avait, dit-on, inventé l'anecdote. Ce spirituel et mordant article fit la joie des Libéraux et celle du parti de Monsieur ; Lucien s'en amusa sans y voir autre chose qu'un très-agréable canard . Il alla le lendemain prendre des Lupeaulx et le baron du Châtelet. Le baron venait remercier Sa Grandeur. Le sieur Châtelet, nommé Conseiller d'État en service extraordinaire, était fait comte avec la promesse de la préfecture de la Charente, dès que le préfet actuel aurait fini les quelques mois nécessaires pour compléter le temps voulu pour lui faire obtenir le maximum de la retraite. Le comte du Châtelet, car le du fut inséré dans l'ordonnance, prit Lucien dans sa voiture et le traita sur un pied d'égalité. Sans les articles de Lucien, il ne serait peut-être pas parvenu si promptement ; la persécution des Libéraux avait été comme un piédestal pour lui. Des Lupeaulx était au Ministère, dans le cabinet du Secrétaire-Général. A l'aspect de Lucien, ce fonctionnaire fit un bond d'étonnement et regarda des Lupeaulx.

— Comment ! vous osez venir ici, monsieur ? dit le Secrétaire-Général à Lucien stupéfait. Sa Grandeur a déchiré votre ordonnance préparée, la voici ! Il montra le premier papier venu déchiré en quatre. Le ministre a voulu connaître l'auteur de l'épouvantable article d'hier, et voici la copie du numéro, dit le Secrétaire-Général en tendant à Lucien les feuillets de son article. Vous vous dites royaliste, monsieur, et vous êtes collaborateur de cet infâme journal qui fait blanchir les cheveux aux ministres, qui chagrine les Centres et nous entraîne dans un abîme. Vous déjeunez du Corsaire, du Miroir, du Constitutionnel, du Courrier ; vous dînez de la Quotidienne, du Réveil, et vous soupez avec Martinville, le plus terrible antagoniste du Ministère, et qui pousse le roi vers l'absolutisme, ce qui l'amènerait à une révolution tout aussi promptement que s'il se livrait à l'extrême Gauche ? Vous êtes un très-spirituel journaliste, mais vous ne serez jamais un homme politique. Le ministre vous a dénoncé comme l'auteur de l'article au roi, qui, dans sa colère, a grondé monsieur le duc de Navarreins, son premier gentilhomme de service. Vous vous êtes fait des ennemis d'autant plus puissants qu'ils vous étaient plus favorables ! Ce qui chez un ennemi semble naturel, est épouvantable chez un ami.

— Mais vous êtes donc un enfant, mon cher ? dit des Lupeaulx. Vous m'avez compromis. Mesdames d'Espard et de Bargeton, madame de Montcornet, qui avaient répondu de vous, doivent être furieuses. Le duc a dû faire retomber sa colère sur la marquise, et la marquise a dû gronder sa cousine. N'y allez pas ! Attendez.

— Voici Sa Grandeur, sortez ! dit le Secrétaire-Général.

Lucien se trouva sur la place Vendôme, hébété comme un homme à qui l'on vient de donner sur la tête un coup d'assommoir. Il revint à pied par les boulevards en essayant de se juger. Il se vit le jouet d'hommes envieux, avides et perfides. Qu'était-il dans ce monde d'ambitions ? Un enfant qui courait après les plaisirs et les jouissances de vanité, leur sacrifiant tout ; un poète, sans réflexion profonde, allant de lumière en lumière comme un papillon, sans plan fixe, l'esclave des circonstances, pensant bien et agissant mal. Sa conscience fut un impitoyable bourreau. Enfin, il n'avait plus d'argent et se sentait épuisé de travail et de douleur. Ses articles ne passaient qu'après ceux de Merlin et de Nathan. Il allait à l'aventure, perdu dans ses réflexions ; il vit en marchant, chez quelques cabinets littéraires qui commençaient à donner des livres en lecture avec les journaux, une affiche où, sous un titre bizarre, à lui tout à fait inconnu, brillait son nom : Par monsieur Lucien Chardon de Rubempré . Son ouvrage paraissait, il n'en avait rien su, les journaux se taisaient. Il demeura les bras pendants, immobile, sans apercevoir un groupe de jeunes gens les plus élégants, parmi lesquels étaient Rastignac, de Marsay et quelques autres de sa connaissance. Il ne fit pas attention à Michel Chrestien et à Léon Giraud, qui venaient à lui.

