Quand l'abbé Marron déboucha sur la place du Mûrier, il y trouva les trois hommes, remarquables chacun dans leur genre, qui pesaient de tout leur poids sur l'avenir et sur le présent du pauvre prisonnier volontaire: le père Séchard, le grand Cointet, le petit avoué maigrelet. Trois hommes, trois cupidités! mais trois cupidités aussi différentes que les hommes. L'un avait inventé de trafiquer de son fils, l'autre de son client, et le grand Cointet achetait toutes ces infamies en se flattant de ne rien payer. Il était environ cinq heures, et la plupart de ceux qui revenaient dîner chez eux s'arrêtaient pour regarder pendant un moment ces trois hommes. "Que diable le vieux père Séchard et le grand Cointet ont-ils donc à se dire?... pensaient les plus curieux. -Il s'agit sans doute entre eux de ce pauvre malheureux qui laisse sa femme, sa belle-mère et son enfant sans pain, répondait-on. -Envoyez donc vos enfants apprendre un état à Paris!" disait un esprit fort de province.

"Hé! que venez-vous faire par ici, monsieur le curé? s'écria le vigneron en apercevant l'abbé Marron aussitôt qu'il déboucha sur la place.

-Je viens pour les vôtres, répondit le vieillard.

-Encore une idée de mon fils!... dit le vieux Séchard.

-Il vous en coûterait bien peu de rendre tout le monde heureux", dit le prêtre en indiquant les fenêtres où Mme Séchard montrait entre les rideaux sa belle tête.

En ce moment, Eve apaisait les cris de son enfant en le faisant sauter et lui chantant une chanson.

"Apportez-vous des nouvelles de mon fils, dit le père, ou, ce qui vaudrait mieux, de l'argent? -Non, dit M. Marron, j'apporte à la soeur des nouvelles du frère.

-De Lucien?... s'écria Petit-Claud.

-Oui. Le pauvre jeune homme est venu de Paris à pied. Je l'ai trouvé chez Courtois mourant de fatigue et de misère, répondit le prêtre... Oh! il est bien malheureux!"

Petit-Claud salua le prêtre et prit le grand Cointet par le bras en disant à haute voix: "Nous dînons chez Mme de Sénonches, il est temps de nous habiller!..." Et à deux pas, il lui dit à l'oreille: "Quand on a le petit, on a bientôt la mère. Nous tenons David...

-Je vous ai marié, mariez-moi, dit le grand Cointet en laissant échapper un sourire faux.

-Lucien est mon camarade de collège, nous étions copains!... En huit jours, je saurai bien quelque chose de lui. Faites en sorte que les bans se publient, et je vous réponds de mettre David en prison. Ma mission finit avec son écrou.

-Ah! s'écria tout doucement le grand Cointet, la belle affaire serait de prendre le brevet à notre nom!"

En entendant cette dernière phrase, le petit avoué maigrelet frissonna.

En ce moment Eve voyait entrer son beau-père et l'abbé Marron, qui, par un seul mot, venait de dénouer le drame judiciaire.

"Tenez, Mme Séchard, dit le vieil ours à sa belle-fille, voici notre curé qui vient sans doute nous en raconter de belles sur votre frère.

-Oh! s'écria la pauvre Eve atteinte au coeur, que peut-il donc lui être encore arrivé!" Cette exclamation annonçait tant de douleurs ressenties, tant d'appréhensions, et de tant de sortes, que l'abbé Marron se hâta de dire: "Rassurez-vous, madame, il vit!

-Seriez-vous assez bon, mon père, dit Eve au vieux vigneron, pour aller chercher ma mère: elle entendra ce que monsieur doit avoir à nous dire de Lucien."

Le vieillard alla chercher Mme Chardon, à laquelle il dit: "Vous aurez à en découdre avec l'abbé Marron, qui est bon homme "quoique prêtre". Le dîner sera sans doute retardé, je reviens dans une heure."

Et le vieillard, insensible à tout ce qui ne sonnait ou ne reluisait pas or, laissa la vieille femme sans voir l'effet du coup qu'il venait de lui porter. Le malheur qui pesait sur ses deux enfants, l'avortement des espérances assises sur la tête de Lucien, le changement si peu prévu d'un caractère qu'on crut pendant si longtemps énergique et probe; enfin, tous les événements arrivés depuis dix-huit mois avaient déjà rendu Mme Chardon méconnaissable. Elle n'était pas seulement noble de race, elle était encore noble de coeur, et adorait ses enfants. Aussi avait-elle souffert plus de maux en ces derniers six mois que depuis son veuvage. Lucien avait eu la chance d'être Rubempré par ordonnance du Roi, de recommencer cette famille, d'en faire revivre le titre et les armes, de devenir grand! Et il était tombé dans la fange! Car, plus sévère pour lui que la soeur, elle avait regardé Lucien comme perdu, le jour où elle apprit l'affaire des billets. Les mères veulent quelquefois se tromper; mais elles connaissent toujours bien les enfants qu'elles ont nourris, qu'elles n'ont pas quittés, et, dans les discussions que soulevaient entre David et sa femme les chances de Lucien à Paris, Mme Chardon, tout en paraissant partager les illusions d'Eve sur son frère, tremblait que David n'eût raison, car il parlait comme elle entendait parler sa conscience de mère. Elle connaissait trop la délicatesse de sensation de sa fille pour pouvoir lui exprimer ses douleurs, elle était donc forcée de les dévorer dans ce silence dont sont capables seulement les mères qui savent aimer leurs enfants. Eve, de son côté, suivait avec terreur les ravages que faisaient les chagrins chez sa mère, elle la voyait passant de la vieillesse à la décrépitude, et allant toujours! La mère et la fille se faisaient donc l'une à l'autre de ces nobles mensonges qui ne trompent point. Dans la vie de cette mère, la phrase du féroce vigneron fut la goutte d'eau qui devait remplir la coupe des afflictions, Mme Chardon se sentit atteinte au coeur.

Aussi, quand Eve dit au prêtre: "Monsieur, voici ma mère!" quand l'abbé regarda ce visage macéré comme celui d'une vieille religieuse, encadré de cheveux entièrement blanchis, mais embelli par l'air doux et calme des femmes pieusement résignées, et qui marchent, comme on dit, à la volonté de Dieu, comprit-il toute la vie de ces deux créatures. Le prêtre n'eut plus de pitié pour le bourreau, pour Lucien, il frémit en devinant tous les supplices subis par les victimes.

"Ma mère, dit Eve en s'essuyant les yeux, mon pauvre frère est bien près de nous, il est à Marsac.

-Et pourquoi pas ici?" demanda Mme Chardon.

L'abbé Marron raconta tout ce que Lucien lui avait dit des misères de son voyage, et les malheurs de ses derniers jours à Paris. Il peignit les angoisses qui venaient d'agiter le poète quand il avait appris quels étaient au sein de sa famille les effets de ses imprudences et quelles étaient ses appréhensions sur l'accueil qui pouvait l'attendre à Angoulême.

"En est-il arrivé à douter de nous? dit Mme Chardon. -Le malheureux est venu vers vous à pied, en subissant les plus horribles privations, et il revient disposé à entrer dans les chemins les plus humbles de la vie... à réparer ses fautes.

-Monsieur, dit la soeur, malgré le mal qu'il nous a fait, j'aime mon frère, comme on aime le corps d'un être qui n'est plus; et l'aimer ainsi, c'est encore l'aimer plus que beaucoup de soeurs n'aiment leurs frères. Il nous a rendus bien pauvres; mais qu'il vienne, il partagera le chétif morceau de pain qui nous reste, enfin ce qu'il nous a laissé. Ah! s'il ne nous avait pas quittés, monsieur, nous n'aurions pas perdu nos plus chers trésors.

-Et c'est la femme qui nous l'a enlevé dont la voiture l'a ramené, s'écria Mme Chardon. Parti dans la calèche de Mme de Bargeton à côté d'elle, il est revenu derrière!

-A quoi puis-je vous être utile dans la situation o vous êtes? dit le brave curé qui cherchait une phrase de sortie.

-Eh! monsieur, répondit Mme Chardon, plaie d'argent n'est pas mortelle, dit-on; mais ces plaies-là ne peuvent pas avoir d'autre médecin que le malade.

-Si vous aviez assez d'influence pour déterminer mon beau-père à aider son fils, vous sauveriez toute une famille, dit Mme Séchard.

-Il ne croit pas en vous, et il m'a paru très exaspéré contre votre mari", dit le vieillard à qui les paraphrases du vigneron avaient fait considérer les affaires de Séchard comme un guêpier où il ne fallait pas mettre le pied.

Sa mission terminée, le prêtre alla dîner chez son petit-neveu Postel, qui dissipa le peu de bonne volonté de son vieil oncle en donnant, comme tout Angoulême, raison au père contre le fils.

"Il y a de la ressource avec des dissipateurs, dit en finissant le petit Postel; mais avec ceux qui font des expériences, on se ruinerait."

La curiosité du curé de Marsac était entièrement satisfaite, ce qui, dans toutes les provinces de France, est le principal but de l'excessif intérêt qu'on s'y témoigne. Dans la soirée, il mit le poète au courant de tout ce qui se passait chez les Séchard, en lui donnant son voyage comme une mission dictée par la charité la plus pure.

"Vous avez endetté votre soeur et votre beau-frère de dix à douze mille francs, dit-il en terminant; et personne, mon cher monsieur, n'a cette bagatelle à prêter au voisin. En Angoumois, nous ne sommes pas riches. Je croyais qu'il s'agissait de beaucoup moins quand vous me parliez de vos billets."

Après avoir remercié le vieillard de ses bontés, le poète lui dit. "La parole de pardon, que vous m'apportez, est pour moi le vrai trésor."

Le lendemain, Lucien partit de très grand matin de Marsac pour Angoulême, où il entra vers neuf heures, une canne à la main, vêtu d'une petite redingote assez endommagée par le voyage et d'un pantalon noir à teintes blanches. Ses bottes usées disaient d'ailleurs assez qu'il appartenait à la classe infortunée des piétons. Aussi ne se dissimulait-il pas l'effet que devait produire sur ses compatriotes le contraste de son retour et de son départ. Mais, le coeur encore pantelant sous l'étreinte des remords que lui causait le récit du vieux prêtre, il acceptait pour le moment cette punition, décidé d'affronter les regards des personnes de sa connaissance. Il se disait en lui-même: "Je suis héroïque!" Toutes ces natures de poète commencent par se duper elles-mêmes. A mesure qu'il marcha dans l'Houmeau, son âme lutta entre la honte de ce retour et la poésie de ses souvenirs. Son coeur battit en passant devant la porte de Postel, où, fort heureusement pour lui, Léonie Marron se trouva seule dans la boutique avec son enfant. Il vit avec plaisir (tant sa vanité conservait de force) le nom de son père effacé. Depuis son mariage, Postel avait fait repeindre sa boutique, et mis au-dessus, comme à Paris: "Pharmacie". En gravissant la rampe de la Porte-Palet, Lucien éprouva l'influence de l'air natal, il ne sentit plus le poids de ses infortunes, et se dit avec délices: "Je vais donc les revoir!" Il atteignit la place du Mûrier sans avoir rencontré personne: un bonheur qu'il espérait à peine, lui qui jadis se promenait en triomphateur dans sa ville! Marion et Kolb, en sentinelle sur la porte, se précipitèrent dans l'escalier en criant: "Le voilà!" Lucien revit le vieil atelier et la vieille cour, il trouva dans l'escalier sa soeur et sa mère, et ils s'embrassèrent en oubliant pour un instant tous les malheurs dans cette étreinte. En famille, on compose presque toujours avec le malheur; on s'y fait un lit, et l'espérance en fait accepter la dureté. Si Lucien offrait l'image du désespoir, il en offrait aussi la poésie: le soleil des grands chemins lui avait bruni le teint; une profonde mélancolie, empreinte dans ses traits, jetait ses ombres sur son front de poète. Ce changement annonçait tant de souffrances, qu'à l'aspect des traces laissées par la misère sur sa physionomie, le seul sentiment possible était la pitié. L'imagination partie du sein de la famille y trouvait au retour de tristes réalités. Eve eut au milieu de sa joie le sourire des saintes au milieu de leur martyre. Le chagrin rend sublime le visage d'une jeune femme très belle. La gravité qui remplaçait dans la figure de sa soeur la complète innocence qu'il y avait vue à son départ pour Paris, parlait trop éloquemment à Lucien pour qu'il n'en reçût pas une impression douloureuse. Aussi la première effusion des sentiments, si vive, si naturelle, fut-elle suivie de part et d'autre d'une réaction: chacun craignait de parler. Lucien ne put cependant s'empêcher de chercher par un regard celui qui manquait à cette réunion. Ce regard bien compris fit fondre en larmes Eve, et par contrecoup Lucien. Quant à Mme Chardon, elle resta blême, et en apparence impassible. Eve se leva, descendit pour épargner à son frère un mot dur, et alla dire à Marion: "Mon enfant, Lucien aime les fraises, il faut en trouver!...

-Oh! j'ai bien pensé que vous vouliez fêter M. Lucien. Soyez tranquille, vous aurez un joli petit déjeuner et un bon dîner aussi."

"Lucien, dit Mme Chardon à son fils, tu as beaucoup à réparer ici. Parti pour être un sujet d'orgueil pour ta famille, tu nous as plongés dans la misère. Tu as presque brisé dans les mains de ton frère l'instrument de la fortune à laquelle il n'a songé que pour sa nouvelle famille. Tu n'as pas brisé que cela...", dit la mère. Il se fit une pause effrayante et le silence de Lucien impliqua l'acceptation de ces reproches maternels. "Entre dans une voie de travail, reprit doucement Mme Chardon. Je ne te blâme pas d'avoir tenté de faire revivre la noble famille d'où je suis sortie; mais, à de telles entreprises, il faut avant tout une fortune, et des sentiments fiers: tu n'as rien eu de tout cela. A la croyance, tu as fait succéder en nous la défiance. Tu as détruit la paix de cette famille travailleuse et résignée, qui cheminait ici dans une voie difficile... Aux premières fautes, un premier pardon est dû. Ne recommence pas. Nous nous trouvons ici dans des circonstances difficiles, sois prudent, écoute ta soeur. Le malheur est un maître dont les leçons, bien durement données, ont porté leur fruit chez elle: elle est devenue sérieuse, elle est mère, elle porte tout le fardeau du ménage par dévouement pour notre cher David; enfin, elle est devenue, par ta faute, mon unique consolation. -Vous pouviez être plus sévère, dit Lucien en embrassant sa mère. J'accepte votre pardon, parce que ce sera le seul que j'aurai jamais à recevoir."

Eve revint; et, à la pose humiliée de son frère, elle comprit que Mme Chardon avait parlé. Sa bonté lui mit un sourire sur les lèvres, auquel Lucien répondit par des larmes réprimées. La présence a comme un charme, elle change les dispositions les plus hostiles entre amants comme au sein des familles, quelques forts que soient les motifs de mécontentement. Est-ce que l'affection trace dans le coeur des chemins où l'on aime à retomber? Ce phénomène appartient-il à la science du magnétisme? La raison dit-elle qu'il faut ou ne jamais se revoir, ou se pardonner? Que ce soit au raisonnement, à une cause physique ou à l'âme que cet effet appartienne, chacun doit avoir éprouvé que les regards, le geste, l'action d'un être aimé retrouvent chez ceux qu'il a le plus offensés, chagrinés ou maltraités, des vestiges de tendresse. Si l'esprit oublie difficilement, si l'intérêt souffre encore, le coeur, malgré tout, reprend sa servitude. Aussi, la pauvre soeur, en écoutant jusqu'à l'heure du déjeuner les confidences du frère, ne fut-elle pas maîtresse de ses yeux quand elle le regarda, ni de son accent quand elle laissa parler son coeur. En comprenant les éléments de la vie littéraire à Paris, elle comprit comment Lucien avait pu succomber dans la lutte. La joie du poète en caressant l'enfant de sa soeur, ses enfantillages, le bonheur de revoir son pays et les siens, mêlé au profond chagrin de savoir David caché, les mots de mélancolie qui échappèrent à Lucien, son attendrissement en voyant qu'au milieu de sa détresse, sa soeur s'était souvenue de son goût quand Marion servit les fraises; tout, jusqu'à l'obligation de loger le frère prodigue et de s'occuper de lui, fit de cette journée une fête. Ce fut comme une halte dans la misère. Le père Séchard lui-même fit rebrousser aux deux femmes le cours de leurs sentiments, en disant: "Vous le fêtez, comme s'il vous apportait des mille et des cents!...

-Mais qu'a donc fait mon frère pour ne pas être fêté?..." s'écria Mme Séchard jalouse de cacher la honte de Lucien.

Néanmoins, les premières tendresses passées, les nuances du vrai percèrent. Lucien aperçut bientôt chez Eve la différence de l'affection actuelle et de celle qu'elle lui portait jadis. David était profondément honoré, tandis que Lucien était aimé "quand même", et comme on aime une maîtresse malgré les désastres qu'elle cause. L'estime, fonds nécessaire à nos sentiments, est la solide étoffe qui leur donne le ne sais quelle certitude, quelle sécurité dont on vit, et qui manquait entre Mme Chardon et son fils, entre le frère et la soeur. Lucien se sentit privé de cette entière confiance qu'on aurait eue en lui s'il n'avait pas failli à l'honneur. L'opinion écrite par d'Arthez sur lui, devenue celle de sa soeur, se laissa deviner dans les gestes, dans les regards, dans l'accent. Lucien était plaint! mais, quant à être la gloire, la noblesse de la famille, le héros du foyer domestique, toutes ces belles espérances avaient fui sans retour. On craignit assez sa légèreté pour lui cacher l'asile où vivait David. Eve, insensible aux caresses dont fut accompagnée la curiosité de Lucien qui voulait voir son frère, n'était plus l'Eve de l'Houmeau pour qui, jadis, un seul regard de Lucien était un ordre irrésistible. Lucien parla de réparer ses torts, en se vantant de pouvoir sauver David. Eve lui répondit: "Ne t'en mêle pas, nous avons pour adversaires les gens les plus perfides et les plus habiles." Lucien hocha la tête, comme s'il eût dit: "J'ai combattu des Parisiens..." Sa soeur lui répliqua par un regard qui signifiait: "Tu as été vaincu."

"Je ne suis plus aimé, pensa Lucien. Pour la famille comme pour le monde, il faut donc réussir." Dès le second jour, en essayant de s'expliquer le peu de confiance de sa mère et de sa soeur, le poète fut pris d'une pensée non pas haineuse, mais chagrine. Il appliqua la mesure de la vie parisienne à cette chaste vie de province, en oubliant que la médiocrité patiente de cet intérieur sublime de résignation était son ouvrage: "Elles sont bourgeoises, elles ne peuvent pas me comprendre", se dit-il en se séparant ainsi de sa soeur, de sa mère et de Séchard qu'il ne pouvait plus tromper ni sur son caractère, ni sur son avenir. Eve et Mme Chardon, chez qui le sens divinatoire était éveillé par tant de chocs et tant de malheurs, épiaient les plus secrètes pensées de Lucien, elles se sentirent mal jugées et le virent s'isolant d'elles. "Paris nous l'a bien changé!" se dirent-elles. Elles recueillaient enfin le fruit de l'égoïsme qu'elles avaient elles-mêmes cultivé. De part et d'autre, ce léger levain devait fermenter, et il fermenta; mais principalement chez Lucien qui se trouvait si reprochable. Quant à Eve, elle était bien de ces soeurs qui savent dire à un frère en faute: "Pardonne-moi "tes" torts..." Lorsque l'union des âmes a été parfaite comme elle le fut au début de la vie entre Eve et Lucien, toute atteinte à ce beau idéal du sentiment est mortelle. Là où des scélérats se raccommodent après des coups de poignard, les amoureux se brouillent irrévocablement pour un regard, pour un mot. Dans ce souvenir de la quasi-perfection de la vie du coeur se trouve le secret de séparations souvent inexplicables. On peut vivre avec une défiance au coeur, alors que le passé n'offre pas le tableau d'une affection pure et sans nuages; mais, pour deux êtres autrefois parfaitement unis, la vie, quand le regard, la parole exigent des précautions, devient insupportable. Aussi les grands poètes font-ils mourir leurs Paul et Virginie au sortir de l'adolescence. Comprendriez-vous Paul et Virginie brouillés?... Remarquons, à la gloire d'Eve et de Lucien, que les intérêts, si fortement blessés, n'avivaient point ces blessures: chez la soeur irréprochable, comme chez le poète en faute, tout était sentiment; aussi le moindre malentendu, la plus petite querelle, un nouveau mécompte dû à Lucien pouvait-il les désunir ou inspirer une de ces querelles qui brouillent irrévocablement les familles. En fait d'argent tout s'arrange; mais les sentiments sont impitoyables. Le lendemain, Lucien reçut un numéro du journal d'Angoulême et pâlit de plaisir en se voyant le sujet d'un des premiers "Premiers-Angoulême" que se permit cette estimable feuille qui, semblable aux Académies de province, en fille bien élevée, selon le mot de Voltaire, ne faisait jamais parler d'elle.

"Que la Franche-Comté s'enorgueillisse d'avoir donné le jour à Victor Hugo, à Charles Nodier et à Cuvier; la Bretagne, à Chateaubriand et à Lamennais; la Normandie à Casimir Delavigne; la Touraine, à l'auteur d'"Eloa" ; aujourd'hui, l'Angoumois, où déjà sous Louis XIII, l'illustre Guez, plus connu sous le nom de Balzac, s'est fait notre compatriote, n'a plus rien à envier ni à ces provinces ni au Limousin, qui a produit Dupuytren, ni à l'Auvergne, patrie de Montlosier , ni à Bordeaux, qui a eu le bonheur de voir naître tant de grands hommes; nous aussi, nous avons un poète! l'auteur des beaux sonnets intitulés "Les Marguerites" joint à la gloire du poète celle du prosateur, car on lui doit également le magnifique roman de "L'Archer de Charles IX". Un jour, nos neveux seront fiers d'avoir pour compatriote Lucien Chardon, un rival de Pétrarque!!!..." Dans les journaux de province de ce temps, les points d'admiration ressemblaient aux "hurra" par lesquels on accueille les "speech" des "meeting" en Angleterre. "Malgré ses éclatants succès à Paris, notre jeune poète s'est souvenu que l'hôtel de Bargeton avait été le berceau de ses triomphes, que l'aristocratie angoumoisine avait applaudi, la première, à ses poésies; que l'épouse de M. le comte du Châtelet, préfet de notre département, avait encouragé ses premiers pas dans la carrière des Muses, et il est revenu parmi nous!... L'Houmeau tout entier s'est ému quand, hier, notre Lucien de Rubempré s'est présenté. La nouvelle de son retour a produit partout la plus vive sensation. Il est certain que la ville d'Angoulême ne se laissera pas devancer par l'Houmeau dans les honneurs qu'on parle de décerner à celui qui, soit dans la Presse, soit dans la Littérature, a représenté si glorieusement notre ville à Paris. Lucien, à la fois poète religieux et royaliste, a bravé la fureur des partis; il est venu, dit-on, se reposer des fatigues d'une lutte qui fatiguerait des athlètes plus forts encore que des hommes de poésie et de rêverie.

"Par une pensée éminemment politique, à laquelle nous applaudissons, et que Mme la comtesse du Châtelet a eue, dit-on, la première, il est question de rendre à notre grand poète le titre et le nom de l'illustre famille des Rubempré, dont l'unique héritière est Mme Chardon, sa mère. Rajeunir ainsi, par des talents et par des gloires nouvelles, les vieilles familles près de s'éteindre est, chez l'immortel auteur de la Charte une nouvelle preuve de son constant désir exprimé par ces mots: "union et oubli".

Notre poète est descendu chez sa soeur, Mme Séchard."

A la rubrique d'Angoulême se trouvaient les nouvelles suivantes:

"Notre préfet, M. le comte du Châtelet, déjà nommé gentilhomme ordinaire de la Chambre de S. M., vient d'être fait conseiller d'Etat en service extraordinaire.

"Hier toutes les autorités se sont présentées chez M. le préfet.

"Mme la comtesse Sixte du Châtelet recevra tous les jeudis.

"Le maire de l'Escarbas, M. de Nègrepelisse, représentant de la branche cadette des d'Espard, père de Mme du Châtelet, récemment nommé comte, pair de France, et commandeur de l'ordre royal de Saint-Louis, est, dit-on, désigné pour présider le grand collège électoral d'Angoulême aux prochaines élections ."

"Tiens", dit Lucien à sa soeur en lui apportant le journal. Après avoir lu l'article attentivement, Eve rendit la feuille à Lucien d'un air pensif. "Que dis-tu de cela?... lui demanda Lucien étonné d'une prudence qui ressemblait à de la froideur.

-Mon ami, répondit-elle, ce journal appartient aux Cointet, ils sont absolument les maîtres d'y insérer des articles, et ne peuvent avoir la main forcée que par la Préfecture ou par l'Evêché. Supposes-tu ton ancien rival, aujourd'hui préfet, assez généreux pour chanter ainsi tes louanges? Oublies-tu que les Cointet nous poursuivent sous le nom de Métivier et veulent sans doute amener David à les faire profiter de ses découvertes?... De quelque part que vienne cet article, je le trouve inquiétant. Tu n'excitais ici que des haines, des jalousies; on t'y calomniait en vertu du proverbe: "Nul n'est prophète en son pays", et voilà que tout change en un clin d'oeil!...

-Tu ne connais pas l'amour-propre des villes de province, répondit Lucien. On est allé dans une petite ville du Midi recevoir en triomphe, aux portes de la ville, un jeune homme qui avait remporté le prix d'honneur au grand concours, en voyant en lui un grand homme en herbe!

-Ecoute-moi, mon cher Lucien, je ne veux pas te sermonner, je te dirai tout dans un seul mot: ici, défie-toi des plus petites choses.

-Tu as raison", répondit Lucien surpris de trouver sa soeur si peu enthousiaste. Le poète était au comble de la joie de voir changer en un triomphe sa mesquine et honteuse rentrée à Angoulême.

