Monsieur de Saintot, nommé Astolphe, le Président de la Société d'Agriculture, homme haut en couleur, grand et gros, apparut remorqué par sa femme, espèce de figure assez semblable à une fougère desséchée, qu'on appelait Lili, abréviation d'Elisa. Ce nom, qui supposait dans la personne quelque chose d'enfantin, jurait avec le caractère et les manières de madame de Saintot, femme solennelle, extrêmement pieuse, joueuse difficile et tracassière. Astolphe passait pour être un savant du premier ordre. Ignorant comme une carpe, il n'en avait pas moins écrit les articles Sucre et Eau-de-vie dans un Dictionnaire d'agriculture, deux œuvres pillées en détail dans tous les articles des journaux et dans tous les anciens ouvrages où il était question de ces deux produits. Tout le Département le croyait occupé d'un Traité sur la culture moderne. Quoiqu'il restât enfermé pendant toute la matinée dans son cabinet, il n'avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu'un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ; mais il employait en niaiseries tout le temps qu'il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s'appliquer aux événements du jour ; puis le soir il s'efforçait d'amener la conversation sur un sujet qui lui permît de dire : - Il se trouve dans Cicéron une page qui semble avoir été écrite pour ce qui se passe de nos jours. Il récitait alors son passage au grand étonnement des auditeurs, qui se redisaient entre eux : - Vraiment Astolphe est un puits de science. Ce fait curieux se contait par toute la ville, et l'entretenait dans ses flatteuses croyances sur monsieur de Saintot.

Après ce couple, vint monsieur de Bartas, nommé Adrien, l'homme qui chantait les airs de basse-taille et qui avait d'énormes prétentions en musique. L'amour-propre l'avait assis sur le solfége : il avait commencé par s'admirer lui-même en chantant, puis il s'était mis à parler musique, et avait fini par s'en occuper exclusivement. L'art musical était devenu chez lui comme une monomanie ; il ne s'animait qu'en parlant de musique, il souffrait pendant une soirée jusqu'à ce qu'on le priât de chanter. Une fois qu'il avait beuglé un de ses airs, sa vie commençait : il paradait, il se haussait sur ses talons en recevant des compliments, il faisait le modeste : mais il allait néanmoins de groupe en groupe pour y recueillir des éloges ; puis, quand tout était dit, il revenait à la musique en entamant une discussion à propos des difficultés de son air ou en vantant le compositeur.

Monsieur Alexandre de Brebian, le héros de la sépia, le dessinateur qui infestait les chambres de ses amis par des productions saugrenues et gâtait tous les albums du Département, accompagnait monsieur de Bartas. Chacun d'eux donnait le bras à la femme de l'autre. Au dire de la chronique scandaleuse, cette transposition était complète. Les deux femmes, Lolotte (madame Charlotte de Brebian) et Fifine (madame Joséphine de Bartas), également préoccupées d'un fichu, d'une garniture, de l'assortiment de quelques couleurs hétérogènes, étaient dévorées du désir de paraître Parisiennes, et négligeaient leur maison où tout allait à mal. Si les deux femmes, serrées comme des poupées dans des robes économiquement établies, offraient sur elles une exposition de couleurs outrageusement bizarres, les maris se permettaient, en leur qualité d'artistes, un laissez-aller de province qui les rendait curieux à voir. Leurs habits fripés leur donnaient l'air des comparses qui dans les petits théâtres figurent la haute société invitée aux noces.

Parmi les figures qui débarquèrent dans le salon, l'une des plus originales fut celle de monsieur le comte de Sénonches, aristocratiquement nommé Jacques, grand chasseur, hautain, sec, à figure hâlée, aimable comme un sanglier, défiant comme un Vénitien, jaloux comme un More, et vivant en très-bonne intelligence avec monsieur du Hautoy, autrement dit Francis, l'ami de la maison.

Madame de Sénonches (Zéphirine) était grande et belle, mais couperosée déjà par une certaine ardeur de foie qui la faisait passer pour une femme exigeante. Sa taille fine, ses délicates proportions lui permettaient d'avoir des manières langoureuses qui sentaient l'affectation, mais qui peignaient la passion et les caprices toujours satisfaits d'une personne aimée.

Francis était un homme assez distingué, qui avait quitté le consulat de Valence et ses espérances dans la diplomatie, pour venir vivre à Angoulême auprès de Zéphirine, dite aussi Zizine. L'ancien consul prenait soin du ménage, faisait l'éducation des enfants, leur apprenait les langues étrangères, et dirigeait la fortune de monsieur et de madame de Sénonches avec un entier dévouement. L'Angoulême noble, l'Angoulême administratif, l'Angoulême bourgeois avaient long-temps glosé sur la parfaite unité de ce ménage en trois personnes ; mais, à la longue, ce mystère de trinité conjugale parut si rare et si joli, que monsieur du Hautoy eût semblé prodigieusement immoral s'il avait fait mine de se marier. Quand Jacques chassait aux environs, chacun lui demandait des nouvelles de Francis, et il racontait les petites indispositions de son intendant volontaire en lui donnant le pas sur sa femme. Cet aveuglement paraissait si curieux chez un homme jaloux, que ses meilleurs amis s'amusaient à le faire poser, et l'annonçaient à ceux qui ne connaissaient pas le mystère afin de les amuser. Monsieur du Hautoy était un précieux dandy dont les petits soins personnels avaient tourné à la mignardise et à l'enfantillage. Il s'occupait de sa toux, de son sommeil, de sa digestion et de son manger. Zéphirine avait amené son factotum à faire l'homme de petite santé : elle le ouatait, l'embéguinait, le médicinait ; elle l'empâtait de mets choisis comme un bichon de marquise ; elle lui ordonnait ou lui défendait tel ou tel aliment ; elle lui brodait des gilets, des bouts de cravates, et des mouchoirs ; elle avait fini par l'habituer à porter de si jolies choses qu'elle le métamorphosait en une sorte d'idole japonaise. Leur entente était d'ailleurs sans mécompte : Zizine regardait à tout propos Francis, et Francis semblait prendre ses idées dans les yeux de Zizine. Ils blâmaient, ils souriaient ensemble, et semblaient se consulter pour dire le plus simple bonjour.

Le plus riche propriétaire des environs, l'homme envié de tous, monsieur le marquis de Pimentel et sa femme, qui réunissaient à eux deux quarante mille livres de rente, et passaient l'hiver à Paris, vinrent de la campagne en calèche avec leurs voisins, monsieur le baron et madame la baronne de Rastignac, accompagnés de la tante de la baronne, et de leurs filles, deux charmantes jeunes personnes, bien élevées, pauvres, mais mises avec cette simplicité qui fait tant valoir les beautés naturelles. Ces personnes, qui certes étaient l'élite de la compagnie furent reçues par un froid silence et par un respect plein de jalousie, surtout quand chacun vit la distinction de l'accueil que leur fit madame de Bargeton. Ces deux familles appartenaient à ce petit nombre de gens qui, dans les provinces, se tiennent au-dessus des commérages, ne se mêlent à aucune société, vivent dans une retraite silencieuse et gardent une imposante dignité. Monsieur de Pimentel et monsieur de Rastignac étaient appelés par leurs titres ; aucune familiarité ne mêlait leurs femmes ni leurs filles à la haute coterie d'Angoulême, ils approchaient trop la noblesse de cour pour se commettre avec les niaiseries de la province.

Le Préfet et le Général arrivèrent les derniers, accompagnés du gentilhomme campagnard qui, le matin, avait apporté son mémoire sur les vers à soie chez David. C'était sans doute quelque maire de canton recommandable par de belles propriétés ; mais sa tournure et sa mise trahissaient une désuétude complète de la société : il était gêné dans ses habits, il ne savait où mettre ses mains, il tournait autour de son interlocuteur en parlant, il se levait et se rasseyait pour répondre quand on lui parlait, il semblait prêt à rendre un service domestique ; il se montrait tour à tour, obséquieux, inquiet, grave, il s'empressait de rire d'une plaisanterie, il écoutait d'une façon servile, et parfois il prenait un air sournois en croyant qu'on se moquait de lui. Plusieurs fois dans la soirée, oppressé par son mémoire, il essaya de parler vers à soie ; mais l'infortuné monsieur de Séverac tomba sur monsieur de Bartas qui lui répondit musique et sur monsieur de Saintot qui lui cita Cicéron. Vers le milieu de la soirée, le pauvre maire finit par s'entendre avec une veuve et sa fille, madame et mademoiselle du Brossard qui n'étaient pas les deux figures les moins intéressantes de cette société. Un seul mot dira tout : elles étaient aussi pauvres que nobles. Elles avaient dans leur mise, cette prétention à la parure qui révèle une secrète misère. Madame du Brossard vantait fort maladroitement et à tout propos sa grande et grosse fille, âgée de vingt-sept ans, qui passait pour être forte sur le piano ; elle lui faisait officiellement partager tous les goûts des gens à marier, et, dans son désir d'établir sa chère Camille, elle avait dans une même soirée prétendu que Camille aimait la vie errante des garnisons, et la vie tranquille des propriétaires qui cultivent leur bien. Toutes deux, elles avaient la dignité pincée, aigre-douce des personnes que chacun est enchanté de plaindre, auxquelles on s'intéresse par égoïsme, et qui ont sondé le vide des phrases consolatrices par lesquelles le monde se fait un plaisir d'accueillir les malheureux. Monsieur de Séverac avait cinquante-neuf ans, il était veuf et sans enfants ; la mère et la fille écoutèrent donc avec une dévotieuse admiration les détails qu'il leur donna sur ses magnaneries.

- Ma fille a toujours aimé les animaux, dit la mère. Aussi, comme la soie que font ces petites bêtes intéresse les femmes, je vous demanderai la permission d'aller à Séverac montrer à ma Camille comment ça se récolte. Camille a tant d'intelligence qu'elle saisira sur-le-champ tout ce que vous lui direz. N'a-t-elle pas compris un jour la raison inverse du carré des distances ?

Cette phrase termina glorieusement la conversation entre monsieur de Séverac et madame du Brossard, après la lecture de Lucien.

Quelques habitués se coulèrent familièrement dans l'assemblée, ainsi que deux ou trois fils de famille, timides, silencieux, parés comme des châsses, heureux d'avoir été conviés à cette solennité littéraire. Toutes les femmes se rangèrent sérieusement en un cercle derrière lequel les hommes se tinrent debout. Cette assemblée de personnages bizarres, aux costumes hétéroclites, aux visages grimés, devint très-imposante pour Lucien, dont le cœur palpita quand il se vit l'objet de tous les regards. Quelque hardi qu'il fût, il ne soutint pas facilement cette première épreuve, malgré les encouragements de sa maîtresse, qui déploya le faste de ses révérences et ses plus précieuses grâces en recevant les illustres sommités de l'Angoumois. Le malaise auquel il était en proie fut continué par une circonstance facile à prévoir, mais qui devait effaroucher un jeune homme encore peu familiarisé avec la tactique du monde. Lucien, tout yeux et tout oreilles, s'entendait appeler monsieur de Rubempré par Louise, par monsieur de Bargeton, par l'Evêque, par quelques complaisants de la maîtresse du logis, et monsieur Chardon par la majorité de ce redouté public. Intimidé par les oeillades interrogatives des curieux, il pressentait son nom bourgeois au seul mouvement des lèvres ; il devinait les jugements anticipés que l'on portait sur lui avec cette franchise provinciale, souvent un peu trop près de l'impolitesse. Ces continuels coups d'épingle inattendus le mirent encore plus mal avec lui-même. Il attendit avec impatience le moment de commencer sa lecture, afin de prendre une attitude qui fît cesser son supplice intérieur ; mais Jacques racontait sa dernière chasse à madame de Pimentel ; Adrien s'entretenait du nouvel astre musical, de Rossini, avec mademoiselle Laure de Rastignac ; Astolphe qui avait appris par cœur dans un journal la description d'une nouvelle charrue en parlait au baron. Lucien ne savait pas, le pauvre poète, qu'aucune de ces intelligences, excepté celle de madame de Bargeton, ne pouvait comprendre la poésie. Toutes ces personnes, privées d'émotions, étaient accourues en se trompant elles-mêmes sur la nature du spectacle qui les attendait. Il est des mots qui, semblables aux trompettes, aux cymbales, à la grosse caisse des saltimbanques, attirent toujours le public. Les mots beauté, gloire, poésie, ont des sortiléges qui séduisent les esprits les plus grossiers.

Quand tout le monde fut arrivé, que les causeries eurent cessé, non sans mille avertissements donnés aux interrupteurs par monsieur de Bargeton, que sa femme envoya comme un suisse d'église qui fait retentir sa canne sur les dalles, Lucien se mit à la table ronde, près de madame de Bargeton, en éprouvant une violente secousse d'âme. Il annonça d'une voix troublée que, pour ne tromper l'attente de personne, il allait lire les chefs-d'œuvre récemment retrouvés d'un grand poète inconnu. Quoique les poésies d'André de Chénier eussent été publiées dès 1819, personne, à Angoulême, n'avait encore entendu parler d'André de Chénier. Chacun voulut voir, dans cette annonce, un biais trouvé par madame de Bargeton pour ménager l'amour-propre du poète et mettre les auditeurs à l'aise. Lucien lut d'abord le Jeune Malade, qui fut accueilli par des murmures flatteurs ; puis l'Aveugle, poème que ces esprits médiocres trouvèrent long. Pendant sa lecture, Lucien fut en proie à l'une de ces souffrances infernales qui ne peuvent être parfaitement comprises que par d'éminents artistes, ou par ceux que l'enthousiasme et une haute intelligence mettent à leur niveau. Pour être traduite par la voix, comme pour être saisie, la poésie exige une sainte attention. Il doit se faire entre le lecteur et l'auditoire une alliance intime, sans laquelle les électriques communications des sentiments n'ont plus lieu. Cette cohésion des âmes manque-t-elle, le poète se trouve alors comme un ange essayant de chanter un hymne céleste au milieu des ricanements de l'enfer. Or, dans la sphère où se développent leurs facultés, les hommes d'intelligence possèdent la vue circumspective du colimaçon, le flair du chien et l'oreille de la taupe ; ils voient, ils sentent, ils entendent tout autour d'eux. Le musicien et le poète se savent aussi promptement admirés ou incompris, qu'une plante se sèche ou se ravive dans une atmosphère amie ou ennemie. Les murmures des hommes qui n'étaient venus là que pour leurs femmes, et qui se parlaient de leurs affaires, retentissaient à l'oreille de Lucien par les lois de cette acoustique particulière ; de même qu'il voyait les hiatus sympathiques de quelques mâchoires violemment entrebâillées, et dont les dents le narguaient. Lorsque, semblable à la colombe du déluge, il cherchait un coin favorable où son regard pût s'arrêter, il rencontrait les yeux impatientés de gens qui pensaient évidemment à profiter de cette réunion pour s'interroger sur quelques intérêts positifs. A l'exception de Laure de Rastignac, de deux ou trois jeunes gens et de l'Evêque, tous les assistants s'ennuyaient. En effet, ceux qui comprennent la poésie cherchent à développer dans leur âme ce que l'auteur a mis en germe dans ses vers ; mais ces auditeurs glacés, loin d'aspirer l'âme du poète, n'écoutaient même pas ses accents. Lucien éprouva donc un si profond découragement, qu'une sueur froide mouilla sa chemise. Un regard de feu lancé par Louise, vers laquelle il se tourna, lui donna le courage d'achever ; mais son cœur de poète saignait de mille blessures.

- Trouvez-vous cela bien amusant, Fifine ? dit à sa voisine la sèche Lili qui s'attendait peut-être à des tours de force.

- Ne me demandez pas mon avis, ma chère, mes yeux se ferment aussitôt que j'entends lire.

- J'espère que Naïs ne nous donnera pas souvent des vers le soir, dit Francis. Quand j'écoute lire après mon dîner, l'attention que je suis forcé d'avoir trouble ma digestion.

- Pauvre chat, dit Zéphirine à voix basse, buvez un verre d'eau sucrée.

- C'est fort bien déclamé, dit Alexandre ; mais j'aime mieux le whist.

