Ni Lucien, ni madame de Bargeton, ni Gentil, ni Albertine, la femme de chambre, ne parlèrent jamais des événements de ce voyage ; mais il est à croire que la présence continuelle des gens le rendit fort maussade pour un amoureux qui s'attendait à tous les plaisirs d'un enlèvement. Lucien, qui allait en poste pour la première fois de sa vie, fut très-ébahi de voir semer sur la route d'Angoulême à Paris presque toute la somme qu'il destinait à sa vie d'une année. Comme les hommes qui unissent les grâces de l'enfance à la force du talent, il eut le tort d'exprimer ses naïfs étonnements à l'aspect des choses nouvelles pour lui. Un homme doit bien étudier une femme avant de lui laisser voir ses émotions et ses pensées comme elles se produisent. Une maîtresse aussi tendre que grande sourit aux enfantillages et les comprend ; mais pour peu qu'elle ait de la vanité, elle ne pardonne pas à son amant de s'être montré enfant, vain ou petit. Beaucoup de femmes portent une si grande exagération dans leur culte, qu'elles veulent toujours trouver un dieu dans leur idole ; tandis que celles qui aiment un homme pour lui-même avant de l'aimer pour elles, adorent ses petitesses autant que ses grandeurs. Lucien n'avait pas encore deviné que chez madame de Bargeton l'amour était greffé sur l'orgueil. Il eut le tort de ne pas s'expliquer certains sourires qui échappèrent à Louise durant ce voyage, quand, au lieu de les contenir, il se laissait aller à ses gentillesses de jeune rat sorti de son trou.

Les voyageurs débarquèrent à l'hôtel du Gaillard-Bois, rue de l'Échelle, avant le jour. Les deux amants étaient si fatigués l'un et l'autre, qu'avant tout Louise voulut se coucher et se coucha, non sans avoir ordonné à Lucien de demander une chambre au-dessus de l'appartement qu'elle prit. Lucien dormit jusqu'à quatre heures du soir. Madame de Bargeton le fit éveiller pour dîner, il s'habilla précipitamment en apprenant l'heure, et trouva Louise dans une de ces ignobles chambres qui sont la honte de Paris, où, malgré tant de prétentions à l'élégance, il n'existe pas encore un seul hôtel où tout voyageur riche puisse retrouver son chez soi. Quoiqu'il eût sur les yeux ces nuages que laisse un brusque réveil, Lucien ne reconnut pas sa Louise dans cette chambre froide, sans soleil, à rideaux passés, dont le carreau frotté semblait misérable, où le meuble était usé, de mauvais goût, vieux ou d'occasion. Il est en effet certaines personnes qui n'ont plus ni le même aspect ni la même valeur, une fois séparées des figures, des choses, des lieux qui leur servent de cadre. Les physionomies vivantes ont une sorte d'atmosphère qui leur est propre, comme le clair-obscur des tableaux flamands est nécessaire à la vie des figures qu'y a placées le génie des peintres. Les gens de province sont presque tous ainsi. Puis madame de Bargeton parut plus digne, plus pensive qu'elle ne devait l'être en un moment où commençait un bonheur sans entraves. Lucien ne pouvait se plaindre : Gentil et Albertine les servaient. Le dîner n'avait plus ce caractère d'abondance et d'essentielle bonté qui distingue la vie en province. Les plats coupés par la spéculation sortaient d'un restaurant voisin, ils étaient maigrement servis, ils sentaient la portion congrue. Paris n'est pas beau dans ces petites choses auxquelles sont condamnés les gens à fortune médiocre. Lucien attendit la fin du repas pour interroger Louise dont le changement lui semblait inexplicable. Il ne se trompait point. Un événement grave, car les réflexions sont les événements de la vie morale, était survenu pendant son sommeil.

Sur les deux heures après midi, Sixte du Châtelet s'était présenté à l'hôtel, avait fait éveiller Albertine, avait manifesté le désir de parler à sa maîtresse, et il était revenu après avoir à peine laissé le temps à madame de Bargeton de faire sa toilette. Anaïs dont la curiosité fut excitée par cette singulière apparition de monsieur du Châtelet, elle qui se croyait si bien cachée, l'avait reçu vers trois heures.

— Je vous ai suivie en risquant d'avoir une réprimande à l'Administration, dit-il en la saluant, car je prévoyais ce qui vous arrive. Mais dussé-je perdre ma place, au moins vous ne serez pas perdue, vous !

— Que voulez-vous dire ? s'écria madame de Bargeton.

— Je vois bien que vous aimez Lucien, reprit-il d'un air tendrement résigné, car il faut bien aimer un homme pour ne réfléchir à rien, pour oublier toutes les convenances, vous qui les connaissez si bien ! Croyez-vous donc, chère Naïs adorée, que vous serez reçue chez madame d'Espard ou dans quelque salon de Paris que ce soit, du moment où l'on saura que vous vous êtes comme enfuie d'Angoulême avec un jeune homme, et surtout après le duel de monsieur de Bargeton et de monsieur Chandour[" de Chandour " dans les éditions antérieures. Omission ou correction ? il est difficile de trancher.] ? Le séjour de votre mari à l'Escarbas a l'air d'une séparation. En un cas semblable, les gens comme il faut commencent par se battre pour leurs femmes, et les laissent libres après. Aimez monsieur de Rubempré, protégez-le, faites-en tout ce que vous voudrez, mais ne demeurez pas ensemble ! Si quelqu'un ici savait que vous avez fait le voyage dans la même voiture, vous seriez mise à l'index par le monde que vous voulez voir. D'ailleurs, Naïs, ne faites pas encore de ces sacrifices à un jeune homme que vous n'avez encore comparé à personne, qui n'a été soumis à aucune épreuve, et qui peut vous oublier ici pour une Parisienne en la croyant plus nécessaire que vous à ses ambitions. Je ne veux pas nuire à celui que vous aimez, mais vous me permettrez de faire passer vos intérêts avant les siens, et de vous dire : " Étudiez-le ! Connaissez bien toute l'importance de votre démarche. " Si vous trouvez les portes fermées, si les femmes refusent de vous recevoir, au moins n'ayez aucun regret de tant de sacrifices, en songeant que celui auquel vous les faites en sera toujours digne, et les comprendra. Madame d'Espard est d'autant plus prude et sévère qu'elle-même est séparée de son mari, sans que le monde ait pu pénétrer la cause de leur désunion ; mais les Navarreins, les Blamont-Chauvry, les Lenoncourt, tous ses parents l'ont entourée, les femmes les plus collet-monté vont chez elle et l'accueillent avec respect, en sorte que le marquis d'Espard a tort. Dès la première visite que vous lui ferez, vous reconnaîtrez la justesse de mes avis. Certes, je puis vous le prédire, moi qui connais Paris : en entrant chez la marquise vous seriez au désespoir qu'elle sût que vous êtes à l'hôtel du Gaillard-Bois avec le fils d'un apothicaire, tout monsieur de Rubempré qu'il veut être. Vous aurez ici des rivales bien autrement astucieuses et rusés qu'Amélie, elles ne manqueront pas de savoir qui vous êtes, où vous êtes, d'où vous venez, et ce que vous faites. Vous avez compté sur l'incognito, je le vois ; mais vous êtes de ces personnes pour lesquelles l'incognito n'existe point. Ne rencontrerez-vous pas Angoulême partout ? c'est les Députés de la Charente qui viennent pour l'ouverture des Chambres ; c'est le Général qui est à Paris en congé ; mais il suffira d'un seul habitant d'Angoulême qui vous aperçoive pour que votre vie soit arrêtée d'une étrange manière : vous ne seriez plus que la maîtresse de Lucien. Si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis chez le Receveur-Général, rue du Faubourg Saint-Honoré, à deux pas de chez madame d'Espard. Je connais assez la maréchale de Carigliano, madame de Sérizy et le Président du Conseil pour vous y présenter ; mais vous verrez tant de monde chez madame d'Espard, que vous n'aurez pas besoin de moi. Loin d'avoir à désirer d'aller dans tel ou tel salon, vous serez désirée dans tous les salons.

Du Châtelet put parler sans que madame de Bargeton l'interrompît : elle était saisie par la justesse de ces observations. La reine d'Angoulême avait en effet compté sur l'incognito.

— Vous avez raison, cher ami, dit-elle ; mais comment faire ?

— Laissez-moi, répondit Châtelet, vous chercher un appartement tout meublé, convenable ; vous mènerez ainsi une vie moins chère que la vie des hôtels, et vous serez chez vous ; et, si vous m'en croyez, vous y coucherez ce soir.

— Mais comment avez-vous connu mon adresse ? dit-elle.

— Votre voiture était facile à reconnaître, et d'ailleurs je vous suivais. A Sèvres, le postillon qui vous a menée a dit votre adresse au mien. Me permettrez-vous d'être votre maréchal-des-logis ? je vous écrirai bientôt pour vous dire où je vous aurai casée.

— Hé ! bien, faites, dit-elle.

Ce mot ne semblait rien, et c'était tout. Le baron du Châtelet avait parlé la langue du monde à une femme du monde. Il s'était montré dans toute l'élégance d'une mise parisienne ; un joli cabriolet bien attelé l'avait amené. Par hasard, madame de Bargeton se mit à la croisée pour réfléchir à sa position, et vit partir le vieux dandy. Quelques instants après, Lucien, brusquement éveillé, brusquement habillé, se produisit à ses regards dans son pantalon de nankin de l'an dernier, avec sa méchante petite redingote. Il était beau, mais ridiculement mis. Habillez l'Apollon du Belvéder ou l'Antinoüs en porteur d'eau, reconnaîtrez-vous alors la divine création du ciseau grec ou romain ? Les yeux comparent avant que le cœur n'ait rectifié ce rapide jugement machinal. Le contraste entre Lucien et Châtelet fut trop brusque pour ne pas frapper les yeux de Louise. Lorsque vers six heures le dîner fut terminé, madame de Bargeton fit signe à Lucien de venir près d'elle sur un méchant canapé de calicot rouge à fleurs jaunes, où elle s'était assise.

— Mon Lucien, dit-elle, n'es-tu pas d'avis que si nous avons fait une folie qui nous tue également, il y a de la raison à la réparer ? Nous ne devons, cher enfant, ni demeurer ensemble à Paris, ni laisser soupçonner que nous y soyons venus de compagnie. Ton avenir dépend beaucoup de ma position, et je ne dois la gâter d'aucune manière. Ainsi, dès ce soir, je vais aller me loger à quelques pas d'ici ; mais tu demeureras dans cet hôtel, et nous pourrons nous voir tous les jours sans que personne y trouve à redire.

Louise expliqua les lois du monde à Lucien, qui ouvrit de grands yeux. Sans savoir que les femmes qui reviennent sur leurs folies reviennent sur leur amour, il comprit qu'il n'était plus le Lucien d'Angoulême. Louise ne lui parlait que d'elle, de ses intérêts, de sa réputation, du monde ; et pour excuser son égoïsme, elle essayait de lui faire croire qu'il s'agissait de lui-même. Il n'avait aucun droit sur Louise, si promptement redevenue madame de Bargeton ; et, chose plus grave ! il n'avait aucun pouvoir. Aussi ne put-il retenir de grosses larmes qui roulèrent dans ses yeux.

— Si je suis votre gloire, vous êtes encore plus pour moi, vous êtes ma seule espérance et tout mon avenir. J'ai compris que si vous épousiez mes succès, vous deviez épouser mon infortune, et voilà que déjà nous nous séparons.

— Vous jugez ma conduite, dit-elle, vous ne m'aimez pas. Lucien la regarda avec une expression si douloureuse qu'elle ne put s'empêcher de lui dire : — Cher petit, je resterai si tu veux, nous nous perdrons et resterons sans appui. Mais quand nous serons également misérables et tous deux repoussés ; quand l'insuccès, car il faut tout prévoir, nous aura rejetés à l'Escarbas, souviens-toi, mon amour, que j'aurai prévu cette fin, et que je t'aurai proposé d'abord de parvenir selon les lois du monde en leur obéissant.

— Louise, répondit-il en l'embrassant, je suis effrayé de te voir si sage. Songe que je suis un enfant, que je me suis abandonné tout entier à ta chère volonté. Moi, je voulais triompher des hommes et des choses de vive force ; mais si je puis arriver plus promptement par ton aide que seul, je serai bien heureux de te devoir toutes mes fortunes. Pardonne ! j'ai trop mis en toi pour ne pas tout craindre. Pour moi, une séparation est l'avant-coureur de l'abandon ; et l'abandon, c'est la mort.

— Mais, cher enfant, le monde te demande peu de chose, répondit-elle. Il s'agit seulement de coucher ici, et tu demeureras tout le jour chez moi sans qu'on y trouve à redire.

Quelques caresses achevèrent de calmer Lucien. Une heure après, Gentil apporta un mot par lequel Châtelet apprenait à madame de Bargeton qu'il lui avait trouvé un appartement rue Neuve-du-Luxembourg. Elle se fit expliquer la situation de cette rue, qui n'était pas très-éloignée de la rue de l'Échelle, et dit à Lucien : — Nous sommes voisins. Deux heures après, Louise monta dans une voiture que lui envoyait du Châtelet pour se rendre chez elle. L'appartement, un de ceux où les tapissiers mettent des meubles et qu'ils louent à de riches députés ou à de grands personnages venus pour peu de temps à Paris, était somptueux, mais incommode. Lucien retourna sur les onze heures à son petit hôtel du Gaillard-Bois, n'ayant encore vu de Paris que la partie de la rue Saint-Honoré qui se trouve entre la rue Neuve-du-Luxembourg et la rue de l'Échelle. Il se coucha dans sa misérable petite chambre, qu'il ne put s'empêcher de comparer au magnifique appartement de Louise. Au moment où il sortit de chez madame de Bargeton, le baron Châtelet y arriva, revenant de chez le Ministre des Affaires Étrangères, dans la splendeur d'une mise de bal. Il venait rendre compte de toutes les conventions qu'il avait faites pour madame de Bargeton. Louise était inquiète, ce luxe l'épouvantait. Les mœurs de la province avaient fini par réagir sur elle, elle était devenue méticuleuse dans ses comptes ; elle avait tant d'ordre, qu'à Paris, elle allait passer pour avare. Elle avait emporté près de vingt mille francs en un bon du Receveur-Général, en destinant cette somme à couvrir l'excédant de ses dépenses pendant quatre années ; elle craignait déjà de ne pas avoir assez et de faire des dettes. Châtelet lui apprit que son appartement ne lui coûtait que six cents francs par mois.

— Une misère, dit-il en voyant le haut-le-corps que fit Naïs. — Vous avez à vos ordres une voiture pour cinq cents francs par mois, ce qui fait en tout cinquante louis. Vous n'aurez plus qu'à penser à votre toilette. Une femme qui voit le grand monde ne saurait s'arranger autrement. Si vous voulez faire de monsieur de Bargeton un Receveur-Général, ou lui obtenir une place dans la Maison du Roi, vous ne devez pas avoir un air misérable. Ici l'on ne donne qu'aux riches. Il est fort heureux, dit-il, que vous ayez Gentil pour vous accompagner, et Albertine pour vous habiller, car les domestiques sont une ruine à Paris. Vous mangerez rarement chez vous, lancée comme vous allez l'être.

Madame de Bargeton et le baron causèrent de Paris. Du Châtelet raconta les nouvelles du jour, les mille riens qu'on doit savoir sous peine de ne pas être de Paris. Il donna bientôt à Naïs des conseils sur les magasins où elle devait se fournir : il lui indiqua Herbault pour les toques, Juliette pour les chapeaux et les bonnets ; il lui donna l'adresse de la couturière qui pouvait remplacer Victorine ; enfin il lui fit sentir la nécessité de se désangoulêmer . Puis il partit sur le dernier trait d'esprit qu'il eut le bonheur de trouver.

— Demain, dit-il négligemment, j'aurai sans doute une loge à quelque spectacle, je viendrai vous prendre vous et monsieur de Rubempré, car vous me permettrez de vous faire à vous deux les honneurs de Paris.

— Il a dans le caractère plus de générosité que je ne le pensais, se dit madame de Bargeton en lui voyant inviter Lucien.

Au mois de juin, les Ministres ne savent que faire de leurs loges aux théâtres : les Députés ministériels et leurs commettants font leurs vendanges ou veillent à leurs moissons, leurs connaissances les plus exigeantes sont à la campagne ou en voyage ; aussi, vers cette époque les plus belles loges des théâtres de Paris reçoivent-elles des hôtes hétéroclites que les habitués ne revoient plus et qui donnent au public l'air d'une tapisserie usée. Du Châtelet avait déjà pensé que, grâce à cette circonstance, il pourrait, sans dépenser beaucoup d'argent, procurer à Naïs les amusements qui affriandent le plus les provinciaux. Le lendemain, pour la première fois qu'il venait, Lucien ne trouva pas Louise. Madame de Bargeton était sortie pour quelques emplettes indispensables. Elle était allée tenir conseil avec les graves et illustres autorités en matière de toilette féminine que Châtelet lui avait citées, car elle avait écrit son arrivée à la marquise d'Espard. Quoique madame de Bargeton eût en elle-même cette confiance que donne une longue domination, elle avait singulièrement peur de paraître provinciale. Elle avait assez de tact pour savoir combien les relations entre femmes dépendent des premières impressions ; et, quoiqu'elle se sût de force à se mettre promptement au niveau des femmes supérieures comme madame d'Espard, elle sentait avoir besoin de bienveillance à son début, et voulait surtout ne manquer d'aucun élément de succès. Aussi sut-elle à Châtelet un gré infini de lui avoir indiqué les moyens de se mettre à l'unisson du beau monde parisien. Par un singulier hasard, la marquise se trouvait dans une situation à être enchantée de rendre service à une personne de la famille de son mari. Sans cause apparente, le marquis d'Espard s'était retiré du monde ; il ne s'occupait ni de ses affaires, ni des affaires politiques, ni de sa famille, ni de sa femme. Devenue ainsi maîtresse d'elle-même, la marquise sentait le besoin d'être approuvée par le monde ; elle était donc heureuse de remplacer le marquis en cette circonstance en se faisant la protectrice de sa famille. Elle allait mettre de l'ostentation à son patronage afin de rendre les torts de son mari plus évidents. Dans la journée même, elle écrivit à madame de Bargeton, née Nègrepelisse , un de ces charmants billets où la forme est si jolie, qu'il faut bien du temps avant d'y reconnaître le manque de fond :

" Elle était heureuse d'une circonstance qui rapprochait de la famille une personne de qui elle avait entendu parler, et qu'elle souhaitait connaître, car les amitiés de Paris n'étaient pas si solides qu'elle ne désirât avoir quelqu'un de plus à aimer sur la terre ; et si cela ne devait pas avoir lieu, ce ne serait qu'une illusion à ensevelir avec les autres. Elle se mettait tout entière à la disposition de sa cousine, qu'elle serait allée voir sans une indisposition qui la retenait chez elle ; mais elle se regardait déjà comme son obligée de ce qu'elle eût songé à elle. "

Pendant sa première promenade vagabonde à travers les Boulevards et la rue de la Paix, Lucien, comme tous les nouveaux venus, s'occupa beaucoup plus des choses que des personnes. A Paris, les masses s'emparent tout d'abord de l'attention : le luxe des boutiques, la hauteur des maisons, l'affluence des voitures, les constantes oppositions que présentent un extrême luxe et une extrême misère saisissent avant tout. Surpris de cette foule à laquelle il était étranger, cet homme d'imagination éprouva comme une immense diminution de lui-même. Les personnes qui jouissent en province d'une considération quelconque, et qui y rencontrent à chaque pas une preuve de leur importance, ne s'accoutument point à cette perte totale et subite de leur valeur. Être quelque chose dans son pays et n'être rien à Paris, sont deux états qui veulent des transitions ; et ceux qui passent trop brusquement de l'un à l'autre, tombent dans une espèce d'anéantissement. Pour un jeune poète qui trouvait un écho à tous ses sentiments, un confident pour toutes ses idées, une âme pour partager ses moindres sensations, Paris allait être un affreux désert. Lucien n'était pas allé chercher son bel habit bleu, en sorte qu'il fut gêné par la mesquinerie, pour ne pas dire le délabrement de son costume en se rendant chez madame de Bargeton à l'heure où elle devait être rentrée ; il y trouva le baron du Châtelet, qui les emmena tous deux dîner au Rocher de Cancale. Lucien, étourdi de la rapidité. du tournoiement parisien, ne pouvait rien dire à Louise, ils étaient tous les trois dans la voiture ; mais il lui pressa la main, elle répondit amicalement à toutes les pensées qu'il exprimait ainsi. Après le dîner, Châtelet conduisit ses deux convives au Vaudeville. Lucien éprouvait un secret mécontentement à l'aspect de du Châtelet, il maudissait le hasard qui l'avait conduit à Paris. Le Directeur des Contributions mit le sujet de son voyage sur le compte de son ambition : il espérait être nommé Secrétaire-Général d'une Administration, et entrer au Conseil-d'État comme Maître des Requêtes ; il venait demander raison des promesses qui lui avaient été faites, car un homme comme lui ne pouvait pas rester Directeur des Contributions ; il aimait mieux ne rien être, devenir Député, rentrer dans la diplomatie. Il se grandissait, Lucien reconnaissait vaguement dans ce vieux beau la supériorité de l'homme du monde au fait de la vie parisienne ; il était surtout honteux de lui devoir ses jouissances. Là où le poète était inquiet et gêné, l'ancien Secrétaire des Commandements se trouvait comme un poisson dans l'eau. Du Châtelet souriait aux hésitations, aux étonnements, aux questions, aux petites fautes que le manque d'usage arrachait à son rival, comme les vieux loups de mer se moquent des novices qui n'ont pas le pied marin. Le plaisir qu'éprouvait Lucien, en voyant pour la première fois le spectacle à Paris, compensa le déplaisir que lui causaient ses confusions. Cette soirée fut remarquable par la répudiation secrète d'une grande quantité de ses idées sur la vie de province. Le cercle s'élargissait, la société prenait d'autres proportions. Le voisinage de plusieurs jolies Parisiennes si élégamment, si fraîchement mises, lui fit remarquer la vieillerie de la toilette de madame de Bargeton, quoiqu'elle fût passablement ambitieuse : ni les étoffes, ni les façons, ni les couleurs n'étaient de mode. La coiffure qui le séduisait tant à Angoulême lui parut d'un goût affreux comparée aux délicates inventions par lesquelles se recommandait chaque femme. — Va-t-elle rester comme ça ? se dit-il, sans savoir que la journée avait été employée à préparer une transformation. En province il n'y a ni choix ni comparaison à faire : l'habitude de voir les physionomies leur donne une beauté conventionnelle. Transportée à Paris, une femme qui passe pour jolie en province, n'obtient pas la moindre attention, car elle n'est belle que par l'application du proverbe : Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois . Les yeux de Lucien faisaient la comparaison que madame de Bargeton avait faite la veille entre lui et Châtelet. De son côté, madame de Bargeton se permettait d'étranges réflexions sur son amant. Malgré son étrange beauté, le pauvre poète n'avait point de tournure. Sa redingote dont les manches étaient trop courtes, ses méchants gants de province, son gilet étriqué, le rendaient prodigieusement ridicule auprès des jeunes gens du balcon : madame de Bargeton lui trouvait un air piteux. Châtelet, occupé d'elle sans prétention, veillant sur elle avec un soin qui trahissait une passion profonde ; Châtelet, élégant et à son aise comme un acteur qui retrouve les planches de son théâtre, regagnait en deux jours tout le terrain qu'il avait perdu en six mois. Quoique le vulgaire n'admette pas que les sentiments changent brusquement, il est certain que deux amants se séparent souvent plus vite qu'ils ne se sont liés. Il se préparait chez madame de Bargeton et chez Lucien un désenchantement sur eux-mêmes dont la cause était Paris. La vie s'y agrandissait aux yeux du poète, comme la société prenait une face nouvelle aux yeux de Louise. A l'un et à l'autre, il ne fallait plus qu'un accident pour trancher les liens qui les unissaient. Ce coup de hache, terrible pour Lucien, ne se fit pas long-temps attendre. Madame de Bargeton mit le poète à son hôtel, et retourna chez elle accompagnée de du Châtelet, ce qui déplut horriblement au pauvre amoureux.

— Que vont-ils dire de moi ? pensait-il en montant dans sa triste chambre.

— Ce pauvre garçon est singulièrement ennuyeux, dit du Châtelet en souriant quand la portière fut refermée.

— Il en est ainsi de tous ceux qui ont un monde de pensées dans le cœur et dans le cerveau. Les hommes qui ont tant de choses à exprimer en de belles œuvres long-temps rêvées professent un certain mépris pour la conversation, commerce où l'esprit s'amoindrit en se monnayant, dit la fière Nègrepelisse qui eut encore le courage de défendre Lucien, moins pour Lucien que pour elle-même.

— Je vous accorde volontiers ceci, reprit le baron, mais nous vivons avec les personnes et non avec les livres. Tenez, chère Naïs, je le vois, il n'y a encore rien entre vous et lui, j'en suis ravi. Si vous vous décidez à mettre dans votre vie un intérêt qui vous a manqué jusqu'à présent, je vous en supplie, que ce ne soit pas pour ce prétendu homme de génie. Si vous vous trompiez[Dans le Furne : " trompez ", coquille non corrigée par Balzac.] , si dans quelques jours, en le comparant aux véritables talents, aux hommes sérieusement remarquables que vous allez voir, vous reconnaissiez, chère belle sirène, avoir pris sur votre dos éblouissant et conduit au port, au lieu d'un homme armé de la lyre, un petit singe, sans manières, sans portée, sot et avantageux, qui peut avoir de l'esprit à l'Houmeau, mais qui devient à Paris un garçon extrêmement ordinaire ? Après tout, il se publie ici par semaine des volumes de vers dont le moindre vaut encore mieux que toute la poésie de monsieur Chardon. De grâce, attendez et comparez ! Demain, vendredi, il y a opéra, dit-il en voyant la voiture entrant dans la rue Neuve-du-Luxembourg, madame d'Espard dispose de la loge des Premiers Gentilshommes de la Chambre, et vous y mènera sans doute. Pour vous voir dans votre gloire, j'irai dans la loge de madame de Sérizy. On donne les Danaïdes.

— Adieu, dit-elle.

Le lendemain, madame de Bargeton tâcha de se composer une mise du matin convenable pour aller voir sa cousine, madame d'Espard. Il faisait légèrement froid, elle ne trouva rien de mieux dans ses vieilleries d'Angoulême qu'une certaine robe de velours vert, garnie d'une manière assez extravagante. De son côté, Lucien sentit la nécessité d'aller chercher son fameux habit bleu, car il avait pris en horreur sa maigre redingote, et il voulait se montrer toujours bien mis en songeant qu'il pourrait rencontrer la marquise d'Espard, ou aller chez elle à l'improviste. Il monta dans un fiacre afin de rapporter immédiatement son paquet. En deux heures de temps, il dépensa trois ou quatre francs, ce qui lui donna beaucoup à penser sur les proportions financières de la vie parisienne. Après être arrivé au superlatif de sa toilette, il vint rue Neuve-du-Luxembourg, où, sur le pas de la porte, il rencontra Gentil en compagnie d'un chasseur magnifiquement emplumé.

— J'allais chez vous, monsieur ; madame m'envoie ce petit mot pour vous, dit Gentil qui ne connaissait pas les formules du respect parisien, habitué qu'il était à la bonhomie des mœurs provinciales.

Le chasseur prit le poète pour un domestique. Lucien décacheta le billet, par lequel il apprit que madame de Bargeton passait la journée chez la marquise d'Espard et allait le soir à l'Opéra ; mais elle disait à Lucien de s'y trouver, sa cousine lui permettait de donner une place dans sa loge au jeune poète, à qui la marquise était enchantée de procurer ce plaisir.