"Vous ne croyez pas au peu de gloire qui nous coûte si cher!" s'écria Lucien après une heure de silence pendant laquelle il s'amassa comme un orage dans son coeur. Pour toute réponse, Eve regarda Lucien, et ce regard le rendit honteux de son accusation. Quelques instants avant le dîner, un garçon de bureau de la préfecture apporta une lettre adressée à M. Lucien Chardon et qui parut donner gain de cause à la vanité du poète que le monde disputait à la famille.

Cette lettre était l'invitation suivante:

"M. le comte Sixte du Châtelet et Mme la comtesse du Châtelet prient M. Lucien Chardon de leur faire l'honneur de dîner avec eux le quinze septembre prochain.

R. S. V. P."

A cette lettre était jointe cette carte de visite:

"Le comte Sixte du Châtelet Gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, Préfet de la Charente, Conseiller d'Etat."

"Vous êtes en faveur, dit le père Séchard, on parle de vous en ville comme d'un grand personnage... On se dispute entre Angoulême et l'Houmeau à qui vous tortillera des couronnes..." "Ma chère Eve, dit Lucien à l'oreille de sa soeur, je me retrouve absolument comme j'étais à l'Houmeau le jour où je devais aller chez Mme de Bargeton: je suis sans habit pour le dîner du préfet."

"Tu comptes donc accepter cette invitation?" s'écria Mme Séchard effrayée. Il s'engagea, sur la question d'aller ou de ne pas aller à la préfecture, une polémique entre le frère et la soeur. Le bon sens de la femme de province disait à Eve qu'on ne doit se montrer au monde qu'avec un visage riant, en costume complet, et en tenue irréprochable; mais elle cachait sa vraie pensée: "Où le dîner du préfet mènera-t-il Lucien? Que peut pour lui le grand monde d'Angoulême? Ne machine-t-on pas quelque chose contre lui?" Lucien finit par dire à sa soeur avant d'aller se coucher:

"Tu ne sais pas quelle est mon influence: la femme du préfet a peur du journaliste; et d'ailleurs, dans la comtesse du Châtelet, il y a toujours Louise de Nègrepelisse! Une femme qui vient d'obtenir tant de faveurs peut sauver David! Je lui dirai la découverte que mon frère vient de faire, et ce ne sera rien pour elle que d'obtenir un secours de dix mille francs au ministère."

A onze heures du soir, Lucien, sa soeur, sa mère et le père Séchard, Marion et Kolb furent réveillés par la musique de la ville à laquelle s'était réunie celle de la garnison et trouvèrent la place du Mûrier pleine de monde. Une sérénade fut donnée à Lucien Chardon de Rubempré par les jeunes gens d'Angoulême. Lucien se mit à la fenêtre de sa soeur, et dit au milieu du plus profond silence, après le dernier morceau: "Je remercie mes compatriotes de l'honneur qu'ils me font, je tâcherai de m'en rendre digne; ils me pardonneront de ne pas en dire davantage: mon émotion est si vive que je ne saurais continuer.

-Vive l'auteur de "L'Archer de Charles IX"!... -Vive l'auteur des "Marguerites"! -Vive Lucien de Rubempré!"

Après ces trois salves, criées par quelques voix, trois couronnes et des bouquets furent adroitement jetés par la croisée dans l'appartement. Dix minutes après, la place du Mûrier était vide, le silence y régnait.

"J'aimerais mieux dix mille francs, dit le vieux Séchard qui tourna, retourna les couronnes et les bouquets d'un air profondément narquois. Mais vous leur avez donné des marguerites, ils vous rendent des bouquets: vous faites dans les fleurs.

-Voilà l'estime que vous faites des honneurs que me décernent mes concitoyens! s'écria Lucien dont la physionomie offrit une expression entièrement dénuée de mélancolie et qui véritablement rayonna de satisfaction. Si vous connaissiez les hommes, papa Séchard, vous verriez qu'il ne se rencontre pas deux moments semblables dans la vie. Il n'y a qu'un enthousiasme véritable à qui l'on puisse devoir de semblables triomphes!... Ceci, ma chère mère et ma bonne soeur, efface bien des chagrins." Lucien embrassa sa soeur et sa mère comme l'on s'embrasse dans ces moments où la joie déborde à flots si larges qu'il faut la jeter dans le coeur d'un ami. (Faute d'un ami, disait un jour Bixiou, un auteur ivre de son succès embrasse son portier.) "Eh bien, ma chère enfant, dit-il à Eve, pourquoi pleures-tu?... Ah! c'est de joie..."

"Hélas! dit Eve à sa mère avant de se recoucher et quand elles furent seules, dans un poète il y a, je crois, une jolie femme de la pire espèce...

-Tu as raison, répondit la mère en hochant la tête. Lucien a déjà tout oublié non seulement de ses malheurs, mais des nôtres."

La mère et la fille se séparèrent sans oser se dire toutes leurs pensées.

Dans les pays dévorés par le sentiment d'insubordination sociale caché sous le mot "égalité", tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d'ailleurs, sans la coopération d'adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères au glorieux couronné. Le triomphe de Voltaire sur les planches du Théâtre-Français n'était-il pas celui de la philosophie de son siècle? En France, on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur. Aussi les deux femmes avaient-elles raison dans leurs pressentiments. Le succès du grand homme de province était trop antipathique aux moeurs immobiles d'Angoulême pour ne pas avoir été mis en scène par des intérêts ou par un Machiniste passionné, collaborations également perfides. Eve, comme la plupart des femmes d'ailleurs, se défiait par sentiment et sans pouvoir se justifier à elle-même sa défiance. Elle se dit en s'endormant: "Qui donc aime assez ici mon frère pour avoir excité le pays?... "Les Marguerites" ne sont d'ailleurs pas encore publiées, comment peut-on le féliciter d'un succès à venir?..." Ce triomphe était en effet l'oeuvre de Petit-Claud. Le jour où le curé de Marsac lui annonça le retour de Lucien, l'avoué dînait pour la première fois chez Mme de Sénonches, qui devait recevoir officiellement la demande de la main de sa pupille. Ce fut un de ces dîners de famille dont la solennité se trahit plus par les toilettes que par le nombre des convives. Quoique en famille, on se sait en représentation, et les intentions percent dans toutes les contenances. Françoise était mise comme en étalage. Mme de Sénonches avait arboré les pavillons de ses toilettes les plus recherchées. M. du Hautoy était en habit noir. M. de Sénonches, à qui sa emme avait écrit l'arrivée de Mme du Châtelet qui devait se montrer pour la première fois chez elle et la présentation officielle d'un prétendu pour Françoise, était revenu de chez M. de Pimentel. Cointet, vêtu de son plus bel habit marron à coupe ecclésiastique, offrit aux regards un diamant de six mille francs sur son jabot, la vengeance du riche commerçant sur l'aristocratie pauvre. Petit-Claud, épilé, peigné, savonné, n'avait pu se défaire de son petit air sec. Il était impossible de ne pas comparer cet avoué maigrelet, serré dans ses habits, à une vipère gelée; mais l'espoir augmentait si bien la vivacité de ses yeux de pie, il mit tant de glace sur sa figure, il se gourma si bien, qu'il arriva juste à la dignité d'un petit procureur du Roi ambitieux. Mme de Sénonches avait prié ses intimes de ne pas dire un mot sur la première entrevue de sa pupille avec un prétendu, ni de l'apparition de la préfète, en sorte qu'elle s'attendit à voir ses salons pleins. En effet, M. le préfet et sa femme avaient fait leurs visites officielles par cartes, en réservant l'honneur des visites personnelles comme un moyen d'action. Aussi l'aristocratie d'Angoulême était-elle travaillée d'une si énorme curiosité, que plusieurs personnes du camp de Chandour se proposèrent de venir à l'hôtel Bargeton, car on s'obstinait à ne pas appeler cette maison l'hôtel de Sénonches. Les preuves du crédit de la comtesse du Châtelet avaient réveillé bien des ambitions; et d'ailleurs, on la disait tellement changée à son avantage que chacun voulait en juger par soi-même. En apprenant de Cointet, pendant le chemin, la grande nouvelle de la faveur que Zéphirine avait obtenue de la préfète pour pouvoir lui présenter le futur de la chère Françoise, Petit-Claud se flatta de tirer parti de la fausse position où le retour de Lucien mettait Louise de Nègrepelisse. M. et Mme de Sénonches avaient pris des engagements si lourds en achetant leur maison, qu'en gens de province, ils ne s'avisèrent pas d'y faire le moindre changement. Aussi, le premier mot de Zéphirine à Louise fut-il, en allant à sa rencontre, quand on l'annonça: "Ma chère Louise, voyez..., vous êtes encore ici chez vous!... en lui montrant le petit lustre à pendeloques, les boiseries et le mobilier qui jadis avaient fasciné Lucien.

-C'est, ma chère, ce que je veux le moins me rappeler", dit gracieusement Mme la préfète en jetant un regard autour d'elle pour examiner l'assemblée.

Chacun s'avoua que Louise de Nègrepelisse ne se ressemblait pas à elle-même. Le monde parisien où elle était restée pendant dix-huit mois, les premiers bonheurs de son mariage qui transformaient aussi bien la femme que Paris avait transformé la provinciale, l'espèce de dignité que donne le pouvoir, tout faisait de la comtesse du Châtelet une femme qui ressemblait à Mme de Bargeton comme une fille de vingt ans ressemble à sa mère. Elle portait un charmant bonnet de dentelles et de fleurs négligemment attaché par une épingle à tête de diamant. Ses cheveux à l'anglaise lui accompagnaient bien la figure et la rajeunissaient en en cachant les contours. Elle avait une robe en foulard, à corsage en pointe, délicieusement frangée et dont la façon due à la célèbre Victorine faisait bien valoir sa taille. Ses épaules, couvertes d'un fichu de blonde , étaient à peine visibles sous une écharpe de gaze adroitement mise autour de son cou trop long. Enfin, elle jouait avec ces jolies bagatelles dont le maniement est l'écueil des femmes de province: une jolie cassolette pendait à son bracelet par une chaîne; elle tenait dans une main son éventail et son mouchoir roulé sans en être embarrassée. Le goût exquis des moindres détails, la pose et les manières copiées de Mme d'Espard révélaient en Louise une savante étude du faubourg Saint-Germain. Quant au vieux Beau de l'Empire, le mariage l'avait avancé comme ces melons qui, de verts encore la veille, deviennent jaunes dans une seule nuit. En retrouvant sur le visage épanoui de sa femme la verdeur que Sixte avait perdue, on se fit, d'oreille à oreille, des plaisanteries de province, et d'autant plus volontiers que toutes les femmes enrageaient de la nouvelle supériorité de l'ancienne reine d'Angoulême; et le tenace intrus dut payer pour sa femme. Excepté M. de Chandour et sa femme, feu Bargeton, M. de Pimentel et les Rastignac, le salon se trouvait à peu près aussi nombreux que le jour où Lucien y fit sa lecture, car Mgr l'évêque arriva suivi de ses grands vicaires. Petit-Claud, saisi par le spectacle de l'aristocratie angoumoisine, au coeur de laquelle il désespérait de se voir jamais quatre mois auparavant, sentit sa haine contre les classes supérieures se calmer. Il trouva la comtesse Châtelet ravissante en se disant: "Voilà pourtant la femme qui peut me faire nommer substitut!" Vers le milieu de la soirée, après avoir causé pendant le même temps avec chacune des femmes en variant le ton de son entretien selon l'importance de la personne et la conduite qu'elle avait tenue à propos de sa fuite avec Lucien, Louise se retira dans le boudoir avec Monseigneur. Zéphirine prit alors le bras de Petit-Claud, à qui le coeur battit, et l'amena vers ce boudoir où les malheurs de Lucien avaient commencé, et où ils allaient se consommer.

"Voici M. Petit-Claud, ma chère, je te le recommande d'autant plus vivement que tout ce que tu feras pour lui profitera sans doute à ma pupille.

-Vous êtes avoué, monsieur? dit l'auguste fille des Nègrepelisse en toisant Petit-Claud.

-Hélas! oui, "madame la comtesse". (Jamais le fils du tailleur de l'Houmeau n'avait eu, dans toute sa vie, une seule fois, l'occasion de se servir de ces trois mots; aussi sa bouche en fut-elle comme pleine.) Mais, reprit-il, il dépend de madame la comtesse de me faire tenir debout au parquet. M. Milaud va, dit-on, à Nevers...

-Mais, reprit la comtesse, n'est-on pas second, puis premier substitut? Je voudrais vous voir sur-le-champ premier substitut... Pour m'occuper de vous et vous obtenir cette faveur, je veux quelque certitude de votre dévouement à la Légitimité, à la Religion, et surtout à M. de Villèle.

-Ah! madame, dit Petit-Claud en s'approchant de son oreille, je suis homme à obéir absolument au Roi.

-C'est ce qu'il "nous" faut aujourd'hui, répliqua-t-elle en se reculant pour lui faire comprendre qu'elle ne voulait plus rien s'entendre dire à l'oreille. Si vous convenez toujours à Mme de Sénonches, comptez sur moi, ajouta-t-elle en faisant un geste royal avec son éventail.

-Madame, dit Petit-Claud à qui Cointet se montra en arrivant à la porte du boudoir, Lucien est ici.

-Eh bien, monsieur?... répondit la comtesse d'un ton qui eût arrêté toute espèce de parole dans le gosier d'un homme ordinaire.

-Madame la comtesse ne me comprend pas, reprit Petit-Claud en se servant de la formule la plus respectueuse, je veux lui donner une preuve de mon dévouement à sa personne. Comment madame la comtesse veut-elle que le grand homme qu'elle a fait soit reçu dans Angoulême? Il n'y a pas de milieu: il doit y être un objet ou de mépris ou de gloire."

Louise de Nègrepelisse n'avait pas pensé à ce dilemme, auquel elle était évidemment intéressée, plus à cause du passé que du présent. Or, des sentiments que la comtesse portait actuellement à Lucien dépendait la réussite du plan conçu par l'avoué pour mener à bien l'arrestation de Séchard.

"Monsieur Petit-Claud, dit-elle en prenant une attitude de hauteur et de dignité, vous voulez appartenir au Gouvernement, sachez que son premier principe doit être de ne jamais avoir eu tort, et que les femmes ont encore mieux que les gouvernements l'instinct du pouvoir et le sentiment de leur dignité.

-C'est bien là ce que je pensais, madame, répondit-il vivement en observant la comtesse avec une attention aussi profonde que peu visible. Lucien arrive ici dans la plus grande misère. Mais, s'il doit y recevoir une ovation, je puis aussi le contraindre, à cause de l'ovation même, à quitter Angoulême où sa soeur et son beau-frère David Séchard sont sous le coup de poursuites ardentes..."

Louise de Nègrepelisse laissa voir sur son visage altier un léger mouvement produit par la répression même de son plaisir. Surprise d'être si bien devinée, elle regarda Petit-Claud en dépliant son éventail, car Françoise de La Haye entrait, ce qui lui donna le temps de trouver une réponse.

"Monsieur, dit-elle avec un sourire significatif, vous serez promptement procureur du Roi..." N'était-ce pas tout dire sans se compromettre?

"Oh! madame, s'écria Françoise en venant remercier la préfète, je vous devrai donc le bonheur de ma vie." Elle lui dit à l'oreille en se penchant vers sa protectrice par un petit geste de jeune fille: "Je serais morte à petit feu d'être la femme d'un avoué de province..." Si Zéphirine s'était ainsi jetée sur Louise, elle y avait été poussée par Francis, qui ne manquait pas d'une certaine connaissance du monde bureaucratique.

"Dans les premiers jours de tout avènement, que ce soit celui d'un préfet, d'une dynastie ou d'une exploitation, dit l'ancien consul général à son amie, on trouve les gens tout feu pour rendre service; mais ils ont bientôt reconnu les inconvénients de la protection, et deviennent de glace. Aujourd'hui, Louise fera pour Petit-Claud des démarches que, dans trois mois, elle ne voudrait plus faire pour votre mari.

-Madame la comtesse pense-t-elle, dit Petit-Claud, à toutes les obligations du triomphe de notre poète? Elle devra recevoir Lucien pendant les dix jours que durera notre engouement."

La préfète fit un signe de tête afin de congédier Petit-Claud, et se leva pour aller causer avec Mme de Pimentel qui montra sa tête à la porte du boudoir. Saisie par la nouvelle de l'élévation du bonhomme de Nègrepelisse à la pairie, la marquise avait jugé nécessaire de venir caresser une femme assez habile pour avoir augmenté son influence en faisant une quasi-faute.

"Dites-moi donc, ma chère, pourquoi vous vous êtes donné la peine de mettre votre père à la Chambre haute, dit la marquise au milieu d'une conversation confidentielle où elle pliait le genou devant la supériorité de sa chère Louise.

-Ma chère, on m'a d'autant mieux accordé cette faveur que mon père n'a pas d'enfants, et votera toujours pour la couronne; mais, si j'ai des garçons, je compte bien que mon aîné sera substitué au titre, aux armes et à la pairie de son grand-père..."

Mme de Pimentel vit avec chagrin qu'elle ne pourrait pas employer à réaliser son désir de faire élever M. de Pimentel à la pairie une mère dont l'ambition s'étendait sur les enfants à venir. "Je tiens la préfète, disait Petit-Claud à Cointet en sortant, et je vous promets votre acte de société... Je serai dans un mois premier substitut, et vous, vous serez maître de Séchard. Tâchez maintenant de me trouver un successeur pour mon étude, j'en ai fait en cinq mois la première d'Angoulême...

-Il ne fallait que vous mettre à cheval", dit Cointet presque jaloux de son oeuvre.

Chacun peut maintenant comprendre la cause du triomphe de Lucien dans son pays. A la manière de ce roi de France qui ne vengeait pas le duc d'Orléans , Louise ne voulait pas se souvenir des injures reçues à Paris par Mme de Bargeton. Elle voulait patronner Lucien, l'écraser de sa protection et s'en débarrasser "honnêtement". Mis au fait de toute l'intrigue de Paris par les commérages, Petit-Claud avait bien deviné la haine vivace que les femmes portent à l'homme qui n'a pas su les aimer à l'heure où elles ont eu l'envie d'être aimées. Le lendemain de l'ovation qui justifiait le passé de Louise de Nègrepelisse, Petit-Claud, pour achever de griser Lucien et s'en rendre maître, se présenta chez Mme Séchard à la tête de six jeunes gens de la ville, tous anciens camarades de Lucien au collège d'Angoulême. Cette députation était envoyée à l'auteur des "Marguerites" et de "L'Archer de Charles IX" par ses condisciples, pour le prier d'assister au banquet qu'ils voulaient donner au grand homme sorti de leurs rangs.

"Tiens, c'est toi, Petit-Claud! s'écria Lucien.

-Ta rentrée ici, lui dit Petit-Claud, a stimulé notre amour-propre, nous nous sommes piqués d'honneur, nous nous sommes cotisés, et nous te préparons un magnifique repas. Notre proviseur et nos professeurs y assisteront; et, à la manière dont vont les choses, nous aurons sans doute les autorités.

-Et pour quel jour? dit Lucien.

-Dimanche prochain.

-Cela me serait impossible, répondit le poète, je ne puis accepter que pour dans dix jours d'ici... Mais alors ce sera volontiers...

-Eh bien, nous sommes à tes ordres, dit Petit-Claud; soit, dans dix jours."

Lucien fut charmant avec ses anciens camarades, qui lui témoignèrent une admiration presque respectueuse. Il causa pendant environ une demi-heure avec beaucoup d'esprit, car il se trouvait sur un piédestal et voulait justifier l'opinion du pays: il se mit les mains dans les goussets, il parla tout à fait en homme qui voit les choses de la hauteur où ses concitoyens l'ont mis. Il fut modeste, et bon enfant, comme un génie en déshabillé. Ce fut les plaintes d'un athlète fatigué des luttes à Paris, désenchanté surtout, il félicita ses camarades de ne pas avoir quitté leur bonne province, etc. Il les laissa tout enchantés de lui. Puis, il prit Petit-Claud à part et lui demanda la vérité sur les affaires de David, en lui reprochant l'état de séquestration où se trouvait son beau-frère. Lucien voulait ruser avec Petit-Claud. Petit-Claud s'efforça de donner à son ancien camarade cette opinion que lui, Petit-Claud, était un pauvre petit avoué de province, sans aucune espèce de finesse. La constitution actuelle des sociétés, infiniment plus compliquée dans ses rouages que celle des sociétés antiques, a eu pour effet de subdiviser les facultés chez l'homme. Autrefois, les gens éminents, forcés d'être universels, apparaissaient en petit nombre et comme des flambeaux au milieu des nations antiques. Plus tard, si les facultés se spécialisèrent, la qualité s'adressait encore à l'ensemble des choses. Ainsi un homme "riche en cautèle", comme on l'a dit de Louis XI, pouvait appliquer sa ruse à tout; mais aujourd'hui, la qualité s'est elle-même subdivisée. Par exemple, autant de professions, autant de ruses différentes. Un rusé diplomate sera très bien joué, dans une affaire, au fond d'une province, par un avoué médiocre ou par un paysan. Le plus rusé journaliste peut se trouver fort niais en matière d'intérêts commerciaux, et Lucien devait être et fut le jouet de Petit-Claud. Le malicieux avocat avait naturellement écrit lui-même l'article où la ville d'Angoulême, compromise avec son faubourg de l'Houmeau, se trouvait obligée de fêter Lucien. Les concitoyens de Lucien venus sur la place du Mûrier étaient les ouvriers de l'imprimerie et de la papeterie des Cointet, accompagnés des clercs de Petit-Claud, de Cachan, et de quelques camarades de collège. Redevenu pour le poète le copain du collège, l'avoué pensait avec raison que son camarade laisserait échapper, dans un temps donné, le secret de la retraite de David. Et si David périssait par la faute de Lucien, Angoulême n'était pas tenable pour le poète. Aussi, pour mieux assurer son influence, se posa-t-il comme l'inférieur de Lucien.

"Comment n'aurais-je pas fait pour le mieux? dit Petit-Claud à Lucien. Il s'agissait de la soeur de mon "copain"; mais, au Palais, il y a des positions où l'on doit périr. David m'a demandé, le premier juin, de lui garantir sa tranquillité pendant trois mois; il n'est en danger qu'en septembre, et encore ai-je su soustraire tout son avoir à ses créanciers; car je gagnerai le procès en Cour royale; j'y ferai juger que le privilège de la femme est absolu, que, dans l'espèce, il ne couvre aucune fraude... Quant à toi, tu reviens malheureux, mais tu es un homme de génie... (Lucien fit un geste comme d'un homme à qui l'encensoir arrive trop près du nez.) Oui, mon cher, reprit Petit-Claud, j'ai lu "L'Archer de Charles IX", et c'est plus qu'un ouvrage, c'est un livre! La préface n'a pu être écrite que par deux hommes: Chateaubriand ou toi!"

Lucien accepta cet éloge, sans dire que cette préface était de d'Arthez. Sur cent auteurs français, quatre-vingt-dix-neuf eussent agi comme lui.

"Eh bien, ici l'on n'avait pas l'air de te connaître, reprit Petit-Claud en jouant l'indignation. Quand j'ai vu l'indifférence générale, je me suis mis en tête de révolutionner tout ce monde. J'ai fait l'article que tu as lu...

-Comment, c'est toi qui!... s'écria Lucien.

-Moi-même!... Angoulême et l'Houmeau se sont trouvés en rivalité, j'ai rassemblé des jeunes gens, tes anciens camarades de collège, et j'ai organisé la sérénade d'hier; puis, une fois lancés dans l'enthousiasme, nous avons lâché la souscription pour le dîner. "Si David se cache, au moins Lucien sera couronné!" me suis-je dit. J'ai fait mieux, reprit Petit-Claud, j'ai vu la comtesse Châtelet, et je lui ai fait comprendre qu'elle se devait à elle-même de tirer David de sa position, elle le peut, elle le doit. Si David a bien réellement trouvé le secret dont il m'a parlé, le gouvernement ne se ruinera pas en le soutenant, et quel genre pour un préfet d'avoir l'air d'être pour moitié dans une si grande découverte par l'heureuse protection qu'il accorde à l'inventeur! On fait parler de soi comme d'un administrateur éclairé... Ta soeur s'est effrayée du jeu de notre mousqueterie judiciaire! elle a eu peur de la fumée... La guerre au Palais coûte aussi cher que sur les champs de bataille; mais David a maintenu sa position, il est maître de son secret: on ne peut pas l'arrêter, on ne l'arrêtera pas!

-Je te remercie, mon cher, et je vois que je puis te confier mon plan, tu m'aideras à le réaliser." Petit-Claud regarda Lucien en donnant à son nez en vrille l'air d'un point d'interrogation. "Je veux sauver Séchard, dit Lucien avec une sorte d'importance, je suis la cause de son malheur, je réparerai tout... J'ai plus d'empire sur Louise...

-Qui, Louise?...

-La comtesse Châtelet!..." (Petit-Claud fit un mouvement.) "J'ai sur elle plus d'empire qu'elle ne le croit elle-même, reprit Lucien; seulement, mon cher, si j'ai du pouvoir sur votre gouvernement, je n'ai pas d'habits..."

Petit-Claud fit un autre mouvement comme pour offrir sa bourse.

"Merci, dit Lucien en serrant la main de Petit-Claud. Dans dix jours d'ici, j'irai faire une visite à Mme la préfète, et je te rendrai la tienne."

Et ils se séparèrent en se donnant des poignées de main de camarades.

"Il doit être poète, se dit en lui-même Petit-Claud, car il est fou."

"On a beau dire, pensait Lucien en revenant chez sa soeur; en fait d'amis, il n'y a que les amis de collège.

-Mon Lucien, dit Eve, que t'a donc promis Petit-Claud pour lui témoigner tant d'amitié? Prends garde à lui!

-A lui? s'écria Lucien. Ecoute, Eve, reprit-il en paraissant obéir à une réflexion, tu ne crois plus en moi, tu te défies de moi, tu peux bien te défier de Petit-Claud; mais, dans douze ou quinze jours, tu changeras d'opinion", ajouta-t-il d'un petit air fat...