En entendant cette réponse, qui passa pour spirituelle à cause de la signification anglaise du mot, quelques joueuses prétendirent que le lecteur avait besoin de repos. Sous ce prétexte, un ou deux couples s'esquivèrent dans le boudoir. Lucien, supplié par Louise, par la charmante Laure de Rastignac et par l'Evêque, réveilla l'attention, grâce à la verve contre-révolutionnaire des Iambes, que plusieurs personnes, entraînées par la chaleur du débit, applaudirent sans les comprendre. Ces sortes de gens sont influençables par la vocifération comme les palais grossiers sont excités par les liqueurs fortes. Pendant un moment où l'on prit des glaces, Zéphirine envoya Francis voir le volume, et dit à sa voisine Amélie que les vers lus par Lucien étaient imprimés.

- Mais, répondit Amélie avec un visible bonheur, c'est bien simple, monsieur de Rubempré travaille chez un imprimeur. C'est, dit-elle en regardant Lolotte, comme si une jolie femme faisait elle-même ses robes.

- Il a imprimé ses poésies lui-même, se dirent les femmes.

- Pourquoi s'appelle-t-il donc alors monsieur de Rubempré ? demanda Jacques. Quand il travaille de ses mains, un noble doit quitter son nom.

- Il a effectivement quitté le sien, qui était roturier, dit Zizine, mais pour prendre celui de sa mère, qui est noble.

- Puisque ses vers (en province on prononce verse ) sont imprimés, nous pouvons les lire nous-mêmes, dit Astolphe.

Cette stupidité compliqua la question jusqu'à ce que Sixte du Châtelet eût daigné dire à cette ignorante assemblée que l'annonce n'était pas une précaution oratoire, et que ces belles poésies appartenaient à un frère royaliste du révolutionnaire Marie-Joseph Chénier. La société d'Angoulême, à l'exception de l'Evêque, de madame de Rastignac et de ses deux filles, que cette grande poésie avait saisis, se crut mystifiée et s'offensa de cette supercherie. Un sourd murmure s'éleva ; mais Lucien ne l'entendit pas. Isolé de ce monde odieux par l'enivrement que produisait une mélodie intérieure, il s'efforçait de la répéter, et voyait les figures comme à travers un nuage. Il lut la sombre élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien où respire une mélancolie sublime ; puis celle où est ce vers :

Tes vers sont doux, j'aime à les répéter.

Enfin, il termina par la suave idylle intitulée Néère .

Plongée dans une délicieuse rêverie, une main dans ses boucles, qu'elle avait défrisées sans s'en apercevoir, l'autre pendant, les yeux distraits, seule au milieu de son salon, madame de Bargeton se sentait pour la première fois de sa vie transportée dans la sphère qui lui était propre. Jugez combien elle fut désagréablement distraite par Amélie, qui s'était chargée de lui exprimer les vœux publics.

- Naïs, nous étions venues pour entendre les poésies de monsieur Chardon, et vous nous donnez des vers ( verse ) imprimés. Quoique ces morceaux soient fort jolis, par patriotisme ces dames aimeraient mieux le vin du cru.

- Ne trouvez-vous pas que la langue française se prête peu à la poésie ? dit Astolphe au Directeur des Contributions. Je trouve la prose de Cicéron mille fois plus poétique.

- La vraie poésie française est la poésie légère, la chanson, répondit du Châtelet.

- La chanson prouve que notre langue est très-musicale, dit Adrien.

- Je voudrais bien connaître les vers ( verse ) qui ont causé la perte de Naïs, dit Zéphirine ; mais d'après la manière dont elle accueille la demande d'Amélie, elle n'est pas disposée à nous en donner un échantillon.

- Elle se doit à elle-même de les lui faire dire, répondit Francis, car le génie de ce petit bonhomme est sa justification.

- Vous qui avez été dans la diplomatie, obtenez-nous cela, dit Amélie à monsieur du Châtelet.

- Rien de plus aisé, dit le baron.

L'ancien Secrétaire des Commandements, habitué à ces petits manéges, alla trouver l'Evêque et sut le mettre en avant. Priée par monseigneur, Naïs fut obligée de demander à Lucien quelque morceau qu'il sût par cœur. Le prompt succès du baron dans cette négociation lui valut un langoureux sourire d'Amélie.

- Décidément ce baron est bien spirituel, dit-elle à Lolotte.

Lolotte se souvenait du propos aigre-doux d'Amélie sur les femmes qui faisaient elles-mêmes leurs robes.

- Depuis quand reconnaissez-vous les barons de l'Empire ? lui répondit-elle en souriant.

Lucien avait essayé de déifier sa maîtresse dans une ode qui lui était adressée sous un titre inventé par tous les jeunes gens au sortir du collége. Cette ode, si complaisamment caressée, embellie de tout l'amour qu'il se sentait au cœur, lui parut la seule œuvre capable de lutter avec la poésie de Chénier. Il regarda d'un air passablement fat madame de Bargeton, en disant : A ELLE ! Puis il se posa fièrement pour dérouler cette pièce ambitieuse, car son amour-propre d'auteur se sentit à l'aise derrière la jupe de madame de Bargeton.

En ce moment, Naïs laissa échapper son secret aux yeux des femmes. Malgré l'habitude qu'elle avait de dominer ce monde de toute la hauteur de son intelligence, elle ne put s'empêcher de trembler pour Lucien. Sa contenance fut gênée, ses regards demandèrent en quelque sorte l'indulgence ; puis elle fut obligée de rester les yeux baissés, et de cacher son contentement à mesure que se déployèrent les strophes suivantes.

A ELLE.

Du sein de ces torrents de gloire et de lumière,

Où, sur des sistres d'or, les anges attentifs,

Aux pieds de Jéhova redisent la prière

De nos astres plaintifs ;

Souvent un chérubin à chevelure blonde,

Voilant l'éclat de Dieu sur son front arrêté,

Laisse aux parvis des cieux son plumage argenté,

Et descend sur le monde.

Il a compris de Dieu le bienfaisant regard :

Du génie aux abois il endort la souffrance ;

Jeune fille adorée, il berce le vieillard

Dans les fleurs de l'enfance ;

Il inscrit des méchants les tardifs repentirs ;

A la mère inquiète, il dit en rêve : Espère !

Et, le cœur plein de joie, il compte les soupirs

Qu'on donne à la misère.

De ces beaux messagers un seul est parmi nous,

Que la terre amoureuse arrête dans sa route ;

Mais il pleure, et poursuit d'un regard triste et doux

La paternelle voûte.

Ce n'est point de son front l'éclatante blancheur

Qui m'a dit le secret de sa noble origine,

Ni l'éclair de ses yeux, ni la féconde ardeur

De sa vertu divine.

Mais par tant de lueur mon amour ébloui

A tenté de s'unir à sa sainte nature,

Et du terrible archange il a heurté sur lui

L'impénétrable armure.

Ah ! gardez, gardez bien de lui laisser revoir

Le brillant séraphin qui vers les cieux revole ;

Trop tôt il en saurait la magique parole

Qui se chante le soir !

Vous les verriez alors, des nuits perçant les voiles,

Comme un point de l'aurore, atteindre les étoiles

Par un vol fraternel ;

Et le marin qui veille, attendant un présage,

De leurs pieds lumineux montrerait le passage,

Comme un phare éternel.

- Comprenez-vous ce calembour ? dit Amélie à monsieur du Châtelet en lui adressant un regard de coquetterie.

- C'est des vers comme nous en avons tous plus ou moins fait au sortir du collége, répondit le baron d'un air ennuyé pour obéir à son rôle de jugeur que rien n'étonnait. Autrefois nous donnions dans les brumes ossianiques. C'était des Malvina, des Fingal, des apparitions nuageuses, des guerriers qui sortaient de leurs tombes avec des étoiles au-dessus de leurs têtes. Aujourd'hui, cette friperie poétique est remplacée par Jéhova, par les sistres, par les anges, par les plumes des séraphins, par toute la garde-robe du paradis remise à neuf avec les mots immense, infini, solitude, intelligence. C'est des lacs, des paroles de Dieu, une espèce de panthéisme christianisé, enrichi de rimes rares, péniblement cherchées, comme émeraude et fraude, aïeul et glaïeul, etc. Enfin, nous avons changé de latitude : au lieu d'être au nord, nous sommes dans l'orient ; mais les ténèbres y sont tout aussi épaisses.

- Si l'ode est obscure, dit Zéphirine, la déclaration me semble très-claire.

- Et l'armure de l'archange est une robe de mousseline assez légère, dit Francis.

Quoique la politesse voulût que l'on trouvât ostensiblement l'ode ravissante à cause de madame de Bargeton, les femmes, furieuses de ne pas avoir de poète à leur service pour les traiter d'anges, se levèrent comme ennuyées, en murmurant d'un air glacial : très-bien, joli, parfait .

- Si vous m'aimez, vous ne complimenterez ni l'auteur ni son ange, dit Lolotte à son cher Adrien d'un air despotique auquel il dut obéir.

- Après tout, c'est des phrases, dit Zéphirine à Francis, et l'amour est une poésie en action.

- Vous avez dit là, Zizine, une chose que je pensais, mais que je n'aurais pas aussi finement exprimée, repartit Stanislas en s'épluchant de la tête aux pieds par un regard caressant.

- Je ne sais pas ce que je donnerais, dit Amélie à du Châtelet, pour voir rabaisser la fierté de Naïs qui se fait traiter d'archange, comme si elle était plus que nous, et qui nous encanaille avec le fils d'un apothicaire et d'une garde-malade, dont la sœur est une grisette, et qui travaille chez un imprimeur.

- Puisque le père vendait des biscuits contre les vers, dit Jacques, il aurait dû en faire manger à son fils.

- Il continue le métier de son père, car ce qu'il vient de nous donner me semble de la drogue, dit Stanislas en prenant une de ses poses les plus agaçantes. Drogue pour drogue, j'aime mieux autre chose.

En un moment chacun s'entendit pour humilier Lucien par quelque mot d'ironie aristocratique. Lili, la femme pieuse, y vit une action charitable en disant qu'il était temps d'éclairer Naïs, bien près de faire une folie. Francis, le diplomate, se chargea de mener à bien cette sotte conspiration à laquelle tous ces petits esprits s'intéressèrent comme au dénouement d'un drame, et dans laquelle ils virent une aventure à raconter le lendemain.

L'ancien consul, peu soucieux d'avoir à se battre avec un jeune poète qui, sous les yeux de sa maîtresse, enragerait d'un mot insultant, comprit qu'il fallait assassiner Lucien avec un fer sacré contre lequel la vengeance fût impossible. Il imita l'exemple que lui avait donné l'adroit du Châtelet quand il avait été question de faire dire des vers à Lucien. Il vint causer avec l'Evêque en feignant de partager l'enthousiasme que l'ode de Lucien avait inspiré à Sa Grandeur ; puis il le mystifia en lui faisant croire que la mère de Lucien était une femme supérieure et d'une excessive modestie, qui fournissait à son fils les sujets de toutes ses compositions. Le plus grand plaisir de Lucien était de voir rendre justice à sa mère qu'il adorait. Une fois cette idée inculquée à l'Evêque, Francis s'en remit sur les hasards de la conversation pour amener le mot blessant qu'il avait médité de faire dire par monseigneur.

Quand Francis et l'Evêque revinrent dans le cercle au centre duquel était Lucien, l'attention redoubla parmi les personnes qui déjà lui faisaient boire la ciguë à petits coups. Tout à fait étranger au manége des salons, le pauvre poète ne savait que regarder madame de Bargeton, et répondre gauchement aux gauches questions qui lui étaient adressées. Il ignorait les noms et les qualités de la plupart des personnes présentes, et ne savait quelle conversation tenir avec des femmes qui lui disaient des niaiseries dont il avait honte. Il se sentait d'ailleurs à mille lieues de ces divinités angoumoisines en s'entendant nommer tantôt monsieur Chardon, tantôt monsieur de Rubempré, tandis qu'elles s'appelaient Lolotte, Adrien, Astolphe, Lili, Fifine. Sa confusion fut extrême quand, avant pris Lili pour un nom d'homme, il appela monsieur Lili le brutal monsieur de Sénonches. Le Nembrod interrompit Lucien par un : - Monsieur Lulu ? qui fit rougir madame de Bargeton jusqu'aux oreilles.

- Il faut être bien aveuglée pour admettre ici et nous présenter ce petit bonhomme, dit-il à demi-voix.

- Madame la marquise, dit Zéphirine à madame de Pimentel à voix basse mais de manière à se faire entendre, ne trouvez-vous pas une grande ressemblance entre monsieur Chardon et monsieur de Cante-Croix ?

- La ressemblance est idéale, répondit en souriant madame de Pimentel.

- La gloire a des séductions que l'on peut avouer, dit madame de Bargeton à la marquise. Il est des femmes qui s'éprennent de la grandeur comme d'autres de la petitesse, ajouta-t-elle en regardant Francis.

Zéphirine ne comprit pas, car elle trouvait son consul très-grand ; mais la marquise se rangea du côté de Naïs en se mettant à rire.

- Vous êtes bien heureux, monsieur, dit à Lucien monsieur de Pimentel qui se reprit pour le nommer monsieur de Rubempré après l'avoir appelé Chardon, vous ne devez jamais vous ennuyer ?

- Travaillez-vous promptement ? lui demanda Lolotte de l'air dont elle eût dit à un menuisier : Etes-vous long-temps à faire une boîte ?

Lucien resta tout abasourdi sous ce coup d'assommoir ; mais il releva la tête en entendant madame de Bargeton répondre en souriant : - Ma chère, la poésie ne pousse pas dans la tête de monsieur de Rubempré comme l'herbe dans nos cours.

- Madame, dit l'Evêque à Lolotte, nous ne saurions avoir trop de respect pour les nobles esprits en qui Dieu met un de ses rayons. Oui, la poésie est chose sainte. Qui dit poésie, dit souffrance. Combien de nuits silencieuses n'ont pas voulues les strophes que vous admirez ! Saluez avec amour le poète qui mène presque toujours une vie malheureuse, et à qui Dieu réserve sans doute une place dans le ciel parmi ses prophètes. Ce jeune homme est un poète, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Lucien, ne voyez-vous pas quelque fatalité imprimée sur ce beau front ?

Heureux d'être si noblement défendu, Lucien salua l'Evêque par un regard suave, sans savoir que le digne prélat allait être son bourreau. Madame de Bargeton lança sur le cercle ennemi des regards pleins de triomphe qui s'enfoncèrent, comme autant de dards, dans le cœur de ses rivales, dont la rage redoubla.

- Ah ! monseigneur, répondit le poète en espérant frapper ces têtes imbéciles de son sceptre d'or, le vulgaire n'a ni votre esprit, ni votre charité. Nos douleurs sont ignorées, personne ne sait nos travaux. Le mineur a moins de peine à extraire l'or de la mine, que nous n'en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus ingrate des langues. Si le but de la poésie est de mettre les idées au point précis où tout le monde peut les voir et les sentir, le poète doit incessamment parcourir l'échelle des intelligences humaines afin de les satisfaire toutes ; il doit cacher sous les plus vives couleurs la logique et le sentiment, deux puissances ennemies ; il lui faut enfermer tout un monde de pensées dans un mot, résumer des philosophies entières par une peinture ; enfin ses vers sont des graines dont les fleurs doivent éclore dans les cœurs, en y cherchant les sillons creusés par les sentiments personnels. Ne faut-il pas avoir tout senti pour tout rendre ? Et sentir vivement, n'est-ce pas souffrir ? Aussi les poésies ne s'enfantent-elles qu'après de pénibles voyages entrepris dans les vastes régions de la pensée et de la société. N'est-ce pas des travaux immortels que ceux auxquels nous devons des créatures dont la vie devient plus authentique que celle des êtres qui ont véritablement vécu, comme la Clarisse de Richardson, la Camille de Chénier, la Délie de Tibulle, l' Angélique de l'Arioste, la Francesca du Dante, l' Alceste de Molière, le Figaro de Beaumarchais, la Rebecca de Walter Scott, le Don Quichotte de Cervantès ?

- Et que nous créerez-vous ? demanda du Châtelet.

- Annoncer de telles conceptions, répondit Lucien, n'est-ce pas se donner un brevet d'homme de génie ? D'ailleurs ces enfantements sublimes veulent une longue expérience du monde, une étude des passions et des intérêts humains que je ne saurais avoir faite ; mais je commence, dit-il avec amertume en jetant un regard vengeur sur ce cercle. Le cerveau porte long-temps...

- Votre accouchement sera laborieux, dit monsieur du Hautoy, en l'interrompant.

- Votre excellente mère pourra vous aider, dit l'Evêque.

Ce mot si habilement préparé, cette vengeance attendue alluma dans tous les yeux un éclair de joie. Sur toutes les bouches il courut un sourire de satisfaction aristocratique, augmenté par l'imbécillité de monsieur de Bargeton qui se mit à rire après coup.