— Vous êtes monsieur Chardon ? lui dit Michel d'un ton qui fit résonner les entrailles de Lucien comme des cordes.

— Ne me connaissez-vous pas ? répondit-il en pâlissant.

Michel lui cracha au visage.

— Voilà les honoraires de vos articles contre d'Arthez. Si chacun dans sa cause ou dans celle de ses amis imitait ma conduite, la Presse resterait ce qu'elle doit être : un sacerdoce respectable et respecté !

Lucien avait chancelé ; il s'appuya sur Rastignac en lui disant, ainsi qu'à de Marsay : — Messieurs, vous ne sauriez refuser d'être mes témoins. Mais je veux d'abord rendre la partie égale, et l'affaire sans remède.

Lucien donna vivement un soufflet à Michel, qui ne s'y attendait pas. Les dandies et les amis de Michel se jetèrent entre le républicain et le royaliste, afin que cette lutte ne prît pas un caractère populacier. Rastignac saisit Lucien et l'emmena chez lui, rue Taitbout[Dans le Furne : Taibout, coquille typographique.] , à deux pas de cette scène, qui avait lieu sur le boulevard de Gand, à l'heure du dîner. Cette circonstance évita les rassemblements d'usage en pareil cas. De Marsay vint chercher Lucien, que les deux dandies forcèrent à dîner joyeusement avec eux au café Anglais, où ils se grisèrent.

— Êtes-vous fort à l'épée ? lui dit de Marsay.

— Je n'en ai jamais manié.

— Au pistolet ? dit Rastignac.

— Je n'ai pas dans ma vie tiré un seul coup de pistolet.

— Vous avez pour vous le hasard, vous êtes un terrible adversaire, vous pouvez tuer votre homme, dit de Marsay.

Lucien trouva fort heureusement Coralie au lit et endormie. L'actrice avait joué dans une petite pièce et à l'improviste, elle avait repris sa revanche en obtenant des applaudissements légitimes et non stipendiés. Cette soirée, à laquelle ne s'attendaient pas ses ennemis, détermina le directeur à lui donner le principal rôle dans la pièce de Camille Maupin ; car il avait fini par découvrir la cause de l'insuccès de Coralie à son début. Courroucé par les intrigues de Florine et de Nathan pour faire tomber une actrice à laquelle il tenait, le Directeur avait promis à Coralie la protection de l'Administration.

A cinq heures du matin, Rastignac vint chercher Lucien.

— Mon cher, vous êtes logé dans le système de votre rue, lui dit-il pour tout compliment. Soyons les premiers au rendez-vous, sur le chemin de Clignancourt, c'est de bon goût, et nous devons de bons exemples. — Voici le programme, lui dit de Marsay dès que le fiacre roula dans le faubourg Saint-Denis. Vous vous battez au pistolet, à vingt-cinq pas, marchant à volonté l'un sur l'autre jusqu'à une distance de quinze pas. Vous avez chacun cinq pas à faire et trois coups à tirer, pas davantage. Quoi qu'il arrive, vous vous engagez à en rester là l'un et l'autre. Nous chargeons les pistolets de votre adversaire, et ses témoins chargent les vôtres. Les armes ont été choisies par les quatre témoins réunis chez un armurier. Je vous promets que nous avons aidé le hasard : vous avez des pistolets de cavalerie.

Pour Lucien, la vie était devenue un mauvais rêve ; il lui était indifférent de vivre ou de mourir. Le courage particulier an suicide lui servit donc à paraître en grand costume de bravoure aux yeux des spectateurs de son duel. Il resta, sans marcher, à sa place. Cette insouciance passa pour un froid calcul : on trouva ce poète très-fort. Michel Chrestien vint jusqu'à sa limite. Les deux adversaires firent feu en même temps, car les insultes avaient été regardées comme égales. Au premier coup, la balle de Chrestien effleura le menton de Lucien dont la balle passa à dix pieds au-dessus de la tête de son adversaire. Au second coup, la balle de Michel se logea dans le col de la redingote du poète, lequel était heureusement piqué et garni de bougran. Au troisième coup, Lucien reçut la balle dans le sein et tomba.