Lucien remonta dans sa chambre, et y écrivit la lettre suivante à Lousteau.

"Mon ami, de nous deux, moi seul puis me souvenir du billet de mille francs que je t'ai prêté: mais je connais trop bien, hélas! la situation où tu seras en ouvrant ma lettre, pour ne pas ajouter aussitôt que je ne te les redemande pas en espèces d'or ou d'argent; non, je te les demande en crédit, comme on les demanderait à Florine en plaisir. Nous avons le même tailleur, tu peux donc me faire confectionner sous le plus bref délai un habillement complet. Sans être précisément dans le costume d'Adam, je ne puis me montrer. Ici, les honneurs départementaux dus aux illustrations parisiennes m'attendaient, à mon grand étonnement. Je suis le héros d'un banquet, ni plus ni moins qu'un député de la Gauche; comprends-tu maintenant la nécessité d'un habit noir? Promets le payement; charge-t'en, fais jouer la réclame; enfin trouve une scène inédite de Don Juan avec M. Dimanche , car il faut m'endimancher à tout prix. Je n'ai rien que des haillons: pars de là! Nous sommes en septembre, il fait un temps magnifique; "ergo", veille à ce que je reçoive, à la fin de cette semaine, un charmant habillement du matin: petite redingote vert bronze foncé, trois gilets, l'un couleur soufre, l'autre de fantaisie, genre écossais, le troisième d'une entière blancheur; plus, trois pantalons "à faire des femmes", l'un blanc étoffe anglaise, l'autre nankin, le troisième en léger casimir noir; enfin un habit noir et un gilet de satin noir pour soirée. Si tu as retrouvé une Florine quelconque, je me recommande à elle pour deux cravates de fantaisie. Ceci n'est rien, je compte sur toi, sur ton adresse: le tailleur m'inquiète peu. Mon cher ami, nous l'avons maintes fois déploré: l'intelligence de la misère qui, certes, est le plus actif poison dont soit travaillé l'homme par excellence, le Parisien! cette intelligence dont l'activité surprendrait Satan, n'a pas encore trouvé le moyen d'avoir à crédit un chapeau! Quand nous aurons mis à la mode des chapeaux qui vaudront mille francs, les chapeaux seront possibles; mais jusque-là, nous devrons toujours avoir assez d'or dans nos poches pour payer un chapeau. Ah! quel mal la Comédie-Française nous a fait avec ce: "Lafleur, tu mettras de l'or dans mes poches!" Je sens donc profondément toutes les difficultés de l'exécution de cette demande: joins une paire de bottes, une paire d'escarpins, un chapeau, six paires de gants, à l'envoi du tailleur! C'est demander l'impossible, je le sais. Mais la vie littéraire n'est-elle pas l'impossible mis en coupe réglée?... Je ne te dis qu'une seule chose: opère ce prodige en faisant un grand article ou quelque petite infamie, je te quitte et décharge de ta dette. Et c'est une dette d'honneur, mon cher, elle a douze mois de carnet: tu en rougirais, si tu pouvais rougir. Mon cher Lousteau, plaisanterie à part, je suis dans des circonstances graves. Juges-en par ce seul mot: la Seiche est engraissée, elle est devenue la femme du Héron, et le Héron est préfet d'Angoulême. Cet affreux couple peut beaucoup pour mon beau-frère que j'ai mis dans une situation affreuse, il est poursuivi, caché, sous le poids de la lettre de change!... Il s'agit de reparaître aux yeux de Mme la préfète et de reprendre sur elle quelque empire à tout prix. N'est-ce pas effrayant à penser que la fortune de David Séchard dépende d'une jolie paire de bottes, de bas de soie gris à jour (ne va pas les oublier), et d'un chapeau neuf!... Je vais me dire malade et souffrant, me mettre au lit comme fit Duvicquet pour me dispenser de répondre à l'empressement de mes concitoyens. Mes concitoyens m'ont donné, mon cher, une très belle sérénade. Je commence à me demander combien il faut de sots pour composer ce mot: "mes concitoyens", depuis que j'ai su que l'enthousiasme de la capitale de l'Angoumois avait eu quelques-uns de mes camarades de collège pour boute-en-train.

Si tu pouvais mettre aux "Faits-Paris" quelques lignes sur ma réception, tu me grandirais ici de plusieurs talons de botte. Je ferais d'ailleurs sentir à la Seiche que j'ai, sinon des amis, du moins quelque crédit dans la Presse parisienne. Comme je ne renonce à rien de mes espérances, je te revaudrai cela. S'il te fallait un bel article de fond pour un recueil quelconque, j'ai le temps d'en méditer un à loisir. Je ne te dis plus qu'un mot, mon cher ami: je compte sur toi, comme tu peux compter sur celui qui se dit:

"Tout à toi,

"Lucien de R."

"P.-S. -Adresse-moi le tout par les diligences, bureau restant."

Cette lettre, où Lucien reprenait le ton de supériorité que son succès lui donnait intérieurement, lui rappela Paris. Pris depuis six jours par le calme absolu de la province, sa pensée se reporta vers ses bonnes misères, il eut des regrets vagues, il resta pendant toute une semaine préoccupé de la comtesse Châtelet; enfin, il attacha tant d'importance à sa réapparition que, quand il descendit, à la nuit tombante, à l'Houmeau chercher au bureau des diligences les paquets qu'il attendait de Paris, il éprouvait toutes les angoisses de l'incertitude, comme une femme qui a mis ses dernières espérances sur une toilette et qui désespère de l'avoir.

"Ah! Lousteau! je te pardonne tes trahisons", se dit-il en remarquant par la forme des paquets que l'envoi devait contenir tout ce qu'il avait demandé.

Il trouva la lettre suivante dans le carton à chapeau.

"Du salon de Florine.

"Mon cher enfant,

"Le tailleur s'est très bien conduit; mais, comme ton profond coup d'oeil rétrospectif te le faisait pressentir, les cravates, le chapeau, les bas de soie à trouver ont porté le trouble dans nos coeurs, car il n'y avait rien à troubler dans notre bourse. Nous le disions avec Blondet: il y aurait une fortune à faire en établissant une maison où les jeunes gens trouveraient ce qui coûte peu de chose. Car nous finissons par payer très cher ce que nous ne payons pas. D'ailleurs, le grand Napoléon, arrêté dans sa course vers les Indes, faute d'une paire de bottes, l'a dit:" Les affaires faciles ne se font jamais!" Donc tout allait, excepté ta chaussure... Je te voyais habillé sans chapeau! gileté sans souliers, et je pensais à t'envoyer une paire de mocassins qu'un Américain a donnés par curiosité à Florine. Florine a offert une masse de quarante francs à jouer pour toi. Nathan, Blondet et moi, nous avons été si heureux en ne jouant plus pour notre compte que nous avons été assez riches pour emmener la Torpille , l'ancien rat de des Lupeaulx, à souper. Frascati nous devait bien cela. Florine s'est chargée des acquisitions; elle y a joint trois belles chemises. Nathan t'offre une canne. Blondet, qui a gagné trois cents francs, t'envoie une chaîne d'or. Le rat y a joint une montre en or, grande comme une pièce de quarante francs qu'un imbécile lui a donnée et qui ne va pas: "C'est de la pacotille, comme ce qu'il a eu!" nous a-t-elle dit. Bixiou, qui nous est venu trouver au "Rocher de Cancale", a voulu mettre un flacon d'eau de Portugal dans l'envoi que te fait Paris. Notre premier comique a dit: "Si cela peut faire son bonheur, qu'il le soit!..." avec cet accent de basse-taille et cette importance bourgeoise qu'il peint si bien . Tout cela, mon cher enfant, te prouve combien l'on aime ses amis dans le malheur. Florine, à qui j'ai eu la faiblesse de pardonner, te prie de nous envoyer un article sur le dernier ouvrage de Nathan. Adieu, mon fils! Je ne puis que te plaindre d'être retourné dans le bocal d'où tu sortais quand tu t'es fait un vieux camarade de

"Ton ami

"Etienne L."

"Pauvres garçons! ils ont joué pour moi!" se dit-il tout ému.

Il vient des pays malsains ou de ceux où l'on a le plus souffert des bouffées qui ressemblent aux senteurs du paradis. Dans une vie tiède le souvenir des souffrances est comme une jouissance indéfinissable. Eve fut stupéfaite quand son frère descendit dans ses vêtements neufs; elle ne le reconnaissait pas.

"Je puis maintenant m'aller promener à Beaulieu, s'écria-t-il; on ne dira pas de moi: Il est revenu en haillons! Tiens, voilà une montre que je te rendrai, car elle est bien à moi; puis, elle me ressemble, elle est détraquée.

-Quel enfant tu es!... dit Eve. On ne peut t'en vouloir de rien.

-Croirais-tu donc, ma chère fille, que j'aie demandé tout cela dans la pensée assez niaise de briller aux yeux d'Angoulême, dont je me soucie comme de cela! dit-il en fouettant l'air avec sa canne à pomme d'or ciselée. Je veux réparer le mal que j'ai fait, et je me suis mis sous les armes." Le succès de Lucien comme élégant fut le seul triomphe réel qu'il obtint, mais il fut immense. L'envie délie autant de langues que l'admiration en glace. Les femmes raffolèrent de lui, les hommes en médirent, et il put s'écrier comme le chansonnier: "O mon habit, que je te remercie !" Il alla mettre deux cartes à la préfecture et fit également une visite à Petit-Claud, qu'il ne trouva pas. Le lendemain, jour du banquet, les journaux de Paris contenaient tous, à la rubrique d'Angoulême, les lignes suivantes:

"Angoulême. -Le retour d'un jeune poète dont les débuts ont été si brillants, de l'auteur de "L'Archer de Charles IX", l'unique roman historique fait en France sans imitation du genre de Walter Scott, et dont la préface est un événement littéraire, a été signalé par une ovation aussi flatteuse pour la ville que pour M. Lucien de Rubempré. La ville s'est empressée de lui offrir un banquet patriotique. Le nouveau préfet, à peine installé, s'est associé à la manifestation publique en fêtant l'auteur des "Marguerites", dont le talent fut si vivement encouragé à ses débuts par Mme la comtesse Châtelet."

En France, une fois l'élan donné, personne ne peut plus l'arrêter. Le colonel du régiment en garnison offrit sa musique. Le maître d'hôtel de la Cloche, dont les expéditions de dindes truffées vont jusqu'en Chine et s'envoient dans les plus magnifiques porcelaines, le fameux aubergiste de l'Houmeau, chargé du repas, avait décoré sa grande salle avec des draps sur lesquels des couronnes de laurier entremêlées de bouquets faisaient un effet superbe. A cinq heures, quarante personnes étaient réunies là, toutes en habit de cérémonie. Une foule de cent et quelques habitants, attirés principalement par la présence des musiciens dans la cour, représentait les concitoyens.

"Tout Angoulême est là!" dit Petit-Claud en se mettant à la fenêtre.

"Je n'y comprends rien, disait Postel à sa femme, qui vint pour écouter la musique. Comment! le préfet, le receveur général, le colonel, le directeur de la Poudrerie, notre député, le maire, le proviseur, le directeur de la fonderie de Ruelle, le président, le procureur du Roi, M. Milaud, toutes les autorités viennent d'arriver!..."

Quand on se mit à table, l'orchestre militaire commença par des variations sur l'air de "Vive le Roi, vive la France!" qui n'a pu devenir populaire. Il était cinq heures du soir. A huit heures, un dessert de soixante-cinq plats, remarquable par un Olympe en sucreries surmonté de la France en chocolat, donna le signal des toasts.

"Messieurs, dit le préfet en se levant, au Roi!... à la Légitimité! N'est-ce pas à la paix que les Bourbons nous ont ramenée que nous devons la génération de poètes et de penseurs qui maintient dans les mains de la France le sceptre de la littérature!...

-Vive le Roi!" crièrent les convives, parmi lesquels les ministériels étaient en force. Le vénérable proviseur se leva.

"Au jeune poète, dit-il, au héros du jour, qui a su allier à la grâce et à la poésie de Pétrarque, dans un genre que Boileau déclarait si difficile, le talent du prosateur!

-Bravo! Bravo!..."

Le colonel se leva.

"Messieurs, au Royaliste! car le héros de cette fête a eu le courage de défendre les bons principes!

-Bravo!" dit le préfet, qui donna le ton aux applaudissements.

Petit-Claud se leva.

"Tous les camarades de Lucien à la gloire du collège d'Angoulême, au vénérable proviseur qui nous est si cher, et à qui nous devons reporter tout ce qui lui appartient dans nos succès!..." Le vieux proviseur, qui ne s'attendait pas à ce toast, s'essuya les yeux. Lucien se leva: le plus profond silence s'établit, et le poète devint blanc. En ce moment, le vieux proviseur, qui se trouvait à sa gauche, lui posa sur la tête une couronne de laurier. On battit des mains. Lucien eut des larmes dans les yeux et dans la voix.

"Il est gris, dit à Petit-Claud le futur procureur du Roi de Nevers.

-Ce n'est pas le vin qui l'a grisé, répondit l'avoué.

-Mes chers compatriotes, mes chers camarades, dit enfin Lucien, je voudrais avoir la France entière pour témoin de cette scène. C'est ainsi qu'on élève les hommes et qu'on obtient dans notre pays les grandes oeuvres et les grandes actions. Mais, voyant le peu que j'ai fait et le grand honneur que j'en reçois, je ne puis que me trouver confus et m'en remettre à l'avenir du soin de justifier l'accueil d'aujourd'hui. Le souvenir de ce moment me rendra des forces au milieu de luttes nouvelles. Permettez-moi de signaler à vos hommages celle qui fut et ma première muse et ma protectrice et de boire aussi à ma ville natale: donc à la belle comtesse Sixte du Châtelet et à la noble ville d'Angoulême.

-Il ne s'en est pas mal tiré, dit le procureur du Roi, qui hocha la tête en signe d'approbation; car nos toasts étaient préparés, et le sien est improvisé."

A dix heures, les convives s'en allèrent par groupes, David Séchard, entendant cette musique extraordinaire, dit à Basine: "Que se passe-t-il donc à l'Houmeau?

-L'on donne, répondit-elle, une fête à votre beau-frère Lucien...

-Je suis sûr, dit-il, qu'il aura dû regretter de ne pas m'y voir"

A minuit, Petit-Claud reconduisit Lucien jusque sur la place du Mûrier. Là, Lucien dit à l'avoué: "Mon cher, entre nous, c'est à la vie, à la mort.

-Demain, dit l'avoué, l'on signe mon contrat de mariage, chez Mme de Sénonches, avec Mlle Françoise de La Haye, sa pupille; fais-moi le plaisir d'y venir; Mme de Sénonches m'a prié de t'y amener, et tu y verras la préfète, qui sera très flattée de ton toast, dont on va sans doute lui parler.

-J'avais bien mes idées, dit Lucien.

-Oh! tu sauveras David!

-J'en suis sûr", répondit le poète.

En ce moment, David se montra comme par enchantement. Voici pourquoi. Il se trouvait dans une position assez difficile: sa femme lui défendait absolument et de recevoir Lucien et de lui faire savoir le lieu de sa retraite, tandis que Lucien lui écrivait les lettres les plus affectueuses en lui disant que sous peu de jours, il aurait réparé le mal. Or Mlle Clerget avait remis à David les deux lettres suivantes en lui disant le motif de la fête dont la musique arrivait à son oreille.

"Mon ami, fais comme si Lucien n'était pas ici; ne t'inquiète de rien, et grave dans ta chère tête cette proposition: notre sécurité vient tout entière de l'impossibilité où sont tes ennemis de savoir où tu es. Tel est mon malheur que j'ai plus de confiance en Kolb, en Marion, en Basine, qu'en mon frère. Hélas! mon pauvre Lucien n'est plus le candide et tendre poète que nous avons connu. C'est précisément parce qu'il veut se mêler de tes affaires et qu'il a la présomption de faire payer nos dettes (par orgueil, mon David!...) que je le crains. Il a reçu de Paris de beaux habits et cinq pièces d'or dans une belle bourse. Il les a mises à ma disposition, et nous vivons de cet argent. Nous avons enfin un ennemi de moins: ton père nous a quittés, et nous devons son départ à Petit-Claud, qui a démêlé les intentions du père Séchard et qui les a sur-le-champ annihilées en lui disant que tu ne ferais plus rien sans lui; que lui, Petit-Claud, ne te laisserait rien céder de ta découverte sans une indemnité préalable de trente mille francs: d'abord quinze mille pour te liquider, quinze mille que tu toucherais dans tous les cas, succès ou insuccès. Petit-Claud est inexplicable pour moi. Je t'embrasse comme une femme embrasse son mari malheureux. Notre petit Lucien va bien. Quel spectacle que celui de cette fleur qui se colore et grandit au milieu de nos tempêtes domestiques! Ma mère, comme toujours, prie Dieu et t'embrasse presque aussi tendrement que

"Ton Eve."

Petit-Claud et les Cointet, effrayés de la ruse paysanne du vieux Séchard s'en étaient, comme on voit, d'autant mieux débarrassés que ses vendanges le rappelaient à ses vignes de Marsac. La lettre de Lucien, incluse dans celle d'Eve, était ainsi conçue:

"Mon cher David, tout va bien. Je suis armé de pied en cap; j'entre en campagne aujourd'hui, dans deux jours, j'aurai fait bien du chemin. Avec quel plaisir je t'embrasserai quand tu seras libre et quitte de mes dettes! Mais je suis blessé, pour la vie et au coeur, de la défiance que ma soeur et ma mère continuent à me témoigner. Ne sais-je pas déjà que tu te caches chez Basine? Toutes les fois que Basine vient à la maison, j'ai de tes nouvelles et la réponse à mes lettres. Il est d'ailleurs évident que ma soeur ne pouvait compter que sur son amie d'atelier. Aujourd'hui, je serai bien près de toi et cruellement marri de ne pas te faire assister à la fête que l'on me donne. L'amour-propre d'Angoulême m'a valu un petit triomphe qui, dans quelques jours, sera entièrement oublié, mais où ta joie aurait été la seule de sincère. Enfin, encore quelques jours, et tu pardonneras tout à celui qui compte pour plus que toutes les gloires du monde d'être

"Ton frère, "Lucien."

David eut le coeur vivement tiraillé par ces deux forces, quoiqu'elles fussent inégales; car il adorait sa femme, et son amitié pour Lucien s'était diminuée d'un peu d'estime. Mais dans la solitude, la force des sentiments change entièrement. L'homme seul, et en proie à des préoccupations comme celles qui dévoraient David, cède à des pensées contre lesquelles il trouverait des points d'appui dans le milieu ordinaire de la vie. Ainsi, en lisant la lettre de Lucien au milieu des fanfares de ce triomphe inattendu, il fut profondément ému d'y voir exprimé le regret sur lequel il comptait. Les âmes tendres ne résistent pas à ces petits effets du sentiment, qu'ils estiment aussi puissants chez les autres que chez eux. N'est-ce pas la goutte d'eau qui tombe de la coupe pleine?... Aussi, vers minuit, toutes les supplications de Basine ne purent-elles empêcher David d'aller voir Lucien.

"Personne, lui dit-il, ne se promène à cette heure dans les rues d'Angoulême, on ne me verra pas, l'on ne peut pas m'arrêter la nuit; et, dans le cas où je serais rencontré, je puis me servir du moyen inventé par Kolb pour revenir dans ma cachette. Il y a d'ailleurs trop longtemps que je n'ai embrassé ma femme et mon enfant."

Basine céda devant toutes ces raisons assez plausibles, et laissa sortir David, qui criait: "Lucien!" au moment où Lucien et Petit-Claud se disaient bonsoir. Et les deux frères se jetèrent dans les bras l'un de l'autre en pleurant. Il n'y a pas beaucoup de moments semblables dans la vie. Lucien sentait l'effusion d'une de ces amitiés quand même, avec lesquelles on ne compte jamais et qu'on se reproche d'avoir trompées. David éprouvait le besoin de pardonner. Ce généreux et noble inventeur voulait surtout sermonner Lucien et dissiper les nuages qui voilaient l'affection de la soeur et du frère. Devant ces considérations de sentiment, tous les dangers engendrés par le défaut d'argent avaient disparu.

Petit-Claud dit à son client: "Allez chez vous, profitez au moins de votre imprudence, embrassez votre femme et votre enfant! et qu'on ne vous voie pas!"

"Quel malheur! se dit Petit-Claud, qui resta seul sur la place du Mûrier. Ah! si j'avais là Cérizet..."

Au moment où l'avoué se parlait à lui-même le long de l'enceinte en planches faite autour de la place où s'élève orgueilleusement aujourd'hui le Palais de justice, il entendit cogner derrière lui sur une planche, comme quand quelqu'un cogne du doigt à une porte.

"J'y suis, dit Cérizet dont la voix passait entre la fente de deux planches mal jointes. J'ai vu David sortant de l'Houmeau. Je commençais à soupçonner le lieu de sa retraite, maintenant j'en suis sûr, et sais où le pincer; mais, pour lui tendre un piège, il est nécessaire que je sache quelque chose des projets de Lucien, et voilà que vous les faites rentrer. Au moins restez là sous un prétexte quelconque. Quand David et Lucien sortiront, amenez-les près de moi: ils se croiront seuls, et j'entendrai les derniers mots de leur adieu.

-Tu es un maître diable! dit tout bas Petit-Claud.

-Nom d'un petit bonhomme, s'écria Cérizet, que ne ferait-on pas pour avoir ce que vous m'avez promis!"

Petit-Claud quitta les planches et se promena sur la place du Mûrier en regardant les fenêtres de la chambre où la famille était réunie et pensant à son avenir comme pour se donner du courage; car l'adresse de Cérizet lui permettait de frapper le dernier coup. Petit-Claud était un de ces hommes profondément retors et traîtreusement doubles, qui ne se laissent jamais prendre aux amorces du présent ni aux leurres d'aucun attachement après avoir observé les changements du coeur humain et la stratégie des intérêts. Aussi avait-il d'abord peu compté sur Cointet. Dans le cas où l'oeuvre de son mariage aurait manqué sans qu'il eût le droit d'accuser le grand Cointet de traîtrise, il s'était mis en mesure de le chagriner; mais, depuis son succès à l'hôtel de Bargeton, Petit-Claud jouait franc jeu. Son arrière-trame, devenue inutile, était dangereuse pour la situation politique à laquelle il aspirait. Voici les bases sur lesquelles il voulait asseoir son importance future. Gannerac et quelques gros négociants commençaient à former dans l'Houmeau un comité libéral qui se rattachait par les relations du commerce aux chefs de l'opposition. L'avènement du ministère Villèle, accepté par Louis XVIII mourant, était le signal d'un changement de conduite dans l'opposition, qui, depuis la mort de Napoléon, renonçait au moyen dangereux des conspirations . Le parti libéral organisait au fond des provinces son système de résistance légale: il tendit à se rendre maître de la matière électorale, afin d'arriver à son but par la conviction des masses. Enragé libéral et fils de l'Houmeau, Petit-Claud fut le promoteur, l'âme et le conseil secret de l'opposition de la basse ville, opprimée par l'aristocratie de la ville haute. Le premier, il fit apercevoir le danger de laisser les Cointet disposer à eux seuls de la presse dans le département de la Charente, où l'opposition devait avoir un organe, afin de ne pas rester en arrière des autres villes. "Que chacun de nous donne un billet de cinq cents francs à Gannerac, il aura vingt et quelque mille francs pour acheter l'imprimerie Séchard, dont nous serons alors les maîtres en en tenant le propriétaire par un prêt", dit Petit-Claud.

L'avoué fit adopter cette idée, en vue de corroborer ainsi sa double position vis-à-vis de Cointet et de Séchard, et il jeta naturellement les yeux sur un drôle de l'encolure de Cérizet pour en faire l'homme dévoué du parti.

"Si tu peux découvrir ton ancien bourgeois et le mettre entre mes mains, dit-il à l'ancien prote de Séchard, on te prêtera vingt mille francs pour acheter son imprimerie, et probablement tu seras à la tête d'un journal. Ainsi, marche."

Plus sûr de l'activité d'un homme comme Cérizet que de celle de tous les Doublon du monde, Petit-Claud avait alors promis au grand Cointet l'arrestation de Séchard. Mais depuis que Petit-Claud caressait l'espérance d'entrer dans la magistrature, il prévoyait la nécessité de tourner le dos aux Libéraux, et il avait si bien monté les esprits à l'Houmeau que les fonds nécessaires à l'acquisition de l'imprimerie étaient réalisés. Petit-Claud résolut de laisser aller les choses à leur cours naturel.

"Bah! se dit-il, Cérizet commettra quelque délit de presse, et j'en profiterai pour montrer mes talents..."

Il alla vers la porte de l'imprimerie et dit à Kolb qui faisait sentinelle: "Monte avertir David de profiter de l'heure pour s'en aller, et prenez bien vos précautions; je m'en vais, il est une heure..."

Lorsque Kolb quitta le pas de la porte, Marion vint prendre sa place. Lucien et David descendirent, Kolb les précéda de cent pas en avant et Marion les suivit de cent pas en arrière. Quand les deux frères passèrent le long des planches, Lucien parlait avec chaleur à David.

"Mon ami, lui dit-il, mon plan est d'une excessive simplicité; mais comment en parler devant Eve, qui n'en comprendrait jamais les moyens? Je suis sûr que Louise a dans le fond du coeur un désir que je saurai réveiller, je la veux uniquement pour me venger de cet imbécile de préfet. Si nous nous aimons, ne fût-ce qu'une semaine, je lui ferai demander au ministère un encouragement de vingt mille francs pour toi. Demain, je reverrai cette créature dans ce petit boudoir où nos amours ont commencé, et où, selon Petit-Claud, il n'y a rien de changé: j'y jouerai la comédie. Aussi, après-demain matin, te ferai-je remettre par Basine un petit mot pour te dire si j'ai été sifflé... Qui sait, peut-être seras-tu libre... Comprends-tu maintenant pourquoi j'ai voulu des habits de Paris? Ce n'est pas en haillons qu'on peut jouer le rôle de jeune premier."