— Elle m'aime donc ! mes craintes sont folles, se dit Lucien, elle me présente à sa cousine dès ce soir.

Il bondit de joie, et voulut passer joyeusement le temps qui le séparait de cette heureuse soirée. Il s'élança vers les Tuileries en rêvant de s'y promener jusqu'à l'heure où il irait dîner chez Véry. Voilà Lucien gabant[Verbe que Balzac utilise au sens de jouer, plaisanter. Littré lui donne le sens de se moquer.] , sautillant, léger de bonheur qui débouche sur la terrasse des Feuillants et la parcourt en examinant les promeneurs, les jolies femmes avec leurs adorateurs, les élégants, deux par deux, bras dessus bras dessous, se saluant les uns les autres par un coup d'oeil en passant. Quelle différence de cette terrasse avec Beaulieu ! Les oiseaux de ce magnifique perchoir étaient autrement jolis que ceux d'Angoulême ! C'était tout le luxe de couleurs qui brille sur les familles ornithologiques des Indes ou de l'Amérique, comparé aux couleurs grises des oiseaux de l'Europe. Lucien passa deux cruelles heures dans les Tuileries : il y fit un violent retour sur lui-même et se jugea. D'abord il ne vit pas un seul habit à ces jeunes élégants. S'il apercevait un homme en habit, c'était un vieillard hors la loi, quelque pauvre diable, un rentier venu du Marais, ou quelque garçon de bureau. Après avoir reconnu qu'il y avait une mise du matin et une mise du soir, le poète aux émotions vives, au regard pénétrant, reconnut la laideur de sa défroque, les défectuosités qui frappaient de ridicule son habit dont la coupe était passée de mode, dont le bleu était faux, dont le collet était outrageusement disgracieux, dont les basques de devant, trop long-temps portées, penchaient l'une vers l'autre ; les boutons avaient rougi, les plis dessinaient de fatales lignes blanches. Puis son gilet était trop court et la façon si grotesquement provinciale que, pour le cacher, il boutonna brusquement son habit. Enfin il ne voyait de pantalon de nankin qu'aux gens communs. Les gens comme il faut portaient de délicieuses étoffes de fantaisie ou le blanc toujours irréprochable ! D'ailleurs tous les pantalons étaient à sous-pieds, et le sien se mariait très-mal avec les talons de ses bottes, pour lesquels les bords de l'étoffe recroquevillée manifestaient une violente antipathie. Il avait une cravate blanche à bouts brodés par sa sœur, qui, après en avoir vu de semblables à monsieur de Hautoy, à monsieur de Chandour, s'était empressée d'en faire de pareilles à son frère. Non-seulement personne, excepté les gens graves, quelques vieux financiers, quelques sévères administrateurs, ne portaient de cravate blanche le matin ; mais encore le pauvre Lucien vit passer de l'autre côte de la grille, sur le trottoir de la rue de Rivoli, un garçon épicier tenant un panier sur sa tête, et sur qui l'homme d'Angoulême surprit deux bouts de cravate brodés par la main de quelque grisette adorée. A cet aspect, Lucien reçut un coup à la poitrine, à cet organe encore mal défini où se réfugie notre sensibilité, où, depuis qu'il existe des sentiments, les hommes portent la main, dans les joies comme dans les douleurs excessives. Ne taxez pas ce récit de puérilité ? Certes, pour les riches qui n'ont jamais connu ces sortes de souffrances, il se trouve ici quelque chose de mesquin et d'incroyable ; mais les angoisses des malheureux ne méritent pas moins d'attention que les crises qui révolutionnent la vie des puissants et des privilégiés de la terre. Puis ne se rencontre-t-il pas autant de douleur de part et d'autre ? La souffrance agrandit tout. Enfin, changez les termes : au lieu d'un costume plus ou moins beau, mettez un ruban, une distinction, un titre ? Ces apparentes petites choses n'ont-elles pas tourmenté de brillantes existences ? La question du costume est d'ailleurs énorme chez ceux qui veulent paraître avoir ce qu'ils n'ont pas, car c'est souvent le meilleur moyen de le posséder plus tard. Lucien eut une sueur froide en pensant que le soir il allait comparaître ainsi vêtu devant la marquise d'Espard, la parente d'un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, devant une femme chez laquelle allaient les illustrations de tous les genres, des illustrations choisies.

— J'ai l'air du fils d'un apothicaire, d'un vrai courtaud de boutique ! se dit-il à lui-même avec rage en voyant passer les gracieux, les coquets, les élégants jeunes gens des familles du faubourg Saint-Germain, qui tous avaient une manière à eux qui les rendait tous semblables par la finesse des contours, par la noblesse de la tenue, par l'air du visage ; et tous différents par le cadre que chacun s'était choisi pour se faire valoir. Tous faisaient ressortir leurs avantages par une espèce de mise en scène que les jeunes gens entendent à Paris aussi bien que les femmes. Lucien tenait de sa mère les précieuses distinctions physiques dont les priviléges[Orthographe d'époque pour : privilèges.] éclataient à ses yeux ; mais cet or était dans sa gangue, et non mis en œuvre. Ses cheveux étaient mal coupés. Au lieu de maintenir sa figure haute par une souple baleine, il se sentait enseveli dans un vilain col de chemise ; et sa cravate, n'offrant pas de résistance, lui laissait pencher sa tête attristée. Quelle femme eût deviné ses jolis pieds dans la botte ignoble qu'il avait apportée d'Angoulême ? Quel jeune homme eût envié sa jolie taille déguisée par le sac bleu qu'il avait cru jusqu'alors être un habit ? Il voyait de ravissants boutons sur des chemises étincelantes de blancheur, la sienne était rousse ! Tous ces élégants gentilshommes étaient merveilleusement gantés, et il avait des gants de gendarme ! Celui-ci badinait avec une canne délicieusement montée. Celui-là portait une chemise à poignets retenus par de mignons boutons d'or. En parlant à une femme, l'un tordait une charmante cravache, et les plis abondants de son pantalon tacheté de quelques petites éclaboussures, ses éperons retentissants, sa petite redingote serrée montraient qu'il allait remonter sur un des deux chevaux tenus par un tigre gros comme le poing. Un autre tirait de la poche de son gilet une montre plate comme une pièce de cent sous, et regardait l'heure en homme qui avait avancé ou manqué l'heure d'un rendez-vous. En regardant ces jolies bagatelles que Lucien ne soupçonnait pas, le monde des superfluités nécessaires lui apparut, et il frissonna en pensant qu'il fallait un capital énorme pour exercer l'état de joli garçon ! Plus il admirait ces jeunes gens à l'air heureux et dégagé, plus il avait conscience de son air étrange, l'air d'un homme qui ignore où aboutit le chemin qu'il suit, qui ne sait où se trouve le Palais-Royal quand il y touche, et qui demande où est le Louvre à un passant qui répond : — Vous y êtes. Lucien se voyait séparé de ce monde par un abîme, il se demandait par quels moyens il pouvait le franchir, car il voulait être semblable à cette svelte et délicate jeunesse parisienne. Tous ces patriciens saluaient des femmes divinement mises et divinement belles, des femmes pour lesquelles Lucien se serait fait hacher pour prix d'un seul baiser, comme le page de la comtesse de Konismarck[Orthographe de Balzac pour : Koenigsmarck.] . Dans les ténèbres de sa mémoire, Louise, comparée à ces souveraines, se dessina comme une vieille femme. Il rencontra plusieurs de ces femmes dont on parlera dans l'histoire du dix-neuvième siècle, de qui l'esprit, la beauté, les amours ne seront pas moins célèbres que celles des reines du temps passé. Il vit passer une fille sublime, mademoiselle des Touches, si connue sous le nom de Camille Maupin, écrivain éminent, aussi grande par sa beauté que par un esprit supérieur, et dont le nom fut répété tout bas par les promeneurs et par les femmes.

— Ha ! se dit-il, voilà la poésie.

Qu'était madame de Bargeton auprès de cet ange brillant de jeunesse, d'espoir, d'avenir, au doux sourire, et dont l'oeil noir était vaste comme le ciel, ardent comme le soleil ! Elle riait en causant avec madame Firmiani, l'une des plus charmantes femmes de Paris. Une voix lui cria bien : " L'intelligence est le levier avec lequel on remue le monde. " Mais une autre voix lui cria que le point d'appui de l'intelligence était l'argent. Il ne voulut pas rester au milieu de ses ruines et sur le théâtre de sa défaite, il prit la route du Palais-Royal, après l'avoir demandée, car il ne connaissait pas encore la topographie de son quartier. Il entra chez Véry, commanda, pour s'initier aux plaisirs de Paris, un dîner qui le consolât de son désespoir. Une bouteille de vin de Bordeaux, des huîtres d'Ostende, un poisson, une perdrix, un macaroni, des fruits furent le nec plus ultra de ses désirs. Il savoura cette petite débauche en pensant à faire preuve d'esprit ce soir auprès de la marquise d'Espard, et à racheter la mesquinerie de son bizarre accoutrement par le déploiement de ses richesses intellectuelles. Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. Ce dîner coûtait un mois de son existence d'Angoulême. Aussi ferma-t-il respectueusement la porte de ce palais, en pensant qu'il n'y remettrait jamais les pieds.

— Ève avait raison, se dit-il en s'en allant par la galerie de pierre[Dans le Furne : " de Pierre " coquille typographique.] chez lui pour y reprendre de l'argent, les prix de Paris ne sont pas ceux de l'Houmeau.

Chemin faisant, il admira les boutiques des tailleurs, et songeant aux toilettes qu'il avait vues le matin : — Non, s'écria-t-il, je ne paraîtrai pas fagoté comme je le suis devant madame d'Espard. Il courut avec une vélocité de cerf jusqu'à l'hôtel du Gaillard-Bois, monta dans sa chambre, y prit cent écus, et redescendit au Palais-Royal pour s'y habiller de pied en cap. Il avait vu des bottiers, des lingers, des giletiers, des coiffeurs au Palais-Royal où sa future élégance était éparse dans dix boutiques. Le premier tailleur chez lequel il entra lui fit essayer autant d'habits qu'il voulut en mettre, et lui persuada qu'ils étaient tous de la dernière mode. Lucien sortit possédant un habit vert, un pantalon blanc et un gilet de fantaisie pour la somme de deux cents francs. Il eut bientôt trouvé une paire de bottes fort élégante et à son pied. Enfin après avoir fait emplette de tout ce qui lui était nécessaire, il demanda le coiffeur chez lui où chaque fournisseur apporta sa marchandise. A sept heures du soir, il monta dans un fiacre et se fit conduire à l'Opéra, frisé comme un saint Jean de procession, bien gileté, bien cravaté, mais un peu gêné dans cette espèce d'étui où il se trouvait pour la première fois. Suivant la recommandation de madame de Bargeton, il demanda la loge des Premiers Gentilshommes de la Chambre. A l'aspect d'un homme dont l'élégance empruntée le faisait ressembler à un premier garçon de noces, le Contrôleur le pria de montrer son coupon.

— Je n'en ai pas.

— Vous ne pouvez pas entrer, lui répondit-on sèchement.

— Mais je suis de la société de madame d'Espard, dit-il.

— Nous ne sommes pas tenus de savoir cela, dit l'employé qui ne put s'empêcher d'échanger un imperceptible sourire avec ses collègues du Contrôle.

En ce moment une voiture s'arrêta sous le péristyle. Un chasseur, que Lucien ne reconnut pas, déplia le marchepied d'un coupé d'où sortirent deux femmes parées. Lucien, qui ne voulut pas recevoir du Contrôleur quelque impertinent avis pour se ranger, fit place aux deux femmes.

— Mais cette dame est la marquise d'Espard que vous prétendez connaître, monsieur, dit ironiquement le Contrôleur à Lucien.

Lucien fut d'autant plus abasourdi que madame de Bargeton n'avait pas l'air de le reconnaître dans son nouveau plumage ; mais quand il l'aborda, elle lui sourit et lui dit : — Cela se trouve à merveille, venez !

Les gens du Contrôle étaient redevenus sérieux. Lucien suivit madame de Bargeton, qui, tout en montant le vaste escalier de l'Opéra, présenta son Rubempré à sa cousine. La loge des Premiers Gentilshommes est celle qui se trouve dans l'un des deux pans coupés au fond de la salle : on y est vu comme on y voit de tous côtés. Lucien se mit derrière sa cousine, sur une chaise, heureux d'être dans l'ombre.

— Monsieur de Rubempré, dit la marquise d'un ton de voix flatteur, vous venez pour la première fois à l'Opéra, ayez-en tout le coup d'oeil, prenez ce siége, mettez-vous sur le devant, nous vous le permettons.

Lucien obéit, le premier acte de l'opéra finissait.

— Vous avez bien employé votre temps, lui dit Louise à l'oreille dans le premier moment de surprise que lui causa le changement de Lucien.

Louise était restée la même. Le voisinage d'une femme à la mode, de la marquise d'Espard, cette madame de Bargeton de Paris, lui nuisait tant ; la brillante Parisienne faisait si bien ressortir les imperfections de la femme de province, que Lucien, doublement éclairé par le beau monde de cette pompeuse salle et par cette femme éminente, vit enfin dans la pauvre Anaïs de Nègrepelisse la femme réelle, la femme que les gens de Paris voyaient : une femme grande, sèche, couperosée, fanée, plus que rousse, anguleuse, guindée, précieuse, prétentieuse, provinciale dans son parler, mal arrangée surtout ! En effet, les plis d'une vieille robe de Paris attestent encore du goût, on se l'explique, on devine ce qu'elle fut, mais une vieille robe de province est inexplicable, elle est risible. La robe et la femme étaient sans grâce ni fraîcheur, le velours était miroité comme le teint. Lucien, honteux d'avoir aimé cet os de seiche, se promit de profiter du premier accès de vertu de sa Louise pour la quitter. Son excellente vue lui permettait de voir les lorgnettes braquées sur la loge aristocratique par excellence. Les femmes les plus élégantes examinaient certainement madame de Bargeton, car elles souriaient toutes en se parlant. Si madame d'Espard reconnut, aux gestes et aux sourires féminins, la cause des sarcasmes, elle y fut tout à fait insensible. D'abord chacun devait reconnaître dans sa compagne la pauvre parente venue de province, de laquelle peut être affligée toute famille parisienne. Puis sa cousine lui avait parlé toilette en lui manifestant quelque crainte ; elle l'avait rassurée en s'apercevant qu'Anaïs, une fois habillée aurait bientôt pris les manières parisiennes. Si madame de Bargeton manquait d'usage, elle avait la hauteur native d'une femme noble et ce je ne sais quoi que l'on peut nommer la race . Le lundi suivant elle prendrait donc sa revanche. D'ailleurs, une fois que le public aurait appris que cette femme était sa cousine, la marquise savait qu'il suspendrait le cours de ses railleries et attendrait un nouvel examen avant de la juger. Lucien ne devinait pas le changement que feraient dans la personne de Louise une écharpe roulée autour du cou, une jolie robe, une élégante coiffure et les conseils de madame d'Espard. En montant l'escalier, la marquise avait déjà dit à sa cousine de ne pas tenir son mouchoir déplié à la main. Le bon ou le mauvais goût tiennent à mille petites nuances de ce genre, qu'une femme d'esprit saisit promptement et que certaines femmes ne comprendront jamais. Madame de Bargeton, déjà pleine de bon vouloir, était plus spirituelle qu'il ne le fallait pour reconnaître en quoi elle péchait. Madame d'Espard, sûre que son élève lui ferait honneur, ne s'était pas refusée à la former. Enfin il s'était fait entre ces deux femmes un pacte cimenté par leur mutuel intérêt. Madame de Bargeton avait soudain voué un culte à l'idole du jour dont les manières, l'esprit et l'entourage l'avaient séduite, éblouie, fascinée. Elle avait reconnu chez madame d'Espard l'occulte pouvoir de la grande dame ambitieuse, et s'était dit qu'elle parviendrait en se faisant le satellite de cet astre : elle l'avait donc franchement admirée. La marquise avait été sensible à cette naïve conquête, elle s'était intéressée à sa cousine en la trouvant faible et pauvre ; puis elle s'était assez bien arrangée d'avoir une élève pour faire école, et ne demandait pas mieux que d'acquérir en madame de Bargeton une espèce de dame d'atour, une esclave qui chanterait ses louanges, trésor encore plus rare parmi les femmes de Paris qu'un critique dévoué dans la gent littéraire. Cependant le mouvement de curiosité devenait trop visible pour que la nouvelle débarquée ne s'en aperçût pas, et madame d'Espard voulut poliment lui faire prendre le change sur cet émoi.

— S'il nous vient des visites, lui dit-elle, nous saurons peut-être à quoi nous devons l'honneur d'occuper ces dames...

— Je soupçonne fort ma vieille robe de velours et ma figure angoumoisine d'amuser les Parisiennes, dit en riant madame de Bargeton.

— Non, ce n'est pas vous, il y a quelque chose que je ne m'explique pas, ajouta-t-elle en regardant le poète qu'elle regarda pour la première fois et qu'elle parut trouver singulièrement mis.

— Voici monsieur du Châtelet, dit en ce moment Lucien en levant le doigt pour montrer la loge de madame de Sérizy où le vieux beau remis à neuf venait d'entrer.

A ce signe madame de Bargeton se mordit les lèvres de dépit, car la marquise ne put retenir un regard et un sourire d'étonnement, qui disait si dédaigneusement : — D'où sort ce jeune homme ? que Louise se sentit humiliée dans son amour, la sensation la plus piquante pour une Française, et qu'elle ne pardonne pas à son amant de lui causer. Dans ce monde où les petites choses deviennent grandes, un geste, un mot perdent un débutant. Le principal mérite des belles manières et du ton de la haute compagnie est d'offrir un ensemble harmonieux où tout est si bien fondu que rien ne choque. Ceux mêmes qui, soit par ignorance, soit par un emportement quelconque de la pensée, n'observent pas les lois de cette science, comprendront tous qu'en cette matière une seule dissonance est comme en musique, une négation complète de l'Art lui-même, dont toutes les conditions doivent être exécutées dans la moindre chose sous peine de ne pas être.

— Qui est ce monsieur ? demanda la marquise en montrant Châtelet. Connaissez-vous donc déjà madame de Sérizy ?

— Ah ! cette personne est la fameuse madame de Sérizy qui a eu tant d'aventures et qui néanmoins est reçue partout !

— Une chose inouïe, ma chère, répondit la marquise, une chose explicable mais inexpliquée ! Les hommes les plus redoutables sont ses amis et pourquoi ? Personne n'ose sonder ce mystère. Ce monsieur est-il donc le lion d'Angoulême ?

— Mais monsieur le baron du Châtelet, dit Anaïs qui par vanité rendit à Paris le titre qu'elle contestait à son adorateur, est un homme qui a fait beaucoup parler de lui. C'est le compagnon de monsieur de Montriveau...

— Ah ! fit la marquise, je n'entends jamais ce nom sans penser à la pauvre duchesse de Langeais, qui a disparu comme une étoile filante. Voici, reprit-elle en montrant une loge, monsieur de Rastignac et madame de Nucingen, la femme d'un fournisseur, banquier, homme d'affaires, brocanteur en grand, un homme qui s'impose an monde de Paris par sa fortune, et qu'on dit peu scrupuleux sur les moyens de l'augmenter ; il se donne mille peines pour faire croire à son dévouement pour les Bourbons, il a déjà tenté de venir chez moi. En prenant la loge de madame de Langeais, sa femme a cru qu'elle en aurait les grâces, l'esprit et le succès ! Toujours la fable du geai qui prend les plumes du paon !

— Comment font monsieur et madame de Rastignac, à qui nous ne connaissons pas mille écus de rente, pour soutenir leur fils à Paris ? dit Lucien à madame de Bargeton en s'étonnant de l'élégance et du luxe que révélait la mise de ce jeune homme.

— Il est facile de voir que vous venez d'Angoulême, répondit la marquise assez ironiquement sans quitter sa lorgnette.

Lucien ne comprit pas, il était tout entier à l'aspect des loges où il devinait les jugements qui s'y portaient sur madame de Bargeton et la curiosité dont il était l'objet. De son côté, Louise était singulièrement mortifiée du peu d'estime que la marquise faisait de la beauté de Lucien. — Il n'est donc pas si beau que je le croyais ! se disait-elle. De là, à le trouver moins spirituel, il n'y avait qu'un pas. La toile était baissée. Châtelet, qui était venu faire une visite à la duchesse de Carigliano, dont la loge avoisinait celle de madame d'Espard, y salua madame de Bargeton qui répondit par une inclination de tête. Une femme du monde voit tout, et la marquise remarqua la tenue supérieure de du Châtelet. En ce moment quatre personnes entrèrent successivement dans la loge de la marquise, quatre célébrités parisiennes.

Le premier était monsieur de Marsay, homme fameux par les passions qu'il inspirait, remarquable surtout par une beauté de jeune fille, beauté molle, efféminée, mais corrigée par un regard fixe, calme, fauve et rigide comme celui d'un tigre : on l'aimait, et il effrayait. Lucien était aussi beau ; mais chez lui le regard était si doux, son oeil bleu était si limpide, qu'il ne paraissait pas susceptible d'avoir cette force et cette puissance à laquelle s'attachent tant les femmes. D'ailleurs rien ne faisait encore valoir le poète, tandis que de Marsay avait un entrain d'esprit, une certitude de plaire, une toilette appropriée à sa nature qui écrasait autour de lui tous ses rivaux. Jugez de ce que pouvait être dans ce voisinage Lucien, gourmé, gommé, roide et neuf comme ses habits. De Marsay avait conquis le droit de dire des impertinences par l'esprit qu'il leur donnait et par la grâce des manières dont il les accompagnait. L'accueil de la marquise indiqua soudain à madame de Bargeton la puissance de ce personnage. Le second était l'un des deux Vandenesse, celui qui avait causé l'éclat de lady Dudley, un jeune homme doux et spirituel, modeste, et qui réussissait par des qualités tout opposées à celles qui faisaient la gloire de de Marsay. Le troisième était le général Montriveau, l'auteur de la perte de la duchesse de Langeais. Le quatrième était monsieur de Canalis, un des plus illustres poètes de cette époque, un jeune homme qui n'en était encore qu'à l'aube de sa gloire, et qui se contentait d'être un gentilhomme aimable et spirituel : il essayait de se faire pardonner son génie. Mais on devinait dans ses formes un peu sèches, dans sa réserve, une énorme ambition qui devait plus tard faire tort à la poésie et le lancer au milieu des orages politiques. Sa beauté froide et compassée, mais pleine de dignité, rappelait Canning.

En voyant ces quatre figures si remarquables, madame de Bargeton s'expliqua le peu d'attention de la marquise pour Lucien. Puis quand la conversation commença, quand chacun de ces esprits si fins, si délicats, se révéla par des traits qui avaient plus de sens, plus de profondeur que ce qu'Anaïs entendait durant un mois eu province ; quand surtout le grand poète fit entendre une parole vibrante où se retrouvait le positif de cette époque, mais doré de poésie, Louise comprit ce que du Châtelet lui avait dit la veille : Lucien ne fut plus rien. Chacun regardait le pauvre inconnu avec une si cruelle indifférence, il était si bien là comme un étranger qui ne savait pas la langue, que la marquise en eut pitié.

— Permettez-moi, monsieur, dit-elle à Canalis, de vous présenter monsieur de Rubempré. Vous occupez une position trop haute dans le monde littéraire pour ne pas accueillir un débutant. Monsieur de Rubempré arrive d'Angoulême, il aura sans doute besoin de votre protection auprès de ceux qui mettent ici le génie en lumière. Il n'a pas encore d'ennemis qui puissent faire sa fortune en l'attaquant. N'est-ce pas une entreprise assez originale pour la tenter, que de lui faire obtenir par l'amitié ce que vous tenez de la haine ? Les quatre personnages regardèrent alors Lucien pendant le temps que la marquise parla. Quoiqu'à deux pas du nouveau venu, de Marsay prit son lorgnon pour le voir ; son regard allait de Lucien à madame de Bargeton, et de madame de Bargeton à Lucien, en les appareillant par une pensée moqueuse qui les mortifia cruellement l'un et l'autre ; il les examinait comme deux bêtes curieuses, et il souriait. Ce sourire fut un coup de poignard pour le grand homme de province. Félix de Vandenesse eut un air charitable. Montriveau jeta sur Lucien un regard pour le sonder jusqu'au tuf.

— Madame, dit monsieur de Canalis en s'inclinant, je vous obéirai, malgré l'intérêt personnel qui nous porte à ne pas favoriser nos rivaux ; mais vous nous avez habitués aux miracles.

— Hé ! bien, faites-moi le plaisir de venir dîner lundi chez moi avec monsieur de Rubempré, vous causerez plus à l'aise qu'ici des affaires littéraires ; je tâcherai de racoler quelques-uns des tyrans de la littérature et les célébrités qui la protègent, l'auteur d' Ourika et quelques jeunes poètes bien pensants.

— Madame la marquise, dit de Marsay, si vous patronez[Néologisme d'après Littré qui l'écrit avec deux n.] monsieur pour son esprit, moi je le protégerai pour sa beauté ; je lui donnerai des conseils qui en feront le plus heureux dandy de Paris. Après cela, il sera poète s'il veut.

Madame de Bargeton remercia sa cousine par un regard plein de reconnaissance.

— Je ne vous savais pas jaloux des gens d'esprit, dit Montriveau à de Marsay. Le bonheur tue les poètes.

— Est-ce pour cela que monsieur cherche à se marier ? reprit le dandy en s'adressant à Canalis.

Lucien, qui se sentait dans ses habits comme une statue égyptienne dans sa gaîne, était honteux de ne rien répondre. Enfin il dit de sa voix tendre à la marquise : — Vos bontés, madame, me condamnent à n'avoir que des succès.

Du Châtelet entra dans ce moment, en saisissant aux cheveux l'occasion de se faire appuyer auprès de la marquise par Montriveau, un des rois de Paris. Il salua madame de Bargeton, et pria madame d'Espard de lui pardonner la liberté qu'il prenait d'envahir sa loge : il était séparé depuis si long-temps de son compagnon de voyage ! Montriveau et lui se revoyaient pour la première fois après s'être quittés au milieu du désert.

— Se quitter dans le désert et se retrouver à l'Opéra ! dit Lucien.

— C'est une véritable reconnaissance de théâtre, dit Vandenesse.

Montriveau présenta le baron du Châtelet à la marquise, et la marquise fit à l'ancien Secrétaire des Commandements de l'Altesse impériale un accueil d'autant plus flatteur, qu'elle l'avait déjà vu bien reçu dans trois loges, que madame de Sérizy n'admettait que des gens bien posés, et qu'enfin il était le compagnon de Montriveau. Ce dernier titre avait une si grande valeur, que madame de Bargeton put remarquer dans le ton, dans les regards et dans les manières des quatre personnages, qu'ils reconnaissaient du Châtelet pour un des leurs sans discussion. La conduite sultanesque tenue par Châtelet en province fut tout à coup expliquée à Naïs. Enfin du Châtelet vit Lucien, et lui fit un de ces petits saluts secs et froids par lesquels un homme en déconsidère un autre, en indiquant aux gens du monde la place infime qu'il occupe dans la société. Il accompagna son salut d'un air sardonique par lequel il semblait dire : Par quel hasard se trouve-t-il là ? Du Châtelet fut bien compris, car de Marsay se pencha vers Montriveau pour lui dire à l'oreille, de manière à se faire entendre du baron : — Demandez-lui donc quel est ce singulier jeune homme qui a l'air d'un mannequin habillé à la porte d'un tailleur.

