Lucien, qui se trouvait là comme un embryon, avait admiré le livre de Nathan, il révérait l'auteur à l'égal d'un Dieu, et il fut stupide de tant de lâcheté devant ce critique dont le nom et la portée lui étaient inconnus. — Me conduirais-je jamais ainsi ? faut-il donc abdiquer sa dignité ! se dit-il. Mets donc ton chapeau, Nathan ? tu as fait un beau livre et le critique n'a fait qu'un article. Ces pensées lui fouettaient le sang dans les veines. Il apercevait, de moment en moment, des jeunes gens timides, des auteurs besogneux qui demandaient à parler à Dauriat ; mais qui, voyant la boutique pleine, désespéraient d'avoir audience et disaient en sortant : — Je reviendrai. Deux ou trois hommes politiques causaient de la convocation des Chambres et des affaires publiques au milieu d'un groupe composé de célébrités politiques. Le journal hebdomadaire duquel traitait Dauriat avait le droit de parler politique. Dans ce temps les tribunes de papier timbré devenaient rares. Un journal était un privilège aussi couru que celui d'un théâtre. Un des actionnaires les plus influents du Constitutionnel se trouvait au milieu du groupe politique. Lousteau s'acquittait à merveille de son office de cicérone. Aussi, de phrase en phrase, Dauriat grandissait-il dans l'esprit de Lucien, qui voyait la politique et la littérature convergeant dans cette boutique. A l'aspect d'un poète éminent y prostituant la muse à un journaliste, y humiliant l'Art, comme la Femme était humiliée, prostituée sous ces galeries ignobles, le grand homme de province recevait des enseignements terribles. L'argent ! était le mot de toute énigme. Lucien se sentait seul, inconnu, rattaché par le fil d'une amitié douteuse au succès et à la fortune. Il accusait ses tendres, ses vrais amis du Cénacle de lui avoir peint le monde sous de fausses couleurs, de l'avoir empêché de se jeter dans cette mêlée, sa plume à la main. — Je serais déjà Blondet, s'écria-t-il en lui-même. Lousteau, qui venait de crier sur les sommets du Luxembourg comme un aigle blessé, qui lui avait paru si grand, n'eut plus alors que des proportions minimes. Là, le libraire fashionable, le moyen de toutes ces existences, lui parut être l'homme important. Le poète ressentit, son manuscrit à la main, une trépidation qui ressemblait à de la peur. Au milieu de cette boutique, sur des piédestaux de bois peint en marbre, il vit des bustes, celui de Byron, celui de Goethe et celui de monsieur de Canalis, de qui Dauriat espérait obtenir un volume, et qui, le jour où il vint dans cette boutique, avait pu mesurer la hauteur à laquelle le mettait la Librairie. Involontairement, Lucien perdait de sa propre valeur, son courage faiblissait, il entrevoyait quelle était l'influence de ce Dauriat sur sa destinée et il en attendait impatiemment l'apparition.

— Hé ! bien, mes enfants, dit un petit homme gros et gras à figure assez semblable à celle d'un proconsul romain, mais adoucie par un air de bonhomie auquel se prenaient les gens superficiels. Me voilà propriétaire du seul journal hebdomadaire qui pût être acheté et qui a deux mille abonnés.

— Farceur ! le Timbre en accuse sept cents, et c'est déjà bien joli, dit Blondet.

— Ma parole d'honneur la plus sacrée, il y en a douze cents. J'ai dit deux mille, ajouta-t-il à voix basse, à cause des papetiers et des imprimeurs qui sont là. Je te croyais plus de tact, mon petit, reprit-il à haute voix.

— Prenez-vous des associés ? demanda Finot.

— C'est selon, dit Dauriat. Veux-tu d'un tiers pour quarante mille francs ?

— Ca va, si vous acceptez pour rédacteurs Émile Blondet que voici, Claude Vignon, Scribe, Théodore Leclercq, Félicien Vernou, Jay, Jouy, Lousteau...

— Et pourquoi pas Lucien de Rubempré ? dit hardiment le poète de province en interrompant Finot.

— Et Nathan ? dit Finot en terminant.

— Et pourquoi pas les gens qui se promènent ? dit le libraire en fronçant le sourcil et se tournant vers l'auteur des Marguerites. A qui ai-je l'honneur de parler ? dit-il en regardant Lucien d'un air impertinent.

— Un moment, Dauriat, répondit Lousteau. C'est moi qui vous amène monsieur. Pendant que Finot réfléchit à votre proposition, écoutez-moi.

Lucien eut sa chemise mouillée dans le dos en voyant l'air froid et mécontent de ce redoutable Visir[L'orthographe habituelle est : vizir.] de la librairie, qui tutoyait Finot quoique Finot lui dît vous, qui appelait le redouté Blondet mon petit , qui avait tendu royalement sa main à Nathan en lui faisant un signe de familiarité.

— Une nouvelle affaire, mon petit, s'écria Dauriat. Mais, tu le sais, j'ai onze cents manuscrits ! Oui, messieurs, cria-t-il, on m'a offert onze cents manuscrits, demandez à Gabusson ? Enfin j'aurai bientôt besoin d'une administration pour régir le dépôt des manuscrits, un bureau de lecture pour les examiner ; il y aura des stances pour voter sur leur mérite, avec des jetons de présence, et un Secrétaire Perpétuel pour me présenter des rapports. Ce sera la succursale de l'Académie française, et les académiciens seront mieux payés aux Galeries de Bois qu'à l'Institut.

— C'est une idée, dit Blondet.

— Une mauvaise idée reprit Dauriat. Mon affaire n'est pas de procéder au dépouillement des élucubrations de ceux d'entre vous qui se mettent littérateurs quand ils ne peuvent être ni capitalistes, ni bottiers, ni caporaux, ni domestiques, ni administrateurs, ni huissiers ! On n'entre ici qu'avec une réputation faite ! Devenez célèbre, et vous y trouverez des flots d'or. Voilà trois grands hommes de ma façon, j'ai fait trois ingrats ! Nathan parle de six mille francs pour la seconde édition de son livre qui m'a coûté trois mille francs d'articles et ne m'a pas rapporté mille francs. Les deux articles de Blondet, je les ai payés mille francs et un dîner de cinq cents francs...

— Mais, monsieur, si tous les libraires disent ce que vous dites, comment peut-on publier un premier livre ? demanda Lucien aux yeux de qui Blondet perdit énormément de valeur quand il apprit le chiffre auquel Dauriat devait les articles des Débats.

— Cela ne me regarde pas, dit Dauriat en plongeant un regard assassin sur le beau Lucien qui le regarda d'un air agréable. Moi, je ne m'amuse pas à publier un livre, à risquer deux mille francs pour en gagner deux mille ; je fais des spéculations en littérature : je publie quarante volumes à dix mille exemplaires, comme font Panckoucke et les Baudoin[Dans le Furne : Beaudouin, coquille typographique.] . Ma puissance et les articles que j'obtiens poussent une affaire de cent mille écus au lieu de pousser un volume de deux mille francs. Il faut autant de peine pour faire prendre un nom nouveau, un auteur et son livre, que pour faire réussir les Théâtres Étrangers, Victoires et Conquêtes, ou les Mémoires sur la Révolution, qui sont une fortune. Je ne suis pas ici pour être le marchepied des gloires à venir, mais pour gagner de l'argent et pour en donner aux hommes célèbres. Le manuscrit que j'achète cent mille francs est moins cher que celui dont l'auteur inconnu me demande six cents francs ! Si je ne suis pas tout à fait un Mécène, j'ai droit à la reconnaissance de la littérature : j'ai déjà fait hausser de plus du double le prix des manuscrits. Je vous donne ces raisons, parce que vous êtes l'ami de Lousteau, mon petit, dit Dauriat au poète en le frappant sur l'épaule par un geste d'une révoltante familiarité. Si je causais avec tous les auteurs qui veulent que je sois leur éditeur, il faudrait fermer ma boutique, car je passerais mon temps en conversations extrêmement agréables, mais beaucoup trop chères. Je ne suis pas encore assez riche pour écouter les monologues de chaque amour-propre. Ca ne se voit qu'au théâtre, dans les tragédies classiques.

Le luxe de la toilette de ce terrible Dauriat appuyait, aux yeux du poète de province, ce discours cruellement logique.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il à Lousteau.

— Un magnifique volume de vers.

En entendant ce mot, Dauriat se tourna vers Gabusson par un mouvement digne de Talma : — Gabusson, mon ami, à compter d'aujourd'hui, quiconque viendra ici pour me proposer des manuscrits... Entendez-vous ça vous autres ? dit-il en s'adressant à trois commis qui sortirent de dessous les piles de livres à la voix colérique de leur patron qui regardait ses ongles et sa main qu'il avait belle. A quiconque m'apportera des manuscrits, vous demanderez si c'est des vers ou de la prose. En cas de vers, congédiez-le aussitôt. Les vers dévoreront la librairie !

— Bravo ! Il a bien dit cela, Dauriat, crièrent les journalistes.

— C'est vrai, s'écria le libraire en arpentant sa boutique le manuscrit de Lucien à la main ; vous ne connaissez pas, messieurs, le mal que les succès de lord Byron de Lamartine, de Victor Hugo, de Casimir Delavigne, de Canalis et de Béranger ont produit. Leur gloire nous vaut une invasion de Barbares. Je suis sûr qu'il y a dans ce moment en librairie mille volumes de vers proposés qui commencent par des histoires interrompues, et sans queue ni tête, à l'imitation du Corsaire et de Lara. Sous prétexte d'originalité, les jeunes gens se livrent à des strophes incompréhensibles, à des poèmes descriptifs où la jeune École se croit nouvelle en inventant Delille ! Depuis deux ans, les poètes ont pullulé comme les hannetons. J'y ai perdu vingt mille francs l'année dernière ! Demandez à Gabusson ? Il peut y avoir dans le monde des poètes immortels, j'en connais de roses et de frais qui ne se font pas encore la barbe, dit-il à Lucien ; mais en librairie, jeune homme, il n'y a que quatre poètes : Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Victor Hugo ; car Canalis !... c'est un poète fait à coup d'articles.

Lucien ne se sentit pas le courage de se redresser et de faire de la fierté devant ces hommes influents qui riaient de bon cœur. Il comprit qu'il serait perdu de ridicule, mais il éprouvait une démangeaison violente de sauter à la gorge du libraire, de lui déranger l'insultante harmonie de son nœud de cravate, de briser la chaîne d'or qui brillait sur sa poitrine, de fouler sa montre et de le déchirer. L'amour-propre irrité ouvrit la porte à la vengeance, il jura une haine mortelle à ce libraire auquel il souriait.

— La poésie est comme le soleil qui fait pousser les forêts éternelles et qui engendre les cousins, les moucherons, les moustiques, dit Blondet. Il n'y a pas une vertu qui ne soit doublée d'un vice. La littérature engendre bien les libraires.

— Et les journalistes ! dit Lousteau.

Dauriat partit d'un éclat de rire.

— Qu'est-ce que ça, enfin ? dit-il en montrant le manuscrit.

— Un recueil de sonnets à faire honte à Pétrarque, dit Lousteau.

— Comment l'entends-tu ? demanda Dauriat.

— Comme tout le monde, dit Lousteau qui vit un sourire fin sur toutes les lèvres.

Lucien ne pouvait se fâcher, mais il suait dans son harnais.

— Eh ! bien, je le lirai, dit Dauriat en faisant un geste royal qui montrait toute l'étendue de cette concession. Si tes sonnets sont à la hauteur du dix-neuvième siècle, je ferai de toi, mon petit, un grand poète.

— S'il a autant d'esprit qu'il est beau, vous ne courrez pas de grands risques, dit un des plus fameux orateurs de la Chambre qui causait avec un des rédacteurs du Constitutionnel et le directeur de laMinerve .

— Général, dit Dauriat, la gloire c'est douze mille francs d'articles et mille écus de dîners, demandez à l'auteur du Solitaire ? Si monsieur Benjamin Constant[Dans le Furne : " de Constant ", erreur du typographe.] veut faire un article sur ce jeune poète, je ne serai pas long-temps à conclure l'affaire.

Au mot de général et en entendant nommer l'illustre Benjamin Constant, la boutique prit aux yeux du grand homme de province les proportions de l'Olympe.

— Lousteau, j'ai à te parler, dit Finot ; mais je te retrouverai au théâtre. Dauriat, je fais l'affaire, mais à des conditions. Entrons dans votre cabinet.

— Viens, mon petit ? dit Dauriat en laissant passer Finot devant lui et faisant un geste d'homme occupé à dix personnes qui attendaient ; il allait disparaître, quand Lucien, impatient, l'arrêta.

— Vous gardez mon manuscrit, à quand la réponse ?

— Mais, mon petit poète, reviens ici dans trois ou quatre jours, nous verrons.

Lucien fut entraîné par Lousteau qui ne lui laissa pas le temps de saluer Vernou, ni Blondet, ni Raoul Nathan, ni le général Foy, ni Benjamin Constant dont l'ouvrage sur les Cent-Jours venait de paraître. Lucien entrevit à peine cette tête blonde et fine, ce visage oblong, ces yeux spirituels, cette bouche agréable, enfin l'homme qui pendant vingt ans avait été le Potemkin de madame de Staël, et qui faisait la guerre aux Bourbons après l'avoir faite à Napoléon, mais qui devait mourir atterré de sa victoire.

— Quelle boutique ! s'écria Lucien quand il fut assis dans un cabriolet de place à côté de Lousteau.

— Au Panorama-Dramatique, et du train ! tu as trente sous pour ta course, dit Étienne au cocher. Dauriat est un drôle qui vend pour quinze ou seize cent mille francs de livres par an, il est comme le ministre de la littérature, répondit Lousteau dont l'amour-propre était agréablement chatouillé et qui se posait en maître devant Lucien. Son avidité, tout aussi grande que celle de Barbet, s'exerce sur des masses. Dauriat a des formes, il est généreux, mais il est vain ; quant à son esprit, ça se compose de tout ce qu'il entend dire autour de lui ; sa boutique est un lieu très-excellent à fréquenter. On peut y causer avec les gens supérieurs de l'époque. Là, mon cher, un jeune homme en apprend plus en une heure qu'à pâlir sur des livres pendant dix ans. On y discute des articles, on y brasse des sujets, on s'y lie avec des gens célèbres ou influents qui peuvent être utiles. Aujourd'hui, pour réussir, il est nécessaire d'avoir des relations. Tout est hasard, vous le voyez. Ce qu'il y a de plus dangereux est d'avoir de l'esprit tout seul dans son coin.

— Mais quelle impertinence ! dit Lucien.

— Bah ! nous nous moquons tous de Dauriat, répondit Étienne. Vous avez besoin de lui, il vous marche sur le ventre ; il a besoin du Journal des Débats, Émile Blondet le fait tourner comme une toupie. Oh ! si vous entrez dans la littérature, vous en verrez bien d'autres ! Eh ! bien, que vous disais-je ?

— Oui, vous avez raison, répondit Lucien. J'ai souffert dans cette boutique encore plus cruellement que je ne m'y attendais, d'après votre programme.

— Et pourquoi vous livrer à la souffrance ? Ce qui nous coûte notre vie, le sujet qui, durant des nuits studieuses, a ravagé notre cerveau ; toutes ces courses à travers les champs de la pensée, notre monument construit avec notre sang devient pour les éditeurs une affaire bonne ou mauvaise. Les libraires vendront ou ne vendront pas votre manuscrit, voilà pour eux tout le problème. Un livre, pour eux, représente des capitaux à risquer. Plus le livre est beau, moins il a de chances d'être vendu. Tout homme supérieur s'élève au-dessus des masses, son succès est donc en raison directe avec le temps nécessaire pour apprécier l'œuvre. Aucun libraire ne veut attendre. Le livre d'aujourd'hui doit être vendu demain. Dans ce système-là, les libraires refusent les livres substantiels auxquels il faut de hautes, de lentes approbations.

— D'Arthez a raison, s'écria Lucien.

— Vous connaissez d'Arthez ? dit Lousteau. Je ne sais rien de plus dangereux que les esprits solitaires qui pensent, comme ce garçon-là, pouvoir attirer le monde à eux. En fanatisant les jeunes imaginations par une croyance qui flatte la force immense que nous sentons d'abord en nous-mêmes, ces gens à gloire posthume les empêchent de se remuer à l'âge où le mouvement est possible et profitable. Je suis pour le système de Mahomet, qui, après avoir commandé à la montagne de venir à lui, s'est écrié : — Si tu ne viens pas à moi, j'irai donc vers toi !

Cette saillie, où la raison prenait une forme incisive, était de nature à faire hésiter Lucien entre le système de pauvreté soumise que prêchait le Cénacle, et la doctrine militante que Lousteau lui exposait. Aussi le poète d'Angoulême garda-t-il le silence jusqu'au boulevard du Temple.

Le Panorama-Dramatique, aujourd'hui remplacé par une maison, était une charmante salle de spectacle située vis-à-vis la rue Charlot, sur le boulevard du Temple, et où deux administrations succombèrent sans obtenir un seul succès, quoique Bouffé, l'un des acteurs qui se sont partagé la succession de Potier, y ait débuté, ainsi que Florine, actrice qui, cinq ans plus tard, devint si célèbre. Les théâtres, comme les hommes, sont soumis à des fatalités. Le Panorama-Dramatique avait à rivaliser avec l'Ambigu, la Gaîté, la Porte-Saint-Martin et les théâtres de vaudeville ; il ne put résister à leurs manœuvres, aux restrictions de son privilége et au manque de bonnes pièces. Les auteurs ne voulurent pas se brouiller avec les théâtres existants pour un théâtre dont la vie semblait problématique. Cependant l'administration comptait sur la pièce nouvelle, espèce de mélodrame comique d'un jeune auteur, collaborateur de quelques célébrités, nommé Du Bruel qui disait l'avoir faite à lui seul. Cette pièce avait été composée pour le début de Florine, jusqu'alors comparse à la Gaîté, où depuis un an elle jouait des petits rôles dans lesquels elle s'était fait remarquer, sans pouvoir obtenir d'engagement, en sorte que le Panorama l'avait enlevée à son voisin. Coralie, une autre actrice, devait y débuter aussi. Quand les deux amis arrivèrent, Lucien fut stupéfait par l'exercice du pouvoir de la Presse.

— Monsieur est avec moi, dit Étienne au Contrôle qui s'inclina tout entier.

— Vous trouverez bien difficilement à vous placer, dit le contrôleur en chef. Il n'y a plus de disponible que la loge du directeur.

Étienne et Lucien perdirent un certain temps à errer dans les corridors et à parlementer avec les ouvreuses.

— Allons dans la salle, nous parlerons au directeur qui nous prendra dans sa loge. D'ailleurs je vous présenterai à l'héroïne de la soirée, à Florine.

Sur un signe de Lousteau, le portier de l'Orchestre prit une petite clef et ouvrit une porte perdue dans un gros mur. Lucien suivit son ami, et passa soudain du corridor illuminé au trou noir qui, dans presque tous les théâtres, sert de communication entre la salle et les coulisses. Puis, en montant quelques marches humides, le poète de province aborda la coulisse, où l'attendait le spectacle le plus étrange. L'étroitesse desportants , la hauteur du théâtre, les échelles à quinquets, les décorations si horribles vues de près, les acteurs plâtrés, leurs costumes si bizarres et faits d'étoffes si grossières, les garçons à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se promène son chapeau sur la tête, les comparses assises, les toiles de fond suspendues, les pompiers, cet ensemble de choses bouffonnes, tristes, sales, affreuses, éclatantes ressemblait si peu à ce que Lucien avait vu de sa place au théâtre que son étonnement fut sans bornes. On achevait un gros bon mélodrame intitulé Bertram, pièce imitée d'une tragédie de Maturin qu'estimaient infiniment Nodier, lord Byron et Walter Scott, mais qui n'obtint aucun succès à Paris.

— Ne quittez pas mon bras si vous ne voulez pas tomber dans une trappe[Dans le Furne : " trape ", coquille typographique.] , recevoir une forêt sur la tête, renverser un palais ou accrocher une chaumière, dit Étienne à Lucien. Florine est-elle dans sa loge, mon bijou ? dit-il à une actrice qui se préparait à son entrée en scène en écoutant les acteurs.

— Oui, mon amour. Je te remercie de ce que tu as dit de moi. Tu es d'autant plus gentil que Florine entrait ici.

— Allons, ne manque pas ton effet, ma petite, lui dit Lousteau. Précipite-toi, haut la patte ! dis-moi bien : Arrête, malheureux ! car il y a deux mille francs de recette.

Lucien stupéfait vit l'actrice se composant et s'écriant : Arrête, malheureux ! de manière à le glacer d'effroi. Ce n'était plus la même femme.

— Voilà donc le théâtre, se dit-il.

— C'est comme la boutique des Galeries de Bois et comme un journal pour la littérature, une vraie cuisine.

Nathan parut.

— Pour qui venez-vous donc ici ? lui dit Lousteau.

— Mais je fais les petits théâtres à la Gazette, en attendant mieux, répondit Nathan.

— Eh ! soupez donc avec nous ce soir, et traitez bien Florine, à charge de revanche, lui dit Lousteau.

— Tout à votre service, répondit Nathan.

— Vous savez, elle demeure maintenant rue de Bondy.

— Qui donc est ce beau jeune homme avec qui tu es, mon petit Lousteau ? dit l'actrice en rentrant de la Scène dans la coulisse.

— Ah ! ma chère, un grand poète, un homme qui sera célèbre. Comme vous devez souper ensemble, monsieur Nathan, je vous présente monsieur Lucien de Rubempré.

— Vous portez un beau nom, monsieur, dit Raoul à Lucien.

— Lucien ? monsieur Raoul Nathan, fit Étienne à son nouvel ami.

— Ma foi, monsieur, je vous lisais il y a deux jours, et je n'ai pas conçu, quand on a fait votre livre et votre recueil de poésies, que vous soyez si humble devant un journaliste.

— Je vous attends à votre premier livre, répondit Nathan en laissant échapper un fin sourire.

— Tiens, tiens, les Ultras et les Libéraux se donnent donc des poignées de main, s'écria Vernou en voyant ce trio.

— Le matin je suis des opinions de mon journal, dit Nathan, mais le soir je pense ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris .

— Étienne, dit Félicien en s'adressant à Lousteau, Finot est venu avec moi, il te cherche. Et... le voilà.

— Ah ! çà, il n'y a donc pas une place ? dit Finot.

— Vous en avez toujours une dans nos cœurs, lui dit l'actrice qui lui adressa le plus agréable sourire.

— Tiens, ma petite Florville, te voilà déjà guérie de ton amour. On te disait enlevée par un prince russe.

— Est-ce qu'on enlève les femmes aujourd'hui ? dit la Florville qui était l'actrice d' Arrête, malheureux . Nous sommes restés dix jours à Saint-Mandé, mon prince en a été quitte pour une indemnité payée à l'Administration. Le directeur, reprit Florville en riant, va prier Dieu qu'il vienne beaucoup de princes russes, leurs indemnités lui feraient des recettes sans frais.

— Et toi, ma petite, dit Finot à une jolie paysanne qui les écoutait, où donc as-tu volé les boutons de diamants que tu as aux oreilles ? As-tu fait un prince indien ?

— Non, mais un marchand de cirage, un Anglais qui est déjà parti ! N'a pas qui veut, comme Florine et Coralie, des négociants millionnaires ennuyés de leur ménage : sont-elles heureuses ?