A six heures du matin, Cérizet vint voir Petit-Claud.

"Demain, à midi, Doublon peut préparer son coup; il prendra notre homme, j'en réponds, lui dit le Parisien: je dispose de l'une des ouvrières de Mlle Clerget, comprenez-vous?..."

Après avoir écouté le plan de Cérizet, Petit-Claud courut chez Cointet.

"Faites en sorte que ce soir, M. du Hautoy se soit décidé à donner à Françoise la nue-propriété de ses biens, vous signerez dans deux jours un acte de société avec Séchard. Je ne me marierai que huit jours après le contrat; ainsi nous serons bien dans les termes de nos petites conventions: "donnant donnant". Mais épions bien ce soir ce qui se passera chez Mme de Sénonches entre Lucien et Mme la comtesse du Châtelet, car tout est là... Si Lucien espère réussir par la préfète, je tiens David.

-Vous serez, je crois, garde des Sceaux, dit Cointet.

-Et pourquoi pas? M. de Peyronnet l'est bien", dit Petit-Claud qui n'avait pas encore tout à fait dépouillé la peau du libéral .

L'état douteux de Mlle de La Haye lui valut la présence de la plupart des nobles d'Angoulême à la signature de son contrat. La pauvreté de ce futur ménage marié sans corbeille avivait l'intérêt que le monde aime à témoigner; car il en est de la bienfaisance comme des triomphes: on aime une charité qui satisfait l'amour-propre. Aussi la marquise de Pimentel, la comtesse du Châtelet, M. de Sénonches et deux ou trois habitués de la maison firent-ils à Françoise quelques cadeaux dont on parlait beaucoup en ville. Ces jolies bagatelles réunies au trousseau préparé depuis un an par Zéphirine, aux bijoux du parrain et aux présents d'usage du marié, consolèrent Françoise et piquèrent la curiosité de plusieurs mères qui amenèrent leurs filles. Petit-Claud et Cointet avaient déjà remarqué que les nobles d'Angoulême les toléraient l'un et l'autre dans leur Olympe comme une nécessité: l'un était le régisseur de la fortune, le subrogé de Françoise; l'autre était indispensable à la signature du contrat comme le pendu à une exécution; mais le lendemain de son mariage, si Mme Petit-Claud conservait le droit de venir chez sa marraine, le mari s'y voyait difficilement admis, et il se promettait bien de s'imposer à ce monde orgueilleux. Rougissant de ses obscurs parents, l'avoué fit rester sa mère à Mansle où elle s'était retirée, il la pria de se dire malade et de lui donner son consentement par écrit. Assez humilié de se voir sans parents, sans protecteurs, sans signature de son côté, Petit-Claud se trouvait donc très heureux de présenter dans l'homme célèbre un ami acceptable, et que la comtesse désirait revoir. Aussi vint-il prendre Lucien en voiture. Pour cette mémorable soirée, le poète avait fait une toilette qui devait lui donner, sans contestation, une supériorité sur tous les hommes. Mme de Sénonches avait d'ailleurs annoncé le héros du moment, et l'entrevue des deux amants brouillés était une de ces scènes dont on est particulièrement friand en province. Lucien était passé à l'état de "Lion": on le disait si beau, si changé, si merveilleux, que les femmes de l'Angoulême noble avaient toutes une velléité de le revoir. Suivant la mode de cette époque à laquelle on doit la transition de l'ancienne culotte de bal aux ignobles pantalons actuels, il avait mis un pantalon noir collant. Les hommes dessinaient encore leurs formes au grand désespoir des gens maigres ou mal faits; et celles de Lucien étaient "apolloniennes". Ses bas de soie gris à jour, ses petits souliers, son gilet de satin noir, sa cravate, tout fut scrupuleusement tiré, collé pour ainsi dire sur lui. Sa blonde et abondante chevelure frisée faisait valoir son front blanc, autour duquel les boucles se relevaient avec une grâce cherchée. Ses yeux, pleins d'orgueil, étincelaient. Ses petites mains de femme, belles sous le gant, ne devaient pas se laisser voir dégantées. Il copia son maintien sur celui de de Marsay, le fameux dandy parisien, en tenant d'une main sa canne et son chapeau qu'il ne quitta pas, et il se servit de l'autre pour faire des gestes rares à l'aide desquels il commenta ses phrases. Lucien aurait bien voulu se glisser dans le salon, à la manière de ces gens célèbres qui, par une fausse modestie, se baisseraient sous la porte Saint-Denis. Mais Petit-Claud, qui n'avait qu'un ami, en abusa. Ce fut presque pompeusement qu'il amena Lucien jusqu'à Mme de Sénonches au milieu de la soirée. A son passage, le poète entendit des murmures qui jadis lui eussent fait perdre la tête, et qui le trouvèrent froid: il était sûr de valoir, à lui seul, tout l'Olympe d'Angoulême. "Madame, dit-il à Mme de Sénonches, j'ai déjà félicité mon ami Petit-Claud, qui est de l'étoffe dont on fait les gardes des Sceaux, d'avoir le bonheur de vous appartenir, quelque faibles que soient les liens entre une marraine et sa filleule (ce fut dit d'un air épigrammatique très bien senti par toutes les femmes qui écoutaient sans en avoir l'air). Mais, pour mon compte, je bénis une circonstance qui me permet de vous offrir mes hommages." Ce fut dit sans embarras et dans une pose de grand seigneur en visite chez de petites gens. Lucien écouta la réponse entortillée que lui fit Zéphirine, en jetant un regard de circumnavigation dans le salon, afin d'y préparer ses effets. Aussi put-il saluer avec grâce et en nuançant ses sourires Francis du Hautoy et le préfet qui le saluèrent; puis il vint enfin à Mme du Châtelet en feignant de l'apercevoir. Cette rencontre était si bien l'événement de la soirée, que le contrat de mariage où les gens marquants allaient mettre leur signature, conduits dans la chambre à coucher, soit par le notaire, soit par Françoise, fut oublié. Lucien fit quelques pas vers Louise de Nègrepelisse; et, avec cette grâce parisienne, pour elle à l'état de souvenir depuis son arrivée, il lui dit assez haut: "Est-ce à vous, madame, que je dois l'invitation qui me procure le plaisir de dîner après-demain à la préfecture?... -Vous ne la devez, monsieur, qu'à votre gloire, répliqua sèchement Louise un peu choquée de la tournure agressive de la phrase méditée par Lucien pour blesser l'orgueil de son ancienne protectrice.

-Ah! madame la comtesse, dit Lucien d'un air à la fois fin et fat, il m'est impossible de vous amener l'homme s'il est dans votre disgrâce." Et, sans attendre de réponse, il tourna sur lui-même en apercevant l'évêque, qu'il salua très noblement. "Votre Grandeur a été presque prophète, dit-il d'une voix charmante, et je tâcherai qu'elle le soit tout à fait. Je m'estime heureux d'être venu ce soir ici, puisque je puis vous présenter mes respects." Lucien entraîna Monseigneur dans une conversation qui dura dix minutes. Toutes les femmes regardaient Lucien comme un phénomène. Son impertinence inattendue avait laissé Mme du Châtelet sans voix ni réponse. En voyant Lucien l'objet de l'admiration de toutes les femmes; en suivant, de groupe en groupe, le récit que chacune se faisait à l'oreille des phrases échangées où Lucien l'avait comme aplatie en ayant l'air de la dédaigner, elle fut pincée au coeur par une contraction d'amour-propre.

"S'il ne venait pas demain, après cette phrase, quel scandale! pensa-t-elle. D'où lui vient cette fierté? Mlle des Touches serait-elle éprise de lui?... -Il est si beau! -On dit qu'elle a couru chez lui, à Paris, le lendemain de la mort de l'actrice!... Peut-être est-il venu sauver son beau-frère, et s'est-il trouvé derrière notre calèche à Mansle, par un accident de voyage. Ce matin-là, Lucien nous a singulièrement toisés, Sixte et moi."

Ce fut une myriade de pensées, et, malheureusement pour Louise, elle s'y laissait aller en regardant Lucien qui causait avec l'évêque comme s'il eût été le roi du salon: il ne saluait personne et attendait qu'on vînt à lui, promenant son regard avec une variété d'expression, avec une aisance digne de de Marsay, son modèle. Il ne quitta pas le prélat pour aller saluer M. de Sénonches, qui se fit voir à peu de distance.

Au bout de dix minutes, Louise n'y tint plus. Elle se leva, marcha jusqu'à l'évêque et lui dit: "Que vous dit-on donc, Monseigneur, pour vous faire si souvent sourire?" Lucien se recula de quelques pas pour laisser discrètement Mme du Châtelet avec le prélat. "Ah! madame la comtesse, ce jeune homme a bien de l'esprit!... il m'expliquait comment il vous devait toute sa force...

-Je ne suis pas ingrat, moi, madame!... dit Lucien en lançant un regard de reproche qui charma la comtesse.

-Entendons-nous, dit-elle en ramenant à elle Lucien par un geste d'éventail, venez avec Monseigneur, par ici!... Sa Grandeur sera notre juge." Et elle montra le boudoir en y entraînant l'évêque.

"Elle fait faire un drôle de métier à Monseigneur", dit une femme du camp Chandour assez haut pour être entendue.

"Notre juge!... dit Lucien en regardant tour à tour le prélat et la préfète, il y aura donc un coupable?"

Louise de Nègrepelisse s'assit sur le canapé de son ancien boudoir. Après y avoir fait asseoir Lucien à côté d'elle et Monseigneur de l'autre côté, elle se mit à parler. Lucien fit à son ancienne amie l'honneur, la surprise et le bonheur de ne pas écouter. Il eut l'attitude, les gestes de la Pasta dans Tancredi quand elle va dire: "O patria!..." Il chanta sur sa physionomie la fameuse cavatine "del Rizzo" . Enfin, l'élève de Coralie trouva moyen de se faire venir un peu de larmes dans les yeux.

"Ah! Louise, comme je t'aimais! lui dit-il à l'oreille sans se soucier du prélat ni de la conversation au moment où il vit que ses larmes avaient été vues par la comtesse.

-Essuyez vos yeux, ou vous me perdriez, ici, encore une fois, dit-elle en se retournant vers lui par un aparté qui choqua l'évêque.

-Et c'est assez d'une, reprit vivement Lucien. Ce mot de la cousine de Mme d'Espard sécherait toutes les larmes d'une Madeleine. Mon Dieu!... j'ai retrouvé pour un moment mes souvenirs, mes illusions, mes vingt ans et vous me les..."

Monseigneur rentra brusquement au salon, en comprenant que sa dignité pouvait être compromise entre ces deux anciens amants. Chacun affecta de laisser la préfète et Lucien seuls dans le boudoir. Mais un quart d'heure après, Sixte, à qui les discours, les rires et les promenades au seuil du boudoir déplurent, y vint d'un air plus que soucieux et trouva Lucien et Louise très animés.

"Madame, dit Sixte à l'oreille de sa femme, vous qui connaissez mieux que moi Angoulême, ne devriez-vous pas songer à Mme la préfète et au gouvernement.

-Mon cher, dit Louise en toisant son éditeur responsable d'un air de hauteur qui le fit trembler, je cause avec M. de Rubempré de choses importantes pour vous. Il s'agit de sauver un inventeur sur le point d'être victime des manoeuvres les plus basses, et vous nous y aiderez... Quant à ce que ces dames peuvent penser de moi, vous allez voir comment je vais me conduire pour glacer le venin sur leurs langues."

Elle sortit du boudoir appuyée sur le bras de Lucien, et le mena signer le contrat en s'affichant avec une audace de grande dame.

"Signons ensemble?..." dit-elle en tendant la plume à Lucien.

Lucien se laissa montrer par elle la place où elle venait de signer, afin que leurs signatures fussent l'une auprès de l'autre.

"Monsieur de Sénonches, auriez-vous reconnu M. de Rubempré?" dit la comtesse en forçant l'impertinent chasseur à saluer Lucien.

Elle ramena Lucien au salon, elle le mit entre elle et Zéphirine sur le redoutable canapé du milieu. Puis, comme une reine sur son trône, elle commença, d'abord à voix basse, une conversation évidemment épigrammatique à laquelle se joignirent quelques-uns de ses anciens amis et plusieurs femmes qui lui faisaient la cour. Bientôt Lucien, devenu le héros d'un cercle, fut mis par la comtesse sur la vie de Paris dont la satire fut improvisée avec une verve incroyable et semée d'anecdotes sur les gens célèbres, véritables friandises de conversation dont sont excessivement avides les provinciaux. On admira l'esprit comme on avait admiré l'homme. Mme la comtesse Sixte triomphait si patemment de Lucien, elle en jouait si bien en femme enchantée de son instrument, elle lui fournissait la réplique avec tant d'à-propos, elle quêtait pour lui des approbations par des regards si compromettants, que plusieurs femmes commencèrent à voir dans la coïncidence du retour de Louise et de Lucien un profond amour victime de quelque double méprise. Un dépit avait peut-être amené le malencontreux mariage de Châtelet, contre lequel il se faisait alors une réaction.

"Eh bien, dit Louise à une heure du matin et à voix basse à Lucien avant de se lever, après-demain, faites-moi le plaisir d'être exact..."

La préfète laissa Lucien en lui mimant une petite inclination de tête excessivement amicale, et alla dire quelques mots au comte Sixte qui cherchait son chapeau.

"Si ce que Mme du Châtelet vient de me dire est vrai, mon cher Lucien, comptez sur moi, dit le préfet en se mettant à la poursuite de sa femme qui partait sans lui, comme à Paris. Dès ce soir, votre beau-frère peut se regarder comme hors d'affaire.

-M. le comte me doit bien cela", répondit Lucien en souriant.

"Eh bien, nous sommes "fumés" ...", dit Cointet à l'oreille de Petit-Claud témoin de cet adieu. Petit-Claud, foudroyé par le succès de Lucien, stupéfait par les éclats de son esprit et par le jeu de sa grâce, regardait Françoise de La Haye dont la physionomie, pleine d'admiration pour Lucien, semblait dire à son prétendu: Soyez comme votre ami.

Un éclair de joie passa sur la figure de Petit-Claud.

"Le dîner du préfet n'est que pour après-demain, nous avons encore une journée à nous, dit-il, je réponds de tout."

"Eh bien, mon cher, dit Lucien à Petit-Claud à deux heures du matin en revenant à pied: je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu! Dans quelques heures, Séchard sera bien heureux."

"Voilà tout ce que je voulais savoir", pensa Petit-Claud. "Je ne te croyais que poète et tu es aussi Lauzun , c'est être deux fois poète", répondit-il en lui donnant une poignée de main qui devait être la dernière.

"Ma chère Eve, dit Lucien en réveillant sa soeur, une bonne nouvelle! Dans un mois, David n'aura plus de dettes!...

-Et comment?

-Eh bien, Mme du Châtelet cachait sous sa jupe mon ancienne Louise; elle m'aime plus que jamais, et va faire faire un rapport au ministère de l'Intérieur par son mari, en faveur de notre découverte!... Ainsi, nous n'avons pas plus d'un mois à souffrir, le temps de me venger du préfet et de te rendre le plus heureux des époux." (Eve crut continuer un rêve en écoutant son frère.) "En revoyant le petit salon gris où je tremblais comme un enfant, il y a deux ans; en examinant ces meubles, les peintures et les figures, il me tombait une taie des yeux! comme Paris vous change les idées!

-Est-ce un bonheur?... dit Eve en comprenant enfin son frère.

-Allons, tu dors, à demain, nous causerons après déjeuner", dit Lucien.

Le plan de Cérizet était d'une excessive simplicité. Quoiqu'il appartienne aux ruses dont se servent les huissiers de province pour arrêter leurs débiteurs, et dont le succès est hypothétique, il devait réussir; car il reposait autant sur la connaissance des caractères de Lucien et de David que sur leurs espérances. Parmi les petites ouvrières dont il était le Don Juan et qu'il gouvernait en les opposant les unes aux autres, le prote des Cointet, pour le moment en service extraordinaire, avait distingué l'une des repasseuses de Basine Clerget, une fille presque aussi belle que Mme Séchard, appelée Henriette Signol, et dont les parents étaient de petits vignerons vivant dans leur bien à deux lieues d'Angoulême, sur la route de Saintes. Les Signol, comme tous les gens de la campagne, ne se trouvaient pas assez riches pour garder leur unique enfant avec eux, et ils l'avaient destinée à entrer en maison, c'est-à-dire à devenir femme de chambre. En province, une femme de chambre doit savoir blanchir et repasser le linge fin. La réputation de Mme Prieur, à qui Basine succédait, était telle, que les Signol y mirent leur fille en apprentissage en y payant pension pour la nourriture et le logement. Mme Prieur appartenait à cette race de vieilles maîtresses qui, dans les provinces, se croient substituées aux parents. Elle vivait en famille avec ses apprenties, elle les menait à l'église et les surveillait consciencieusement. Henriette Signol, belle brune bien découplée, à l'oeil hardi, à la chevelure forte et longue, était blanche comme sont blanches les filles du Midi, de la blancheur d'une fleur de magnolia. Aussi Henriette fut-elle une des premières grisettes que visa Cerizet; mais comme elle appartenait à d'honnêtes cultivateurs, elle ne céda que vaincue par la jalousie, par le mauvais exemple et par cette phrase séduisante: "Je t'épouserai!" que lui dit Cérizet, une fois qu'il se vit second prote chez MM. Cointet. En apprenant que les Signol possédaient pour quelque dix ou douze mille francs de vignes et une petite maison assez logeable, le Parisien se hâta de mettre Henriette dans l'impossibilité d'être la femme d'un autre. Les amours de la belle Henriette et du petit Cérizet en étaient là quand Petit-Claud lui parla de le rendre propriétaire de l'imprimerie Séchard, en lui montrant une espèce de commandite de vingt mille francs qui devait être un licou. Cet avenir éblouit le prote, la tête lui tourna, Mlle Signol lui parut un obstacle à ses ambitions, et il négligea la pauvre fille. Henriette, au désespoir, s'attacha d'autant plus au petit prote des Cointet qu'il semblait la vouloir quitter. En découvrant que David se cachait chez Mlle Clerget, le Parisien changea d'idées à l'égard d'Henriette, mais sans changer de conduite; car il se proposait de faire servir à sa fortune l'espèce de folie qui travaille une fille quand, pour cacher son déshonneur, elle doit épouser son séducteur. Pendant la matinée du jour où Lucien devait reconquérir sa Louise, Cérizet apprit à Henriette le secret de Basine, et lui dit que leur fortune et leur mariage dépendaient de la découverte de l'endroit où se cachait David. Une fois instruite, Henriette n'eut pas de peine à reconnaître que l'imprimeur ne pouvait être que dans le cabinet de toilette de Mlle Clerget, elle ne crut pas avoir fait le moindre mal en se livrant à cet espionnage; mais Cérizet l'avait engagée déjà dans sa trahison par ce commencement de participation.

Lucien dormait encore lorsque Cérizet, qui vint savoir le résultat de la soirée, écoutait dans le cabinet de Petit-Claud le récit des grands petits événements qui devaient soulever Angoulême. "Lucien vous a bien écrit un petit mot depuis son retour? demanda le Parisien après avoir hoché la tête en signe de satisfaction quand Petit-Claud eut fini.

-Voilà le seul que j'aie, dit l'avoué, qui tendit une lettre où Lucien avait écrit quelques lignes sur le papier à lettre dont se servait sa soeur.

-Eh bien, dit Cérizet, dix minutes avant le coucher du soleil, que Doublon s'embusque à la Porte-Palet, qu'il cache ses gendarmes et dispose son monde, vous aurez notre homme.

-Es-tu sûr de "ton" affaire? dit Petit-Claud en examinant Cérizet.

-Je m'adresse au hasard, dit l'ex-gamin de Paris, mais c'est un fier drôle, il n'aime pas les honnêtes gens.

-Il faut réussir, dit l'avoué d'un ton sec.

-Je réussirai, dit Cérizet. C'est vous qui m'avez poussé dans ce tas de boue, vous pouvez bien me donner quelques billets de banque pour m'essuyer... Mais, monsieur, dit le Parisien en surprenant une expression qui lui déplut sur la figure de l'avoué, si vous m'aviez trompé, si vous ne m'achetez pas l'imprimerie sous huit jours... Eh bien, vous laisserez une jeune veuve, dit tout bas le gamin de Paris en lançant la mort dans son regard.

-Si nous écrouons David à six heures, sois à neuf heures chez M. Gannerac, et nous y ferons ton affaire, répondit péremptoirement l'avoué.

-C'est entendu: vous serez servi, "bourgeois"!" dit Cérizet.

Cérizet connaissait déjà l'industrie qui consiste à laver le papier et qui met aujourd'hui les intérêts du fisc en péril. Il lava les quatre lignes écrites par Lucien, et les remplaça par celles-ci, en imitant l'écriture avec une perfection désolante pour l'avenir social du prote. "Mon cher David, tu peux venir sans crainte chez le préfet, ton affaire est faite; et d'ailleurs, à cette heure-ci, tu peux sortir, je viens au-devant de toi, pour t'expliquer comment tu dois te conduire avec le préfet.

"Ton frère,

"Lucien."

A midi, Lucien écrivit une lettre à David, où il lui apprenait le succès de la soirée, il lui donnait l'assurance de la protection du préfet qui, dit-il, faisait aujourd'hui même un rapport au ministre sur la découverte dont il était enthousiaste. Au moment où Marion apporta cette lettre à Mlle Basine, sous prétexte de lui donner à blanchir les chemises de Lucien, Cérizet, instruit par Petit-Claud de la probabilité de cette lettre, emmena Mlle Signol et alla se promener avec elle sur le bord de la Charente. Il y eut sans doute un combat où l'honnêteté d'Henriette se défendit pendant longtemps, car la promenade dura deux heures. Non seulement l'intérêt d'un enfant était en jeu, mais encore tout un avenir de bonheur, une fortune; et ce que demandait Cérizet était une bagatelle, il se garda bien d'ailleurs d'en dire les conséquences. Seulement, le prix exorbitant de ces bagatelles effrayait Henriette. Néanmoins, Cérizet finit par obtenir de sa maîtresse de se prêter à son stratagème. A cinq heures, Henriette dut sortir et rentrer en disant à Mlle Clerget que Mme Séchard la demandait sur-le-champ. Puis, un quart d'heure après la sortie de Basine, elle monterait, cognerait au cabinet et remettrait à David la fausse lettre de Lucien. Après, Cérizet attendait tout du hasard. Pour la première fois depuis plus d'un an, Eve sentit se desserrer l'étreinte de fer par laquelle la Nécessité la tenait. Elle eut de l'espoir enfin. Elle aussi! elle voulut jouir de son frère, se montrer au bras de l'homme fêté dans sa patrie, adoré des femmes, aimé de la fière comtesse du Châtelet. Elle se fit belle et se proposa de se promener à Beaulieu, après le dîner, au bras de son frère. A cette heure, tout Angoulême, au mois de septembre, se trouve à prendre le frais.

"Oh! c'est la belle Mme Séchard, dirent quelques voix en voyant Eve.

-Je n'aurais jamais cru cela d'elle, dit une femme.

-Le mari se cache, la femme se montre, dit Mme Postel assez haut pour que la pauvre femme l'entendît.

-Oh! rentrons, j'ai eu tort", dit Eve à son frère.

Quelques minutes avant le coucher du soleil, la rumeur que cause un rassemblement s'éleva de la rampe qui descend à l'Houmeau. Lucien et sa soeur, pris de curiosité, se dirigèrent de ce côté, car ils entendirent quelques personnes qui venaient de l'Houmeau parlant entre elles, comme si quelque crime venait d'être commis.

"C'est probablement un voleur qu'on vient d'arrêter... Il est pâle comme un mort", dit un passant au frère et à la soeur en les voyant courir au-devant de ce monde grossissant. Ni Lucien ni sa soeur n'eurent la moindre appréhension. Ils regardèrent les trente et quelques enfants ou vieilles femmes, les ouvriers revenant de leur ouvrage qui précédaient les gendarmes dont les chapeaux bordés brillaient au milieu du principal groupe. Ce groupe, suivi d'une foule d'environ cent personnes, marchait comme un nuage d'orage.

"Ah! dit Eve, c'est mon mari!

-David! cria Lucien.

-C'est sa femme! dit la foule en s'écartant.

-Qui donc t'a pu faire sortir? demanda Lucien.

-C'est ta lettre, répondit David pâle et blême.

-J'en étais sûre", dit Eve qui tomba roide évanouie.

Lucien releva sa soeur, que deux personnes l'aidèrent à transporter chez elle, où Marion la coucha. Kolb s'élança pour aller chercher un médecin. A l'arrivée du docteur, Eve n'avait pas encore repris connaissance. Lucien fut alors forcé d'avouer à sa mère qu'il était la cause de l'arrestation de David, car il ne pouvait pas s'expliquer le quiproquo produit par la lettre fausse. Lucien, foudroyé par un regard de sa mère qui y mit sa malédiction, monta dans sa chambre et s'y enferma.