- Monseigneur, vous êtes un peu trop spirituel pour nous en ce moment, ces dames ne vous comprennent pas, dit madame de Bargeton qui par ce seul mot paralysa les rires et attira sur elle les regards étonnés. Un poète qui prend toutes ses inspirations dans la Bible, a dans l'Eglise une véritable mère. Monsieur de Rubempré, dites-nous Saint Jean dans Pathmos , ou le Festin de Balthazar , pour montrer à Monseigneur que Rome est toujours la Magna parens de Virgile.

Les femmes échangèrent un sourire en entendant Naïs disant les deux mots latins.

Au début de la vie, les plus fiers courages ne sont pas exempts d'abattement. Ce coup avait envoyé tout d'abord Lucien au fond de l'eau ; mais il frappa du pied, et revint à la surface, en se jurant de dominer ce monde. Comme le taureau piqué de mille flèches, il se releva furieux, et allait obéir à la voix de Louise en déclamant Saint Jean dans Pathmos ; mais la plupart des tables de jeu avaient attiré leurs joueurs qui retombaient dans l'ornière de leurs habitudes en y trouvant un plaisir que la poésie ne leur avait pas donné. Puis la vengeance de tant d'amours-propres irrités n'eût pas été complète sans le dédain négatif que l'on témoigna pour la poésie indigène, en désertant Lucien et madame de Bargeton. Chacun parut préoccupé : celui-ci alla causer d'un chemin cantonal [Coquille du Furne : cantonnal.] avec le Préfet, celle-là parla de varier les plaisirs de la soirée en faisant un peu de musique. La haute société d'Angoulême, se sentant mauvais juge en fait de poésie, était surtout curieuse de connaître l'opinion des Rastignac, des Pimentel sur Lucien, et plusieurs personnes allèrent autour d'eux. La haute influence que ces deux familles exerçaient dans le Département était toujours reconnue dans les grandes circonstances ; chacun les jalousait et les courtisait, car tout le monde prévoyait avoir besoin de leur protection.

- Comment trouvez-vous notre poète et sa poésie ? dit Jacques à la marquise chez laquelle il chassait.

- Mais pour des vers de province, dit-elle en souriant, ils ne sont pas mal ; d'ailleurs un si beau poète ne peut rien faire mal.

Chacun trouva l'arrêt adorable, et l'alla répéter en y mettant plus de méchanceté que la marquise n'y en voulait mettre.

Du Châtelet fut alors requis d'accompagner monsieur de Bartas qui massacra le grand air de Figaro. Une fois la porte ouverte à la musique, il fallut écouter la romance chevaleresque faite sous l'Empire par Chateaubriand, chantée par Châtelet. Puis vinrent les morceaux à quatre mains exécutés par des petites filles, et réclamés par madame du Brossard qui voulait faire briller le talent de sa chère Camille aux yeux de monsieur de Séverac.

Madame de Bargeton, blessée du mépris que chacun marquait à son poète, rendit dédain pour dédain en s'en allant dans son boudoir pendant le temps que l'on fit de la musique. Elle fut suivie de l'Evêque à qui son Grand-Vicaire avait expliqué la profonde ironie de son involontaire épigramme, et qui voulait la racheter. Mademoiselle de Rastignac, que la poésie avait séduite, se coula dans le boudoir à l'insu de sa mère. En s'asseyant sur son canapé à matelas piqué où elle entraîna Lucien, Louise put, sans être entendue ni vue, lui dire à l'oreille : - Cher ange, ils ne t'ont pas compris ! mais...

Tes vers sont doux, j'aime à les répéter.

Lucien, consolé par cette flatterie, oublia pour un moment ses douleurs.

- Il n'y a pas de gloire à bon marché, lui dit madame de Bargeton en lui prenant la main et la lui serrant. Souffrez, souffrez, mon ami, vous serez grand, vos douleurs sont le prix de votre immortalité. Je voudrais bien avoir à supporter les travaux d'une lutte. Dieu vous garde d'une vie atone et sans combats, où les ailes de l'aigle ne trouvent pas assez d'espace. J'envie vos souffrances, car vous vivez au moins, vous ! Vous déploierez vos forces, vous espérerez une victoire ! Votre lutte sera glorieuse. Quand vous serez arrivé dans la sphère impériale où trônent les grandes intelligences, souvenez-vous des pauvres gens déshérités par le sort, dont l'intelligence s'annihile sous l'oppression d'un azote moral et qui périssent après avoir constamment su ce qu'était la vie sans pouvoir vivre, qui ont eu des yeux perçants et n'ont rien vu, de qui l'odorat était délicat et qui n'ont senti que des fleurs empestées. Chantez alors la plante qui se dessèche au fond d'une forêt, étouffée par des lianes, par des végétations gourmandes, touffues, sans avoir été aimée par le soleil, et qui meurt sans avoir fleuri ! Ne serait-ce pas un poème d'horrible mélancolie, un sujet tout fantastique ? Quelle composition sublime que la peinture d'une jeune fille née sous les cieux de l'Asie, ou de quelque fille du désert transportée dans quelque froid pays d'Occident, appelant son soleil bien-aimé, mourant de douleurs incomprises, également accablée de froid et d'amour ! Ce serait le type de beaucoup d'existences.

- Vous peindriez ainsi l'âme qui se souvient du ciel, dit l'Evêque, un poème qui doit avoir été fait jadis, je me suis plu à en voir un fragment dans le Cantique des cantiques.

- Entreprenez cela, dit Laure de Rastignac en exprimant une naïve croyance au génie de Lucien.

- Il manque à la France un grand poème sacré, dit l'Evêque. Croyez-moi ? la gloire et la fortune appartiendront à l'homme de talent qui travaillera pour la Religion.

- Il l'entreprendra, monseigneur, dit madame de Bargeton avec emphase. Ne voyez-vous pas l'idée du poème poindant [Faute habituelle de Balzac pour : poignant.] déjà comme une flamme de l'aurore, dans ses yeux ?

- Naïs nous traite bien mal, disait Fifine. Que fait-elle donc !

- Ne l'entendez-vous pas ? répondit Stanislas. Elle est à cheval sur ses grands mots qui n'ont ni queue ni tête.

Amélie, Fifine, Adrien et Francis apparurent à la porte du boudoir, en accompagnant madame de Rastignac qui venait chercher sa fille pour partir.

- Naïs, dirent les deux femmes enchantées de troubler l'à parte du boudoir, vous seriez bien aimable de nous jouer quelque morceau.

- Ma chère enfant, répondit madame de Bargeton, monsieur de Rubempré va nous dire son Saint Jean dans Pathmos, un magnifique poème biblique.

- Biblique ! répéta Fifine étonnée.

Amélie et Fifine rentrèrent dans le salon en y apportant ce mot comme une pâture à moquerie. Lucien s'excusa de dire le poème en objectant son défaut de mémoire. Quand il reparut, il n'excita plus le moindre intérêt. Chacun causait ou jouait. Le poète avait été dépouillé de tous ses rayons, les propriétaires ne voyaient en lui rien de bien utile, les gens à prétentions le craignaient comme un pouvoir hostile à leur ignorance ; les femmes jalouses de madame de Bargeton, la Béatrix de ce nouveau Dante, selon le Vicaire-Général, lui jetaient des regards froidement dédaigneux.

- Voilà donc le monde ! se dit Lucien en descendant à l'Houmeau par les rampes de Beaulieu, car il est des instants dans la vie où l'on aime à prendre le plus long, afin d'entretenir par la marche le mouvement d'idées où l'on se trouve, et au courant desquelles on veut se livrer. Loin de le décourager, la rage de l'ambitieux repoussé donnait à Lucien de nouvelles forces. Comme tous les gens emmenés par leur instinct dans une sphère élevée où ils arrivent avant de pouvoir s'y soutenir, il se promettait de tout sacrifier pour demeurer dans la haute société. Chemin faisant, il ôtait un à un les traits envenimés qu'il avait reçus, il se parlait tout haut à lui-même, il gourmandait les niais auxquels il avait eu affaire ; il trouvait des réponses fines aux sottes demandes qu'on lui avait faites, et se désespérait d'avoir ainsi de l'esprit après coup. En arrivant sur la route de Bordeaux qui serpente au bas de la montagne et côtoie les rives de la Charente, il crut voir, au clair de lune, Eve et David assis sur une solive au bord de la rivière, près d'une fabrique, et descendit vers eux par un sentier.

Pendant que Lucien courait à sa torture chez madame de Bargeton, sa sœur avait pris une robe de percaline rose à mille raies, son chapeau de paille cousue, un petit châle de soie ; mise simple qui faisait croire qu'elle était parée, comme il arrive à toutes les personnes chez lesquelles une grandeur naturelle rehausse les moindres accessoires. Aussi, quand elle quittait son costume d'ouvrière, intimidait-elle prodigieusement David. Quoique l'imprimeur se fût résolu à parler de lui-même, il ne trouva plus rien à dire quant il donna le bras à la belle Eve pour traverser l'Houmeau. L'amour se plaît dans ces respectueuses terreurs, semblables à celles que la gloire de Dieu cause aux Fidèles. Les deux amants marchèrent silencieusement vers le pont Sainte-Anne afin de gagner la rive gauche de la Charente. Eve, qui trouva ce silence gênant, s'arrêta vers le milieu du pont pour contempler la rivière qui de là jusqu'à l'endroit où se construisait la poudrerie, forme une longue nappe où le soleil couchant jetait alors une joyeuse traînée de lumière.

- La belle soirée ! dit-elle en cherchant un sujet de conversation, l'air est à la fois tiède et frais, les fleurs embaument, le ciel est magnifique.

- Tout parle au cœur, répondit David en essayant d'arriver à son amour par analogie. Il y a pour les gens aimants un plaisir infini à trouver dans les accidents d'un paysage, dans la transparence de l'air, dans les parfums de la terre, la poésie qu'ils ont dans l'âme. La nature parle pour eux.

Et elle leur délie aussi la langue, dit Eve en riant. Vous étiez bien silencieux en traversant l'Houmeau. Savez-vous que j'étais embarrassée...

- Je vous trouvais si belle que j'étais saisi, répondit naïvement David.

- Je suis donc moins belle en ce moment ? lui demanda-t-elle.

- Non ; mais je suis si heureux de me promener seul avec vous, que...

Il s'arrêta tout interdit et regarda les collines par où descend la route de Saintes.

- Si vous trouvez quelque plaisir à cette promenade, j'en suis ravie, car je me crois obligée à vous donner une soirée en échange de celle que vous m'avez sacrifiée. Eu refusant d'aller chez madame de Bargeton, vous avez été tout aussi généreux que l'était Lucien en risquant de la fâcher par sa demande.

- Non pas généreux, mais sage, répondit David. Puisque nous sommes seuls sous le ciel, sans autres témoins que les roseaux et les buissons qui bordent la Charente, permettez-moi, chère Eve, de vous exprimer quelques-unes des inquiétudes que me cause la marche actuelle de Lucien. Après ce que je viens de lui dire, mes craintes vous paraîtront, je l'espère, un raffinement d'amitié. Vous et votre mère, vous avez tout fait pour le mettre au-dessus de sa position ; mais en excitant son ambition, ne l'avez-vous pas imprudemment voué à de grandes souffrances ? Comment se soutiendra-t-il dans le monde où le portent ses goûts ? Je le connais ! il est de nature à aimer les récoltes sans le travail. Les devoirs de société lui dévoreront son temps, et le temps est le seul capital des gens qui n'ont que leur intelligence pour fortune ; il aime à briller, le monde irritera ses désirs qu'aucune somme ne pourra satisfaire, il dépensera de l'argent et n'en gagnera pas ; enfin, vous l'avez habitué à se croire grand, mais avant de reconnaître une supériorité quelconque, le monde demande d'éclatants succès. Or, les succès littéraires ne se conquièrent [Coquille du Furne : conquèrent.] que dans la solitude et par d'obstinés travaux. Que donnera madame de Bargeton à votre frère en retour de tant de journées passées à ses pieds ? Lucien est trop fier pour accepter ses secours, et nous le savons encore trop pauvre pour continuer à voir sa société, qui est doublement ruineuse. Tôt ou tard cette femme abandonnera notre cher frère après lui avoir fait perdre le goût du travail, après avoir développé chez lui le goût du luxe, le mépris de notre vie sobre, l'amour des jouissances, son penchant à l'oisiveté, cette débauche des âmes poétiques. Oui, je tremble que cette grande dame ne s'amuse de Lucien comme d'un jouet : ou elle l'aime sincèrement et lui fera tout oublier, ou elle ne l'aime pas et le rendra malheureux, car il en est fou.

- Vous me glacez le cœur, dit Eve en s'arrêtant au barrage de la Charente. Mais, tant que ma mère aura la force de faire son pénible métier et tant que je vivrai, les produits de notre travail suffiront peut-être aux dépenses de Lucien, et lui permettront d'attendre le moment où sa fortune commencera. Je ne manquerai jamais de courage, car l'idée de travailler pour une personne aimée, dit Eve en s'animant, ôte au travail toute son amertume et ses ennuis. Je suis heureuse en songeant pour qui je me donne tant de peine, si toutefois c'est de la peine. Oui, ne craignez rien, nous gagnerons assez d'argent pour que Lucien puisse aller dans le beau monde. Là est sa fortune.

- Là est aussi sa perte, reprit David. Ecoutez-moi, chère Eve. La lente exécution des œuvres du génie exige une fortune considérable tout venue ou le sublime cynisme d'une vie pauvre. Croyez-moi ? Lucien a une si grande horreur des privations de la misère, il a si complaisamment savouré l'arôme des festins, la fumée des succès, son amour-propre a si bien grandi dans le boudoir de madame de Bargeton, qu'il tentera tout plutôt que de déchoir ; et les produits de votre travail ne seront jamais en rapport avec ses besoins.

- Vous n'êtes donc qu'un faux ami ! s'écria Eve désespérée. Autrement vous ne nous décourageriez pas ainsi.

- Eve ! Eve ! répondit David, je voudrais être le frère de Lucien. Vous seule pouvez me donner ce titre, qui lui permettrait de tout accepter de moi, qui me donnerait le droit de me dévouer à lui avec le saint amour que vous mettez à vos sacrifices, mais en y portant le discernement du calculateur. Eve, chère enfant aimée, faites que Lucien ait un trésor où il puisse puiser sans honte ? La bourse d'un frère ne sera-t-elle pas comme la sienne ? Si vous saviez toutes les réflexions que m'a suggérées la position nouvelle de Lucien ! S'il veut aller chez madame de Bargeton, il ne doit plus être mon prote, il ne doit plus loger à l'Houmeau, vous ne devez plus rester ouvrière, votre mère ne doit plus faire son métier. Si vous consentiez à devenir ma femme, tout s'aplanirait : Lucien pourrait demeurer au second chez moi pendant que je lui bâtirais un appartement au-dessus de l'appentis au fond de la cour, à moins que mon père ne veuille élever un second étage. Nous lui arrangerions ainsi une vie sans soucis, une vie indépendante. Mon désir de soutenir Lucien me donnera pour faire fortune un courage que je n'aurais pas s'il ne s'agissait que de moi ; mais il dépend de vous d'autoriser mon dévouement. Peut-être un jour ira-t-il à Paris, le seul théâtre où il puisse se produire, et où ses talents seront appréciés et rétribués. La vie de Paris est chère, et nous ne serons pas trop de trois pour l'y entretenir. D'ailleurs, à vous comme à votre mère, ne faudra-t-il pas un appui ? Chère Eve, épousez-moi par amour pour Lucien. Plus tard vous m'aimerez peut-être en voyant les efforts que je ferai pour le servir et pour vous rendre heureuse. Nous sommes tous deux également modestes dans nos goûts, il nous faudra peu de chose ; le bonheur de Lucien sera notre grande affaire, et son cœur sera le trésor où nous mettrons fortune, sentiments, sensations, tout !

- Les convenances nous séparent, dit Eve émue en voyant combien ce grand amour se faisait petit. Vous êtes riche et je suis pauvre. Il faut aimer beaucoup pour passer par-dessus une semblable difficulté.

- Vous ne m'aimez donc pas assez encore ? s'écria David atterré.

- Mais votre père s'opposerait peut-être...

- Bien, bien, répondit David, s'il n'y a que mon père à consulter, vous serez ma femme. Eve, ma chère Eve ! vous venez de me rendre la vie bien facile à porter en un moment. J'avais, hélas ! le cœur bien lourd de sentiments que je ne pouvais ni ne savais exprimer. Dites-moi seulement que vous m'aimez un peu, je prendrai le courage nécessaire pour vous parler de tout le reste.