— Est-il mort ? demanda Michel.

— Non, dit le chirurgien, il s'en tirera.

— Tant pis, répondit Michel.

— Oh ! oui, tant pis, répéta Lucien en versant des larmes.

A midi, ce malheureux enfant se trouva dans sa chambre et sur son lit ; il avait fallu cinq heures et de grands ménagements pour l'y transporter. Quoique son état fût sans danger, il exigeait des précautions : la fièvre pouvait amener de fâcheuses complications. Coralie étouffa son désespoir et ses chagrins. Pendant tout le temps que son ami fut en danger, elle passa les nuits avec Bérénice en apprenant ses rôles. Le danger de Lucien dura deux mois. Cette pauvre créature jouait quelquefois un rôle qui voulait de la gaieté, tandis qu'intérieurement elle se disait : — Mon cher Lucien meurt peut-être en ce moment !

Pendant ce temps, Lucien fut soigné par Bianchon : il dut la vie au dévouement de cet ami si vivement blessé, mais à qui d'Arthez avait confié le secret de la démarche de Lucien en justifiant le malheureux poète. Dans un moment lucide, car Lucien eut une fièvre nerveuse d'une haute gravité, Bianchon, qui soupçonnait d'Arthez de quelque générosité, questionna son malade ; Lucien lui dit n'avoir pas fait d'autre article sur le livre de d'Arthez que l'article sérieux et grave inséré dans le journal d'Hector Merlin.