En lisant cette lettre écrite au milieu de la nuit et interrompue de moments en moments, chacun devinera par les phrases jetées comme une à une toutes les agitations de Lucien. "Ma soeur bien-aimée, nous nous sommes vus tout à l'heure pour la dernière fois. Ma résolution est sans appel. Voici pourquoi: Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour la famille, est une sorte de maladie. Je suis cet être-là pour vous. Cette observation n'est pas de moi, mais d'un homme qui a beaucoup vu le monde. Nous soupions un soir entre "amis", au "Rocher de Cancale". Entre les mille plaisanteries qui s'échangent alors, ce diplomate nous dit que telle jeune personne qu'on voyait avec étonnement rester fille "était malade de son père". Et alors, il nous développa sa théorie sur les maladies de famille. Il nous expliqua comment, sans telle mère, telle maison eût prospéré, comment tel fils avait ruiné son père, comment tel père avait détruit l'avenir et la considération de ses enfants. Quoique soutenue en riant, cette thèse sociale fut en dix minutes appuyée de tant d'exemples que j'en restai frappé. Cette vérité payait tous les paradoxes insensés, mais spirituellement démontrés, par lesquels les journalistes s'amusent entre eux, quand il ne se trouve là personne à mystifier. Eh bien, je suis l'être fatal de notre famille. Le coeur plein de tendresse, j'agis comme un ennemi. A tous vos dévouements, j'ai répondu par des maux. Quoique involontairement porté, le dernier coup est de tous le plus cruel. Pendant que je menais à Paris une vie sans dignité, pleine de plaisirs et de misères, prenant la camaraderie pour l'amitié, laissant de véritables amis pour des gens qui voulaient et devaient m'exploiter, vous oubliant et ne me souvenant de vous que pour vous causer du mal, vous suiviez l'humble sentier du travail, allant péniblement mais sûrement à cette fortune que je tentais si follement de surprendre. Pendant que vous deveniez meilleurs, moi je mettais dans ma vie un élément funeste. Oui, j'ai des ambitions démesurées, qui m'empêchent d'accepter une vie humble. J'ai des goûts, des plaisirs dont la souvenance empoisonne les jouissances qui sont à ma portée et qui m'eussent jadis satisfait. O ma chère Eve, je me juge plus sévèrement que qui que ce soit, car je me condamne absolument et sans pitié pour moi-même. La lutte à Paris exige une force constante, et mon vouloir ne va que par accès: ma cervelle est intermittente. L'avenir m'effraye tant, que je ne veux pas de l'avenir, et le présent m'est insupportable. J'ai voulu vous revoir, j'aurais mieux fait de m'expatrier à jamais. Mais l'expatriation, sans moyens d'existence, serait une folie, et je ne l'ajouterai pas à toutes les autres. La mort me semble préférable à une vie incomplète; et, dans quelque position que je me suppose, mon excessive vanité me ferait commettre des sottises. Certains êtres sont comme des zéros, il leur faut un chiffre qui les précède, et leur néant acquiert alors une valeur décuple. Je ne puis acquérir de valeur que par un mariage avec une volonté forte, impitoyable. Mme de Bargeton était bien ma femme, j'ai manqué ma vie en n'abandonnant pas Coralie pour elle. David et toi, vous pourriez être d'excellents pilotes pour moi; mais vous n'êtes pas assez forts pour dompter ma faiblesse qui se dérobe en quelque sorte à la domination. J'aime une vie facile, sans ennuis; et, pour me débarrasser d'une contrariété, je suis d'une lâcheté qui peut me mener très loin. Je suis né prince. J'ai plus de dextérité d'esprit qu'il n'en faut pour parvenir, mais je n'en ai que pendant un moment, et le prix dans une carrière parcourue par tant d'ambitieux est à celui qui n'en déploie que le nécessaire et qui s'en trouve encore assez au bout de la journée. Je ferais le mal comme je viens de le faire ici, avec les meilleures intentions du monde. Il y a des hommes-chênes, je ne suis peut-être qu'un arbuste élégant, et j'ai la prétention d'être un cèdre. Voilà mon bilan écrit. Ce désaccord entre mes moyens et mes désirs, ce défaut d'équilibre annulera toujours mes efforts. Il y a beaucoup de ces caractères dans la classe lettrée à cause des disproportions continuelles entre l'intelligence et le caractère, entre le vouloir et le désir. Quel serait mon destin? Je puis le voir par avance en me souvenant de quelques vieilles gloires parisiennes que j'ai vues oubliées. Au seuil de la vieillesse, je serai plus vieux que mon âge, sans fortune et sans considération. Tout mon être actuel repousse une pareille vieillesse: je ne veux pas être un haillon social. Chère soeur, adorée autant pour tes dernières rigueurs que pour tes premières tendresses, si nous avons payé cher le plaisir que j'ai eu à te revoir, toi et David, plus tard vous penserez peut-être que nul prix n'était trop élevé pour les dernières félicités d'un pauvre être qui vous aimait!... Ne faites aucune recherche ni de moi, ni de ma destinée: au moins mon esprit m'aura-t-il servi dans l'exécution de mes volontés. La résignation, mon ange, est un suicide quotidien, moi je n'ai de résignation que pour un jour, je vais en profiter aujourd'hui..."

"Deux heures.

Oui, je l'ai bien résolu. Adieu donc pour toujours, ma chère Eve. J'éprouve quelque douceur à penser que je ne vivrai plus que dans vos coeurs. Là sera ma tombe..., je n'en veux pas d'autre. Encore adieu!... C'est le dernier de ton frère.

"Lucien."

Après avoir écrit cette lettre, Lucien descendit sans faire aucun bruit, il la posa sur le berceau de son neveu, déposa sur le front de sa soeur endormie un dernier baiser trempé de larmes, et sortit. Il éteignit son bougeoir au crépuscule, et, après avoir regardé cette vieille maison une dernière fois, il ouvrit tout doucement la porte de l'allée; mais, malgré ses précautions, il éveilla Kolb qui couchait sur un matelas à terre dans l'atelier.

"Qui fa là?"... s'écria Kolb.

-C'est moi, dit Lucien, je m'en vais, Kolb.

-"Vus auriez mieux vait te ne chamais fenir", se dit Kolb à lui-même, mais assez haut pour que Lucien l'entendît.

-J'aurais bien fait de ne jamais venir au monde, répondit Lucien. Adieu, Kolb, je ne t'en veux pas d'une pensée que j'ai moi-même. Tu diras à David que ma dernière aspiration aura été un regret de n'avoir pu l'embrasser."

Lorsque l'Alsacien fut debout et habillé, Lucien avait fermé la porte de la maison, et il descendait vers la Charente, par la promenade de Beaulieu, mis comme s'il allait à une fête, car il s'était fait un linceul de ses habits parisiens et de son joli harnais de dandy. Frappé de l'accent et des dernières paroles de Lucien, Kolb voulut aller savoir si sa maîtresse était instruite du départ de son frère et si elle en avait reçu les adieux; mais, en trouvant la maison plongée en un profond silence, il pensa que ce départ était sans doute convenu, et il se recoucha.

On a, relativement à la gravité du sujet, écrit très peu sur le suicide, on ne l'a pas observé. Peut-être cette maladie est-elle inobservable. Le suicide est l'effet d'un sentiment que nous nommerons, si vous voulez, l'estime de soi-même, pour ne pas le confondre avec le mot honneur. Le jour où l'homme se méprise, le jour où il se voit méprisé, le moment où la réalité de la vie est en désaccord avec ses espérances, il se tue et rend ainsi hommage à la société devant laquelle il ne veut pas rester déshabillé de ses vertus ou de sa splendeur. Quoi qu'on en dise, parmi les athées (il faut excepter le chrétien du suicide), les lâches seuls acceptent une vie déshonorée. Le suicide est de trois natures: il y a d'abord le suicide qui n'est que le dernier accès d'une longue maladie et qui certes appartient à la pathologie; puis le suicide par désespoir, enfin le suicide par raisonnement. Lucien voulait se tuer par désespoir et par raisonnement, les deux suicides dont on peut revenir; car il n'y a d'irrévocable que le suicide pathologique: mais souvent les trois causes se réunissent, comme chez Jean-Jacques Rousseau . Lucien, une fois sa résolution prise, tomba dans la délibération des moyens, et le poète voulut finir poétiquement. Il avait d'abord pensé tout bonnement à s'aller jeter dans la Charente; mais, en descendant les rampes de Beaulieu pour la dernière fois, il entendit par avance le tapage que ferait son suicide, il vit l'affreux spectacle de son corps revenu sur l'eau, déformé, l'objet d'une enquête judiciaire: il eut, comme quelques suicides un amour-propre posthume. Pendant la journée passée au moulin de Courtois, il s'était promené le long de la rivière et avait remarqué, non loin du moulin, une de ces nappes rondes, comme il s'en trouve dans les petits cours d'eau, dont l'excessive profondeur est accusée par la tranquillité de la surface. L'eau n'est plus ni verte, ni bleue, ni claire, ni jaune; elle est comme un miroir d'acier poli. Les bords de cette coupe n'offraient plus ni glaïeuls, ni fleurs bleues, ni les larges feuilles du nénuphar, l'herbe de la berge était courte et pressée, les saules pleuraient autour, assez pittoresquement placés tous. On devinait facilement un précipice plein d'eau. Celui qui pouvait avoir le courage d'emplir ses poches de cailloux devait y trouver une mort inévitable, et ne jamais être retrouvé. "Voilà, s'était dit le poète en admirant ce joli petit paysage, un endroit qui vous met l'eau à la bouche d'une noyade."

Ce souvenir lui revint à la mémoire, au moment où il atteignit l'Houmeau. Il chemina donc vers Marsac, en proie à ses dernières et funèbres pensées, et dans la ferme intention de dérober ainsi le secret de sa mort, de ne pas être l'objet d'une enquête, de ne pas être enterré, de ne pas être vu dans l'horrible état où sont les noyés quand ils reviennent à fleur d'eau. Il parvint bientôt au pied d'une de ces côtes qui se rencontrent si fréquemment sur les routes de France, et surtout entre Angoulême et Poitiers. La diligence de Bordeaux à Paris venait avec rapidité, les voyageurs allaient sans doute en descendre pour monter cette longue côte à pied. Lucien, qui ne voulut pas se laisser voir, se jeta dans un petit chemin creux et se mit à cueillir des fleurs dans une vigne. Quand il reprit la grande route, il tenait à la main un gros bouquet de "sedum", une fleur jaune qui vient dans le caillou des vignobles, et il déboucha précisément derrière un voyageur vêtu tout en noir, les cheveux poudrés, chaussé de souliers en veau d'Orléans à boucles d'argent, brun de visage, et couturé comme si, dans son enfance, il fût tombé dans le feu. Ce voyageur, à tournure si patemment ecclésiastique, allait lentement et fumait un cigare. En entendant Lucien qui sauta de la vigne sur la route, l'inconnu se retourna, parut comme saisi de la beauté profondément mélancolique du poète, de son bouquet symbolique et de sa mise élégante. Ce voyageur ressemblait à un chasseur qui trouve une proie longtemps et inutilement cherchée .Il laissa, en style de marine, Lucien arriver, et retarda sa marche en ayant l'air de regarder le bas de la côte. Lucien, qui fit le même mouvement, y aperçut une petite calèche attelée de deux chevaux et un postillon à pied. "Vous avez laissé courir la diligence, monsieur, vous perdrez votre place, à moins que vous ne vouliez monter dans ma calèche pour la rattraper, car la poste va plus vite que la voiture publique", dit le voyageur à Lucien en prononçant ces mots avec un accent très marqué d'espagnol et en mettant à son offre une exquise politesse.

Sans attendre la réponse de Lucien, l'Espagnol tira de sa poche un étui à cigares, et le présenta tout ouvert à Lucien pour qu'il en prît un.

"Je ne suis pas un voyageur, répondit Lucien, et je suis trop près du terme de ma course pour me donner le plaisir de fumer...

-Vous êtes bien sévère envers vous-même, repartit l'Espagnol. Quoique chanoine honoraire de la cathédrale de Tolède, je me passe de temps en temps un petit cigare. Dieu nous a donné le tabac pour endormir nos passions et nos douleurs... Vous me semblez avoir du chagrin, vous en avez du moins l'enseigne à la main, comme le triste dieu de l'hymen . Tenez?... tous vos chagrins s'en iront avec la fumée..."

Et le prêtre retendit sa boîte en paille avec une sorte de séduction, en jetant à Lucien des regards animés de charité.

"Pardon, mon père, répliqua sèchement Lucien, il n'y a pas de cigares qui puissent dissiper mes chagrins..."

En disant cela, les yeux de Lucien se mouillèrent de larmes.

"Oh! jeune homme, est-ce donc la providence divine qui m'a fait désirer de secouer par un peu d'exercice à pied le sommeil dont sont saisis au matin tous les voyageurs, afin que je pusse, en vous consolant, obéir à ma mission ici-bas?... Et quels grands chagrins pouvez-vous avoir à votre âge?

-Vos consolations, mon père, seraient bien inutiles: vous êtes Espagnol, je suis Français; vous croyez aux commandements de l'Eglise, moi je suis athée...

-"Santa Virgen del Pilar" !.... vous êtes athée, s'écria le prêtre en passant son bras sous celui de Lucien avec un empressement maternel. Eh! voilà l'une des curiosités que je m'étais promis d'observer à Paris. En Espagne, nous ne croyons pas aux athées... Il n'y a qu'en France, où, à dix-neuf ans, on puisse avoir de pareilles opinions.

-Oh! je suis un athée au complet; je ne crois ni en Dieu, ni à la société, ni au bonheur.

Regardez-moi donc bien, mon père; car, dans quelques heures, je ne serai plus... Voilà mon dernier soleil!... dit Lucien avec une sorte d'emphase en montrant le ciel.

-Ah! çà, qu'avez-vous fait pour mourir? qui vous a condamné à mort?

-Un tribunal souverain, moi-même!

-Enfant! s'écria le prêtre. Avez-vous tué un homme? L'échafaud vous attend-il? Raisonnons un peu? Si vous voulez rentrer, selon vous, dans le néant, tout vous est indifférent ici-bas." (Lucien inclina la tête en signe d'assentiment.) "Eh bien, vous pouvez alors me conter vos peines?... Il s'agit sans doute de quelques amourettes qui vont mal?..." (Lucien fit un geste d'épaules très significatif.) "Vous voulez vous tuer pour éviter le déshonneur, ou parce que vous désespérez de la vie? eh bien, vous vous tuerez aussi bien à Poitiers qu'à Angoulême, à Tours aussi bien qu'à Poitiers. Les sables mouvants de la Loire ne rendent pas leur proie... -Non, mon père, répondit Lucien, j'ai mon affaire. Il y a vingt jours, j'ai vu la plus charmante rade où puisse aborder dans l'autre monde un homme dégoûté de celui-ci... -Un autre monde... vous n'êtes plus athée.

-Oh! ce que j'entends par l'autre monde, c'est ma future transformation en animal ou en plante...

-Avez-vous une maladie incurable?

-Oui, mon père...

-Ah! nous y voilà, dit le prêtre, et laquelle?

-La pauvreté."

Le prêtre regarda Lucien en souriant et lui dit avec une grâce infinie et un sourire presque ironique: "Le diamant ignore sa valeur.

-Il n'y a qu'un prêtre qui puisse flatter un homme pauvre qui s'en va mourir!... s'écria Lucien. -Vous ne mourrez pas, dit l'Espagnol avec autorité.

-J'ai bien entendu dire, reprit Lucien, qu'on dévalisait les gens sur la route, je ne savais pas qu'on les y enrichît.

-Vous allez le savoir, dit le prêtre après avoir examiné si la distance à laquelle se trouvait la voiture leur permettait de faire seuls encore quelques pas. Ecoutez-moi, dit le prêtre en mâchonnant son cigare, votre pauvreté ne serait pas une raison pour mourir. J'ai besoin d'un secrétaire, le mien vient de mourir à Barcelone. Je me trouve dans la situation où fut le baron de Goërtz, le fameux ministre de Charles XII, qui arriva sans secrétaire dans une petite ville en allant en Suède, comme moi je vais à Paris . Le baron rencontra le fils d'un orfèvre, remarquable par une beauté qui ne pouvait certes valoir la vôtre... Le baron de Goërtz trouve à ce jeune homme de l'intelligence, comme moi je vous trouve de la poésie au front; il le prend dans sa voiture, comme moi je vais vous prendre dans la mienne; et, de cet enfant condamné à brunir des couverts et à fabriquer des bijoux dans une petite ville de province comme Angoulême, il fait son favori, comme vous serez le mien. Arrivé à Stockholm, il installe son secrétaire et l'accable de travaux. Le jeune secrétaire passe les nuits à écrire; et, comme tous les grands travailleurs, il contracte une habitude, il se met à mâcher du papier. Feu M. de Malesherbes faisait, lui, des camouflets et il en donna, par parenthèse, un à je ne sais quel personnage dont le procès dépendait de son rapport. Notre beau jeune homme commence par du papier blanc, mais il s'y accoutume et passe aux papiers écrits qu'il trouve plus savoureux. On ne fumait pas encore comme aujourd'hui. Enfin le petit secrétaire en arrive, de saveur en saveur, à mâchonner des parchemins et à les manger. On s'occupait alors, entre la Russie et la Suède, d'un traité de paix que les Etats imposaient à Charles XII, comme en 1814 on voulait forcer Napoléon à traiter de la paix. La base des négociations était le traité fait entre les deux puissances à propos de la Finlande; Goërtz en confie l'original à son secrétaire; mais, quand il s'agit de soumettre le projet aux Etats, il se rencontrait cette petite difficulté, que le traité ne se trouvait plus. Les Etats imaginent que le ministre, pour servir les passions du Roi, s'est avisé de faire disparaître cette pièce, le baron de Goërtz est accusé, son secrétaire avoue alors avoir mangé le traité... On instruit un procès, le fait est prouvé, le secrétaire est condamné à mort. Mais, comme vous n'en êtes pas là, prenez un cigare, et fumez-le en attendant notre calèche."

Lucien prit un cigare et l'alluma, comme cela se fait en Espagne, au cigare du prêtre en se disant "Il a raison, j'ai toujours le temps de me tuer."

"C'est souvent, reprit l'Espagnol, au moment où les jeunes gens désespèrent le plus de leur avenir, que leur fortune commence. Voilà ce que je voulais vous dire, j'ai préféré vous le prouver par un exemple. Ce beau secrétaire, condamné à mort, était dans une position d'autant plus désespérée que le roi de Suède ne pouvait pas lui faire grâce, sa sentence ayant été rendue par les Etats de Suède; mais il ferma les yeux sur une évasion. Le joli petit secrétaire se sauve sur une barque avec quelques écus dans sa poche, et arrive à la cour de Courlande, muni d'une lettre de recommandation de Goërtz pour le duc, à qui le ministre suédois expliquait l'aventure et la manie de son protégé. Le duc place le bel enfant comme secrétaire chez son intendant. Le duc était un dissipateur, il avait une jolie femme et un intendant, trois causes de ruine. Si vous croyiez que ce joli homme, condamné à mort pour avoir mangé le traité relatif à la Finlande, se corrige de son goût dépravé, vous ne connaîtriez pas l'empire du vice sur l'homme; la peine de mort ne l'arrête pas quand il s'agit d'une jouissance qu'il s'est créée! D'où vient cette puissance du vice? est-ce une force qui lui soit propre, ou vient-elle de la faiblesse humaine? Y a-t-il des goûts qui soient placés sur les limites de la folie? Je ne puis m'empêcher de rire des moralistes qui veulent combattre de pareilles maladies avec de belles phrases!... Il y eut un moment où le duc, effrayé du refus que lui fit son intendant à propos d'une demande d'argent, voulut des comptes, une sottise! Il n'y a rien de plus facile que d'écrire un compte, la difficulté n'est jamais là. L'intendant confia toutes les pièces à son secrétaire pour établir le bilan de la liste civile de Courlande. Au milieu de son travail et de la nuit où il le finissait, notre petit mangeur de papier s'aperçoit qu'il mâche une quittance du duc pour une somme considérable: la peur le saisit, il s'arrête à moitié de la signature, il court se jeter aux pieds de la duchesse en lui expliquant sa manie, en implorant la protection de sa souveraine, et l'implorant au milieu de la nuit. La beauté du jeune commis fit une telle impression sur cette femme qu'elle l'épousa lorsqu'elle fut veuve. Ainsi, en plein dix-huitième siècle, dans un pays où régnait le blason, le fils d'un orfèvre devint prince souverain... Il est devenu quelque chose de mieux!... Il a été régent à la mort de la première Catherine, il a gouverné l'impératrice Anne et voulut être le Richelieu de la Russie. Eh bien, jeune homme, sachez une chose, c'est que si vous êtes plus beau que Biren, moi je vaux beaucoup plus, quoique simple chanoine, que le baron de Goërtz. Ainsi, montez! nous vous trouverons un duché de Courlande à Paris, et, à défaut de duché, nous aurons toujours bien la duchesse."

L'Espagnol passa la main sous le bras de Lucien, le força littéralement à monter dans sa voiture, et le postillon referma la portière.

"Maintenant parlez, je vous écoute, dit le chanoine de Tolède à Lucien stupéfait. Je suis un vieux prêtre à qui vous pouvez tout dire sans danger. Vous n'avez sans doute encore mangé que votre patrimoine ou l'argent de votre maman. Vous aurez fait votre petit trou à la lune, et nous avons de l'honneur jusqu'au bout de nos jolies petites bottes fines... Allez, confessez-vous hardiment, ce sera absolument comme si vous vous parliez à vous-même." Lucien se trouvait dans la situation de ce pêcheur de je ne sais quel conte arabe, qui, voulant se noyer en plein Océan, tombe au milieu de contrées sous-marines et y devient roi. Le prêtre espagnol paraissait si véritablement affectueux que le poète n'hésita pas à lui ouvrir son coeur; il lui raconta donc, d'Angoulême à Ruffec, toute sa vie, en n'omettant aucune de ses fautes, et finissant par le dernier désastre qu'il venait de causer. Au moment où il terminait ce récit, d'autant plus poétiquement débité que Lucien le répétait pour la troisième fois depuis quinze jours, il arrivait au point où, sur la route, près de Ruffec, se trouve le domaine de la famille de Rastignac, dont le nom, la première fois qu'il le prononça, fit faire un mouvement à l'Espagnol.

"Voici, dit-il, d'où est parti le jeune Rastignac qui ne me vaut certes pas, et qui a eu plus de bonheur que moi.

-Ah!

-Oui, cette drôle de gentilhommière est la maison de son père. Il est devenu, comme je vous le disais, l'amant de Mme de Nucingen, la femme du fameux banquier. Moi, je me suis laissé aller à la poésie; lui, plus habile, a donné dans le positif..." Le prêtre fit arrêter sa calèche, il voulut, par curiosité, parcourir la petite avenue qui de la route conduisait à la maison et regarda tout avec plus d'intérêt que Lucien n'en attendait d'un prêtre espagnol.

"Vous connaissez donc les Rastignac?... lui demanda Lucien.

-Je connais tout Paris, dit l'Espagnol en remontant dans sa voiture. Ainsi, faute de dix ou douze mille francs, vous alliez vous tuer. Vous êtes un enfant, vous ne connaissez ni les hommes, ni les choses. Une destinée vaut tout ce que l'homme l'estime, et vous n'évaluez votre avenir que douze mille francs; eh bien, je vous achèterai tout à l'heure davantage. Quant à l'emprisonnement de votre beau-frère, c'est une vétille. Si ce cher M. Séchard a fait une découverte, il sera riche. Les riches n'ont jamais été mis en prison pour dettes. Vous ne me paraissez pas fort en Histoire. Il y a deux Histoires: l'Histoire officielle, menteuse qu'on enseigne, l'Histoire "ad usum delphini" ; puis l'Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une Histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas. Un ambitieux, prêtre et jeune, veut entrer aux affaires publiques, il se fait le chien couchant du favori, le favori d'une reine; le favori s'intéresse au prêtre, et lui donne le rang de ministre en lui donnant place au Conseil. Un soir, un de ces hommes qui croient rendre service (ne rendez jamais un service qu'on ne vous demande pas!) écrit au jeune ambitieux que la vie de son bienfaiteur est menacée. Le roi s'est courroucé d'avoir un maître, demain le favori doit être tué s'il se rend au palais. Eh bien, jeune homme, qu'auriez-vous fait en recevant cette lettre?...

-Je serais allé sur-le-champ avertir mon bienfaiteur, s'écria vivement Lucien.

-Vous êtes bien encore l'enfant que révèle le récit de votre existence, dit le prêtre. Notre homme s'est dit: Si le roi va jusqu'au crime, mon bienfaiteur est perdu; je dois avoir reçu cette lettre trop tard! Et il a dormi jusqu'à l'heure où l'on tuait le favori...

-C'est un monstre! dit Lucien qui soupçonna chez le prêtre l'intention de l'éprouver.

-Tous les grands hommes sont des monstres, celui-là s'appelle le cardinal de Richelieu, répondit le chanoine, et son bienfaiteur a nom le maréchal d'Ancre . Vous voyez bien que vous ne connaissez pas votre histoire de France. N'avais-je pas raison de vous dire que "L'Histoire" enseignée dans les collèges est une collection de dates et de faits, excessivement douteuse d'abord, mais sans la moindre portée? A quoi vous sert-il de savoir que Jeanne d'Arc a existé? En avez-vous jamais tiré cette conclusion que, si la France avait alors accepté la dynastie angevine des Plantagenêts, les deux peuples réunis auraient aujourd'hui l'empire du monde, et que les deux îles où se forgent les troubles politiques du continent seraient deux provinces françaises?... Mais avez-vous étudié les moyens par lesquels les Médicis, de simples marchands, sont arrivés à être grands-ducs de Toscane?

-Un poète, en France, n'est pas tenu d'être un bénédictin, dit Lucien.

-Eh bien, jeune homme, ils sont devenus grands-ducs, comme Richelieu devint ministre. Si vous aviez cherché dans l'Histoire les causes humaines des événements, au lieu d'en apprendre par coeur les étiquettes, vous en auriez tiré des préceptes pour votre conduite. De ce que je viens de prendre au hasard dans la collection des faits vrais résulte cette loi: Ne voyez dans les hommes, et surtout dans les femmes, que des instruments; mais ne le leur laissez pas voir. Adorez comme Dieu même celui qui, placé plus haut que vous, peut vous être utile, et ne le quittez pas qu'il n'ait payé très cher votre servilité. Dans le commerce du monde, soyez enfin âpre comme le Juif et bas comme lui; faites pour la puissance tout ce qu'il fait pour l'argent. Mais aussi, n'ayez pas plus de souci de l'homme tombé que s'il n'avait jamais existé. Savez-vous pourquoi vous devez vous conduire ainsi?... Vous voulez dominer le monde, n'est-ce pas? il faut commencer par obéir au monde et le bien étudier. Les savants étudient les livres, les politiques étudient les hommes, leurs intérêts, les causes génératrices de leurs actions. Or le monde, la société, les hommes pris dans leur ensemble, sont fatalistes; ils adorent l'événement. Savez-vous pourquoi je vous fais ce petit cours d'histoire? c'est que je vous crois une ambition démesurée...