— Tu vas manquer ton entrée, Florville, s'écria Lousteau, le cirage de ton amie te monte à la tête.

— Si tu veux avoir du succès, lui dit Nathan, au lieu de crier comme une furie : Il est sauvé ! entre tout uniment, arrive jusqu'à la rampe et dis d'une voix de poitrine : Il est sauvé , comme la Pasta dit : O ! patriadans Tancrède . Va donc ! ajouta-t-il en la poussant.

— Il n'est plus temps, elle rate son effet ! dit Vernou.

— Qu'a-t-elle fait ? la salle applaudit à tout rompre, dit Lousteau.

— Elle leur a montré sa gorge en se mettant à genoux, c'est sa grande ressource, dit l'actrice veuve du cirage.

— Le directeur nous donne sa loge, tu m'y retrouveras, dit Finot à Étienne.

Lousteau conduisit alors Lucien derrière le théâtre à travers le dédale des coulisses, des corridors et des escaliers jusqu'au troisième étage, à une petite chambre où ils arrivèrent suivis de Nathan et de Félicien Vernou.

— Bonjour ou bonsoir, messieurs, dit Florine. Monsieur, dit-elle en se tournant vers un homme gros et court qui se tenait dans un coin, ces messieurs sont les arbitres de mes destinées, mon avenir est entre leurs mains ; mais ils seront, je l'espère, sous notre table demain matin, si monsieur Lousteau n'a rien oublié...

— Comment ! vous aurez Blondet des Débats , lui dit Étienne, le vrai Blondet, Blondet lui-même, enfin Blondet.

— Oh ! mon petit Lousteau, tiens, il faut que je t'embrasse, dit-elle en lui sautant au cou.

A cette démonstration, Matifat, le gros homme, prit un air sérieux. A seize ans, Florine était maigre. Sa beauté, comme un bouton de fleur plein de promesses, ne pouvait plaire qu'aux artistes qui préfèrent les esquisses aux tableaux. Cette charmante actrice avait dans les traits toute la finesse qui la caractérise, et ressemblait alors à la Mignon de Goethe. Matifat, riche droguiste de la rue des Lombards, avait pensé qu'une petite actrice des boulevards serait peu dispendieuse ; mais, en onze mois, Florine lui coûta cent mille francs. Rien ne parut plus extraordinaire à Lucien que cet honnête et probe négociant posé là comme un dieu Terme dans un coin de ce réduit de dix pieds carrés, tendu d'un joli papier, décoré d'une psyché, d'un divan, de deux chaises, d'un tapis, d'une cheminée et plein d'armoires. Une femme de chambre achevait d'habiller l'actrice en espagnole. La pièce était un imbroglio où Florine faisait le rôle d'une comtesse.

— Cette créature sera dans cinq ans la plus belle actrice de Paris, dit Nathan à Félicien.

— Ah ! çà, mes amours, dit Florine en se retournant vers les trois journalistes, soignez-moi demain : d'abord, j'ai fait garder des voitures cette nuit, car je vous renverrai soûls comme des mardi-gras. Matifat a eu des vins, oh ! mais des vins dignes de Louis XVIII, et il a pris le cuisinier du ministre de Prusse.

— Nous nous attendons à des choses énormes en voyant monsieur, dit Nathan.

— Mais il sait qu'il traite les hommes les plus dangereux de Paris, répondit Florine.

Matifat regardait Lucien d'un air inquiet, car la grande beauté de ce jeune homme excitait sa jalousie.

— Mais en voilà un que je ne connais pas ? dit Florine en avisant Lucien. Qui de vous a ramené de Florence l'Apollon du Belvédère ? Monsieur est gentil comme une figure de Girodet.

— Mademoiselle, dit Lousteau, monsieur est un poète de province que j'ai oublié de vous présenter. Vous êtes si belle ce soir qu'il est impossible de songer à la civilité puérile et honnête...

— Est-il riche, qu'il fait de la poésie ? demanda Florine.

— Pauvre comme Job, répondit Lucien.

— C'est bien tentant pour nous autres, dit l'actrice.

Du Bruel, l'auteur de la pièce, un jeune homme en redingote, petit, délié, tenant à la fois du bureaucrate, du propriétaire et de l'agent de change, entra soudain.

— Ma petite Florine, vous savez bien votre rôle, hein ? pas de défaut de mémoire. Soignez la scène du second acte, du mordant, de la finesse ! Dites bien : Je ne vous aime pas , comme nous en sommes convenus.

— Pourquoi prenez-vous des rôles où il y a de pareilles phrases ? dit Matifat à Florine.

Un rire universel accueillit l'observation du droguiste.

— Qu'est-ce que cela vous fait, lui dit-elle, puisque ce n'est pas à vous que je parle, animal-bête ? Oh ! il fait mon bonheur avec ses niaiseries, ajouta-t-elle en regardant les auteurs. Foi d'honnête fille, je lui payerais tant par bêtise, si ça ne devait pas me ruiner.

— Oui, mais vous me regarderez en disant cela comme quand vous répétez votre rôle, et ça me fait peur, répondit le droguiste.

— Hé ! bien, je regarderai mon petit Lousteau, répondit-elle.

Une cloche retentit dans les corridors.

— Allez-vous-en tous, dit Florine, laissez-moi relire mon rôle et tâcher de le comprendre.

Lucien et Lousteau partirent les derniers. Lousteau baisa les épaules de Florine, et Lucien entendit l'actrice disant : — Impossible pour ce soir. Cette vieille bête a dit à sa femme qu'il allait à la campagne.

— La trouvez-vous gentille ? dit Étienne à Lucien.

— Mais, mon cher, ce Matifat... s'écria Lucien.

— Eh ! mon enfant, vous ne savez rien encore de la vie parisienne, répondit Lousteau. Il est des nécessités qu'il faut subir ! C'est comme si vous aimiez une femme mariée, voilà tout. On se fait une raison.

Étienne et Lucien entrèrent dans une loge d'avant-scène, au rez-de-chaussée, où ils trouvèrent le directeur du théâtre et Finot. En face, Matifat était dans la loge opposée, avec un de ses amis nommé Camusot, un marchand de soieries qui protégeait Coralie, et accompagné d'un honnête petit vieillard, son beau-père. Ces trois bourgeois nettoyaient le verre de leurs lorgnettes en regardant le parterre dont les agitations les inquiétaient. Les loges offraient la société bizarre des premières représentations : des journalistes et leurs maîtresses, des femmes entretenues et leurs amants, quelques vieux habitués des théâtres friands de premières représentations, des personnes du beau monde qui aiment ces sortes d'émotions. Dans une première loge se trouvait le Directeur-général et sa famille qui avait casé Du Bruel dans une administration financière où le faiseur de vaudevilles touchait les appointements d'une sinécure. Lucien, depuis son dîner, voyageait d'étonnements en étonnements. La vie littéraire, depuis deux mois si pauvre, si dénuée à ses yeux, si horrible dans la chambre de Lousteau, si humble et si insolente à la fois aux Galeries de Bois, se déroulait avec d'étranges magnificences et sous des aspects singuliers. Ce mélange de hauts et de bas, de compromis avec la conscience, de suprématies et de lâchetés, de trahisons et de plaisirs, de grandeurs et de servitudes, le rendait hébété comme un homme attentif à un spectacle inouï.

— Croyez-vous que la pièce de Du Bruel vous fasse de l'argent ? dit Finot au directeur.

— La pièce est une pièce d'intrigue où Du Bruel a voulu faire du Beaumarchais. Le public des boulevards n'aime pas ce genre, il veut être bourré d'émotions. L'esprit n'est pas apprécié ici, Tout, ce soir, dépend de Florine et de Coralie qui sont ravissantes de grâce, de beauté. Ces deux créatures ont des jupes très-courtes, elles dansent un pas espagnol, elles peuvent enlever le public. Cette représentation est un coup de cartes. Si les journaux me font quelques articles spirituels, en cas de réussite, je puis gagner cent mille écus.

— Allons, je le vois, ce ne sera qu'un succès d'estime, dit Finot.

— Il y a une cabale montée par les trois théâtres voisins, on va siffler quand même ; mais je me suis mis en mesure de déjouer ces mauvaises intentions. J'ai surpayé les claqueurs envoyés contre moi, ils siffleront maladroitement. Voilà deux[Dans le Furne : " trois ", coquille typographique.] négociants qui, pour procurer un triomphe à Coralie et à Florine, ont pris chacun cent billets et les ont donnés à des connaissances capables de faire mettre la cabale à la porte. La cabale, deux fois payée, se laissera renvoyer, et cette exécution dispose toujours bien le public.

— Deux cents billets ! quels gens précieux ! s'écria Finot.

— Oui ! avec deux autres jolies actrices aussi richement entretenues que Florine et Coralie, je me tirerais d'affaire.

Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout se résolvait par de l'argent. Au Théâtre comme en Librairie, en Librairie comme au Journal, de l'art et de la gloire, il n'en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son cœur, les lui martelaient. Pendant que l'orchestre jouait l'ouverture, il ne put s'empêcher d'opposer aux applaudissements et aux sifflets du parterre en émeute les scènes de poésie calme et pure qu'il avait goûtées dans l'imprimerie de David, quand tous deux ils voyaient les merveilles de l'Art, les nobles triomphes du génie la Gloire aux ailes blanches. En se rappelant les soirées du Cénacle, une larme brilla dans les yeux du poète.

— Qu'avez-vous ? lui dit Étienne Lousteau.

— Je vois la poésie dans un bourbier, dit-il.

— Eh ! mon cher, vous avez encore des illusions.

— Mais faut-il donc ramper et subir ici ces gros Matifat et Camusot, comme les actrices subissent les journalistes, comme nous subissons les libraires.

— Mon petit, lui dit à l'oreille Étienne en lui montrant Finot, vous voyez ce lourd garçon, sans esprit ni talent, mais avide, voulant la fortune à tout prix et habile en affaires, qui, dans la boutique de Dauriat, m'a pris quarante pour cent en ayant l'air de m'obliger ?... eh ! bien, il a des lettres où plusieurs génies en herbe sont à genoux devant lui pour cent francs.

Une contraction causée par le dégoût serra le cœur de Lucien qui se rappela : Finot, mes cent francs ? ce dessin laissé sur le tapis vert de la Rédaction.

— Plutôt mourir, dit-il.

— Plutôt vivre, lui répondit Étienne.

Au moment où la toile se leva, le directeur sortit et alla dans les coulisses pour donner quelques ordres.

— Mon cher, dit alors Finot à Étienne, j'ai la parole de Dauriat, je suis pour un tiers dans la propriété du journal hebdomadaire. J'ai traité pour trente mille francs comptant à condition d'être fait rédacteur en chef et directeur C'est une affaire superbe. Blondet m'a dit qu'il se prépare des lois restrictives contre la Presse, les journaux existants seront seuls conservés. Dans six mois, il faudra un million pour entreprendre un nouveau journal. J'ai donc conclu sans avoir à moi plus de dix mille francs. Écoute-moi. Si tu peux faire acheter la moitié de ma part, un sixième, à Matifat, pour trente mille francs, je te donnerai la rédaction en chef de mon petit journal, avec deux cent cinquante francs par mois. Tu seras mon prête-nom. Je veux pouvoir toujours diriger la rédaction, y garder tous mes intérêts et ne pas avoir l'air d'y être pour quelque chose. Tous les articles te seront payés à raison de cent sous la colonne ; ainsi tu peux te faire un boni de quinze francs par jour en ne les payant que trois francs, et en profitant de la rédaction gratuite. C'est encore quatre cent cinquante francs par mois. Mais je veux rester maître de faire attaquer ou défendre les hommes et les affaires à mon gré dans le journal, tout en te laissant satisfaire les haines et les amitiés qui ne gêneront point ma politique. Peut-être serai-je ministériel ou ultra, je ne sais pas encore ; mais je veux conserver, en dessous main, mes relations libérales. Je te dis tout, à toi qui es un bon enfant. Peut-être te ferais-je avoir les Chambres dans le journal où je les fais, je ne pourrai sans doute pas les garder. Ainsi, emploie Florine à ce petit maquignonnage[Dans le Furne : maquignonage, coquille typographique.] , dis-lui de presser vivement le bouton au droguiste : je n'ai que quarante-huit heures pour me dédire, si je ne peux pas payer. Dauriat a vendu l'autre tiers trente mille francs à son imprimeur et à son marchand de papier. Il a, lui, son tiers gratis , et gagne dix mille francs, puisque le tout ne lui en coûte que cinquante mille. Mais dans un an le recueil vaudra deux cent mille francs à vendre à la Cour, si elle a, comme on le prétend, le bon sens d'amortir les journaux.

— Tu as du bonheur, s'écria Lousteau.

— Si tu avais passé par les jours de misère que j'ai connus, tu ne dirais pas ce mot-là. Mais dans ce temps-ci, vois-tu, je jouis d'un malheur sans remède : je suis fils d'un chapelier qui vend encore des chapeaux rue du Coq. Il n'y a qu'une révolution qui puisse me faire arriver ; et, faute d'un bouleversement social, je dois avoir des millions. Je ne sais pas si, de ces deux choses, la révolution n'est pas la plus facile. Si je portais le nom de ton ami, je serais dans une belle passe. Silence, voici le directeur. Adieu, dit Finot en se levant. Je vais à l'Opéra, j'aurai peut-être un duel demain : je fais et signe d'un F un article foudroyant contre deux danseuses qui ont des généraux pour amis. J'attaque, et raide, l'Opéra.

— Ah ! bah ? dit le directeur.

— Oui, chacun lésine avec moi, répondit Finot. Celui-ci me retranche mes loges, celui-là refuse de me prendre cinquante abonnements. J'ai donné mon ultimatum à l'Opéra : je veux maintenant cent abonnements et quatre loges par mois. S'ils acceptent, mon journal aura huit cents abonnés servis et mille payants. Je sais les moyens d'avoir encore deux cents autres abonnements : nous serons à douze cents en janvier...

— Vous finirez par nous ruiner, dit le directeur.

— Vous êtes bien malade, vous, avec vos dix abonnements. Je vous ai fait faire deux bons articles au Constitutionnel .

— Oh ! je ne me plains pas de vous, s'écria le directeur.

— A demain soir, Lousteau, reprit Finot. Tu me donneras réponse aux Français, où il y a une première représentation ; et comme je ne pourrai pas faire l'article, tu prendras ma loge au journal. Je te donne la préférence : tu t'es échiné pour moi, je suis reconnaissant. Félicien Vernou m'offre de me faire remise des appointements pendant un an et me propose vingt mille francs pour un tiers dans la propriété du journal ; mais j'y veux rester maître absolu. Adieu.

— Il ne se nomme pas Finot pour rien, celui-là, dit Lucien à Lousteau.

— Oh ! C'est un pendu qui fera son chemin, lui répondit Étienne sans se soucier d'être ou non entendu par l'homme habile qui fermait la porte de la loge.

— Lui ?... dit le directeur, il sera millionnaire, il jouira de la considération générale, et peut-être aura-t-il des amis...

— Bon Dieu ! dit Lucien, quelle caverne ! Et vous allez faire entamer par cette délicieuse fille une pareille négociation ? dit-il en montrant Florine qui leur lançait des oeillades.

— Et elle réussira. Vous ne connaissez pas le dévouement et la finesse de ces chères créatures, répondit Lousteau.

— Elles rachètent tous leurs défauts, elles effacent toutes leurs fautes par l'étendue, par l'infini de leur amour quand elles aiment, dit le directeur en continuant. La passion d'une actrice est une chose d'autant plus belle qu'elle produit un plus violent contraste avec son entourage.

— C'est trouver dans la boue un diamant digne d'orner la couronne la plus orgueilleuse, répliqua Lousteau.

— Mais, reprit le directeur, Coralie est distraite. Votre ami faitCoralie sans s'en douter, et va lui faire manquer tous ses effets : elle n'est plus à ses répliques, voilà deux fois qu'elle n'entend pas le souffleur. Monsieur, je vous en prie, mettez-vous dans ce coin, dit-il à Lucien. Si Coralie est amoureuse de vous, je vais aller lui dire que vous êtes parti.

— Eh ! non, s'écria Lousteau, dites-lui que monsieur est du souper, qu'elle en fera ce qu'elle voudra, et elle jouera comme mademoiselle Mars.

Le directeur partit.

— Mon ami, dit Lucien à Étienne, comment ! vous n'avez aucun scrupule de faire demander par mademoiselle Florine trente mille francs à ce droguiste pour la moitié d'une chose que Finot vient d'acheter à ce prix-là ?

Lousteau ne laissa pas à Lucien le temps de finir son raisonnement.

— Mais, de quel pays êtes-vous donc, mon cher enfant ? ce droguiste n'est pas un homme, c'est un coffre-fort donné par l'amour.

— Mais votre conscience ?

— La conscience, mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin, et dont il ne se sert jamais pour lui. Ah ! ça, à qui diable en avez-vous ? Le hasard fait pour vous en un jour un miracle que j'ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens ? Comment ! vous qui me paraissez avoir de l'esprit, qui arriverez à l'indépendance d'idées que doivent avoir les aventuriers intellectuels dans le monde où nous sommes, vous barbotez dans des scrupules de religieuse qui s'accuse d'avoir mangé son œuf avec concupiscence ?... Si Florine réussit, je deviens rédacteur en chef, je gagne deux cent cinquante francs de fixe, je prends les grands théâtres, je laisse à Vernou les théâtres de vaudeville, vous mettez le pied à l'étrier en me succédant dans tous les théâtres des boulevards. Vous aurez alors trois francs par colonne, et vous en écrirez une par jour, trente par mois qui vous produiront quatre-vingt-dix francs ; vous aurez pour soixante francs de livres à vendre à Barbet ; puis vous pouvez demander mensuellement à vos théâtres dix billets, en tout quarante billets, que vous vendrez quarante francs au Barbet des théâtres, un homme avec qui je vous mettrai en relation. Ainsi je vous vois deux cents francs par mois. Vous pourriez, en vous rendant utile à Finot, placer un article de cent francs dans son nouveau journal hebdomadaire, au cas où vous déploieriez un talent transcendant ; car là on signe, et il ne faut plus rien lâcher comme dans le petit journal. Vous auriez alors cent écus par mois. Mon cher, il y a des gens de talent, comme ce pauvre d'Arthez qui dîne tous les jours chez Flicoteaux, ils sont dix ans avant de gagner cent écus. Vous vous ferez avec votre plume quatre mille francs par an, sans compter les revenus de la Librairie, si vous écrivez pour elle. Or, un Sous-Préfet n'a que mille écus d'appointements, et s'amuse comme un bâton de chaise dans son Arrondissement Je ne vous parle pas du plaisir d'aller au Spectacle sans payer, car ce plaisir deviendra bientôt une fatigue ; mais vous aurez vos entrées dans les coulisses de quatre théâtres. Soyez dur et spirituel pendant un ou deux mois, vous serez accablé d'invitations, de parties avec les actrices ; vous serez courtisé par leurs amants ; vous ne dînerez chez Flicoteaux qu'aux jours où vous n'aurez pas trente sous dans votre poche, ni pas un dîner en ville. Vous ne saviez où donner de la tête à cinq heures dans le Luxembourg, vous êtes à la veille de devenir une des cent personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France. Dans trois jours, si nous réussissons, vous pouvez, avec trente bons mots imprimés à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme ; vous pouvez vous créer des rentes de plaisir chez toutes les actrices de vos théâtres, vous pouvez faire tomber une bonne pièce et faire courir tout Paris à une mauvaise. Si Dauriat refuse d'imprimer les Marguerites sans vous en rien donner, vous pouvez le faire venir, humble et soumis, chez vous, vous les acheter deux mille francs. Ayez du talent, et flanquez dans trois journaux différents trois articles qui menacent de tuer quelques-unes des spéculations de Dauriat ou un livre sur lequel il compte, vous le verrez grimpant à votre mansarde et y séjournant comme une clématite. Enfin votre roman, les libraires, qui dans ce moment vous mettraient tous à la porte plus ou moins poliment, feront queue chez vous, et le manuscrit, que le père Doguereau vous estimerait quatre cents francs, sera surenchéri jusqu'à quatre mille francs ! Voilà les bénéfices du métier de journaliste. Aussi défendons-nous l'approche des journaux à tous les nouveaux venus ; non-seulement il faut un immense talent, mais encore bien du bonheur pour y pénétrer. Et vous chicanez votre bonheur !... Voyez ? si nous ne nous étions pas rencontrés aujourd'hui chez Flicoteaux, vous pouviez faire le pied de grue encore pendant trois ans ou mourir de faim, comme d'Arthez, dans un grenier. Quand d'Arthez sera devenu aussi instruit que Bayle et aussi grand écrivain que Rousseau, nous aurons fait notre fortune, nous serons maîtres de la sienne et de sa gloire. Finot sera député, propriétaire d'un grand journal ; et nous serons, nous, ce que nous aurons voulu être : pairs de France ou détenus à Sainte-Pélagie pour dettes.

— Et Finot vendra son grand journal aux ministres qui lui donneront le plus d'argent, comme il vend ses éloges à madame Bastienne en dénigrant mademoiselle Virginie, et prouvant que les chapeaux de la première sont supérieurs à ceux que le journal vantait d'abord ! s'écria Lucien en se rappelant la scène dont il avait été témoin.

— Vous êtes un niais, mon cher, répondit Lousteau d'un ton sec. Finot, il y a trois ans, marchait sur les tiges de ses bottes, dînait chez Tabar à dix-huit sous, brochait un prospectus pour dix francs, et son habit lui tenait sur le corps par un mystère aussi impénétrable que celui de l'immaculée conception : Finot a maintenant à lui seul son journal estimé cent mille francs ; avec les abonnements payés et non servis, avec les abonnements réels et les contributions indirectes perçues par son oncle, il gagne vingt mille francs par an ; il a tous les jours les plus somptueux dîners du monde, il a cabriolet depuis un mois ; enfin le voilà demain à la tête d'un journal hebdomadaire, avec un sixième de la propriété pour rien, cinq cents francs par mois de traitement auxquels il ajoutera mille francs de rédaction obtenue gratis et qu'il fera payer à ses associés. Vous, le premier, si Finot consent à vous payer cinquante francs la feuille, serez trop heureux de lui apporter trois articles pour rien. Quand vous aurez gagné cent mille francs, vous pourrez juger Finot : on ne peut être jugé que par ses pairs. N'avez-vous pas un immense avenir, si vous obéissez aveuglément aux haines de position, si vous attaquez quand Finot vous dira : Attaque ! si vous louez quand il vous dira : Loue ! Lorsque vous aurez une vengeance à exercer contre quelqu'un, vous pourrez rouer votre ami ou votre ennemi par une phrase insérée tous les matins à notre journal en me disant : Lousteau, tuons cet homme-là ! Vous réassassinerez votre victime par un grand article dans le journal hebdomadaire. Enfin, si l'affaire est capitale pour vous, Finot, à qui vous vous serez rendu nécessaire, vous laissera porter un dernier coup d'assommoir dans un grand journal qui aura dix ou douze mille abonnés. — Ainsi vous croyez que Florine pourra décider son droguiste à faire le marché ? dit Lucien ébloui.

— Je le crois bien, voici l'entr'acte, je vais déjà lui en aller dire deux mots, cela se conclura cette nuit. Une fois sa leçon faite, Florine aura tout mon esprit et le sien.

— Et cet honnête négociant qui est là, bouche béante, admirant Florine, sans se douter qu'on va lui extirper trente mille francs !...