A la fin du premier mois, la maison Fendant et Cavalier déposa son bilan. Bianchon dit à l'actrice de cacher ce coup affreux à Lucien. Le fameux roman de l'Archer de Charles IX, publié sous un titre bizarre, n'avait pas eu le moindre succès. Pour se faire de l'argent avant de déposer le bilan, Fendant, à l'insu de Cavalier, avait vendu cet ouvrage en bloc à des épiciers qui le revendaient à bas prix au moyen du colportage. En ce moment le livre de Lucien garnissait les parapets des ponts et les quais de Paris. La librairie du quai des Augustins, qui avait pris une certaine quantité d'exemplaires de ce roman, se trouvait donc perdre une somme considérable par suite de l'avilissement subit du prix : les quatre volumes in-12 qu'elle avait achetés quatre francs cinquante centimes étaient donnés pour cinquante sous. Le commerce jetait les hauts cris, et les journaux continuaient à garder le plus profond silence. Barbet n'avait pas prévu ce lavage, il croyait au talent de Lucien ; contrairement à ses habitudes, il s'était jeté sur deux cents exemplaires ; et la perspective d'une perte le rendait fou, il disait des horreurs de Lucien. Barbet prit un parti héroïque : il mit ses exemplaires dans un coin de son magasin par un entêtement particulier aux avares, et laissa ses confrères se débarrasser des leurs à vil prix. Plus tard, en 1824, quand la belle préface de d'Arthez, le mérite du livre et deux articles faits par Léon Giraud eurent rendu à cette œuvre sa valeur, Barbet vendit ses exemplaires un par un au prix de dix francs. Malgré les précautions de Bérénice et de Coralie, il fût impossible d'empêcher Hector Merlin de venir voir son ami mourant ; et il lui fit boire goutte à goutte le calice amer de ce bouillon , mot en usage dans la librairie pour peindre l'opération funeste à laquelle s'étaient livrés Fendant et Cavalier en publiant le livre d'un débutant. Martinville, seul fidèle à Lucien, fit un magnifique article en faveur de l'œuvre ; mais l'exaspération était telle, et chez les Libéraux, et chez les Ministériels, contre le rédacteur en chef de l'Aristarque, de l'Oriflamme et du Drapeau Blanc, que les efforts de ce courageux athlète, qui rendit toujours dix insultes pour une au libéralisme, nuisirent à Lucien. Aucun journal ne releva le gant de la polémique, quelque vives que fussent les attaques du Bravo royaliste. Coralie, Bérénice et Bianchon fermèrent la porte à tous les soi-disant amis de Lucien qui jetèrent les hauts cris ; mais il fut impossible de la fermer aux huissiers. La faillite de Fendant et de Cavalier rendait leurs billets exigibles en vertu d'une des dispositions du Code de commerce, la plus attentatoire aux droits des tiers qui se voient ainsi privés des bénéfices du terme. Lucien se trouva vigoureusement poursuivi par Camusot. Eu voyant ce nom, l'actrice comprit la terrible et humiliante démarche qu'avait dû faire son poète, pour elle si angélique ; elle l'en aima dix fois plus, et ne voulut pas implorer Camusot. En venant chercher leur prisonnier, les Gardes du Commerce le trouvèrent au lit, et reculèrent à l'idée de l'emmener ; ils allèrent chez Camusot avant de prier le Président du Tribunal d'indiquer la maison de santé dans laquelle ils déposeraient le débiteur. Camusot accourut aussitôt rue de la Lune. Coralie descendit et remonta tenant les pièces de la procédure qui d'après l'endos avait déclaré Lucien commerçant. Comment avait-elle obtenu ces papiers de Camusot ? quelle promesse avait-elle faite ? elle garda le plus morne silence ; mais elle était remontée quasi morte. Coralie joua dans la pièce de Camille Maupin, et contribua beaucoup à ce succès de l'illustre hermaphrodite littéraire. La création de ce rôle fut la dernière étincelle de cette belle lampe. A la vingtième représentation, au moment où Lucien rétabli commençait à se promener, à manger, et parlait de reprendre ses travaux, Coralie tomba malade : un chagrin secret la dévorait. Bérénice a toujours cru que, pour sauver Lucien, elle avait promis de revenir à Camusot. L'actrice eut la mortification de voir donner son rôle à Florine. Nathan déclarait la guerre an Gymnase dans le cas où Florine ne succéderait pas à Coralie. En jouant le rôle jusqu'au dernier moment pour ne pas le laisser prendre par sa rivale, Coralie outrepassa ses forces ; le Gymnase lui avait fait quelques avances pendant la maladie de Lucien, elle ne pouvait plus rien demander à la caisse du théâtre ; malgré son bon vouloir, Lucien était encore incapable de travailler, il soignait d'ailleurs Coralie afin de soulager Bérénice ; ce pauvre ménage arriva donc à une détresse absolue, il eut cependant le bonheur de trouver dans Bianchon un médecin habile et dévoué, qui lui donna crédit chez un pharmacien. La situation de Coralie et de Lucien fut bientôt connue des fournisseurs et du propriétaire. Les meubles furent saisis. La couturière et le tailleur, ne craignant plus le journaliste, poursuivirent ces deux bohémiens à outrance. Enfin il n'y eut plus que le pharmacien et le charcutier qui fissent crédit à ces malheureux enfants. Lucien, Bérénice et la malade furent obligés pendant une semaine environ de ne manger que du porc sous toutes les formes ingénieuses et variées que lui donnent les charcutiers. La charcuterie, assez inflammatoire de sa nature, aggrava la maladie de l'actrice. Lucien fut contraint par la misère d'aller chez Lousteau réclamer les mille francs que cet ancien ami, ce traître, lui devait. Ce fut, au milieu de ses malheurs, la démarche qui lui coûta le plus. Lousteau ne pouvait plus rentrer chez lui rue de la Harpe, il couchait chez ses amis, il était poursuivi, traqué comme un lièvre. Lucien ne put trouver son fatal introducteur dans le monde littéraire que chez Flicoteaux. Lousteau dînait à la même table où Lucien l'avait rencontré, pour son malheur, le jour où il s'était éloigné de d'Arthez. Lousteau lui offrit à dîner, et Lucien accepta !