-Oui, mon père!

-Je l'ai bien vu, reprit le chanoine. Mais en ce moment vous vous dites: Ce chanoine espagnol invente des anecdotes et pressure l'Histoire pour me prouver que j'ai eu trop de vertu..." (Lucien se prit à sourire en voyant ses pensées si bien devinées.) "Eh bien, jeune homme, prenons des faits passés à l'état de banalité, dit le prêtre. Un jour, la France est à peu près conquise par les Anglais, le Roi n'a plus qu'une province. Du sein du peuple, deux êtres se dressent: une pauvre jeune fille, cette même Jeanne d'Arc dont nous parlions; puis un bourgeois nommé Jacques Coeur. L'une donne son bras et le prestige de sa virginité, l'autre donne son or: le royaume est sauvé. Mais la fille est prise!... Le Roi, qui peut racheter la fille, la laisse brûler vive. Quant à l'héroïque bourgeois, le roi le laisse accuser de crimes capitaux par ses courtisans, qui font curée de tous ses biens . Les dépouilles de l'innocent, traqué, cerné, abattu par la justice, enrichissent cinq maisons nobles... Et le père de l'archevêque de Bourges sort du royaume, pour n'y jamais revenir, sans un sou de ses biens en France, n'ayant d'autre argent à lui que celui qu'il avait confié aux Arabes, aux Sarrasins en Egypte. Vous pouvez dire encore: Ces exemples sont bien vieux, toutes ces ingratitudes ont trois cents ans d'Instruction publique, et les squelettes de cet âge-là sont fabuleux. Eh bien, jeune homme, croyez-vous au dernier demi-dieu de la France, à Napoléon? Il a tenu l'un de ses généraux dans sa disgrâce, il ne l'a fait maréchal qu'à contrecoeur, jamais il ne s'est servi de lui volontiers. Ce maréchal se nomme Kellermann. Savez-vous pourquoi?... Kellermann a sauvé la France et le premier consul à Marengo par une charge audacieuse qui fut applaudie au milieu du sang et du feu. Il ne fut même pas question de cette charge héroïque dans le bulletin. La cause de la froideur de Napoléon pour Kellermann est aussi la cause de la disgrâce de Fouché, du prince de Talleyrand : c'est l'ingratitude du roi Charles VII, de Richelieu, l'ingratitude... -Mais, mon père, à supposer que vous me sauviez la vie et que vous fassiez ma fortune, dit Lucien, vous me rendez ainsi la reconnaissance assez légère. -Petit drôle, dit l'abbé souriant et prenant l'oreille de Lucien pour la lui tortiller avec une familiarité quasi royale, si vous étiez ingrat avec moi, vous seriez alors un homme fort, et je plierais devant vous; mais vous n'en êtes pas encore là, car, simple écolier, vous avez voulu passer trop tôt maître. C'est le défaut des Français dans votre époque. Ils ont été gâtés tous par l'exemple de Napoléon. Vous donnez votre démission parce que vous ne pouvez pas obtenir l'épaulette que vous souhaitez... Mais avez-vous rapporté tous vos vouloirs, toutes vos actions à une idée?...

-Hélas! non, dit Lucien.

-Vous avez été ce que les Anglais appellent inconsistant, reprit le chanoine en souriant.

-Qu'importe ce que j'ai été, si je ne puis plus rien être! répondit Lucien.

-Qu'il se trouve derrière toutes vos belles qualités une force "semper virens" , dit le prêtre en tenant à montrer qu'il savait un peu de latin, et rien ne vous résistera dans le monde. Je vous aime assez déjà..." (Lucien sourit d'un air d'incrédulité.) "Oui, reprit l'inconnu en répondant au sourire de Lucien, vous m'intéressez comme si vous étiez mon fils, et je suis assez puissant pour vous parler à coeur ouvert, comme vous venez de me parler. Savez-vous ce qui me plaît de vous?... Vous avez fait en vous-même table rase, et vous pouvez alors entendre un cours de morale qui ne se fait nulle part; car les hommes, rassemblés en troupe, sont plus hypocrites qu'ils ne le sont quand leur intérêt les oblige à jouer la comédie. Aussi passe-t-on une bonne partie de sa vie à sarcler ce que l'on a laissé pousser dans son coeur pendant son adolescence. Cette opération s'appelle acquérir de l'expérience." Lucien, en écoutant le prêtre, se disait: "Voilà quelque vieux politique enchanté de s'amuser en chemin. Il se plaît à faire changer d'opinion un pauvre garçon qu'il rencontre sur le bord d'un suicide, et il va me lâcher au bout de sa plaisanterie... Mais il entend bien le paradoxe, et il me paraît tout aussi fort que Blondet ou que Lousteau." Malgré cette sage réflexion, la corruption tentée par ce diplomate sur Lucien entrait profondément dans cette âme assez disposée à la recevoir, et y faisait d'autant plus de ravages qu'elle s'appuyait sur de célèbres exemples. Pris par le charme de cette conversation cynique, Lucien se raccrochait d'autant plus volontiers à la vie qu'il se sentait ramené du fond de son suicide à la surface par un bras puissant. En ceci, le prêtre triomphait évidemment. Aussi, de temps en temps, avait-il accompagné ses sarcasmes historiques d'un malicieux sourire.

"Si votre façon de traiter la morale ressemble à votre manière d'envisager l'Histoire, dit Lucien, je voudrais bien savoir quel est en ce moment le mobile de votre apparente charité?

-Ceci, jeune homme, est le dernier point de mon prône, et vous me permettrez de le réserver, car alors nous ne nous quitterons pas aujourd'hui, répondit-il avec la finesse d'un prêtre qui voit sa malice réussie.

-Eh bien, parlez-moi morale? dit Lucien qui se dit en lui-même: Je vais le faire poser.

-La morale, jeune homme, commence à la loi, dit le prêtre. S'il ne s'agissait que de religion, les lois seraient inutiles: les peuples religieux ont peu de lois. Au-dessus de la loi civile, est la loi politique. Eh bien, voulez-vous savoir ce qui, pour un homme politique, est écrit sur le front de votre dix-neuvième siècle? Les Français ont inventé, en 1793, une souveraineté populaire qui s'est terminée par un empereur absolu. Voilà pour votre histoire nationale. Quant aux moeurs: Mme Tallien et Mme de Beauharnais ont tenu la même conduite , Napoléon épouse l'une, fait d'elle votre impératrice, et n'a jamais voulu recevoir l'autre, quoiqu'elle fût princesse. Sans-culotte en 1793, Napoléon chausse la couronne de fer en 1804. Les féroces amants de "l'Egalité ou la Mort" de 1792 deviennent, dès 1806, complices d'une aristocratie légitimée par Louis XVIII. A l'étranger, l'aristocratie, qui trône aujourd'hui dans son faubourg Saint-Germain, a fait pis: elle a été usurière, elle a été marchande, elle a fait des petits pâtés, elle a été cuisinière, fermière, gardeuse de moutons. En France donc, la loi politique aussi bien que la loi morale, tous et chacun ont démenti le début au point d'arrivée, leurs opinions par la conduite, ou la conduite par les opinions. Il n'y a pas eu de logique, ni dans le gouvernement, ni chez les particuliers. Aussi n'avez-vous plus de morale. Aujourd'hui, chez vous, le succès est la raison suprême de toutes les actions, quelles qu'elles soient. Le fait n'est donc plus rien en lui-même, il est tout entier dans l'idée que les autres s'en forment. De là, jeune homme, un second précepte: ayez de beaux dehors! cachez l'envers de votre vie, et présentez un endroit très brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre , faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables; mais ils les commettent dans l'ombre et font parade de leurs vertus: ils restent grands. Les petits déploient leurs vertus dans l'ombre, ils exposent leurs misères au grand jour: ils sont méprisés. Vous avez caché vos grandeurs et vous avez laissé voir vos plaies. Vous avez eu publiquement pour maîtresse une actrice, vous avez vécu chez elle, avec elle; vous n'étiez nullement répréhensible, chacun vous trouvait l'un et l'autre parfaitement libres; mais vous rompiez en visière aux idées du monde et vous n'avez pas eu la considération que le monde accorde à ceux qui obéissent à ses lois. Si vous aviez laissé Coralie à ce M. Camusot, si vous aviez caché vos relations avec elle, vous auriez épousé Mme de Bargeton, vous seriez préfet d'Angoulême et marquis de Rubempré. Changez de conduite? mettez en dehors votre beauté, vos grâces, votre esprit, votre poésie. Si vous vous permettez de petites infamies, que ce soit entre quatre murs. Dès lors, vous ne serez plus coupable de faire tache sur les décorations de ce grand théâtre appelé le monde. Napoléon appelle cela: "laver son linge sale en famille". Du second précepte découle ce corollaire: tout est dans la forme. Saisissez bien ce que j'appelle la Forme. Il y a des gens sans instruction qui, pressés par le besoin, prennent une somme quelconque, par violence, à autrui; on les nomme criminels et ils sont forcés de compter avec la justice. Un pauvre homme de génie trouve un secret dont l'exploitation équivaut à un trésor, vous lui prêtez trois mille francs (à l'instar de ces Cointet qui se sont trouvé vos trois mille francs entre les mains et qui vont dépouiller votre beau-frère), vous le tourmentez de manière à vous faire céder tout ou partie du secret, vous ne comptez qu'avec votre conscience, et votre conscience ne vous mène pas en cour d'assises. Les ennemis de l'ordre social profitent de ce contraste pour japper après la justice et se courroucer au nom du peuple de ce qu'on envoie aux galères un voleur de nuit et de poules dans une enceinte habitée, tandis qu'on met en prison à peine pour quelques mois un homme qui ruine des familles en faisant une faillite frauduleuse, mais ces hypocrites savent bien qu'en condamnant le voleur, les juges maintiennent la barrière entre les pauvres et les riches, qui, renversée, amènerait la fin de l'ordre social; tandis que le banqueroutier, l'adroit capteur de successions, le banquier qui tue une affaire à son profit ne produisent que des déplacements de fortune. Ainsi, la société, mon fils, est forcée de distinguer, pour son compte, ce que je vous fais distinguer pour le vôtre. Le grand point est de s'égaler à toute la Société. Napoléon, Richelieu, les Médicis s'égalèrent à leur siècle. Vous, vous vous estimez douze mille francs!... Votre Société n'adore plus le vrai Dieu, mais le Veau d'or! Telle est la religion de votre Charte, qui ne tient plus compte, en politique, que de la propriété. N'est-ce pas dire à tous les sujets: Tâchez d'être riches ?... Quand, après avoir su trouver légalement une fortune, vous serez riche et marquis de Rubempré, vous vous permettrez le luxe de l'honneur. Vous ferez alors profession de tant de délicatesse, que personne n'osera vous accuser d'en avoir jamais manqué, si vous en manquiez toutefois en faisant fortune, ce que je ne vous conseillerais jamais, dit le prêtre en prenant la main de Lucien et la lui tapotant. Que devez-vous donc mettre dans cette belle tête?... Uniquement le thème que voici: Se donner un but éclatant et cacher ses moyens d'arriver, tout en cachant sa marche. Vous avez agi en enfant, soyez homme, soyez chasseur, mettez-vous à l'affût, embusquez-vous dans le monde parisien, attendez une proie et un hasard, ne ménagez ni votre personne, ni ce qu'on appelle la dignité; car nous obéissons tous à quelque chose, à un vice, à une nécessité, mais observez la loi suprême! le secret.

-Vous m'effrayez, mon père! s'écria Lucien, ceci me semble une théorie de grande route.

-Vous avez raison, dit le chanoine, mais elle ne vient pas de moi. Voilà comment ont raisonné les parvenus, la maison d'Autriche, comme la maison de France. Vous n'avez rien, vous êtes dans la situation des Médicis, de Richelieu, de Napoléon au début de leur ambition. Ces gens-là, mon petit, ont estimé leur avenir au prix de l'ingratitude, de la trahison, et des contradictions les plus violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons? Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions? Les règles sont là, vous les acceptez."

"Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte."

"Comment vous conduisez-vous à la bouillotte?... dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n'est-ce pas?... Vous mentez pour gagner cinq louis!... Que diriez-vous d'un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu'il a brelan carré? Eh bien, l'ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s'en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs disent à celui qui ne profite pas de ses brelans: " Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte... " Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l'ambition? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société?... C'est qu'aujourd'hui, jeune homme, la Société s'est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l'individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n'y a plus de lois, il n'y a que des moeurs, c'est-à-dire des simagrées, toujours la forme." (Lucien fit un geste d'étonnement.) "Ah! mon enfant, dit le prêtre en craignant d'avoir révolté la candeur de Lucien, vous attendiez-vous à trouver l'ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois (je suis l'intermédiaire entre Ferdinand VII et Louis XVIII, deux grands... rois qui doivent tous deux la couronne à de profondes... combinaisons)?... Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre Ordre, et notre Ordre ne croit qu'au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très fort, notre Ordre maintient l'Eglise apostolique, catholique et romaine, c'est-à-dire l'ensemble des sentiments qui tiennent le peuple dans l'obéissance. Nous sommes les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons: il s'était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu'en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et vous vous assiérez un jour sur les bancs de la pairie. En ce moment, si je ne vous avais pas amusé par ma conversation, que seriez-vous? un cadavre introuvable dans un profond lit de vase; eh bien, faites un effort de poésie?..." (Là Lucien regarda son protecteur avec curiosité.) "Le jeune homme qui se trouve assis là, dans cette calèche, à côté de l'abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire du chapitre de Tolède, envoyé secret de S. M. Ferdinand VII à S. M. le Roi de France, pour lui apporter une dépêche où il lui dit peut-être: "Quand vous m'aurez délivré , faites pendre tous ceux que je caresse en ce moment et aussi mon envoyé, pour qu'il soit vraiment secret", ce jeune homme, dit l'inconnu, n'a plus rien de commun avec le poète qui vient de mourir. Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m'appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l'Afrite est au génie, comme l'icoglan est au Sultan, comme le corps est à l'âme! Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d'honneurs, de fêtes continuelles... Jamais l'argent ne vous manquera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant édifice de votre fortune. J'aime le pouvoir pour le pouvoir, moi! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous!... Eh bien, le jour où ce pacte d'homme à démon, d'enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer: vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd'hui, malheureux ou déshonoré...

-Ceci n'est pas une homélie de l'archevêque de Grenade s'écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste.

-Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier; mais c'est le code de l'ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n'y a pas de choix: ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit!), ou il faut accepter ce code.

-Peut-être vaut-il mieux n'être pas si savant, dit Lucien en essayant de sonder l'âme de ce terrible prêtre.

-Comment! reprit le chanoine, après avoir joué sans connaître les règles du jeu, vous abandonnez la partie au moment où vous y devenez fort, où vous vous y présentez avec un parrain solide... et sans même avoir le désir de prendre une revanche! Comment, vous n'éprouvez pas l'envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris!"

Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.

"Je ne suis qu'un humble prêtre, reprit cet homme en laissant paraître une horrible expression sur son visage cuivré par le soleil de l'Espagne; mais si des hommes m'avaient humilié, vexé, torturé, trahi, vendu, comme vous l'avez été par les drôles dont vous m'avez parlé, je serais comme l'Arabe du désert!... Oui, je dévouerais mon corps et mon âme à la vengeance. Je me moquerais de finir ma vie accroché à un gibet, assis à la "garrotte" , empalé, guillotiné, comme chez vous; mais je ne laisserais prendre ma tête qu'après avoir écrasé mes ennemis sous mes talons."

Lucien gardait le silence, il ne se sentait plus l'envie de faire poser ce prêtre.

"Les uns descendent d'Abel, les autres de Caïn, dit le chanoine en terminant; moi, je suis un sang-mêlé: Caïn pour mes ennemis, Abel pour mes amis, et malheur à qui réveille Caïn!... Après tout, vous êtes Français, je suis Espagnol et, de plus, chanoine!..."

"Quelle nature d'Arabe!" se dit Lucien en examinant le protecteur que le ciel venait de lui envoyer.

L'abbé Carlos Herrera n'offrait rien en lui-même qui révélât le jésuite ni même un religieux. Gros et court, de larges mains, un large buste, une force herculéenne, un regard terrible, mais adouci par une mansuétude de commande, un teint de bronze qui ne laissait rien passer du dedans au dehors, inspiraient beaucoup plus la répulsion que l'attachement. De longs et beaux cheveux poudrés à la façon de ceux du prince de Talleyrand donnaient à ce singulier diplomate l'air d'un évêque, et le ruban bleu liséré de blanc auquel pendait une croix d'or indiquait d'ailleurs un dignitaire ecclésiastique. Ses bas de soie noire moulaient des jambes d'athlète. Son vêtement d'une exquise propreté révélait ce soin minutieux de la personne que les simples prêtres ne prennent pas toujours d'eux, surtout en Espagne. Un tricorne était posé sur le devant de la voiture armoriée aux armes d'Espagne. Malgré tant de causes de répulsion, des manières à la fois violentes et patelines atténuaient l'effet de la physionomie; et, pour Lucien, le prêtre s'était évidemment fait coquet, caressant, presque chat. Lucien examina les moindres choses d'un air soucieux. Il sentit qu'il s'agissait en ce moment de vivre ou de mourir, car il se trouvait au second relais après Ruffec. Les dernières phrases du prêtre espagnol avaient remué beaucoup de cordes dans son coeur: et, disons-le à la honte de Lucien et du prêtre qui, d'un oeil perspicace, étudiait la belle figure du poète, ces cordes étaient les plus mauvaises, celles qui vibrent sous l'attaque des sentiments dépravés. Lucien revoyait Paris, il ressaisissait les rênes de la domination que ses mains inhabiles avaient lâchées, il se vengeait! La comparaison de la vie de province et de la vie de Paris qu'il venait de faire, la plus agissante des causes de son suicide, disparaissait: il allait se retrouver dans son milieu, mais protégé par un politique profond jusqu'à la scélératesse de Cromwell. "J'étais seul, nous serons deux", se disait-il. Plus il avait découvert de fautes dans sa conduite antérieure, plus l'ecclésiastique avait montré d'intérêt. La charité de cet homme s'était accrue en raison du malheur, et il ne s'étonnait de rien. Néanmoins Lucien se demanda quel était le mobile de ce meneur d'intrigues royales. Il se paya d'abord d'une raison vulgaire: les Espagnols sont généreux! L'Espagnol est généreux, comme l'Italien est empoisonneur et jaloux, comme le Français est léger, comme l'Allemand est franc, comme le Juif est ignoble, comme l'Anglais est noble. Renversez ces propositions? vous arriverez au vrai. Les Juifs ont accaparé l'or, ils écrivent "Robert le Diable", ils jouent "Phèdre", ils chantent "Guillaume Tell", ils commandent des tableaux, ils élèvent des palais, ils écrivent "Reisebilder" et d'admirables poésies, ils sont plus puissants que jamais, leur religion est acceptée, enfin ils font crédit au Pape! En Allemagne, pour les moindres choses, on demande à un étranger: "Avez-vous un contrat?" tant on y fait de chicanes. En France, on applaudit depuis cinquante ans à la scène des stupidités nationales, on continue à porter d'inexplicables chapeaux, et le gouvernement ne change qu'à la condition d'être toujours le même!... L'Angleterre déploie à la face du monde des perfidies dont l'horreur ne peut se comparer qu'à son avidité. L'Espagnol, après avoir eu l'or des deux Indes, n'a plus rien. Il n'y a pas de pays du monde où il y ait moins d'empoisonnements qu'en Italie, et où les moeurs soient plus faciles et plus courtoises. Les Espagnols ont beaucoup vécu sur la réputation des Maures.

Lorsque l'Espagnol remonta dans la calèche, il dit à l'oreille du postillon. "Il me faut le train de la malle, il y a trois francs de guides ." Lucien hésitait à monter, le prêtre lui dit: "Allons donc", et Lucien monta sous prétexte de lui décocher un argument "ad hominem".

"Mon père, lui dit-il, un homme qui vient de dérouler du plus beau sang-froid du monde les maximes que beaucoup de bourgeois taxeront de profondément immorales...

-Et qui le sont, dit le prêtre, voilà pourquoi Jésus-Christ voulait que le scandale eût lieu , mon fils. Et voilà pourquoi le monde manifeste une si grande horreur du scandale.

-Un homme de votre trempe ne s'étonnera pas de la question que je vais lui faire!

-Allez, mon fils!... dit Carlos Herrera, vous ne me connaissez pas. Croyez-vous que je prendrais un secrétaire avant de savoir s'il a des principes assez sûrs pour ne me rien prendre? Je suis content de vous. Vous avez encore toutes les innocences de l'homme qui se tue à vingt ans. Votre question?...

-Pourquoi vous intéressez-vous à moi? quel prix voulez-vous de mon obéissance?... Pourquoi me donnez-vous tout? quelle est votre part?"

L'Espagnol regarda Lucien et se mit à sourire.

"Attendons une côte, nous la monterons à pied, et nous parlerons en plein vent. Le fond d'une calèche est indiscret."

Le silence régna pendant quelque temps entre les deux compagnons, et la rapidité de la course aida, pour ainsi dire, à la griserie morale de Lucien.

"Mon père, voici la côte, dit Lucien en se réveillant comme d'un rêve.

-Eh bien, marchons", dit le prêtre en criant d'une voix forte au postillon d'arrêter. Et tous deux, ils s'élancèrent sur la route.

"Enfant, dit l'Espagnol en prenant Lucien par le bras, as-tu médité la "Venise sauvée" d'Otway ? As-tu-compris cette amitié profonde, d'homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d'une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux?... Eh bien, voilà pour le poète."

"Le chanoine connaît aussi le théâtre", se dit Lucien en lui-même. "Avez-vous lu Voltaire?... lui demanda-t-il.

-J'ai fait mieux, répondit le chanoine, je le mets en pratique.

-Vous ne croyez pas en Dieu?...

-Allons, c'est moi qui suis l'athée, dit le prêtre en souriant. Venons au positif, mon petit? reprit-il en le prenant par la taille. J'ai quarante-six ans, je suis l'enfant naturel d'un grand seigneur, par ainsi sans famille, et j'ai un coeur... Mais, apprends ceci, grave-le dans ta cervelle encore si molle: l'homme a horreur de la solitude. Et de toutes les solitudes, la solitude morale est celle qui l'épouvante le plus. Les premiers anachorètes vivaient avec Dieu, ils habitaient le monde le plus peuplé, le monde spirituel. Les avares habitent le monde de la fantaisie et des jouissances. L'avare a tout, jusqu'à son sexe, dans le cerveau. La première pensée de l'homme, qu'il soit lépreux ou forçat, infâme ou malade, est d'avoir un complice de sa destinée. A satisfaire ce sentiment, qui est la vie même, il emploie toutes ses forces, toute sa puissance, la verve de sa vie. Sans ce désir souverain, Satan aurait-il pu trouver des compagnons?... Il y a là tout un poème à faire qui serait l'avant-scène du "Paradis perdu) , qui n'est que l'apologie de la Révolte.

-Celui-là serait l'Iliade de la corruption, dit Lucien.

-Eh bien, je suis seul, je vis seul. Si j'ai l'habit, je n'ai pas le coeur du prêtre. J'aime à me dévouer, j'ai ce vice-là. Je vis par le dévouement, voilà pourquoi je suis prêtre. Je ne crains pas l'ingratitude, et je suis reconnaissant. L'Eglise n'est rien pour moi, c'est une idée. Je me suis dévoué au roi d'Espagne; mais on ne peut pas aimer le roi d'Espagne, il me protège, il plane au-dessus de moi. Je veux aimer ma créature , la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l'aimer comme un père aime son enfant. Je roulerai dans ton tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai: "Ce beau jeune homme, c'est moi! ce marquis de Rubempré, je l'ai créé et mis au monde aristocratique; sa grandeur est mon oeuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout. L'abbé de Vermont était cela pour Marie-Antoinette.

-Il l'a menée à l'échafaud!

-Il n'aimait pas la reine!... répondit le prêtre, il n'aimait que l'abbé de Vermont.

-Dois-je laisser derrière moi la désolation? dit Lucien.

-J'ai des trésors, tu y puiseras.

-En ce moment, je ferais bien des choses pour délivrer Séchard, répliqua Lucien d'une voix qui ne voulait plus du suicide.

-Dis un mot, mon fils, et il recevra demain matin la somme nécessaire à sa libération.

-Comment! vous me donneriez douze mille francs!...

-Eh! enfant, ne vois-tu pas que nous faisons quatre lieues à l'heure? Nous allons dîner à Poitiers. Là, si tu veux signer le pacte, me donner une seule preuve d'obéissance, elle est grande, je la veux! eh bien, la diligence de Bordeaux portera quinze mille francs à ta soeur... -Où sont-ils?"

Le prêtre espagnol ne répondit rien, et Lucien se dit: "Le voilà pris, il se moquait de moi." Un instant après, l'Espagnol et le poète étaient remontés en voiture silencieusement. Silencieusement, le prêtre mit la main à la poche de sa voiture, il en tira ce sac de peau fait en gibecière divisé en trois compartiments, si connu des voyageurs; il ramena cent portugaises, en y plongeant trois fois de sa large main qu'il ramena chaque fois pleine d'or.

"Mon père, je suis à vous, dit Lucien ébloui de ce flot d'or.

-Enfant! dit le prêtre en baisant Lucien au front avec tendresse, ce n'est que le tiers de l'or qui se trouve dans ce sac, trente mille francs, sans compter l'argent du voyage.

-Et vous voyagez seul?... s'écria Lucien.