Du Châtelet parla pendant un moment à l'oreille de son compagnon, en ayant l'air de renouveler connaissance, et sans doute il coupa son rival en quatre. Surpris par l'esprit d'à-propos, par la finesse avec laquelle ces hommes formulaient leurs réponses, Lucien était étourdi par ce qu'on nomme le trait, le mot, surtout par la désinvolture de la parole et l'aisance des manières. Le luxe qui l'avait épouvanté le matin dans les choses, il le retrouvait dans les idées. Il se demandait par quel mystère ces gens trouvaient à brûle-pourpoint des réflexions piquantes, des reparties qu'il n'aurait imaginées qu'après de longues méditations. Puis, non-seulement ces cinq hommes du monde étaient à l'aise par la parole, mais ils l'étaient dans leurs habits : ils n'avaient rien de neuf ni rien de vieux. En eux, rien ne brillait, et tout attirait le regard. Leur luxe d'aujourd'hui était celui d'hier, il devait être celui du lendemain. Lucien devina qu'il avait l'air d'un homme qui s'était habillé pour la première fois de sa vie.

— Mon cher, disait de Marsay à Félix de Vandenesse, ce petit Rastignac se lance comme un cerf-volant ! le voilà chez la marquise de Listomère, il fait des progrès, il nous lorgne ! Il connaît sans doute monsieur, reprit le dandy en s'adressant à Lucien mais sans le regarder.

— Il est difficile, répondit madame de Bargeton, que le nom du grand homme dont nous sommes fiers ne soit pas venu jusqu'à lui ; sa sœur a entendu dernièrement monsieur de Rubempré nous lire de très-beaux vers.

Félix de Vandenesse et de Marsay saluèrent la marquise et se rendirent chez madame de Listomère. Le second acte commença, et chacun laissa madame d'Espard, sa cousine et Lucien seuls ; les uns pour aller expliquer madame de Bargeton aux femmes intriguées de sa présence, les autres pour raconter l'arrivée du poète et se moquer de sa toilette. Lucien fut heureux de la diversion que produisait le spectacle. Toutes les craintes de madame de Bargeton relativement à Lucien furent augmentées par l'attention que sa cousine avait accordée au baron du Châtelet, et qui avait un tout autre caractère que sa politesse protectrice envers Lucien. Pendant le second acte, la loge de madame de Listomère resta pleine de monde, et parut agitée par une conversation où il s'agissait de madame de Bargeton et de Lucien. Le jeune Rastignac était évidemment l' amuseur de cette loge, il donnait le branle à ce rire parisien qui, se portant chaque jour sur une nouvelle pâture, s'empresse d'épuiser le sujet présent en en faisant quelque chose de vieux et d'usé dans un seul moment. Madame d'Espard devint inquiète ; mais elle devinait les mœurs parisiennes, et savait qu'on ne laisse ignorer aucune médisance à ceux qu'elle blesse : elle attendit la fin de l'acte. Quand les sentiments se sont retournés sur eux-mêmes comme chez Lucien et chez madame de Bargeton, il se passe d'étranges choses en peu de temps : les révolutions morales s'opèrent par des lois d'un effet rapide. Louise avait présentes à la mémoire les paroles sages et politiques que du Châtelet lui avait dites sur Lucien en revenant du Vaudeville ; chaque phrase était une prophétie, et Lucien prit à tâche de les accomplir toutes. En perdant ses illusions sur madame de Bargeton, comme madame de Bargeton perdait les siennes sur lui, le pauvre enfant, de qui la destinée ressemblait un peu à celle de J.-J. Rousseau, l'imita en ce point qu'il fut fasciné par madame d'Espard ; et il s'amouracha d'elle aussitôt. Les jeunes gens ou les hommes qui se souviennent de leurs émotions de jeunesse comprendront que cette passion était extrêmement probable et naturelle. Les jolies petites manières, ce parler délicat, ce son de voix fin, cette femme fluette, si noble, si haut placée, si enviée, cette reine apparaissait au poète comme madame de Bargeton lui était apparue à Angoulême. La mobilité de son caractère le poussa promptement à désirer cette haute protection ; le plus sûr moyen était de posséder la femme, il aurait tout alors ! Il avait réussi à Angoulême, pourquoi ne réussirait-il pas à Paris ? Involontairement et malgré les magies de l'Opéra toutes nouvelles pour lui, son regard, attiré par cette magnifique Célimène, se coulait à tout moment vers elle ; et plus il la voyait, plus il avait envie de la voir ! Madame de Bargeton surprit un des regards pétillants de Lucien ; elle l'observa et le vit plus occupé de la marquise que du spectacle. Elle se serait de bonne grâce résignée à être délaissée pour les cinquante filles de Danaüs ; mais quand un regard plus ambitieux, plus ardent, plus significatif que les autres lui expliqua ce qui se passait dans le cœur de Lucien, elle devint jalouse, mais moins pour l'avenir que pour le passé. — Il ne m'a jamais regardée ainsi, pensa-t-elle. Mon Dieu, Châtelet avait raison ! Elle reconnut alors l'erreur de son amour. Quand une femme arrive à se repentir de ses faiblesses, elle passe comme une éponge sur sa vie, afin d'en effacer tout. Quoique chaque regard de Lucien la courrouçât, elle demeura calme.

De Marsay revint à l'entr'acte en amenant monsieur de Listomère. L'homme grave et le jeune fat apprirent bientôt à l'altière marquise que le garçon de noces endimanché qu'elle avait eu le malheur d'admettre dans sa loge ne se nommait pas plus monsieur de Rubempré qu'un juif n'a de nom de baptême. Lucien était le fils d'un apothicaire nommé Chardon. Monsieur de Rastignac, très au fait des affaires d'Angoulême, avait fait rire déjà deux loges aux dépens de cette espèce de momie que la marquise nommait sa cousine, et de la précaution que cette dame prenait d'avoir près d'elle un pharmacien pour pouvoir sans doute entretenir par des drogues sa vie artificielle. Enfin de Marsay rapporta quelques-unes des mille plaisanteries auxquelles se livrent en un instant les Parisiens, et qui sont aussi promptement oubliées que dites, mais derrière lesquelles était Châtelet, l'artisan de cette trahison carthaginoise.

— Ma chère, dit sous l'éventail madame d'Espard à madame de Bargeton, de grâce, dites-moi si votre protégé se nomme réellement monsieur de Rubempré ?

— Il a pris le nom de sa mère, dit Anaïs embarrassée.

— Mais quel est le nom de son père ?

— Chardon.

— Et que faisait ce Chardon ?

— Il était pharmacien.

— J'étais bien sûre, ma chère amie, que tout Paris ne pouvait se moquer d'une femme que j'adopte. Je ne me soucie pas de voir venir ici des plaisants enchantés de me trouver avec le fils d'un apothicaire ; si vous m'en croyez, nous nous en irons ensemble, et à l'instant.

Madame d'Espard prit un air assez impertinent, sans que Lucien pût deviner en quoi il avait donné lieu à ce changement de visage. Il pensa que son gilet était de mauvais goût, ce qui était vrai ; que la façon de son habit était d'une mode exagérée, ce qui était encore vrai. Il reconnut avec une secrète amertume qu'il fallait se faire habiller par un habile tailleur, et il se promit bien le lendemain d'aller chez le plus célèbre, afin de pouvoir, lundi prochain, rivaliser avec les hommes qu'il trouverait chez la marquise. Quoique perdu dans ses réflexions, ses yeux, attentifs au troisième acte, ne quittaient pas la scène. Tout en regardant les pompes de ce spectacle unique, il se livrait à son rêve sur madame d'Espard. Il fut au désespoir de cette subite froideur qui contrariait étrangement l'ardeur intellectuelle avec laquelle il attaquait ce nouvel amour, insouciant des difficultés immenses qu'il apercevait, et qu'il se promettait de vaincre. Il sortit de sa profonde contemplation pour revoir sa nouvelle idole ; mais en tournant la tête, il se vit seul ; il avait entendu quelque léger bruit, la porte se fermait, madame d'Espard entraînait sa cousine. Lucien fut surpris au dernier point de ce brusque abandon, mais il n'y pensa pas long-temps, précisément parce qu'il le trouvait inexplicable.

Quand les deux femmes furent montées dans leur voiture et qu'elle roula par la rue de Richelieu vers le faubourg Saint-Honoré, la marquise dit avec un ton de colère déguisée : — Ma chère enfant, à quoi pensez-vous ? mais attendez donc que le fils d'un apothicaire soit réellement célèbre avant de vous y intéresser. Ce n'est ni votre fils ni votre amant, n'est-ce pas ? dit cette femme hautaine en jetant à sa cousine un regard inquisitif et clair.

— Quel bonheur pour moi d'avoir tenu ce petit à distance et de ne lui avoir rien accordé ! pensa madame de Bargeton.

— Eh ! bien, reprit la marquise qui prit l'expression des yeux de sa cousine pour une réponse, laissez-le là, je vous en conjure. S'arroger un nom illustre ?... mais c'est une audace que la société punit. J'admets que ce soit celui de sa mère ; mais songez donc, ma chère, qu'au roi seul appartient le droit de conférer, par une ordonnance, le nom des Rubempré au fils d'une demoiselle de cette maison ; et si elle s'est mésalliée, la faveur est énorme. Pour l'obtenir, il faut une immense fortune, des services rendus, de très-hautes protections. Cette mise de boutiquier endimanché prouve que ce garçon n'est ni riche ni gentilhomme ; sa figure est belle, mais il me paraît fort sot, il ne sait ni se tenir ni parler ; enfin il n'est pas élevé . Par quel hasard le protégez-vous ?

Madame de Bargeton renia Lucien, comme Lucien l'avait reniée en lui-même ; elle eut une effroyable peur que sa cousine n'apprît la vérité sur son voyage.

— Mais, chère cousine, je suis au désespoir de vous avoir compromise.

— On ne me compromet pas, dit en souriant madame d'Espard. Je ne songe qu'à vous.

— Mais vous l'avez invité à venir dîner lundi.

— Je serai malade, répondit vivement la marquise, vous l'en préviendrez, et je le consignerai sous son double nom à ma porte.

Lucien imagina de se promener pendant l'entr'acte dans le foyer en voyant que tout le monde y allait. D'abord aucune des personnes qui étaient venues dans la loge de madame d'Espard ne le salua ni ne parut faire attention à lui, ce qui sembla fort extraordinaire au poète de province. Puis du Châtelet, auquel il essaya de s'accrocher, le guettait du coin de l'oeil, et l'évita constamment. Après s'être convaincu, en voyant les hommes qui vaguaient dans le foyer, que sa mise était assez ridicule, Lucien vint se replacer au coin de sa loge et demeura, pendant le reste de la représentation, absorbé tour à tour par le pompeux spectacle du ballet du cinquième acte, si célèbre par son Enfer , par l'aspect de la salle dans laquelle son regard alla de loge en loge, et par ses propres réflexions qui furent profondes en présence de la société parisienne.

Voilà donc mon royaume ! se dit-il, voilà le monde que je dois dompter.

Il retourna chez lui à pied en pensant à tout ce qu'avaient dit les personnages qui étaient venus faire leur cour à madame d'Espard ; leurs manières, leurs gestes, la façon d'entrer et de sortir, tout revint à sa mémoire avec une étonnante fidélité. Le lendemain, vers midi, sa première occupation fut de se rendre chez Staub, le tailleur le plus célèbre de cette époque. Il obtint, à force de prières et par la vertu de l'argent comptant, que ses habits fussent faits pour le fameux lundi. Staub alla jusqu'à lui promettre une délicieuse redingote, un gilet et un pantalon pour le jour décisif. Lucien se commanda des chemises, des mouchoirs, enfin tout un petit trousseau, chez une lingère, et se fit prendre mesure de souliers et de bottes par un cordonnier célèbre. Il acheta une jolie canne chez Verdier, des gants et des boutons de chemise chez madame Irlande ; enfin il tâcha de se mettre à la hauteur des dandies. Quand il eut satisfait ses fantaisies, il alla rue Neuve-du-Luxembourg, et trouva Louise sortie.

— Elle dîne chez madame la marquise d'Espard, et reviendra tard, lui dit Albertine.

Lucien alla dîner dans un restaurant à quarante sous au Palais-Royal, et se coucha de bonne heure. Le dimanche, il alla dès onze heures chez Louise ; elle n'était pas levée. A deux heures il revint.

— Madame ne reçoit pas encore, lui dit Albertine, mais elle m'a donné un petit mot pour vous.

— Elle ne reçoit pas encore, répéta Lucien ; mais je ne suis pas quelqu'un...

— Je ne sais pas, dit Albertine d'un air fort impertinent.

Lucien, moins surpris de la réponse d'Albertine que de recevoir une lettre de madame de Bargeton, prit le billet et lut dans la rue ces lignes désespérantes :

" Madame d'Espard est indisposée, elle ne pourra pas vous recevoir lundi ; moi-même je ne suis pas bien, et cependant je vais m'habiller pour aller lui tenir compagnie. Je suis désespérée de cette petite contrariété ; mais vos talents me rassurent, et vous percerez sans charlatanisme. "

— Et pas de signature ! se dit Lucien, qui se trouva dans les Tuileries, sans croire avoir marché. Le don de seconde vue que possèdent les gens de talent lui fit soupçonner la catastrophe annoncée par ce froid billet. Il allait perdu dans ses pensées, il allait devant lui, regardant les monuments de la place Louis XV. Il faisait beau. De belles voitures passaient incessamment sous ses yeux en se dirigeant vers la grande avenue des Champs-Élysées. Il suivit la foule des promeneurs et vit alors les trois ou quatre mille voitures qui, par une belle journée, affluent en cet endroit le dimanche, et improvisent un Longchamp. Étourdi par le luxe des chevaux, des toilettes et des livrées, il allait toujours, et arriva devant l'Arc-de-Triomphe commencé. Que devint-il quand, en revenant, il vit venir à lui madame d'Espard et madame de Bargeton dans une calèche admirablement attelée, et derrière laquelle ondulaient les plumes du chasseur dont l'habit vert brodé d'or les lui fit reconnaître. La file s'arrêta par suite d'un encombrement. Lucien put voir Louise dans sa transformation, elle n'était pas reconnaissable : les couleurs de sa toilette étaient choisies de manière à faire valoir son teint ; sa robe était délicieuse ; ses cheveux arrangés gracieusement lui seyaient bien, et son chapeau d'un goût exquis était remarquable à côté de celui de madame d'Espard, qui commandait à la mode. Il y a une indéfinissable façon de porter un chapeau : mettez le chapeau un peu trop en arrière, vous avez l'air effronté ; mettez-le trop en avant, vous avez l'air sournois ; de côté, l'air devient cavalier ; les femmes comme il faut posent leurs chapeaux comme elles veulent et ont toujours bon air. Madame de Bargeton avait sur-le-champ résolu cet étrange problème. Une jolie ceinture dessinait sa taille svelte. Elle avait pris les gestes et les façons de sa cousine ; assise comme elle, elle jouait avec une élégante cassolette attachée à l'un des doigts de sa main droite par une petite chaîne, et montrait ainsi sa main fine et bien gantée sans avoir l'air de vouloir la montrer. Enfin elle s'était faite semblable à madame d'Espard sans la singer ; elle était la digne cousine de la marquise, qui paraissait être fière de son élève. Les femmes et les hommes qui se promenaient sur la chaussée regardaient la brillante voiture aux armes des d'Espard et des Blamont-Chauvry, dont les deux écussons étaient adossés. Lucien fut étonné du grand nombre de personnes qui saluaient les deux cousines ; il ignorait que tout ce Paris, qui consiste en vingt salons, savait déjà la parenté de madame de Bargeton et de madame d'Espard. Des jeunes gens à cheval, parmi lesquels Lucien remarqua de Marsay et Rastignac, se joignirent à la calèche pour conduire les deux cousines au bois. Il fut facile à Lucien de voir, au geste des deux fats, qu'ils complimentaient madame de Bargeton sur sa métamorphose. Madame d'Espard pétillait de grâce et de santé : ainsi son indisposition était un prétexte pour ne pas recevoir Lucien, puisqu'elle ne remettait pas son dîner à un autre jour. Le poète furieux s'approcha de la calèche, alla lentement, et, quand il fut en vue des deux femmes, il les salua : madame de Bargeton ne voulut pas le voir, la marquise le lorgna et ne répondit pas à son salut. La réprobation de l'aristocratie parisienne n'était pas comme celle des souverains d'Angoulême : en s'efforçant de blesser Lucien, les hobereaux admettaient son pouvoir et le tenaient pour un homme ; tandis que, pour madame d'Espard, il n'existait même pas. Ce n'était pas un arrêt, mais un déni de justice. Un froid mortel saisit le pauvre poète quand de Marsay le lorgna ; le lion parisien laissa retomber son lorgnon si singulièrement qu'il semblait à Lucien que ce fût le couteau de la guillotine. La calèche passa. La rage, le désir de la vengeance s'emparèrent de cet homme dédaigné : s'il avait tenu madame de Bargeton, il l'aurait égorgée ; il se fit Fouquier-Tinville pour se donner la jouissance d'envoyer madame d'Espard à l'échafaud, il aurait voulu pouvoir faire subir à de Marsay un de ces supplices raffinés qu'ont inventés les sauvages. Il vit passer Canalis à cheval, élégant comme s'il n'était pas sublime, et qui saluait les femmes les plus jolies.

— Mon Dieu ! de l'or à tout prix ! se disait Lucien, l'or est la seule puissance devant laquelle ce monde s'agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c'est le travail ! Du travail ! c'est le mot de David. Mon Dieu ! pourquoi suis-je ici ? mais je triompherai ! Je passerai dans cette avenue en calèche à chasseur ! j'aurai des marquises d'Espard !

Au moment où il se disait ces paroles enragées, il était chez Hurbain et y dînait à quarante sous. Le lendemain, à neuf heures, il alla chez Louise dans l'intention de lui reprocher sa barbarie : non-seulement madame de Bargeton n'y était pas pour lui, mais encore le portier ne le laissa pas monter, il resta dans la rue, faisant le guet, jusqu'à midi. A midi, du Châtelet sortit de chez madame de Bargeton, vit le poète du coin de l'oeil et l'évita. Lucien, piqué au vif, poursuivit son rival ; du Châlelet se sentant serré, se retourna et le salua dans l'intention évidente d'aller au large après cette politesse.

— De grâce, monsieur, dit Lucien, accordez-moi une seconde, j'ai deux mots à vous dire. Vous m'avez témoigné de l'amitié, je l'invoque pour vous demander le plus léger des services. Vous sortez de chez madame de Bargeton, expliquez-moi la cause de ma disgrâce auprès d'elle et de madame d'Espard ?

— Monsieur Chardon, répondit du Châtelet avec une fausse bonhomie, savez-vous pourquoi ces dames vous ont quitté à l'Opéra ?

— Non, dit le pauvre poète.

— Hé ! bien, vous avez été desservi dès votre début par monsieur de Rastignac. Le jeune dandy, questionné sur vous, a purement et simplement dit que vous vous nommiez monsieur Chardon et non monsieur de Rubempré ; que votre mère gardait les femmes en couches, que votre père était en son vivant apothicaire à l'Houmeau, faubourg d'Angoulême ; que votre sœur était une charmante jeune fille qui repassait admirablement les chemises, et qu'elle allait épouser un imprimeur d'Angoulême nommé Séchard. Voilà le monde. Mettez-vous en vue ? il vous discute. Monsieur de Marsay est venu rire de vous avec madame d'Espard, et aussitôt ces deux dames se sont enfuies en se croyant compromises auprès de vous. N'essayez pas d'aller chez l'une ou chez l'autre. Madame de Bargeton ne serait pas reçue par sa cousine si elle continuait à vous voir. Vous avez du génie, tâchez de prendre votre revanche. Le monde vous dédaigne, dédaignez le monde. Réfugiez-vous dans une mansarde, faites-y des chefs-d'œuvre, saisissez un pouvoir quelconque, et vous verrez le monde à vos pieds ; vous lui rendrez alors les meurtrissures qu'il vous aura faites là où il vous les aura faites. Plus madame de Bargeton vous a marqué d'amitié, plus elle aura d'éloignement pour vous. Ainsi vont les sentiments féminins. Mais il ne s'agit pas en ce moment de reconquérir l'amitié d'Anaïs, il s'agit de ne pas l'avoir pour ennemie, et je vais vous en donner le moyen. Elle vous a écrit, renvoyez-lui toutes ses lettres, elle sera sensible à ce procédé de gentilhomme ; plus tard, si vous avez besoin d'elle, elle ne vous sera pas hostile. Quant à moi, j'ai une si haute opinion de votre avenir, que je vous ai partout défendu, et que dès à présent, si je puis ici faire quelque chose pour vous, vous me trouverez toujours prêt à vous rendre service.

Lucien était si morne, si pâle, si défait, qu'il ne rendit pas au vieux beau rajeuni par l'atmosphère parisienne le salut sèchement poli qu'il reçut de lui. Il revint à son hôtel, où il trouva Staub lui-même, venu moins pour lui essayer ses habits, qu'il lui essaya, que pour savoir de l'hôtesse du Gaillard-Bois ce qu'était sous le rapport financier sa pratique inconnue. Lucien était arrivé en poste, madame de Bargeton l'avait ramené du Vaudeville jeudi dernier en voiture. Ces renseignements étaient bons. Staub nomma Lucien monsieur le comte, et lui fit voir avec quel talent il avait mis ses charmantes formes en lumière.

— Un jeune homme mis ainsi, lui dit-il, peut s'aller promener aux Tuileries ; il épousera une riche Anglaise au bout de quinze jours.

Cette plaisanterie de tailleur allemand et la perfection de ses habits, la finesse du drap, la grâce qu'il se trouvait lui-même en se regardant dans la glace, ces petites choses rendirent Lucien moins triste. Il se dit vaguement que Paris était la capitale du hasard, et il crut au hasard pour un moment. N'avait-il pas un volume de poésies et un magnifique roman, l'Archer de Charles IX, en manuscrit ? il espéra dans sa destinée. Staub promit la redingote et le reste des habillements pour le lendemain.

Le lendemain, le bottier, la lingère et le tailleur revinrent tous munis de leurs factures. Lucien ignorant la manière de les congédier, Lucien encore sous le charme des coutumes de province, les solda ; mais après les avoir payés, il ne lui resta plus que trois cent soixante francs sur les deux mille francs qu'il avait apportés à Paris : il y était depuis une semaine ! Néanmoins il s'habilla et alla faire un tour sur la terrasse des Feuillants. Il y prit une revanche. Il était si bien mis, si gracieux, si beau, que plusieurs femmes le regardèrent, et deux ou trois furent assez saisies par sa beauté pour se retourner. Lucien étudia la démarche et les manières des jeunes gens, et fit son cours de belles manières tout en pensant à ses trois cent soixante francs.

Le soir, seul dans sa chambre, il lui vint à l'idée d'éclaircir le problème de sa vie à l'hôtel du Gaillard-Bois, où il déjeunait des mets les plus simples, en croyant économiser. Il demanda son mémoire en homme qui voulait déménager, il se vit débiteur d'une centaine de francs. Le lendemain, il courut au pays latin, que David lui avait recommandé pour le bon marché. Après avoir cherché pendant long-temps, il finit par rencontrer rue de Cluny, près de la Sorbonne, un misérable hôtel garni, où il eut une chambre pour le prix qu'il voulait y mettre. Aussitôt il paya son hôtesse du Gaillard-Bois, et vint s'installer rue de Cluny dans la journée. Son déménagement ne lui coûta qu'une course de fiacre. Après avoir pris possession de sa pauvre chambre, il rassembla toutes les lettres de madame de Bargeton, en fit un paquet, le posa sur sa table, et avant de lui écrire, il se mit à penser à cette fatale semaine. Il ne se dit pas qu'il avait, lui le premier, étourdiment renié son amour, sans savoir ce que deviendrait sa Louise à Paris ; il ne vit pas ses torts, il vit sa situation actuelle ; il accusa madame de Bargeton : au lieu de l'éclairer, elle l'avait perdu. Il se courrouça, il devint fier, et se mit à écrire la lettre suivante dans le paroxysme de sa colère.

Madame,

" Que diriez-vous d'une femme à qui aurait plu quelque pauvre enfant timide, plein de ces croyances nobles que plus tard l'homme appelle des illusions, et qui aurait employé les grâces de la coquetterie, les finesses de son esprit, et les plus beaux semblants de l'amour maternel pour détourner cet enfant ? Ni les promesses les plus caressantes, ni les châteaux de cartes dont il s'émerveille ne lui coûtent ; elle l'emmène, elle s'en empare, elle le gronde de son peu de confiance, elle le flatte tour à tour ; quand l'enfant abandonne sa famille, et la suit aveuglément, elle le conduit au bord d'une mer immense, le fait entrer par un sourire dans un frêle esquif, et le lance seul, sans secours, à travers les orages ; puis, du rocher où elle reste, elle se met à rire et lui souhaite bonne chance. Cette femme c'est vous, cet enfant c'est moi. Aux mains de cet enfant se trouve un souvenir qui pourrait trahir les crimes de votre bienfaisance et les faveurs de votre abandon. Vous pourriez avoir à rougir en rencontrant l'enfant aux prises avec les vagues, si vous songiez que vous l'avez tenu sur votre sein. Quand vous lirez cette lettre, vous aurez le souvenir en votre pouvoir. Libre à vous de tout oublier. Après les belles espérances que votre doigt m'a montrées dans le ciel, j'aperçois les réalités de la misère dans la boue de Paris. Pendant que vous irez, brillante et adorée, à travers les grandeurs de ce monde, sur le seuil duquel vous m'avez amené, je grelotterai dans le misérable grenier où vous m'avez jeté. Mais peut-être un remords viendra-t-il vous saisir au sein des fêtes et des plaisirs, peut-être penserez-vous à l'enfant que vous avez plongé dans un abîme. Eh ! bien, madame, pensez-y sans remords ! Du fond de sa misère, cet enfant vous offre la seule chose qui lui reste, son pardon dans un dernier regard. Oui, madame, grâce à vous, il ne me reste rien. Rien ? n'est-ce pas ce qui a servi à faire le monde ? le génie doit imiter Dieu : je commence par avoir sa clémence sans savoir si j'aurai sa force. Vous n'aurez à trembler que si j'allais à mal ; vous seriez complice de mes fautes. Hélas ! je vous plains de ne pouvoir plus rien être à la gloire vers laquelle je vais tendre conduit par le travail.

LUCIEN.

Après avoir écrit cette lettre emphatique, mais pleine de cette sombre dignité que l'artiste de vingt et un ans exagère souvent, Lucien se reporta par la pensée au milieu de sa famille : il revit le joli appartement que David lui avait décoré en y sacrifiant une partie de sa fortune, il eut une vision des joies tranquilles, modestes, bourgeoises qu'il avait goûtées ; les ombres de sa mère, de sa sœur, de David vinrent autour de lui, il entendit de nouveau les larmes qu'ils avaient versées au moment de son départ, et il pleura lui-même, car il était seul dans Paris, sans amis, sans protecteurs.

A MADAME SÉCHARD FILS, PLACE DU MURIER, ANGOULEME.

Paris, septembre 1821.