Quand, en sortant de chez Flicoteaux, Claude Vignon, qui y mangeait ce jour-là, Lousteau, Lucien et le grand inconnu qui remisait sa garderobe chez Samanon voulurent aller au café Voltaire prendre du café, jamais ils ne purent faire trente sous en réunissant le billon qui retentissait dans leurs poches. Ils flânèrent au Luxembourg, espérant y rencontrer un libraire, et ils virent en effet un des plus fameux imprimeurs de ce temps auquel Lousteau demanda quarante francs, et qui les donna. Lousteau partagea la somme en quatre portions égales, et chacun des écrivains en prit une. La misère avait éteint toute fierté, tout sentiment chez Lucien ; il pleura devant ces trois artistes en leur racontant sa situation ; mais chacun de ses camarades avait un drame tout aussi cruellement horrible à lui dire : quand chacun eut paraphrasé le sien, le poète se trouva le moins malheureux des quatre. Aussi tous avaient-ils besoin d'oublier et leur malheur et leur pensée qui doublait le malheur. Lousteau courut au Palais-Royal, y jouer les neuf francs qui lui restèrent sur ses dix francs. Le grand inconnu, quoiqu'il eût une divine maîtresse, alla dans une vile maison suspecte se plonger dans le bourbier des voluptés dangereuses. Vignon se rendit au Petit Rocher de Cancale dans l'intention d'y boire deux bouteilles de vin de Bordeaux pour abdiquer sa raison et sa mémoire. Lucien quitta Claude Vignon sur le seuil du restaurant, en refusant sa part de ce souper. La poignée de main que le grand homme de province donna au seul journaliste qui ne lui avait pas été hostile fut accompagnée d'un horrible serrement de cœur.

— Que faire ? lui demanda-t-il.

— A la guerre, comme à la guerre, lui dit le grand critique. Votre livre est beau, mais il vous a fait des envieux, votre lutte sera longue et difficile. Le génie est une horrible maladie. Tout écrivain porte en son cœur un monstre qui, semblable au taenia dans l'estomac, y dévore les sentiments à mesure qu'ils y éclosent. Qui triomphera ? la maladie de l'homme, ou l'homme de la maladie ? Certes, il faut être un grand homme pour tenir la balance entre son génie et son caractère. Le talent grandit, le cœur se dessèche. A moins d'être un colosse, à moins d'avoir des épaules d'Hercule, on reste ou sans cœur ou sans talent. Vous êtes mince et fluet, vous succomberez, ajouta-t-il en entrant chez le restaurateur.

Lucien revint chez lui en méditant sur cet horrible arrêt dont la profonde vérité lui éclairait la vie littéraire.

— De l'argent ! lui criait une voix.

Il fit lui-même, à son ordre, trois billets de mille francs chacun à un, deux et trois mois d'échéance, en y imitant avec une admirable perfection la signature de David Séchard, et il les endossa ; puis, le lendemain, il les porta chez Métivier, le marchand de papier de la rue Serpente, qui les lui escompta sans aucune difficulté. Lucien écrivit aussitôt à son beau-frère en le prévenant de la nécessité où il avait été de commettre ce faux, en se trouvant dans l'impossibilité de subir les délais de la poste ; mais il lui promettait de faire les fonds à l'échéance. Les dettes de Coralie et celles de Lucien payées, il resta trois cents francs que le poète remit entre les mains de Bérénice, en lui disant de ne lui rien donner s'il demandait de l'argent : il craignait d'être saisi par l'envie d'aller au jeu. Lucien, animé d'une rage sombre, froide et taciturne, se mit à écrire ses plus spirituels articles à la lueur d'une lampe en veillant Coralie. Quand il cherchait ses idées, il voyait cette créature adorée, blanche comme une porcelaine, belle de la beauté des mourantes, lui souriant de deux lèvres pâles, lui montrant des yeux brillants comme le sont ceux de toutes les femmes qui succombent autant à la maladie qu'au chagrin. Lucien envoyait ses articles aux journaux ; mais comme il ne pouvait pas aller dans les bureaux, pour tourmenter les rédacteurs en chef, les articles ne paraissaient pas. Quand il se décidait à venir au journal, Théodore Gaillard qui lui avait fait des avances et qui, plus tard, profita de ces diamants littéraires, le recevait froidement.

— Prenez garde à vous, mon cher ? vous n'avez plus d'esprit, ne vous laissez pas abattre, ayez de la verve ! lui disait-il.