-Qu'est-ce que cela! fit l'Espagnol. J'ai pour plus de cent mille écus de traites sur Paris. Un diplomate sans argent, c'est ce que tu étais tout à l'heure: un poète sans volonté ." Au moment où Lucien montait en voiture avec le prétendu diplomate espagnol, Eve se levait pour donner à boire à son fils, elle trouva la fatale lettre, et la lut. Une sueur froide glaça la moiteur que cause le sommeil du matin, elle eut un éblouissement, elle appela Marion et Kolb. A ce mot: "Mon frère est-il sorti?" Kolb répondit "Oui, montame, afant le chour!" -Gardez-moi le plus profond secret sur ce que je vous confie, dit Eve aux deux domestiques, mon frère est sans doute sorti pour mettre fin à ses jours. Courez tous les deux, prenez des informations avec prudence, et surveillez le cours de la rivière."

Eve resta seule, dans un état de stupeur horrible à voir. Ce fut au milieu du trouble où elle se trouvait que, sur les sept heures du matin, Petit-Claud se présenta pour lui parler d'affaires. Dans ces moments-là, l'on écoute tout le monde.

"Madame, dit l'avoué, notre pauvre cher David est en prison et il arrive à la situation que j'ai prévue au début de cette affaire. Je lui conseillais alors de s'associer pour l'exploitation de sa découverte avec ses concurrents, les Cointet, qui tiennent entre leurs mains les moyens d'exécuter ce qui, chez votre mari, n'est qu'à l'état de conception. Aussi, dans la soirée d'hier, aussitôt que la nouvelle de son arrestation m'est parvenue, qu'ai-je fait? Je suis allé trouver MM. Cointet avec l'intention de tirer d'eux des concessions qui pussent vous satisfaire. En voulant défendre cette découverte, votre vie va continuer d'être ce qu'elle est: une vie de chicanes où vous succomberez, où vous finirez, épuisés et mourants, par faire, à votre détriment peut-être, avec un homme d'argent, ce que je veux vous voir faire, à votre avantage, dès aujourd'hui, avec MM. Cointet frères. Vous économiserez ainsi les privations, les angoisses du combat de l'inventeur contre l'avidité du capitaliste et l'indifférence de la société. Voyons! si MM. Cointet payent vos dettes... si, vos dettes payées, ils vous donnent encore une somme qui vous soit acquise, quel que soit le mérite, l'avenir ou la possibilité de la découverte, en vous accordant, bien entendu toujours, une certaine part dans les bénéfices de l'exploitation, ne serez-vous pas heureux?... Vous devenez, vous, madame, propriétaire du matériel de l'imprimerie, et vous la vendrez sans doute, cela vaudra bien vingt mille francs, je vous garantis un acquéreur à ce prix. Si vous réalisez quinze mille francs, par un acte de société avec MM. Cointet, vous auriez une fortune de trente-cinq mille francs, et au taux actuel des rentes, vous vous feriez deux mille francs de rente... On vit avec deux mille francs de rente en province. Et, remarquez bien que, madame, vous auriez encore les éventualités de votre association avec MM. Cointet. Je dis éventualités, car il faut supposer l'insuccès. Eh bien, voici ce que je suis en mesure de pouvoir obtenir: d'abord, libération complète de David, puis quinze mille francs remis à titre d'indemnité de ses recherches, acquis sans que MM. Cointet puissent en faire l'objet d'une revendication à quelque titre que ce soit, quand même la découverte serait improductive; enfin une société formée entre David et MM. Cointet pour l'exploitation d'un brevet d'invention à prendre, après une expérience faite en commun et secrètement, de son procédé de fabrication sur les bases suivantes: MM. Cointet feront tous les frais. La mise de fonds de David sera l'apport du brevet, et il aura le quart des bénéfices. Vous êtes une femme pleine de jugement et très raisonnable, ce qui n'arrive pas souvent aux très belles femmes; réfléchissez à ces propositions et vous les trouverez très acceptables...

-Ah! monsieur, s'écria la pauvre Eve au désespoir et en fondant en larmes, pourquoi n'êtes-vous pas venu hier au soir me proposer cette transaction? Nous eussions évité le déshonneur, et... bien pis...

-Ma discussion avec les Cointet, qui, vous avez dû vous en douter, se cachent derrière Métivier, n'a fini qu'à minuit. Mais qu'est-il donc arrivé depuis hier soir qui soit pire que l'arrestation de notre pauvre David? demanda Petit£-Claud.

-Voici l'affreuse nouvelle que j'ai trouvée à mon réveil, répondit-elle en tendant à Petit-Claud la lettre de Lucien. Vous me prouvez en ce moment que vous vous intéressez à nous, vous êtes l'ami de David et de Lucien, je n'ai pas besoin de vous demander le secret...

-Soyez sans aucune inquiétude, dit Petit-Claud en rendant la lettre après l'avoir lue. Lucien ne se tuera pas. Après avoir été la cause de l'arrestation de son beau-frère, il lui fallait une raison pour vous quitter, et je vois là comme une tirade de sortie, en style de coulisses." Les Cointet étaient arrivés à leur fins. Après avoir torturé l'inventeur et sa famille, ils saisissaient le moment de cette torture où la lassitude fait désirer quelque repos. Tous les chercheurs de secrets ne tiennent pas du bouledogue, qui meurt sa proie entre les dents, et les Cointet avaient savamment étudié le caractère de leurs victimes. Pour le grand Cointet, l'arrestation de David était la dernière scène du premier acte de ce drame. Le second acte commençait par la proposition que Petit-Claud venait faire. En grand maître, l'avoué regarda le coup de tête de Lucien comme une de ces chances inespérées qui, dans une partie, achèvent de la décider. Il vit Eve si complètement matée par cet événement qu'il résolut d'en profiter pour gagner sa confiance, car il avait fini par deviner l'influence de la femme sur le mari. Donc, au lieu de plonger Mme Séchard plus avant dans le désespoir, il essaya de la rassurer, et il la dirigea très habilement vers la prison dans la situation d'esprit où elle se trouvait, en pensant quelle déterminerait alors David à s'associer aux Cointet.

"David, madame, m'a dit qu'il ne souhaitait de fortune que pour vous et pour votre frère; mais il doit vous être prouvé que ce serait une folie que de vouloir enrichir Lucien. Ce garçon-là mangerait trois fortunes."

L'attitude d'Eve disait assez que la dernière de ses illusions sur son frère s'était envolée, aussi l'avoué fit-il une pause pour convertir le silence de sa cliente en une sorte d'assentiment.

"Ainsi, dans cette question, reprit-il, il ne s'agit plus que de vous et de votre enfant. C'est à vous de savoir si deux mille francs de rente suffisent à votre bonheur, sans compter la succession du vieux Séchard. Votre beau-père se fait, depuis longtemps, un revenu de sept à huit mille francs, sans compter les intérêts qu'il sait tirer de ses capitaux; ainsi vous avez, après tout, un bel avenir. Pourquoi vous tourmenter?"

L'avoué quitta Mme Séchard en la laissant réfléchir sur cette perspective, assez habilement préparée la veille par le grand Cointet.

"Allez leur faire entrevoir la possibilité de toucher une somme quelconque, avait dit le loup-cervier d'Angoulême à l'avoué quand il vint lui annoncer l'arrestation; et lorsqu'ils se seront accoutumés à l'idée de palper une somme, ils seront à nous: nous marchanderons, et, petit à petit, nous les ferons arriver au prix que nous voulons donner de ce secret." Cette phrase contenait en quelque sorte l'argument du second acte de ce drame financier. Quand Mme Séchard, le coeur brisé par ses appréhensions sur le sort de son frère, se fut habillée, et descendit pour aller à la prison, elle éprouva l'angoisse que lui donna l'idée de traverser seule les rues d'Angoulême. Sans s'occuper de l'anxiété de sa cliente, Petit-Claud revint lui offrir le bras, ramené par une pensée assez machiavélique, et il eut le mérite d'une délicatesse à laquelle Eve fut extrêmement sensible; car il s'en laissa remercier, sans la tirer de son erreur. Cette petite attention, chez un homme si dur, si cassant, et dans un pareil moment, modifia les jugements que Mme Séchard avait jusqu'à présent portés sur Petit-Claud.

"Je vous mène, lui dit-il, par le chemin le plus long, mais nous n'y rencontrerons personne.

-Voici la première fois, monsieur, que je n'ai pas le droit d'aller la tête haut! on me l'a bien durement appris hier...

-Ce sera la première et la dernière.

-Oh! je ne resterai certes pas dans cette ville...

-Si votre mari consentait aux propositions qui sont à peu près posées entre les Cointet et moi, dit Petit-Claud à Eve en arrivant au seuil de la prison, faites-le-moi savoir, je viendrais aussitôt avec une autorisation de Cachan qui permettrait à David de sortir; et, vraisemblablement, il ne rentrerait pas en prison..."

Ceci dit en face de la geôle était ce que les Italiens appellent une "combinaison". Chez eux, ce mot exprime l'acte indéfinissable où se rencontre un peu de perfidie mêlée au droit, l'à-propos d'une fraude permise, une fourberie quasi légitime et bien dressée; selon eux, la Saint-Barthélemy est une combinaison politique.

Par les causes exposées ci-dessus, la détention pour dettes est un fait judiciaire si rare en province que, dans la plupart des villes de France, il n'existe pas de maison d'arrêt. Dans ce cas, le débiteur est écroué à la prison où l'on incarcère les inculpés, les prévenus, les accusés et les condamnés. Tels sont les noms divers que prennent légalement et successivement ceux que le peuple appelle génériquement des criminels. Ainsi David fut mis provisoirement dans une des chambres basses de la prison d'Angoulême, d'où, peut-être, quelque condamné venait de sortir, après avoir fait son temps. Une fois écroué avec la somme décrétée par la loi pour les aliments du prisonnier pendant un mois, David se trouva devant un gros homme qui, pour les captifs, devient un pouvoir plus grand que celui du Roi: le geôlier! En province, on ne connaît pas de geôlier maigre. D'abord, cette place est presque une sinécure; puis, un geôlier est comme un aubergiste qui n'aurait pas de maison à payer, il se nourrit très bien en nourrissant très mal ses prisonniers qu'il loge, d'ailleurs, comme fait l'aubergiste, selon leurs moyens. Il connaissait David de nom, à cause de son père surtout, et il eut la confiance de le bien coucher pour une nuit, quoique David fût sans un sou. La prison d'Angoulême date du Moyen âge, et n'a pas subi plus de changements que la cathédrale. Encore appelée Maison de Justice, elle est adossée à l'ancien présidial . Le guichet est classique, c'est la porte cloutée, solide en apparence, usée, basse, et de construction d'autant plus cyclopéenne qu'elle a comme un oeil unique au front, dans le judas par où le geôlier vient reconnaître les gens avant d'ouvrir. Un corridor règne le long de la façade au rez-de-chaussée, et sur ce corridor ouvrent plusieurs chambres dont les fenêtres hautes et garnies de hottes tirent leur jour du préau. Le geôlier occupe un logement séparé de ces chambres par une voûte qui sépare le rez-de-chaussée en deux parties, et au bout de laquelle on voit, dès le guichet, une grille fermant le préau. David fut conduit par le geôlier dans celle des chambres qui se trouvait auprès de la voûte, et dont la porte donnait en face de son logement. Le geôlier voulait voisiner avec un homme qui, vu sa position particulière, pouvait lui tenir compagnie.

"C'est la meilleure chambre", dit-il en voyant David stupéfait à l'aspect du local. Les murs de cette chambre étaient en pierre et assez humides. Les fenêtres très élevées avaient des barreaux de fer. Les dalles de pierre jetaient un froid glacial. On entendait le pas régulier de la sentinelle en faction qui se promenait dans le corridor. Ce bruit monotone comme celui de la marée vous jette à tout instant cette pensée: "On te garde! tu n'es plus libre!" Tous ces détails, cet ensemble de choses agit prodigieusement sur le moral des honnêtes gens. David aperçut un lit exécrable; mais les gens incarcérés sont si violemment agités pendant la première nuit, qu'ils ne s'aperçoivent de la dureté de leur couche qu'à la seconde nuit. Le geôlier fut gracieux, il proposa naturellement à son détenu de se promener dans le préau jusqu'à la nuit. Le supplice de David ne commença qu'au moment de son coucher. Il était interdit de donner de la lumière aux prisonniers, il fallait donc un permis du procureur du Roi pour exempter le détenu pour dettes du règlement qui ne concernait évidemment que les gens mis sous la main de justice. Le geôlier admit bien David à son foyer, mais il fallut enfin le renfermer, à l'heure du coucher. Le pauvre mari d'Eve connut alors les horreurs de la prison et la grossièreté de ses usages qui le révolta. Mais, par une de ces réactions assez familières aux penseurs, il s'isola dans cette solitude, il s'en sauva par un de ces rêves que les poètes ont le pouvoir de faire tout éveillés. Le malheureux finit par porter sa réflexion sur ses affaires. La prison pousse énormément à l'examen de conscience. David se demanda s'il avait rempli ses devoirs de chef de famille? quelle devait être la désolation de sa femme? pourquoi, comme le lui disait Marion, ne pas gagner assez d'argent pour pouvoir faire plus tard sa découverte à loisir?

"Comment, se dit-il, rester à Angoulême après un pareil éclat? Si je sors de prison, qu'allons-nous devenir? où irons-nous?" Quelques doutes lui vinrent sur ses procédés. Ce fut une de ces angoisses qui ne peut être comprise que par les inventeurs eux-mêmes! De doute en doute, David en vint à voir clair à sa situation, et il se dit à lui-même ce que les Cointet avaient dit au père Séchard, ce que Petit-Claud venait de dire à Eve: "En supposant que tout aille bien, que sera-ce à l'application? Il me faut un brevet d'invention, c'est de l'argent!... Il me faut une fabrique où faire mes essais en grand, ce sera livrer ma découverte! Oh! comme Petit-Claud avait raison!" (Les prisons les plus obscures dégagent de très vives lueurs.) "Bah! dit David en s'endormant sur l'espèce de lit de camp où se trouvait un horrible matelas en drap brun très grossier, je verrai sans doute Petit-Claud demain matin."

David s'était donc bien préparé lui-même à écouter les propositions que sa femme lui apportait de la part de ses ennemis. Après qu'elle eut embrassé son mari et se fut assise sur le pied du lit, car il n'y avait qu'une chaise en bois de la plus vile espèce, le regard de la femme tomba sur l'affreux baquet mis dans un coin et sur les murailles parsemées de noms et d'apophtegmes écrits par les prédécesseurs de David. Alors, de ses yeux rougis, les pleurs recommencèrent à couler. Elle eut encore des larmes après toutes celles qu'elle avait versées, en voyant son mari dans la situation d'un criminel.

"Voilà donc où peut mener le désir de la gloire! s'écria-t-elle. O! mon ange, abandonne cette carrière Allons ensemble le long de la route battue, et ne cherchons pas une fortune rapide... Il me faut peu de chose pour être heureuse, surtout après avoir tant souffert!... Et si tu savais!... cette déshonorante arrestation n'est pas notre grand malheur!... tiens?" Elle tendit la lettre de Lucien que David eut bientôt lue; et, pour le consoler, elle lui dit l'affreux mot de Petit-Claud sur Lucien.

"Si Lucien s'est tué, c'est fait en ce moment, dit David; et si ce n'est pas fait en ce moment, il ne se tuera pas: il ne peut pas, comme il le dit, avoir du courage plus d'une matinée...

-Mais rester dans cette anxiété?" s'écria la soeur qui pardonnait presque tout à l'idée de la mort.

Elle redit à son mari les propositions que Petit-Claud avait soi-disant obtenues des Cointet, et qui furent aussitôt acceptées par David avec un visible plaisir.

"Nous aurons de quoi vivre dans un village auprès de l'Houmeau où la fabrique des Cointet est située, et je ne veux plus que la tranquillité! s'écria l'inventeur. Si Lucien s'est puni par la mort, nous aurons assez de fortune pour attendre celle de mon père; et, s'il existe, le pauvre garçon saura se conformer à notre médiocrité... Les Cointet profiteront certainement de ma découverte; mais, après tout, que suis-je relativement à mon pays?... Un homme. Si mon secret profite à tous, eh bien, je suis content! Tiens, ma chère Eve, nous ne sommes faits ni l'un ni l'autre pour être des commerçants. Nous n'avons ni l'amour du gain, ni cette difficulté de lâcher toute espèce d'argent, même le plus légitimement dû, qui sont peut-être les vertus du négociant, car on nomme ces deux avarices: Prudence et Génie commercial!" Enchantée de cette conformité de vues, l'une des plus douces fleurs de l'amour, car les intérêts et l'esprit peuvent ne pas s'accorder chez deux êtres qui s'aiment, Eve pria le geôlier d'envoyer chez Petit-Claud un mot par lequel elle lui disait de délivrer David, en lui annonçant leur mutuel consentement aux bases de l'arrangement projeté. Dix minutes après, Petit-Claud entrait dans l'horrible chambre de David, et disait à Eve: "Retournez chez vous, madame, nous vous y suivrons..."

"Eh bien, mon cher ami, dit Petit-Claud, tu t'es donc laissé prendre! Et comment as-tu pu commettre la faute de sortir?

-Eh! comment ne serais-je pas sorti? voici ce que Lucien m'écrivait."

David remit à Petit-Claud la lettre de Cérizet; Petit-Claud la prit, la lut, la regarda, tâta le papier, et causa d'affaires en pliant la lettre comme par distraction, et il la mit dans sa poche. Puis l'avoué prit David par le bras, et sortit avec lui, car la décharge de l'huissier avait été apportée au geôlier pendant cette conversation. En rentrant chez lui, David se crut dans le ciel, il pleura comme un enfant en embrassant son petit Lucien, et se retrouvant dans sa chambre à coucher après vingt jours de détention dont les dernières heures étaient, selon les moeurs de la province, déshonorantes. Kolb et Marion étaient revenus. Marion apprit à l'Houmeau que Lucien avait été vu marchant sur la route de Paris, au-delà de Marsac. La mise du dandy fut remarquée par les gens de la campagne qui apportaient des denrées à la ville. Après s'être lancé à cheval sur le grand chemin, Kolb avait fini par savoir à Mansle que Lucien, reconnu par M. Marron, voyageait dans une calèche en poste.

"Que vous disais-je? s'écria Petit-Claud. Ce n'est pas un poète, ce garçon-là, c'est un roman continuel.

-En poste, disait Eve, et où va-t-il encore, cette fois?

-Maintenant, dit Petit-Claud à David, venez chez MM. Cointet, ils vous attendent.

-Ah! monsieur, s'écria la belle Mme Séchard, je vous en prie, défendez bien nos intérêts, vous avez tout notre avenir entre les mains.

-Voulez-vous, madame, dit Petit-Claud, que la conférence ait lieu chez vous? Je vous laisse David. Ces messieurs viendront ici ce soir, et vous verrez si je sais défendre vos intérêts.

-Ah! monsieur, vous me feriez bien plaisir, dit Eve.

-Eh bien, dit Petit-Claud, à ce soir, ici, sur les sept heures.

-Je vous remercie, répondit Eve avec un regard et un accent qui prouvèrent à Petit-Claud combien de progrès il avait fait dans la confiance de sa cliente.

-Ne craignez rien, vous le voyez? J'avais raison, ajouta-t-il. Votre frère est à trente lieues de son suicide. Enfin, peut-être ce soir aurez-vous une petite fortune. Il se présente un acquéreur sérieux pour votre imprimerie.

-Si cela était, dit Eve, pourquoi ne pas attendre avant de nous lier avec les Cointet?

-Vous oubliez, madame, répondit Petit-Claud qui vit le danger de sa confidence, que vous ne serez libre de vendre votre imprimerie qu'après avoir payé M. Métivier, car tous vos ustensiles sont toujours saisis."

Rentré chez lui, Petit-Claud fit venir Cérizet. Quand le prote fut dans son cabinet, il l'emmena dans une embrasure de la croisée.

"Tu seras demain soir propriétaire de l'imprimerie Séchard, et assez puissamment protégé pour obtenir la transmission du brevet, lui dit-il dans l'oreille; mais tu ne veux pas finir aux galères?

-De quoi!... de quoi, les galères? fit Cérizet.

-Ta lettre à David est un faux, et je la tiens... Si l'on interrogeait Henriette, que dirait-elle?... Je ne veux pas te perdre, dit aussitôt Petit-Claud en voyant pâlir Cérizet.

-Vous voulez encore quelque chose de moi? s'écria le Parisien.

-Eh bien, voici ce que j'attends de toi, reprit Petit-Claud. Ecoute bien! tu seras imprimeur à Angoulême dans deux mois..., mais tu devras ton imprimerie, et tu ne l'auras pas payée en dix ans!... Tu travailleras longtemps pour tes capitalistes! et de plus, tu seras obligé d'être le prête-nom du parti libéral... C'est moi qui rédigerai ton acte de commandite avec Gannerac; je le ferai de manière que tu puisses un jour avoir l'imprimerie à toi... Mais, s'ils créent un journal, si tu en es le gérant, si je suis ici premier substitut, tu t'entendras avec le grand Cointet pour mettre dans ton journal des articles de nature à le faire saisir et supprimer... Les Cointet te payeront largement pour leur rendre ce service-là... Je sais bien que tu seras condamné, que tu mangeras de la prison, mais tu passeras pour un homme important et persécuté. Tu deviendras un personnage du parti libéral, un sergent Mercier, un Paul-Louis Courier, un Manuel au petit pied. Je ne te laisserai jamais retirer ton brevet. Enfin, le jour où le journal sera supprimé, je brûlerai cette lettre devant toi... Ta fortune ne te coûtera pas cher..."

Les gens du peuple ont des idées très erronées sur les distinctions légales du faux, et Cérizet, qui se voyait déjà sur les bancs de la cour d'assises, respira. "Je serai, dans trois ans d'ici, procureur du Roi à Angoulême, reprit Petit-Claud, tu pourras avoir besoin de moi, songes-y!

-C'est entendu, dit Cérizet. Mais vous ne me connaissez pas: brûlez cette lettre devant moi, reprit-il, fiez-vous à ma reconnaissance."

Petit-Claud regarda Cérizet. Ce fut un de ces duels d'oeil à oeil où le regard de celui qui observe est comme un scalpel avec lequel il essaye de fouiller l'âme, et où les yeux de l'homme qui met alors ses vertus en étalage sont comme un spectacle.

Petit-Claud ne répondit rien; il alluma une bougie et brûla la lettre en se disant: "Il a sa fortune à faire!"

"Vous avez à vous une âme damnée", dit le prote.

David attendait avec une vague inquiétude la conférence avec les Cointet: ce n'était ni la discussion de ses intérêts ni celle de l'acte à faire qui l'occupait; mais l'opinion que les fabricants allaient avoir de ses travaux. Il se trouvait dans la situation de l'auteur dramatique devant ses juges. L'amour-propre de l'inventeur et ses anxiétés au moment d'atteindre au but faisaient pâlir tout autre sentiment. Enfin, sur les sept heures du soir, à l'instant où Mme la comtesse Châtelet se mettait au lit sous prétexte de migraine et laissait faire à son mari les honneurs du dîner, tant elle était affligée des nouvelles contradictoires qui couraient sur Lucien! les Cointet, le gros et le grand, entrèrent avec Petit-Claud chez leur concurrent, qui se livrait à eux, pieds et poings liés. On se trouva d'abord arrêté par une difficulté préliminaire: comment faire un acte de société sans connaître les procédés de David? Et les procédés de David divulgués, David se trouvait à la merci des Cointet. Petit-Claud obtint que l'acte serait fait auparavant. Le grand Cointet dit alors à David de lui montrer quelques-uns de ses produits, et l'inventeur lui présenta les dernières feuilles fabriquées, en en garantissant le prix de revient.

"Eh bien, voilà, dit Petit-Claud, la base de l'acte tout trouvée; vous pouvez vous associer sur ces données-là, en introduisant une clause de dissolution dans le cas où les conditions du brevet ne seraient pas remplies à l'exécution en fabrique.

-Autre chose, monsieur, dit le grand Cointet à David, autre chose est de fabriquer, en petit, dans sa chambre, avec une petite forme, des échantillons de papier, ou de se livrer à des fabrications sur une grande échelle. Jugez-en par un seul fait? Nous faisons des papiers de couleur, nous achetons, pour les colorer, des parties de couleur bien identiques. Ainsi, l'indigo pour "bleuter" nos Coquilles est pris dans une caisse dont tous les pains proviennent d'une même fabrication. Eh bien, nous n'avons jamais pu obtenir deux cuvées de teintes pareilles... Il s'opère dans la préparation de nos matières des phénomènes qui nous échappent. La quantité, la qualité de pâte changent sur-le-champ toute espèce de question. Quand vous teniez dans une bassine une portion d'ingrédients que je ne demande pas à connaître, vous en étiez le maître, vous pouviez agir sur toutes les parties uniformément, les lier, les malaxer, les pétrir, à votre gré, leur donner une façon homogène... Mais qui vous a garanti que sur une cuvée de cinq cents rames, il en sera de même, et que vos procédés réussiront?..." David, Eve et Petit-Claud se regardèrent en se disant bien des choses par les yeux. "Prenez un exemple qui vous offre une analogie quelconque, dit le grand Cointet après une pause. Vous coupez environ deux bottes de foin dans une prairie, et vous les mettez bien serrées dans votre chambre sans avoir laissé les herbes jeter leur feu, comme disent les paysans; la fermentation a lieu, mais elle ne cause pas d'accident. Vous appuieriez-vous de cette expérience pour entasser deux mille bottes dans une grange bâtie en bois?... vous savez bien que le feu prendrait dans ce foin et que votre grange brûlerait comme une allumette. Vous êtes un homme instruit, dit Cointet à David, concluez?... Vous avez, en ce moment, coupé deux bottes de foin, et nous craignons de mettre feu à notre papeterie en en serrant deux mille. Nous pouvons, en d'autres termes, perdre plus d'une cuvée, faire des pertes, et nous trouver avec rien dans les mains après avoir dépensé beaucoup d'argent." David était atterré. La Pratique parlait son langage positif à la Théorie dont la parole est toujours au Futur.