— Encore une autre sottise ! Ne dirait-on pas qu'on le vole ? s'écria Lousteau. Mais, mon cher, si le Ministère achète le journal, dans six mois le droguiste aura peut-être cinquante mille francs de ses trente mille. Puis, Matifat ne verra pas le journal, mais les intérêts de Florine. Quand on saura que Matifat et Camusot (car ils se partageront l'affaire) sont propriétaires d'une Revue, il y aura dans tous les journaux des articles bienveillants pour Florine et Coralie. Florine va devenir célèbre, elle aura peut être un engagement de douze mille francs dans un autre théâtre. Enfin, Matifat économisera les mille francs par mois que lui coûteraient les cadeaux et les dîners aux journalistes. Vous ne connaissez ni les hommes, ni les affaires.

— Pauvre homme ! dit Lucien, il compte avoir une nuit agréable.

— Et, reprit Lousteau, il sera scié en deux par mille raisonnements jusqu'à ce qu'il ait montré à Florine l'acquisition du sixième acheté à Finot. Et moi, le lendemain je serai rédacteur en chef, et je gagnerai mille francs par mois. Voici donc la fin de mes misères ! s'écria l'amant de Florine.

Lousteau sortit laissant Lucien abasourdi, perdu dans un abîme de pensées, volant au-dessus du monde comme il est. Après avoir vu aux Galeries de Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s'être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l'envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose. Il avait envié le bonheur de Lousteau en admirant Florine en scène. Déjà, pendant quelques instants, il avait oublié Matifat. Il demeura là durant un temps inappréciable, peut-être cinq minutes. Ce fut une éternité. Des pensées ardentes enflammaient son âme, comme ses sens étaient embrasés par le spectacle de ces actrices aux yeux lascifs et relevés par le rouge, à gorges étincelantes, vêtues de basquines voluptueuses à plis licencieux, à jupes courtes, montrant leurs jambes en bas rouges à coins verts, chaussées de manière à mettre un parterre en émoi. Deux corruptions marchaient sur deux lignes parallèles, comme deux nappes qui, dans une inondation, veulent se rejoindre ; elles dévoraient le poète accoudé dans le coin de la loge, le bras sur le velours rouge de l'appui, la main pendante, les yeux fixés sur la toile, et d'autant plus accessible aux enchantements de cette vie mélangée d'éclairs et de nuages qu'elle brillait comme un feu d'artifice après la nuit profonde de sa vie travailleuse, obscure, monotone. Tout à coup la lumière amoureuse d'un oeil ruissela sur les yeux inattentifs de Lucien, en trouant le rideau du théâtre. Le poète, réveillé de son engourdissement, reconnut l'oeil de Coralie qui le brûlait ; il baissa la tête, et regarda Camusot qui rentrait alors dans la loge en face.

Cet amateur était un bon gros et gras marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, Juge au Tribunal de Commerce, père de quatre enfants, marié pour la seconde fois à une épouse légitime, riche de quatre-vingt mille livres de rente, mais âgé de cinquante-six ans, ayant comme un bonnet de cheveux gris sur la tête, l'air papelard d'un homme qui jouissait de son reste, et qui ne voulait pas quitter la vie sans son compte de bonne joie, après avoir avalé les mille et une couleuvres du commerce. Il y avait sur ce front couleur beurre frais, sur ces joues monastiques et fleuries tout l'épanouissement d'une jubilation superlative : Camusot était sans sa femme, et entendait applaudir Coralie à tout rompre. Coralie était toutes les vanités réunies de ce riche bourgeois, il tranchait chez elle du grand seigneur d'autrefois, il se croyait là de moitié dans son succès, et il le croyait d'autant mieux qu'il l'avait soldé. Cette conduite était sanctionnée par la présence du beau-père de Camusot, un petit vieux, à cheveux poudrés, aux yeux égrillards, et très-digne. Les répugnances de Lucien se réveillèrent, il se souvint de l'amour pur, exalté, qu'il avait ressenti pendant un an pour madame de Bargeton. Aussitôt l'amour des poètes déplia ses ailes blanches : mille souvenirs environnèrent de leurs horizons bleuâtres le grand homme d'Angoulême qui retomba dans la rêverie. La toile se leva. Coralie et Florine étaient en scène.

— Ma chère, il pense à toi comme au grand Turc, dit Florine à voix basse pendant que Coralie débitait une réplique.

Lucien ne put s'empêcher de rire, et regarda Coralie. Cette femme, une des plus charmantes et des plus délicieuses actrices de Paris, la rivale de madame Perrin et de mademoiselle Fleuriet auxquelles elle ressemblait et dont le sort devait être le sien, était le type des filles qui exercent à volonté la fascination sur les hommes. Coralie montrait une sublime figure hébraïque, ce long visage ovale d'un ton d'ivoire blond, à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d'une coupe. Sous des paupières chaudes et comme brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant où scintillaient à propos les ardeurs du désert. Ces yeux étaient entourés d'un cercle olivâtre, et surmontés de sourcils arqués et fournis. Sur un front brun, couronné de deux bandeaux d'ébène où brillaient alors les lumières comme sur du vernis, siégeait une magnificence de pensée qui aurait pu faire croire à du génie. Mais Coralie, semblable à beaucoup d'actrices, était sans esprit malgré son nez ironique et fin, sans instruction malgré son expérience ; elle n'avait que l'esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Pouvait-on d'ailleurs s'occuper du moral, quand elle éblouissait le regard avec ses bras ronds et polis, ses doigts tournés en fuseaux, ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des Cantiques[Dans le Furne : des Cantique, coquille typographique.] , avec un col mobile et recourbé, avec des jambes d'une élégance adorable, et chaussées en soie rouge ? Ces beautés d'une poésie vraiment orientale étaient encore mises en relief par le costume espagnol convenu dans nos théâtres. Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe. Il y eut un moment où Lucien, en voyant cette créature jouant pour lui seul, se souciant de Camusot autant que le gamin du paradis se soucie de la pelure d'une pomme, mit l'amour sensuel au-dessus de l'amour pur, la jouissance au-dessus du désir, et le démon de la luxure lui souffla d'atroces pensées.

" J'ignore tout de l'amour qui se roule dans la bonne chère, dans le vin, dans les joies de la matière, se dit-il. J'ai plus encore vécu par la Pensée que par le Fait. Un homme qui veut tout peindre doit tout connaître. Voici mon premier souper fastueux, ma première orgie avec un monde étrange, pourquoi ne goûterais-je pas une fois ces délices si célèbres où se ruaient les grands seigneurs du dernier siècle en vivant avec des impures ? Quand ce ne serait que pour les transporter dans les belles régions de l'amour vrai, ne faut-il pas apprendre les joies, les perfections, les transports, les ressources, les finesses de l'amour des courtisanes et des actrices ? N'est-ce pas, après tout, la poésie des sens ? Il y a deux mois, ces femmes me semblaient des divinités gardées par des dragons inabordables ; en voilà une dont la beauté surpasse celle de Florine que j'enviais à Lousteau ; pourquoi ne pas profiter de sa fantaisie, quand les plus grands seigneurs achètent de leurs plus riches trésors une nuit à ces femmes-là ? Les ambassadeurs, quand ils mettent le pied dans ces gouffres, ne se soucient ni de la veille ni du lendemain. Je serais un niais d'avoir plus de délicatesse que les princes, surtout quand je n'aime encore personne ! "

Lucien ne pensait plus à Camusot. Après avoir manifesté à Lousteau le plus profond dégoût pour le plus odieux partage, il tombait dans cette fosse, il nageait dans un désir, entraîné par le jésuitisme de la passion.

— Coralie est folle de vous, lui dit Lousteau en entrant. Votre beauté, digne des plus illustres marbres de la Grèce, fait un ravage inouï dans les coulisses. Vous êtes heureux, mon cher. A dix-huit ans, Coralie pourra dans quelques jours avoir trente mille francs par an pour sa beauté. Elle est encore très-sage. Vendue par sa mère, il y a trois ans, soixante mille francs, elle n'a encore eu que des chagrins, et cherche le bonheur. Elle est entrée au théâtre par désespoir, elle avait en horreur de Marsay, son premier acquéreur ; et, au sortir de la galère, car elle a été bientôt lâchée par le roi de nos dandies, elle a trouvé ce bon Camusot qu'elle n'aime guère ; mais il est comme un père pour elle, elle le souffre et se laisse aimer. Elle a refusé déjà les plus riches propositions, et se tient à Camusot qui ne la tourmente pas. Vous êtes donc son premier amour. Oh ! elle a reçu comme un coup de pistolet dans le cœur en vous voyant, et Florine est allée l'arraisonner dans sa loge où elle pleure de votre froideur. La pièce va tomber, Coralie ne sait plus son rôle, et adieu l'engagement au Gymnase que Camusot lui préparait !...

— Bah ?... pauvre fille ! dit Lucien dont toutes les vanités furent caressées par ces paroles et qui se sentit le cœur gonflé d'amour-propre. Il m'arrive, mon cher, dans une soirée, plus d'événements que dans les dix-huit premières années de ma vie.

Et Lucien raconta ses amours avec madame de Bargeton, et sa haine contre le baron Châtelet.

— Tiens, le journal manque de bête noire, nous allons l'empoigner. Ce baron est un beau de l'empire, il est ministériel, il nous va, je l'ai vu souvent à l'Opéra. J'aperçois d'ici votre grande dame, elle est souvent dans la loge de la marquise d'Espard. Le baron fait la cour à votre ex-maîtresse, un os de seiche. Attendez ! Finot vient de m'envoyer un exprès me dire que le journal est sans[Dans le Furne, le mot " copie " n'est pas en italique.] copie , un tour que lui joue un de nos rédacteurs, un drôle, le petit Hector Merlin à qui l'on a retranché ses blancs. Finot au désespoir broche un article contre les danseuses et l'Opéra. Eh ! bien, mon cher, faites l'article sur cette pièce, écoutez-la, pensez-y. Moi, je vais aller dans le cabinet du directeur méditer trois colonnes sur votre homme et sur votre belle dédaigneuse qui ne seront pas à la noce demain...

— Voilà donc où et comment se fait le journal ? dit Lucien.

— Toujours comme ça, répondit Lousteau. Depuis dix mois que j'y suis, le journal est toujours sans copie à huit heures du soir.

On nomme, en argot typographique, copie , le manuscrit à composer, sans doute parce que les auteurs sont censés n'envoyer que la copie de leur œuvre. Peut-être aussi est-ce une ironique traduction du mot latin copia (abondance), car la copie manque toujours !...

— Le grand projet qui ne se réalisera jamais est d'avoir quelques numéros d'avance, reprit Lousteau. Voilà dix heures, et il n'y a pas une ligne. Je vais dire à Vernou et à Nathan, pour finir brillamment le numéro, de nous prêter une vingtaine d'épigrammes sur les députés, sur le chancelier Cruzoé , sur les ministres, et sur nos amis au besoin. Dans ce cas-là, on massacrerait son père, on est comme un corsaire qui charge ses canons avec les écus de sa prise pour ne pas mourir. Soyez spirituel dans votre article, et vous aurez fait un grand pas dans l'esprit de Finot : il est reconnaissant par calcul. C'est la meilleure et la plus solide des reconnaissances, après toutefois celles du Mont-de-Piété !

— Quels hommes sont donc les journalistes ?... s'écria Lucien. Comment, il faut se mettre à une table et avoir de l'esprit...

— Absolument comme on allume un quinquet... jusqu'à ce que l'huile manque.

Au moment où Lousteau ouvrait la porte de la loge, le directeur et Du Bruel entrèrent.

— Monsieur, dit l'auteur de la pièce, laissez-moi dire de votre part à Coralie que vous vous en irez avec elle après souper, ou ma pièce va tomber. La pauvre fille ne sait plus ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait, elle va pleurer quand il faudra rire, et rira quand il faudra pleurer. On a déjà sifflé. Vous pouvez encore sauver la pièce. Ce n'est pourtant pas un malheur que le plaisir qui vous attend.

— Monsieur, je n'ai pas l'habitude d'avoir des rivaux, dit Lucien.

— Ne lui dites pas cela, s'écria le directeur en regardant l'auteur, Coralie est fille à jeter Camusot par la fenêtre, à le mettre à la porte, et se ruinerait très-bien. Ce digne propriétaire du Cocon-d'Or donne à Coralie deux mille francs par mois, paye tous ses costumes et ses claqueurs.

— Comme votre promesse ne m'engage à rien, sauvez votre pièce, dit sultanesquement Lucien.

— Mais n'ayez pas l'air de la rebuter, cette charmante fille, dit le suppliant Du Bruel.

— Allons, il faut que j'écrive l'article sur votre pièce, et que je sourie à votre jeune première, soit ! s'écria le poète.

L'auteur disparut après avoir fait un signe à Coralie qui joua dès lors merveilleusement et fit réussir la pièce. Bouffé, qui remplissait le rôle d'un vieil alcade dans lequel il révéla pour la première fois son talent pour se grimer en vieillard, vint au milieu d'un tonnerre d'applaudissements dire : Messieurs, la pièce que nous avons eu l'honneur de représenter est de messieurs Raoul et Du Bruel .

— Tiens, Nathan est de la pièce, dit Lousteau, je ne m'étonne plus de l'intérêt qu'il y prend, ni de sa présence.

— Coralie ! Coralie ! s'écria le parterre soulevé.

De la loge où étaient les deux négociants, il partit une voix de tonnerre qui cria : Et Florine !

— Florine et Coralie ! répétèrent alors quelques voix.

 

 

 

Le rideau se releva, Bouffé reparut avec les deux actrices à qui Matifat et Camusot jetèrent chacun une couronne, Coralie ramassa la sienne et la tendit à Lucien. Pour Lucien, ces deux heures passées au théâtre furent comme un rêve. Les coulisses, malgré leurs horreurs, avaient commencé l'œuvre de cette fascination. Le poète, encore innocent, y avait respiré le vent du désordre et l'air de la volupté. Dans ces sales couloirs encombrés de machines et où fument des quinquets huileux, il règne comme une peste qui dévore l'âme. La vie n'y est plus ni sainte ni réelle. On y rit de toutes les choses sérieuses, et les choses impossibles paraissent vraies. Ce fut comme un narcotique pour Lucien, et Coralie acheva de le plonger dans une ivresse joyeuse. Le lustre s'éteignit. Il n'y avait plus alors dans la salle que des ouvreuses qui faisaient un singulier bruit en ôtant les petits bancs et fermant les loges. La rampe, soufflée comme une seule chandelle, répandit une odeur infecte. Le rideau se leva. Une lanterne descendit du cintre. Les pompiers commencèrent leur ronde avec les garçons de service. A la féerie de la scène, au spectacle des loges pleines de jolies femmes, aux étourdissantes lumières, à la splendide magie des décorations et des costumes neufs succédaient le froid, l'horreur, l'obscurité, le vide. Ce fut hideux.

— Eh ! bien, viens-tu, mon petit ? dit Lousteau sur le théâtre. Lucien était dans une surprise indicible.

— Saute de la loge ici, lui cria le journaliste.

D'un bond, Lucien se trouva sur la scène. A peine reconnut-il Florine et Coralie déshabillées, enveloppées dans leurs manteaux et dans des douillettes communes, la tête couverte de chapeaux à voiles noirs, semblables enfin à des papillons rentrés dans leurs larves.

— Me ferez-vous l'honneur de me donner le bras ? lui dit Coralie en tremblant.

— Volontiers, dit Lucien qui sentit le cœur de l'actrice palpitant sur le sien comme celui d'un oiseau quand il l'eut prise.

L'actrice, en se serrant contre le poète, eut la volupté d'une chatte qui se frotte à la jambe de son maître avec une moelleuse ardeur.

— Nous allons donc souper ensemble ! lui dit-elle.

Tous quatre sortirent et trouvèrent deux fiacres à la porte des acteurs qui donnait sur la rue des Fossés-du-Temple. Coralie fit monter Lucien dans la voiture où était[Faute du Furne : " étaient ".] déjà Camusot et son beau-père, le bonhomme Cardot. Elle offrit la quatrième place à Du Bruel. Le directeur partit avec Florine, Matifat et Lousteau.

— Ces fiacres sont infâmes ! dit Coralie.

— Pourquoi n'avez-vous pas un équipage ? répliqua Du Bruel.

— Pourquoi ? s'écria-t-elle avec humeur, je ne veux pas le dire devant monsieur Cardot qui sans doute a formé son gendre. Croiriez-vous que, petit et vieux comme il est, monsieur Cardot ne donne que trois cents francs par mois à Florentine, juste de quoi payer son loyer, sa pâtée et ses socques. Le vieux marquis de Rochegude, qui a six cent mille livres de rente, m'offre un coupé depuis deux mois. Mais je suis une artiste, et non une fille.

— Vous aurez une voiture après-demain, mademoiselle, dit gravement Camusot ; mais vous ne me l'aviez jamais demandée.

— Est-ce que ça se demande ? Comment, quand on aime une femme la laisse-t-on patauger dans la crotte et risquer de se casser les jambes en allant à pied. Il n'y a que ces chevaliers de l'Aune pour aimer la boue au bas d'une robe.

En disant ces paroles avec une aigreur qui brisa le cœur de Camusot, Coralie trouvait la jambe de Lucien et la pressait entre les siennes, elle lui prit la main et la lui serra. Elle se tut alors et parut concentrée dans une de ces jouissances infinies qui récompensent ces pauvres créatures de tous leurs chagrins passés, de leurs malheurs, et qui développent dans leur âme une poésie inconnue aux autres femmes à qui ces violents contrastes manquent, heureusement.

— Vous avez fini par jouer aussi bien que mademoiselle Mars, dit Du Bruel à Coralie.

— Oui, dit Camusot, mademoiselle a eu quelque chose au commencement qui la chiffonnait ; mais dès le milieu du second acte, elle a été délirante. Elle est pour la moitié dans votre succès.

— Et moi pour la moitié dans le sien, dit Du Bruel.

— Vous vous battez de la chape de l'évêque, dit-elle d'une voix altérée.

L'actrice profita d'un moment d'obscurité pour porter à ses lèvres la main de Lucien, et la baisa en la mouillant de pleurs. Lucien fut alors ému jusque dans la moelle de ses os. L'humilité de la courtisane amoureuse comporte des magnificences morales qui en remontrent aux anges.

— Monsieur va faire l'article, dit Du Bruel en parlant à Lucien, il peut écrire un charmant paragraphe sur notre chère Coralie.

— Oh ! rendez-nous ce petit service, dit Camusot avec la voix d'un homme à genoux devant Lucien, vous trouverez en moi un serviteur bien disposé pour vous, en tout temps.

— Mais laissez donc à monsieur son indépendance, cria l'actrice enragée, il écrira ce qu'il voudra, achetez-moi des voitures et non pas des éloges.

— Vous les aurez à très-bon marché, répondit poliment Lucien. Je n'ai jamais rien écrit dans les journaux, je ne suis pas au fait de leurs mœurs, vous aurez la virginité de ma plume...

— Ce sera drôle, dit Du Bruel.

— Nous voilà rue de Bondy, dit le petit père Cardot que la sortie de Coralie avait atterré.

— Si j'ai les prémices de ta plume, tu auras celles de mon cœur, dit Coralie pendant le rapide instant où elle resta seule avec Lucien dans la voiture.

Coralie alla rejoindre Florine dans sa chambre à coucher pour y prendre la toilette qu'elle y avait envoyée. Lucien ne connaissait pas le luxe que déploient chez les actrices ou chez leurs maîtresses les négociants enrichis qui veulent jouir de la vie. Quoique Matifat, qui n'avait pas une fortune aussi considérable que celle de son ami Camusot, eût fait les choses assez mesquinement, Lucien fut surpris en voyant une salle à manger artistement décorée, tapissée en drap vert garni de clous à têtes dorées, éclairée par de belles lampes, meublée de jardinières pleines de fleurs, et un salon tendu de soie jaune relevée par des agréments bruns, où resplendissaient les meubles alors à la mode, un lustre de Thomire, un tapis à dessins perses. La pendule, les candélabres, le feu, tout était de bon goût. Matifat avait laissé tout ordonner par Grindot, un jeune architecte qui lui bâtissait une maison, et qui, sachant la destination de cet appartement, y mit un soin particulier. Aussi Matifat, toujours négociant, prenait-il des précautions pour toucher aux moindres choses, il semblait avoir sans cesse devant lui le chiffre des mémoires, et regardait ces magnificences comme des bijoux imprudemment sortis d'un écrin.

— Voilà pourtant ce que je serai forcé de faire pour Florentine, était une pensée qui se lisait dans les yeux du père Cardot.

Lucien comprit soudain que l'état de la chambre où demeurait Lousteau n'inquiétait guère le journaliste aimé. Roi secret de ces fêtes, Étienne jouissait de toutes ces belles choses. Aussi se carrait-il en maître de maison, devant la cheminée, en causant avec le directeur qui félicitait Du Bruel.

— La copie ! la copie ! cria Finot en entrant. Rien dans la boîte du journal. Les compositeurs tiennent mon article, et l'auront bientôt fini.

— Nous arrivons, dit Étienne. Nous trouverons une table et du feu dans le boudoir de Florine. Si monsieur Matifat veut nous procurer du papier et de l'encre, nous brocherons le journal pendant que Florine et Coralie s'habillent.

Cardot, Camusot et Matifat disparurent, empressés de chercher les plumes, les canifs et tout ce qu'il fallait aux deux écrivains. En ce moment une des plus jolies danseuses de ce temps, Tullia se précipita dans le salon.

— Mon cher enfant, dit-elle à Finot, on t'accorde tes cent abonnements, ils ne coûteront rien à la direction, ils sont déjà placés, imposés au Chant, à l'Orchestre et au Corps de ballet. Ton journal est si spirituel que personne ne se plaindra. Tu auras tes loges. Enfin voici le prix du premier trimestre, dit-elle en présentant deux billets de banque. Ainsi, ne m'échine pas !

— Je suis perdu, s'écria Finot. Je n'ai plus d'article de tête pour mon numéro, car il faut aller supprimer ma diatribe...

— Quel beau mouvement, ma divine Laïs, s'écria Blondet qui suivait la danseuse avec Nathan, Vernou et Claude Vignon amené par lui. Tu resteras à souper avec nous, cher amour, ou je te fais écraser comme un papillon que tu es. En ta qualité de danseuse, tu n'exciteras ici aucune rivalité de talent. Quant à la beauté, vous avez toutes trop d'esprit pour être jalouses en public.

— Mon Dieu ! mes amis, Du Bruel, Nathan, Blondet, sauvez-moi, cria Finot. J'ai besoin de cinq colonnes.

— J'en ferai deux avec la pièce, dit Lucien.

— Mon sujet en donnera bien deux, dit Lousteau.

— Eh ! bien, Nathan, Vernou, Du Bruel, faites-moi les plaisanteries de la fin. Ce brave Blondet pourra bien m'octroyer les deux petites colonnes de la première page. Je cours à l'imprimerie. Heureusement, Tullia, tu es venue avec ta voiture.

— Oui, mais le duc y est avec un ministre allemand, dit-elle.

— Invitons le duc et le ministre, dit Nathan.

— Un Allemand, ça boit bien, ça écoute, nous le fusillerons à coups de hardiesses, il en écrira à sa cour, s'écria Blondet.

— Quel est, de nous tous, le personnage assez sérieux pour descendre lui parler, dit Finot. Allons, Du Bruel, tu es un bureaucrate, amène le duc de Rhétoré, le ministre, et donne le bras à Tullia. Mon Dieu ! Tullia est-elle belle ce soir ?...