— Ce petit Lucien n'avait que son roman et ses premiers articles dans le ventre, s'écriaient Félicien Vernou, Merlin et tous ceux qui le haïssaient quand il était question de lui chez Dauriat ou au Vaudeville. Il nous envoie des choses pitoyables.

Ne rien avoir dans le ventre , mot consacré dans l'argot du journalisme, constitue un arrêt souverain dont il est difficile d'appeler, une fois qu'il a été prononcé. Ce mot, colporté partout, tuait Lucien, à l'insu de Lucien.

Au commencement du mois de juin, Bianchon dit au poète que Coralie était perdue, elle n'avait pas plus de trois ou quatre jours à vivre. Bérénice et Lucien passèrent ces fatales journées à pleurer, sans pouvoir cacher leurs larmes à cette pauvre fille au désespoir de mourir à cause de Lucien. Par un retour étrange, Coralie exigea que Lucien lui amenât un prêtre. L'actrice voulut se réconcilier avec l'Église, et mourir en paix. Elle fit une fin chrétienne, son repentir fut sincère. Cette agonie et cette mort achevèrent d'ôter à Lucien sa force et son courage. Le poète demeura dans un complet abattement, assis dans un fauteuil, au pied du lit de Coralie, en ne cessant de la regarder, jusqu'au moment où il vit les yeux de l'actrice tournés par la main de la mort. Il était alors cinq heures du matin. Un oiseau vint s'abattre sur les pots de fleurs qui se trouvaient en dehors de la croisée, et gazouilla quelques chants. Bérénice agenouillée baisait la main de Coralie qui se refroidissait sous ses larmes. Il y avait alors onze sous sur la cheminée. Lucien sortit poussé par un désespoir qui lui conseillait de demander l'aumône pour enterrer sa maîtresse, ou d'aller se jeter aux pieds de la marquise d'Espard, du comte du Châtelet, de madame de Bargeton, de mademoiselle des Touches, ou du terrible dandy de Marsay : il ne se sentait plus alors ni fierté, ni force. Pour avoir quelque argent, il se serait engagé soldat ! Il marcha de cette allure affaissée et décomposée que connaissent les malheureux, jusqu'à l'hôtel de Camille Maupin, il y entra sans faire attention au désordre de ses vêtements, et la fit prier de le recevoir.

— Mademoiselle s'est couchée à trois heures du matin, et personne n'oserait entrer chez elle avant qu'elle n'ait sonné, répondit le valet de chambre.

— Quand vous sonne-t-elle ?

— Jamais avant dit heures.

Lucien écrivit alors une de ces lettres épouvantables où les malheureux ne ménagent plus rien. Un soir, il avait mis en doute la possibilité de ces abaissements, quand Lousteau lui parlait des demandes faites par de jeunes talents à Finot, et sa plume l'emportait peut-être alors au delà des limites où l'infortune avait jeté ses prédécesseurs. Il revint las, imbécile et fiévreux par les boulevards, sans se douter de l'horrible chef-d'œuvre que venait de lui dicter le désespoir. Il rencontra Barbet.

— Barbet, cinq cents francs ? lui dit-il en lui tendant la main.

— Non, deux cents, répondit le libraire.

— Ah ! vous avez donc un cœur.

— Oui, mais j'ai aussi des affaires. Vous me faites perdre bien de l'argent, ajouta-t-il après lui avoir raconté la faillite de Fendant et de Cavalier, faites-m'en donc gagner ?

Lucien frissonna.

— Vous êtes poète, vous devez savoir faire toutes sortes de vers, dit le libraire en continuant. En ce moment, j'ai besoin de chansons grivoises pour les mêler à quelques chansons prises à différents auteurs, afin de ne pas être poursuivi comme contrefacteur et pouvoir vendre dans les rues un joli recueil de chansons à dix sous. Si vous voulez m'envoyer demain dix bonnes chansons à boire ou croustilleuses... là... vous savez ! je vous donnerai deux cents francs.