"Du diable si je signe un pareil acte de société! s'écria brutalement le gros Cointet. Tu perdras ton argent si tu veux, Boniface, moi je garde le mien... J'offre de payer les dettes de M. Séchard, et six mille francs... Encore trois mille francs en billets, dit-il en se reprenant, et à douze et quinze mois... Ce sera bien assez de risques à courir... Nous avons douze mille francs à prendre sur notre compte avec Métivier. Cela fera quinze mille francs! Mais c'est tout ce que je payerais le secret pour l'exploiter à moi tout seul. Ah! voilà cette trouvaille dont tu me parlais, Boniface... Eh bien, merci, je te croyais plus d'esprit. Non, ce n'est pas là ce qu'on appelle une affaire...

-La question, pour vous, dit alors Petit-Claud sans s'effrayer de cette sortie, se réduit à ceci: Voulez-vous risquer vingt mille francs pour acheter un secret qui peut vous enrichir? Mais, messieurs, les risques sont toujours en raison des bénéfices... C'est un enjeu de vingt mille francs contre la fortune. Le joueur met un louis pour en avoir trente-six à la roulette, mais il sait que son louis est perdu. Faites de même.

-Je demande à réfléchir, dit le gros Cointet; moi, je ne suis pas aussi fort que mon frère. Je suis un pauvre garçon tout rond qui ne connais qu'une seule chose: fabriquer à vingt sous le paroissien que je vends quarante sous. J'aperçois dans une invention qui n'en est qu'à sa première expérience une cause de ruine. On réussira une première cuvée, on manquera la seconde, on continuera, on se laisse alors entraîner, et quand on a passé le bras dans ces engrenages-là, le corps suit..." Il raconta l'histoire d'un négociant de Bordeaux ruiné pour avoir voulu cultiver les Landes sur la foi d'un savant; il trouva six exemples pareils autour de lui, dans le département de la Charente et de la Dordogne, en industrie et en agriculture; il s'emporta, ne voulut plus rien écouter, les objections de Petit-Claud accroissaient son irritation au lieu de le calmer. "J'aime mieux acheter plus cher une chose plus certaine que cette découverte, et n'avoir qu'un petit bénéfice, dit-il en regardant son frère. Selon moi, rien ne paraît assez avancé pour établir une affaire, s'écria-t-il en terminant.

-Enfin, vous êtes venus ici pour quelque chose? dit Petit-Claud. Qu'offrez-vous?

-De libérer M. Séchard, et de lui assurer, en cas de succès, trente pour cent de bénéfices, répondit vivement le gros Cointet.

-Eh! monsieur, dit Eve, avec quoi vivrons-nous pendant tout le temps des expériences? mon mari a eu la honte de l'arrestation, il peut retourner en prison, il n'en sera ni plus ni moins, et nous payerons nos dettes..."

Petit-Claud mit un doigt sur ses lèvres en regardant Eve. "Vous n'êtes pas raisonnables, dit-il aux deux frères. Vous avez vu le papier, le père Séchard vous a dit que son fils, enfermé par lui, avait, dans une seule nuit, avec des ingrédients qui devaient coûter peu de chose, fabriqué d'excellent papier... Vous êtes ici pour aboutir à l'acquisition. Voulez-vous acquérir, oui ou non?

-Tenez, dit le grand Cointet, que mon frère veuille ou ne veuille pas, je risque, moi, le payement des dettes de M. Séchard; je donne six nulle francs, argent comptant, et M. Séchard aura trente pour cent dans les bénéfices; mais écoutez bien ceci: si dans l'espace d'un an, il n'a pas réalisé les conditions qu'il posera lui-même dans l'acte, il nous rendra les six mille francs, le brevet nous restera, nous nous en tirerons comme nous pourrons."

"Es-tu sûr de toi? dit Petit-Claud en prenant David à part.

-Oui", dit David qui fut pris à cette tactique des deux frères et qui tremblait de voir rompre au gros Cointet cette conférence d'où son avenir dépendait.

"Eh bien,,je vais aller rédiger l'acte, dit Petit-Claud aux Cointet et à Eve; vous en aurez chacun un double pour ce soir, vous le méditerez pendant toute la matinée; puis, demain soir, à quatre heures, au sortir de l'audience, vous le signerez. Vous, messieurs, retirez les pièces de Métivier. Moi, j'écrirai d'arrêter le procès en Cour royale, et nous nous signifierons les désistements réciproques."

Voici quel fut l'énoncé des obligations de Séchard.

"Entre les soussignés, etc.

"M. David Séchard fils, imprimeur à Angoulême, affirmant avoir trouvé le moyen de coller également le papier en cuve, et le moyen de réduire le prix de fabrication de toute espèce de papier de plus de cinquante pour cent par l'introduction de matières végétales dans la pâte, soit en les mêlant aux chiffons employés jusqu'à présent, soit en les employant sans adjonction de chiffon, une Société pour l'exploitation du brevet d'invention à prendre en raison de ces procédés est formée entre M. David Séchard fils et MM. Cointet frères, aux clauses et conditions suivantes..."

Un des articles de l'acte dépouillait complètement David Séchard de ses droits dans le cas où il n'accomplirait pas les promesses énoncées dans ce libellé soigneusement fait par le grand Cointet et consenti par David.

En apportant cet acte le lendemain matin à sept heures et demie, Petit-Claud apprit à David et à sa femme que Cérizet offrait vingt-deux mille francs comptant de l'imprimerie. L'acte de vente pouvait se signer dans la soirée.

"Mais dit-il, si les Cointet apprenaient cette acquisition, ils seraient capables de ne pas signer votre acte, de vous tourmenter, de faire vendre ici...

-Vous êtes sûr du payement? dit Eve étonnée de voir se terminer une affaire de laquelle elle désespérait et qui, trois mois plus tôt, eût tout sauvé.

-J'ai les fonds chez moi, répondit-il nettement.

-Mais c'est de la magie, dit David en demandant à Petit-Claud l'explication de ce bonheur.

-Non, c'est bien simple, les négociants de l'Houmeau veulent fonder un journal, dit Petit-Claud.

-Mais je me le suis interdit, s'écria David.

-Vous!... mais votre successeur... D'ailleurs, reprit-il, ne vous inquiétez de rien, vendez, empochez le prix, et laissez Cérizet se dépêtrer des clauses de la vente, il saura se tirer d'affaire.

-Oh! oui, dit Eve.

-Si vous vous êtes interdit de faire un journal à Angoulême, reprit Petit-Claud, les bailleurs de fonds de Cérizet le feront à l'Houmeau."

Eve, éblouie par la perspective de posséder trente mille francs, d'être au-dessus du besoin, ne regarda plus l'acte d'association que comme une espérance secondaire. Aussi M. et Mme Séchard cédèrent-ils sur un point de l'acte social qui donna matière à une dernière discussion. Le grand Cointet exigea la faculté de mettre en son nom le brevet d'invention. Il réussit à établir que, du moment où les droits utiles de David étaient parfaitement définis dans l'acte, le brevet pouvait être indifféremment au nom d'un des associés. Son frère finit par dire: "C'est lui qui donne l'argent du brevet, qui fait les frais du voyage, et c'est encore deux mille francs! qu'il le prenne en son nom ou il n'y a rien de fait." Le loup-cervier triompha donc sur tous les points. L'acte de société fut signé vers quatre heures et demie. Le grand Cointet offrit galamment à Mme Séchard six douzaines de couverts à filets et un beau châle Ternaux , en manière d'épingles pour lui faire oublier les éclats de la discussion! dit-il. A peine les doubles étaient-ils échangés, à peine Cachan avait-il fini de remettre à Petit-Claud les décharges et les pièces ainsi que les trois terribles effets fabriqués par Lucien, que la voix de Kolb retentit dans l'escalier, après le bruit assourdissant d'un camion du bureau des Messageries qui s'arrêta devant la porte.

"Montame! montame! quince mile vrancs!..." cria-t-il, "enfoyés te Boidiers (Poitiers) en frai archant, bar mennessier Licien..."

-Quinze mille francs! s'écria Eve en levant les bras.

-Oui, madame, dit le facteur en se présentant, quinze mille francs apportés par la diligence de Bordeaux qui en avait sa charge, allez! J'ai là deux hommes en bas qui montent les sacs. Ca vous est expédié par M. Lucien Chardon de Rubempré... Je vous monte un petit sac de peau dans lequel il y a, pour vous, cinq cents francs en or, et vraisemblablement une lettre." Eve crut rêver en lisant la lettre suivante:

"Ma chère soeur, voici quinze mille francs.

"Au lieu de me tuer, j'ai vendu ma vie. Je ne m'appartiens plus, je suis plus que le secrétaire d'un diplomate espagnol, je suis sa créature.

"Je recommence une existence terrible. Peut-être aurait-il mieux valu me noyer.

"Adieu. David sera libre, et, avec quatre mille francs, il pourra sans doute acheter une petite papeterie et faire fortune.

"Ne pensez plus, je le veux, à

"Votre pauvre frère,

"Lucien."

"Il est dit, s'écria Mme Chardon qui vint voir entasser les sacs, que mon pauvre fils sera toujours fatal, comme il l'écrivait, même en faisant le bien."

"Nous l'avons échappé belle! s'écria le grand Cointet quand il fut sur la place du Mûrier. Une heure plus tard, les reflets de cet argent auraient éclairé l'acte, et notre homme se serait effrayé. Dans trois mois, comme il nous l'a promis, nous saurons à quoi nous en tenir." Le soir, à sept heures, Cérizet acheta l'imprimerie et la paya, en gardant à sa charge le loyer du dernier trimestre. Le lendemain, Eve avait remis quarante mille francs au receveur général, pour faire acheter, au nom de son mari, deux mille cinq cents francs de rente. Puis elle écrivit à son beau-père de lui trouver à Marsac une petite propriété de dix mille francs pour y asseoir sa fortune personnelle.

Le plan du grand Cointet était d'une simplicité formidable. Du premier abord, il jugea le collage en cuve impossible. L'adjonction de matières végétales peu coûteuses à la pâte de chiffon lui parut le vrai, le seul moyen de fortune. Il se proposa donc de regarder comme rien le bon marché de la pâte, et de tenir énormément au collage en cuve. Voici pourquoi. La fabrication d'Angoulême s'occupait alors presque uniquement des papiers à écrire dits Ecu, Poulet, Ecolier, Coquille, qui, naturellement, sont tous collés. Ce fut longtemps la gloire de la papeterie d'Angoulême. Ainsi, la spécialité, monopolisée par les fabricants d'Angoulême depuis longues années, donnait gain de cause à l'exigence des Cointet; et le papier collé, comme on va le voir, n'entrait pour rien dans sa spéculation. La fourniture des papiers à écrire est excessivement bornée, tandis que celle des papiers d'impression non collés est presque sans limites. Dans le voyage qu'il fit à Paris pour y prendre le brevet à son nom, le grand Cointet pensait à conclure des affaires qui détermineraient de grands changements dans son mode de fabrication. Logé chez Métivier, Cointet lui donna des instructions pour enlever, dans l'espace d'un an, la fourniture des journaux aux papetiers qui l'exploitaient, en baissant le prix de la rame à un taux auquel nulle fabrique ne pouvait arriver, et promettant à chaque journal un blanc et des qualités supérieures aux plus belles "sortes" employées jusqu'alors. Comme les marchés des journaux sont à terme, il fallait une certaine période de travaux souterrains avec les administrations pour arriver à réaliser ce monopole; mais Cointet calcula qu'il aurait le temps de se défaire de Séchard pendant que Métivier obtiendrait des traités avec les principaux journaux de Paris, dont la consommation s'élevait alors à deux cents rames par jour. Cointet intéressa naturellement Métivier, dans une proportion déterminée, à ces fournitures, afin d'avoir un représentant habile sur la place de Paris, et ne pas y perdre du temps en voyages. La fortune de Métivier, l'une des plus considérables du commerce de la papeterie, a eu cette affaire pour origine. Pendant dix ans, il eut, sans concurrence possible, la fourniture des journaux de Paris. Tranquille sur ses débouchés futurs, le grand Cointet revint à Angoulême assez à temps pour assister au mariage de Petit-Claud dont l'étude était vendue, et qui attendait la nomination de son successeur pour prendre la place de M. Milaud, promise au protégé de la comtesse Châtelet. Le second substitut du procureur du roi d'Angoulême fut nommé premier substitut à Limoges, et le garde des Sceaux envoya un de ses protégés au parquet d'Angoulême, où le poste de premier substitut vaqua pendant deux mois. Cet intervalle fut la lune de miel de Petit-Claud. En l'absence du grand Cointet, David fit d'abord une première cuvée sans colle qui donna du papier à journal bien supérieur à celui que les journaux employaient, puis une seconde cuvée de papier vélin magnifique, destiné aux belles impressions, et dont se servit l'imprimerie Cointet pour une édition du paroissien du Diocèse. Les matières avaient été préparées par David lui-même, en secret, car il ne voulut pas d'autres ouvriers avec lui que Kolb et Marion.

Au retour du grand Cointet, tout changea de face, il regarda les échantillons des papiers fabriqués, il en fut médiocrement satisfait.

"Mon cher ami, dit-il à David, le commerce d'Angoulême, c'est le papier Coquille. Il s'agit, avant tout, de faire de la plus belle Coquille possible à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel."

David essaya de fabriquer une cuvée de pâte collée pour Coquille, et il obtint un papier rêche comme une brosse, et où la colle se mit en grumeleaux . Le jour où l'expérience fut terminée et où David tint une des feuilles, il alla dans un coin, il voulait être seul à dévorer son chagrin; mais le grand Cointet vint le relancer, et fut avec lui d'une amabilité charmante, il consola son associé.

"Ne vous découragez pas, dit Cointet, allez toujours! je suis bon enfant, et je vous comprends, j'irai jusqu'au bout!..."

"Vraiment, dit David à sa femme en revenant dîner avec elle, nous sommes avec de braves gens, et je n'aurais jamais cru le grand Cointet si généreux!"

Et il raconta sa conversation avec son perfide associé.

Trois mois se passèrent en expériences. David couchait à la papeterie, il observait les effets des diverses compositions de sa pâte. Tantôt il attribuait son insuccès au mélange du chiffon et de ses matières, et il faisait une cuvée entièrement composée de ses ingrédients. Tantôt il essayait de coller une cuvée entièrement composée de chiffons. Et poursuivant son oeuvre avec une persévérance admirable, et sous les yeux du grand Cointet de qui le pauvre homme ne se défiait plus, il alla, de matière homogène en matière homogène, jusqu'à ce qu'il eût épuisé la série de ses ingrédients combinés avec toutes les différentes colles. Pendant les six premiers mois de l'année 1823, David Séchard vécut dans la papeterie avec Kolb, si ce fut vivre que de négliger sa nourriture, son vêtement et sa personne. Il se battit si désespérément avec les difficultés, que c'eût été pour d'autres hommes que les Cointet un spectacle sublime, car aucune pensée d'intérêt ne préoccupait ce hardi lutteur. Il y eut un moment où il ne désira rien que la victoire. Il épiait avec une sagacité merveilleuse les effets si bizarres des substances transformées par l'homme en produits à sa convenance, où la nature est en quelque sorte domptée dans ses résistances secrètes, et il en déduisit de belles lois d'industrie, en observant qu'on ne pouvait obtenir ces sortes de créations qu'en obéissant aux rapports ultérieurs des choses, à ce qu'il appela la seconde nature des substances. Enfin, il arriva, vers le mois d'août, à obtenir un papier collé en cuve, absolument semblable à celui que l'industrie fabrique en ce moment, et qui s'emploie comme papier d'épreuve dans les imprimeries; mais dont les "sortes" n'ont aucune uniformité, dont le collage n'est même pas toujours certain. Ce résultat, si beau en 1823, eu égard à l'état de la papeterie, avait coûté dix mille francs, et David espérait résoudre les dernières difficultés du problème. Mais il se répandit alors dans Angoulême et dans l'Houmeau de singuliers bruits: David Séchard ruinait les frères Cointet. Après avoir dévoré trente mille francs en expérience, il obtenait enfin, disait-on, de très mauvais papier. Les autres fabricants effrayés s'en tenaient à leurs anciens procédés; et, jaloux des Cointet, ils répandaient le bruit de la ruine prochaine de cette ambitieuse maison. Le grand Cointet, lui, faisait venir les machines à fabriquer le papier continu, tout en laissant croire que ces machines étaient nécessaires aux expériences de David Séchard. Mais le jésuite mêlait à sa pâte les ingrédients indiqués par Séchard, en le poussant toujours à ne s'occuper que du collage en cuve, et il expédiait à Métivier des milliers de rames de papier à journal.

Au mois de septembre, le grand Cointet prit David Séchard à part; et, en apprenant de lui qu'il méditait une triomphante expérience, il le dissuada de continuer cette lutte. "Mon cher David, allez à Marsac voir votre femme et vous reposer de vos fatigues, nous ne voulons pas nous ruiner, dit-il amicalement. Ce que vous regardez comme un grand triomphe n'est encore qu'un point de départ. Nous attendrons maintenant avant de nous livrer à de nouvelles expériences. Soyez juste? voyez les résultats. Nous ne sommes pas seulement papetiers, nous sommes imprimeurs, banquiers, et l'on dit que vous nous ruinez..." (David Séchard fit un geste d'une naïveté sublime pour protester de sa bonne foi.) "Ce n'est pas cinquante mille francs de jetés dans la Charente qui nous ruineront, dit le grand Cointet en répondant au geste de David, mais nous ne voulons pas être obligés, à cause des calomnies qui courent sur notre compte, de payer tout comptant, nous serions forcés d'arrêter nos opérations. Nous voilà dans les termes de notre acte, il faut y réfléchir de part et d'autre."

"Il a raison!" se dit David, qui, plongé dans ses expériences en grand, n'avait pas pris garde au mouvement de la fabrique.

Et il revint à Marsac, où, depuis six mois, il allait voir Eve tous les samedis soir et la quittait le mardi matin. Bien conseillée par le vieux Séchard, Eve avait acheté, précisément en avant des vignes de son beau-père, une maison appelée la Verberie, accompagnée de trois arpents de jardin et d'un clos de vignes enclavé dans le vignoble du vieillard. Elle vivait avec sa mère et Marion très économiquement, car elle devait cinq mille francs restant à payer sur le prix de cette charmante propriété, la plus jolie de Marsac. La maison, entre cour et jardin, était bâtie en tuffeau blanc, couverte en ardoise et ornée de sculptures que la facilité de tailler le tuffeau permet de prodiguer sans trop de frais. Le joli mobilier venu d'Angoulême paraissait encore plus joli à la campagne, où personne ne déployait alors dans ces pays le moindre luxe. Devant la façade du côté du jardin, il y avait une rangée de grenadiers, d'orangers et de plantes rares que le précédent propriétaire, un vieux général, mort de la main de M. Marron, cultivait lui-même. Ce fut sous un oranger, au moment où David jouait avec sa femme et son petit Lucien, devant son père, que l'huissier de Mansle apporta lui-même une assignation des frères Cointet à leur associé pour constituer le tribunal arbitral devant lequel, aux termes de leur acte de société, devaient se porter leurs contestations. Les frères Cointet demandaient la restitution des six mille francs et la propriété du brevet ainsi que les futurs contingents de son exploitation, comme indemnité des exorbitantes dépenses faites par eux sans aucun résultat.

"On dit que tu les ruines! dit le vigneron à son fils. Eh bien, voilà la seule chose que tu aies faite qui me soit agréable."

Le lendemain, Eve et David étaient à neuf heures dans l'antichambre de M. Petit-Claud, devenu le défenseur de la veuve, le tuteur de l'orphelin, et dont les conseils leur parurent les seuls à suivre. Le magistrat reçut à merveille ses anciens clients, et voulut absolument que M. et Mme Séchard lui fissent le plaisir de déjeuner avec lui.

"Les Cointet vous réclament six mille francs! dit-il en souriant. Que devez-vous encore sur le prix de la Verberie?

-Cinq mille francs, monsieur, mais j'en ai deux mille..., répondit Eve.

-Gardez vos deux mille francs, répondit Petit-Claud. Voyons, cinq mille!... il vous faut encore dix mille francs pour vous bien installer là-bas... Eh bien, dans deux heures, les Cointet vous apporteront quinze mille francs..."

Eve fit un geste de surprise.

"...Contre votre renonciation à tous les bénéfices de l'acte de société que vous dissoudrez à l'amiable, dit le magistrat. Cela vous va-t-il?...

-Et ce sera bien légalement à nous? dit Eve.

-Bien légalement, dit le magistrat en souriant. Les Cointet vous ont fait assez de chagrins, je veux mettre un terme à leurs prétentions. Ecoutez, aujourd'hui je suis magistrat, je vous dois la vérité. Eh bien, les Cointet vous jouent en ce moment; mais vous êtes entre leurs mains. Vous pourriez gagner le procès qu'ils vous intentent, en acceptant la guerre. Voulez-vous être encore au bout de dix ans à plaider? On multipliera les expertises et les arbitrages, et vous serez soumis aux chances des avis les plus contradictoires... Et, dit-il en souriant, je ne vous vois point d'avoué pour vous défendre ici, mon successeur est sans moyens. Tenez, un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès...

-Tout arrangement qui nous donnera la tranquillité me sera bon, dit David.

-Paul! cria Petit-Claud à son domestique, allez chercher M. Ségaud, mon successeur!... Pendant que nous déjeunerons, il ira voir les Cointet, dit-il à ses anciens clients, et dans quelques heures, vous partirez pour Marsac, ruinés, mais tranquilles. Avec dix mille francs, vous vous ferez encore cinq cents francs de rente, et, dans votre jolie petite propriété, vous vivrez heureux!"

Au bout de deux heures, comme Petit-Claud l'avait dit, Me Ségaud revint avec des actes en bonne forme signés des Cointet, et avec quinze billets de mille francs.

"Nous te devons beaucoup, dit Séchard à Petit-Claud.

-Mais je viens de vous ruiner, répondit Petit-Claud à ses anciens clients étonnés. Je vous ai ruinés, je vous le répète, vous le verrez avec le temps; mais je vous connais, vous préférez votre ruine à une fortune que vous auriez peut-être trop tard.

-Nous ne sommes pas intéressés, monsieur, nous vous remercions de nous avoir donné les moyens du bonheur, dit Mme Eve, et vous nous en trouverez toujours reconnaissants.

-Mon Dieu! ne me bénissez pas!... dit Petit-Claud, vous me donnez des remords; mais je crois avoir aujourd'hui tout réparé. Si je suis devenu magistrat, c'est grâce à vous; et si quelqu'un doit être reconnaissant, c'est moi... Adieu."

Avec le temps, l'Alsacien changea d'opinion sur le compte du père Séchard; qui, de son côté, prit l'Alsacien en affection en le trouvant comme lui sans aucune notion des lettres ni de l'écriture, et facile à griser. L'ancien ours apprit à l'ancien cuirassier à gérer le vignoble et à en vendre les produits, il le forma dans la pensée de laisser un homme de tête à ses enfants; car, dans ses derniers jours, ses craintes furent grandes et puériles sur le sort de ses biens. Il avait pris Courtois le meunier pour son confident.

"Vous verrez, lui disait-il, comme tout ira chez mes enfants, quand je serai dans le trou. Ah! mon Dieu, leur avenir me fait trembler."

En 1829, au mois de mars, le vieux Séchard mourut, laissant environ deux cent mille francs de biens au soleil, qui, réunis à la Verberie, en firent une magnifique propriété très bien régie par Kolb depuis deux ans.

David et sa femme trouvèrent près de cent mille écus en or chez leur père. La voix publique, comme toujours, grossit tellement le trésor du vieux Séchard, qu'on l'évaluait à un million dans tout le département de la Charente. Eve et David eurent à peu près trente mille francs de rente, en joignant à cette succession leur petite fortune; car ils attendirent quelque temps pour faire l'emploi de leurs fonds, et purent les placer sur l'Etat à la révolution de juillet. Alors seulement, le Département de la Charente et David Séchard surent à quoi s'en tenir sur la fortune du grand Cointet. Riche de plusieurs millions, nommé député, le grand Cointet est pair de France, et sera, dit-on, ministre du Commerce dans la prochaine combinaison. En 1842, il a épousé la fille d'un des hommes d'Etat les plus influents de la dynastie, Mlle Popinot, fille de M. Anselme Popinot, député de Paris, maire d'un arrondissement.

La découverte de David Séchard a passé dans la fabrication française comme la nourriture dans un grand corps. Grâce à l'introduction de matières autres que le chiffon, la France peut fabriquer le papier à meilleur marché qu'en aucun pays de l'Europe. Mais le papier de Hollande, selon la prévision de David Séchard, n'existe plus. Tôt ou tard, il faudra sans doute ériger une Manufacture royale de papier, comme on a créé les Gobelins, Sèvres, la Savonnerie et l'Imprimerie royale, qui jusqu'à présent ont surmonté les coups que leur ont portés de vandales bourgeois.

David Séchard, aimé par sa femme, père de deux fils et d'une fille, a eu le bon goût de ne jamais parler de ses tentatives, Eve a eu l'esprit de le faire renoncer à la terrible vocation des inventeurs, ces Moïse dévorés par leur buisson d'Horeb . Il cultive les lettres par délassement, mais il mène la vie heureuse et paresseuse du propriétaire faisant valoir. Après avoir dit adieu sans retour à la gloire, il s'est bravement rangé dans la classe des rêveurs et des collectionneurs; il s'adonne à l'entomologie, et recherche les transformations jusqu'à présent si secrètes des insectes que la science ne connaît que dans leur dernier état. Tout le monde a entendu parler des succès de Petit-Claud comme procureur général, il est le rival du fameux Vinet de Provins et son ambition est de devenir premier président de la Cour royale de Poitiers.

Cérizet, condamné souvent pour délits politiques, a fait beaucoup parler de lui. Le plus hardi des enfants perdus du parti libéral, il fut surnommé le Courageux-Cérizet. Obligé par le successeur de Petit-Claud de vendre son imprimerie d'Angoulême, il chercha sur la scène de province une existence nouvelle que son talent comme acteur pouvait rendre brillante. Une jeune première le força d'aller à Paris y demander à la science des ressources contre l'amour, et il essaya d'y monnayer la faveur du parti libéral.

Quant à Lucien, son retour à Paris est du domaine des "Scènes de la vie parisienne".

1835-1843