— Nous allons être treize ! dit Matifat en pâlissant.

— Non, quatorze, s'écria Florentine en arrivant, je veux surveiller milord Cardot !

— D'ailleurs, dit Lousteau, Blondet est accompagné de Claude Vignon.

— Je l'ai mené boire, répondit Blondet en prenant un encrier. Ah ! çà, vous autres, ayez de l'esprit pour les cinquante-six bouteilles de vin que nous boirons, dit-il à Nathan et à Vernou. Surtout stimulez Du Bruel, c'est un vaudevilliste, il est capable de faire quelques méchantes pointes, élevez-le jusqu'au bon mot.

Lucien animé par le désir de faire ses preuves devant des personnages si remarquables, écrivit son premier article sur la table ronde du boudoir de Florine, à la lueur des bougies roses allumées par Matifat.

Panorama dramatique.

Première représentation de l'Alcade dans l'embarras, imbroglio en trois actes. — Début de mademoiselle Florine. — Mademoiselle Coralie. — Bouffé .

" On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche quelque chose et l'on ne trouve rien, tout est en rumeur. L'alcade a perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le bonnet ne lui va pas, ce doit être le bonnet d'un voleur. Où est le voleur ? On entre, on sort, on parle, on se promène, on cherche de plus belle. L'alcade finit par trouver un homme sans sa fille, et sa fille sans un homme, ce qui est satisfaisant pour le magistrat, et non pour le public. Le calme renaît, l'alcade veut interroger l'homme. Ce vieil alcade s'assied dans un grand fauteuil d'alcade en arrangeant ses manches d'alcade. L'Espagne est le seul pays où il y ait des alcades attachés à de grandes manches, où se voient autour du cou des alcades, des fraises qui sur les théâtres de Paris sont la moitié de leur place et de leur gravité. Cet alcade qui a tant trottiné d'un petit pas de vieillard poussif, est Bouffé, Bouffé le successeur de Potier, un jeune acteur qui fait si bien les vieillards qu'il a fait rire les plus vieux vieillards. Il y a un avenir de cent vieillards dans ce front chauve, dans cette voix chevrotante, dans ces fuseaux tremblants sous un corps de Géronte. Il est si vieux, ce jeune acteur, qu'il effraie, on a peur que sa vieillesse ne se communique comme une maladie contagieuse. Et quel admirable alcade ! Quel charmant sourire inquiet, quelle bêtise importante ! quelle dignité stupide ! quelle hésitation judiciaire ! Comme cet homme sait bien que tout peut devenir alternativement faux et vrai ! Comme il est digne d'être le ministre d'un roi constitutionnel ! A chacune des demandes de l'alcade, l'inconnu l'interroge ; Bouffé répond, en sorte que questionné par la réponse, l'alcade éclaircit tout par ses demandes. Cette scène éminemment comique où respire un parfum de Molière a mis la salle en joie. Tout le monde est d'accord, mais je suis hors d'état de vous dire ce qui est clair et ce qui est obscur : la fille de l'alcade était là, représentée par une véritable Andalouse, une Espagnole, aux yeux espagnols, au teint espagnol, à la taille espagnole, à la démarche espagnole, une Espagnole de pied en cap, avec son poignard dans sa jarretière, son amour au cœur, sa croix au bout d'un ruban sur la gorge. A la fin de l'acte, quelqu'un m'a demandé comment allait la pièce, je lui ai dit : Elle a des bas rouges à coins verts, un pied grand comme ça, dans des souliers vernis, et la plus belle jambe de l'Andalousie ! Ah ! cette fille d'alcade, elle fait venir l'amour à la bouche, elle vous donne des désirs horribles, on a envie de sauter dessus la scène et de lui offrir sa chaumière et son cœur, ou trente mille livres de rente et sa plume. Cette Andalouse est la plus belle actrice de Paris. Coralie, puisqu'il faut l'appeler par son nom, est capable d'être comtesse ou grisette, on ne sait sous quelle forme elle plairait davantage. Elle sera ce qu'elle voudra être, elle est née pour tout faire, n'est-ce pas ce qu'il y a de mieux à dire d'une actrice au boulevard ?

Au second acte est arrivée une Espagnole de Paris, avec sa figure de camée et ses yeux assassins. J'ai demandé à mon tour d'où elle venait, on m'a répondu qu'elle sortait de la coulisse et se nommait mademoiselle Florine ; mais, ma foi, je n'en ai rien pu croire, tant elle avait de feu dans les mouvements, de fureur dans son amour. Cette rivale de la fille de l'alcade est la femme d'un seigneur taillé dans le manteau d'Almaviva, où il y a de l'étoffe pour cent grands seigneurs du boulevard. Si Florine n'avait ni bas rouges à coins verts, ni souliers vernis, elle avait une mantille, un voile dont elle se servait admirablement, la grande dame qu'elle est ! Elle a fait voir à merveille que la tigresse peut devenir chatte. J'ai compris qu'il y avait là quelque drame de jalousie, aux mots piquants que ces deux Espagnoles se sont dits. Puis, quand tout allait s'arranger, la bêtise de l'alcade a tout rebrouillé. Tout ce monde de flambeaux, de torches[Dans le Furne : " riches ", coquille typographique. Non corrigée par Balzac.] , de valets, de Figaros, de seigneurs, d'alcades, de filles et de femmes, s'est remis à chercher, aller, venir, tourner. L'intrigue s'est alors renouée et je l'ai laissée se renouer, car ces deux femmes, Florine la jalouse et l'heureuse Coralie m'ont entortillé de nouveau dans les plis de leur basquine, de leur mantille, et m'ont fourré leurs petits pieds dans l'oeil.

J'ai pu gagner le troisième acte sans avoir fait de malheur, sans avoir nécessité l'intervention du commissaire de police, ni scandalisé la salle, et je crois dès lors à la puissance de la morale publique et religieuse dont on s'occupe à la Chambre des Députés. J'ai pu comprendre qu'il s'agit d'un homme qui aime deux femmes sans en être aimé, ou qui en est aimé sans les aimer, qui n'aime pas les alcades ou que les alcades n'aiment pas ; mais qui, à coup sûr, est un brave seigneur qui aime quelqu'un, lui-même ou Dieu, comme pis-aller, car il se fait moine. Si vous voulez en savoir davantage, allez au Panorama dramatique. Vous voilà suffisamment prévenu qu'il faut y aller une première fois pour se faire à ces triomphants bas rouges à coins verts, à ce petit pied plein de promesses, à ces yeux qui filtrent le soleil, à ces finesses de femme parisienne déguisée en Andalouse, et d'Andalouse déguisée en Parisienne ; puis une seconde fois pour jouir de la pièce qui fait mourir de rire sous forme de vieillard, pleurer sous forme de seigneur amoureux. La pièce a réussi sous les deux espèces. L'auteur, qui, dit-on, a pour collaborateur un de nos grands poètes, a visé le succès avec une fille amoureuse dans chaque main ; aussi a-t-il failli tuer de plaisir son parterre en émoi. Les jambes de ces deux filles semblaient avoir plus d'esprit que l'auteur. Néanmoins quand les deux rivales s'en allaient, on trouvait le dialogue spirituel, ce qui prouve assez victorieusement l'excellence de la pièce. L'auteur a été nommé au milieu d'applaudissements qui ont donné des inquiétudes à l'architecte de la salle ; mais l'auteur, habitué à ces mouvements du Vésuve aviné qui bout sous le lustre, ne tremblait pas : c'est M. Du Bruel. Quant aux deux actrices, elles ont dansé le fameux boléro de Séville qui a trouvé grâce devant les pères du concile autrefois, et que la censure a permis, malgré la lasciveté des poses. Ce boléro suffit à attirer tous les vieillards qui ne savent que faire de leur reste d'amour, et j'ai la charité de les avertir de tenir le verre de leur lorgnette très-limpide. " Pendant que Lucien écrivait cet article, qui fit révolution dans le journalisme par la révélation d'une manière neuve et originale, Lousteau écrivait un article, dit de mœurs, intitulé l' ex-beau , et qui commençait ainsi :

" Le beau de l'Empire est toujours un homme long et mince, bien conservé, qui porte un corset et qui a la croix de la Légion-d'Honneur. Il s'appelle quelque chose comme Potelet ; et, pour se mettre bien en Cour aujourd'hui, le baron de l'Empire s'est gratifié d'un du

il est Du Potelet, quitte à redevenir Potelet en cas de révolution. Homme à deux fins d'ailleurs comme son nom, il fait la cour au faubourg Saint-Germain après avoir été le glorieux, l'utile et l'agréable porte-queue d'une sœur de cet homme que la pudeur m'empêche de nommer. Si du Potelet renie son service auprès de l'altesse impériale, il chante encore les romances de sa bienfaitrice intime... "



L'article était un tissu de personnalités comme on les faisait à cette époque. Il s'y trouvait entre madame de Bargeton, à qui le baron Châtelet faisait la cour, et un os de seiche un parallèle bouffon qui plaisait sans qu'on eût besoin de connaître les deux personnes desquelles on se moquait. Châtelet était comparé à un héron. Les amours de ce héron, ne pouvant avaler la seiche, qui se cassait en trois quand il la laissait tomber, provoquaient irrésistiblement le rire. Cette plaisanterie, qui se divisa en plusieurs articles eut, comme on sait, un retentissement énorme dans le faubourg Saint-Germain, et fut une des mille et une causes des rigueurs apportées à la législation de la Presse. Une heure après, Blondet, Lousteau, Lucien revinrent au salon où causaient les convives, le duc, le ministre et les quatre femmes, les trois négociants, le directeur du théâtre, Finot et les trois auteurs. Un apprenti, coiffé de son bonnet de papier, était déjà venu chercher la copie pour le journal.

— Les ouvriers vont quitter si je ne leur rapporte rien, dit-il.

— Tiens, voilà dix francs, et qu'ils attendent, répondit Finot.

— Si je les leur donne, monsieur, ils feront de la soulographie, et adieu le journal.

— Le bon sens de cet enfant m'épouvante, dit Finot.

Ce fut au moment où le ministre prédisait un brillant avenir à ce gamin que les trois auteurs entrèrent. Blondet lut un article excessivement spirituel contre les romantiques. L'article de Lousteau fit rire. Le duc de Rhétoré recommanda, pour ne pas trop indisposer le faubourg Saint-Germain, d'y glisser un éloge indirect pour madame d'Espard.

— Et vous, lisez-nous ce que vous avez fait, dit Finot à Lucien.

Quand Lucien, qui tremblait de peur, eut fini, le salon retentissait d'applaudissements, les actrices embrassaient le néophyte, les trois négociants le serraient à l'étouffer, Du Bruel lui prenait la main et avait une larme à l'oeil, enfin, le directeur l'invitait à dîner.

— Il n'y a plus d'enfants, dit Blondet. Comme monsieur de Chateaubriand a déjà fait le mot d' enfant sublime pour Victor Hugo, je suis obligé de vous dire tout simplement que vous êtes un homme d'esprit, de cœur et de style.

— Monsieur est du journal, dit Finot en remerciant Étienne et lui jetant le fin regard de l'exploitateur[Pour " exploiteur ". Ne se trouve dans aucun dictionnaire.] .

— Quels mots avez-vous faits ? dit Lousteau à Blondet et Du Bruel.

— Voilà ceux de Du Bruel, dit Nathan. * En voyant combien monsieur le vicomte d'A... Occupe le public, monsieur le vicomte Démosthène a dit hier : — Ils vont peut-être me laisser tranquille. * Une dame dit à un Ultra qui blâmait le discours de monsieur Pasquier comme continuant le système de Decazes : — Oui, mais il a des mollets bien monarchiques .

— Si ça commence ainsi, je ne vous en demande pas davantage ; tout va bien, dit Finot. Cours leur porter cela, dit-il à l'apprenti. Le journal est un peu plaqué, mais c'est notre meilleur numéro, dit-il en se tournant vers le groupe des écrivains qui déjà regardaient Lucien avec une sorte de sournoiserie.

— Il a de l'esprit, ce gars-là, dit Blondet.

— Son article est bien, dit Claude Vignon.

— A table ! cria Matifat.

Le duc donna le bras à Florine, Coralie prit celui de Lucien, et la danseuse eut d'un côté Blondet, de l'autre le ministre allemand.

— Je ne comprends pas pourquoi vous attaquez madame de Bargeton et le baron Châtelet, qui est, dit-on, nommé préfet de la Charente et maître des requêtes.

— Madame de Bargeton a mis Lucien à la porte comme un drôle, dit Lousteau.

— Un si beau jeune homme ! fit le ministre.

Le souper, servi dans une argenterie neuve, dans une porcelaine de Sèvres, sur du linge damassé, respirait une magnificence cossue. Chevet avait fait le souper, les vins avaient été choisis par le plus fameux négociant du quai Saint-Bernard, ami de Camusot, de Matifat et de Cardot. Lucien, qui vit pour la première fois le luxe parisien fonctionnant, marchait ainsi de surprise en surprise, et cachait son étonnement en homme d'esprit, de cœur et de style qu'il était, selon le mot de Blondet.

En traversant le salon, Coralie avait dit à l'oreille de Florine :

— Fais-moi si bien griser Camusot qu'il soit obligé de rester endormi chez toi.

— Tu as donc fait ton journaliste ? répondit Florine.

— Non, ma chère, je l'aime ! répliqua Coralie en faisant un admirable petit mouvement d'épaules.

Ces paroles avaient retenti dans l'oreille de Lucien, apportées par le cinquième péché capital. Coralie était admirablement bien habillée, et sa toilette mettait savamment en relief ses beautés spéciales ; car toute femme a des perfections qui lui sont propres. Sa robe, comme celle de Florine, avait le mérite d'être d'une délicieuse étoffe inédite nomméemousseline de soie , dont la primeur appartenait pour quelques jours à Camusot, l'une des providences parisiennes des fabriques de Lyon, en sa qualité de chef du Cocon d'Or[Dans le Furne : Cocon-d'Or, coquille typographique.] . Ainsi l'amour et la toilette, ce fard et ce parfum de la femme, rehaussaient les séductions de l'heureuse Coralie. Un plaisir attendu, et qui ne nous échappera pas, exerce des séductions immenses sur les jeunes gens. Peut-être la certitude est-elle à leurs yeux tout l'attrait des mauvais lieux, peut-être est-elle le secret des longues fidélités ? L'amour pur, sincère, le premier amour enfin, joint à l'une de ces rages fantasques qui piquent ces pauvres créatures, et aussi l'admiration causée par la grande beauté de Lucien, donnèrent l'esprit du cœur à Coralie.

— Je t'aimerais laid et malade ! dit-elle à l'oreille de Lucien en se mettant à table.

Quel mot pour un poète ! Camusot disparut et Lucien ne le vit plus en voyant Coralie. Était-ce un homme tout jouissance et tout sensation, ennuyé de la monotonie de la province, attiré par les abîmes de Paris, lassé de misère, harcelé par sa continence forcée, fatigué de sa vie monacale rue de Cluny, de ses travaux sans résultat, qui pouvait se retirer de ce festin brillant ? Lucien avait un pied dans le lit de Coralie, et l'autre dans la glu du Journal, au-devant duquel il avait tant couru sans pouvoir le joindre. Après tant de factions montées en vain rue du Sentier, il trouvait le Journal attablé, buvant frais, joyeux, bon garçon. Il venait d'être vengé de toutes ses douleurs par un article qui devait le lendemain même percer deux cœurs où il avait voulu mais en vain verser la rage et la douleur dont on l'avait abreuvé. En regardant Lousteau, il se disait : — Voilà un ami ! sans se douter que déjà Lousteau le craignait comme un dangereux rival. Lucien avait eu le tort de montrer tout son esprit : un article terne l'eût admirablement servi.

Blondet contre-balança l'envie qui dévorait Lousteau en disant à Finot qu'il fallait capituler avec le talent quand il était de cette force-là. Cet arrêt dicta la conduite de Lousteau qui résolut de rester l'ami de Lucien et de s'entendre avec Finot pour exploiter un nouveau-venu si dangereux en le maintenant dans le besoin. Ce fut un parti pris rapidement et compris dans toute son étendue entre ces deux hommes par deux phrases dites d'oreille à oreille.

— Il a du talent.

— Il sera exigeant.

— Oh !

— Bon !

— Je ne soupe jamais sans effroi avec des journalistes français, dit le diplomate allemand avec une bonhomie calme et digne en regardant Blondet qu'il avait vu chez la comtesse de Montcornet. Il y a un mot de Blucher que vous êtes chargés de réaliser.

— Quel mot ? dit Nathan.

— Quand Blucher arriva sur les hauteurs de Montmartre avec Saacken, en 1814, pardonnez-moi, messieurs, de vous reporter à ce jour fatal pour vous, Saacken, qui était un brutal, dit : Nous allons donc brûler Paris ! — Gardez-vous en bien, la France ne mourra que de ça ! répondit Blucher en montrant ce grand chancre qu'ils voyaient étendu à leurs pieds, ardent et fumeux, dans la vallée de la Seine. Je bénis Dieu de ce qu'il n'y a pas de journaux dans mon pays, reprit le ministre après une pause. Je ne suis pas encore remis de l'effroi que m'a causé ce petit bonhomme coiffé de papier, qui, à dix ans, possède la raison d'un vieux diplomate. Aussi, ce soir, me semble-t-il que je soupe avec des lions et des panthères qui me font l'honneur de velouter leurs pattes.

— Il est clair, dit Blondet, que nous pouvons dire et prouver à l'Europe que votre Excellence[Dans le Furne : " excellence ", coquille typographique.] a vomi un serpent ce soir, qu'elle a manqué l'inoculer à mademoiselle Tullia, la plus jolie de nos danseuses, et là-dessus faire des commentaires sur Ève, la Bible, le premier et le dernier péché. Mais rassurez-vous, vous êtes notre hôte.

— Ce serait drôle, dit Finot.

— Nous ferions imprimer des dissertations scientifiques sur tous les serpents trouvés dans le cœur et dans le corps humain pour arriver au corps diplomatique, dit Lousteau.

— Nous pourrions montrer un serpent quelconque dans ce bocal de cerises à l'eau-de-vie, dit Vernou.

— Vous finiriez par le croire vous-même, dit Vignon au diplomate.

— Le serpent est assez ami de la danseuse, dit Du Bruel.

— Dites d'un premier sujet, reprit Tullia.

— Messieurs, ne réveillez pas vos griffes qui dorment, s'écria le duc de Rhétoré.

— L'influence et le pouvoir du journal n'est qu'à son aurore, dit Finot, le journalisme est dans l'enfance, il grandira. Tout, dans dix ans d'ici, sera soumis à la publicité. La pensée éclairera tout.

— Elle flétrira tout, dit Blondet en interrompant Finot.

— C'est un mot, dit Claude Vignon.

— Elle fera des rois, dit Lousteau.

— Et défera les monarchies, dit le diplomate.

— Aussi, dit Blondet, si la Presse n'existait point, faudrait-il ne pas l'inventer ; mais la voilà, nous en vivons.

— Vous en mourrez, dit le diplomate. Ne voyez-vous pas que la supériorité des masses, en supposant que vous les éclairiez, rendra la grandeur de l'individu plus difficile ; qu'en semant le raisonnement au cœur des basses classes, vous récolterez la révolte, et que vous en serez les premières victimes. Que casse-t-on à Paris quand il y a une émeute ?

— Les réverbères, dit Nathan ; mais nous sommes trop modestes pour avoir des craintes, nous ne serons que fêlés.

— Vous êtes un peuple trop spirituel pour permettre à un gouvernement de se développer, dit le ministre. Sans cela vous recommenceriez avec vos plumes la conquête de l'Europe que votre épée n'a pas su garder.

— Les journaux sont un mal, dit Claude Vignon. On pouvait utiliser ce mal, mais le gouvernement veut le combattre. Une lutte s'ensuivra. Qui succombera ? voilà la question.

— Le gouvernement, dit Blondet, je me tue à le crier. En France, l'esprit est plus fort que tout, et les journaux ont de plus que l'esprit de tous les hommes spirituels, l'hypocrisie de Tartufe[Orthographe courante au XIXe siècle pour Tartuffe.] .

— Blondet ! Blondet, dit Finot, tu vas trop loin : il y a des abonnés ici.

— Tu es propriétaire d'un de ces entrepôts de venin, tu dois avoir peur ; mais moi je me moque de toutes vos boutiques, quoique j'en vive !

— Blondet a raison, dit Claude Vignon. Le Journal au lieu d'être un sacerdoce est devenu un moyen pour les partis ; de moyen, il s'est fait commerce ; et comme tous les commerces, il est sans foi ni loi. Tout journal est, comme le dit Blondet, une boutique où l'on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. S'il existait un journal des bossus, il prouverait soir et matin la beauté, la bonté, la nécessité des bossus. Un journal n'est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. Ainsi, tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même. Ils auront le bénéfice de tous les êtres de raison : le mal sera fait sans que personne en soit coupable. Je serai moi Vignon, vous serez toi Lousteau, toi Blondet, toi Finot, des Aristide, des Platon, des Caton, des hommes de Plutarque ; nous serons tous innocents, nous pourrons nous laver les mains de toute infamie. Napoléon a donné la raison de ce phénomène moral ou immoral, comme il vous plaira, dans un mot sublime que lui ont dicté ses études sur la Convention : Les crimes collectifs n'engagent personne . Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s'en croit sali personnellement.

— Mais le pouvoir fera des lois répressives, dit Du Bruel, il en prépare.

— Bah ! que peut la loi contre l'esprit français, dit Nathan, le plus subtil de tous les dissolvants.

— Les idées ne peuvent être neutralisées que par des idées, reprit Vignon. La terreur, le despotisme peuvent seuls étouffer le génie français dont la langue se prête admirablement à l'allusion, à la double entente. Plus la loi sera répressive, plus l'esprit éclatera, comme la vapeur dans une machine à soupape. Ainsi, le roi fait du bien, si le journal est contre lui, ce sera le ministre qui aura tout fait, et réciproquement. Si le journal invente une infâme calomnie, ou la lui a dite. A l'individu qui se plaint, il sera quitte pour demander pardon de la liberté grande. S'il est traîné devant les tribunaux, il se plaint qu'on ne soit pas venu lui demander une rectification ; mais demandez-la-lui ? il la refuse en riant, il traite son crime de bagatelle. Enfin il bafoue sa victime quand elle triomphe. S'il est puni, s'il a trop d'amende à payer, il vous signalera le plaignant comme un ennemi des libertés, du pays et des lumières. Il dira que monsieur Un Tel est un voleur en expliquant comment il est le plus honnête homme du royaume. Ainsi, ses crimes, bagatelles ! ses agresseurs, des monstres ! et il peut en un temps donné faire croire ce qu'il veut à des gens qui le lisent tous les jours. Puis rien de ce qui lui déplaît ne sera patriotique, et jamais il n'aura tort. Il se servira de la religion contre la religion, de la charte contre le roi ; il bafouera la magistrature quand la magistrature le froissera ; il la louera quand elle aura servi les passions populaires. Pour gagner des abonnés, il invitera les fables les plus émouvantes, il fera la parade comme Bobèche. Le journal servirait son père tout cru à la croque au sel de ses plaisanteries, plutôt que de ne pas intéresser ou amuser son public. Ce sera l'acteur mettant les cendres de son fils dans l'urne pour pleurer véritablement, la maîtresse sacrifiant tout à son ami.

— C'est enfin le peuple in-folio, s'écria Blondet en interrompant Vignon.