Quelques jours après, voici ce que Lucien écrivit à sa sœur :

" Ma chère Ève, les sœurs ont le triste privilége d'épouser plus de chagrins que de joies en partageant l'existence de frères voués à l'Art, et je commence à craindre de te devenir bien à charge. N'ai-je pas abusé déjà de vous tous, qui vous êtes sacrifiés pour moi ? Ce souvenir de mon passé, si rempli par les joies de la famille, m'a soutenu contre la solitude de mon présent. Avec quelle rapidité d'aigle, revenant à son nid, n'ai-je pas traversé la distance qui nous sépare pour me trouver dans une sphère d'affections vraies, après avoir éprouvé les premières misères et les premières déceptions du monde parisien ! Vos lumières ont-elles pétillé ? Les tisons de votre foyer ont-ils roulé ? Avez-vous entendu des bruissements dans vos oreilles ! Ma mère a-t-elle dit : " Lucien pense à nous ? " David a-t-il répondu : " Il se débat avec les hommes et les choses ? " Mon Ève, je n'écris cette lettre qu'à toi seule. A toi seule j'oserai confier le bien et le mal qui m'adviendront, en rougissant de l'un et de l'autre, car ici le bien est aussi rare que devrait l'être le mal. Tu vas apprendre beaucoup de choses en peu de mots : madame de Bargeton a eu honte de moi, m'a renié, congédié, répudié le neuvième jour de mon arrivée. En me voyant, elle a détourné la tête, et moi, pour la suivre dans le monde où elle voulait me lancer, j'avais dépensé dix-sept cent soixante francs sur les deux mille emportés d'Angoulême et si péniblement trouvés. A quoi ? diras-tu. Ma pauvre sœur, Paris est un étrange gouffre : on y trouve à dîner pour dix-huit sous, et le plus simple dîner d'un restaurat élégant coûte cinquante francs ; il y a des gilets et des pantalons à quatre francs et quarante sous, les tailleurs à la mode ne vous les font pas à moins de cent francs. On donne un sou pour passer les ruisseaux des rues quand il pleut. Enfin la moindre course en voiture vaut trente-deux sous. Après avoir habité le beau quartier, je suis aujourd'hui hôtel de Cluny, rue de Cluny, dans l'une des plus pauvres et des plus sombres petites rues de Paris, serrée entre trois églises et les vieux bâtiments de la Sorbonne. J'occupe une chambre garnie au quatrième étage de cet hôtel, et, quoique bien sale et dénuée, je la paye encore quinze francs par mois. Je déjeune d'un petit pain de deux sous et d'un sou de lait, mais je dîne très-bien pour vingt-deux sous au restaurat d'un nommé Flicoteaux, lequel est situé sur la place même de la Sorbonne. Jusqu'à l'hiver ma dépense n'excédera pas soixante francs par mois, tout compris, du moins je l'espère. Ainsi mes deux cent quarante francs suffiront aux quatre premiers mois. D'ici là, j'aurai sans doute vendu l'Archer de Charles IX et les Marguerites. N'ayez donc aucune inquiétude à mon sujet. Si le présent est froid, nu, mesquin, l'avenir est bleu, riche et splendide. La plupart des grands hommes ont éprouvé les vicissitudes qui m'affectent sans m'accabler. Plaute, un grand poète comique, a été garçon de moulin. Machiavel écrivait te Prince le soir, après avoir été confondu parmi des ouvriers pendant la journée. Enfin le grand Cervantès, qui avait perdu le bras à la bataille de Lépante en contribuant au gain de cette fameuse journée, appelé vieux et ignoble manchot par les écrivailleurs de son temps, mit, faute de libraire, dix ans d'intervalle entre la première et la seconde partie de son sublime Don Quichotte. Nous n'en sommes pas là aujourd'hui. Les chagrins et la misère ne peuvent atteindre que les talents inconnus ; mais quand ils se sont fait jour, les écrivains deviennent riches, et je serai riche. Je vis d'ailleurs par la pensée, je passe la moitié de la journée à la bibliothèque Sainte-Geneviève, où j'acquiers l'instruction qui me manque, et sans laquelle je n'irais pas loin. Aujourd'hui je me trouve donc presque heureux. En quelques jours je me suis conformé joyeusement à ma position. Je me livre dès le jour à un travail que j'aime ; la vie matérielle est assurée ; je médite beaucoup, j'étudie, je ne vois pas où je puis être maintenant blessé, après avoir renoncé au monde où ma vanité pouvait souffrir à tout moment. Les hommes illustres d'une époque sont tenus de vivre à l'écart. Ne sont-ils pas les oiseaux de la forêt ? ils chantent, ils charment la nature, et nul ne doit les apercevoir. Ainsi ferai-je, si tant est que je puisse réaliser les plans ambitieux de mon esprit. Je ne regrette pas madame de Bargeton. Une femme qui se conduit ainsi ne mérite pas un souvenir. Je ne regrette pas non plus d'avoir quitté Angoulême. Cette femme avait raison de me jeter dans Paris en m'y abandonnant à mes propres forces. Ce pays est celui des écrivains, des penseurs, des poètes. Là seulement se cultive la gloire, et je connais les belles récoltes qu'elle produit aujourd'hui. Là seulement les écrivains peuvent trouver, dans les musées et dans les collections, les vivantes œuvres des génies du temps passé qui réchauffent les imaginations et les stimulent. Là seulement d'immenses bibliothèques sans cesse ouvertes offrent à l'esprit des renseignements et une pâture. Enfin, à Paris, il y a dans l'air et dans les moindres détails un esprit qui se respire et s'empreint dans les créations littéraires. On apprend plus de choses en conversant au café, au théâtre pendant une demi-heure qu'en province en dix ans. Ici, vraiment, tout est spectacle, comparaison et instruction. Un excessif bon marché, une cherté excessive, voilà Paris, où toute abeille rencontre son alvéole, où toute âme s'assimile ce qui lui est propre. Si donc je souffre en ce moment, je ne me repens de rien. Au contraire, un bel avenir se déploie et réjouit mon cœur un moment endolori. Adieu, ma chère sœur, ne t'attends pas à recevoir régulièrement mes lettres : une des particularités de Paris est qu'on ne sait réellement pas comment le temps passe. La vie y est d'une effrayante rapidité. J'embrasse ma mère, David, et toi plus tendrement que jamais. Adieu donc, ton frère qui t'aime.

Lucien. "

Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d'étudiants logés au quartier latin pendant les douze premières années de la Restauration qui n'aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière, et vingt-deux sous avec une bouteille de vin. Ce qui, sans doute, a empêché cet ami de la jeunesse de faire une fortune colossale, est un article de son programme imprimé en grosses lettres dans les affiches de ses concurrents et ainsi conçu :Pain à discrétion , c'est-à-dire jusqu'à l'indiscrétion. Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père-nourricier. Certes le cœur de plus d'un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l'aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, que Flicoteaux II ou III avait encore respectée, avant les journées de Juillet, en leur laissant ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d'annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d'aujourd'hui. Au lieu de ces tas de gibier empaillé destinés à ne pas cuire, au lieu de ces poissons fantastiques qui justifient le mot du saltimbanque : " J'ai vu une belle carpe, je compte l'acheter dans huit jours ; " au lieu de ces primeurs, qu'il faudrait appeler postmeurs, exposées en de fallacieux étalages pour le plaisir des caporaux et de leurs payses , l'honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodage, où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur, sûr que ce mot, trop prodigué sur d'autres affiches, dessert , n'était pas une charte. Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. Tel était le luxe d'un établissement que, de son temps, Molière eût célébré, tant était drôlatique l'épigramme du nom. Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus ; mais on y mange comme on travaille, avec une activité sombre ou joyeuse, selon les caractères ou les circonstances. Cet établissement célèbre consistait alors en deux salles disposées en équerre, longues, étroites et basses, éclairées l'une sur la place de la Sorbonne, l'autre sur la rue Neuve-de-Richelieu ; toutes deux meublées de tables venues de quelque réfectoire abbatial, car leur longueur a quelque chose de monastique, et les couverts y sont préparés avec les serviettes des abonnés passées dans des coulants de moiré métallique numérotés. Flicoteaux Ier ne changeait ses nappes que tous les dimanches ; mais Flicoteaux II les a changées, dit-on, deux fois par semaine dès que la concurrence a menacé sa dynastie. Ce restaurant est un atelier avec ses ustensiles, et non la salle de festin avec son élégance et ses plaisirs : chacun en sort promptement. Au dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous occupés, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n'y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu'il s'en trouverait chez Flicoteaux. Elle s'y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée, et jouit d'un privilége envié par les femmes : telle vous l'avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840. Les côtelettes de mouton, le filet de bœuf sont à la carte de cet établissement ce que les coqs de bruyère, les filets d'esturgeon sont à celle de Véry, des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. La femelle du bœuf y domine, et son fils y foisonne sous les aspects les plus ingénieux. Quand le merlan, les maquereaux donnent sur les côtes de l'Océan, ils rebondissent chez Flicoteaux. Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l'agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L'étudiant parqué dans le quartier latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué. Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l'apparition des beafteaks à quelque mortalité sur les chevaux. Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n'y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. Il s'y est, dit-on, formé quelques amitiés entre plusieurs étudiants devenus plus tard célèbres, comme on le verra dans cette histoire. Néanmoins, excepté les jeunes gens du même pays réunis au même bout de table, généralement les dîneurs ont une gravité qui se déride difficilement, peut-être à cause de la catholicité du vin qui s'oppose à toute expansion. Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu'aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins aux flammes d'un punch liquoreux, ou à la chaleur d'une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque.

Pendant les premiers jours de son installation à l'hôtel de Cluny, Lucien, comme tout néophyte, eut des allures timides et régulières. Après la triste épreuve de la vie élégante qui venait d'absorber ses capitaux, il se jeta dans le travail avec cette première ardeur que dissipent si vite les difficultés et les amusements que Paris offre à toutes les existences, aux plus luxueuses comme aux plus pauvres, et qui, pour être domptés, exigent la sauvage énergie du vrai talent ou le sombre vouloir de l'ambition. Lucien tombait chez Flicoteaux vers quatre heures et demie, après avoir remarqué l'avantage d'y arriver des premiers ; les mets étaient alors plus variés, celui qu'on préférait s'y trouvait encore. Comme tous les esprits poétiques, il avait affectionné une place, et son choix annonçait assez de discernement. Dès le premier jour de son entrée chez Flicoteaux, il avait distingué, près du comptoir, une table où les physionomies des dîneurs, autant que leurs discours saisis à la volée, lui dénoncèrent des compagnons littéraires. D'ailleurs, une sorte d'instinct lui fit deviner qu'en se plaçant prés du comptoir il pourrait parlementer avec les maîtres du restaurant. A la longue la connaissance s'établirait, et au jour des détresses financières il obtiendrait sans doute un crédit nécessaire. Il s'était donc assis à une petite table carrée à côté du comptoir, où il ne vit que deux couverts ornés de deux serviettes blanches sans coulant, et destinées probablement aux allants et venants. Le vis-à-vis de Lucien était un maigre et pâle jeune homme, vraisemblablement aussi pauvre que lui, dont le beau visage déjà flétri annonçait que des espérances envolées avaient fatigué son front et laissé dans son âme des sillons où les graines ensemencées ne germaient point. Lucien se sentit poussé vers l'inconnu par ces vestiges de poésie et par un irrésistible élan de sympathie.

Ce jeune homme, le premier avec lequel le poète d'Angoulême put échanger quelques paroles, au bout d'une semaine de petits soins, de paroles et d'observations échangées, se nommait Étienne Lousteau. Comme Lucien, Étienne avait quitté sa province, une ville du Berry, depuis deux ans. Son geste animé, son regard brillant, sa parole brève par moments, trahissaient une amère connaissance de la vie littéraire. Étienne était venu de Sancerre, sa tragédie en poche, attiré par ce qui poignait Lucien : la gloire, le pouvoir et l'argent. Ce jeune homme, qui dîna d'abord quelques jours de suite, ne se montra bientôt plus que de loin en loin. Après cinq ou six jours d'absence, en retrouvant une fois son poète, Lucien espérait le revoir le lendemain ; mais le lendemain la place était prise par un inconnu. Quand, entre jeunes gens, on s'est vu la veille, le feu de la conversation d'hier se reflète sur celle d'aujourd'hui ; mais ces intervalles obligeaient Lucien à rompre chaque fois la glace, et retardaient d'autant une intimité qui, durant les premières semaines, fit peu de progrès. Après avoir interrogé la dame du comptoir, Lucien apprit que son ami futur était rédacteur d'un petit journal, où il faisait des articles sur les livres nouveaux, et rendait compte des pièces jouées à l'Ambigu-Comique, à la Gaieté, au Panorama-Dramatique. Ce jeune homme devint tout à coup un personnage aux yeux de Lucien, qui compta bien engager la conversation avec lui d'une manière un peu plus intime, et faire quelques sacrifices pour obtenir une amitié si nécessaire à un débutant. Le journaliste resta quinze jours absent. Lucien ne savait pas encore qu'Étienne ne dînait chez Flicoteaux que quand il était sans argent, ce qui lui donnait cet air sombre et désenchanté, cette froideur à laquelle Lucien opposait de flatteurs sourires et de douces paroles. Néanmoins cette liaison exigeait de mûres réflexions, car ce journaliste obscur paraissait mener une vie coûteuse, mélangée de petits-verres, de tasses de café, de bols de punch, de spectacles et de soupers. Or, pendant les premiers jours de son installation dans le quartier, la conduite de Lucien fut celle d'un pauvre enfant étourdi par sa première expérience de la vie parisienne. Aussi, après avoir étudié le prix des consommations et soupesé sa bourse, Lucien n'osa-t-il pas prendre les allures d'Étienne, en craignant de recommencer les bévues dont il se repentait encore. Toujours sous le joug des religions de la province, ses deux anges gardiens, Ève et David, se dressaient à la moindre pensée mauvaise, et lui rappelaient les espérances mises en lui, le bonheur dont il était comptable à sa vieille mère, et toutes les promesses de son génie. Il passait ses matinées à la bibliothèque Sainte-Geneviève à étudier l'histoire. Ses premières recherches lui avaient fait apercevoir d'effroyables erreurs dans son roman de l'Archer de Charles IX. La bibliothèque fermée, il venait dans sa chambre humide et froide corriger son ouvrage, y recoudre, y supprimer des chapitres entiers. Après avoir dîné chez Flicoteaux, il descendait au passage du Commerce, lisait au cabinet littéraire de Blosse les œuvres de la littérature contemporaine, les journaux, les recueils périodiques, les livres de poésie pour se mettre au courant du mouvement de l'intelligence, et regagnait son misérable hôtel vers minuit sans avoir usé de bois ni de lumière. Ces lectures changeaient si énormément ses idées, qu'il revit son recueil de sonnets sur les fleurs, ses chères Marguerites, et les retravailla si bien qu'il n'y eut pas cent vers de conservés. Ainsi, d'abord, Lucien mena la vie innocente et pure des pauvres enfants de la province qui trouvent du luxe chez Flicoteaux en le comparant à l'ordinaire de la maison paternelle, qui se récréent par de lentes promenades sous les allées du Luxembourg en y regardant les jolies femmes d'un oeil oblique et le cœur gros de sang, qui ne sortent pas du quartier, et s'adonnent saintement au travail en songeant à leur avenir. Mais Lucien, né poète, soumis bientôt à d'immenses désirs, se trouva sans force contre les séductions des affiches de spectacle. Le Théâtre-Français, le Vaudeville, les Variétés, l'Opéra-Comique, où il allait au parterre, lui enlevèrent une soixantaine de francs. Quel étudiant pouvait résister au bonheur de voir Talma dans les rôles qu'il a illustrés ? Le théâtre, ce premier amour de tous les esprits poétiques, fascina Lucien. Les acteurs et les actrices lui semblaient des personnages imposants ; il ne croyait pas à la possibilité de franchir la rampe et de les voir familièrement. Ces auteurs de ses plaisirs étaient pour lui des êtres merveilleux que les journaux traitaient comme les grands intérêts de l'État. Être auteur dramatique, se faire jouer, quel rêve caressé ! Ce rêve, quelques audacieux, comme Casimir Delavigne, le réalisaient ! Ces fécondes pensées, ces moments de croyance en soi suivis de désespoir agitèrent Lucien et le maintinrent dans la sainte voie du travail et de l'économie, malgré les grondements sourds de plus d'un fanatique désir. Par excès de sagesse, il se défendit de pénétrer dans le Palais-Royal, ce lieu de perdition où, pendant une seule journée, il avait dépensé cinquante francs chez Véry, et près de cinq cents francs en habits. Aussi quand il cédait à la tentation de voir Fleury, Talma, les deux Baptiste, ou Michot, n'allait-il pas plus loin que l'obscure galerie où l'on faisait queue dès cinq heures et demie, et où les retardataires étaient obligés d'acheter pour dix sous une place auprès du bureau. Souvent, après être resté là pendant deux heures, ces mots : Il n'y a plus de billets ! retentissaient à l'oreille de plus d'un étudiant désappointé. Après le spectacle, Lucien revenait les yeux baissés, ne regardant point dans les rues alors meublées de séductions vivantes. Peut-être lui arriva-t-il quelques-unes de ces aventures d'une excessive simplicité, mais qui prennent une place immense dans les jeunes imaginations timorées. Effrayé de la baisse de ses capitaux, un jour où il compta ses écus, Lucien eut des sueurs froides en songeant à la nécessité de s'enquérir d'un libraire et de chercher quelques travaux payés. Le jeune journaliste dont il s'était fait, à lui seul, un ami, ne venait plus chez Flicoteaux. Lucien attendait un hasard qui ne se présentait pas. A Paris, il n'y a de hasard que pour les gens extrêmement répandus ; le nombre des relations y augmente les chances du succès en tout genre, et le hasard aussi est du côté des gros bataillons. En homme chez qui la prévoyance des gens de la province subsistait encore, Lucien ne voulut pas arriver au moment où il n'aurait plus que quelques écus : il résolut d'affronter les libraires.

Par une assez froide matinée du mois de septembre, il descendit la rue de la Harpe, ses deux manuscrits sous le bras. Il chemina jusqu'au quai des Augustins, se promena le long du trottoir en regardant alternativement l'eau de la Seine et les boutiques des libraires, comme si un bon génie lui conseillait de se jeter à l'eau plutôt que de se jeter dans la littérature. Après des hésitations poignantes, après un examen approfondi des figures plus ou moins tendres, récréatives, refrognées[Refrogné ou renfrogné : " Dictionnaire universel de la langue française " de BOISTE. (1800)] , joyeuses ou tristes qu'il observait à travers les vitres ou sur le seuil des portes, il avisa une maison devant laquelle des commis empressés emballaient des livres. Il s'y faisait des expéditions, les murs étaient couverts[Dans le Furne : " couvertes ", faute non corrigée par Balzac.]d'affiches. En vente

Le Solitaire, par M. le vicomte d'Arlincourt. Troisième édition



. Léonide, par Victor Ducange, cinq volumes in-12 imprimés sur papier fin. Prix, 12 francs . Inductions morales, par Kératry .

— Ils sont heureux ceux-là ! se disait Lucien.

L'affiche, création neuve et originale du fameux Ladvocat, florissait alors pour la première fois sur les murs. Paris fut bientôt bariolé par les imitateurs de ce procédé d'annonce, la source d'un des revenus publics. Enfin le cœur gonflé de sang et d'inquiétude, Lucien, si grand naguère à Angoulême et à Paris si petit, se coula le long des maisons et rassembla son courage pour entrer dans cette boutique encombrée de commis, de chalands, de libraires ! — Et peut-être d'auteurs, pensa Lucien.

— Je voudrais parler à monsieur Vidal ou à monsieur Porchon, dit-il à un commis.

Il avait lu sur l'enseigne en grosses lettres : Vidal et Porchon,libraires-commissionnaires pour la France et l'étranger .

— Ces messieurs sont tous deux en affaires, lui répondit un commis affairé.

— J'attendrai.

On le laissa dans la boutique où il examina les ballots ; il resta deux heures occupé à regarder les titres, à ouvrir les livres, à lire des pages çà et là. Lucien finit par s'appuyer l'épaule à un vitrage garni de petits rideaux verts, derrière lequel il soupçonna que se tenait ou Vidal ou Porchon, et il entendit la conversation suivante.

— Voulez-vous m'en prendre cinq cents exemplaires ? je vous les passe alors à cinq francs et vous donne double treizième.

— A quel prix ça les mettrait-il ?

— A seize sous de moins.

— Quatre francs quatre sous, dit Vidal ou Porchon à celui qui offrait ses livres.

— Oui, répondit le vendeur.

— En compte ? demanda l'acheteur.

— Vieux farceur ! et vous me régleriez dans dix-huit mois, en billets à un an ?

— Non, réglés immédiatement, répondit Vidal ou Porchon.

— A quel terme, neuf mois ? demanda le libraire ou l'auteur qui offrait sans doute un livre.

— Non, mon cher, à un an, répondit l'un des deux libraires-commissionnaires.

Il y eut un moment de silence.

— Vous m'égorgez ! s'écria l'inconnu.

— Mais, aurons-nous placé dans un an cinq cents exemplaires deLéonide ? répondit le libraire-commissionnaire à l'éditeur de Victor Ducange. Si les livres allaient au gré des éditeurs, nous serions millionnaires, mon cher maître ; mais ils vont au gré du public. On donne les romans de Walter Scott à dix-huit sous le volume, trois livres douze sous l'exemplaire, et vous voulez que je vende vos bouquins plus cher ? Si vous voulez que je vous pousse ce roman-là, faites-moi des avantages. — Vidal !

Un gros homme quitta la caisse et vint, une plume passée entre son oreille et sa tête.

— Dans ton dernier voyage, combien as-tu placé de Ducange ? lui demanda Porchon.

— J'ai fait deux cents Petit vieillard de Calais


mais il a fallu, pour les placer, déprécier deux autres ouvrages sur lesquels on ne nous faisait pas de si fortes remises, et qui sont devenus de fort jolis rossignols


.

Plus tard Lucien apprit que ce sobriquet de rossignol était donné par les libraires aux ouvrages qui restent perchés sur les casiers dans les profondes solitudes de leurs magasins.

— Tu sais, d'ailleurs, reprit Vidal, que Picard prépare des romans. On nous promet vingt pour cent de remise sur le prix ordinaire de librairie, afin d'organiser un succès.

— Hé ! bien, à un an, répondit piteusement l'éditeur foudroyé par la dernière observation confidentielle de Vidal à Porchon.

— Est-ce dit ? demanda nettement Porchon à l'inconnu.

— Oui.

Le libraire sortit. Lucien entendit Porchon disant à Vidal : — Nous en avons trois cents exemplaires de demandés, nous lui allongerons son règlement, nous vendrons les Léonide cent sous à l'unité, nous nous les ferons régler à six mois, et...

— Et, dit Vidal, voilà quinze cents francs de gagnés.

— Oh ! j'ai bien vu qu'il était gêné.

— Il s'enfonce ! il paye quatre mille francs à Ducange pour deux mille exemplaires.

Lucien arrêta Vidal en bouchant la petite porte de cette cage.

— Messieurs, dit-il aux deux associés, j'ai l'honneur de vous saluer.

Les libraires le saluèrent à peine.

— Je suis auteur d'un roman sur l'histoire de France, à la manière de Walter Scott et qui a pour titre l'Archer de Charles IX ; je vous propose d'en faire l'acquisition ?

Porchon jeta sur Lucien un regard sans chaleur en posant sa plume sur son pupitre.

Vidal, lui, regarda l'auteur d'un air brutal, et lui répondit : — Monsieur, nous ne sommes pas libraires-éditeurs, nous sommes libraires-commissionnaires. Quand nous faisons des livres pour notre compte, ils constituent des opérations que nous entreprenons alors avec des noms faits . Nous n'achetons d'ailleurs que des livres sérieux, des histoires, des résumés.

— Mais mon livre est très-sérieux, il s'agit de peindre sous son vrai jour la lutte des catholiques qui tenaient pour le gouvernement absolu, et des protestants qui voulaient établir la république.

— Monsieur Vidal ! cria un commis.

Vidal s'esquiva.

— Je ne vous dis pas, monsieur, que votre livre ne soit pas un chef-d'œuvre, reprit Porchon en faisant un geste assez impoli, mais nous ne nous occupons que des livres fabriqués. Allez voir ceux qui achètent des manuscrits, le père Doguereau, rue du Coq, auprès du Louvre, il est un de ceux qui font le roman. Si vous aviez parlé plus tôt, vous venez de voir Pollet, le concurrent de Doguereau, et des libraires des Galeries-de-Bois.

— Monsieur, j'ai un recueil de poésie...

— Monsieur Porchon ! cria-t-on.

— De la poésie, s'écria Porchon en colère. Et pour qui me prenez-vous ? ajouta-t-il en lui riant au nez et disparaissant dans son arrière-boutique.

Lucien traversa le Pont-Neuf en proie à mille réflexions. Ce qu'il avait compris de cet argot commercial lui fit deviner que, pour ces libraires, les livres étaient comme des bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise à vendre cher, à acheter bon marché.

— Je me suis trompé, se dit-il frappé néanmoins du brutal et matériel aspect que prenait la littérature.

Il avisa rue du Coq une boutique modeste devant laquelle il avait déjà passé, sur laquelle étaient peints en lettres jaunes, sur un fond vert, ces mots : Doguereau, Libraire. Il se souvint d'avoir vu ces mots répétés au bas du frontispice de plusieurs des romans qu'il avait lus au cabinet littéraire de Blosse. Il entra non sans cette trépidation intérieure que cause à tous les hommes d'imagination la certitude d'une lutte. Il trouva dans la boutique un singulier vieillard, l'une des figures originales de la librairie sous l'Empire. Doguereau portait un habit noir à grandes basques carrées, et la mode taillait alors les fracs en queue de morue. Il avait un gilet d'étoffe commune à carreaux de diverses couleurs d'où pendaient, à l'endroit du gousset, une chaîne d'acier et une clef de cuivre qui jouaient sur une vaste culotte noire. La montre devait avoir la grosseur d'un oignon. Ce costume était complété par des bas drapés, couleur gris de fer, et par des souliers ornés de boucles en argent. Le vieillard avait la tête nue, décorée de cheveux grisonnants, et assez poétiquement épars. Le père Doguereau, comme l'avait surnommé Porchon, tenait par l'habit, par la culotte et par les souliers au professeur de belles-lettres, et au marchand par le gilet, la montre et les bas. Sa physionomie ne démentait point cette singulière alliance : il avait l'air magistral, dogmatique, la figure creusée du maître de rhétorique, et les yeux vifs, la bouche soupçonneuse, l'inquiétude vague du libraire.

— Monsieur Doguereau ? dit Lucien.

— C'est moi, monsieur...

— Je suis auteur d'un roman, dit Lucien.

— Vous êtes bien jeune, dit le libraire.

— Mais, monsieur, mon âge ne fait rien à l'affaire.

— C'est juste, dit le vieux libraire en prenant le manuscrit. Ah, diantre ! L'Archer de Charles IX, un bon titre. Voyons, jeune homme, dites-moi votre sujet en deux mots.

— Monsieur, c'est une œuvre historique dans le genre de Walter Scott, où le caractère de la lutte entre les protestants et les catholiques est présenté comme un combat entre deux systèmes de gouvernement, et où le trône était sérieusement menacé. J'ai pris parti pour les catholiques.

— Hé ! mais, jeune homme, voilà des idées. Eh ! bien, je lirai votre ouvrage, je vous le promets. J'aurais mieux aimé un roman dans le genre de madame Radcliffe ; mais si vous êtes travailleur, si vous avez un peu de style, de la conception, des idées, l'art de la mise en scène, je ne demande pas mieux que de vous être utile. Que nous faut-il ?... de bons manuscrits.

— Quand pourrai-je venir ?

— Je vais ce soir à la campagne, je serai de retour après-demain, j'aurai lu votre ouvrage, et s'il me va, nous pourrons traiter le jour même, Lucien, le voyant si bonhomme, eut la fatale idée de sortir le manuscrit des Marguerites.