- En vérité, dit-elle, vous me rendez toute honteuse ; mais, puisque nous nous confions nos sentiments, je vous dirai que je n'ai jamais de ma vie pensé à un autre qu'à vous. J'ai vu en vous un de ces hommes auxquels une femme peut se trouver fière d'appartenir, et je n'osais espérer pour moi, pauvre ouvrière sans avenir, une si grande destinée.

- Assez, assez, dit-il en s'asseyant sur la traverse du barrage auprès duquel ils étaient revenus, car ils allaient et venaient comme des fous en parcourant le même espace.

- Qu'avez-vous ? lui dit-elle en exprimant pour la première fois cette inquiétude si gracieuse que les femmes éprouvent pour un être qui leur appartient.

- Rien que de bon, dit-il. En apercevant toute une vie heureuse, l'esprit est comme ébloui, l'âme est accablée. Pourquoi suis-je le plus heureux ? dit-il avec une expression de mélancolie. Mais je le sais.

Eve regarda David d'un air coquet et douteur qui voulait une explication.

- Chère Eve, je reçois plus que je ne donne. Aussi vous aimerai-je toujours mieux que vous ne m'aimerez, parce que j'ai plus de raisons de vous aimer : vous êtes un ange et je suis un homme.

- Je ne suis pas si savante, répondit Eve en souriant. Je vous aime bien...

- Autant que vous aimez Lucien ? dit-il en l'interrompant.

- Assez pour être votre femme, pour me consacrer à vous et tâcher de ne vous donner aucune peine dans la vie, d'abord un peu pénible, que nous mènerons.

- Vous êtes-vous aperçue, chère Eve, que je vous ai aimée depuis le premier jour où je vous ai vue ?

- Quelle est la femme qui ne se sent pas aimée ? demanda-t-elle.

- Laissez-moi donc dissiper les scrupules que vous cause ma prétendue fortune. Je suis pauvre, ma chère Eve. Oui, mon père a pris plaisir à me ruiner, il a spéculé sur mon travail, il a fait comme beaucoup de prétendus bienfaiteurs avec leurs obligés. Si je deviens riche, ce sera par vous. Ceci n'est pas une parole de l'amant, mais une réflexion du penseur. Je dois vous faire connaître mes défauts, et ils sont énormes chez un homme obligé de faire sa fortune. Mon caractère, mes habitudes, les occupations qui me plaisent me rendent impropre à tout ce qui est commerce et spéculation, et cependant nous ne pouvons devenir riches que par l'exercice de quelque industrie. Si je suis capable de découvrir une mine d'or, je suis singulièrement inhabile à l'exploiter. Mais vous, qui, par amour pour votre frère, êtes descendue aux plus petits détails, qui avez le génie de l'économie, la patiente attention du vrai commerçant, vous récolterez la moisson que j'aurai semée. Notre situation, car depuis long-temps je me suis mis au sein de votre famille, m'oppresse si fort le cœur que j'ai consumé mes jours et mes nuits à chercher une occasion de fortune. Mes connaissances en chimie et l'observation des besoins du commerce m'ont mis sur la voie d'une découverte lucrative. Je ne puis vous en rien dire encore, je prévois trop de lenteurs. Nous souffrirons pendant quelques années peut-être ; mais je finirai par trouver les procédés industriels à la piste desquels je suis depuis quelques jours, et qui nous procureront une grande fortune. Je n'ai rien dit à Lucien, car son caractère ardent gâterait tout, il convertirait mes espérances en réalités, il vivrait en grand seigneur et s'endetterait peut-être. Ainsi gardez-moi le secret. Votre douce et chère compagnie pourra seule me consoler pendant ces longues épreuves, comme le désir de vous enrichir vous et Lucien me donnera de la constance et de la ténacité...

- J'avais deviné aussi, lui dit Eve en l'interrompant, que vous étiez un de ces inventeurs auxquels il faut, comme à mon pauvre père, une femme qui prenne soin d'eux.

- Vous m'aimez donc ? Ah ! dites-le-moi sans crainte, à moi qui ai vu dans votre nom un symbole de mon amour. Eve était la seule femme qu'il y eût dans le monde, et ce qui était matériellement vrai pour Adam l'est moralement pour moi. Mon Dieu ! m'aimez-vous ?

- Oui, dit-elle en allongeant cette simple syllabe par la manière dont elle la prononça comme pour peindre l'étendue de ses sentiments.

- Hé ! bien, asseyons-nous là, dit-il en conduisant Eve par la main vers une longue poutre qui se trouvait au bas des roues d'une papeterie. Laissez-moi respirer l'air du soir, entendre les cris des rainettes [Coquille du Furne : ranettes.] , admirer les rayons de la lune qui tremblent sur les eaux ; laissez-moi m'emparer de cette nature où je crois voir mon bonheur écrit en toute chose, et qui m'apparaît pour la première fois dans sa splendeur, éclairée par l'amour, embellie par vous. Eve, chère aimée ! voici le premier moment de joie sans mélange que le sort m'ait donné ! Je doute que Lucien soit aussi heureux que moi !

En sentant la main d'Eve humide et tremblante dans la sienne, David y laissa tomber une larme. Ce fut en ce moment que Lucien aborda sa sœur.

- Je ne sais pas, dit-il, si vous avez trouvé cette soirée belle, mais elle a été cruelle pour moi.

- Mon pauvre Lucien, que t'est-il donc arrivé ? dit Eve en remarquant l'animation du visage de son frère. Le poète irrité raconta ses angoisses, en versant dans ces cœurs amis les flots de pensées qui l'assaillaient. Eve et David écoutèrent Lucien en silence, affligés de voir passer ce torrent de douleurs qui révélait autant de grandeur que de petitesse.

- Monsieur de Bargeton, dit Lucien en terminant, est un vieillard qui sera sans doute bientôt emporté par quelque indigestion ; eh ! bien, je dominerai ce monde orgueilleux, j'épouserai madame de Bargeton ! J'ai lu dans ses yeux ce soir un amour égal au mien. Oui, mes blessures, elle les a ressenties ; mes souffrances, elle les a calmées ; elle est aussi grande et noble qu'elle est belle et [Coquille du Furne : est.] gracieuse ! Non, elle ne me trahira jamais !

- N'est-il pas temps de lui faire une existence tranquille ? dit à voix basse David à Eve.

Eve pressa silencieusement le bras de David, qui, comprenant ses pensées, s'empressa de raconter à Lucien les projets qu'il avait médités. Les deux amants étaient aussi pleins d'eux-mêmes que Lucien était plein de lui ; en sorte qu'Eve et David, empressés de faire approuver leur bonheur, n'aperçurent point le mouvement de surprise que laissa échapper l'amant de madame de Bargeton en apprenant le mariage de sa sœur et de David. Lucien, qui rêvait de faire faire à sa sœur une belle alliance quand il aurait saisi quelque haute position, afin d'étayer son ambition de l'intérêt que lui porterait une puissante famille, fut désolé de voir dans cette union un obstacle de plus à ses succès dans le monde.

- Si madame de Bargeton consent à devenir madame de Rubempré, jamais elle ne voudra se trouver être la belle-sœur de David Séchard ! Cette phrase est la formule nette et précise des idées qui tenaillèrent le cœur de Lucien. - Louise a raison ! les gens d'avenir ne sont jamais compris par leurs familles, pensa-t-il avec amertume.

Si cette union lui eût été présentée en un moment où il n'eût pas fantastiquement tué monsieur de Bargeton, il aurait sans doute fait éclater la joie la plus vive. En réfléchissant à sa situation actuelle, en interrogeant la destinée d'une fille belle et sans fortune, d'Eve Chardon, il eût regardé ce mariage comme un bonheur inespéré. Mais il habitait un de ces rêves d'or où les jeunes gens, montés sur des si , franchissent toutes les barrières. Il venait de se voir dominant la Société, le poète souffrait de tomber si vite dans la réalité. Eve et David pensèrent que leur frère accablé de tant de générosité se taisait. Pour ces deux belles âmes, une acceptation silencieuse prouvait une amitié vraie. L'imprimeur se mit à peindre avec une éloquence douce et cordiale le bonheur qui les attendait tous quatre. Malgré les interjections d'Eve, il meubla son premier étage avec le luxe d'un amoureux ; il bâtit avec une ingénue bonne foi le second pour Lucien et le dessus de l'appentis pour madame Chardon, envers laquelle il voulait déployer tous les soins d'une filiale sollicitude. Enfin il fit la famille si heureuse et son frère si indépendant que Lucien, charmé par la voix de David et par les caresses d'Eve, oublia sous les ombrages de la route, le long de la Charente calme et brillante, sous la voûte étoilée et dans la tiède atmosphère de la nuit, la blessante couronne d'épines que la Société lui avait enfoncée sur la tête. Monsieur de Rubempré reconnut enfin David. La mobilité de son caractère le rejeta bientôt dans la vie pure, travailleuse et bourgeoise qu'il avait menée ; il la vit embellie et sans soucis. Le bruit du monde aristocratique s'éloigna de plus en plus. Enfin, quand il atteignit le pavé de l'Houmeau, l'ambitieux serra la main de son frère et se mit à l'unisson des heureux amants.

- Pourvu que ton père ne contrarie pas ce mariage ? dit-il à David.

- Tu sais s'il s'inquiète de moi ? le bonhomme vit pour lui ; mais j'irai demain le voir à Marsac, quand ce ne serait que pour obtenir de lui qu'il fasse les constructions dont nous avons besoin.

David accompagna le frère et la sœur jusque chez madame Chardon à laquelle il demanda la main d'Eve, avec l'empressement d'un homme qui ne voulait aucun retard. La mère prit la main de sa fille, la mit dans celle de David avec joie, et l'amant enhardi baisa au front sa belle promise, qui lui sourit en rougissant.

- Voilà les accordailles des gens pauvres, dit la mère en levant les yeux comme pour implorer la bénédiction de Dieu. Vous avez du courage, mon enfant, dit-elle à David, car nous sommes dans le malheur, et je tremble qu'il ne soit contagieux.

- Nous serons riches et heureux, dit gravement David. Pour commencer, vous ne ferez plus votre métier de garde-malade, et vous viendrez demeurer avec votre fille et Lucien à Angoulême.

Les trois enfants s'empressèrent alors de raconter à leur mère étonnée leur charmant projet, en se livrant à l'une de ces folles causeries de famille où l'on se plaît à engranger toutes les semailles, à jouir par avance de toutes les joies. Il fallut mettre David à la porte ; il aurait voulu que cette soirée fût éternelle. Une heure du matin sonna quand Lucien reconduisit son futur beau-frère jusqu'à la Porte-Palet. L'honnête Postel, inquiet de ces mouvements extraordinaires, était debout derrière sa persienne ; il avait ouvert la croisée et se disait, en voyant de la lumière à cette heure chez Eve : - Que se passe-t-il donc chez les Chardon ?

- Mon fiston, dit-il en voyant revenir Lucien, que vous arrive-t-il donc ? Auriez-vous besoin de moi ?

- Non, monsieur, répondit le poète ; mais comme vous êtes notre ami, je puis vous dire l'affaire : ma mère vient d'accorder la main de ma sœur à David Séchard.

Pour toute réponse, Postel ferma brusquement sa fenêtre, au désespoir de n'avoir pas demandé mademoiselle Chardon.

Au lieu de rentrer à Angoulême, David prit la route de Marsac. Il alla tout en se promenant chez son père, et arriva le long du clos attenant à la maison, au moment où le soleil se levait. L'amoureux aperçut sous un amandier la tête du vieil Ours qui s'élevait au-dessus d'une haie.

- Bonjour, mon père, lui dit David.

- Tiens, c'est toi, mon garçon ? par quel hasard te trouves-tu sur la route à cette heure ? Entre par là, dit le vigneron en indiquant à son fils une petite porte à claire-voie. Mes vignes ont toutes passé fleur, pas un cep de gelé ! Il y aura plus de vingt poinçons à l'arpent cette année ; mais aussi comme c'est fumé !

- Mon père, je viens vous parler d'une affaire importante.

- Eh ! bien, comment vont nos presses ? tu dois gagner de l'argent gros comme toi ?

- J'en gagnerai, mon père, mais pour le moment je ne suis pas riche.

- Ils me blâment tous ici de fumer à mort, répondit le père. Les bourgeois, c'est-à-dire monsieur le marquis, monsieur le comte, messieurs ci et ça prétendent que j'ôte de la qualité au vin. A quoi sert l'éducation ? à vous brouiller l'entendement. Ecoute ! ces messieurs récoltent sept, quelquefois huit pièces à l'arpent, et les vendent soixante francs la pièce, ce qui fait au plus quatre cents francs par arpent dans les bonnes années. Moi, j'en récolte vingt pièces et les vends trente francs, total six cents francs ! Où sont les niais ? La qualité ! la qualité ! Qu'est-ce que ça me fait, la qualité ? qu'ils la gardent pour eux, la qualité, messieurs les marquis ! pour moi, la qualité, c'est les écus. Tu dis ?...

- Mon père, je me marie, je viens vous demander...

- Me demander ? Quoi ! rien du tout, mon garçon. Marie-toi, j'y consens ; mais pour te donner quelque chose, je me trouve sans un sou. Les façons m'ont ruiné ! Depuis deux ans, j'avance des façons, des impositions, des frais de toute nature ; le gouvernement prend tout, le plus clair va au gouvernement ! Voilà deux ans que les pauvres vignerons ne font rien. Cette année ne se présente pas mal, eh ! bien, mes gredins de poinçons valent déjà onze francs ! on récoltera pour le tonnelier. Pourquoi te marier avant les vendanges...

- Mon père, je ne viens vous demander que votre consentement.

- Ah ! c'est une autre affaire. A l'encontre de qui te maries-tu, sans curiosité ?

- J'épouse mademoiselle Eve Chardon.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? qu'est-ce qu'elle mange ?

- Elle est fille de feu monsieur Chardon, le pharmacien de l'Houmeau.

- Tu épouses une fille de l'Houmeau, toi, un bourgeois ! toi, l'imprimeur du roi à Angoulême ! Voilà les fruits de l'éducation ! Mettez donc vos enfants au collége ! Ah ! çà, elle est donc bien riche, mon garçon ? dit le vieux vigneron en se rapprochant de son fils d'un air câlin ; car si tu épouses une fille de l'Houmeau, elle doit en avoir des mille et des cent ! Bon ! tu me payeras mes loyers. Sais-tu, mon garçon, que voilà deux ans trois mois de loyers dus, ce qui fait deux mille sept cents francs, qui me viendraient bien à point pour payer le tonnelier. A tout autre qu'à mon fils, je serais en droit de demander des intérêts ; car, après tout, les affaires sont les affaires ; mais je te les remets. Hé ! bien, qu'a-t-elle ?

- Mais elle a ce qu'avait ma mère.

Le vieux vigneron allait dire : - Elle n'a que dix mille francs ! Mais il se souvint d'avoir refusé des comptes à son fils, et s'écria : - Elle n'a rien !

- La fortune de ma mère était son intelligence et sa beauté.

- Va donc au marché avec ça, et tu verras ce qu'on te donnera dessus ! Nom d'une pipe, les pères sont-ils malheureux dans leurs enfants ! David, quand je me suis marié, j'avais sur la tête un bonnet de papier pour toute fortune et mes deux bras, j'étais un pauvre Ours ; mais avec la belle imprimerie que je t'ai donnée , avec ton industrie et tes connaissances, tu dois épouser une bourgeoise de la ville, une femme riche de trente à quarante mille francs. Laisse ta passion, et je te marierai, moi ! Nous avons à une lieue d'ici une veuve de trente-deux ans, meunière, qui a cent mille francs de bien au soleil ; voilà ton affaire. Tu peux réunir ses biens à ceux de Marsac, ils se touchent ! Ah ! le beau domaine que nous aurions, et comme je le gouvernerais ! on dit qu'elle va se marier avec Courtois, son premier garçon, tu vaux encore mieux que lui ! Je mènerais le moulin, tandis qu'elle ferait les beaux bras à Angoulême.

- Mon père, je suis engagé...

- David, tu n'entends rien au commerce, je te vois ruiné. Oui, si tu te maries avec cette fille de l'Houmeau, je me mettrai en règle vis-à-vis de toi, je t'assignerai pour me payer mes loyers, car je ne prévois rien de bon. Ah ! mes pauvres presses ! mes presses ! il vous fallait de l'argent pour vous huiler, vous entretenir et vous faire rouler. Il n'y a qu'une bonne année qui puisse me consoler de cela.