— Le peuple hypocrite et sans générosité, reprit Vignon, il bannira de son sein le talent comme Athènes a banni Aristide. Nous verrons les journaux, dirigés d'abord par des hommes d'honneur, tomber plus tard sous le gouvernement des plus médiocres qui auront la patience et la lâcheté de gomme élastique qui manquent aux beaux génies, ou à des épiciers qui auront de l'argent pour acheter des plumes. Nous voyons déjà ces choses-là ! Mais dans dix ans le premier gamin sorti du collége se croira un grand homme, il montera sur la colonne d'un journal pour souffleter ses devanciers, il les tirera par les pieds pour avoir leur place. Napoléon avait bien raison de museler la Presse. Je gagerais que, sous un gouvernement élevé par elles, les feuilles de l'Opposition battraient en brèche par les mêmes raisons et par les mêmes articles qui se font aujourd'hui contre celui du roi, ce même gouvernement au moment où il leur refuserait quoi que ce fût. Plus on fera de concessions aux journalistes, plus les journaux seront exigeants. Les journalistes parvenus seront remplacés par des journalistes affamés et pauvres. La plaie est incurable, elle sera de plus en plus maligne, le plus en plus insolente ; et plus le mal sera grand, plus il sera toléré, jusqu'au jour où la confusion se mettra dans les journaux par leur abondance, comme à Babylone. Nous savons, tous tant que nous sommes, que les journaux iront plus loin que les rois en ingratitude, plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calculs, qu'ils dévoreront nos intelligences à vendre tous les matins leur trois-six cérébral ; mais nous y écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif-argent en sachant qu'ils y mourront. Voilà là-bas, à côté de Coralie, un jeune homme... comment se nomme-t-il ? Lucien ! il est beau, il est poète, et, ce qui vaut mieux pour lui, homme d'esprit ; eh ! bien, il entrera dans quelques-uns de ces mauvais lieux de la pensée appelés journaux, il y jettera ses plus belles idées, il y desséchera son cerveau, il y corrompra son âme, il y commettra ces lâchetés anonymes qui, dans la guerre des idées, remplacent les stratagèmes, les pillages, les incendies, les revirements de bord dans la guerre des condottieri . Quand il aura, lui, comme mille autres, dépensé quelque beau génie au profit des actionnaires, ces marchands de poison le laisseront mourir de faim s'il a soif, et de soif s'il a faim.

— Merci, dit Finot.

— Mais, mon Dieu, dit Claude Vignon, je savais cela, je suis dans le bagne, et l'arrivée d'un nouveau forçat me fait plaisir. Blondet et moi, nous sommes plus forts que messieurs tels et tels qui spéculent sur nos talents, et nous serons néanmoins toujours exploités par eux. Nous avons du cœur sous notre intelligence, il nous manque les féroces qualités de l'exploitant. Nous sommes paresseux, contemplateurs, méditatifs, jugeurs : on boira notre cervelle et l'on nous accusera d'inconduite !

— J'ai cru que vous seriez plus drôles, s'écria Florine.

— Florine a raison, dit Blondet, laissons la cure des maladies publiques à ces charlatans d'hommes d'État. Comme dit Charlet : Cracher sur la vendange ? jamais !

— Savez-vous de quoi Vignon me fait l'effet ? dit Lousteau en montrant Lucien, d'une de ces grosses femmes de la rue du Pélican, qui dirait à un collégien : Mon petit, tu es trop jeune pour venir ici...

Cette saillie fit rire, mais elle plut à Coralie. Les négociants buvaient et mangeaient en écoutant.

— Quelle nation que celle où il se rencontre tant de bien et tant de mal ! dit le ministre au duc de Rhétoré. Messieurs, vous êtes des prodigues qui ne pouvez pas vous ruiner.

Ainsi, par la bénédiction du hasard, aucun enseignement ne manquait à Lucien sur la pente du précipice où il devait tomber. D'Arthez avait mis le poète dans la noble voie du travail en réveillant le sentiment sous lequel disparaissent les obstacles. Lousteau lui-même avait essayé de l'éloigner par une pensée égoïste, en lui dépeignant le journalisme et la littérature sous leur vrai jour. Lucien n'avait pas voulu croire à tant de corruptions cachées ; mais il entendait enfin des journalistes criant de leur mal, il les voyait à l'œuvre, éventrant leur nourrice pour prédire l'avenir. Il avait pendant cette soirée vu les choses comme elles sont. Au lieu d'être saisi d'horreur à l'aspect du cœur même de cette corruption parisienne si bien qualifiée par Blucher, il jouissait avec ivresse de cette société spirituelle. Ces hommes extraordinaires sous l'armure damasquinée de leurs vices et le casque brillant de leur froide analyse, il les trouvait supérieurs aux hommes graves et sérieux du Cénacle. Puis il savourait les premières délices de la richesse, il était sous le charme du luxe, sous l'empire de la bonne chère ; ses instincts capricieux se réveillaient, il buvait pour la première fois des vins d'élite, il faisait connaissance avec les mets exquis de la haute cuisine ; il voyait un ministre, un duc et sa danseuse, mêlés aux journalistes, admirant leur atroce pouvoir ; il sentit une horrible démangeaison de dominer ce monde de rois, il se trouvait la force de les vaincre. Enfin, cette Coralie qu'il venait de rendre heureuse par quelques phrases, il l'avait examinée à la lueur des bougies du festin, à travers la fumée des plats et le brouillard de l'ivresse, elle lui paraissait sublime, l'amour la rendait si belle ! Cette fille était d'ailleurs la plus jolie, la plus belle actrice de Paris. Le Cénacle, ce ciel de l'intelligence noble, dut succomber sous une tentation si complète. La vanité particulière aux auteurs venait d'être caressée chez Lucien par des connaisseurs, il avait été loué par ses futurs rivaux. Le succès de son article et la conquête de Coralie étaient deux triomphes à tourner une tête moins jeune que la sienne. Pendant cette discussion, tout le monde avait remarquablement bien mangé, supérieurement bu. Lousteau, le voisin de Camusot, lui versa deux ou trois fois du kirsch dans son vin, sans que personne y fît attention, et il stimula son amour-propre pour l'engager à boire. Cette manœuvre fut si bien menée, que le négociant ne s'en aperçut pas, il se croyait dans son genre aussi malicieux que les journalistes. Les plaisanteries acerbes commencèrent au moment où les friandises du dessert et les vins circulèrent. Le diplomate, en homme de beaucoup d'esprit, fit un signe au duc et à la danseuse dès qu'il entendit ronfler les bêtises qui annoncèrent chez ces hommes d'esprit les scènes grotesques par lesquelles finissent les orgies, et tous trois ils disparurent. Dès que Camusot eut perdu la tête, Coralie et Lucien qui, durant tout le souper, se comportèrent en amoureux de quinze ans, s'enfuirent par les escaliers et se jetèrent dans un fiacre. Comme Camusot était sous la table, Matifat crut qu'il avait disparu de compagnie avec l'actrice ; il laissa ses hôtes fumant, buvant, riant, disputant, et suivit Florine quand elle alla se coucher. Le jour surprit les combattants, ou plutôt Blondet, buveur intrépide, le seul qui pût parler et qui proposait aux dormeurs un toast à l'Aurore aux doigts de rose.

Lucien n'avait pas l'habitude des orgies parisiennes ; il jouissait bien encore de sa raison quand il descendit les escaliers, mais le grand air détermina son ivresse qui fut hideuse. Coralie et sa femme de chambre furent obligées de monter le poète au premier étage de la belle maison où logeait l'actrice, rue de Vendôme. Dans l'escalier, Lucien faillit se trouver mal, et fut ignoblement malade.

— Vite, Bérénice, s'écria Coralie, du thé. Fais du thé !

— Ce n'est rien, c'est l'air, disait Lucien. Et puis, je n'ai jamais tant bu.

— Pauvre enfant ! c'est innocent comme un agneau, dit Bérénice.

Bérénice était une grosse Normande aussi laide que Coralie était belle.

Enfin Lucien fut mis à son insu dans le lit de Coralie. Aidée par Bérénice, l'actrice avait déshabillé avec le soin et l'amour d'une mère pour un petit enfant son poète qui disait toujours : — C'est rien ! c'est l'air. Merci, maman.

— Comme il dit bien maman ! s'écria Coralie en le baisant dans les cheveux.

— Quel plaisir d'aimer un pareil ange, mademoiselle, et où l'avez-vous pêché ? Je ne croyais pas qu'il pût exister un homme aussi joli que vous êtes belle, dit Bérénice.

Lucien voulait dormir, il ne savait où il était et ne voyait rien, Coralie lui fit avaler plusieurs tasses de thé, puis elle le laissa dormant.

— La portière ni personne ne nous a vues, dit Coralie.

— Non, je vous attendais.

— Victoire ne sait rien.

— Plus souvent, dit Bérénice.

Dix heures après, vers midi, Lucien se réveilla sous les yeux de Coralie qui l'avait regardé dormant ! Il comprit cela, le poète. L'actrice était encore dans sa belle robe abominablement tachée et de laquelle elle allait faire une relique. Lucien reconnut les dévouements, les délicatesses de l'amour vrai qui voulait sa récompense : il regarda Coralie. Coralie fut déshabillée en un moment, et se coula comme une couleuvre auprès de Lucien. A cinq heures, le poète dormait bercé par des voluptés divines, il avait entrevu la chambre de l'actrice, une ravissante création du luxe, toute blanche et rose, un monde de merveilles et de coquettes recherches qui surpassait ce que Lucien avait admiré déjà chez Florine. Coralie était debout. Pour jouer son rôle d'Andalouse, elle devait être à sept heures au théâtre. Elle avait encore contemplé son poète endormi dans le plaisir, elle s'était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble. Cette divinisation qui permet d'être deux ici-bas pour sentir, un seul dans le ciel pour aimer, était son absolution. A qui d'ailleurs la beauté surhumaine de Lucien n'aurait-elle pas servi d'excuse ? Agenouillée à ce lit, heureuse de l'amour en lui-même, l'actrice se sentait sanctifiée. Ces délices furent troublées par Bérénice.

— Voici le Camusot, il vous sait ici, cria-t-elle.

Lucien se dressa, pensant avec une générosité innée à ne pas nuire à Coralie. Bérénice leva un rideau. Lucien entra dans un délicieux cabinet de toilette, où Bérénice et sa maîtresse apportèrent avec une prestesse inouïe les vêtements de Lucien. Quand le négociant apparut, les bottes du poète frappèrent les regards de Coralie ; Bérénice les avait mises devant le feu pour les chauffer après les avoir cirées en secret. La servante et la maîtresse avaient oublié ces bottes accusatrices. Bérénice partit après avoir échangé un regard d'inquiétude avec sa maîtresse. Coralie se plongea dans sa causeuse, et dit à Camusot de s'asseoir dans une gondole en face d'elle. Le brave homme, qui adorait Coralie, regardait les bottes et n'osait lever les yeux sur sa maîtresse.

— Dois-je prendre la mouche pour cette paire de bottes et quitter Coralie ? La quitter ! ce serait se fâcher pour peu de chose. Il y a des bottes partout. Celles-ci seraient mieux placées dans l'étalage d'un bottier, ou sur les boulevards à se promener aux jambes d'un homme. Cependant, ici, sans jambes, elles disent bien des choses contraires à la fidélité. J'ai cinquante ans, il est vrai : je dois être aveugle comme l'amour.

Ce lâche monologue était sans excuse. La paire de bottes n'était pas de ces demi-bottes en usage aujourd'hui, et que jusqu'à un certain point un homme distrait pourrait ne pas voir, c'était, comme la mode ordonnait alors de les porter, une paire de bottes entières, très-élégantes, et à glands, qui reluisaient sur des pantalons collants presque toujours de couleur claire, et où se reflétaient les objets comme dans un miroir. Ainsi, les bottes crevaient les yeux de l'honnête marchand de soieries, et, disons-le, elles lui crevaient le cœur.

— Qu'avez-vous ? lui dit Coralie.

— Rien, dit-il.

— Sonnez, dit Coralie en souriant de la lâcheté de Camusot. — Bérénice, dit-elle à la Normande dès qu'elle arriva, ayez-moi donc des crochets pour que je mette encore ces damnées bottes. Vous n'oublierez pas de les apporter ce soir dans ma loge.

— Comment ?... vos bottes ?... dit Camusot qui respira plus à l'aise.

— Eh ! que croyez-vous donc ? demanda-t-elle d'un air hautain. Grosse bête, n'allez-vous pas croire... Oh ! il le croirait ! dit-elle à Bérénice. J'ai un rôle d'homme dans la pièce de Chose, et je ne me suis jamais mise en homme. Le bottier du théâtre m'a apporté ces bottes-là pour essayer à marcher, en attendant la paire de laquelle il m'a pris mesure ; il me les a mises, mais j'ai tant souffert que je les ai ôtées, et je dois cependant les remettre.

— Ne les remettez pas si elles vous gênent, dit Camusot que les bottes avaient tant gêné.

— Mademoiselle, dit Bérénice, ferait mieux, au lieu de se martyriser, comme tout à l'heure ; elle en pleurait, monsieur ! et si j'étais homme, jamais une femme que j'aimerais ne pleurerait ! elle ferait mieux de les porter en maroquin bien mince. Mais l'administration est si ladre ! Monsieur, vous devriez aller lui en commander...

— Oui, oui, dit le négociant. Vous vous levez, dit-il à Coralie.

— A l'instant, je ne suis rentrée qu'à six heures, après vous avoir cherché partout, vous m'avez fait garder mon fiacre pendant sept heures. Voilà de vos soins ! m'oublier pour des bouteilles. J'ai dû me soigner, moi qui vais jouer maintenant tous les soirs, tant que l' Alcade fera de l'argent. Je n'ai pas envie de mentir à l'article de ce jeune homme !

— Il est beau, cet enfant-là, dit Camusot.

— Vous trouvez ? je n'aime pas ces hommes-là, ils ressemblent trop à une femme ; et puis ça ne sait pas aimer comme vous autres, vieilles bêtes du commerce. Vous vous ennuyez tant !

— Monsieur, dîne-t-il avec madame, demanda Bérénice.

— Non, j'ai la bouche empâtée.

— Vous avez été joliment paf, hier. Ah ! papa Camusot, d'abord, moi je n'aime pas les hommes qui boivent...

— Tu feras un cadeau à ce jeune homme, dit le négociant.

— Ah ! oui, j'aime mieux les payer ainsi, que de faire ce que fait Florine. Allons, mauvaise race qu'on aime, allez-vous-en, ou donnez-moi ma voiture pour que je file au théâtre.

— Vous l'aurez demain pour dîner avec votre directeur, au Rocher de Cancale ; il ne donnera pas la pièce nouvelle dimanche.

— Venez, je vais dîner, dit Coralie en emmenant Camusot.

Une heure après, Lucien fut délivré par Bérénice, la compagne d'enfance de Coralie, une créature aussi fine, aussi déliée d'esprit qu'elle était corpulente.

— Restez ici, Coralie reviendra seule, elle veut même congédier Camusot s'il vous ennuie, dit Bérénice à Lucien ; mais, cher enfant de son cœur, vous êtes trop ange pour la ruiner. Elle me l'a dit, elle est décidée à tout planter là, à sortir de ce paradis pour aller vivre dans votre mansarde. Oh ! les jaloux, les envieux ne lui ont-ils pas expliqué que vous n'aviez ni sou, ni maille, que vous viviez au quartier latin. Je vous suivrais, voyez-vous, je vous ferais votre ménage. Mais je viens de consoler la pauvre enfant. Pas vrai, monsieur, que vous avez trop d'esprit pour donner dans de pareilles bêtises ? Ah ! vous verrez bien que l'autre gros n'a rien que le cadavre et que vous êtes le chéri, le bien-aimé, la divinité à laquelle on abandonne l'âme. Si vous saviez comme ma Coralie est gentille quand je lui fais répéter ses rôles ! un amour d'enfant, quoi ! Elle méritait bien que Dieu lui envoyât un de ses anges, elle avait le dégoût de la vie. Elle a été si malheureuse avec sa mère, qui la battait, qui l'a vendue ! Oui, monsieur, une mère, sa propre enfant ! Si j'avais une fille, je la servirais comme ma petite Coralie, de qui je me suis fait un enfant. Voilà le premier bon temps que je lui ai vu, la première fois qu'elle a été bien applaudie. Il parait que, vu ce que vous avez écrit, on a monté une fameuse claque pour la seconde représentation. Pendant que vous dormiez, Braulard est venu travailler avec elle.

— Qui ! Braulard ? demanda Lucien qui crut avoir entendu déjà ce nom.

— Le chef des claqueurs, qui, de concert avec elle, est convenu des endroits du rôle où elle serait soignée. Quoiqu'elle se dise son amie, Florine pourrait vouloir lui jouer un mauvais tour et prendre tout pour elle. Tout le boulevard est en rumeur à cause de votre article. Quel lit arrangé pour les amours d'une fée et d'un prince ?... dit-elle en menant sur le lit un couvre-pied en dentelle.

Elle alluma les bougies. Aux lumières, Lucien étourdi se crut en effet dans un conte du Cabinet des fées. Les plus riches étoffes du Cocon d'or avaient été choisies par Camusot pour servir aux tentures et aux draperies des fenêtres. Le poète marchait sur un tapis royal. Les meubles en palissandre sculpté arrêtaient dans les tailles du bois des frissons de lumière qui y papillotaient. La cheminée en marbre blanc resplendissait des plus coûteuses bagatelles. La descente du lit était en cygne bordé de martre. Des pantoufles en velours noir, doublées de soie pourpre, y parlaient des plaisirs qui attendaient le poète des Marguerites. Une délicieuse lampe pendait du plafond tendu de soie. Partout des jardinières merveilleuses montraient des fleurs choisies, de jolies bruyères blanches, des camélias sans parfum. Partout vivaient les images de l'innocence. Il était impossible d'imaginer là une actrice et les mœurs du théâtre. Bérénice remarqua l'ébahissement de Lucien.

— Est-ce gentil ? lui dit-elle d'une voix câline. Ne serez-vous pas mieux là pour aimer que dans un grenier ? Empêchez son coup de tête, reprit-elle en amenant devant Lucien un magnifique guéridon chargé de mets dérobés au dîner de sa maîtresse, afin que la cuisinière ne pût soupçonner la présence d'un amant. Lucien dîna très-bien, servi par Bérénice dans une argenterie sculptée, dans des assiettes peintes à un louis la pièce. Ce luxe agissait sur son âme comme une fille des rues agit avec ses chairs nues et ses bas blancs bien tirés sur un lycéen.

— Est-il heureux, ce Camusot ! s'écria-t-il.

— Heureux ? reprit Bérénice. Ah ! il donnerait bien sa fortune pour être à votre place, et pour troquer ses vieux cheveux gris contre votre jeune chevelure blonde.

Elle engagea Lucien, à qui elle donna le plus délicieux vin que Bordeaux ait soigné pour le plus riche Anglais, à se recoucher en attendant Coralie, à faire un petit somme provisoire, et Lucien avait en effet envie de se coucher dans ce lit qu'il admirait. Bérénice, qui avait lu ce désir dans les yeux du poète, en était heureuse pour sa maîtresse. A dix heures et demie, Lucien s'éveilla sous un regard trempé d'amour. Coralie était là dans la plus voluptueuse toilette de nuit. Lucien avait dormi, Lucien n'était plus ivre que d'amour. Bérénice se retira demandant : — A quelle heure demain ?

— Onze heures, tu nous apporteras notre déjeuner au lit. Je n'y serai pour personne avant deux heures.

A deux heures le lendemain, l'actrice et son amant étaient habillés et en présence, comme si le poète fût venu faire une visite à sa protégée. Coralie avait baigné, peigné, coiffé, habillé Lucien ; elle lui avait envoyé chercher douze belles chemises, douze cravates, douze mouchoirs chez Colliau, une douzaine de gants dans une boîte de cèdre. Quand elle entendit le bruit d'une voiture à sa porte, elle se précipita vers la fenêtre avec Lucien. Tous deux virent Camusot descendant d'un coupé magnifique.

— Je ne croyais pas, dit-elle, qu'on pût haïr tant un homme et le luxe...

— Je suis trop pauvre pour consentir à ce que vous vous ruiniez, dit Lucien en passant ainsi sous les Fourches-Caudines.

— Pauvre petit chat, dit-elle en pressant Lucien sur son cœur, tu m'aimes donc bien ? — J'ai engagé monsieur, dit-elle en montrant Lucien à Camusot, à venir me voir ce matin, en pensant que nous irions nous promener aux Champs-Élysées pour essayer la voiture.

— Allez-y seuls, dit tristement Camusot, je ne dîne pas avec vous, c'est la fête de ma femme, je l'avais oublié.

— Pauvre Musot ! comme tu t'ennuieras, dit-elle en sautant au cou du marchand.

Elle était ivre de bonheur en pensant qu'elle étrennerait seule avec Lucien ce beau coupé, qu'elle irait seule avec lui au Bois ; et, dans son accès de joie, elle eut l'air d'aimer Camusot à qui elle fit mille caresses.

— Je voudrais pouvoir vous donner une voiture tous les jours, dit le pauvre homme.

— Allons, monsieur, il est deux heures, dit l'actrice à Lucien qu'elle vit honteux et qu'elle consola par un geste adorable.

 

 

 

Coralie dégringola les escaliers en entraînant Lucien qui entendit le négociant se traînant comme un phoque après eux, sans pouvoir les rejoindre. Le poète éprouva la plus enivrante des jouissances : Coralie, que le bonheur rendait sublime, offrit à tous les yeux ravis une toilette pleine de goût et d'élégance. Le Paris des Champs-Élysées admira ces deux amants. Dans une allée du bois de Boulogne, leur coupé rencontra la calèche de mesdames d'Espard et de Bargeton qui regardèrent Lucien d'un air étonné, mais auxquelles il lança le coup d'oeil méprisant du poète qui pressent sa gloire et va user de son pouvoir. Le moment où il put échanger par un coup d'oeil avec ces deux femmes quelques-unes des pensées de vengeance qu'elles lui avaient mises au cœur pour le ronger, fut un des plus doux de sa vie et décida peut-être de sa destinée. Lucien fut repris par les Furies de l'orgueil : il voulut reparaître dans le monde, y prendre une éclatante revanche, et toutes les petitesses sociales, naguère foulées aux pieds du travailleur, de l'ami du Cénacle, rentrèrent dans son âme. Il comprit alors toute la portée de l'attaque faite pour lui par Lousteau : Lousteau venait de servir ses passions ; tandis que le Cénacle, ce Mentor collectif, avait l'air de les mater au profit des vertus ennuyeuses et de travaux que Lucien commençait à trouver inutiles. Travailler ! n'est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances ? Aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente , dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des actrices et des femmes faciles ! Lucien sentit une irrésistible envie de continuer la vie de ces deux folles journées.

Le dîner au Rocher de Cancale fut exquis. Lucien trouva les convives de Florine, moins le ministre, moins le duc et la danseuse, moins Camusot, remplacés par deux acteurs célèbres et par Hector Merlin accompagné de sa maîtresse, une délicieuse femme qui se faisait appeler madame du Val-Noble, la plus belle et la plus élégante des femmes qui composaient alors à Paris le monde exceptionnel de ces femmes qu'aujourd'hui l'on a décemment nommées des Lorettes . Lucien, qui vivait depuis quarante-huit heures dans un paradis, apprit le succès de son article. En se voyant fêté, envié, le poète trouva son aplomb : son esprit scintilla, il fut le Lucien de Rubempré qui pendant plusieurs mois brilla dans la littérature et dans le monde artiste. Finot, cet homme d'une incontestable adresse à deviner le talent, dont il devait faire une grande consommation et qui le flairait comme un ogre sent la chair fraîche, cajola Lucien en essayant de l'embaucher dans l'escouade de journalistes qu'il commandait, et Lucien mordit à ses flatteries. Coralie observa le manége de ce consommateur d'esprit, et voulut mettre Lucien en garde contre lui.