— Monsieur, j'ai fait aussi un recueil de vers...

— Ah ! vous êtes poète, je ne veux plus de votre roman, dit le vieillard en lui tendant le manuscrit. Les rimailleurs échouent quand ils veulent faire de la prose. En prose, il n'y a pas de chevilles, il faut absolument dire quelque chose.

— Mais, monsieur, Walter Scott a fait des vers aussi.

— C'est vrai, dit Doguereau qui se radoucit, devina la pénurie du jeune homme, et garda le manuscrit. Où demeurez-vous ? j'irai vous voir.

Lucien donna son adresse, sans soupçonner chez ce vieillard la moindre arrière-pensée, il ne reconnaissait pas en lui le libraire de la vieille école, un homme du temps où les libraires souhaitaient tenir dans un grenier et sous clef Voltaire et Montesquieu mourant de faim.

— Je reviens précisément par le quartier latin, lui dit le vieux libraire après avoir lu l'adresse.

— Le brave homme ! pensa Lucien en saluant le libraire. J'ai donc rencontré un ami de la jeunesse, un connaisseur qui sait quelque chose. Parlez-moi de celui-là ? Je le disais bien à David : le talent parvient facilement à Paris.

 

Lucien revint heureux et léger, il rêvait la gloire. Sans plus songer aux sinistres paroles qui venaient de frapper son oreille dans le comptoir de Vidal et Porchon, il se voyait riche d'au moins douze cents francs. Douze cents francs représentaient une année de séjour à Paris, une année pendant laquelle il préparerait de nouveaux ouvrages. Combien de projets bâtis sur cette espérance ? Combien de douces rêveries en voyant sa vie assise sur le travail ? Il se casa, s'arrangea, peu s'en fallut qu'il ne fit quelques acquisitions. Il ne trompa son impatience que par des lectures constantes au cabinet de Blosse. Deux jours après, le vieux Doguereau, surpris du style que Lucien avait dépensé dans sa première œuvre, enchanté de l'exagération des caractères qu'admettait l'époque où se développait le drame, frappé de la fougue d'imagination avec laquelle un jeune auteur dessine toujours son premier plan, il n'était pas gâté, le père Doguereau ! vint à l'hôtel où demeurait son Walter Scott en herbe. Il était décidé à payer mille francs la propriété entière de l'Archer de Charles IX, et à lier Lucien par un traité pour plusieurs ouvrages. En voyant l'hôtel, le vieux renard se ravisa. — Un jeune homme logé là n'a que des goûts modestes, il aime l'étude, le travail ; je peux ne lui donner que huit cents francs. L'hôtesse, à laquelle il demanda monsieur Lucien de Rubempré, lui répondit : — Au quatrième ! Le libraire leva le nez, et n'aperçut que le ciel au-dessus du quatrième. — Ce jeune homme, pensa-t-il, est joli garçon, il est même très-beau ; s'il gagnait trop d'argent, il se dissiperait, il ne travaillerait plus. Dans notre intérêt commun, je lui offrirai six cents francs ; mais en argent, pas de billets. Il monta l'escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint ouvrir. La chambre était d'une nudité désespérante. Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce denûment du génie frappa le bonhomme Doguereau.

— Qu'il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces modestes besoins. J'éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec lequel vous aurez plus d'un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d'y perdre leur temps, leur talent et notre argent. Il s'assit. — Jeune[Dans le Furne : Erreur de ponctuation non corrigée par Balzac : Jeune homme, ...] homme, votre roman n'est pas mal. J'ai été professeur de rhétorique, je connais l'histoire de France ; il y a d'excellentes choses. Enfin vous avez de l'avenir.

— Ah ! monsieur.

— Non, je vous le dis, nous pouvons faire des affaires ensemble. Je vous achète votre roman...

Le cœur de Lucien s'épanouit, il palpitait d'aise, il allait entrer dans le monde littéraire, il serait enfin imprimé.

— Je vous l'achète quatre cents francs, dit Doguereau d'un ton mielleux et en regardant Lucien d'un air qui semblait annoncer un effort de générosité.

— Le volume ? dit Lucien.

— Le roman, dit Doguereau sans s'étonner de la surprise de Lucien. Mais, ajouta-t-il, ce sera comptant. Vous vous engagerez à m'en faire deux par an pendant six ans. Si le premier s'épuise en six mois, je vous payerai les suivants six cents francs. Ainsi, à deux par an, vous aurez cent francs par mois, vous aurez votre vie assurée, vous serez heureux. J'ai des auteurs que je ne paye que trois cents francs par roman. Je donne deux cents francs pour une traduction de l'anglais. Autrefois, ce prix eût été exorbitant.

— Monsieur, nous ne pourrons pas nous entendre, je vous prie de me rendre mon manuscrit, dit Lucien glacé.

— Le voilà, dit le vieux libraire. Vous ne connaissez pas les affaires, monsieur. En publiant le premier roman d'un auteur, un éditeur doit risquer seize cents francs d'impression et de papier. Il est plus facile de faire un roman que de trouver une pareille somme. J'ai cent manuscrits de romans chez moi, et n'ai pas cent soixante mille francs dans ma caisse. Hélas ! je n'ai pas gagné cette somme depuis vingt ans que je suis libraire. On ne fait donc pas fortune au métier d'imprimer des romans. Vidal et Porchon ne nous les prennent qu'à des conditions qui deviennent de jour en jour plus onéreuses pour nous. Là où vous risquez votre temps, je dois, moi, débourser deux mille francs. Si nous sommes trompés, car habent sua fata libelli , je perds deux mille francs ; quant à vous, vous n'avez qu'à lancer une ode contre la stupidité publique. Après avoir médité sur ce que j'ai l'honneur de vous dire, vous viendrez me revoir. — Vous reviendrez à moi, répéta le libraire avec autorité pour répondre à un geste plein de superbe que Lucien laissa échapper. Loin de trouver un libraire qui veuille risquer deux mille francs pour un jeune inconnu, vous ne trouverez pas un commis qui se donne la peine de lire votre griffonnage. Moi, qui l'ai lu, je puis vous y signaler plusieurs fautes de français. Vous avez mis observer pour faire observer , et malgré que. Malgré veut un régime direct. Lucien parut humilié. — Quand je vous reverrai, vous aurez perdu cent francs, ajouta-t-il, je ne vous donnerai plus alors que cent écus. Il se leva, salua, mais sur le pas de la porte il dit : — Si vous n'aviez pas du talent, de l'avenir, si je ne m'intéressais pas aux jeunes gens studieux, je ne vous aurais pas proposé de si belles conditions. Cent francs par mois ! Songez-y. Après tout, un roman dans un tiroir, ce n'est pas comme un cheval à l'écurie, ça ne mange pas de pain. A la vérité, ça n'en donne pas non plus !

Lucien prit son manuscrit, le jeta par terre en s'écriant : — J'aime mieux le brûler, monsieur !

— Vous avez une tête de poète, dit le vieillard.

Lucien dévora sa flûte, lappa son lait et descendit. Sa chambre n'était pas assez vaste, il y aurait tourné sur lui-même comme un lion dans sa cage au Jardin-des-Plantes.

A la bibliothèque Sainte-Geneviève, où Lucien comptait aller, il avait toujours aperçu dans le même coin un jeune homme d'environ vingt-cinq ans qui travaillait avec cette application soutenue que rien ne distrait ni dérange, et à laquelle se reconnaissent les véritables ouvriers littéraires. Ce jeune homme y venait sans doute depuis long-temps, les employés et le bibliothécaire lui-même avaient pour lui des complaisances ; le bibliothécaire lui laissait emporter des livres que Lucien voyait rapporter le lendemain par le studieux inconnu, dans lequel le poète reconnaissait un frère de misère et d'espérance. Petit, maigre et pâle, ce travailleur cachait un beau front sous une épaisse chevelure noire assez mal tenue, il avait de belles mains, il attirait le regard des indifférents par une vague ressemblance avec le portrait de Bonaparte gravé d'après Robert Lefebvre. Cette gravure est tout un poème de mélancolie ardente, d'ambition contenue, d'activité cachée. Examinez-la bien ! Vous y trouverez du génie et de la discrétion, de la finesse et de la grandeur. Les yeux ont de l'esprit comme des yeux de femme. Le coup d'oeil est avide de l'espace et désireux de difficultés à vaincre. Le nom de Bonaparte ne serait pas écrit au-dessous, vous le contempleriez tout aussi long-temps. Le jeune homme qui réalisait cette gravure avait ordinairement un pantalon à pied dans des souliers à grosses semelles, une redingote de drap commun, une cravate noire, un gilet de drap gris, mélangé de blanc, boutonné jusqu'en haut, et un chapeau à bon marché. Son dédain pour toute toilette inutile était visible. Ce mystérieux inconnu, marqué du sceau que le génie imprime au front de ses esclaves, Lucien le retrouvait chez Flicoteaux le plus régulier de tous les habitués ; il y mangeait pour vivre, sans faire attention à des aliments avec lesquels il paraissait familiarisé, il buvait de l'eau. Soit à la bibliothèque, soit chez Flicoteaux, il déployait en tout une sorte de dignité qui venait sans doute de la conscience d'une vie occupée par quelque chose de grand, et qui le rendait inabordable. Son regard était penseur. La méditation habitait sur son beau front noblement coupé. Ses yeux noirs et vifs, qui voyaient bien et promptement, annonçaient une habitude d'aller au fond des choses. Simple en ses gestes, il avait une contenance grave. Lucien éprouvait un respect involontaire pour lui. Déjà plusieurs fois, l'un et l'autre ils s'étaient mutuellement regardés comme pour se parler à l'entrée ou à la sortie de la bibliothèque ou du restaurant, mais ni l'un ni l'autre ils n'avaient osé. Ce silencieux jeune homme allait au fond de la salle, dans la partie située en retour sur la place de la Sorbonne. Lucien n'avait donc pu se lier avec lui, quoiqu'il se sentît porté vers ce jeune travailleur en qui se trahissaient les indicibles symptômes de la supériorité. L'un et l'autre, ainsi qu'ils le reconnurent plus tard, ils étaient deux natures vierges et timides, adonnées à toutes les peurs dont les émotions plaisent aux hommes solitaires. Sans leur subite rencontre au moment du désastre qui venait d'arriver à Lucien, peut-être ne se seraient-ils jamais mis en communication. Mais en entrant dans la rue des Grès, Lucien aperçut le jeune inconnu qui revenait de Sainte-Geneviève.

— La bibliothèque est fermée, je ne sais pourquoi, monsieur, lui dit-il.

En ce moment Lucien avait des larmes dans les yeux, il remercia l'inconnu par un de ces gestes qui sont plus éloquents que le discours, et qui, de jeune homme à jeune homme, ouvrent aussitôt les cœurs. Tous deux descendirent la rue des Grès en se dirigeant vers la rue de La Harpe.

— Je vais alors me promener au Luxembourg, dit Lucien. Quand on est sorti, il est difficile de revenir travailler.

— On n'est plus dans le courant d'idées nécessaires, reprit l'inconnu. Vous paraissez chagrin, monsieur ?

— Il vient de m'arriver une singulière aventure, dit Lucien.

Il raconta sa visite sur le quai, puis celle au vieux libraire et les propositions qu'il venait de recevoir ; il se nomma, et dit quelques mots de sa situation. Depuis un mois environ, il avait dépensé soixante francs pour vivre, trente francs à l'hôtel, vingt francs au spectacle, dix francs au cabinet littéraire, en tout cent vingt francs ; il ne lui restait plus que cent vingt francs.

— Monsieur, lui dit l'inconnu, votre histoire est la mienne et celle de mille à douze cents jeunes gens qui, tous les ans, viennent de la province à Paris. Nous ne sommes pas encore les plus malheureux. Voyez-vous ce théâtre ? dit-il en lui montrant les cimes de l'Odéon. Un jour vint se loger, dans une des maisons qui sont sur la place, un homme de talent qui avait roulé dans des abîmes de misère ; marié, surcroît de malheur qui ne nous afflige encore ni l'un ni l'autre, à une femme qu'il aimait ; pauvre ou riche, comme vous voudrez, de deux enfants ; criblé de dettes, mais confiant dans sa plume. Il présente à l'Odéon une comédie en cinq actes, elle est reçue, elle obtient un tour de faveur, les comédiens la répètent, et le directeur active les répétitions. Ces cinq bonheurs constituent cinq drames encore plus difficiles à réaliser que cinq actes à écrire. Le pauvre auteur, logé dans un grenier que vous pouvez voir d'ici, épuise ses dernières ressources pour vivre pendant la mise en scène de sa pièce, sa femme met ses vêtements au Mont-de-Piété, la famille ne mange que du pain. Le jour de la dernière répétition, la veille de la représentation, le ménage devait cinquante francs dans le quartier, au boulanger, à la laitière, au portier. Le poète avait conservé le strict nécessaire : un habit, une chemise, un pantalon, un gilet et des bottes. Sûr du succès, il vient embrasser sa femme, il lui annonce la fin de leurs infortunes. — Enfin il n'y a plus rien contre nous ! s'écrie-t-il. — Il y a le feu, dit la femme, regarde, l'Odéon brûle. Monsieur, l'Odéon brûlait. Ne vous plaignez donc pas. Vous avez des vêtements, vous n'avez ni femme ni enfants, vous avez pour cent vingt francs de hasard dans votre poche, et vous ne devez rien à personne. La pièce a eu cent cinquante représentations au théâtre Louvois. Le roi a fait une pension à l'auteur. Buffon l'a dit, le génie, c'est la patience. La patience est en effet ce qui, chez l'homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. Qu'est-ce que l'Art, monsieur ? c'est la Nature[Dans le Furne : " nature ", erreur typographique du Furne, sera corrigée par Balzac.] concentrée.

Les deux jeunes gens arpentaient alors le Luxembourg. Lucien apprit bientôt le nom, devenu depuis célèbre, de l'inconnu qui s'efforçait de le consoler. Ce jeune homme était Daniel d'Arthez, aujourd'hui l'un des plus illustres écrivains de notre époque, et l'un des gens rares qui, selon la belle pensée d'un poète, offrent

L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère.

— On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s'élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. Vous avez au front le sceau du génie, dit d'Arthez à Lucien en lui jetant un regard qui l'enveloppa ; si vous n'en avez pas au cœur la volonté, si vous n'en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu'elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur cher océan, renoncez dès aujourd'hui.

— Vous vous attendez donc, vous, à des supplices ? dit Lucien.

— A des épreuves en tout genre, à la calomnie, à la trahison, à l'injustice de mes rivaux ; aux effronteries, aux ruses, à l'âpreté du commerce, répondit le jeune homme d'une voix résignée. Si votre œuvre est belle, qu'importe une première perte...

— Voulez-vous lire et juger la mienne ? dit Lucien.

— Soit, dit d'Arthez. Je demeure rue des Quatre-Vents, dans une maison où l'un des hommes les plus illustres, un des plus beaux génies de notre temps, un phénomène dans la science, Desplein, le plus grand chirurgien connu, souffrit son premier martyre en se débattant avec les premières difficultés de la vie et de la gloire à Paris. Ce souvenir me donne tous les soirs la dose de courage dont j'ai besoin tous les matins. Je suis dans cette chambre où il a souvent mangé, comme Rousseau, du pain et des cerises, mais sans Thérèse. Venez dans une heure, j'y serai.

Les deux poètes se quittèrent en se serrant la main avec une indicible effusion de tendresse mélancolique. Lucien alla chercher son manuscrit. Daniel d'Arthez alla mettre au Mont-de-Piété sa montre pour pouvoir acheter deux falourdes, afin que son nouvel ami trouvât du feu chez lui, car il faisait froid. Lucien fut exact et vit d'abord une maison moins décente que son hôtel et qui avait une allée sombre, au bout de laquelle se développait un escalier obscur. La chambre de Daniel d'Arthez, située au cinquième étage, avait deux méchantes croisées entre lesquelles était une bibliothèque en bois noirci, pleine de cartons étiquetés. Une maigre couchette en bois peint, semblable aux couchettes de collége, une table de nuit achetée d'occasion, et deux fauteuils couverts en crin occupaient le fond de cette pièce tendue d'un papier écossais verni par la fumée et par le temps. Une longue table chargée de papiers était placée entre la cheminée et l'une des croisées. En face de cette cheminée, il y avait une mauvaise commode en bois d'acajou. Un tapis de hasard couvrait entièrement le carreau. Ce luxe nécessaire évitait du chauffage.. Devant la table, un vulgaire fauteuil de bureau en basane rouge blanchie par l'usage, puis six mauvaises chaises complétaient l'ameublement. Sur la cheminée, Lucien aperçut un vieux flambeau de bouillotte à garde-vue, muni de quatre bougies. Quand Lucien demanda la raison des bougies, en reconnaissant en toutes choses les symptômes d'une âpre misère, d'Arthez lui répondit qu'il lui était impossible de supporter l'odeur de la chandelle. Cette circonstance indiquait une grande délicatesse de sens, l'indice d'une exquise sensibilité. La lecture dura sept heures. Daniel écouta religieusement, sans dire un mot ni faire une observation, une des plus rares preuves de bon goût que puissent donner les auteurs.

— Eh ! bien, dit Lucien à Daniel en mettant le manuscrit sur la cheminée.

— Vous êtes dans une belle et bonne voie, répondit gravement le jeune homme ; mais votre œuvre est à remanier. Si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer une manière différente, et vous l'avez imité. Vous commencez, comme lui, par de longues conversations pour poser vos personnages ; quand ils ont causé, vous faites arriver la description et l'action. Cet antagonisme nécessaire à toute œuvre dramatique vient en dernier. Renversez-moi les termes du problème. Remplacez ces diffuses causeries, magnifiques chez Scott, mais sans couleur chez vous, par des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. Que chez vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos préparatifs. Entrez tout d'abord dans l'action. Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin variez vos plans, pour n'être jamais le même. Vous serez neuf tout en adaptant à l'histoire de France la forme du drame dialogué de l'Écossais. Walter Scott est sans passion, il l'ignore, ou peut-être lui était-elle interdite par les mœurs hypocrites de son pays. Pour lui, la femme est le devoir incarné. A de rares exceptions près, ses héroïnes sont absolument les mêmes, il n'a eu pour elles qu'un seul ponsif[Boiste écrit : poncif ou ponsif.] , selon l'expression des peintres. Elles procèdent toutes de Clarisse Harlowe ; en les ramenant toutes à une idée, il ne pouvait que tirer des exemplaires d'un même type variés par un coloriage plus ou moins vif. La femme porte le désordre dans la société par la passion. La passion a des accidents infinis. Peignez donc les passions, vous aurez les ressources immenses dont s'est privé ce grand génie pour être lu dans toutes les familles de la prude Angleterre. En France, vous trouverez les fautes charmantes et les mœurs brillantes du catholicisme à opposer aux sombres figures du calvinisme pendant la période la plus passionnée de notre histoire. Chaque règne authentique, à partir de Charlemagne, demandera tout au moins un ouvrage, et quelquefois quatre ou cinq, comme pour Louis XIV, Henri IV, François Ier. Vous ferez ainsi une histoire de France pittoresque où vous peindrez les costumes, les meubles, les maisons, les intérieurs, la vie privée, tout en donnant l'esprit du temps, au lieu de narrer péniblement des faits connus. Vous avez un moyen d'être original en relevant les erreurs populaires qui défigurent la plupart de nos rois. Osez, dans votre première œuvre, rétablir la grande et magnifique figure de Catherine que vous avez sacrifiée aux préjugés qui planent encore sur elle. Enfin peignez Charles IX comme il était, et non comme l'ont fait les écrivains protestants. Au bout de dix ans de persistance, vous aurez gloire et fortune.

Il était alors neuf heures. Lucien imita l'action secrète de son futur ami en lui offrant à dîner chez Édon, où il dépensa douze francs. Pendant ce dîner Daniel livra le secret de ses espérances et de ses études à Lucien. D'Arthez n'admettait pas de talent hors ligne sans de profondes connaissances métaphysiques. Il procédait en ce moment au dépouillement de toutes les richesses philosophiques des temps anciens et modernes pour se les assimiler. Il voulait, comme Molière, être un profond philosophe avant de faire des comédies. Il étudiait le monde écrit et le monde vivant, la pensée et le fait. Il avait pour amis de savants naturalistes, de jeunes médecins, des écrivains politiques et des artistes, société de gens studieux, sérieux, pleins d'avenir. Il vivait d'articles consciencieux et peu payés mis dans des dictionnaires biographiques, encyclopédiques ou de sciences naturelles ; il n'en écrivait ni plus ni moins que ce qu'il en fallait pour vivre et pouvoir suivre sa pensée. D'Arthez avait une œuvre d'imagination, entreprise uniquement pour étudier les ressources de la langue. Ce livre, encore inachevé, pris et repris par caprice, il le gardait pour les jours de grande détresse. C'était une œuvre psychologique et de haute portée sous la forme du roman. Quoique Daniel se découvrît modestement, il parut gigantesque à Lucien. En sortant du restaurant, à onze heures, Lucien s'était pris d'une vive amitié pour cette vertu sans emphase, pour cette nature, sublime sans le savoir. Le poète ne discuta pas les conseils de Daniel, il les suivit à la lettre. Ce beau talent déjà mûri par la pensée et par une critique solitaire, inédite, faite pour lui non pour autrui, lui avait tout à coup poussé la porte des plus magnifiques palais de la fantaisie. Les lèvres du provincial avaient été touchées d'un charbon ardent, et la parole du travailleur parisien trouva dans le cerveau du poète d'Angoulême une terre préparée. Lucien se mit à refondre son œuvre.

Heureux d'avoir rencontré dans le désert de Paris un cœur où abondaient des sentiments généreux en harmonie avec les siens, le grand homme de province fit ce que font tous les jeunes gens affamés d'affection : il s'attacha comme une maladie chronique à d'Arthez, il alla le chercher pour se rendre à la bibliothèque, il se promena près de lui au Luxembourg par les belles journées, il l'accompagna tous les soirs jusque dans sa pauvre chambre, après avoir dîné près de lui chez Flicoteaux, enfin il se serra contre lui comme un soldat se pressait sur son voisin dans les plaines glacées de la Russie. Pendant les premiers jours de sa connaissance avec Daniel, Lucien ne remarqua pas sans chagrin une certaine gêne causée par sa présence dès que les intimes étaient réunis. Les discours de ces êtres supérieurs, dont lui parlait d'Arthez avec un enthousiasme concentré, se tenaient dans les bornes d'une réserve en désaccord avec les témoignages visibles de leur vive amitié. Lucien sortait alors discrètement en ressentant une sorte de peine causée par l'ostracisme dont il était l'objet et par la curiosité qu'excitaient en lui ces personnages inconnus ; car tous s'appelaient par leurs noms de baptême. Tous portaient au front, comme d'Arthez, le sceau d'un génie spécial. Après de secrètes oppositions combattues à son insu par Daniel, Lucien fut enfin jugé digne d'entrer dans ce Cénacle de grands esprits. Lucien put dès lors connaître ces personnes unies par les plus vives sympathies, par le sérieux de leur existence intellectuelle, et qui se réunissaient presque tous les soirs chez d'Arthez. Tous pressentaient en lui le grand écrivain : ils le regardaient comme leur chef depuis qu'ils avaient perdu l'un des esprits les plus extraordinaires de ce temps, un génie mystique, leur premier chef, qui, pour des raisons inutiles à rapporter, était retourné dans sa province, et dont Lucien entendait souvent parler sous le nom de Louis. On comprendra facilement combien ces personnages avaient dû réveiller l'intérêt et la curiosité d'un poète, à l'indication de ceux qui depuis ont conquis, comme d'Arthez, toute leur gloire ; car plusieurs succombèrent.

Parmi ceux qui vivent encore était Horace Bianchon, alors interne à l'Hôtel-Dieu, devenu depuis l'un des flambeaux de l'École de Paris, et trop connu maintenant pour qu'il soit nécessaire de peindre sa personne ou d'expliquer son caractère et la nature de son esprit. Puis venait Léon Giraud, ce profond philosophe, ce hardi théoricien qui remue tous les systèmes, les juge, les exprime, les formule et les traîne aux pieds de son idole, l'HUMANITÉ ; toujours grand, même dans ses erreurs, ennoblies par sa bonne foi. Ce travailleur intrépide, ce savant consciencieux, est devenu chef d'une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps seul pourra prononcer. Si ses convictions lui ont fait une destinée en des régions étrangères à celles où ses camarades se sont élancés, il n'en est pas moins resté leur fidèle ami. L'Art était représenté par Joseph Bridau, l'un des meilleurs peintres de la jeune École. Sans les malheurs secrets auxquels le condamne une nature trop impressionnable, Joseph, dont le dernier mot n'est d'ailleurs pas dit, aurait pu continuer les grands maîtres de l'école italienne : il a le dessin de Rome et la couleur de Venise ; mais l'amour le tue et ne traverse pas que son cœur : l'amour lui lance ses flèches dans le cerveau, lui dérange sa vie et lui fait faire les plus étranges zigzags. Si sa maîtresse éphémère le rend ou trop heureux ou trop misérable, Joseph enverra pour l'exposition tantôt des esquisses où la couleur empâte le dessin, tantôt des tableaux qu'il a voulu finir sous le poids de chagrins imaginaires, et où le dessin l'a si bien préoccupé que la couleur, dont il dispose à son gré, ne s'y retrouve pas. Il trompe incessamment et le public et ses amis. Hoffmann l'eût adoré pour ses pointes poussées avec hardiesse dans le champ des Arts, pour ses caprices, pour sa fantaisie. Quand il est complet, il excite l'admiration, il la savoure, et s'effarouche alors de ne plus recevoir d'éloges pour les œuvres manquées où les yeux de son âme voient tout ce qui est absent pour l'oeil du public. Fantasque au suprême degré, ses amis lui ont vu détruire un tableau achevé auquel il trouvait l'air trop peigné. — C'est trop fait, disait-il, c'est trop écolier. Original et sublime parfois, il a tous les malheurs et toutes les félicités des organisations nerveuses, chez lesquelles la perfection tourne en maladie. Son esprit est frère de celui de Sterne, mais sans le travail littéraire. Ses mots, ses jets de pensée ont une saveur inouïe. Il est éloquent et sait aimer, mais avec ses caprices, qu'il porte dans les sentiments comme dans son faire . Il était cher au Cénacle précisément à cause de ce que le monde bourgeois eût appelé ses défauts. Enfin Fulgence Ridal, l'un des auteurs de notre temps qui ont le plus de verve comique, un poète insouciant de gloire, ne jetant sur le théâtre que ses productions les plus vulgaires, et gardant dans le sérail de son cerveau, pour lui, pour ses amis, les plus jolies scènes ; ne demandant au public que l'argent nécessaire à son indépendance, et ne voulant plus rien faire dès qu'il l'aura obtenu. Paresseux et fécond comme Rossini, obligé, comme les grands poètes comiques, comme Molière et Rabelais, de considérer toute chose à l'endroit du pour et à l'envers du contre, il était sceptique, il pouvait rire et riait de tout. Fulgence Ridal est un grand philosophe pratique. Sa science du monde, son génie d'observation, son dédain de la gloire, qu'il appelle la parade, ne lui ont point desséché le cœur. Aussi actif pour autrui qu'il est indifférent à ses intérêts, s'il marche, c'est pour un ami. Pour ne pas mentir à son masque vraiment rabelaisien, il ne hait pas la bonne chère et ne la recherche point, il est à la fois mélancolique et gai. Ses amis le nomment le chien du régiment , rien ne le peint mieux que ce sobriquet. Trois autres, au moins aussi supérieurs que ces quatre amis peints de profil, devaient succomber par intervalles : Meyraux d'abord, qui mourut après avoir ému la célèbre dispute entre Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire, grande question qui devait partager le monde scientifique entre ces deux génies égaux, quelques mois avant la mort de celui qui tenait pour une science étroite et analyste contre le panthéiste qui vit encore et que l'Allemagne révère. Meyraux était l'ami de ce Louis qu'une mort anticipée allait bientôt ravir au monde intellectuel. A ces deux hommes, tous deux marqués par la mort, tous deux obscurs aujourd'hui malgré l'immense portée de leur savoir et de leur génie, il faut joindre Michel Chrestien, républicain d'une haute portée qui rêvait la fédération de l'Europe et qui fut en 1830 pour beaucoup dans le mouvement moral des Saint-Simoniens. Homme politique de la force de Saint-Just et de Danton, mais simple et doux comme une jeune fille, plein d'illusions et d'amour, doué d'une voix mélodieuse qui aurait ravi Mozart, Weber ou Rossini, et chantant certaines chansons de Béranger à enivrer le cœur de poésie, d'amour ou d'espérance, Michel Chrestien, pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis, gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. Il faisait des tables de matières pour de grands ouvrages, des prospectus pour les libraires, muet d'ailleurs sur ses doctrines comme est muette une tombe sur les secrets de la mort. Ce gai bohémien de l'intelligence, ce grand homme d'État, qui peut-être eût changé la face du monde, mourut au cloître Saint-Méry comme un simple soldat. La balle de quelque négociant tua là l'une des plus nobles créatures qui foulassent le sol français. Michel Chrestien périt pour d'autres doctrines que les siennes. Sa fédération menaçait beaucoup plus que la propagande républicaine l'aristocratie européenne ; elle était plus rationnelle et moins folle que les affreuses idées de liberté indéfinie proclamées par les jeunes insensés qui se portent héritiers de la Convention. Ce noble plébéien fut pleuré de tous ceux qui le connaissaient ; il n'est aucun d'eux qui ne songe, et souvent, à ce grand homme politique inconnu.

Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l'estime et l'amitié faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus opposées. Daniel d'Arthez, gentilhomme picard, tenait pour la Monarchie avec une conviction égale à celle qui faisait tenir Michel Chrestien à son fédéralisme européen. Fulgence Ridal se moquait des doctrines philosophiques de Léon Giraud, qui lui-même prédisait à d'Arthez la fin du christianisme et de la Famille. Michel Chrestien, qui croyait à la religion du Christ, le divin législateur de l'Égalité, défendait l'immortalité de l'âme contre le scalpel de Bianchon, l'analyste par excellence. Tous discutaient sans disputer. Ils n'avaient point de vanité, étant eux-mêmes leur auditoire. Ils se communiquaient leurs travaux, et se consultaient avec l'adorable bonne foi de la jeunesse. S'agissait-il d'une affaire sérieuse ? l'opposant quittait son opinion pour entrer dans les idées de son ami, d'autant plus apte à l'aider, qu'il était impartial dans une cause ou dans une œuvre en dehors de ses idées. Presque tous avaient l'esprit doux et tolérant, deux qualités qui prouvaient leur supériorité. L'Envie, cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées, leur était inconnue. Tous marchaient d'ailleurs dans des voies différentes. Aussi, ceux qui furent admis, comme Lucien, dans leur société, se sentaient-ils à l'aise. Le vrai talent est toujours bon enfant et candide, ouvert, point gourmé ; chez lui, l'épigramme caresse l'esprit, et ne vise jamais l'amour-propre. Une fois la première émotion que cause le respect dissipée, on éprouvait des douceurs infinies auprès de ces jeunes gens d'élite. La familiarité n'excluait pas la conscience que chacun avait de sa valeur, chacun sentait une profonde estime pour son voisin ; enfin, chacun se sentant de force à être à son tour le bienfaiteur ou l'obligé, tout le monde acceptait sans façon. Les conversations pleines de charmes et sans fatigue, embrassaient les sujets les plus variés. Légers à la manière des flèches, les mots allaient à fond tout en allant vite. La grande misère extérieure et la splendeur des richesses intellectuelles produisaient un singulier contraste. Là, personne ne pensait aux réalités de la vie que pour en tirer d'amicales plaisanteries. Par une journée où le froid se fit prématurément sentir, cinq des amis de d'Arthez arrivèrent ayant eu chacun la même pensée, tous apportaient du bois sous leur manteau, comme dans ces repas champêtres où, chaque invité devant fournir son plat, tout le monde donne un pâté. Tous doués de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui non moins que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages d'une teinte divine, ils offraient ces traits un peu tourmentés que la pureté de la vie et le feu de la pensée régularisent et purifient. Leurs fronts se recommandaient par une ampleur poétique. Leurs yeux vifs et brillants déposaient d'une vie sans souillures. Les souffrances de la misère, quand elles se faisaient sentir étaient si gaiement supportées, épousées avec une telle ardeur par tous qu'elles n'altéraient point la sérénité particulière aux visages des jeunes gens encore exempts de fautes graves qui ne se sont amoindris dans aucune des lâches transactions qu'arrachent la misère mal supportée, l'envie de parvenir sans aucun choix de moyens, et la facile complaisance avec laquelle les gens de lettres accueillent ou pardonnent les trahisons. Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme, est un sentiment qui manque à l'amour, la certitude. Ces jeunes gens étaient sûrs d'eux-mêmes : l'ennemi de l'un devenait l'ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents pour obéir à la sainte solidarité de leurs cœurs. Incapables tous d'une lâcheté, ils pouvaient opposer un non formidable à toute accusation et se défendre les uns les autres avec sécurité. Également nobles par le cœur et d'égale force dans les choses de sentiment, ils pouvaient tout penser et se tout dire sur le terrain de la science et de l'intelligence ; de là l'innocence de leur commerce, la gaieté de leur parole. Certains de se comprendre, leur esprit divaguait à l'aise ; aussi ne faisaient-ils point de façon entre eux, ils se confiaient leurs peines et leurs joies, ils pensaient et souffraient à plein cœur. Les charmantes délicatesses qui font de la fable DES DEUX AMIS un trésor pour les grandes[Dans le Furne " grands ", coquille.] âmes étaient habituelles chez eux. Leur sévérité pour admettre dans leur sphère un nouvel habitant se conçoit. Ils avaient trop la conscience de leur grandeur et de leur bonheur pour le troubler en y laissant entrer des éléments nouveaux et inconnus.

Cette fédération de sentiments et d'intérêts dura sans choc ni mécomptes pendant vingt années. La mort, qui leur enleva Louis Lambert, Meyraux et Michel Chrestien, put seule diminuer cette noble Pléiade. Quand, en 1832, ce dernier succomba, Horace Bianchon, Daniel d'Arthez, Léon Giraud, Joseph Bridau, Fulgence Ridal allèrent, malgré le péril de la démarche, retirer son corps à Saint-Merry, pour lui rendre les derniers devoirs à la face brûlante de la Politique. Ils accompagnèrent ces restes chéris jusqu'au cimetière du Père-Lachaise pendant la nuit. Horace Bianchon leva toutes les difficultés à ce sujet, et ne recula devant aucune ; il sollicita les ministres en leur confessant sa vieille amitié pour le fédéraliste expiré. Ce fut une scène touchante gravée dans la mémoire des amis peu nombreux qui assistèrent les cinq hommes célèbres. En vous promenant dans cet élégant cimetière, vous verrez un terrain acheté à perpétuité où s'élève une tombe de gazon surmontée d'une croix en bois noir sur laquelle sont gravés en lettres rouges ces deux noms : MICHEL CHRESTIEN. C'est le seul monument qui soit dans ce style. Les cinq amis ont pensé qu'il fallait rendre hommage à cet homme simple par cette simplicité.

Dans cette froide mansarde se réalisaient donc les plus beaux rêves du sentiment. Là, des frères tous également forts en différentes régions de la science, s'éclairaient mutuellement avec bonne foi, se disant tout, même leurs pensées mauvaises, tous d'une instruction immense et tous éprouvés au creuset de la misère. Une fois admis parmi ces êtres d'élite et pris pour un égal, Lucien y représenta la Poésie et la Beauté. Il y lut des sonnets qui furent admirés. On lui demandait un sonnet, comme il priait Michel Chrestien de lui chanter une chanson. Dans le désert de Paris, Lucien trouva donc une oasis rue des Quatre-Vents.

Au commencement du mois d'octobre, Lucien, après avoir employé le reste de son argent pour se procurer un peu de bois, resta sans ressources au milieu du plus ardent travail, celui du remaniement de son œuvre. Daniel d'Arthez lui brûlait des mottes, et supportait héroïquement la misère : il ne se plaignait point, il était rangé comme une vieille fille, et ressemblait à un avare, tant il avait de méthode. Ce courage excitait celui de Lucien qui, nouveau venu dans le Cénacle, éprouvait une invincible répugnance à parler de sa détresse. Un matin, il alla jusqu'à la rue du Coq pour vendre l'Archer de Charles IX à Doguereau, qu'il ne rencontra pas. Lucien ignorait combien les grands esprits ont d'indulgence. Chacun de ses amis concevait les faiblesses particulières aux hommes de poésie, les abattements qui suivent les efforts de l'âme surexcitée par les contemplations de la nature qu'ils ont mission de reproduire. Ces hommes si forts contre leurs propres maux étaient tendres pour les douleurs de Lucien. Ils avaient compris son manque d'argent. Le Cénacle couronna donc les douces soirées de causeries, de profondes méditations, de poésies, de confidences,, de courses à pleines ailes dans les champs de l'intelligence, dans l'avenir des nations, dans les domaines de l'histoire, par un trait qui prouve combien Lucien avait peu compris ses nouveaux amis.

— Lucien mon ami, lui dit Daniel, tu n'es pas venu dîner hier chez Flicoteaux, et nous savons pourquoi.

Lucien ne put retenir des larmes qui coulèrent sur ses joues.

— Tu as manqué de confiance en nous, lui dit Michel Chrestien, nous ferons une croix à la cheminée et quand nous serons à dix...

— Nous avons tous, dit Bianchon, trouvé quelque travail extraordinaire : moi j'ai gardé pour le compte de Desplein un riche malade, d'Arthez a fait un article pour la Revue encyclopédique, Chrestien a voulu aller chanter un soir dans les Champs-Élysées avec un mouchoir et quatre chandelles ; mais il a trouvé une brochure à faire pour un homme qui veut devenir un homme politique, et il lui a donné pour six cents francs de Machiavel ; Léon Giraud a emprunté cinquante francs à son libraire, Joseph a vendu des croquis, et Fulgence a fait donner sa pièce dimanche, il a eu salle pleine.

— Voilà deux cents francs, dit Daniel, accepte-les et qu'on ne t'y reprenne plus.

— Allons, ne va-t-il pas nous embrasser, comme si nous avions fait quelque chose d'extraordinaire ? dit Chrestien.

Pour faire comprendre quelles délices ressentait Lucien dans cette vivante encyclopédie d'esprits angéliques, de jeunes gens empreints des originalités diverses que chacun d'eux tirait de la science qu'il cultivait, il suffira de rapporter les réponses que Lucien reçut, le lendemain, à une lettre écrite à sa famille, chef-d'œuvre de sensibilité, de bon vouloir, un horrible cri que lui avait arraché sa détresse.

LETTRE DE DAVID SÉCHARD A LUCIEN.

" Mon cher Lucien, tu trouveras ci-joint un effet à quatre-vingt-dix jours et à ton ordre de deux cents francs. Tu pourras le négocier chez monsieur Métivier, marchand de papier, notre correspondant à Paris, rue Serpente. Mon bon Lucien, nous n'avons absolument rien. Ma femme s'est mise à diriger l'imprimerie, et s'acquitte de sa tâche avec un dévouement, une patience, une activité qui me font bénir le ciel de m'avoir donné pour femme un pareil ange. Elle-même a constaté l'impossibilité où nous sommes de t'envoyer le plus léger secours. Mais, mon ami, je te crois dans un si beau chemin, accompagné de cœurs si grands et si nobles, que tu ne saurais faillir à ta belle destinée en te trouvant aidé par les intelligences presques divines de messieurs Daniel d'Arthez, Michel Chrestien et Léon Giraud, conseillé par messieurs Meyraux, Bianchon et Ridal que ta chère lettre nous a fait connaître. A l'insu d'Ève, je t'ai donc souscrit cet effet, que je trouverai moyen d'acquitter à l'échéance. Ne sors pas de ta voie : elle est rude ; mais elle sera glorieuse. Je préférerais souffrir mille maux à l'idée de te savoir tombé dans quelques bourbiers de Paris où j'en ai tant vu. Aie le courage d'éviter, comme tu le fais, les mauvais endroits, les méchantes gens, les étourdis et certains gens de lettres que j'ai appris à estimer à leur juste valeur pendant mon séjour à Paris. Enfin, sois le digne émule de ces esprits célestes que tu m'as rendus chers. Ta conduite sera bientôt récompensée. Adieu, mon frère bien-aimé, tu m'as ravi le cœur, je n'avais pas attendu de toi tant de courage.

DAVID. "

LETTRE D'EVE SÉCHARD A LUCIEN CHARDON.

" Mon ami, ta lettre nous a fait pleurer tous. Que ces nobles cœurs vers lesquels ton bon ange te guide le sachent : une mère, une pauvre jeune femme prieront Dieu soir et matin pour eux ; et si les prières les plus ferventes montent jusqu'à son trône, elles obtiendront quelques faveurs pour vous tous. Oui, mon frère, leurs noms sont gravés dans mon cœur. Ah ! je les verrai quelque jour. J'irai, dussé-je faire la route à pied les remercier de leur amitié pour toi, car elle a répandu comme un baume sur mes plaies vives. Ici mon ami nous travaillons comme de pauvres ouvriers. Mon mari, ce grand homme inconnu que j'aime chaque jour davantage en découvrant de moments en moments de nouvelles richesses dans son cœur, délaisse son imprimerie, et je devine pourquoi : ta misère, la nôtre, celle de notre mère l'assassinent.

Notre adoré David est comme Prométhée dévoré par un vautour, un chagrin jaune à bec aigu. Quant à lui, le noble homme, il n'y pense guère, il a l'espoir d'une fortune. Il passe toutes ses journées à faire des expériences sur la fabrication du papier ; il m'a priée de m'occuper à sa place des affaires, dans lesquelles il m'aide autant que le[Dans le Furne, il manque " le ", incorrection grammaticale, faute typographique.] lui permet sa préoccupation. Hélas ! je suis grosse. Cet événement, qui m'eût comblée de joie, m'attriste dans la situation où nous sommes tous. Ma pauvre mère est redevenue jeune, elle a retrouvé des forces pour son fatigant métier de garde-malade. Aux soucis de fortune près, nous serions heureux. Le vieux père Séchard ne veut pas donner un liard à son fils ; David est allé le voir pour lui emprunter quelques deniers afin de te secourir, car ta lettre l'avait mis au désespoir. " Je connais Lucien, il perdra la tête, et fera des sottises, " disait-il. Je l'ai bien grondé. Mon frère, manquer à quoi que ce soit ?... lui ai-je répondu, Lucien sait que j'en mourrais de douleur. Ma mère et moi, sans que David s'en doute, nous avons engagé quelques objets ; ma mère les retirera dès qu'elle rentrera dans quelque argent. Nous avons pu faire ainsi cent francs que je t'envoie par les messageries. Si je n'ai pas répondu à ta première lettre, ne m'en veux pas, mon ami. Nous étions dans une situation à passer les nuits, je travaillais comme un homme. Ah ! je ne me savais pas autant de force. Madame de Bargeton est une femme sans âme ni cœur ; elle se devait, même en ne t'aimant plus, de te protéger et de t'aider après t'avoir arraché de nos bras pour te jeter dans cette affreuse mer parisienne où il faut une bénédiction de Dieu pour rencontrer des amitiés vraies parmi ces flots d'hommes et d'intérêts. Elle n'est pas à regretter. Je te voulais auprès de toi quelque femme dévouée, une seconde moi-même ; mais maintenant que je te sais des amis qui continuent nos sentiments, me voilà tranquille. Déploie tes ailes, mon beau génie aimé ! Tu seras notre gloire, comme tu es déjà notre amour.

EVE. "

" Mon enfant chéri, je ne puis que te bénir après ce que te dit ta sœur, et t'assurer que mes prières et mes pensées ne sont, hélas ! pleines que de toi, au détriment de ceux que je vois ; car il est des cœurs où les absents ont raison, et il en est ainsi dans le cœur de

TA MERE. "

Ainsi, deux jours après, Lucien put rendre à ses amis leur prêt si gracieusement offert. Jamais peut-être la vie ne lui sembla plus belle, mais le mouvement de son amour-propre n'échappa point aux regards profonds de ses amis et à leur délicate sensibilité.

— On dirait que tu as peur de nous devoir quelque chose, s'écria Fulgence.

— Oh ! le plaisir qu'il manifeste est bien grave à mes yeux, dit Michel Chrestien, il confirme les observations que j'ai faites : Lucien a de la vanité.

— Il est poète, dit d'Arthez.

— M'en voulez-vous d'un sentiment aussi naturel que le mien ?

— Il faut lui tenir compte de ce qu'il ne nous l'a pas caché, dit Léon Giraud, il est encore franc ; mais j'ai peur que plus tard il ne nous redoute.

— Et pourquoi ? demanda Lucien.

— Nous lisons dans ton cœur, répondit Joseph Bridau.

— Il y a chez toi, lui dit Michel Chrestien, un esprit diabolique avec lequel tu justifieras à les propres yeux les choses les plus contraires à nos principes : au lieu d'être un sophiste d'idées, tu seras un sophiste d'action.

— Ah ! j'en ai peur, dit d'Arthez. Lucien, tu feras en toi-même des discussions admirables où tu seras grand, et qui aboutiront à des faits blâmables... Tu ne seras jamais d'accord avec toi-même.

— Sur quoi donc appuyez-vous votre réquisitoire ? demanda Lucien.

— Ta vanité, mon cher poète, est si grande, que tu en mets jusque dans ton amitié ? s'écria Fulgence. Toute vanité de ce genre accuse un effroyable égoïsme, et l'égoïsme est le poison de l'amitié.

— Oh ! mon Dieu, s'écria Lucien, vous ne savez donc pas combien je vous aime.

— Si tu nous aimais comme nous nous aimons, aurais-tu mis tant d'empressement et tant d'emphase à nous rendre ce que nous avions tant de plaisir à te donner ?

— On ne se prête rien ici, on se donne, lui dit brutalement Joseph Bridau.

— Ne nous crois pas rudes, mon cher enfant, lui dit Michel Chrestien, nous sommes prévoyants. Nous avons peur de te voir un jour préférant les joies d'une petite vengeance aux joies de notre pure amitié. Lis le Tasse de Goethe, la plus grande œuvre de ce beau génie, et tu y verras que le poète aime les brillantes étoffes, les festins, les triomphes, l'éclat : eh ! bien, sois le Tasse sans sa folie. Le monde et ses plaisirs t'appelleront ?... reste ici. Transporte dans la région des idées tout ce que tu demandes à tes vanités. Folie pour folie, mets la vertu dans tes actions et le vice dans tes idées ; au lieu, comme te le disait d'Arthez, de bien penser et de te mal conduire.

Lucien baissa la tête : ses amis avaient raison.

— J'avoue que je ne suis pas aussi fort que vous l'êtes, dit-il en leur jetant un adorable regard. Je n'ai pas des reins et des épaules à soutenir Paris, à lutter avec courage. La nature nous a donné des tempéraments et des facultés différentes, et vous connaissez mieux que personne l'envers des vices et des vertus. Je suis déjà fatigué, je vous le confie.

— Nous te soutiendrons, dit d'Arthez, voilà précisément à quoi servent les amitiés fidèles.

— Le secours que je viens de recevoir est précaire, et nous sommes tous aussi pauvres les uns que les autres ; le besoin me poursuivra bientôt. Chrestien, aux gages du premier venu, ne peut rien en librairie. Bianchon est en dehors de ce cercle d'affaires. D'Arthez ne connaît que les libraires de science ou de spécialités, qui n'ont aucune prise sur les éditeurs de nouveautés. Horace, Fulgence Ridal et Bridau travaillent dans un ordre d'idées qui les met à cent lieues des libraires. Je dois prendre un parti.

— Tiens-toi donc au nôtre, souffrir ! dit Bianchon, souffrir courageusement et se fier au Travail !

— Mais ce qui n'est que souffrance pour vous est la mort pour moi, dit vivement Lucien.

— Avant que le coq ait chanté trois fois, dit Léon Giraud en souriant, cet homme aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris.

— Où le travail vous a-t-il menés ? dit Lucien en riant.

— Quand on part de Paris pour l'Italie, on ne trouve pas Rome à moitié chemin, dit Joseph Bridau. Pour toi, les petits pois devraient pousser tout accommodés au beurre.

— Ils ne poussent ainsi que pour les fils aînés des pairs de France, dit Michel Chrestien. Mais, nous autres, nous les semons, les arrosons et les trouvons meilleurs.

La conversation devint plaisante, et changea de sujet. Ces esprits perspicaces, ces cœurs délicats cherchèrent à faire oublier cette petite querelle à Lucien, qui comprit dès lors combien il était difficile de les tromper. Il arriva bientôt à un désespoir intérieur qu'il cacha soigneusement à ses amis, en les croyant des mentors implacables. Son esprit méridional, qui parcourait si facilement le clavier des sentiments, lui faisait prendre les résolutions les plus contraires.

A plusieurs reprises il parla de se jeter dans les journaux, et toujours ses amis lui dirent : — Gardez-vous-en bien.

— Là serait la tombe du beau, du suave Lucien que nous aimons et connaissons, dit d'Arthez.

— Tu ne résisterais pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes ; et, résister, c'est le fond de la vertu. Tu serais si enchanté d'exercer le pouvoir, d'avoir droit de vie et de mort sur les œuvres de la pensée, que tu serais journaliste en deux mois. Être journaliste, c'est passer proconsul dans la république des lettres. Qui peut tout dire, arrive à tout faire ! Cette maxime est de Napoléon et se comprend.

— Ne serez-vous pas près de moi ? dit Lucien.

— Nous n'y serons plus, s'écria Fulgence. Journaliste, tu ne penserais pas plus à nous que la fille d'Opéra brillante, adorée, ne pense, dans sa voiture doublée de soie, à son village, à ses vaches, à ses sabots. Tu n'as que trop les qualités du journaliste : le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne te refuserais jamais à un trait d'esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, un abîme d'iniquités, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'où l'on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile.

Plus le Cénacle défendait cette voie à Lucien, plus son désir de connaître le péril l'invitait à s'y risquer, et il commençait à discuter en lui-même : n'était-il pas ridicule de se laisser encore une fois surprendre par la détresse sans avoir rien fait contre elle ? En voyant l'insuccès de ses démarches à propos de son premier roman, Lucien était peu tenté d'en composer un second. D'ailleurs, de quoi vivrait-il pendant le temps de l'écrire ? Il avait épuisé sa dose de patience durant un mois de privations. Ne pourrait-il faire noblement ce que les journalistes faisaient sans conscience ni dignité ? Ses amis l'insultaient avec leurs défiances, il voulait leur prouver sa force d'esprit. Il les aiderait peut-être un jour, il serait le héraut de leurs gloires !

— D'ailleurs, qu'est donc une amitié qui recule devant la complicité ? demanda-t-il un soir à Michel Chrestien qu'il avait reconduit jusque chez lui, en compagnie de Léon Giraud.

— Nous ne reculons devant rien, répondit Michel Chrestien. Si tu avais le malheur de tuer ta maîtresse, je t'aiderais à cacher ton crime et pourrais t'estimer encore ; mais, si tu devenais espion, je te fuirais avec horreur, car tu serais lâche et infâme par système. Voilà le journalisme en deux mots. L'amitié pardonne l'erreur, le mouvement irréfléchi de la passion ; elle doit être implacable pour le parti pris de trafiquer de son âme, de son esprit et de sa pensée.

— Ne puis-je me faire journaliste pour vendre mon recueil de poésies et mon roman, puis abandonner aussitôt le journal ?

— Machiavel se conduirait ainsi, mais non Lucien de Rubempré, dit Léon Giraud.

— Eh ! bien, s'écria Lucien, je vous prouverai que je vaux Machiavel.

— Ah ! s'écria Michel en serrant la main de Léon, tu viens de le perdre. Lucien, dit-il, tu as trois cents francs, c'est de quoi vivre pendant trois mois à ton aise ; eh ! bien, travaille, fais un second roman, d'Arthez et Fulgence t'aideront pour le plan, tu grandiras, tu seras un romancier. Moi, je pénétrerai dans un de ces lupanar de la pensée, je serai journaliste pendant trois mois, je te vendrai tes livres à quelque libraire de qui j'attaquerai les publications, j'écrirai les articles, j'en obtiendrai pour toi ; nous organiserons un succès, tu seras un grand homme, et tu resteras notre Lucien.

— Tu me méprises donc bien en croyant que je périrais là où tu te sauveras ! dit le poète.

— Pardonnez-lui, mon Dieu, c'est un enfant ! s'écria Michel Chrestien.

Après s'être dégourdi l'esprit pendant les soirées passées chez d'Arthez, Lucien avait étudié les plaisanteries et les articles des petits journaux. Sûr d'être au moins l'égal des plus spirituels rédacteurs, il s'essaya secrètement à cette gymnastique de la pensée, et sortit un matin avec la triomphante idée d'aller demander du service à quelque colonel de ces troupes légères de la Presse. Il se mit dans sa tenue la plus distinguée et passa les ponts en pensant que des auteurs, des journalistes, des écrivains, enfin ses frères futurs auraient un peu plus de tendresse et de désintéressement que les deux genres de libraires contre lesquels s'étaient heurtées ses espérances. Il rencontrerait des sympathies, quelque bonne et douce affection comme celle qu'il trouvait au Cénacle de la rue des Quatre-Vents. En proie aux émotions du pressentiment écouté, combattu, qu'aiment tant les hommes d'imagination, il arriva rue Saint-Fiacre auprès du boulevard Montmartre, devant la maison où se trouvaient les bureaux du petit journal et dont l'aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu. Néanmoins il monta dans les bureaux situés à l'entresol. Dans la première pièce, que divisait en deux parties égales une cloison moitié en planches et moitié grillagée jusqu'au plafond, il trouva un invalide manchot qui de son unique main tenait plusieurs rames de papier sur la tête et avait entre ses dents le livret voulu par l'administration du Timbre. Ce pauvre homme, dont la figure était d'un ton jaune et semée de bulbes rouges, ce qui lui valait le surnom deColoquinte , lui montra derrière le grillage le Cerbère du journal. Ce personnage était un vieil officier décoré, le nez enveloppé de moustaches grises, un bonnet de soie noire sur la tête, et enseveli dans une ample redingote bleue comme une tortue sous sa carapace.

— De quel jour monsieur veut-il que parte son abonnement ? lui demanda l'officier de l'Empire.

— Je ne viens pas pour un abonnement, répondit Lucien. Le poète regarda sur la porte qui correspondait à celle par laquelle il était entré, la pancarte où se lisaient ces mots : Bureau de Rédaction, et au-dessous : Le public n'entre pas ici .

— Une réclamation sans doute, reprit le soldat de Napoléon. Ah ! oui : nous avons été durs pour Mariette. Que voulez-vous, je ne sais pas encore le pourquoi. Mais si vous demandez raison, je suis prêt, ajouta-t-il en regardant des fleurets et des pistolets, la panoplie moderne groupée en faisceau dans un coin.

— Encore moins, monsieur. Je viens pour parler au rédacteur en chef.

— Il n'y a jamais personne ici avant quatre heures.