Lucien revint chez lui : il y trouva Coralie étendue droit et roide sur un lit de sangle, enveloppée dans un méchant drap de lit que cousait Bérénice en pleurant. La grosse Normande avait allumé quatre chandelles aux quatre coins de ce lit. Sur le visage de Coralie étincelait cette fleur de beauté qui parle si haut aux vivants en leur exprimant un calme absolu, elle ressemblait à ces jeunes filles qui ont la maladie des pâles couleurs : il semblait par moments que ces deux lèvres violettes allaient s'ouvrir et murmurer le nom de Lucien, ce mot qui, mêlé à celui de Dieu, avait précédé son dernier soupir. Lucien dit à Bérénice d'aller commander aux pompes funèbres un convoi qui ne coûtât pas plus de deux cents francs, en y comprenant le service à la chétive église de Bonne-Nouvelle.

Dès que Bérénice fut sortie, le poète se mit à sa table, auprès du corps de sa pauvre amie, et y composa les dix chansons qui voulaient des idées gaies et des airs populaires. Il éprouva des peines inouïes avant de pouvoir travailler ; mais il finit par trouver son intelligence au service de la nécessité, comme s'il n'eût pas souffert. Il exécutait déjà le terrible arrêt de Claude Vignon sur la séparation qui s'accomplit entre le cœur et le cerveau. Quelle nuit que celle où ce pauvre enfant se livrait à la recherche de poésies à offrir aux Goguettes en écrivant à la lueur des cierges, à côté du prêtre qui priait pour Coralie ?...

Le lendemain matin, Lucien, qui avait achevé sa dernière chanson, essayait de la mettre sur un air alors à la mode. Bérénice et le prêtre eurent alors peur que ce pauvre garçon ne fût devenu fou en lui entendant chanter les couplets suivants :


Amis, la morale en chanson
Me fatigue et m'ennuie ;
Doit-on invoquer la raison
Quand on sert la Folie ?
D'ailleurs tous les refrains sont bons
Lorsqu'on trinque avec des lurons :
Épicure l'atteste.
N'allons pas chercher Apollon ;
Quand Bacchus est notre échanson ;
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.
Hippocrate à tout bon buveur
Promettait la centaine.
Qu'importe, après tout, par malheur,
Si la jambe incertaine
Ne peut plus poursuivre un tendron,
Pourvu qu'à vider un flacon
La main soit toujours leste ?
Si toujours, en vrais biberons,
Jusqu'à soixante ans nous trinquons,
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.
Veut-on savoir d'où nous venons,
La chose est très facile ;
Mais, pour savoir où nous irons,
Il faudrait être habile.
Sans nous inquiéter, enfin,
Usons, ma foi, jusqu'à la fin
De la bonté céleste !
Il est certain que nous mourrons ;
Mais il est sûr que nous vivons :
Rions ! buvons !
Et moquons-nous du reste.

Au moment où le poète chantait cet épouvantable dernier couplet, Bianchon et d'Arthez entrèrent et le trouvèrent dans le paroxisme de l'abattement, il versait un torrent de larmes, et n'avait plus la force de remettre ses chansons au net. Quand, à travers ses sanglots, il eut expliqué sa situation, il vit des larmes dans les yeux de ceux qui l'écoutaient.

— Ceci, dit d'Arthez, efface bien des fautes !

— Heureux ceux qui trouvent l'Enfer ici-bas, dit gravement le prêtre.

Le spectacle de cette belle morte souriant à l'éternité, la vue de son amant lui achetant une tombe avec des gravelures, Barbet payant un cercueil, ces quatre chandelles autour de cette actrice dont la basquine et les bas rouges à coins verts faisaient naguère palpiter toute une salle, puis sur la porte le prêtre qui l'avait réconciliée avec Dieu retournant à l'église pour y dire une messe en faveur de celle qui avait tant aimé ! ces grandeurs et ces infamies, ces douleurs écrasées sous la nécessité glacèrent le grand écrivain et le grand médecin qui s'assirent sans pouvoir proférer une parole. Un valet apparut et annonça mademoiselle des Touches. Cette belle et sublime fille comprit tout, elle alla vivement à Lucien, lui serra la main, et y glissa deux billets de mille francs.

— Il n'est plus temps, dit-il en lui jetant un regard de mourant.