— Ne t'engage pas, mon petit, dit-elle à son poète, attends, ils veulent t'exploiter, nous causerons de cela ce soir.

— Bah ! lui répondit Lucien, je me sens assez fort pour être aussi méchant et aussi fin qu'ils peuvent l'être.

Finot, qui ne s'était sans doute pas brouillé pour les blancs avec Hector Merlin, présenta Merlin à Lucien et Lucien à Merlin. Coralie et madame du Val-Noble fraternisèrent, se comblèrent de caresses et de prévenances. Madame du Val-Noble invita Lucien et Coralie à dîner.

Hector Merlin, le plus dangereux de tous les journalistes présents à ce dîner, était un petit homme sec, à lèvres pincées, couvant une ambition démesurée, d'une jalousie sans bornes, heureux de tous les maux qui se faisaient autour de lui, profitant des divisions qu'il fomentait, ayant beaucoup d'esprit, peu de vouloir, mais remplaçant la volonté par l'instinct qui mène les parvenus vers les endroits éclairés par l'or et par le pouvoir. Lucien et lui se déplurent mutuellement. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. Merlin eut le malheur de parler à Lucien à haute voix comme Lucien pensait tout bas. Au dessert, les liens de la plus touchante amitié semblaient unir ces hommes qui tous se croyaient supérieurs l'un à l'autre. Lucien, le nouveau venu, était l'objet de leurs coquetteries. On causait à cœur ouvert. Hector Merlin seul ne riait pas. Lucien lui demanda la raison de sa raison.

— Mais je vous vois entrant dans le monde littéraire et journaliste avec des illusions. Vous croyez aux amis. Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances. Nous nous frappons les premiers avec l'arme qui devrait ne nous servir qu'à frapper les autres. Vous vous apercevrez avant peu que vous n'obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l'avoir fait pleurer un peu ; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres : tout le monde vous caressera.

Hector Merlin fut heureux en voyant à l'air de Lucien que sa parole entrait chez le néophyte comme la lame d'un poignard dans un cœur. On joua. Lucien perdit tout son argent. Il fut emmené par Coralie, et les délices de l'amour lui firent oublier les terribles émotions du Jeu qui, plus tard, devait trouver en lui l'une de ses victimes. Le lendemain, en sortant de chez elle et revenant au quartier latin, il trouva dans sa bourse l'argent qu'il avait perdu. Cette attention l'attrista d'abord, il voulut revenir chez l'actrice et lui rendre un don qui l'humiliait ; mais il était déjà rue de La Harpe, il continua son chemin vers l'hôtel Cluny. Tout en marchant, il s'occupa de ce soin de Coralie, il y vit une preuve de cet amour maternel que ces sortes de femmes mêlent à leurs passions. Chez elles, la passion comporte tous les sentiments. De pensée en pensée, Lucien finit par trouver une raison d'accepter en se disant : — Je l'aime, nous vivrons ensemble comme mari et femme, et je ne la quitterai jamais ! A moins d'être Diogène, qui ne comprendrait alors les sensations de Lucien en montant l'escalier boueux et puant de son hôtel, en faisant grincer la serrure de sa porte, en revoyant le carreau sale et la piteuse cheminée de sa chambre horrible de misère et de nudité ? Il trouva sur sa table le manuscrit de son roman et ce mot de Daniel d'Arthez :

" Nos amis sont presque contents de votre œuvre, cher poète. Vous pourrez la présenter avec plus de confiance, disent-ils, à vos amis et à vos ennemis. Nous avons lu votre charmant article sur le Panorama-Dramatique, et vous devez exciter autant d'envie dans la littérature que de regrets chez nous.

Daniel. "

— Regrets ! que veut-il dire ? s'écria Lucien surpris du ton de politesse qui régnait dans ce billet. Était-il donc un étranger pour le Cénacle ? Après avoir dévoré les fruits délicieux que lui avait tendus l'Ève des coulisses, il tenait encore plus à l'estime et à l'amitié de ses amis de la rue des Quatre-Vents. Il resta pendant quelques instants plongé dans une méditation par laquelle il embrassait son présent dans cette chambre et son avenir dans celle de Coralie. En proie à des hésitations alternativement honorables et dépravantes, il s'assit et se mit à examiner l'état dans lequel ses amis lui rendaient son œuvre. Quel étonnement fut le sien ! De chapitre en chapitre, la plume habile et dévouée de ces grands hommes encore inconnus avait changé ses pauvretés en richesses. Un dialogue plein, serré, concis, nerveux remplaçait ses conversations qu'il comprit alors n'être que des bavardages en les comparant à des discours où respirait l'esprit du temps. Ses portraits, un peu mous de dessin, avaient été vigoureusement accusés et colorés ; tous se rattachaient aux phénomènes curieux de la vie humaine par des observations physiologiques dues sans doute à Bianchon, exprimées avec finesse, et qui les faisaient vivre. Ses descriptions verbeuses étaient devenues substantielles et vives. Il avait donné une enfant mal faite et mal vêtue, et il retrouvait une délicieuse fille en robe blanche, à ceinture, à écharpe roses, une création ravissante. La nuit le surprit, les yeux en pleurs, atterré de cette grandeur, sentant le prix d'une pareille leçon, admirant ces corrections qui lui en apprenaient plus sur la littérature et sur l'art que ses quatre années de travaux, de lectures, de comparaisons et d'études. Le redressement d'un carton mal conçu, un trait magistral sur le vif en disent toujours plus que les théories et les observations.

— Quels amis ! quels cœurs ! suis-je heureux ! s'écria-t-il en serrant le manuscrit.

Entraîné par l'emportement naturel aux natures poétiques et mobiles, il courut chez Daniel. En montant l'escalier, il se crut cependant moins digne de ces cœurs que rien ne pouvait faire dévier du sentier de l'honneur. Une voix lui disait que, si Daniel avait aimé Coralie, il ne l'aurait pas acceptée avec Camusot. Il connaissait aussi la profonde horreur du Cénacle pour les journalistes, et il se savait déjà quelque peu journaliste. Il trouva ses amis, moins Meyraux, qui venait de sortir, en proie à un désespoir peint sur toutes les figures.

— Qu'avez-vous, mes amis ? dit Lucien.

— Nous venons d'apprendre une horrible catastrophe : le plus grand esprit de notre époque, notre ami le plus aimé, celui qui pendant deux ans a été notre lumière...

— Louis Lambert ? dit Lucien.

— Il est dans un état de catalepsie qui ne laisse aucun espoir, dit Bianchon.

— Il mourra le corps insensible et la tête dans les cieux, ajouta solennellement Michel Chrestien.

— Il mourra comme il a vécu, dit d'Arthez.

— L'amour, jeté comme un feu dans le vaste empire de son cerveau, l'a incendié, dit Léon Giraud.

— Ou, dit Joseph Bridau, l'a exalté à un point où nous le perdons de vue.

— C'est nous qui sommes à plaindre, dit Fulgence Ridal.

— Il se guérira peut-être, s'écria Lucien.

— D'après ce que nous a dit Meyraux, la cure est impossible, répondit Bianchon. Sa tête est le théâtre de phénomènes sur lesquels la médecine n'a nul pouvoir.

— Il existe cependant des agents..., dit d'Arthez.

— Oui, dit Bianchon, il n'est que cataleptique, nous pouvons le rendre imbécile.

— Ne pouvoir offrir au génie du mal une tête en remplacement de celle-là ! Moi, je donnerais la mienne ! s'écria Michel Chrestien.

— Et que deviendrait la fédération européenne ? dit d'Arthez.

— Ah ! c'est vrai, reprit Michel Chrestien, avant d'être à un homme on appartient à l'Humanité.

— Je venais ici le cœur plein de remercîments pour vous tous, dit Lucien. Vous avez changé mon billon en louis d'or.

— Des remercîments ! Pour qui nous prends-tu ? dit Bianchon.

— Le plaisir a été pour nous, reprit Fulgence.

— Eh ! bien, vous voilà journaliste ? lui dit Léon Giraud. Le bruit de votre début est arrivé jusque dans le quartier latin.

— Pas encore, répondit Lucien.

— Ah ! tant mieux ! dit Michel Chrestien.

— Je vous le disais bien, reprit d'Arthez. Lucien est un de ces cœurs qui connaissent le prix d'une conscience pure. N'est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l'oreiller en pouvant se dire : — Je n'ai pas jugé les œuvres d'autrui, je n'ai causé d'affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n'a fouillé l'âme d'aucun innocent ; ma plaisanterie n'a immolé aucun bonheur, elle n'a même pas troublé la sottise heureuse, elle n'a pas injustement fatigué le génie ; j'ai dédaigné les faciles triomphes de l'épigramme ; enfin je n'ai jamais menti à mes convictions ?

— Mais, dit Lucien, on peut, je crois, être ainsi tout en travaillant à un journal. Si je n'avais décidément que ce moyen d'exister, il faudrait bien y venir.

— Oh ! oh ! oh ! fit Fulgence en montant d'un ton à chaque exclamation, nous capitulons.

— Il sera journaliste, dit gravement Léon Giraud. Ah ! Lucien, si tu voulais l'être avec nous, qui allons publier un journal où jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragées, où nous répandrons les doctrines utiles à l'humanité, peut-être...

— Vous n'aurez pas un abonné, répliqua machiavéliquement Lucien en interrompant Léon.

— Ils en auront cinq cents qui en vaudront cinq cent mille, répondit Michel Chrestien.

— Il vous faudra bien des capitaux, reprit Lucien.

— Non, dit d'Arthez, mais du dévouement.

— Tu sens comme une vraie boutique de parfumeur, dit Michel Chrestien en flairant par un geste comique la tête de Lucien. On t'a vu dans une voiture supérieurement astiquée, traînée par des chevaux de dandy, avec une maîtresse de prince, Coralie.

— Eh ! bien, dit Lucien, y a-t-il du mal à cela ?

— Tu dis cela comme s'il y en avait, lui cria Bianchon.

— J'aurais voulu à Lucien, dit d'Arthez, une Béatrix, une noble femme qui l'aurait soutenu dans la vie...

— Mais, Daniel, est-ce que l'amour n'est pas partout semblable à lui-même ? dit le poète.

— Ah ! dit le républicain, ici je suis aristocrate. Je ne pourrais pas aimer une femme qu'un acteur baise sur la joue en face du public, une femme tutoyée dans les coulisses, qui s'abaisse devant un parterre et lui sourit, qui danse des pas en relevant ses jupes et qui se met en homme pour montrer ce que je veux être seul à voir. Ou, si j'aimais une pareille femme, elle quitterait le théâtre, et je la purifierais par mon amour.

— Et si elle ne pouvait pas quitter le théâtre ?

— Je mourrais de chagrin, de jalousie, de mille maux. On ne peut pas arracher son amour de son cœur comme on arrache une dent.

Lucien devint sombre et pensif. — Quand ils apprendront que je subis Camusot, ils me mépriseront, se disait-il.

— Tiens, lui dit le sauvage républicain avec une affreuse bonhomie, tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu'un petit farceur.

Il prit son chapeau et sortit.

— Il est dur, Michel Chrestien, dit le poète.

— Dur et salutaire comme le davier du dentiste, dit Bianchon. Michel voit ton avenir, et peut-être en ce moment pleure-t-il sur toi dans la rue.

D'Arthez fut doux et consolant, il essaya de relever Lucien. Au bout d'une heure le poète quitta le Cénacle, maltraité par sa conscience qui lui criait : — Tu seras journaliste ! comme la sorcière crie à Macbeth : Tu seras roi.

Dans la rue, il regarda les croisées du patient d'Arthez, éclairées par une faible lumière, et revint chez lui le cœur attristé, l'âme inquiète. Une sorte de pressentiment lui disait qu'il avait été serré sur le cœur de ses vrais amis pour la dernière fois. En entrant dans la rue de Cluny par la place de la Sorbonne, il reconnut l'équipage de Coralie. Pour venir voir son poète un moment, pour lui dire un simple bonsoir, l'actrice avait franchi l'espace du boulevard du Temple à la Sorbonne. Lucien trouva sa maîtresse tout en larmes à l'aspect de sa mansarde, elle voulait être misérable comme son amant, elle pleurait en rangeant les chemises, les gants, les cravates et les mouchoirs dans l'affreuse commode de l'hôtel. Ce désespoir était si vrai, si grand, il exprimait tant d'amour, que Lucien, à qui l'on avait reproché d'avoir une actrice, vit dans Coralie une sainte bien près d'endosser le cilice de la misère, Pour venir, cette adorable créature avait pris le prétexte d'avertir son ami que la société Camusot, Coralie et Lucien rendrait à la société Matifat, Florine et Lousteau leur souper, et de demander à Lucien s'il avait quelque invitation à faire qui lui fût utile ; Lucien lui répondit qu'il en causerait avec Lousteau. L'actrice, après quelques moments, se sauva en cachant à Lucien que Camusot l'attendait en bas.

Le lendemain, dès huit heures, Lucien alla chez Étienne, ne le trouva pas, et courut chez Florine. Le journaliste et l'actrice reçurent leur ami dans la jolie chambre à coucher où ils étaient maritalement établis, et tous trois ils y déjeunèrent splendidement.

— Mais mon petit, lui dit Lousteau quand ils furent attablés et que Lucien lui eut parlé du souper que donnerait Coralie, je te conseille de venir avec moi voir Félicien Vernou, de l'inviter, et de te lier avec lui autant qu'on peut se lier avec un pareil drôle. Félicien te donnera peut-être accès dans le journal politique où il cuisine le feuilleton, et où tu pourras fleurir à ton aise en grands articles dans le haut de ce journal. Cette feuille, comme la nôtre, appartient au parti libéral, tu seras libéral, c'est le parti populaire ; d'ailleurs, si tu voulais passer du côté ministériel, tu y entrerais avec d'autant plus d'avantages que tu te serais fait redouter. Hector Merlin et sa madame du Val-Noble, chez qui vont quelques grands seigneurs, les jeunes dandies et les millionnaires, ne t'ont-ils pas prié, toi et Coralie, à dîner ?

— Oui, répondit Lucien, et tu en es avec Florine.

Lucien et Lousteau, dans leur griserie de vendredi et pendant leur dîner du dimanche, en étaient arrivés à se tutoyer.

— Eh ! bien, nous rencontrerons Merlin au journal, c'est un gars qui suivra Finot de près ; tu feras bien de le soigner, de le mettre de ton souper avec sa maîtresse : il te sera peut-être utile avant peu, car les gens haineux ont besoin de tout le monde, et il te rendra service pour avoir ta plume au besoin.

— Votre début a fait assez de sensation pour que vous n'éprouviez aucun obstacle, dit Florine à Lucien, hâtez-vous d'en profiter, autrement vous seriez promptement oublié.

— L'affaire, reprit Lousteau, la grande affaire est consommée ! Ce Finot, un homme sans aucun talent, est directeur et rédacteur en chef du journal hebdomadaire de Dauriat, propriétaire d'un sixième qui ne lui coûte rien, et il a six cents francs d'appointements par mois. Je suis, de ce matin, mon cher, rédacteur en chef de notre petit journal. Tout s'est passé comme je le présumais l'autre soir : Florine a été superbe, elle rendrait des points au prince de Talleyrand.

— Nous tenons les hommes par leur plaisir, dit Florine, les diplomates ne les prennent que par l'amour-propre ; les diplomates leur voient faire des façons et nous leur voyons faire des bêtises, nous sommes donc les plus fortes.

— En concluant, dit Lousteau, Matifat a commis le seul bon mot qu'il prononcera dans sa vie de droguiste : L'affaire, a-t-il dit, ne sort pas de mon commerce !

— Je soupçonne Florine de le lui avoir soufflé, s'écria Lucien.

— Ainsi, mon cher amour, reprit Lousteau, tu as le pied à l'étrier.

— Vous êtes né coiffé, dit Florine. Combien voyons-nous de petits jeunes gens qui droguent dans Paris pendant des années sans arriver à pouvoir insérer un article dans un journal ! Il en aura été de vous comme d'Émile Blondet. Dans six mois d'ici, je vous vois faisant votre tête , ajouta-t-elle en se servant d'un mot de son argot et en lui jetant un sourire moqueur.

— Ne suis-je pas à Paris depuis trois ans, dit Lousteau, et depuis hier seulement Finot me donne trois cents francs de fixe par mois pour la rédaction en chef, me paye cent sous la colonne, et cent francs la feuille à son journal hebdomadaire.

— Hé ! bien, vous ne dites rien ?... s'écria Florine en regardant Lucien.

— Nous verrons, dit Lucien.

— Mon cher, répondit Lousteau d'un air piqué, j'ai tout arrangé pour toi comme si tu étais mon frère ; mais je ne te réponds pas de Finot. Finot sera sollicité par soixante drôles qui, d'ici à deux jours, vont venir lui faire des propositions au rabais. J'ai promis pour toi, tu lui diras non, si tu veux. Tu ne te doutes pas de ton bonheur, reprit le journaliste après une pause. Tu feras partie d'une coterie dont les camarades attaquent leurs ennemis dans plusieurs journaux, et s'y servent mutuellement.

— Allons d'abord voir Félicien Vernou, dit Lucien qui avait hâte de se lier avec ces redoutables oiseaux de proie.

Lousteau envoya chercher un cabriolet, et les deux amis allèrent rue Mandar, où demeurait Vernou, dans une maison à allée, il y occupait un appartement au deuxième étage. Lucien fut très-étonné de trouver ce critique acerbe, dédaigneux et gourmé, dans une salle à manger de la dernière vulgarité, tendue d'un mauvais petit papier briqueté, chargé de mousses par intervalles égaux, ornée de gravures à l'aqua-tinta dans des cadres dorés, attablé avec une femme trop laide pour ne pas être légitime, et deux enfants en bas âge perchés sur ces chaises à pieds très-élevés et à barrière, destinées à maintenir ces petits drôles. Surpris dans une robe de chambre confectionnée avec les restes d'une robe d'indienne à sa femme, Félicien eut un air assez mécontent.

— As-tu déjeuné, Lousteau ? dit-il en offrant une chaise à Lucien.

— Nous sortons de chez Florine, dit Étienne, et nous y avons déjeuné.

Lucien ne cessait d'examiner madame Vernou, qui ressemblait à une bonne, grasse cuisinière, assez blanche, mais superlativement commune. Madame Vernou portait un foulard par-dessus un bonnet de nuit à brides que ses joues pressées débordaient. Sa robe de chambre, sans ceinture, attachée au col par un bouton, descendait à grands plis et l'enveloppait si mal, qu'il était impossible de ne pas la comparer à une borne. D'une santé désespérante, elle avait les joues presque violettes, et des mains à doigts en forme de boudins. Cette femme expliqua soudain à Lucien l'attitude gênée de Vernou dans le monde. Malade de son mariage, sans force pour abandonner femme et enfants, mais assez poète pour en toujours souffrir, cet auteur ne devait pardonner à personne un succès, il devait être mécontent de tout, en se sentant toujours mécontent de lui-même. Lucien comprit l'air aigre qui glaçait cette figure envieuse, l'âcreté des reparties que ce journaliste semait dans sa conversation, l'acerbité de sa phrase, toujours pointue et travaillée comme un stylet.

— Passons dans mon cabinet, dit Félicien en se levant, il s'agit sans doute d'affaires littéraires.

— Oui et non, lui répondit Lousteau. Mon vieux, il s'agit d'un souper.

— Je venais, dit Lucien, vous prier de la part de Coralie...

A ce nom, madame Vernou leva la tête.

-... A souper d'aujourd'hui en huit, dit Lucien en continuant. Vous trouverez chez elle la société que vous avez eue chez Florine, et augmentée de madame du Val-Noble, de Merlin et de quelques autres. Nous jouerons.

— Mais, mon ami, ce jour-là nous devons aller chez madame Mahoudeau, dit la femme.

— Eh ! qu'est-ce que cela fait ? dit Vernou.

— Si nous n'y allions pas, elle se choquerait, et tu es bien aise de la trouver pour escompter tes effets de librairie.

— Mon cher, voilà une femme qui ne comprend pas qu'un souper qui commence à minuit n'empêche pas d'aller à une soirée qui finit à onze heures. Je travaille à côté d'elle, ajouta-t-il.

— Vous avez tant d'imagination ! répondit Lucien qui se fit un ennemi mortel de Vernou par ce seul mot.

— Eh ! bien, reprit Lousteau, tu viens, mais ce n'est pas tout. Monsieur de Rubempré devient un des nôtres, ainsi pousse-le à ton journal ; présente-le comme un gars capable de faire la haute littérature, afin qu'il puisse mettre au moins deux articles par mois.

— Oui, s'il veut être des nôtres, attaquer nos ennemis comme nous attaquerons les siens, et défendre nos amis, je parlerai de lui ce soir à l'Opéra, répondit Vernou.

— Eh ! bien, à demain, mon petit, dit Lousteau en serrant la main de Vernou avec les signes de la plus vive amitié. Quand paraît ton livre ?

— Mais, dit le père de famille, cela dépend de Dauriat, j'ai fini.

— Es-tu content ?...

— Mais oui et non...

— Nous chaufferons le succès, dit Lousteau en se levant et saluant la femme de son confrère.

Cette brusque sortie fut nécessitée par les criailleries des deux enfants qui se disputaient et se donnaient des coups de cuiller en s'envoyant de la panade par la figure.

— Tu viens de voir, mon enfant, dit Étienne à Lucien, une femme qui, sans le savoir, fera bien des ravages en littérature. Ce pauvre Vernou ne nous pardonne pas sa femme. On devrait l'en débarrasser, dans l'intérêt public bien entendu. Nous éviterions un déluge d'articles atroces, d'épigrammes contre tous les succès et contre toutes les fortunes. Que devenir avec une pareille femme accompagnée de ces deux horribles moutards ? Vous avez vu le Rigaudin de la Maison en loterie, la pièce de Picard... eh ! bien, comme Rigaudin, Vernou ne se battra pas, mais il fera battre les autres ; il est capable de se crever un oeil pour en crever deux à son meilleur ami ; vous le verrez posant le pied sur tous les cadavres, souriant à tous les malheurs, attaquant les princes, les ducs, les marquis, les nobles, parce qu'il est roturier ; attaquant les renommées célibataires à cause de sa femme, et parlant toujours morale, plaidant pour les joies domestiques et pour les devoirs de citoyen. Enfin ce critique si moral ne sera doux pour personne, pas même pour les enfants. Il vit dans la rue Mandar entre une femme qui pourrait faire le mamamouchi du Bourgeois gentilhomme et deux petits Vernou laids comme des teignes ; il veut se moquer du faubourg Saint-Germain, où il ne mettra jamais le pied, et fera parler les duchesses comme parle sa femme. Voilà l'homme qui va hurler après les jésuites, insulter la cour, lui prêter l'intention de rétablir les droits féodaux, le droit d'aînesse, et qui prêchera quelque croisade en faveur de l'égalité, lui qui ne se croit l'égal de personne. S'il était garçon, s'il allait dans le monde, s'il avait les allures des poètes royalistes pensionnés, ornés de croix de la Légion-d'Honneur, ce serait un optimiste. Le journalisme a mille points de départ semblables. C'est une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines. As-tu maintenant envie de te marier ? Vernou n'a plus de cœur, le fiel a tout envahi. Aussi est-ce le journaliste par excellence, un tigre à deux mains qui déchire tout, comme si ses plumes avaient la rage.