— Voyez-vous, mon vieux Giroudeau, je trouve onze colonnes, lesquelles à cent sous pièce font cinquante-cinq francs ; j'en ai reçu quarante, donc vous me devez encore quinze francs, comme je vous le disais...

Ces paroles partaient d'une petite figure chafouine, claire comme un blanc d'œuf mal cuit, percée de deux yeux d'un bleu tendre, mais effrayants de malice, et qui appartenait à un jeune homme mince, caché derrière le corps opaque de l'ancien militaire. Cette voix glaça Lucien, elle tenait du miaulement des chats et de l'étouffement asthmatique de l'hyène.

— Oui, mon petit milicien, répondit l'officier en retraite ; mais vous comptez les titres et les blancs, j'ai ordre de Finot d'additionner le total des lignes et de les diviser par le nombre voulu pour chaque colonne. Après avoir pratiqué cette opération strangulatoire sur votre rédaction, il s'y trouve trois colonnes de moins.

— Il ne paye pas les blancs, l'arabe ! et il les compte à son associé dans le prix de sa rédaction en masse. Je vais aller voir Étienne Lousteau, Vernou...

— Je ne puis enfreindre la consigne, mon petit, dit l'officier. Comment, pour quinze francs, vous criez contre votre nourrice, vous qui faites des articles aussi facilement que je fume un cigare ! Eh ! vous payerez un bol de punch de moins à vos amis, ou vous gagnerez une partie de billard de plus, et tout sera dit !

— Finot réalise des économies qui lui coûteront bien cher, répondit le rédacteur qui se leva et partit.

— Ne dirait-on pas qu'il est Voltaire et Rousseau ? se dit à lui-même le caissier en regardant le poète de province.

— Monsieur, reprit Lucien, je reviendrai vers quatre heures.

Pendant la discussion, Lucien avait vu sur les murs les portraits de Benjamin Constant, du général Foy, des dix-sept orateurs illustres du parti libéral, mêlés à des caricatures contre le gouvernement. Il avait surtout regardé la porte du sanctuaire où devait s'élaborer la feuille spirituelle qui l'amusait tous les jours et qui jouissait du droit de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, enfin de mettre tout en question par un bon mot. Il alla flâner sur les boulevards, plaisir tout nouveau pour lui, mais si attrayant qu'il vit les aiguilles des pendules chez les horlogers sur quatre heures sans s'apercevoir qu'il n'avait pas déjeuné. Le poète rabattit promptement vers la rue Saint-Fiacre, il monta l'escalier, ouvrit la porte, ne trouva plus le vieux militaire et vit l'invalide assis sur son papier timbré mangeant une croûte de pain et gardant le poste d'un air résigné, fait au journal comme jadis à la corvée, et ne le comprenant pas plus qu'il ne connaissait le pourquoi des marches rapides ordonnées par l'Empereur. Lucien conçut la pensée hardie de tromper ce redoutable fonctionnaire ; il passa le chapeau sur la tête, et ouvrit, comme s'il était de la maison, la porte du sanctuaire. Le bureau de rédaction offrit à ses regards avides une table ronde couverte d'un tapis vert, et six chaises en merisier garnies de paille encore neuve. Le petit carreau de cette pièce, mis en couleur, n'avait pas encore été frotté ; mais il était propre, ce qui annonçait une fréquentation publique assez rare. Sur la cheminée une glace, une pendule d'épicier couverte de poussière, deux flambeaux où deux chandelles avaient été brutalement fichées, enfin des cartes de visite éparses. Sur la table grimaçaient de vieux journaux autour d'un encrier où l'encre séchée ressemblait à de la laque et décoré de plumes tortillées en soleils. Il lut sur de méchants bouts de papier quelques articles d'une écriture illisible et presque hiéroglyphique, déchirés en haut par les compositeurs de l'imprimerie, à qui cette marque sert à reconnaître les articles faits. Puis, çà et là, sur des papiers gris, il admira des caricatures dessinées assez spirituellement par des gens qui sans doute avaient tâché de tuer le temps en tuant quelque chose pour s'entretenir la main. Sur le petit papier de tenture couleur vert d'eau, il vit collés avec des épingles neuf dessins différents faits en charge et à la plume sur le SOLITAIRE, livre qu'un succès inouï recommandait alors à l'Europe et qui devait fatiguer les journalistes.

Le Solitaire en province, paraissant, les femmes étonne. — Dans un château, le Solitaire, lu. — Effet du Solitaire sur les domestiques animaux. — Chez les sauvages, le Solitaire expliqué, le plus succès brillant obtient. — Le Solitaire traduit en chinois et présenté, par l'auteur, de Pékin à l'empereur. — Par le Mont-Sauvage, Élodie violée.

Cette caricature sembla très-impudique à Lucien, mais elle le fit rire.

— Par les journaux, le Solitaire sous un dais promené processionnellement. — Le Solitaire, faisant éclater une presse, les Ours blesse. — Lu à l'envers, étonne le Solitaire les académiciens par des supérieures beautés.

Lucien aperçut sur une bande de journal un dessin représentant un rédacteur qui tendait son chapeau, et dessous : Finot, mes cent francs? signé d'un nom devenu fameux, mais qui ne sera jamais illustre. Entre la cheminée et la croisée se trouvaient une table à secrétaire, un fauteuil d'acajou, un panier à papiers et un tapis oblong appelé devant de cheminée


le tout couvert d'une épaisse couche de poussière. Les fenêtres n'avaient que de petits rideaux. Sur le haut de ce secrétaire, il y avait environ vingt ouvrages déposés pendant la journée, des gravures, de la musique, des tabatières à la Charte, un exemplaire de la neuvième édition du Solitaire, toujours la grande plaisanterie du moment, et une dizaine de lettres cachetées. Quand Lucien eut inventorié cet étrange mobilier, eut fait des réflexions à perte de vue, que cinq heures eurent sonné, il revint à l'invalide pour le questionner. Coloquinte avait fini sa croûte et attendait avec la patience du factionnaire le militaire décoré qui peut-être se promenait sur le boulevard. En ce moment, une femme parut sur le seuil de la porte après avoir fait entendre le murmure de sa robe dans l'escalier et ce léger pas féminin si facile à reconnaître. Elle était assez jolie.


— Monsieur, dit-elle à Lucien, je sais pourquoi vous vantez tant les chapeaux de mademoiselle Virginie, et je viens vous demander d'abord un abonnement d'un an ; mais dites-moi ses conditions...

— Madame, je ne suis pas du journal.

— Ah !

— Un abonnement à dater d'octobre ? demanda l'invalide.

— Que réclame madame ? dit le vieux militaire qui reparut.

Le vieil officier entra en conférence avec la belle marchande de modes. Quand Lucien, impatienté d'attendre, rentra dans la première pièce, il entendit cette phrase finale : — Mais je serai très-enchantée, monsieur. Mademoiselle Florentine pourra venir à mon magasin et choisira ce qu'elle voudra. Je tiens les rubans. Ainsi tout est bien entendu : vous ne parlerez plus de Virginie, une saveteuse incapable d'inventer une forme, tandis que j'invente, moi !

Lucien entendit tomber un certain nombre d'écus dans la caisse. Puis le militaire se mit à faire son compte journalier.

— Monsieur, je suis là depuis une heure, dit le poète d'un air assez fâché.

— Ils ne sont pas venus, dit le vétéran napoléonien en manifestant un émoi par politesse. Ca ne m'étonne pas. Voici quelque temps que je ne les vois plus. Nous sommes au milieu du mois, voyez-vous. Ces lapins-là ne viennent que quand on paye, entre les 29 et les 30.

— Et monsieur Finot ? dit Lucien qui avait retenu le nom du directeur.

— Il est chez lui, rue Feydeau. Coloquinte, mon vieux, porte chez lui tout ce qui est venu aujourd'hui en portant le papier à l'imprimerie.

— Où se fait donc le journal ? dit Lucien en se parlant à lui-même.

— Le journal ? dit l'employé qui reçut de Coloquinte le reste de l'argent du timbre, le journal ?... broum ! broum ! Mon vieux, sois demain à six heures à l'imprimerie pour voir à faire filer les porteurs. Le journal, monsieur, se fait dans la rue, chez les auteurs, à l'imprimerie, entre onze heures et minuit. Du temps de l'Empereur, monsieur, ces boutiques de papier gâté n'étaient pas connues. Ah ! il vous aurait fait secouer ça par quatre hommes et un caporal, et ne se serait pas laissé embêter comme ceux-ci par des phrases. Mais, assez causé. Si mon neveu y trouve son compte, et que l'on écrive pour le fils de l'autre , broum ! broum ! après tout, ce n'est pas un mal. Ah çà, les abonnés ne m'ont pas l'air d'arriver en colonne serrée : je vais quitter le poste.

— Monsieur, vous me paraissez être au fait de la rédaction du journal.

— Sous le rapport financier, broum ! broum ! dit le soldat en ramassant les phlegmes qu'il avait dans le gosier. Selon les talents, cent sous ou trois francs la colonne, cinquante lignes à soixante lettres sans blancs, voilà. Quant aux rédacteurs, c'est de singuliers pistolets, de petits jeunes gens dont je n'aurais pas voulu pour des soldats du train, et qui, parce qu'ils mettent des pattes de mouche sur du papier blanc, ont l'air de mépriser un vieux capitaine des dragons de la Garde Impériale, retraité chef de bataillon, entré dans toutes les capitales de l'Europe avec Napoléon...

Lucien, poussé vers la porte par le soldat de Napoléon, qui brossait sa redingote bleue et manifestait l'intention de sortir, eut le courage de se mettre en travers.

— Je viens pour être rédacteur, dit-il, et vous jure que je suis plein de respect pour un capitaine de la Garde Impériale, des hommes de bronze...

— Bien dit, mon petit pékin, reprit l'officier en frappant sur le ventre de Lucien ; mais dans quelle classe de rédacteurs voulez-vous entrer ? répliqua le soudard en passant sur le ventre de Lucien et descendant l'escalier. Il ne s'arrêta que pour allumer son cigare chez le portier. — S'il vient des abonnements, recevez-les et prenez-en note, mère Chollet. Toujours l'abonnement, je ne connais que l'abonnement, reprit-il en se tournant vers Lucien qui l'avait suivi. Finot est mon neveu, le seul de la famille qui m'ait adouci ma position. Aussi quiconque cherche querelle à Finot trouve-t-il le vieux Giroudeau, capitaine aux dragons, parti simple cavalier à l'armée de Sambre-et-Meuse, cinq ans maître d'armes au premier hussards, armée d'Italie ! Une, deux, et le plaignant serait à l'ombre ! ajouta-t-il en faisant le geste de se fendre. Or donc, mon petit, nous avons différents corps dans les rédacteurs : il y a le rédacteur qui rédige et qui a sa solde, le rédacteur qui rédige et qui n'a rien, ce que nous appelons un volontaire ; enfin le rédacteur qui ne rédige rien et qui n'est pas le plus bête, il ne fait pas de fautes celui-là, il se donne les gants d'être un homme d'esprit, il appartient au journal, il nous paye à dîner, il flâne dans les théâtres, il entretient une actrice, il est très-heureux. Que voulez-vous être ?

— Mais rédacteur travaillant bien, et partant bien payé.

— Vous voilà comme tous les conscrits qui veulent être maréchaux de France ! Croyez-en le vieux Giroudeau, par file à gauche, pas accéléré, allez ramasser des clous dans le ruisseau comme ce brave homme qui a servi, ça se voit à sa tournure. Est-ce pas une horreur qu'un vieux soldat qui est allé mille fois à la gueule du brutal ramasse des clous dans Paris ? Dieu de Dieu, tu n'es qu'un gueux, tu n'as pas soutenu l'Empereur ! Enfin, mon petit, ce particulier que vous avez vu ce matin a gagné quarante francs dans son mois. Ferez-vous mieux ? ils disent que c'est le plus spirituel.

— Quand vous êtes allé dans Sambre-et-Meuse, on vous a dit qu'il y avait du danger.

— Parbleu !

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, allez voir mon neveu Finot, un brave garçon, le plus loyal garçon que vous rencontrerez, si vous pouvez le rencontrer ; car il se remue comme un poisson. Dans son métier, il ne s'agit pas d'écrire, voyez-vous, mais de faire que les autres écrivent. Il paraît que les paroissiens aiment mieux se régaler avec les actrices que de barbouiller du papier. Oh ! c'est de singuliers pistolets ! A l'honneur de vous revoir.

Le caissier fit mouvoir sa redoutable canne plombée, une des protectrices de Germanicus, et laissa Lucien sur le boulevard, aussi stupéfait de ce tableau de la rédaction qu'il l'avait été des résultats définitifs de la littérature chez Vidal et Porchon. Lucien courut dix fois chez Andoche Finot, directeur du journal, rue Feydeau, sans jamais le trouver. De grand matin, Finot n'était pas rentré. A midi, Finot était en course : — il déjeunait, disait-on, à tel café. Lucien allait au café, demandait Finot à la limonadière, en surmontant des répugnances inouïes : Finot venait de sortir. Enfin Lucien, lassé, regarda Finot comme un personnage apocryphe et fabuleux, il trouva plus simple de guetter Étienne Lousteau chez Flicoteaux. Le jeune journaliste expliquerait sans doute le mystère qui planait sur la vie du journal auquel il était attaché.

Depuis le jour béni cent fois où Lucien fit la connaissance de Daniel d'Arthez, il avait changé de place chez Flicoteaux : les deux amis dînaient à côté l'un de l'autre, et causaient à voix basse de haute littérature, des sujets à traiter, de la manière de les présenter, de les entamer, de les dénouer. En ce moment, Daniel d'Arthez tenait le manuscrit de l'Archer de Charles IX, il y refaisait des chapitres, il y écrivait les belles pages qui y sont, et avait encore pour quelques jours de corrections. Il y mettait la magnifique préface qui peut-être domine le livre, et qui jeta tant de clartés dans la jeune littérature. Un jour, au moment où Lucien s'asseyait à côté de Daniel qui l'avait attendu et dont la main était dans la sienne, il vit à la porte Étienne Lousteau qui tournait le bec de cane. Lucien quitta brusquement la main de Daniel, et dit au garçon qu'il voulait dîner à son ancienne place auprès du comptoir. D'Arthez jeta sur Lucien un de ces regards angéliques, où le pardon enveloppe le reproche, et qui tomba si vivement dans le cœur tendre du poète qu'il reprit la main de Daniel pour la lui serrer de nouveau.

— Il s'agit pour moi d'une affaire importante, je vous en parlerai, lui dit-il.

Lucien était à sa place au moment où Lousteau prenait la sienne ; le premier, il salua, la conversation s'engagea bientôt, et fut si vivement poussée entre eux, que Lucien alla chercher le manuscrit des Marguerites pendant que Lousteau finissait de dîner. Il avait obtenu de soumettre ses sonnets au journaliste, et comptait sur sa bienveillance de parade pour avoir un éditeur ou pour entrer au journal. A son retour, Lucien vit, dans le coin du restaurant, Daniel tristement accoudé qui le regarda mélancoliquement ; mais, dévoré par la misère et poussé par l'ambition, il feignit de ne pas voir son frère du Cénacle, et suivit Lousteau. Avant la chute du jour, le journaliste et le néophyte allèrent s'asseoir sous les arbres dans cette partie du Luxembourg qui de la grande allée de l'Observatoire conduit à la rue de l'Ouest. Cette rue était alors un long bourbier, bordé de planches et de marais où les maisons se trouvaient seulement vers la rue de Vaugirard, et le passage était si peu fréquenté, qu'au moment où Paris dîne, deux amants pouvaient s'y quereller et s'y donner les arrhes d'un raccommodement sans crainte d'y être vus. Le seul trouble-fête possible était le vétéran en faction à la petite grille de la rue de l'Ouest, si le vénérable soldat s'avisait d'augmenter le nombre de pas qui compose sa promenade monotone. Ce fut dans cette allée, sur un banc de bois, entre deux tilleuls, qu'Étienne écouta les sonnets choisis pour échantillons parmi les Marguerites. Étienne Lousteau, qui, depuis deux ans d'apprentissage, avait le pied à l'étrier en qualité de rédacteur, et qui comptait quelques amitiés parmi les célébrités de cette époque, était un imposant personnage aux yeux de Lucien. Aussi, tout en détortillant le manuscrit des Marguerites, le poète de province jugea-t-il nécessaire de faire une sorte de préface.

— Le sonnet, monsieur, est une des œuvres les plus difficiles de la poésie. Ce petit poème a été généralement abandonné. Personne en France n'a pu rivaliser Pétrarque, dont la langue, infiniment plus souple que la nôtre, admet des jeux de pensée repoussés par notre positivisme(pardonnez-moi ce mot). Il m'a donc paru original de débuter par un recueil de sonnets. Victor Hugo a pris l'ode, Canalis le poème, Béranger la Chanson, Casimir Delavigne la Tragédie.

— Êtes-vous classique ou romantique ? lui demanda Lousteau.

L'air étonné de Lucien dénotait une si complète ignorance de l'état des choses dans la République des Lettres, que Lousteau jugea nécessaire de l'éclairer.

— Mon cher, vous arrivez au milieu d'une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d'abord en plusieurs zones ; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s'ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature ; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et les formes classiques. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n'aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous ?

— Quels sont les plus forts ?

— Les journaux libéraux ont beaucoup plus d'abonnés que les journaux royalistes et ministériels ; néanmoins Lamartine et Victor Hugo percent, quoique monarchiques et religieux, quoique protégés par la cour et par le clergé. — Bah ! des sonnets, c'est de la littérature d'avant Boileau, dit Étienne en voyant Lucien effrayé d'avoir à choisir entre deux bannières. Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques : les romantiques l'emporteront.

Le mot perruque était le dernier mot trouvé par le journalisme romantique, qui en avait affublé les classiques.

— LA PAQUERETTE ! dit Lucien en choisissant le premier des deux sonnets qui justifiaient le titre et servaient d'inauguration.


Pâquerettes des prés, vos couleurs assorties
Ne brillent pas toujours pour égayer les yeux ;
Elles disent encor les plus chers de nos vœux
En un poème où l'homme apprend ses sympathies :

Vos étamines d'or par de l'argent serties
Révèlent les trésors dont il fera ses dieux ;
Et vos filets, où coule un sang mystérieux,
Ce que coûte un succès en douleurs ressenties !

Est-ce pour être éclos le jour où du tombeau
Jésus, ressuscité sur un monde plus beau,
Fit pleuvoir des vertus en secouant ses ailes,

Que l'automne revoit vos courts pétales blancs
Parlant à nos regards de plaisirs infidèles,
Ou pour nous rappeler la fleur de nos vingt ans ?

Lucien fut piqué de la parfaite immobilité de Lousteau pendant qu'il écoutait ce sonnet ; il ne connaissait pas encore la déconcertante impassibilité que donne l'habitude de la critique, et qui distingue les journalistes fatigués de prose, de drames et de vers. Le poète, habitué à recevoir des applaudissements, dévora son désappointement ; il lut le sonnet préféré par madame de Bargeton et par quelques-uns de ses amis du Cénacle.

— Celui-ci lui arrachera peut-être un mot, pensa-t-il.

Deuxième sonnet.





La Marguerite.



Je suis la marguerite, et j'étais la plus belle

Des fleurs dont s'étoilait le gazon velouté.

Heureuse, on me cherchait pour ma seule beauté,

Et mes jours se flattaient d'une aurore éternelle.



Hélas ! malgré mes vœux, une vertu nouvelle

A versé sur mon front sa fatale clarté ;

Le sort m'a condamnée au don de vérité,

Et je souffre et je meurs : la science est mortelle.



Je n'ai plus de silence et n'ai plus de repos ;

L'amour vient m'arracher l'avenir en deux mots,

Il déchire mon cœur pour y lire qu'on l'aime.



Je suis la seule fleur qu'on jette sans regret :

On dépouille mon front de son blanc diadème,

Et l'on me foule aux pieds dès qu'on a mon secret.

Quand il eut fini, le poète regarda son aristarque. Étienne Lousteau contemplait les arbres de la pépinière.

— Eh ! bien ? lui dit Lucien.

— Eh ! bien ? mon cher, allez ! Ne vous écouté-je pas ? A Paris, écouter sans mot dire est un éloge.

— En avez-vous assez ? dit Lucien.

— Continuez, répondit assez brusquement le journaliste.

Lucien lut le sonnet suivant ; mais il le lut la mort au cœur, et le sang-froid impénétrable de Lousteau lui glaça son débit. Plus avancé dans la vie littéraire, il aurait su que, chez les auteurs, le silence et la brusquerie en pareille circonstance trahissent la jalousie que cause une belle œuvre, de même que leur admiration annonce le bonheur inspiré par une œuvre médiocre qui rassure leur amour-propre.

Trentième sonnet.

Le Camélia.


Chaque fleur dit un mot du livre de nature :
La rose est à l'amour et fête la beauté,
La violette exhale une âme aimable et pure,
Et le lis resplendit de sa simplicité.

Mais le camélia, monstre de la culture,
Rose sans ambroisie et lis sans majesté,
Semble s'épanouir, aux saisons de froidure,
Pour les ennuis coquets de la virginité.

Cependant, au rebord des loges de théâtre,
J'aime à voir, évasant leurs pétales d'albâtre,
Couronne de pudeur, de blancs camélias

Parmi les cheveux noirs des belles jeunes femmes
Qui savent inspirer un amour pur aux âmes,
Comme les marbres grecs du sculpteur Phidias.

— Que pensez-vous de mes pauvres sonnets ? demanda formellement Lucien.

— Voulez-vous la vérité ? dit Lousteau.

— Je suis assez jeune pour l'aimer, et je veux trop réussir pour ne pas l'entendre sans me fâcher, mais non sans désespoir, répondit Lucien.

— Hé ! bien, mon cher, les entortillages du premier annoncent une œuvre faite à Angoulême et qui vous a sans doute trop coûté pour y renoncer ; le second et le troisième sentent déjà Paris ; mais lisez-m'en un autre encore ? ajouta-t-il en faisant un geste qui parut charmant au grand homme de province.

Encouragé par cette demande, Lucien lut avec plus de confiance le sonnet que préféraient d'Arthez et Bridau, peut-être à cause de sa couleur.

Cinquantième sonnet.

La Tulipe.


Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande ;
Et telle est ma beauté que l'avare Flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu'un diamant,
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.

Mon air est féodal, et, comme une Yolande
Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,
Je porte des blasons peints sur mon vêtement :
Gueules fascé d'argent, or avec pourpre en bande ;

Le jardinier divin a filé de ses doigts
Les rayons du soleil et la pourpre des rois
Pour me faire une robe à trame douce et fine.

Nulle fleur du jardin n'égale ma splendeur,
Mais la nature, hélas ! n'a pas versé d'odeur
Dans mon calice fait comme un vase de Chine.

— Eh ! bien ? dit Lucien après un moment de silence qui lui sembla d'une longueur démesurée.

— Mon cher, dit gravement Étienne Lousteau en voyant le bout des bottes que Lucien avait apportées d'Angoulême et qu'il achevait d'user, je vous engage à noircir vos bottes avec votre encre afin de ménager votre cirage, à faire des curedents de vos plumes pour vous donner l'air d'avoir dîné quand vous vous promenez, en sortant de chez Flicoteaux, dans la belle allée de ce jardin, et à chercher une place quelconque. Devenez petit-clerc d'huissier si vous avez du cœur, commis si vous avez du plomb dans les reins, ou soldat si vous aimez la musique militaire. Vous avez l'étoffe de trois poètes ; mais, avant d'avoir percé, vous avez six fois le temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre. Or, vos intentions sont, d'après vos trop jeunes discours, de battre monnaie avec votre encrier. Je ne juge pas votre poésie, elle est de beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les magasins de la librairie. Ces élégants rossignols, vendus un peu plus cher que les autres à cause de leur papier vélin, viennent presque tous s'abattre sur les rives de la Seine, où vous pouvez aller étudier leurs chants, si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur les quais de Paris, depuis l'étalage du père Jérôme, au pont Notre-Dame, jusqu'au Pont-Royal. Vous rencontrerez là tous les Essais poétiques, les Inspirations, les Élévations, les Hymnes, les Chants, les Ballades, les Odes, enfin toutes les couvées écloses depuis sept années, des muses couvertes de poussière, éclaboussées par les fiacres, violées par tous les passants qui veulent voir la vignette du titre. Vous ne connaissez personne, vous n'avez d'accès dans aucun journal, vos Marguerites resteront chastement pliées comme vous les tenez : elles n'écloront jamais au soleil de la publicité dans la prairie des grandes marges, émaillée des fleurons que prodigue l'illustre Dauriat, le libraire des célébrités, le roi des Galeries de Bois. Mon pauvre enfant, je suis venu comme vous le cœur plein d'illusions, poussé par l'amour de l'Art, porté par d'invincibles élans vers la gloire : j'ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation, maintenant concentrée, mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir, se cogner à tous les rouages, heurter les pivots, me graisser aux huiles, entendre le cliquetis des chaînes et des volants. Comme moi, vous allez savoir que, sous toutes ces belles choses rêvées, s'agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d'horribles luttes, d'œuvre à œuvre, d'homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l'âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte, car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu'applaudit le parterre ; les moyens, toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses. Vous êtes encore au parterre. Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d'ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. (Une larme mouilla les yeux d'Étienne Lousteau.) Savez-vous comment je vis ? reprit-il avec un accent de rage. Le peu d'argent que pouvait me donner ma famille fut bientôt mangé. Je me trouvai sans ressource après avoir fait recevoir une pièce au Théâtre-Français. Au Théâtre-Français, la protection d'un prince ou d'un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi ne suffit pas pour faire obtenir un tour de faveur : les comédiens ne cèdent qu'à ceux qui menacent leur amour-propre. Si vous aviez le pouvoir de faire dire que le jeune premier a un asthme, la jeune première une fistule où vous voudrez, que la soubrette tue les mouches au vol, vous seriez joué demain. Je ne sais pas si dans deux ans d'ici je serai, moi qui vous parle, en état d'obtenir un semblable pouvoir : il faut trop d'amis. Où, comment et par quoi gagner mon pain, fut une question que je me suis faite en sentant les atteintes de la faim. Après bien des tentatives, après avoir écrit un roman anonyme payé deux cents francs par Doguereau, qui n'y a pas gagné grand'chose, il m'a été prouvé que le journalisme seul pourrait me nourrir. Mais comment entrer dans ces boutiques ? Je ne vous raconterai pas mes démarches et mes sollicitations inutiles, ni six mois passés à travailler comme surnuméraire et à m'entendre dire que j'effarouchais l'abonné, quand au contraire je l'apprivoisais. Passons sur ces avanies. Je rends compte aujourd'hui des théâtres du boulevard, presque gratis, dans le journal qui appartient à Finot, ce gros garçon qui déjeune encore deux ou trois fois par mois au café Voltaire (mais vous n'y allez pas !). Finot est rédacteur en chef. Je vis en vendant les billets que me donnent les directeurs de ces théâtres pour solder ma sous-bienveillance au journal, les livres que m'envoient les libraires et dont je dois parler. Enfin je trafique, une fois Finot satisfait, des tributs en nature qu'apportent les Industries pour lesquelles ou contre lesquelles il me permet de lancer des articles. L' Eau carminative , la Pâte des Sultanes, l' Huile-céphalique , la Mixture brésilienne payent un article goguenard vingt ou trente francs. Je suis forcé d'aboyer après le libraire qui donne peu d'exemplaires au journal : le journal en prend deux que vend Finot, il m'en faut deux à vendre. Publiât-il un chef-d'œuvre, le libraire avare d'exemplaires est assommé. C'est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption. Chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. Quand il s'agit d'une entreprise de librairie un peu considérable, le libraire me paye, de peur d'être attaqué. Aussi mes revenus sont-ils en rapport avec les prospectus. Quand le Prospectus sort en éruptions miliaires, l'argent entre à flots dans mon gousset, je régale alors mes amis. Pas d'affaires en librairie, je dîne chez Flicoteaux. Les actrices payent aussi les éloges, mais les plus habiles payent les critiques, le silence est ce qu'elles redoutent le plus. Aussi une critique, faite pour être rétorquée ailleurs, vaut-elle mieux et se paye-t-elle plus cher qu'un éloge tout sec, oublié le lendemain. La polémique, mon cher, est le piédestal des célébrités. A ce métier de spadassin des idées et des réputations industrielles, littéraires et dramatiques, je gagne cinquante écus par mois, je puis vendre un roman cinq cents francs, et je commence à passer pour un homme redoutable. Quand, au lieu de vivre chez Florine aux dépens d'un droguiste qui se donne des airs de milord, je serai dans mes meubles, que je passerai dans un grand journal où j'aurai un feuilleton, ce jour-là, mon cher, Florine deviendra une grande actrice ; quant à moi, je ne sais pas alors ce que je puis devenir : ministre ou honnête homme, tout est encore possible. (Il releva sa tête humiliée, jeta vers le feuillage un regard de désespoir accusateur et terrible.) Et j'ai une belle tragédie reçue ! Et j'ai dans mes papiers un poème qui mourra ! Et j'étais bon ! J'avais le cœur pur : j'ai pour maîtresse une actrice du Panorama-Dramatique, moi qui rêvais de belles amours parmi les femmes les plus distinguées du grand monde ! Enfin, pour un exemplaire refusé par le libraire à mon journal, je dis du mal d'un livre que je trouve beau !