- Mon père, il me semble que jusqu'à présent je vous ai causé peu de chagrin...

- Et très-peu payé de loyers, répondit le vigneron.

- Je venais vous demander, outre votre consentement à mon mariage, de me faire élever le second étage de votre maison et de construire un logement au-dessus de l'appentis.

- Bernique, je n'ai pas le sou, tu le sais bien. D'ailleurs, ce serait de l'argent jeté dans l'eau, car qu'est-ce que ça me rapporterait ? Ah ! tu te lèves dès le matin pour venir me demander des constructions à ruiner un roi. Quoiqu'on t'ait nommé David, je n'ai pas les trésors de Salomon. Mais tu es fou ? on m'a changé mon enfant en nourrice. En voilà-t-il un qui aura du raisin ! dit-il en s'interrompant pour montrer un cep à David. Voilà des enfants qui ne trompent pas l'espoir de leurs parents : vous les fumez, ils vous rapportent. Moi, je t'ai mis au lycée, j'ai payé des sommes énormes pour faire de toi un savant, tu vas étudier chez les Didot ; et toutes ces frimes aboutissent à me donner pour bru une fille de l'Houmeau, sans un sou de dot ! Si tu n'avais pas étudié, que tu fusses resté sous mes yeux, tu te serais conduit à ma fantaisie, et tu te marierais aujourd'hui avec une meunière de cent mille francs, sans compter le moulin. Ah ! ton esprit te sert à croire que je te récompenserai de ce beau sentiment, en te faisant construire des palais ?... Mais ne dirait-on pas en vérité que, depuis deux cents ans, la maison où tu es n'a logé que des cochons, et que ta fille de l'Houmeau ne peut pas y coucher. Ah çà ! c'est donc la reine de France ?

- Eh ! bien, mon père, je construirai le second étage à mes frais, ce sera le fils qui enrichira le père. Quoique ce soit le monde renversé, cela se voit quelquefois.

- Comment, mon gars, tu as de l'argent pour bâtir, et tu n'en as pas pour payer tes loyers ? Finaud, tu ruses avec ton père !

La question ainsi posée devint difficile à résoudre, car le bonhomme était enchanté de mettre son fils dans une position qui lui permît de ne lui rien donner tout en paraissant paternel. Aussi David ne put-il obtenir de son père qu'un consentement pur et simple au mariage et la permission de faire à ses frais, dans la maison paternelle, toutes les constructions dont il pouvait avoir besoin. Le vieil Ours, ce modèle des pères conservateurs, fit à son fils la grâce de ne pas exiger ses loyers et de ne pas lui prendre les économies qu'il avait eu l'imprudence de laisser voir. David revint triste : il comprit que dans le malheur il ne pourrait pas compter sur le secours de son père.

Il ne fut question dans tout Angoulême que du mot de l'Evêque et de la réponse de madame de Bargeton. Les moindres événements furent si bien dénaturés, augmentés, embellis, que le poète devint le héros du moment. De la sphère supérieure où gronda cet orage de cancans, il en tomba quelques gouttes dans la bourgeoisie. Quand Lucien passa par Beaulieu pour aller chez madame de Bargeton, il s'aperçut de l'attention envieuse avec laquelle plusieurs jeunes gens le regardèrent, et saisit quelques phrases qui l'enorgueillirent.

- Voilà un jeune homme heureux, disait un fils de famille qui avait assisté à la lecture, il est joli garçon, il a du talent, et madame de Bargeton en est folle !

- La plus belle femme d'Angoulême est à lui, fut une autre phrase qui remua toutes les vanités de son cœur.

Il avait impatiemment attendu l'heure où il savait trouver Louise seule, il avait besoin de faire accepter le mariage de sa sœur à cette femme, devenue l'arbitre de ses destinées. Après la soirée de la veille, Louise serait peut-être plus tendre, et cette tendresse pouvait amener un moment de bonheur. Il ne s'était pas trompé : madame de Bargeton le reçut avec une emphase de sentiment qui parut à ce novice en amour un touchant progrès de passion. Elle abandonna ses beaux cheveux d'or, ses mains, sa tête aux baisers enflammés du poète qui, la veille, avait tant souffert !

- Si tu avais vu ton visage pendant que tu lisais, dit-elle, car ils étaient arrivés la veille au tutoiement, à cette caresse du langage, alors que sur le canapé Louise avait de sa blanche main essuyé les gouttes de sueur qui par avance mettaient des perles sur le front où elle posait une couronne. Il s'échappait des étincelles de tes beaux yeux ! je voyais sortir de tes lèvres les chaînes d'or qui suspendent les cœurs à la bouche des poètes. Tu me liras tout Chénier, c'est le poète des amants. Tu ne souffriras plus, je ne le veux pas ! oui, cher ange, je te ferai une oasis où tu vivras toute ta vie de poète, active, molle, indolente, laborieuse, pensive tour à tour ; mais n'oubliez jamais que vos lauriers me sont dus, que ce sera pour moi la noble indemnité des souffrances qui m'adviendront. Pauvre cher, ce monde ne m'épargnera pas plus qu'il ne t'épargne, il se venge de tous les bonheurs qu'il ne partage pas. Oui, je serai toujours jalousée, ne l'avez-vous pas vu hier ? Ces mouches buveuses de sang sont-elles accourues assez vite pour s'abreuver dans les piqûres qu'elles ont faites ? Mais j'étais heureuse ! je vivais ! Il y a si long-temps que toutes les cordes de mon cœur n'ont résonné !

Des larmes coulèrent sur les joues de Louise, Lucien lui prit une main, et pour toute réponse la baisa long-temps. Les vanités de ce poète furent donc caressées par cette femme comme elles l'avaient été par sa mère, par sa sœur et par David. Chacun autour de lui continuait à exhausser le piédestal imaginaire sur lequel il se mettait. Entretenu par tout le monde, par ses amis comme par la rage de ses ennemis dans ses croyances ambitieuses, il marchait dans une atmosphère pleine de mirages. Les jeunes imaginations sont si naturellement complices de ces louanges et de ces idées, tout s'empresse tant à servir un jeune homme beau, plein d'avenir, qu'il faut plus d'une leçon amère et froide pour dissiper de tels prestiges.

- Tu veux donc bien, ma belle Louise, être ma Béatrix, mais une Béatrix qui se laisse aimer ?

Elle releva ses beaux yeux qu'elle avait tenus baissés, et dit en démentant sa parole par un angélique sourire : - Si vous le méritez... plus tard ! N'êtes-vous pas heureux ? avoir un cœur à soi ! pouvoir tout dire avec la certitude d'être compris, n'est-ce pas le bonheur ?

- Oui, répondit-il en faisant une moue d'amoureux contrarié.

- Enfant ! dit-elle en se moquant. Allons, n'avez-vous pas quelque chose à me dire ? Tu es entré tout préoccupé, mon Lucien.

Lucien confia timidement à sa bien-aimée l'amour de David pour sa sœur, celui de sa sœur pour David, et le mariage projeté.

- Pauvre Lucien, dit-elle, il a peur d'être battu, grondé, comme si c'était lui qui se mariât ! Mais où est le mal ? reprit-elle en passant ses mains dans les cheveux de Lucien. Que me fait ta famille, où tu es une exception ? Si mon père épousait sa servante, t'en inquiéterais-tu beaucoup ? Cher enfant, les amants sont à eux seuls toute leur famille. Ai-je dans le monde un autre intérêt que mon Lucien ? Sois grand, sache conquérir de la gloire, voilà nos affaires !

Lucien fut l'homme du monde le plus heureux de cette égoïste réponse. Au moment où il écoutait les folles raisons par lesquelles Louise lui prouva qu'ils étaient seuls dans le monde, monsieur de Bargeton entra. Lucien fronça le sourcil, et parut interdit, Louise lui fit un signe et le pria de rester à dîner avec eux en lui demandant de lui lire André Chénier, jusqu'à ce que les joueurs et les habitués vinssent.

- Vous ne ferez pas seulement plaisir à elle, dit monsieur de Bargeton, mais à moi aussi. Rien ne m'arrange mieux que d'entendre lire après mon dîner.

Câliné par monsieur de Bargeton, câliné par Louise, servi par les domestiques avec le respect qu'ils ont pour les favoris de leurs maîtres, Lucien resta dans l'hôtel de Bargeton en s'identifiant à toutes les jouissances d'une fortune dont l'usufruit lui était livré. Quand le salon fut plein de monde, il se sentit si fort de la bêtise de monsieur de Bargeton et de l'amour de Louise, qu'il prit un air dominateur que sa belle maîtresse encouragea. Il savoura les plaisirs du despotisme conquis par Naïs et qu'elle aimait à lui faire partager. Enfin il s'essaya pendant cette soirée à jouer le rôle d'un héros de petite ville. En voyant la nouvelle attitude de Lucien, quelques personnes pensèrent qu'il était, suivant une expression de l'ancien temps, du dernier bien avec madame de Bargeton. Amélie, venue avec monsieur du Châtelet, affirmait ce grand malheur dans un coin du salon où s'étaient réunis les jaloux et les envieux.

- Ne rendez pas Naïs comptable de la vanité d'un petit jeune homme tout fier de se trouver dans un monde où il ne croyait jamais pouvoir aller, dit Châtelet. Ne voyez-vous pas que ce Chardon prend les phrases gracieuses d'une femme du monde pour des avances, il ne sait pas encore distinguer le silence que garde la passion vraie du langage protecteur que lui méritent sa beauté, sa jeunesse et son talent ! Les femmes seraient trop à plaindre si elles étaient coupables de tous les désirs qu'elles nous inspirent. Il est certainement amoureux, mais quant à Naïs...

- Oh ! Naïs, répéta la perfide Amélie, Naïs est très-heureuse de cette passion. A son âge, l'amour d'un jeune homme offre tant de séductions ! on redevient jeune auprès de lui, l'on se fait jeune fille, on en prend les scrupules, les manières, et l'on ne songe pas au ridicule... Voyez donc ? le fils d'un pharmacien se donne des airs de maître chez madame de Bargeton.

- L'amour ne connaît pas ces distances-là, chanteronna Adrien.

Le lendemain, il n'y eut pas une seule maison dans Angoulême où l'on ne discutât le degré d'intimité dans lequel se trouvaient monsieur Chardon, alias de Rubempré, et madame de Bargeton : à peine coupables de quelques baisers, le monde les accusait déjà du plus criminel bonheur. Madame de Bargeton portait la peine de sa royauté. Parmi les bizarreries de la société, n'avez-vous pas remarqué les caprices de ses jugements et la folie de ses exigences ? Il est des personnes auxquelles tout est permis : elles peuvent faire les choses les plus déraisonnables ; d'elles, tout est bienséant, c'est à qui justifiera leurs actions. Mais il en est d'autres pour lesquelles le monde est d'une incroyable sévérité ; celles-là doivent faire tout bien, ne jamais ni se tromper, ni faillir, ni même laisser échapper une sottise ; vous diriez des statues admirées que l'on ôte de leur piédestal dès que l'hiver leur a fait tomber un doigt ou cassé le nez ; on ne leur permet rien d'humain, elles sont tenues d'être toujours divines et parfaites. Un seul regard de madame de Bargeton à Lucien équivalait aux douze années de bonheur de Zizine et de Francis. Un serrement de main entre les deux amants allait attirer sur eux toutes les foudres de la Charente.

David avait rapporté de Paris un pécule secret qu'il destinait aux frais nécessités par son mariage et par la construction du second étage de la maison paternelle. Agrandir cette maison, n'était-ce pas travailler pour lui ? tôt ou tard elle lui reviendrait, son père avait soixante-dix-huit ans. L'imprimeur fit donc construire en colombage l'appartement de Lucien, afin de ne pas surcharger les vieux murs de cette maison lézardée. Il se plut à décorer, à meubler galamment l'appartement du premier, où la belle Eve devait passer sa vie. Ce fut un temps d'allégresse et de bonheur sans mélange pour les deux amis. Quoique las des chétives proportions de l'existence en province, et fatigué de cette sordide économie qui faisait d'une pièce de cent sous une somme énorme, Lucien supporta sans se plaindre les calculs de la misère et ses privations. Sa sombre mélancolie avait fait place à la radieuse expression de l'espérance. Il voyait briller une étoile au-dessus de sa tête ; il rêvait une belle existence en asseyant son bonheur sur la tombe de monsieur de Bargeton, lequel avait de temps en temps des digestions difficiles, et l'heureuse manie de regarder l'indigestion de son dîner comme une maladie qui devait se guérir par celle du souper.

Vers le commencement du mois de septembre, Lucien n'était plus prote, il était monsieur de Rubempré, logé magnifiquement en comparaison de la misérable mansarde à lucarne où le petit Chardon demeurait à l'Houmeau ; il n'était plus un homme de l'Houmeau, il habitait le haut Angoulême, et dînait près de quatre fois par semaine chez madame de Bargeton. Pris en amitié par monseigneur, il était admis à l'Evêché. Ses occupations le classaient parmi les personnes les plus élevées. Enfin il devait prendre place un jour parmi les illustrations de la France. Certes, en parcourant un joli salon, une charmante chambre à coucher et un cabinet plein de goût, il pouvait se consoler de prélever trente francs par mois sur les salaires si péniblement gagnés par sa sœur et par sa mère ; car il apercevait le jour où le roman historique auquel il travaillait depuis deux ans, L'Archer de Charles IX , et un volume de poésies intitulées Les Marguerites , répandraient son nom dans le monde littéraire, en lui donnant assez d'argent pour s'acquitter envers sa mère, sa sœur et David. Aussi, se trouvant grandi, prêtant l'oreille au retentissement de son nom dans l'avenir, acceptait-il maintenant ces sacrifices avec une noble assurance : il souriait de sa détresse, il jouissait de ses dernières misères. Eve et David avaient fait passer le bonheur de leur frère avant le leur. Le mariage était retardé par le temps que demandaient encore les ouvriers pour achever les meubles, les peintures, les papiers destinés au premier étage : car les affaires de Lucien avaient eu la primauté. Quiconque connaissait Lucien ne se serait pas étonné de ce dévouement : il était si séduisant ! ses manières étaient si câlines ! son impatience et ses désirs, il les exprimait si gracieusement ! il avait toujours gagné sa cause avant d'avoir parlé. Ce fatal privilége perd plus de jeunes gens qu'il n'en sauve. Habitués aux prévenances qu'inspire une jolie jeunesse, heureux de cette égoïste protection que le Monde accorde à un être qui lui plaît, comme il fait l'aumône au mendiant qui réveille un sentiment et lui donne une émotion, beaucoup de ces grands enfants jouissent de cette faveur au lieu de l'exploiter. Trompés sur le sens et le mobile des relations sociales, ils croient toujours rencontrer de décevants sourires ; mais ils arrivent nus, chauves, dépouillés, sans valeur ni fortune, au moment où, comme de vieilles coquettes et de vieux haillons, le Monde les laisse à la porte d'un salon et au coin d'une borne. Eve avait d'ailleurs désiré ce retard, elle voulait établir économiquement les choses nécessaires à un jeune ménage. Que pouvaient refuser deux amants à un frère qui, voyant travailler sa sœur, disait avec un accent parti du cœur : - Je voudrais savoir coudre ! Puis le grave et observateur David avait été complice de ce dévouement. Néanmoins, depuis le triomphe de Lucien chez madame de Bargeton, il eut peur de la transformation qui s'opérait chez Lucien ; il craignit de lui voir mépriser les mœurs bourgeoises. Dans le désir d'éprouver son frère, David le mit quelquefois entre les joies patriarcales de la famille et les plaisirs du grand monde, et, voyant Lucien leur sacrifier ses vaniteuses jouissances, il s'était écrié : - On ne nous le corrompra point ! Plusieurs fois les trois amis et madame Chardon firent des parties de plaisir, comme elles se font en province : ils allaient se promener dans les bois qui avoisinent Angoulême et longent la Charente ; ils dînaient sur l'herbe avec des provisions que l'apprenti de David apportait à un certain endroit et à une heure convenue ; puis ils revenaient le soir, un peu fatigués, n'ayant pas dépensé trois francs. Dans les grandes circonstances, quand ils dînaient à ce qui se nomme un restaurât , espèce de restaurant champêtre qui tient le milieu entre le bouchon des provinces et la guinguette de Paris, ils allaient jusqu'à cent sous partagés entre David et les Chardon. David savait un gré infini à Lucien d'oublier, dans ces champêtres journées, les satisfactions qu'il trouvait chez madame de Bargeton et les somptueux dîners du monde. Chacun voulait alors fêter le grand homme d'Angoulême.