— Il est gunophobe, dit Lucien. A-t-il du talent ?

— Il a de l'esprit, c'est un Articlier . Vernou porte des articles, fera toujours des articles, et rien que des articles. Le travail le plus obstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapable de concevoir une œuvre, d'en disposer les masses, d'en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commence, se noue et marche vers un fait capital ; il a des idées, mais il ne connaît pas les faits ; ses héros seront des utopies philosophiques ou libérales ; enfin, son style est d'une originalité cherchée, sa phrase ballonnée tomberait si la critique lui donnait un coup d'épingle. Aussi craint-il énormément les journaux, comme tous ceux qui ont besoin des gourdes et des bourdes de l'éloge pour se soutenir au-dessus de l'eau.

— Quel article tu fais, s'écria Lucien.

— Ceux-là, mon enfant, il faut se les dire et ne[Dans le Furne : " et jamais les écrire. ", erreur du typographe.] jamais les écrire.

— Tu deviens rédacteur en chef, dit Lucien.

— Où veux-tu que je te jette ? lui demanda Lousteau.

— Chez Coralie.

— Ah ! nous sommes amoureux, dit Lousteau. Quelle faute ! Fais de Coralie ce que je fais de Florine, une ménagère, mais la liberté sur la montagne !

— Tu ferais damner les saints ! lui dit Lucien en riant.

— On ne damne pas les démons, répondit Lousteau.

Le ton léger, brillant de son nouvel ami, la manière dont il traitait la vie, ses paradoxes mêlés aux maximes vraies du machiavélisme parisien agissaient sur Lucien à son insu. En théorie, le poète reconnaissait le danger de ces pensées, et les trouvait utiles à l'application. En arrivant sur le boulevard du Temple, les deux amis convinrent de se retrouver, entre quatre et cinq heures, au bureau du journal, où sans doute Hector Merlin viendrait. Lucien était, en effet, saisi par les voluptés de l'amour vrai des courtisanes qui attachent leurs grappins aux endroits les plus tendres de l'âme en se pliant avec une incroyable souplesse à tous les désirs, en favorisant les molles habitudes d'où elles tirent leur force. Il avait déjà soif des plaisirs parisiens, il aimait la vie facile, abondante et magnifique que lui faisait l'actrice chez elle. Il trouva Coralie et Camusot ivres de joie. Le Gymnase proposait pour Pâques prochain un engagement dont les conditions nettement formulées, surpassaient les espérances de Coralie.

— Nous vous devons ce triomphe, dit Camusot.

— Oh ! certes, sans lui l'Alcade tombait, s'écria Coralie, il n'y avait pas d'article, et j'étais encore au boulevard pour six ans.

Elle lui sauta au cou devant Camusot. L'effusion de l'actrice avait je ne sais quoi de moelleux dans sa rapidité, de suave dans son entraînement : elle aimait ! Comme tous les hommes dans leurs grandes douleurs, Camusot abaissa ses yeux à terre, et reconnut, le long de la couture des bottes de Lucien, le fil de couleur employé par les bottiers célèbres et qui se dessinait en jaune foncé sur le noir luisant de la tige. La couleur originale de ce fil l'avait préoccupé pendant son monologue sur la présence inexplicable d'une paire de bottes devant la cheminée de Coralie. Il avait lu en lettres noires imprimées sur le cuir blanc et doux de la doublure l'adresse d'un bottier fameux à cette époque : Gay, rue de La Michodière.

— Monsieur, dit-il à Lucien, vous avez de bien belles bottes.

— Il a tout beau, répondit Coralie.

— Je voudrais bien me fournir chez votre bottier.

— Oh ! dit Coralie, comme c'est rue des Bourdonnais de demander les adresses des fournisseurs ! Allez-vous porter des bottes de jeune homme ? vous seriez joli garçon. Gardez donc vos bottes à revers, qui conviennent à un homme établi, qui a femme, enfants et maîtresse.

— Enfin, si monsieur voulait tirer une de ses bottes, il me rendrait un service signalé, dit l'obstiné Camusot.

— Je ne pourrais la remettre sans crochets, dit Lucien en rougissant.

— Bérénice en ira chercher, ils ne seront pas de trop ici, dit le marchand d'un air horriblement goguenard.

— Papa Camusot, dit Coralie en lui jetant un regard empreint d'un atroce mépris, ayez le courage de votre lâcheté ! Allons, dites toute votre pensée. Vous trouvez que les boites de monsieur ressemblent aux miennes ? Je vous défends d'ôter vos bottes, dit-elle à Lucien. Oui, monsieur Camusot, oui, ces bottes sont absolument les mêmes que celles qui se croisaient les bras devant mon foyer l'autre jour, et monsieur caché dans mon cabinet de toilette les attendait, il avait passé la nuit ici. Voilà ce que vous pensez, hein ? Pensez-le, je le veux. C'est la vérité pure. Je vous trompe. Après ? Cela me plaît, à moi !

Elle s'assit sans colère et de l'air le plus dégagé du monde en regardant Camusot et Lucien, qui n'osaient se regarder.

— Je ne croirai que ce que vous voudrez que je croie, dit Camusot. Ne plaisantez pas, j'ai tort.

— Ou je suis une infâme dévergondée qui dans un moment s'est amourachée de monsieur, ou je suis une pauvre misérable créature qui a senti pour la première fois le véritable amour après lequel courent toutes les femmes. Dans les deux cas, il faut me quitter ou me prendre comme je suis, dit-elle en faisant un geste de souveraine par lequel elle écrasa le négociant.

— Serait-ce vrai ? dit Camusot qui vit à la contenance de Lucien que Coralie ne riait pas et qui mendiait une tromperie.

— J'aime mademoiselle, dit Lucien.

En entendant ce mot dit d'une voix émue, Coralie sauta au cou de son poète, le pressa dans ses bras et tourna la tête vers le marchand de soieries en lui montrant l'admirable groupe d'amour qu'elle faisait avec Lucien.

— Pauvre Musot, reprends tout ce que tu m'as donné, je ne veux rien de toi, j'aime comme une folle cet enfant-là, non pour son esprit, mais pour sa beauté. Je préfère la misère avec lui, à des millions avec toi.

Camusot tomba sur un fauteuil, se mit la tête dans les mains, et demeura silencieux.

— Voulez-vous que nous nous en allions ? lui dit-elle avec une incroyable férocité.

Lucien eut froid dans le dos en se voyant chargé d'une femme, d'une actrice et d'un ménage.

— Reste ici, garde tout, Coralie, dit le marchand d'une voix faible et douloureuse qui partait de l'âme, je ne veux rien reprendre. Il y a pourtant là soixante mille francs de mobilier, mais je ne saurais me faire à l'idée de ma Coralie dans la misère. Et tu seras cependant avant peu dans la misère. Quelque grands que soient les talents de monsieur, ils ne peuvent pas te donner une existence. Voilà ce qui nous attend tous, nous autres vieillards ! Laisse-moi, Coralie, le droit de venir te voir quelquefois : je puis t'être utile. D'ailleurs, je l'avoue, il me serait impossible de vivre sans toi.

La douceur de ce pauvre homme, dépossédé de tout son bonheur au moment où il se croyait le plus heureux, toucha vivement Lucien, mais non Coralie.

— Viens, mon pauvre Musot, viens tant que tu voudras, dit-elle. Je t'aimerai mieux en ne te trompant point.

Camusot parut content de n'être pas chassé de son paradis terrestre où sans doute il devait souffrir, mais où il espéra rentrer plus tard dans tous ses droits en se fiant sur les hasards de la vie parisienne et sur les séductions qui allaient entourer Lucien. Le vieux marchand matois pensa que tôt ou tard ce beau jeune homme se permettrait des infidélités, et pour l'espionner, pour le perdre dans l'esprit de Coralie, il voulait rester leur ami. Cette lâcheté de la passion vraie effraya Lucien. Camusot offrit à dîner au Palais-Royal, chez Véry, ce qui fut accepté.

— Quel bonheur, cria Coralie quand Camusot fut parti, plus de mansarde au quartier Latin, tu demeureras ici, nous ne nous quitterons pas, tu prendras pour conserver les apparences un petit appartement, rue Charlot, et vogue la galère !

Elle se mit à danser son pas espagnol avec un entrain qui peignit une indomptable passion.

— Je puis gagner cinq cents francs par mois en travaillant beaucoup, dit Lucien.

— J'en ai tout autant au théâtre, sans compter les feux. Camusot m'habillera toujours, il m'aime ! Avec quinze cents francs par mois, nous vivrons comme des Crésus.

— Et les chevaux, et le cocher, et le domestique ? dit Bérénice.

— Je ferai des dettes, s'écria Coralie.

Elle se remit à danser une gigue avec Lucien.

— Il faut dès lors accepter les propositions de Finot, s'écria Lucien.

— Allons, dit Coralie, je m'habille et te mène à ton journal, je t'attendrai en voiture, sur le boulevard.

Lucien s'assit sur un sofa, regarda l'actrice faisant sa toilette, et se livra aux plus graves réflexions. Il eût mieux aimé laisser Coralie libre que d'être jeté dans les obligations d'un pareil mariage ; mais il la vit si belle, si bien faite, si attrayante, qu'il fut saisi par les pittoresques aspects de cette vie de Bohême, et jeta le gant à la face de la Fortune. Bérénice eut ordre de veiller au déménagement et à l'installation de Lucien. Puis, la triomphante, la belle, l'heureuse Coralie entraîna son amant aimé, son poète, et traversa tout Paris pour aller rue Saint-Fiacre. Lucien grimpa lestement l'escalier, et se produisit en maître dans les bureaux du journal. Coloquinte ayant toujours son papier timbré sur la tête et le vieux Giroudeau lui dirent encore assez hypocritement que personne n'était venu.

— Mais les rédacteurs doivent se voir quelque part pour convenir du journal, dit-il.

— Probablement, mais la rédaction ne me regarde pas, dit le capitaine de la Garde Impériale qui se remit à vérifier ses bandes en faisant son éternel broum ! broum !

En ce moment, par un hasard, doit-on dire heureux ou malheureux ? Finot vint pour annoncer à Giroudeau sa fausse abdication, et lui recommander de veiller à ses intérêts.

— Pas de diplomatie avec monsieur, il est du journal, dit Finot à son oncle en prenant la main de Lucien et la lui serrant.

— Ah ! monsieur est du journal, s'écria Giroudeau surpris du geste de son neveu. Eh ! bien, monsieur, vous n'avez pas eu de peine à y entrer.

— Je veux y faire votre lit pour que vous ne soyez pas jobardé par Étienne, dit Finot en regardant Lucien d'un air fin. Monsieur aura trois francs par colonne pour toute sa rédaction, y compris les comptes-rendus de théâtre.

— Tu n'as jamais fait ces conditions à personne, dit Giroudeau en regardant Lucien avec étonnement.

— Il aura les quatre théâtres du boulevard, tu auras soin que ses loges ne lui soient pas[Dans le Furne : " chippées ", coquille.] chipées , et que ses billets de spectacle lui soient remis. Je vous conseille néanmoins de vous les faire adresser chez vous, dit-il en se tournant vers Lucien. Monsieur s'engage à faire, en outre de sa critique, dix articles Variétés d'environ deux colonnes pour cinquante francs par mois pendant un an. Cela vous va-t-il ?

— Oui, dit Lucien qui avait la main forcée par les circonstances.

— Mon oncle, dit Finot au caissier, tu rédigeras le traité que nous signerons en descendant.

— Qui est monsieur ? demanda Giroudeau en se levant et ôtant son bonnet de soie noire.

— Monsieur Lucien de Rubempré, l'auteur de l'article sur l'Alcade, dit Finot.

— Jeune homme, s'écria le vieux militaire en frappant sur le front de Lucien, vous avez là des mines d'or. Je ne suis pas littéraire, mais votre article, je l'ai lu, il m'a fait plaisir. Parlez-moi de cela ! Voilà de la gaieté. Aussi ai-je dit : — Ca nous amènera des abonnés ! Et il en est venu. Nous avons vendu cinquante numéros.

— Mon traité avec Étienne Lousteau est-il copié double et prêt à signer, dit Finot à son oncle.

— Oui, dit Giroudeau.

— Mets à celui que je signe avec monsieur la date d'hier, afin que Lousteau soit sous l'empire de ces conventions. Finot prit le bras de son nouveau rédacteur avec un semblant de camaraderie qui séduisit le poète, et l'entraîna dans l'escalier en lui disant : — Vous avez ainsi une position faite. Je vous présenterai moi-même à mes rédacteurs. Puis, ce soir, Lousteau vous fera reconnaître aux théâtres. Vous pouvez gagner cent cinquante francs par mois à notre petit journal que va diriger Lousteau ; aussi tâchez de bien vivre avec lui. Déjà le drôle m'en voudra de lui avoir lié les mains en votre endroit, mais vous avez du talent, et je ne veux pas que vous soyez en butte aux caprices d'un rédacteur en chef. Entre nous, vous pouvez m'apporter jusqu'à deux feuilles par mois pour ma Revue hebdomadaire, je vous les payerai deux cents francs. Ne parlez de cet arrangement à personne, je serais en proie à la vengeance de tous ces amours-propres blessés de la fortune d'un nouveau venu. Faites quatre articles de vos deux feuilles, signez-en deux de votre nom et deux d'un pseudonyme, afin de ne pas avoir l'air de manger le pain des autres. Vous devez votre position à Blondet et à Vignon qui vous trouvent de l'avenir. Ainsi, ne vous galvaudez pas. Surtout, défiez-vous de vos amis. Quant à nous deux, entendons-nous bien toujours. Servez-moi, je vous servirai. Vous avez pour quarante francs de loges et de billets à vendre, et pour soixante francs de livres à laver . Çà et votre rédaction vous donneront quatre cent cinquante francs par mois. Avec de l'esprit, vous saurez trouver au moins deux cents francs en sus chez les libraires qui vous payeront des articles et des prospectus. Mais vous êtes à moi, n'est-ce pas ? Je puis compter sur vous.

Lucien serra la main de Finot avec un transport de joie inouï.

— N'ayons pas l'air de nous être entendus, lui dit Finot à l'oreille en poussant la porte d'une mansarde au cinquième étage de la maison, et située au fond d'un long corridor.

Lucien aperçut alors Lousteau, Félicien Vernou, Hector Merlin et deux autres rédacteurs qu'il ne connaissait pas, tous réunis à une table couverte d'un tapis vert, devant un bon feu, sur des chaises ou des fauteuils, fumant ou riant. La table était chargée de papiers, il s'y trouvait un véritable encrier plein d'encre, des plumes assez mauvaises, mais qui servaient aux rédacteurs. Il fut démontré au nouveau journaliste que là s'élaborait le grand œuvre.

— Messieurs, dit Finot, l'objet de la réunion est l'installation en mon lieu et place de notre cher Lousteau comme rédacteur en chef du journal que je suis obligé de quitter. Mais, quoique mes opinions subissent une transformation nécessaire pour que je puisse passer rédacteur en chef de la Revue dont les destinées vous sont connues, mes convictions sont les mêmes et nous restons amis. Je suis tout à vous, comme vous serez à moi. Les circonstances sont variables, les principes sont fixes. Les principes sont le pivot sur lequel marchent les aiguilles du baromètre politique.

Tous les rédacteurs partirent d'un éclat de rire.

— Qui t'a donné ces phrases-là ? demanda Lousteau.

— Blondet, répondit Finot.

— Vent, pluies, tempête, beau fixe, dit Merlin, nous parcourrons tout ensemble.

— Enfin, reprit Finot, ne nous embarbouillons pas dans les métaphores : tous ceux qui auront quelques articles à m'apporter retrouveront Finot. Monsieur, dit-il en présentant Lucien, est des vôtres. J'ai traité avec lui, Lousteau.

Chacun complimenta Finot sur son élévation et sur ses nouvelles destinées.

— Te voilà à cheval sur nous et sur les autres, lui dit l'un des rédacteurs inconnus à Lucien, tu deviens Janus...

— Pourvu qu'il ne soit pas Janot, dit Vernou.

— Tu nous laisses attaquer nos bêtes noires ?

— Tout ce que vous voudrez ! dit Finot.

— Ah ! mais ! dit Lousteau, le journal ne peut pas reculer. Monsieur Châtelet s'est fâché, nous n'allons pas le lâcher pendant une semaine.

— Que s'est-il passé ? dit Lucien.

— Il est venu demander raison, dit Vernou. L'ex-beau de l'Empire a trouvé le père Giroudeau, qui, du plus beau sang-froid du monde, a montré dans Philippe Bridau l'auteur de l'article, et Philippe a demandé au baron son heure et ses armes. L'affaire en est restée là. Nous sommes occupés à présenter des excuses au baron dans le numéro de demain. Chaque phrase est un coup de poignard.

— Mordez-le ferme, il viendra me trouver, dit Finot. J'aurai l'air de lui rendre service en vous apaisant, il tient au Ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur suppléant ou quelque bureau de tabac. Nous sommes heureux qu'il se soit piqué au jeu. Qui de vous veut faire dans mon nouveau journal un article de fond sur Nathan ?

— Donnez-le à Lucien, dit Lousteau. Hector et Vernou feront des articles dans leurs journaux respectifs...

— Adieu, messieurs, nous nous reverrons seul à seul chez Barbin, dit Finot en riant.

Lucien reçut quelques compliments sur son admission dans le corps redoutable des journalistes, et Lousteau le présenta comme un homme sur qui l'on pouvait compter.

— Lucien vous invite en masse, messieurs, à souper chez sa maîtresse, la belle Coralie.

— Coralie va au Gymnase, dit Lucien à Étienne.

— Eh ! bien, messieurs, il est entendu que nous pousserons Coralie, hein ? Dans tous vos journaux, mettez quelques lignes sur son engagement et parlez de son talent. Vous donnerez du tact, de l'habileté à l'administration du Gymnase, pouvons-nous lui donner de l'esprit ?

— Nous lui donnerons de l'esprit, répondit Merlin, Frédéric a une pièce avec Scribe.

— Oh ! le directeur du Gymnase est alors le plus prévoyant et le plus perspicace des spéculateurs, dit Vernou.

— Ah ! çà, ne faites pas vos articles sur le livre de Nathan que nous ne nous soyons concertés, vous saurez pourquoi, dit Lousteau. Nous devons être utiles à notre nouveau camarade. Lucien a deux livres à placer, un recueil de sonnets et un roman. Par la vertu de l'entre-filet ! il doit être un grand poète à trois mois d'échéance.

Nous nous servirons de ses Marguerites pour rabaisser les Odes, les Ballades, les Méditations, toute la poésie romantique.

— Ça serait drôle si les sonnets ne valaient rien, dit Vernou. Que pensez-vous de vos sonnets, Lucien ?

— Là, comment les trouvez-vous ? dit un des rédacteurs inconnus.

— Messieurs, ils sont bien, dit Lousteau, parole d'honneur.

— Eh ! bien, j'en suis content, dit Vernou, je les jetterai dans les jambes de ces poètes de sacristie qui me fatiguent.

— Si Dauriat, ce soir, ne prend pas les Marguerites, nous lui flanquerons article sur article contre Nathan.

— Et Nathan, que dira-t-il ? s'écria Lucien.

Les cinq rédacteurs éclatèrent de rire.

— Il sera enchanté, dit Vernou. Vous verrez comment nous arrangerons les choses.

— Ainsi, monsieur est des nôtres ? dit un des deux rédacteurs que Lucien ne connaissait pas.

— Oui, oui, Frédéric, pas de farces. Tu vois, Lucien, dit Étienne au néophyte, comment nous agissons avec toi, tu ne reculeras pas dans l'occasion. Nous aimons tous Nathan, et nous allons l'attaquer. Maintenant partageons-nous l'empire d'Alexandre. Frédéric, veux-tu les Français et l'Odéon ?

— Si ces messieurs y consentent, dit Frédéric.

Tous inclinèrent la tête, mais Lucien vit briller des regards d'envie.

— Je garde l'Opéra, les Italiens et l'Opéra-Comique, dit Vernou.

— Eh ! bien, Hector prendra les théâtres de Vaudeville, dit Lousteau.

— Et moi, je n'ai donc pas de théâtres ? s'écria l'autre rédacteur que ne connaissait pas Lucien.

— Eh ! bien, Hector te laissera les Variétés, et Lucien la Porte-Saint-Martin, dit Étienne. Abandonne-lui la Porte-Saint-Martin, il est fou de Fanny Beaupré, dit-il à Lucien, tu prendras le Cirque-Olympique en échange. Moi, j'aurai Bobino, les Funambules et Madame Saqui. Qu'avons-nous pour le journal de demain ?

— Rien.

— Rien.

— Rien !

— Messieurs, soyez brillants pour mon premier numéro. Le baron Châtelet et sa seiche ne dureront pas huit jours. L'auteur du Solitaire est bien usé.

— Sosthène-Démosthène n'est plus drôle, dit Vernou, tout le monde nous l'a pris.

— Oh ! il nous faut de nouveaux morts, dit Frédéric.

— Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite ? Si nous disions que monsieur de Bonald pue des pieds ? s'écria Lousteau.

— Commençons une série de portraits des orateurs ministériels ? dit Hector Merlin.

— Fais cela, mon petit, dit Lousteau, tu les connais, ils sont de ton parti, tu pourras satisfaire quelques haines intestines. Empoigne Beugnot, Syrieys de Mayrinhac et autres. Les articles peuvent être prêts à l'avance, nous ne serons pas embarrassés pour le journal.

— Si nous inventions quelques refus de sépulture avec des circonstances plus ou moins aggravantes ? dit Hector.

— N'allons pas sur les brisées des grands journaux constitutionnels qui ont leurs cartons aux curés pleins de Canards , répondit Vernou.

— De Canards ? dit Lucien.

— Nous appelons un canard, lui répondit Hector, un fait qui a l'air d'être vrai, mais qu'on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles. Le canard est une trouvaille de Franklin, qui a inventé le paratonnerre, le canard et la république. Ce journaliste trompa si bien les encyclopédistes par ses canards d'outre-mer que, dans l'Histoire Philosophique des Indes, Raynal a donné deux de ces canards pour des faits authentiques.

— Je ne savais pas cela, dit Vernou. Quels sont les deux canards ?

— L'histoire relative à l'Anglais qui vend sa libératrice, une négresse, après l'avoir rendue mère afin d'en tirer plus d'argent. Puis le plaidoyer sublime de la jeune fille grosse gagnant sa cause. Quand Franklin vint à Paris, il avoua ses canards chez Necker, à la grande confusion des philosophes français. Et voilà comment le Nouveau-Monde a deux fois corrompu l'ancien.

— Le journal, dit Lousteau, tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là.

— La justice criminelle ne procède pas autrement, dit Vernou.

— Eh ! bien, à ce soir, neuf heures, ici, dit Merlin.

Chacun se leva, se serra les mains, et la séance fut levée au milieu des témoignages de la plus touchante familiarité.

— Qu'as-tu donc fait à Finot, dit Étienne à Lucien en descendant, pour qu'il ait passé un marché avec toi ? Tu es le seul avec lequel il se soit lié.