D'Arthez, Bianchon et mademoiselle des Touches ne quittèrent Lucien qu'après avoir bercé son désespoir des plus douces paroles, mais tous les ressorts étaient brisés chez lui. A midi, le Cénacle, moins Michel Chrestien qui cependant avait été détrompé sur la culpabilité de Lucien, se trouva dans la petite église de Bonne-Nouvelle, ainsi que Bérénice et mademoiselle des Touches, deux comparses du Gymnase, l'habilleuse de Coralie et Camusot. Tous les hommes accompagnèrent l'actrice au cimetière du Père-Lachaise. Camusot, qui pleurait à chaudes larmes, jura solennellement à Lucien d'acheter un terrain à perpétuité et d'y faire construire une colonnette sur laquelle on graverait : Coralie , et dessous : Morte à dix-neuf ans .

Lucien demeura seul jusqu'au coucher du soleil, sur cette colline d'où ses yeux embrassaient Paris. — Par qui serais-je aimé ? se demanda-t-il. Mes vrais amis me méprisent. Quoi que j'eusse fait, tout de moi semblait noble et bien à celle qui est là ! Je n'ai plus que ma sœur, David et ma mère ! Que pensent-ils de moi, là-bas ?

Le pauvre grand homme de province revint rue de la Lune ; et ses impressions furent si vives en revoyant l'appartement vide, qu'il alla se loger dans un méchant hôtel de la même rue. Les deux mille francs de mademoiselle des Touches payèrent toutes les dettes, mais en y ajoutant le produit du mobilier. Bérénice et Lucien eurent dix francs à eux qui les firent vivre pendant dix jours que Lucien passa dans un accablement maladif : il ne pouvait ni écrire, ni penser, il se laissait aller à la douleur, et Bérénice eut pitié de lui.

— Si vous retournez dans votre pays, comment irez-vous ? répondit-elle un soir à une exclamation de Lucien qui pensait à sa sœur, à sa mère et à David Séchard.

— A pied, dit-il.

— Encore faut-il pouvoir vivre et se coucher en route. Si vous faites douze lieues par jour, vous avez besoin d'au moins vingt francs.

— Je les aurai, dit-il.

Il prit ses habits et son beau linge, ne garda sur lui que le strict nécessaire, et alla chez Samanon qui lui offrit cinquante francs de toute sa défroque. Il supplia l'usurier de lui donner assez pour prendre la diligence, il ne put le fléchir. Dans sa rage, Lucien monta d'un pied chaud à Frascati, tenta la fortune et revint sans un liard.

Quand il se trouva dans sa misérable chambre, rue de la Lune, il demanda le châle de Coralie à Bérénice. A quelques regards, la bonne fille comprit, d'après l'aveu que Lucien lui fit de la perte au jeu, quel était le dessein de ce pauvre poète au désespoir : il voulait se pendre.

— Êtes-vous fou, monsieur ? dit-elle. Allez vous promener et revenez à minuit, j'aurai gagné votre argent ; mais restez sur les boulevards, n'allez pas vers les quais.

Lucien se promena sur les boulevards, hébété de douleur, regardant les équipages, les passants, se trouvant diminué, seul, dans cette foule qui tourbillonnait fouettée par les mille intérêts parisiens. En revoyant par la pensée les bords de sa Charente, il eut soif des joies de la famille, il eut alors un de ces éclairs de force qui trompent toutes ces natures à demi féminines, il ne voulut pas abandonner la partie avant d'avoir déchargé son cœur dans le cœur de David Séchard, et pris conseil des trois anges qui lui restaient. En flânant, il vit Bérénice endimanchée causant avec un homme, sur le boueux boulevard Bonne-Nouvelle, où elle stationnait au coin de la rue de la Lune.

— Que fais-tu ? dit Lucien épouvanté par les soupçons qu'il conçut à l'aspect de la Normande.

— Voilà vingt francs qui peuvent coûter cher, mais vous partirez, répondit-elle en coulant quatre pièces de cent sous dans la main du poète.

Bérénice se sauva sans que Lucien pût savoir par où elle avait passé ; car, il faut le dire à sa louange, cet argent lui brûlait la main et il voulait le rendre ; mais il fut forcé de le garder comme un dernier stigmate de la vie parisienne.