Dans ces conjonctures, au moment où il ne manquait presque plus rien au futur ménage, pendant un voyage que David fit à Marsac pour obtenir de son père qu'il vînt assister à son mariage, en espérant que le bonhomme, séduit par sa belle-fille, contribuerait aux énormes dépenses nécessitées par l'arrangement de la maison, il arriva l'un de ces événements qui, dans une petite ville, changent entièrement la face des choses.

Lucien et Louise avaient dans du Châtelet un espion intime qui guettait avec la persistance d'une haine mêlée de passion et d'avarice l'occasion d'amener un éclat. Sixte voulait forcer madame de Bargeton à si bien se prononcer pour Lucien, qu'elle fût ce qu'on nomme perdue . Il s'était posé comme un humble confident de madame de Bargeton ; mais s'il admirait Lucien rue du Minage, il le démolissait partout ailleurs. Il avait insensiblement conquis les petites entrées chez Naïs, qui ne se défiait plus de son vieil adorateur ; mais il avait trop présumé des deux amants dont l'amour restait platonique, au grand désespoir de Louise et de Lucien. Il y a en effet des passions qui s'embarquent mal ou bien, comme on voudra. Deux personnes se jettent dans la tactique du sentiment, parlent au lieu d'agir, et se battent en plein champ au lieu de faire un siége. Elles se blasent ainsi souvent d'elles-mêmes en fatiguant leurs désirs dans le vide. Deux amants se donnent alors le temps de réfléchir, de se juger. Souvent des passions qui étaient entrées en campagne, enseignes déployées, pimpantes, avec une ardeur à tout renverser, finissent alors par rentrer chez elles, sans victoire, honteuses, désarmées, sottes de leur vain bruit. Ces fatalités sont parfois explicables par les timidités de la jeunesse et par les temporisations auxquelles se plaisent les femmes qui débutent, car ces sortes de tromperies mutuelles n'arrivent ni aux fats qui connaissent la pratique, ni aux coquettes habituées aux manéges de la passion.

La vie de province est d'ailleurs singulièrement contraire aux contentements de l'amour, et favorise les débats intellectuels de la passion ; comme aussi les obstacles qu'elle oppose au doux commerce qui lie tant les amants, précipitent [Coquille du Furne : précipite.] les âmes ardentes en des partis extrêmes. Cette vie est basée sur un espionnage si méticuleux, sur une si grande transparence des intérieurs, elle admet si peu l'intimité qui console sans offenser la vertu, les relations les plus pures y sont si déraisonnablement incriminées, que beaucoup de femmes sont flétries malgré leur innocence. Certaines d'entre elles s'en veulent alors de ne pas goûter toutes les félicités d'une faute dont tous les malheurs les accablent. La société qui blâme ou critique sans aucun examen sérieux les faits patents par lesquels se terminent de longues luttes secrètes, est ainsi primitivement complice de ces éclats ; mais la plupart des gens qui déblatèrent contre les prétendus scandales offerts par quelques femmes calomniées sans raison n'ont jamais pensé aux causes qui déterminent chez elles une résolution publique. Madame de Bargeton allait se trouver dans cette bizarre situation où se sont trouvées beaucoup de femmes qui ne se sont perdues qu'après avoir été injustement accusées.

Au début de la passion, les obstacles effraient les gens inexpérimentés ; et ceux que rencontraient les deux amants, ressemblaient fort aux liens par lesquels les Lilliputiens avaient garrotté Gulliver. C'était des riens multipliés qui rendaient tout mouvement impossible et annulaient les plus violents désirs. Ainsi, madame de Bargeton devait rester toujours visible. Si elle avait fait fermer sa porte aux heures où venait Lucien, tout eût été dit, autant aurait valu s'enfuir avec lui. Elle le recevait à la vérité dans ce boudoir auquel il s'était si bien accoutumé, qu'il s'en croyait le maître ; mais les portes demeuraient consciencieusement ouvertes. Tout se passait le plus vertueusement du monde. Monsieur de Bargeton se promenait chez lui comme un hanneton sans croire que sa femme voulût être seule avec Lucien. S'il n'y avait eu d'autre obstacle que lui, Naïs aurait très-bien pu le renvoyer ou l'occuper ; mais elle était accablée de visites, et il y avait d'autant plus de visiteurs que la curiosité était plus éveillée. Les gens de province sont naturellement taquins, ils aiment à contrarier les passions naissantes. Les domestiques allaient et venaient dans la maison sans être appelés ni sans prévenir de leur arrivée, par suite de vieilles habitudes prises, et qu'une femme qui n'avait rien à cacher leur avait laissé prendre. Changer les mœurs intérieures de sa maison, n'était-ce pas avouer l'amour dont doutait encore tout Angoulême ? Madame de Bargeton ne pouvait pas mettre le pied hors de chez elle sans que la ville sût où elle allait. Se promener seule avec Lucien hors de la ville était une démarche décisive : il aurait été moins dangereux de s'enfermer avec lui chez elle. Si Lucien était resté après minuit chez madame de Bargeton, sans y être en compagnie, on en aurait glosé le lendemain. Ainsi au dedans comme au dehors, madame de Bargeton vivait toujours en public. Ces détails peignent toute la province : les fautes y sont ou avouées ou impossibles.

Louise, comme toutes les femmes entraînées par une passion sans en avoir l'expérience, reconnaissait une à une les difficultés de sa position ; elle s'en effrayait. Sa frayeur réagissait alors sur ces amoureuses discussions qui prennent les plus belles heures où deux amants se trouvent seuls. Madame de Bargeton n'avait pas de terre où elle pût emmener son cher poète, comme font quelques femmes qui, sous un prétexte habilement forgé, vont s'enterrer à la campagne. Fatiguée de vivre en public, poussée à bout par cette tyrannie dont le joug était plus dur que ses plaisirs n'étaient doux, elle pensait à l'Escarbas, et méditait d'y aller voir son vieux père, tant elle s'irritait de ces misérables obstacles.

Châtelet ne croyait pas à tant d'innocence. Il guettait les heures auxquelles Lucien venait chez madame de Bargeton, et s'y rendait quelques instants après, en se faisant toujours accompagner de monsieur de Chandour, l'homme le plus indiscret de la coterie, et auquel il cédait le pas pour entrer, espérant toujours une surprise en cherchant si opiniâtrement un hasard. Son rôle et la réussite de son plan étaient d'autant plus difficiles, qu'il devait rester neutre, afin de diriger tous les acteurs du drame qu'il voulait faire jouer. Aussi, pour endormir Lucien qu'il caressait et madame de Bargeton qui ne manquait pas de perspicacité, s'était-il attaché par contenance à la jalouse Amélie. Pour mieux faire espionner Louise et Lucien, il avait réussi depuis quelques jours à établir entre monsieur de Chandour et lui une controverse au sujet des deux amoureux. Du Châtelet prétendait que madame de Bargeton se moquait de Lucien, qu'elle était trop fière, trop bien née pour descendre jusqu'au fils d'un pharmacien. Ce rôle d'incrédule allait au plan qu'il s'était tracé, car il désirait passer pour le défenseur de madame de Bargeton. Stanislas soutenait que Lucien n'était pas un amant malheureux. Amélie aiguillonnait la discussion en souhaitant savoir la vérité. Chacun donnait ses raisons. Comme il arrive dans les petites villes, souvent quelques intimes de la maison Chandour arrivaient au milieu d'une conversation où du Châtelet et Stanislas justifiaient à l'envi leur opinion par d'excellentes observations. Il était bien difficile que chaque adversaire ne cherchât pas des partisans en demandant à son voisin : - Et vous, quel est votre avis ? Cette controverse tenait madame de Bargeton et Lucien constamment en vue. Enfin, un jour du Châtelet fit observer que toutes les fois que monsieur de Chandour et lui se présentaient chez madame de Bargeton et que Lucien s'y trouvait, aucun indice ne trahissait de relations suspectes : la porte du boudoir était ouverte, les gens allaient et venaient, rien de mystérieux n'annonçait les jolis crimes de l'amour, etc. Stanislas, qui ne manquait pas d'une certaine dose de bêtise, se promit d'arriver le lendemain sur la pointe du pied, ce à quoi la perfide Amélie l'engagea fort.

Ce lendemain fut pour Lucien une de ces journées où les jeunes gens s'arrachent quelques cheveux en se jurant à eux-mêmes de ne pas continuer le sot métier de soupirant. Il s'était accoutumé à sa position. Le poète qui avait si timidement pris une chaise dans le boudoir sacré de la reine d'Angoulême, s'était métamorphosé en amoureux exigeant. Six mois avaient suffi pour qu'il se crût l'égal de Louise, et il voulait alors en être le maître. Il partit de chez lui se promettant d'être très-déraisonnable, de mettre sa vie en jeu, d'employer toutes les ressources d'une éloquence enflammée, de dire qu'il avait la tête perdue, qu'il était incapable d'avoir une pensée ni d'écrire une ligne. Il existe chez certaines femmes une horreur des partis pris qui fait honneur à leur délicatesse, elles aiment à céder à l'entraînement, et non à des conventions. Généralement, personne ne veut d'un plaisir imposé. Madame de Bargeton remarqua sur le front de Lucien, dans ses yeux, dans sa physionomie et dans ses manières, cet air agité qui trahit une résolution arrêtée : elle se proposa de la déjouer, un peu par esprit de contradiction, mais aussi par une noble entente de l'amour. En femme exagérée, elle s'exagérait la valeur de sa personne. A ses yeux, madame de Bargeton était une souveraine, une Béatrix, une Laure. Elle s'asseyait, comme au Moyen-Age, sous le dais du tournoi littéraire, et Lucien devait la mériter après plusieurs victoires, il avait à effacer l' enfant sublime , Lamartine, Walter Scott, Byron. La noble créature considérait son amour comme un principe généreux : les désirs qu'elle inspirait à Lucien devaient être une cause de gloire pour lui. Ce donquichottisme féminin est un sentiment qui donne à l'amour une consécration respectable, elle l'utilise, elle l'agrandit, elle l'honore. Obstinée à jouer le rôle de Dulcinée dans la vie de Lucien pendant sept à huit ans, madame de Bargeton voulait, comme beaucoup de femmes de province, faire acheter sa personne par une espèce de servage, par un temps de constance qui lui permît de juger son ami.

Quand Lucien eut engagé la lutte par une de ces fortes bouderies dont se rient les femmes encore libres d'elles-mêmes, et qui n'attristent que les femmes aimées, Louise prit un air digne, et commença l'un de ses longs discours bardés de mots pompeux. - Est-ce là ce que vous m'aviez promis, Lucien ? dit-elle en finissant. Ne mettez pas dans un présent si doux des remords qui plus tard empoisonneraient ma vie. Ne gâtez pas l'avenir ! Et je le dis avec orgueil, ne gâtez pas le présent ! N'avez-vous pas tout mon cœur ? Que vous faut-il donc ? votre amour se laisserait-il influencer par les sens, tandis que le plus beau privilége d'une femme aimée est de leur imposer silence ? Pour qui me prenez-vous donc ? ne suis-je donc plus votre Béatrix ? Si je ne suis pas pour vous quelque chose de plus qu'une femme, je suis moins qu'une femme.

- Vous ne diriez pas autre chose à un homme que vous n'aimeriez pas, s'écria Lucien furieux.

- Si vous ne sentez pas tout ce qu'il y a de véritable amour dans mes idées, vous ne serez jamais digne de moi.

- Vous mettez mon amour en doute pour vous dispenser d'y répondre, dit Lucien en se jetant à ses pieds et pleurant.

Le pauvre garçon pleura sérieusement en se voyant pour si longtemps à la porte du paradis. Ce fut des larmes de poète qui se croyait humilié dans sa puissance, des larmes d'enfant au désespoir de se voir refuser le jouet qu'il demande.

- Vous ne m'avez jamais aimé, s'écria-t-il.

- Vous ne croyez pas ce que vous dites, répondit-elle flattée de cette violence.

- Prouvez-moi donc que vous êtes à moi, dit Lucien échevelé.

En ce moment, Stanislas arriva sans être entendu, vit Lucien à demi renversé, les larmes aux yeux et la tête appuyée sur les genoux de Louise. Satisfait de ce tableau suffisamment suspect, Stanislas se replia brusquement sur du Châtelet, qui se tenait à la porte du salon. Madame de Bargeton s'élança vivement, mais elle n'atteignit pas les deux espions, qui s'étaient précipitamment retirés comme des gens importuns.

- Qui donc est venu ? demanda-t-elle à ses gens.

- Messieurs de Chandour et du Châtelet, répondit Gentil, son vieux valet de chambre.

Elle rentra dans son boudoir pâle et tremblant.

- S'ils vous ont vu ainsi, je suis perdue, dit-elle à Lucien.

- Tant mieux ! s'écria le poète.

Elle sourit à ce cri d'égoïsme plein d'amour. En province, une semblable aventure s'aggrave par la manière dont elle se raconte.

En un moment, chacun sut que Lucien avait été surpris aux genoux de Naïs. Monsieur de Chandour, heureux de l'importance que lui donnait cette affaire, alla d'abord raconter le grand événement au Cercle, puis de maison en maison. Du Châtelet s'empressa de dire partout qu'il n'avait rien vu ; mais en se mettant ainsi en dehors du fait, il excitait Stanislas à parler, il lui faisait enchérir sur les détails ; et Stanislas, se trouvant spirituel, en ajoutait de nouveaux à chaque récit. Le soir, la société afflua chez Amélie ; car le soir les versions les plus exagérées circulaient dans l'Angoulême noble, où chaque narrateur avait imité Stanislas. Femmes et hommes étaient impatients de connaître la vérité. Les femmes qui se voilaient la face en criant le plus au scandale, à la perversité, étaient précisément Amélie, Zéphirine, Fifine, Lolotte, qui toutes étaient plus ou moins grevées de bonheurs illicites. Le cruel thème se variait sur tous les tons.

- Eh ! bien, disait l'une, cette pauvre Naïs, vous savez ? Moi, je ne le crois pas, elle a devant elle toute une vie irréprochable ; elle est beaucoup trop fière pour être autre chose que la protectrice de monsieur Chardon. Mais si cela est, je la plains de tout mon cœur.

- Elle est d'autant plus à plaindre, qu'elle se donne un ridicule affreux ; car elle pourrait être la mère de monsieur Lulu, comme l'appelait Jacques. Ce poétriau a tout au plus vingt-deux ans, et Naïs, entre nous soit dit, a bien quarante ans.

- Moi, disait Châtelet, je trouve que la situation même dans laquelle était monsieur de Rubempré prouve l'innocence de Naïs. On ne se met pas à genoux pour redemander ce qu'on a déjà eu.

- C'est selon ! dit Francis d'un air égrillard qui lui valut de Zéphirine une oeillade improbative.

- Mais dites-nous donc bien ce qui en est, demandait-on à Stanislas en se formant en comité secret dans un coin du salon.

Stanislas avait fini par composer un petit conte plein de gravelures, et l'accompagnait de gestes et de poses qui incriminaient prodigieusement la chose.

- C'est incroyable, répétait-on.

- A midi, disait l'une.

- Naïs aurait été la dernière que j'eusse soupçonnée.

- Que va-t-elle faire ?

Puis des commentaires, des suppositions infinies !... Du Châtelet défendait madame de Bargeton ; mais il la défendait si maladroitement qu'il attisait le feu du commérage au lieu de l'éteindre. Lili, désolée de la chute du plus bel ange de l'olympe angoumoisin, alla tout en pleurs colporter la nouvelle à l'Evêché. Quand la ville entière fut bien certainement en rumeur, l'heureux du Châtelet alla chez madame de Bargeton, où il n'y avait, hélas ! qu'une seule table de wisth ; il demanda diplomatiquement à Naïs d'aller causer avec elle dans son boudoir. Tous deux s'assirent sur le petit canapé.

- Vous savez sans doute, dit du Châtelet à voix basse, ce dont tout Angoulême s'occupe...

- Non, dit-elle.