— Moi, rien, il me l'a proposé, dit Lucien.

— Enfin, tu aurais avec lui des arrangements, j'en serais enchanté, nous n'en serions que plus forts tous deux.

Au rez-de-chaussée, Étienne et Lucien trouvèrent Finot qui prit à part Lousteau dans le cabinet ostensible de la Rédaction.

— Signez votre traité pour que le nouveau directeur croie la chose faite d'hier, dit Giroudeau qui présentait à Lucien deux papiers timbrés.

En lisant ce traité, Lucien entendit entre Étienne et Finot une discussion assez vive qui roulait sur les produits en nature du journal. Étienne voulait sa part de ces impôts perçus par Giroudeau. Il y eut sans doute une transaction entre Finot et Lousteau, car les deux amis sortirent entièrement d'accord.

— A huit heures, aux Galeries-de-Bois, chez Dauriat, dit Étienne à Lucien.

Un jeune homme se présenta pour être rédacteur de l'air timide et inquiet qu'avait Lucien naguère. Lucien vit avec un plaisir secret Giroudeau pratiquant sur le néophyte les plaisanteries par lesquelles le vieux militaire l'avait abusé ; son intérêt lui fit parfaitement comprendre la nécessité de ce manége, qui mettait des barrières presque infranchissables entre les débutants et la mansarde où pénétraient les élus.

— Il n'y a pas déjà tant d'argent pour les rédacteurs, dit-il à Giroudeau.

— Si vous étiez plus de monde, chacun de vous en aurait moins, répondit le capitaine. Et donc !

L'ancien militaire fit tourner sa canne plombée, sortit en broum-broumant , et parut stupéfait de voir Lucien montant dans le bel équipage qui stationnait sur les boulevards.

— Vous êtes maintenant les militaires, et nous sommes les péquins[Dans le Furne : pékins, coquille.] , lui dit le soldat.

— Ma parole d'honneur, ces jeunes gens me paraissent être les meilleurs enfants du monde, dit Lucien à Coralie. Me voilà journaliste avec la certitude de pouvoir gagner six cents francs par mois, en travaillant comme un cheval ; mais je placerai mes deux ouvrages et j'en ferai d'autres, car mes amis vont m'organiser un succès ! Ainsi, je dis comme toi, Coralie : Vogue la galère.

— Tu réussiras, mon petit ; mais ne sois pas aussi bon que tu es beau, tu te perdrais. Sois méchant avec les hommes, c'est bon genre.

Coralie et Lucien allèrent se promener au bois de Boulogne, ils y rencontrèrent encore la marquise d'Espard, madame de Bargeton et le baron Châtelet. Madame de Bargeton regarda Lucien d'un air séduisant qui pouvait passer pour un salut. Camusot avait commandé le meilleur dîner du monde. Coralie, en se sachant débarrassée de lui, fut si charmante pour le pauvre marchand de soieries qu'il ne se souvint pas, durant les quatorze mois de leur liaison, de l'avoir vue si gracieuse ni si attrayante.

— Allons, se dit-il, restons avec elle, quand même !

Camusot proposa secrètement à Coralie une inscription de six mille livres de rente sur le Grand-Livre, que ne connaissait pas sa femme, si elle voulait rester sa maîtresse, en consentant à fermer les yeux sur ses amours avec Lucien.

— Trahir un pareil ange ?... mais regarde-le donc, pauvre magot, et regarde-toi ! dit-elle en lui montrant le poète que Camusot avait légèrement étourdi en le faisant boire.

Camusot résolut d'attendre que la misère lui rendît la femme que la misère lui avait déjà livrée.

— Je ne serai donc que ton ami, dit-il en la baisant au front.

 

 

 

Lucien laissa Coralie et Camusot pour aller aux Galeries-de-Bois. Quel changement son initiation aux mystères du journal avait produit dans son esprit ! Il se mêla sans peur à la foule qui ondoyait dans les Galeries, il eut l'air impertinent parce qu'il avait une maîtresse, il entra chez Dauriat d'un air dégagé parce qu'il était journaliste. Il y trouva grande société, il y donna la main à Blondet, à Nathan, à Finot, à toute la littérature avec laquelle il avait fraternisé depuis une semaine ; il se crut un personnage, et se flatta de surpasser ses camarades ; la petite pointe de vin qui l'animait le servit à merveille, il fut spirituel, et montra qu'il savait hurler avec les loups. Néanmoins, Lucien ne recueillit pas les approbations tacites, muettes ou parlées sur lesquelles il comptait, il aperçut un premier mouvement de jalousie parmi ce monde, moins inquiet que curieux peut-être de savoir quelle place prendrait une supériorité nouvelle et ce qu'elle avalerait dans le partage général des produits de la Presse. Finot, qui trouvait en Lucien une mine à exploiter, Lousteau qui croyait avoir des droits sur lui furent les seuls que le poète vit souriants[Dans le Furne : " souriant ", coquille typographique.] . Lousteau qui avait déjà pris les allures d'un rédacteur en chef, frappa vivement aux carreaux du cabinet de Dauriat.

— Dans un moment, mon ami, lui répondit le libraire en levant la tête au-dessus des rideaux verts et en le reconnaissant.

Le moment dura une heure, après laquelle Lucien et son ami entrèrent dans le sanctuaire.

— Eh ! bien, avez-vous pensé à l'affaire de notre ami ? dit le nouveau rédacteur en chef.

— Certes, dit Dauriat en se penchant sultanesquement dans son fauteuil. J'ai parcouru le recueil, je l'ai fait lire à un homme de goût, à un bon juge, car je n'ai pas la prétention de m'y connaître. Moi, mon ami, j'achète la gloire tout faite comme cet Anglais achetait l'amour. Vous êtes aussi grand poète que vous êtes joli garçon, mon petit, dit Dauriat. Foi d'honnête homme, je ne dis pas de libraire, remarquez ? vos sonnets sont magnifiques, on n'y sent pas le travail, ce qui est rare quand on a l'inspiration et de la verve. Enfin, vous savez rimer, une des qualités de la nouvelle école. Vos Marguerites sont un beau livre, mais ce n'est pas une affaire, et je ne peux m'occuper que de vastes entreprises. Par conscience, je ne veux pas prendre vos sonnets, il me serait impossible de les pousser, il n'y a pas assez à gagner pour faire les dépenses d'un succès. D'ailleurs vous ne continuerez pas la poésie, votre livre est un livre isolé. Vous êtes jeune, jeune homme ! vous m'apportez l'éternel recueil des premiers vers que font au sortir du collége tous les gens de lettres, auquel ils tiennent tout d'abord et dont ils se moquent plus tard. Lousteau, votre ami, doit avoir un poème caché dans ses vieilles chaussettes. N'as-tu pas un poème, Lousteau ? dit Dauriat en jetant sur Étienne un fin regard de compère.

— Eh ! comment pourrais-je écrire en prose ? dit Lousteau.

— Eh ! bien, vous le voyez, il ne m'en a jamais parlé ; mais notre ami connaît la librairie et les affaires, reprit Dauriat. Pour moi, la question, dit-il en câlinant Lucien n'est pas de savoir si vous êtes un grand poète ; vous avez beaucoup mais beaucoup de mérite ; si je commençais la librairie, je commettrais la faute de vous éditer. Mais d'abord, aujourd'hui, mes commanditaires et mes bailleurs de fonds me couperaient les vivres ; il suffit que j'y aie perdu vingt mille francs l'année dernière pour qu'ils ne veuillent entendre à aucune poésie, et ils sont mes maîtres. Néanmoins la question n'est pas là. J'admets que vous soyez un grand poète, serez-vous fécond ? Pondrez-vous régulièrement des sonnets ? Deviendrez-vous dix volumes ? Serez-vous une affaire ? Eh ! bien, non, vous serez un délicieux prosateur ; vous avez trop d'esprit pour le gâter par des chevilles, vous avez à gagner trente mille francs par an dans les journaux, et vous ne les troquerez pas contre trois mille francs que vous donneront très-difficilement vos hémistiches, vos strophes et autres ficharades !

— Vous savez, Dauriat, que monsieur est du journal, dit Lousteau.

— Oui, répondit Dauriat, j'ai lu son article ; et dans son intérêt bien entendu, je lui refuse les Marguerites ! Oui, monsieur, je vous aurai donné plus d'argent dans six mois d'ici pour les articles que j'irai vous demander que pour votre poésie invendable !

— Et la gloire ? s'écria Lucien.

Dauriat et Lousteau se mirent à rire.

— Dam ! dit Lousteau, ça conserve des illusions.

— La gloire, répondit Dauriat, c'est dix ans de persistance et une alternative de cent mille francs de perte ou de gain pour le libraire. Si vous trouvez des fous qui impriment vos poésies, dans un an d'ici vous aurez de l'estime pour moi en apprenant le résultat de leur opération.

— Vous avez là le manuscrit ? dit Lucien froidement.

— Le voici, mon ami, répondit Dauriat dont les façons avec Lucien s'étaient déjà singulièrement édulcorées.

Lucien prit le rouleau sans regarder l'état dans lequel était la ficelle, tant Dauriat avait l'air d'avoir lu les Marguerites. Il sortit avec Lousteau sans paraître ni consterné ni mécontent. Dauriat accompagna les deux amis dans la boutique en parlant de son journal et de celui de Lousteau. Lucien jouait négligemment avec le manuscrit des Marguerites.

— Tu crois que Dauriat a lu ou fait lire tes sonnets ? lui dit Étienne à l'oreille.

— Oui, dit Lucien.

— Regarde les scellés.

Lucien aperçut l'encre et la ficelle dans un état de conjonction parfaite.

— Quel sonnet avez-vous le plus particulièrement remarqué ? dit Lucien au libraire en pâlissant de colère et de rage.

— Ils sont tous remarquables, mon ami, répondit Dauriat, mais celui sur la marguerite est délicieux, il se termine par une pensée fine et très-délicate. Là, j'ai deviné le succès que votre prose doit obtenir. Aussi vous ai-je recommandé sur-le-champ à Finot. Faites-nous des articles, nous les payerons bien. Voyez-vous, penser à la gloire, c'est fort beau, mais n'oubliez pas le solide, et prenez tout ce qui se présentera. Quand vous serez riche, vous ferez des vers.

Le poète sortit brusquement dans les Galeries pour ne pas éclater, il était furieux. — Eh ! bien, enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu'ils sont, des moyens. Veux-tu prendre ta revanche ?

— A tout prix, dit le poète.

— Voici un exemplaire du livre de Nathan que Dauriat vient de me donner, et dont la seconde édition paraît demain ; relis cet ouvrage et fais un article qui le démolisse. Félicien Vernou ne peut souffrir Nathan dont le succès nuit, à ce qu'il croit, au futur succès de son ouvrage. Une des manies de ces petits esprits est d'imaginer que, sous le soleil, il n'y a pas de place pour deux succès. Aussi fera-t-il mettre ton article dans le grand journal auquel il travaille.

— Mais que peut-on dire contre ce livre ? il est beau, s'écria Lucien.

— Ha ! çà, mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d'œuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une œuvre dangereuse et malsaine.

— Mais comment ?

— Tu changeras les beautés en défauts.

— Je suis incapable d'opérer une pareille métamorphose.

— Mon cher, voici la manière de procéder en semblable occurrence. Attention, mon petit ! Tu commenceras par trouver l'œuvre belle, et tu peux t'amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira : Ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. Dès lors le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l'estime de ton lecteur, tu regretteras d'avoir à blâmer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. La France, diras-tu, ne gouverne-t-elle pas l'intelligence du monde entier ? Jusqu'aujourd'hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l'Europe dans la voie de l'analyse, de l'examen philosophique, par la puissance du style et par la forme originale qu'ils donnaient aux idées. Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. Tu expliqueras combien en France la langue est impitoyable, tu prouveras qu'elle est un vernis étendu sur la pensée. Tu lâcheras des axiomes, comme : Un grand écrivain en France est toujours un grand homme, il est tenu par la langue à toujours penser ; il n'en est pas ainsi dans les autres pays, etc. Tu démontreras ta proposition en comparant Rabener, un moraliste satirique allemand, à La Bruyère. Il n'y a rien qui pose un critique comme de parler d'un auteur étranger inconnu. Kant est le piédestal de Cousin. Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature unelittérature idéée . Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliqueras alors que de nos jours il se produit une nouvelle littérature où l'on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispensent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Lesage, si substantiels, si incisifs, au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup trop dramatisé . Dans un pareil genre, il n'y a place que pour l'inventeur. Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système, diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l'on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peut devenir auteur à bon marché, genre que tu nommeras enfin la littérature imagée . Tu feras tomber cette argumentation sur Nathan, en démontrant qu'il est un imitateur et n'a que l'apparence du talent. Le grand style serré du dix-huitième siècle manque à son livre, tu prouveras que l'auteur y a substitué les événemens aux sentiments. Le mouvement n'est pas la vie, le tableau n'est pas l'idée ! Lâche de ces sentences-là, le public les répète. Malgré le mérite de cette œuvre, elle te paraît alors fatale et dangereuse, elle ouvre les portes du Temple de la Gloire à la foule, et tu feras apercevoir dans le lointain une armée de petits auteurs empressés d'imiter cette forme. Ici tu pourras te livrer dès-lors à de tonnantes lamentations sur la décadence du goût, et tu glisseras l'éloge de MM. Étienne, Jouy, Tissot, Gosse, Duval, Jay, Benjamin Constant, Aignan, Baour-Lormian, Villemain, les coryphées du parti libéral napoléonien, sous la protection desquels se trouve le journal de Vernou. Tu montreras cette glorieuse phalange résistant à l'invasion des romantiques, tenant pour l'idée et le style contre l'image et le bavardage, continuant l'école voltairienne et s'opposant à l'école anglaise et allemande, de même que les dix-sept orateurs de la Gauche combattent pour la nation contre les Ultras de la Droite. Protégé par ces noms révérés de l'immense majorité des Français qui sera toujours pour l'Opposition de la Gauche, tu peux écraser Nathan dont l'ouvrage, quoique renfermant des beautés supérieures, donne en France droit de bourgeoisie à une littérature sans idées. Dès lors, il ne s'agit plus de Nathan ni de son livre, comprends-tu ? mais de la gloire de la France. Le devoir des plumes honnêtes et courageuses est de s'opposer vivement à ces importations étrangères. Là, tu flattes l'abonné. Selon toi, la France est une fine commère, il n'est pas facile de la surprendre. Si le libraire a, par des raisons dans lesquelles tu ne veux pas entrer, escamoté un succès, le vrai public a bientôt fait justice des erreurs causées par les cinq cents niais qui composent son avant-garde. Tu diras qu'après avoir eu le bonheur de vendre une édition de ce livre, le libraire est bien audacieux d'en faire une seconde, et tu regretteras qu'un si habile éditeur connaisse si peu les instincts du pays. Voilà tes masses. Saupoudre-moi d'esprit ces raisonnements, relève-les par un petit filet de vinaigre, et Dauriat est frit dans la poêle aux articles. Mais n'oublie pas de terminer en ayant l'air de plaindre dans Nathan l'erreur d'un homme à qui, s'il quitte cette voie, la littérature contemporaine devra de belles œuvres.

Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau : à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu'il n'avait même pas soupçonnées.

— Mais ce que tu me dis, s'écria-t-il, est plein de raison et de justesse.

— Sans cela, pourrais-tu battre en brèche le livre de Nathan ? dit Lousteau. Voilà, mon petit, une première forme d'article qu'on emploie pour démolir un ouvrage. C'est le pic du critique. Mais il y a bien d'autres formules ! ton éducation se fera. Quand tu seras obligé de parler absolument d'un homme que tu n'aimeras pas, quelquefois les propriétaires, les rédacteurs en chef d'un journal ont la main forcée, tu déploieras les négations de ce que nous appelons l'article de fonds. On met en tête de l'article, le titre du livre dont on veut que vous vous occupiez ; on commence par des considérations générales dans lesquelles on peut parler des Grecs et des Romains, puis on dit à la fin : Ces considérations nous ramènent au livre de monsieur un tel, qui sera la matière d'un second article. Et le second article ne paraît jamais. On étouffe ainsi le livre entre deux promesses. Ici tu ne fais pas un article contre Nathan, mais contre Dauriat ; il faut un coup de pic. Sur un bel ouvrage, le pic n'entame rien, et il entre dans un mauvais livre jusqu'au cœur : au premier cas, il ne blesse que le libraire ; et dans le second, il rend service au public. Ces formes de critique littéraire s'emploient également dans la critique politique.

La cruelle leçon d'Étienne ouvrait des cases dans l'imagination de Lucien qui comprit admirablement ce métier.

— Allons au journal, dit Lousteau nous y trouverons nos amis, et nous conviendrons d'une charge à fond de train contre Nathan, et ça les fera rire, tu verras.

Arrivés rue Saint-Fiacre, ils montèrent ensemble à la mansarde où se faisait le journal, et Lucien fut aussi surpris que ravi de voir l'espèce de joie avec laquelle ses camarades convinrent de démolir le livre de Nathan. Hector Merlin prit un carré de papier, et il écrivit ces lignes qu'il alla porter à son journal.

On annonce une seconde édition du livre de monsieur Nathan. Nous comptions garder le silence sur cet ouvrage, mais cette apparence de succès nous oblige à publier un article, moins sur l'œuvre que sur la tendance de la jeune littérature .

En tête des plaisanteries pour le numéro du lendemain, Lousteau mit cette phrase.

      • Le libraire Dauriat publie une seconde édition du livre de monsieur Nathan ? Il ne connaît donc pas le proverbe du Palais :


NON BIS IN IDEM . Honneur au courage malheureux !

Les paroles d'Étienne avaient été comme un flambeau pour Lucien, à qui le désir de se venger de Dauriat tint lieu de conscience et d'inspiration. Trois jours après, pendant lesquels il ne sortit pas de la chambre de Coralie où il travaillait au coin du feu, servi par Bérénice, et caressé dans ses moments de lassitude par l'attentive et silencieuse Coralie, Lucien mit au net un article critique, d'environ trois colonnes, où il s'était élevé à une hauteur surprenante. Il courut au journal, il était neuf heures du soir, il y trouva les rédacteurs et leur lut son travail. Il fut écouté sérieusement. Félicien ne dit pas un mot, il prit le manuscrit et dégringola les escaliers.

— Que lui prend-il ? s'écria Lucien.

— Il porte ton article à l'imprimerie ! dit Hector Merlin, c'est un chef-d'œuvre où il n'y a ni un mot à retrancher, ni une ligne à ajouter.

— Il ne faut que te montrer le chemin ! dit Lousteau.

— Je voudrais voir la mine que fera Nathan demain en lisant cela, dit un autre rédacteur sur la figure duquel éclatait une douce satisfaction.

— Il faut être votre ami, dit Hector Merlin.

— C'est donc bien ? demanda vivement Lucien.

— Blondet et Vignon s'en trouveront mal, dit Lousteau.

— Voici, reprit Lucien, un petit article que j'ai broché pour vous, et qui peut, en cas de succès, fournir une série de compositions semblables.

— Lisez-nous cela, dit Lousteau.

Lucien leur lut alors un de ces délicieux articles qui firent la fortune de ce petit journal, et où en deux colonnes il peignait un des menus détails de la vie parisienne, une figure, un type, un événement normal, ou quelques singularités. Cet échantillon, intitulé : Les passants de Paris , était écrit dans cette manière neuve et originale où la pensée résultait du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveillait l'attention. Cet article était aussi différent de l'article grave et profond sur Nathan, que les Lettres Persanes diffèrent de l'Esprit des Lois.

— Tu es né journaliste, lui dit Lousteau. Cela passera demain, fais-en tant que tu voudras.

— Ah çà, dit Merlin, Dauriat est furieux des deux obus que nous avons lancés dans son magasin. Je viens de chez lui ; il fulminait des imprécations, il s'emportait contre Finot qui lui disait t'avoir vendu son journal. Moi, je l'ai pris à part, et lui ai coulé ces mots dans l'oreille : Les Marguerites vous coûteront cher ! Il vous arrive un homme de talent, et vous l'envoyez promener quand nous l'accueillons à bras ouverts.

— Dauriat sera foudroyé par l'article que nous venons d'entendre, dit Lousteau à Lucien. Tu vois, mon enfant, ce qu'est le journal ? Mais ta vengeance marche ! Le baron Châlelet est venu demander ce matin ton adresse, il y a eu ce matin un article sanglant contre lui, l'ex-beau a une tête faible, il est au désespoir. Tu n'as pas lu le journal ? l'article est drôle. Vois ? Convoi du Héron pleuré par la Seiche . Madame de Bargeton est décidément appelée l' os de Seiche dans le monde, et Châlelet n'est plus nommé que le baron Héron .

Lucien prit le journal et ne put s'empêcher de rire en lisant ce petit chef-d'œuvre de plaisanterie dû à Vernou.

— Ils vont capituler, dit Hector Merlin.

Lucien participa joyeusement à quelques-uns des bons mots et des traits avec lesquels on terminait le journal, en causant et fumant, en racontant les aventures de la journée, les ridicules des camarades ou quelques nouveaux détails sur leur caractère. Cette conversation éminemment moqueuse, spirituelle, méchante mit Lucien au courant des mœurs et du personnel de la littérature.

— Pendant que l'on compose le journal, dit Lousteau, je vais aller faire un tour avec toi, te présenter à tous les contrôles et à toutes les coulisses des théâtres où tu as tes entrées ; puis nous irons retrouver Florine et Coralie au Panorama-Dramatique où nous folichonnerons avec elles dans leurs loges.

Tous deux donc, bras dessus, bras dessous, ils allèrent de théâtre en théâtre, où Lucien fut intronisé comme rédacteur, complimenté par les directeurs, lorgné par les actrices qui tous avaient su l'importance qu'un seul article de lui venait de donner à Coralie et à Florine, engagées, l'une au Gymnase à douze mille francs par an, et l'autre à huit mille francs au Panorama. Ce fut autant de petites ovations qui grandirent Lucien à ses propres yeux, et lui donnèrent la mesure de sa puissance. A onze heures, les deux amis arrivèrent au Panorama-Dramatique où Lucien eut un air dégagé qui fit merveille. Nathan y était, Nathan tendit la main à Lucien qui la prit et la serra.

— Ah çà, mes maîtres, dit-il en regardant Lucien et Lousteau, vous voulez donc m'enterrer ?

— Attends donc à demain, mon cher, tu verras comment Lucien t'a empoigné ! Parole d'honneur, tu seras content. Quand la critique est aussi sérieuse que celle-là, un livre y gagne.

Lucien était rouge de honte.

— Est-ce dur ? demanda Nathan.

— C'est grave, dit Lousteau.

— Il n'y aura donc pas de mal ? reprit Nathan. Hector Merlin disait au foyer du Vaudeville que j'étais échiné.

— Laissez-le dire et attendez s'écria Lucien qui se sauva dans la loge de Coralie en suivant l'actrice au moment où elle quittait la scène dans son attrayant costume.

Le lendemain, au moment où Lucien déjeunait avec Coralie, il entendit un cabriolet dont le bruit net dans sa rue assez solitaire annonçait une élégante voiture, et dont le cheval avait cette allure déliée et cette manière d'arrêter qui trahit la race pure. De sa fenêtre, Lucien aperçut en effet le magnifique cheval anglais de Dauriat, et Dauriat qui tendait les guides à son groom avant de descendre.

— C'est le libraire, cria Lucien à sa maîtresse.

— Faites attendre, dit aussitôt Coralie à Bérénice.