- Eh ! bien, reprit-il, je suis trop votre ami pour vous le laisser ignorer. Je dois vous mettre à même de faire cesser des calomnies sans doute inventées par Amélie, qui a l'outrecuidance de se croire votre rivale. Je venais ce matin vous voir avec ce singe de Stanislas, qui me précédait de quelques pas, lorsqu'en arrivant là, dit-il en montrant la porte du boudoir, il prétend vous avoir vue avec monsieur de Rubempré dans une situation qui ne lui permettait pas d'entrer ; il est revenu sur moi tout effaré en m'entraînant, sans me laisser le temps de me reconnaître ; et nous étions à Beaulieu, quand il me dit la raison de sa retraite. Si je l'avais connue, je n'aurais pas bougé de chez vous, afin d'éclaircir cette affaire à votre avantage ; mais revenir chez vous après en être sorti ne prouvait plus rien. Maintenant, que Stanislas ait vu de travers, ou qu'il ait raison, il doit avoir tort . Chère Naïs, ne laissez pas jouer votre vie, votre honneur, votre avenir par un sot ; imposez-lui silence à l'instant. Vous connaissez ma situation ici ? Quoique j'y aie besoin de tout le monde, je vous suis entièrement dévoué. Disposez d'une vie qui vous appartient. Quoique vous ayez repoussé mes vœux, mon cœur sera toujours à vous, et en toute occasion je vous prouverai combien je vous aime. Oui, je veillerai sur vous comme un fidèle serviteur, sans espoir de récompense, uniquement pour le plaisir que je trouve à vous servir, même à votre insu. Ce matin, j'ai partout dit que j'étais à la porte du salon, et que je n'avais rien vu. Si l'on vous demande qui vous a instruite des propos tenus sur vous, servez-vous de moi. Je serais bien glorieux d'être votre défenseur avoué ; mais, entre nous, monsieur de Bargeton est le seul qui puisse demander raison à Stanislas... Quand ce petit Rubempré aurait fait quelque folie, l'honneur d'une femme ne saurait être à la merci du premier étourdi qui se met à ses pieds. Voilà ce que j'ai dit.

Naïs remercia du Châtelet par une inclination de tête, et demeura pensive. Elle était fatiguée, jusqu'au dégoût, de la vie de province. Au premier mot de du Châtelet, elle avait jeté les yeux sur Paris. Le silence de madame de Bargeton mettait son savant adorateur dans une situation gênante.

- Disposez de moi, dit-il, je vous le répète.

- Merci, répondit-elle.

- Que comptez-vous faire ?

- Je verrai.

Long silence.

- Aimez-vous donc tant ce petit Rubempré ?

Elle laissa échapper un superbe sourire, et se croisa les bras en regardant les rideaux de son boudoir. Du Châtelet sortit sans avoir pu déchiffrer ce cœur de femme altière. Quand Lucien et les quatre fidèles vieillards qui étaient venus faire leur partie sans s'émouvoir de ces cancans problématiques furent partis, madame de Bargeton arrêta son mari, qui se disposait à s'aller coucher, en ouvrant la bouche pour souhaiter une bonne nuit à sa femme.

- Venez par ici, mon cher, j'ai à vous parler, dit-elle avec une sorte de solennité.

Monsieur de Bargeton suivit sa femme dans le boudoir.

- Monsieur, lui dit-elle, j'ai peut-être eu tort de mettre dans mes soins protecteurs envers monsieur de Rubempré une chaleur aussi mal comprise par les sottes gens de cette ville que par lui-même. Ce matin, Lucien s'est jeté à mes pieds, là, en me faisant une déclaration d'amour. Stanislas est entré dans le moment où je relevais cet enfant. Au mépris des devoirs que la courtoisie impose à un gentilhomme envers une femme en toute espèce de circonstance, il a prétendu m'avoir surprise dans une situation équivoque avec ce garçon, que je traitais alors comme il le mérite. Si ce jeune écervelé savait les calomnies auxquelles sa folie donne lieu, je le connais, il irait insulter Stanislas et le forcerait à se battre. Cette action serait comme un aveu public de son amour. Je n'ai pas besoin de vous dire que votre femme est pure, mais vous penserez qu'il y a quelque chose de déshonorant pour vous et pour moi à ce que ce soit monsieur de Rubempré qui la défende. Allez à l'instant chez Stanislas, et demandez-lui sérieusement raison des insultants propos qu'il a tenus sur moi ; songez que vous ne devez pas souffrir que l'affaire s'arrange, à moins qu'il ne se rétracte en présence de témoins nombreux et importants. Vous conquerrez ainsi l'estime de tous les honnêtes gens ; vous vous conduirez en homme d'esprit, en galant homme, et vous aurez des droits à mon estime. Je vais faire partir Gentil à cheval pour l'Escarbas, mon père doit être votre témoin ; malgré son âge, je le sais homme à fouler aux pieds cette poupée qui noircit la réputation d'une Nègrepelisse. Vous avez le choix des armes, battez-vous au pistolet, vous tirez à merveille.

- J'y vais, reprit monsieur de Bargeton qui prit sa canne et son chapeau.

- Bien, mon ami, dit sa femme émue ; voilà comme j'aime les hommes. Vous êtes un gentilhomme.

Elle lui présenta son front à baiser, que le vieillard baisa tout heureux et fier. Cette femme, qui portait une espèce de sentiment maternel à ce grand enfant, ne put réprimer une larme en entendant retentir la porte cochère quand elle se referma sur lui.

- Comme il m'aime ! se dit-elle. Le pauvre homme tient à la vie, et cependant il la perdrait sans regret pour moi.

Monsieur de Bargeton ne s'inquiétait pas d'avoir à s'aligner le lendemain devant un homme, à regarder froidement la bouche d'un pistolet dirigé sur lui ; non, il n'était embarrassé que d'une seule chose, et il en frémissait tout en allant chez monsieur de Chandour. - Que vais-je dire ? pensait-il. Naïs aurait bien dû me faire un thème ! Et il se creusait la cervelle afin de formuler quelques phrases qui ne fussent point ridicules.

Mais les gens qui vivent, comme vivait monsieur de Bargeton, dans un silence imposé par l'étroitesse de leur esprit et leur peu de portée, ont, dans les grandes circonstances de la vie, une solennité toute faite. Parlant peu, il leur échappe naturellement peu de sottises ; puis, réfléchissant beaucoup à ce qu'ils doivent dire, leur extrême défiance d'eux-mêmes les porte à si bien étudier leurs discours qu'ils s'expriment à merveille par un phénomène pareil à celui qui délia la langue à l'ânesse de Balaam. Aussi monsieur de Bargeton se comporta-t-il comme un homme supérieur. Il justifia l'opinion de ceux qui le regardaient comme un philosophe de l'école de Pythagore. Il entra chez Stanislas à onze heures du soir, et y trouva nombreuse compagnie. Il alla saluer silencieusement Amélie, et offrit à chacun son niais sourire, qui, dans les circonstances présentes, parut profondément ironique. Il se fit alors un grand silence, comme dans la nature à l'approche d'un orage. Châtelet, qui était revenu, regarda tour à tour d'une façon très-significative monsieur de Bargeton et Stanislas, que le mari offensé aborda poliment.

Du Châtelet comprit le sens d'une visite faite à une heure où ce vieillard était toujours couché : Naïs agitait évidemment ce bras débile ; et, comme sa position auprès d'Amélie lui donnait le droit de se mêler des affaires du ménage, il se leva, prit monsieur de Bargeton à part et lui dit : - Vous voulez parler à Stanislas ?

- Oui, dit le bonhomme heureux d'avoir un entremetteur qui peut-être prendrait la parole pour lui.

- Eh ! bien, allez dans la chambre à coucher d'Amélie, lui répondit le Directeur des Contributions heureux de ce duel qui pouvait rendre madame de Bargeton veuve en lui interdisant d'épouser Lucien, la cause du duel.

- Stanislas, dit du Châtelet à monsieur de Chandour, Bargeton vient sans doute vous demander raison des propos que vous tenez sur Naïs. Venez chez votre femme, et conduisez-vous tous deux en gentilshommes. Ne faites point de bruit, affectez beaucoup de politesse, ayez enfin toute la froideur d'une dignité britannique.

En un moment Stanislas et du Châtelet vinrent trouver Bargeton.

- Monsieur, dit le mari offensé, vous prétendez avoir trouvé madame de Bargeton dans une situation équivoque avec monsieur de Rubempré ?

- Avec monsieur Chardon, reprit ironiquement Stanislas qui ne croyait pas Bargeton un homme fort.

- Soit, reprit le mari. Si vous ne démentez pas ce propos en présence de la société qui est chez vous en ce moment, je vous prie de prendre un témoin. Mon beau-père, monsieur de Nègrepelisse, viendra vous chercher à quatre heures du matin. Faisons chacun nos dispositions, car l'affaire ne peut s'arranger que de la manière que je viens d'indiquer. Je choisis le pistolet, je suis l'offensé.

Durant le chemin, monsieur de Bargeton avait ruminé ce discours, le plus long qu'il eût fait en sa vie, il le dit sans passion et de l'air le plus simple du monde. Stanislas pâlit et se dit en lui-même : - Qu'ai-je vu, après tout ? Mais, entre la honte de démentir ses propos devant toute la ville, en présence de ce muet qui paraissait ne pas vouloir entendre raillerie, et la peur, la hideuse peur qui lui serrait le cou de ses mains brûlantes, il choisit le péril le plus éloigné.

- C'est bien. A demain, dit-il à monsieur de Bargeton en pensant que l'affaire pourrait s'arranger.

Les trois hommes rentrèrent, et chacun étudia leur physionomie : du Châtelet souriait, monsieur de Bargeton était absolument comme s'il se trouvait chez lui ; mais Stanislas se montra blême. A cet aspect quelques femmes devinèrent l'objet de la conférence. Ces mots : - Ils se battent ! circulèrent d'oreille en oreille. La moitié de l'assemblée pensa que Stanislas avait tort, sa pâleur et sa contenance accusaient un mensonge ; l'autre moitié admira la tenue de monsieur de Bargeton. Du Châtelet fit le grave et le mystérieux. Après être resté quelques instants à examiner les visages, monsieur de Bargeton se retira.

- Avez-vous des pistolets ? dit Châtelet à l'oreille de Stanislas qui frissonna de la tête aux pieds.

Amélie comprit tout et se trouva mal, les femmes s'empressèrent de la porter dans sa chambre à coucher. Il y eut une rumeur affreuse, tout le monde parlait à la fois. Les hommes restèrent dans le salon et déclarèrent d'une voix unanime que monsieur de Bargeton était dans son droit.

- Auriez-vous cru le bonhomme capable de se conduire ainsi ? dit monsieur de Saintot.

- Mais, dit l'impitoyable Jacques, dans sa jeunesse il était un des plus forts sous les armes. Mon père m'a souvent parlé des exploits de Bargeton.

- Bah ! vous les mettrez à vingt pas, et ils se manqueront si vous prenez des pistolets de cavalerie, dit Francis à Châtelet.

Quand tout le monde fut parti, Châtelet rassura Stanislas et sa femme en leur expliquant que tout irait bien, et que dans un duel entre un homme de soixante ans et un homme de trente-six, celui-ci avait tout l'avantage.

Le lendemain matin, au moment où Lucien déjeunait avec David, qui était revenu de Marsac sans son père, madame Chardon entra tout effarée.

- Hé ! bien, Lucien, sais-tu la nouvelle dont on parle jusque dans le marché ? Monsieur de Bargeton a presque tué monsieur de Chandour, ce matin à cinq heures, dans le pré de monsieur Tulloye, un nom qui donne lieu à des calembours. Il paraît que monsieur de Chandour a dit hier qu'il t'avait surpris avec madame de Bargeton.

- C'est faux ! madame de Bargeton est innocente, s'écria Lucien.

- Un homme de la campagne à qui j'ai entendu raconter les détails avait tout vu de dessus sa charrette. Monsieur de Nègrepelisse était venu dès trois heures du matin pour assister monsieur de Bargeton ; il a dit à monsieur de Chandour que s'il arrivait malheur à son gendre, il se chargeait de le venger. Un officier du régiment de cavalerie a prêté ses pistolets, ils ont été essayés à plusieurs reprises par monsieur de Nègrepelisse. Monsieur du Châtelet voulait s'opposer à ce qu'on exerçât les pistolets ; mais l'officier que l'on avait pris pour arbitre a dit qu'à moins de se conduire comme des enfants, on devait se servir d'armes en état. Les témoins ont placé les deux adversaires à vingt-cinq pas l'un de l'autre. Monsieur de Bargeton, qui était là comme s'il se promenait, a tiré le premier, et logé une balle dans le cou de monsieur de Chandour, qui est tombé sans pouvoir riposter. Le chirurgien de l'hôpital a déclaré tout à l'heure que monsieur de Chandour aura le cou de travers pour le reste de ses jours. Je suis venue te dire l'issue de ce duel pour que tu n'ailles pas chez madame de Bargeton, ou que tu ne te montres pas dans Angoulême, car quelques amis de monsieur de Chandour pourraient te provoquer.

En ce moment, Gentil, le valet de chambre de monsieur de Bargeton, entra conduit par l'apprenti de l'imprimerie, et remit à Lucien une lettre de Louise.

" Vous avez sans doute appris, mon ami, l'issue du duel entre Chandour et mon mari. Nous ne recevrons personne aujourd'hui ; soyez prudent, ne vous montrez pas, je vous le demande au nom de l'affection que vous avez pour moi. Ne trouvez-vous pas que le meilleur emploi de cette triste journée est de venir écouter votre Béatrix, dont la vie est toute changée par cet événement et qui a mille choses à vous dire ? "

- Heureusement, dit David, mon mariage est arrêté pour après demain ; tu auras une occasion d'aller moins souvent chez madame de Bargeton.

- Cher David, répondit Lucien, elle me demande de venir la voir aujourd'hui ; je crois qu'il faut lui obéir, elle saura mieux que nous comment je dois me conduire dans les circonstances actuelles.

- Tout est donc prêt ici ? demanda madame Chardon.

- Venez voir, s'écria David heureux de montrer la transformation qu'avait subie l'appartement du premier étage où tout était frais et neuf.

Là respirait ce doux esprit qui règne dans les jeunes ménages où les fleurs d'oranger, le voile de la mariée couronnent encore la vie intérieure, où le printemps de l'amour se reflète dans les choses, où tout est blanc, propre et fleuri.

- Eve sera comme une princesse, dit la mère ; mais vous avez dépensé trop d'argent, vous avez fait des folies !

David sourit sans rien répondre, car madame Chardon avait mis le doigt dans le vif d'une plaie secrète qui faisait cruellement souffrir le pauvre amant : ses prévisions avaient été si grandement dépassées par l'exécution qu'il lui était impossible de bâtir au-dessus de l'appentis. Sa belle-mère ne pouvait avoir de long-temps l'appartement qu'il voulait lui donner. Les esprits généreux éprouvent les plus vives douleurs de manquer à ces sortes de promesses qui sont en quelque sorte les petites vanités de la tendresse. David cachait soigneusement sa gêne, afin de ménager le cœur de Lucien qui aurait pu se trouver accablé des sacrifices faits pour lui.

- Eve et ses amies [Coquille du Furne : amis.] ont bien travaillé de leur côté, disait madame Chardon. Le trousseau, le linge de ménage, tout est prêt. Ces demoiselles l'aiment tant qu'elles lui ont, sans qu'elle en sût rien, couvert les matelas en futaine blanche, bordée de lisérés roses. C'est joli ! ça donne envie de se marier.

La mère et la fille avaient employé toutes leurs économies à fournir la maison de David des choses auxquelles ne pensent jamais les jeunes gens. En sachant combien il déployait de luxe, car il était question d'un service de porcelaine demandé à Limoges, elles avaient tâché de mettre de l'harmonie entre les choses qu'elles apportaient et celles que s'achetait David. Cette petite lutte d'amour et de générosité devait amener les deux époux à se trouver gênés dès le commencement de leur mariage, au milieu de tous les symptômes d'une aisance bourgeoise qui pouvait passer pour du luxe dans une ville arriérée comme l'était alors Angoulême.

Au moment où Lucien vit sa mère et David passant dans la chambre à coucher dont la tenture bleue et blanche, dont le joli mobilier lui était connu, il s'esquiva chez madame de Bargeton. Il trouva Naïs déjeunant avec son mari, qui, mis en appétit par sa promenade matinale, mangeait sans aucun souci de ce qui s'était passé. Le vieux gentilhomme campagnard, monsieur de Nègrepelisse, cette imposante figure, reste de la vieille noblesse française, était auprès de sa fille. Quand Gentil eut annoncé monsieur de Rubempré, le vieillard à tête blanche lui jeta le regard inquisitif d'un père empressé de juger l'homme que sa fille a distingué. L'excessive beauté de Lucien le frappa si vivement, qu'il ne put retenir un regard d'approbation ; mais il semblait voir dans la liaison de sa fille une amourette plutôt qu'une passion, un caprice plutôt qu'une passion durable. Le déjeuner finissait, Louise put se lever, laisser son père et monsieur de Bargeton, en faisant signe à Lucien de la suivre.

- Mon ami, dit-elle d'un son de voix triste et joyeux en même temps, je vais à Paris, et mon père emmène Bargeton à l'Escarbas, où il restera pendant mon absence. Madame d'Espard, une demoiselle de Blamont-Chauvry, à qui nous sommes alliés par les d'Espard, les aînés de la famille des Nègrepelisse, est en ce moment très-influente par elle-même et par ses parents. Si elle daigne nous reconnaître, je veux la cultiver beaucoup : elle peut nous obtenir par son crédit une place pour Bargeton. Mes sollicitations pourront le faire désirer par la Cour pour député de la Charente, ce qui aidera sa nomination ici. La députation pourra plus tard favoriser mes démarches à Paris. C'est toi, mon enfant chéri, qui m'as inspiré ce changement d'existence. Le duel de ce matin me force à fermer ma maison pour quelque temps, car il y aura des gens qui prendront parti pour les Chandour contre nous. Dans la situation où nous sommes, et dans une petite ville, une absence est toujours nécessaire pour laisser aux haines le temps de s'assoupir. Mais ou je réussirai et ne reverrai plus Angoulême, ou je ne réussirai pas et veux attendre à Paris le moment où je pourrai passer tous les étés à l'Escarbas et les hivers à Paris. C'est la seule vie d'une femme comme il faut, j'ai trop tardé à la prendre. La journée suffira pour tous nos préparatifs, je partirai demain dans la nuit et vous m'accompagnerez, n'est-ce pas ? Vous irez en avant. Entre Mansle et Ruffec, je vous prendrai dans ma voiture, et nous serons bientôt à Paris. Là, cher, est la vie de gens supérieurs. On ne se trouve à l'aise qu'avec ses pairs, partout ailleurs on souffre. D'ailleurs Paris, capitale du monde intellectuel, est le théâtre de vos succès ! franchissez promptement l'espace qui vous en sépare ! Ne laissez pas vos idées se rancir en province, communiquez promptement avec les grands hommes qui représenteront le dix-neuvième siècle. Rapprochez-vous de la cour et du pouvoir. Ni les distinctions ni les dignités ne viennent trouver le talent qui s'étiole dans une petite ville. Nommez-moi d'ailleurs les belles œuvres exécutées en province ? Voyez au contraire le sublime et pauvre Jean-Jacques invinciblement attiré par ce soleil moral, qui crée les gloires en échauffant les esprits par le frottement des rivalités. Ne devez-vous pas vous hâter de prendre votre place dans la pléiade qui se produit à chaque époque ? Vous ne sauriez croire combien il est utile à un jeune talent d'être mis en lumière par la haute société. Je vous ferai recevoir chez madame d'Espard ; personne n'a facilement l'entrée de son salon, où vous trouverez tous les grands personnages, les ministres, les ambassadeurs, les orateurs de la chambre, les pairs les plus influents, des gens riches ou célèbres. Il faudrait être bien maladroit pour ne pas exciter leur intérêt, quand on est beau, jeune et plein de génie. Les grands talents n'ont pas de petitesse, ils vous prêteront leur appui. Quand on vous saura haut placé, vos œuvres acquerront une immense valeur. Pour les artistes, le grand problème à résoudre est de se mettre en vue. Il se rencontrera donc là pour vous mille occasions de fortune, des sinécures, une pension sur la cassette. Les Bourbons aiment tant à favoriser les lettres et les arts ! aussi soyez à la fois poète religieux et poète royaliste. Non-seulement ce sera bien, mais vous ferez fortune. Est-ce l'Opposition, est-ce le libéralisme qui donne les places, les récompenses, et qui fait la fortune des écrivains ? Ainsi prenez la bonne route et venez là où vont tous les hommes de génie. Vous avez mon secret, gardez le plus profond silence, et disposez-vous à me suivre. Ne le voulez-vous pas ? ajouta-t-elle étonnée de la silencieuse attitude de son amant.

Lucien, hébété par le rapide coup d'oeil qu'il jeta sur Paris, en entendant ces séduisantes paroles, crut n'avoir jusqu'alors joui que de la moitié de son cerveau ; il lui sembla que l'autre moitié se découvrait, tant ses idées s'agrandirent : il se vit, dans Angoulême, comme une grenouille sous sa pierre au fond d'un marécage. Paris et ses splendeurs, Paris, qui se produit dans toutes les imaginations de province comme un Eldorado, lui apparut avec sa robe d'or, la tête ceinte de pierreries royales, les bras ouverts aux talents. Les gens illustres allaient lui donner l'accolade fraternelle. Là tout souriait au génie. Là ni gentillâtres jaloux qui lançassent des mots piquants pour humilier l'écrivain, ni sotte indifférence pour la poésie. De là jaillissaient les œuvres des poètes, là elles étaient payées et mises en lumière. Après avoir lu les premières pages de l'Archer de Charles IX , les libraires ouvriraient leurs caisses et lui diraient : Combien voulez-vous ? Il comprenait d'ailleurs qu'après un voyage où ils seraient mariés par les circonstances, madame de Bargeton serait à lui tout entière, qu'ils vivraient ensemble.

A ces mots : - Ne le voulez-vous pas ? il répondit par une larme, saisit Louise par la taille, la serra sur son cœur et lui marbra le cou par de violents baisers. Puis il s'arrêta tout à coup comme frappé par un souvenir, et s'écria : - Mon Dieu, ma sœur se marie après-demain !

Ce cri fut le dernier soupir de l'enfant noble et pur. Les liens si puissants qui attachent les jeunes cœurs à leur famille, à leur premier ami, à tous les sentiments primitifs, allaient recevoir un terrible coup de hache.

- Hé ! bien, s'écria l'altière Nègrepelisse, qu'a de commun le mariage de votre sœur et la marche de notre amour ? tenez-vous tant à être le coryphée de cette noce de bourgeois et d'ouvriers que vous ne puissiez m'en sacrifier les nobles joies ? Le beau sacrifice ! dit-elle avec mépris. J'ai envoyé ce matin mon mari se battre à cause de vous ! Allez, monsieur, quittez-moi ! je me suis trompée.

Elle tomba pâmée sur son canapé. Lucien l'y suivit en demandant pardon, en maudissant sa famille, David et sa sœur.

- Je croyais tant en vous ! dit-elle. Monsieur de Cante-Croix avait une mère qu'il idolâtrait, mais pour obtenir une lettre où je lui disais : Je suis contente ! il est mort au milieu du feu. Et vous, quand il s'agit de voyager avec moi, vous ne savez point renoncer à un repas de noces !

Lucien voulut se tuer, et son désespoir fut si vrai, si profond, que Louise pardonna, mais en faisant sentir à Lucien qu'il aurait à racheter cette faute.

- Allez donc, dit-elle enfin, soyez discret, et trouvez-vous demain soir à minuit à une centaine de pas après Mansle.

Lucien sentit la terre petite sous ses pieds, il revint chez David suivi de ses espérances comme Oreste l'était par ses furies, car il entrevoyait mille difficultés qui se comprenaient toutes dans ce mot terrible : - Et de l'argent ? La perspicacité de David l'épouvantait si fort, qu'il s'enferma dans son joli cabinet pour se remettre de l'étourdissement que lui causait sa nouvelle position. Il fallait donc quitter cet appartement si chèrement établi, rendre inutiles tant de sacrifices. Lucien pensa que sa mère pourrait loger là, David économiserait ainsi la coûteuse bâtisse qu'il avait projeté de faire au fond de la cour. Ce départ devait arranger sa famille, il trouva mille raisons péremptoires à sa fuite, car il n'y a rien de jésuite comme un désir. Aussitôt il courut à l'Houmeau chez sa sœur, pour lui apprendre sa nouvelle destinée et se concerter avec elle. En arrivant devant la boutique de Postel, il pensa que, s'il n'y avait pas d'autre moyen, il emprunterait au successeur de son père la somme nécessaire à son séjour durant un an.

- Si je vis avec Louise, un écu par jour sera pour moi comme une fortune, et cela ne fait que mille francs pour un an, se dit-il. Or, dans six mois, je serai riche !

Eve et sa mère entendirent, sous la promesse d'un profond secret, les confidences de Lucien. Toutes deux pleurèrent en écoutant l'ambitieux ; et, quand il voulut savoir la cause de ce chagrin, elles lui apprirent que tout ce qu'elles possédaient avait été absorbé par le linge de table et de maison, par le trousseau d'Eve, par une multitude d'acquisitions auxquelles n'avait pas pensé David, et qu'elles étaient heureuses d'avoir faites, car l'imprimeur reconnaissait à Eve une dot de dix mille francs. Lucien leur fit alors part de son idée d'emprunt, et madame Chardon se chargea d'aller demander à monsieur Postel mille francs pour un an.

- Mais, Lucien, dit Eve avec un serrement de cœur, tu n'assisteras donc pas à mon mariage ? Oh ! reviens, j'attendrai quelques jours ! Elle te laissera bien revenir ici dans une quinzaine, une fois que tu l'auras accompagnée ! Elle nous accordera bien huit jours, à nous qui t'avons élevé pour elle ! Notre union tournera mal si tu n'y es pas... Mais auras-tu assez de mille francs ? dit-elle en s'interrompant tout à coup. Quoique ton habit t'aille divinement, tu n'en as qu'un ! Tu n'as que deux chemises fines, et les six autres sont en grosse toile. Tu n'as que trois cravates de batiste, les trois autres sont en jaconas commun ; et puis tes mouchoirs ne sont pas beaux. Trouveras-tu dans Paris une sœur pour te blanchir ton linge dans la journée où tu en auras besoin ? il t'en faut bien davantage. Tu n'as qu'un pantalon de nankin fait cette année, ceux de l'année dernière te sont justes, il faudra donc te faire habiller à Paris, les prix de Paris ne sont pas ceux d'Angoulême. Tu n'as que deux gilets blancs de mettables, j'ai déjà raccommodé les autres. Tiens, je te conseille d'emporter deux mille francs.

En ce moment David, qui entrait, parut avoir entendu ces deux derniers mots, car il examina le frère et la sœur en gardant le silence.

- Ne me cachez rien, dit-il.

- Eh ! bien, s'écria Eve, il part avec elle.

- Postel, dit madame Chardon en entrant sans voir David, consent à prêter les mille francs, mais pour six mois seulement, et il veut une lettre de change de toi acceptée par ton beau-frère, car il dit que tu n'offres aucune garantie.

La mère se retourna, vit son gendre, et ces quatre personnes gardèrent un profond silence. La famille Chardon sentait combien elle avait abusé de David. Tous étaient honteux. Une larme roula dans les yeux de l'imprimeur.

- Tu ne seras donc pas à mon mariage ? dit-il, tu ne resteras donc pas avec nous ? Et moi qui ai dissipé tout ce que j'avais ! Ah, Lucien, moi qui apportais à Eve ses pauvres petits bijoux de mariée, je ne savais pas, dit-il en essuyant ses yeux et tirant des écrins de sa poche, avoir à regretter de les avoir achetés.

Il posa plusieurs boites couvertes en maroquin sur la table, devant sa belle-mère.

- Pourquoi pensez-vous tant à moi ? dit Eve avec un sourire d'ange qui corrigeait sa parole.

- Chère maman, dit l'imprimeur, allez dire à monsieur Postel que je consens à donner ma signature, car je vois sur ta figure, Lucien, que tu es bien décidé à partir.

Lucien inclina mollement et tristement la tête en ajoutant un moment après : - Ne me jugez pas mal, mes anges aimés. Il prit Eve et David, les embrassa, les rapprocha de lui, les serra en disant : - Attendez les résultats, et vous saurez combien je vous aime. David, à quoi servirait notre hauteur de pensée, si elle ne nous permettait pas de faire abstraction des petites cérémonies dans lesquelles les lois entortillent les sentiments ? Malgré la distance, mon âme ne sera-t-elle pas ici ? la pensée ne nous réunira-t-elle pas ? N'ai-je pas une destinée à accomplir ? Les libraires viendront-ils chercher ici mon Archer de Charles IX, et les Marguerites ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, ne faut-il pas toujours faire ce que je fais aujourd'hui, puis-je jamais rencontrer des circonstances plus favorables ? N'est-ce pas toute ma fortune que d'entrer pour mon début à Paris dans le salon de la marquise d'Espard ?

- Il a raison, dit Eve. Vous-même ne me disiez-vous pas qu'il devait aller promptement à Paris ?

David prit Eve par la main, l'emmena dans cet étroit cabinet où elle dormait depuis sept années, et lui dit à l'oreille : - Il a besoin de deux mille francs, disais-tu, mon amour ? Postel n'en prête que mille.

Eve regarda son prétendu par un regard affreux qui disait toutes ses souffrances.

- Ecoute, mon Eve adorée, nous allons mal commencer la vie. Oui, mes dépenses ont absorbé tout ce que je possédais. Il ne me reste que deux mille francs, et la moitié est indispensable pour faire aller l'imprimerie. Donner mille francs à ton frère, c'est donner notre pain, compromettre notre tranquillité. Si j'étais seul, je sais ce que je ferais ; mais nous sommes deux. Décide.

Eve éperdue se jeta dans les bras de son amant, le baisa tendrement et lui dit à l'oreille, tout en pleurs : - Fais comme si tu étais seul, je travaillerai pour regagner cette somme !

Malgré le plus ardent baiser que deux fiancés aient jamais échangé, David laissa Eve abattue, et revint trouver Lucien.

- Ne te chagrine pas, lui dit-il, tu auras tes deux mille francs.

- Allez voir Postel, dit madame Chardon, car vous devez signer tous deux le papier.

Quand les deux amis remontèrent, ils surprirent Eve et sa mère à genoux, qui priaient Dieu. Si elles savaient combien d'espérances le retour devait réaliser, elles sentaient en ce moment tout ce qu'elles perdaient dans cet adieu ; car elles trouvaient le bonheur à venir payé trop cher par une absence qui allait briser leur vie, et les jeter dans mille craintes sur les destinées de Lucien.

- Si jamais tu oubliais cette scène, dit David à l'oreille de Lucien, tu serais le dernier des hommes.

L'imprimeur jugea sans doute ces graves paroles nécessaires, l'influence de madame de Bargeton ne l'épouvantait pas moins que la funeste mobilité de caractère qui pouvait tout aussi bien jeter Lucien dans une mauvaise comme dans une bonne voie. Eve eut bientôt fait le paquet de Lucien. Ce Fernand Cortès littéraire emportait peu de chose. Il garda sur lui sa meilleure redingote, son meilleur gilet et l'une de ses deux chemises fines. Tout son linge, son fameux habit, ses effets et ses manuscrits formèrent un si mince paquet, que, pour le cacher aux regards de madame de Bargeton, David proposa de l'envoyer par la diligence à son correspondant, un marchand de papier, auquel il écrirait de le tenir à la disposition de Lucien.

Malgré les précautions prises par madame de Bargeton pour cacher son départ, monsieur du Châlelet l'apprit et voulut savoir si elle ferait le voyage seule ou accompagnée de Lucien ; il envoya son valet de chambre à Ruffec, avec la mission d'examiner toutes les voitures qui relaieraient à la poste.

- Si elle enlève son poète, pensa-t-il, elle est à moi.

Lucien partit le lendemain au petit jour, accompagné de David qui s'était procuré un cabriolet et un cheval en annonçant qu'il allait traiter d'affaires avec son père, petit mensonge qui dans les circonstances actuelles était probable. Les deux amis se rendirent à Marsac, où ils passèrent une partie de la journée chez le vieil ours ; puis le soir ils allèrent au delà de Mansle attendre madame de Bargeton, qui arriva vers le matin. En voyant la vieille calèche sexagénaire qu'il avait tant de fois regardée sous la remise, Lucien éprouva l'une de plus vives émotions de sa vie, il se jeta dans les bras de David, qui lui dit : - Dieu veuille que ce soit pour ton bien !

L'imprimeur remonta dans son méchant cabriolet, et disparut le cœur serré : il avait d'horribles pressentiments sur les destinées de Lucien à Paris.