 


Lucien, ému aux larmes, serra la main d'Étienne.

— En dehors du monde littéraire, dit le journaliste en se levant et se dirigeant vers la grande allée de l'Observatoire où les deux poètes se promenèrent comme pour donner plus d'air à leurs poumons, il n'existe pas une seule personne qui connaisse l'horrible odyssée par laquelle on arrive à ce qu'il faut nommer, selon les talents, la vogue, la mode, la réputation, la renommée, la célébrité, la faveur publique, ces différents échelons qui mènent à la gloire, et qui ne la remplacent jamais. Ce phénomène moral, si brillant, se compose de mille accidents qui varient avec tant de rapidité, qu'il n'y a pas exemple de deux hommes parvenus par une même voie. Canalis et Nathan sont deux faits dissemblables et qui ne se renouvelleront pas. D'Arthez, qui s'éreinte à travailler, deviendra célèbre par un autre hasard. Cette réputation tant désirée est presque toujours une prostituée couronnée. Oui, pour les basses œuvres de la littérature, elle représente la pauvre fille qui gèle au coin des bornes ; pour la littérature secondaire, c'est la femme entretenue qui sort des mauvais lieux du journalisme et à qui je sers de souteneur ; pour la littérature heureuse, c'est la brillante courtisane insolente, qui a des meubles, paye des contributions à l'État, reçoit les grands seigneurs, les traite et les maltraite, a sa livrée, sa voiture, et qui peut faire attendre ses créanciers altérés. Ah ! ceux pour qui elle est, pour moi jadis, pour vous aujourd'hui, un ange aux ailes diaprées, revêtu de sa tunique blanche, montrant une palme verte dans sa main, une flamboyante épée dans l'autre, tenant à la fois de l'abstraction mythologique qui vit au fond d'un puits et de la pauvre fille vertueuse exilée dans un faubourg, ne s'enrichissant qu'aux clartés de la vertu par les efforts d'un noble courage, et revolant aux cieux avec un caractère immaculé, quand elle ne décède pas souillée, fouillée, violée, oubliée dans le char des pauvres ; ces hommes à cervelle cerclée de bronze, aux cœurs encore chauds sous les tombées de neige de l'expérience, ils sont rares dans le pays que vous voyez à nos pieds, dit-il en montrant la grande ville qui fumait au déclin du jour.

Une vision du Cénacle passa rapidement aux yeux de Lucien et l'émut, mais il fut entraîné par Lousteau qui continua son effroyable lamentation.

— Ils sont rares et clair-semés dans cette cuve en fermentation, rares comme les vrais amants dans le monde amoureux, rares comme les fortunes honnêtes dans le monde financier, rares comme un homme pur dans le journalisme. L'expérience du premier qui m'a dit ce que je vous dis a été perdue, comme la mienne sera sans doute inutile pour vous. Toujours la même ardeur précipite chaque année, de la province ici, un nombre égal, pour ne pas dire croissant, d'ambitions imberbes qui s'élancent la tête haute, le cœur altier, à l'assaut de la Mode, cette espèce de princesse Tourandocte des Mille et Un jours pour qui chacun veut être le prince Calaf ! Mais aucun ne devine l'énigme. Tous tombent dans la fosse du malheur, dans la boue du journal, dans les marais de la librairie. Ils glanent, ces mendiants, des articles biographiques, des tartines, des faits-Paris aux journaux, ou des livres commandés par de logiques marchands de papier noirci qui préfèrent une bêtise qui s'enlève en quinze jours à un chef-d'œuvre qui veut du temps pour se vendre. Ces chenilles, écrasées avant d'être papillons, vivent de honte et d'infamie, prêtes à mordre un talent naissant, sur l'ordre d'un pacha du Constitutionnel, de la Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière d'un camarade jaloux, souvent pour un dîner. Ceux qui surmontent les obstacles oublient les misères de leur début. Moi qui vous parle, j'ai fait pendant six mois des articles où j'ai mis la fleur de mon esprit pour un misérable qui les disait de lui, qui sur ces échantillons a passé rédacteur d'un feuilleton : il ne m'a pas pris pour collaborateur, il ne m'a pas même donné cent sous, je suis forcé de lui tendre la main et de lui serrer la sienne.

— Et pourquoi ? dit fièrement Lucien.

— Je puis avoir besoin de mettre dix lignes dans son feuilleton, répondit froidement Lousteau. Enfin, mon cher, travailler n'est pas le secret de la fortune en littérature, il s'agit d'exploiter le travail d'autrui. Les propriétaires de journaux sont des entrepreneurs, nous sommes des maçons. Aussi plus un homme est médiocre, plus promptement arrive-t-il ; il peut avaler des crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires, comme un nouveau-venu de Limoges, Hector Merlin, qui fait déjà de la politique dans un journal du centre droit, et qui travaille à notre petit journal : je lui ai vu ramasser le chapeau tombé d'un rédacteur en chef. En n'offusquant personne, ce garçon-là passera entre les ambitions rivales pendant qu'elles se battront. Vous me faites pitié. Je me vois en vous comme j'étais, et je suis sûr que vous serez, dans un ou deux ans, comme je suis. Vous croirez à quelque jalousie secrète, à quelque intérêt personnel dans ces conseils amers ; mais ils sont dictés par le désespoir du damné qui ne peut plus quitter l'Enfer. Personne n'ose dire ce que je vous crie avec la douleur de l'homme atteint au cœur et comme un autre Job sur le fumier : Voici mes ulcères !

— Lutter sur ce champ ou ailleurs, je dois lutter, dit Lucien.

— Sachez-le donc ! reprit Lousteau, cette lutte sera sans trêve si vous avez du talent, car votre meilleure chance serait de n'en pas avoir. L'austérité de votre conscience aujourd'hui pure fléchira devant ceux à qui vous verrez votre succès entre les mains ; qui, d'un mot, peuvent vous donner la vie et qui ne voudront pas le dire : car, croyez-moi, l'écrivain à la mode est plus insolent, plus dur envers les nouveaux-venus que ne l'est le plus brutal libraire. Où le libraire ne voit qu'une perte, l'auteur redoute un rival : l'un vous éconduit, l'autre vous écrase. Pour faire de belles œuvres, mon pauvre enfant, vous puiserez à pleines plumées d'encre dans votre cœur la tendresse, la sève, l'énergie, et vous l'étalerez en passions, en sentiments, en phrases ! Oui, vous écrirez au lieu d'agir, vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres ; mais quand vous aurez réservé vos richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d'avoir lancé, en rivalisant avec l'État Civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René, que vous aurez gâté votre vie et votre estomac pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, trahie, vendue, déportée dans les lagunes de l'oubli par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. Pourrez-vous attendre le jour où votre créature s'élancera réveillée par qui ? quand ? comment ? Il existe un magnifique livre, le pianto de l'incrédulité, Obermann, qui se promène solitaire dans le désert des magasins, et que dès lors les libraires appellent ironiquement un rossignol : quand Pâques arrivera-t-il pour lui ? personne ne le sait ! Avant tout, essayez de trouver un libraire assez osé pour imprimer les Marguerites ? Il ne s'agit pas de vous les faire payer, mais de les imprimer. Vous verrez alors des scènes curieuses.

Cette rude tirade, prononcée avec les accents divers des passions qu'elle exprimait, tomba comme une avalanche de neige dans le cœur de Lucien et y mit un froid glacial. Il demeura debout et silencieux pendant un moment. Enfin, son cœur, comme stimulé par l'horrible poésie des difficultés, éclata. Lucien serra la main de Lousteau, et lui cria : — Je triompherai !

— Bon ! dit le journaliste, encore un chrétien qui descend dans l'arène pour se livrer aux bêtes. Mon cher, il y a ce soir une première représentation au Panorama-Dramatique, elle ne commencera qu'à huit heures, il est six heures, allez mettre votre meilleur habit, enfin soyez convenable. Venez me prendre. Je demeure rue de La Harpe, au-dessus du café Servel, au quatrième étage. Nous passerons chez Dauriat d'abord. Vous persistez, n'est-ce pas ? Eh ! bien, je vous ferai connaître ce soir un des rois de la librairie et quelques journalistes. Après le spectacle, nous souperons chez ma maîtresse avec des amis, car notre dîner ne peut pas compter pour un repas. Vous y trouverez Finot, le rédacteur en chef et le propriétaire de mon journal. Vous savez le mot de Minette du Vaudeville : Le temps est un grand maigre ? eh ! bien, pour nous le hasard est aussi un grand maigre, il faut le tenter.

— Je n'oublierai jamais cette journée, dit Lucien.

— Munissez-vous de votre manuscrit, et soyez en tenue, moins à cause de Florine que du libraire.

La bonhomie de camarade, qui succédait au cri violent du poète peignant la guerre littéraire, toucha Lucien tout aussi vivement qu'il l'avait été naguère à la même place par la parole grave et religieuse de d'Arthez. Animé par la perspective d'une lutte immédiate entre les hommes et lui, l'inexpérimenté jeune homme ne soupçonna point la réalité des malheurs moraux que lui dénonçait le journaliste. Il ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et par le Journalisme, dont l'un était long, honorable, sûr ; l'autre semé d'écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience. Son caractère le portait à prendre le chemin le plus court, en apparence le plus agréable, à saisir les moyens décisifs et rapides. Il ne vit en ce moment aucune différence entre la noble amitié de d'Arthez et la facile camaraderie de Lousteau. Cet esprit mobile aperçut dans le Journal une arme à sa portée, il se sentait habile à la manier, il la voulut prendre. Ébloui par les offres de son nouvel ami dont la main frappa la sienne avec un laissez-aller qui lui parut gracieux, pouvait-il savoir que, dans l'armée de la Presse, chacun a besoin d'amis, comme les généraux ont besoin de soldats ! Lousteau, lui voyant de la résolution, le racolait[Dans le Furne : raccolait, coquille typographique.] en espérant se l'attacher. Le journaliste en était à son premier ami, comme Lucien à son premier protecteur : l'un voulait passer caporal, l'autre voulait être soldat.

Lucien revint joyeusement à son hôtel, où il fit une toilette aussi soignée que le jour néfaste où il avait voulu se produire dans la loge de la marquise d'Espard à l'Opéra. Mais déjà ses habits lui allaient mieux, il se les était appropriés. Il mit son beau pantalon collant de couleur claire, de jolies bottes à glands qui lui avaient coûté quarante francs, et son habit de bal. Ses abondants et fins cheveux blonds, il les fit friser, parfumer, ruisseler en boucles brillantes. Son front se para d'une audace puisée dans le sentiment de sa valeur et de son avenir. Ses mains de femme furent soignées, leurs ongles en amande devinrent nets et rosés. Sur son col de satin noir, les blanches rondeurs de son menton étincelèrent. Jamais un plus joli jeune homme ne descendit la montagne du pays latin.

Lucien était beau comme un dieu grec. Il prit un fiacre, et fut à sept heures moins un quart à la porte de la maison du café Servel. La portière l'invita à grimper quatre étages en lui donnant des notions topographiques assez compliquées. Armé de ces renseignements, il trouva, non sans peine, une porte ouverte au bout d'un long corridor obscur et reconnut la chambre classique du quartier latin. La misère des jeunes gens le poursuivait là comme rue de Cluny chez d'Arthez, chez Chrestien, partout ! Mais, partout, elle se recommande par l'empreinte que lui donne le caractère du patient. Là cette misère était sinistre. Un lit en noyer, sans rideaux, au bas duquel grimaçait un méchant tapis d'occasion ; aux fenêtres des rideaux jaunis par la fumée d'une cheminée qui n'allait pas et par celle du cigare ; sur la cheminée, une lampe Carcel donnée par Florine et encore échappée au Mont-de-Piété ; puis, une commode d'acajou terni, une table chargée de papiers, deux ou trois plumes ébouriffées là-dessus, pas d'autres livres que ceux apportés la veille ou pendant la journée : tel était le mobilier de cette chambre dénuée d'objets de valeur, mais qui offrait un ignoble assemblage de mauvaises bottes bâillant dans un coin, de vieilles chaussettes à l'état de dentelle ; dans un autre, des cigares écrasés, des mouchoirs sales, des chemises en deux volumes, des cravates à trois éditions. C'était enfin un bivouac littéraire meublé de choses négatives et de la plus étrange nudité qui se puisse imaginer. Sur la table de nuit, chargée des livres lus pendant la matinée, brillait le rouleau rouge de Fumade. Sur le manteau de la cheminée erraient un rasoir, une paire de pistolets, une boîte à cigares. Dans un panneau, Lucien vit des fleurets croisés sous un masque. Trois chaises et deux fauteuils, à peine dignes du plus méchant hôtel garni de cette rue, complétaient cet ameublement. Cette chambre, à la fois sale et triste, annonçait une vie sans repos et sans dignité : on y dormait, on y travaillait à la hâte, elle était habitée par force, on éprouvait le besoin de la quitter. Quelle différence entre ce désordre cynique et la propre, la décente misère de d'Arthez ?... Ce conseil enveloppé dans un souvenir, Lucien ne l'écouta pas, car Étienne lui fit une plaisanterie pour masquer le nu du Vice.

— Voilà mon chenil, ma grande représentation est rue de Bondy, dans le nouvel appartement que notre droguiste a meublé pour Florine et que nous inaugurons ce soir.

Étienne Lousteau avait un pantalon noir, des bottes bien cirées, un habit boutonné jusqu'au cou ; sa chemise, que Florine devait sans doute lui changer, était cachée par un col de velours, et il brossait son chapeau pour lui donner l'apparence du neuf.

— Partons, dit Lucien.

— Pas encore, j'attends un libraire pour avoir de la monnaie, on jouera peut-être. Je n'ai pas un liard ; et d'ailleurs, il me faut des gants.

En ce moment les deux nouveaux amis entendirent les pas d'un homme dans le corridor.

— C'est lui, dit Lousteau. Vous allez voir, mon cher, la tournure que prend la Providence quand elle se manifeste aux poètes. Avant de contempler dans sa gloire Dauriat le libraire fashionable, vous aurez vu le libraire du quai des Augustins, le libraire escompteur, le marchand de ferraille littéraire, le Normand ex-vendeur de salade. Arrivez donc, vieux Tartare ? cria Lousteau.

— Me voilà, dit une voix fêlée comme celle d'une cloche cassée.

— Avec de l'argent ?

— De l'argent ? il n'y en a plus en librairie, répondit un jeune homme qui entra en regardant Lucien d'un air curieux.

— Vous me devez cinquante francs d'abord, reprit Lousteau.

Puis voici deux exemplaires d'un Voyage en Égypte qu'on dit une merveille, il y foisonne des gravures, il se vendra : Finot a été payé pour deux articles que je dois faire. Item , deux des derniers romans de Victor Ducange, un auteur illustre au Marais. Item , deux exemplaires du second ouvrage d'un commençant, Paul de Kock, qui travaille dans le même genre. Item , deux d'Yseult de Dôle, un joli ouvrage de province. En tout cent francs, au prix fort. Ainsi vous me devez cent francs, mon petit Barbet.

Barbet regarda les livres en en examinant les tranches et les couvertures avec soin.

— Oh ! ils sont dans un état parfait de conservation, s'écria Lousteau. Le Voyage n'est pas coupé ni le Paul de Kock, ni le Ducange, ni celui-là sur la cheminée, Considérations sur la symbolique , je vous l'abandonne, le mythe est si ennuyeux que je le donne pour ne pas en voir sortir des milliers de mites.

— Eh ! bien, dit Lucien, comment ferez-vous vos articles ?

Barbet jeta sur Lucien un regard de profond étonnement et reporta ses yeux sur Étienne en ricanant : — On voit que monsieur n'a pas le malheur d'être homme de lettres.

— Non, Barbet, non. Monsieur est un poète, un grand poète qui enfoncera Canalis, Béranger et Delavigne. Il ira loin, à moins qu'il ne se jette à l'eau, encore irait-il jusqu'à Saint-Cloud.

— Si j'avais un conseil à donner à monsieur, dit Barbet, ce serait de laisser les vers et de se mettre à la prose. On ne veut plus de vers sur le quai.

Barbet avait une méchante redingote boutonnée par un seul bouton, son col était gras, il gardait son chapeau sur la tête, il portait des souliers, son gilet entr'ouvert laissait voir une bonne grosse chemise de toile forte. Sa figure ronde, percée de deux yeux avides, ne manquait pas de bonhomie ; mais il avait dans le regard l'inquiétude vague des gens habitués à s'entendre demander de l'argent et qui en ont. Il paraissait rond et facile, tant sa finesse était cotonnée d'embonpoint. Après avoir été commis, il avait pris depuis deux ans une misérable petite boutique sur le quai, d'où il s'élançait chez les journalistes, chez les auteurs, chez les imprimeurs, y achetant à bas prix les livres qui leur étaient donnés, et gagnant ainsi quelque dix ou vingt francs par jour. Riche de ses économies, il flairait les besoins de chacun, il espionnait quelque bonne affaire, il escomptait au taux de quinze ou vingt pour cent, chez les auteurs gênés, les effets des libraires auxquels il allait le lendemain acheter, à prix débattus au comptant, quelques bons livres demandés ; puis il leur rendait leurs propres effets au lieu d'argent. Il avait fait ses études, et son instruction lui servait à éviter soigneusement la poésie et les romans modernes. Il affectionnait les petites entreprises, les livres d'utilité dont l'entière propriété coûtait mille francs et qu'il pouvait exploiter à son gré, tels que l'Histoire de France mise à la portée des enfants, la Tenue des livres en vingt leçons, la Botanique des jeunes filles. Il avait laissé échapper déjà deux ou trois bons livres, après avoir fait revenir vingt fois les auteurs chez lui, sans se décider à leur acheter leur manuscrit. Quand on lui reprochait sa couardise, il montrait la relation d'un fameux procès dont le manuscrit, pris dans les journaux, ne lui coûtait rien, et lui avait rapporté deux ou trois mille francs.

Barbet était le libraire trembleur, qui vit de noix et de pain, qui souscrit peu de billets, qui grappille sur les factures, les réduit, colporte lui-même ses livres on ne sait où, mais qui les place et se les fait payer. Il était la terreur des imprimeurs, qui ne savaient comment le prendre : il les payait sous escompte et rognait leurs factures en devinant des besoins urgents ; puis il ne se servait plus de ceux qu'il avait étrillés, en craignant quelque piége.

— Hé ! bien, continuons-nous nos affaires ? dit Lousteau.

— Hé ! mon petit, dit familièrement Barbet, j'ai dans ma boutique six mille volumes à vendre. Or, selon le mot d'un vieux libraire, les livres ne sont pas des francs . La librairie va mal.

— Si vous alliez dans sa boutique, mon cher Lucien, dit Étienne, vous trouveriez sur un comptoir en bois de chêne, qui vient de la vente après faillite de quelque marchand de vin, une chandelle non mouchée, elle se consume alors moins vite. A peine éclairé par cette lueur anonyme, vous apercevriez des casiers vides. Pour garder ce néant, un petit garçon en veste bleue souffle dans ses doigts, bat la semelle, ou se brasse comme un cocher de fiacre sur son siége. Regardez ? pas plus de livres que je n'en ai ici. Personne ne peut deviner le commerce qui se fait là.

— Voici un billet de cent francs à trois mois, dit Barbet qui ne put s'empêcher de sourire en sortant un papier timbré de sa poche, et j'emporterai vos bouquins. Voyez-vous, je ne peux plus donner d'argent comptant, les ventes sont trop difficiles. J'ai pensé que vous aviez besoin de moi, j'étais sans le sou, j'ai souscrit un effet pour vous obliger, car je n'aime pas à donner ma signature.

— Ainsi, vous voulez encore mon estime et des remercîments ? dit Lousteau.

— Quoiqu'on ne paye pas ses billets avec des sentiments, je les accepterai tout de même, répondit Barbet.

— Mais il me faut des gants, et les parfumeurs auront la lâcheté de refuser votre papier, dit Lousteau. Tenez, voilà une superbe gravure, là, dans le premier tiroir de la commode, elle vaut quatre-vingts francs, elle est avant la lettre et après l'article, car j'en ai fait un assez bouffon. Il y avait à mordre sur Hippocrate refusant les présents d'Artaxerxès. Hein ! cette belle planche convient à tous les médecins qui refusent les dons exagérés des satrapes parisiens. Vous trouverez encore sous la gravure une trentaine de romances. Allons, prenez le tout, et donnez-moi quarante francs.

— Quarante francs ! dit le libraire en jetant un cri de poule effrayée, tout au plus vingt. Encore puis-je les perdre, ajouta Barbet.

— Où sont les vingt francs ? dit Lousteau.

— Ma foi, je ne sais pas si je les ai, dit Barbet en se fouillant. Les voilà. Vous me dépouillez, vous avez sur moi un ascendant...

— Allons, partons, dit Lousteau qui prit le manuscrit de Lucien et fit un trait à l'encre sous la corde.

— Avez-vous encore quelque chose ? demanda Barbet.

— Rien, mon petit Shylock. Je te ferai faire une affaire excellente (où tu perdras mille écus, pour t'apprendre à me voler ainsi), dit à voix basse Étienne à Lucien.

— Et vos articles ? dit Lucien en roulant vers le Palais-Royal.

— Bah ! vous ne savez pas comment cela se bâcle. Quant au Voyage en Égypte, j'ai ouvert le livre et lu des endroits çà et là sans le couper, j'y ai découvert onze fautes de français. Je ferai une colonne en disant que si l'auteur a appris le langage des canards gravés sur les cailloux égyptiens appelés des obélisques, il ne connaît pas sa langue, et je le lui prouverai. Je dirai qu'au lieu de nous parler d'histoire naturelle et d'antiquités, il aurait dû ne s'occuper que de l'avenir de l'Égypte, du progrès de la civilisation, des moyens de rallier l'Égypte à la France, qui, après l'avoir conquise et perdue, peut se l'attacher encore par l'ascendant moral. Là-dessus une tartine patriotique, le tout entrelardé de tirades sur Marseille, sur le Levant, sur notre commerce.

— Mais s'il avait fait cela, que diriez-vous ?

— Hé ! bien, je dirais qu'au lieu de nous ennuyer de politique, il aurait dû s'occuper de l'Art, nous peindre le pays sous son côté pittoresque et territorial. Le critique se lamente alors. La politique, dit-il, nous déborde, elle nous ennuie, on la trouve partout. Je regretterais ces charmants voyages où l'on nous expliquait les difficultés de la navigation, le charme des débouquements, les délices du passage de la Ligne, enfin ce qu'ont besoin de savoir ceux qui ne voyageront jamais. Tout en les approuvant, on se moque des voyageurs qui célèbrent comme de grands événements un oiseau qui passe, un poisson volant, une pêche, les points géographiques relevés, les bas-fonds reconnus. Ou redemande ces choses scientifiques parfaitement inintelligibles, qui fascinent comme tout ce qui est profond, mystérieux, incompréhensible. L'abonné rit, il est servi. Quant aux romans, Florine est la plus grande liseuse de romans qu'il y ait au monde, elle m'en fait l'analyse, et je broche mon article d'après son opinion. Quand elle a été ennuyée par ce qu'elle nomme les phrases d'auteur , je prends le livre en considération, et fais redemander un exemplaire au libraire qui l'envoie, enchanté d'avoir un article favorable.

— Bon Dieu ! mais la critique, la sainte critique ! dit Lucien imbu des doctrines de son Cénacle.

— Mon cher, dit Lousteau, la critique est une brosse qui ne peut pas s'employer sur les étoffes légères, où elle emporterait tout. Écoutez, laissons là le métier. Voyez-vous cette marque ? lui dit-il en lui montrant le manuscrit des Marguerites. J'ai uni par un peu d'encre votre corde au papier. Si Dauriat lit votre manuscrit, il lui sera certes impossible de remettre la corde exactement. Ainsi votre manuscrit est comme scellé. Ceci n'est pas inutile pour l'expérience que vous voulez faire. Encore, remarquez que vous n'arriverez pas, seul et sans parrain, dans cette boutique, comme ces petits jeunes gens qui se présentent chez dix libraires avant d'en trouver un qui leur présente une chaise...

Lucien avait éprouvé déjà la vérité de ce détail. Lousteau paya le fiacre en lui donnant trois francs, au grand ébahissement de Lucien surpris de la prodigalité qui succédait à tant de misère. Puis les deux amis entrèrent dans les Galeries de Bois, où trônait alors la Librairie dite de Nouveautés.

A cette époque, les Galeries de Bois constituaient une des curiosités parisiennes les plus illustres. Il n'est pas inutile de peindre ce bazar ignoble ; car, pendant trente-six ans, il a joué dans la vie parisienne un si grand rôle, qu'il est peu d'hommes âgés de quarante ans à qui cette description, incroyable pour les jeunes gens, ne fasse encore plaisir. En place de la froide, haute et large galerie d'Orléans, espèce de serre sans fleurs, se trouvaient des baraques, ou, pour être plus exact, des huttes en planches, assez mal couvertes, petites, mal éclairées sur la cour et sur le jardin par des jours de souffrance appelés croisées, mais qui ressemblaient aux plus sales ouvertures des guinguettes hors barrière. Une triple rangée de boutiques y formait deux galeries, hautes d'environ douze pieds. Les boutiques sises au milieu donnaient sur les deux galeries dont l'atmosphère leur livrait un air méphitique, et dont la toiture laissait passer peu de jour à travers des vitres toujours sales. Ces alvéoles avaient acquis un tel prix par suite de l'affluence du monde, que malgré l'étroitesse de certaines, à peine larges de six pieds et longues de huit à dix, leur location coûtait mille écus. Les boutiques éclairées sur le jardin et sur la cour étaient protégées par de petits treillages verts, peut-être pour empêcher la foule de démolir, par sou contact, les murs en mauvais plâtras qui formaient le derrière des magasins. Là donc se trouvait un espace de deux ou trois pieds où végétaient les produits les plus bizarres d'une botanique inconnue à la science, mêlés à ceux de diverses industries non moins florissantes. Une maculature coiffait un rosier, en sorte que les fleurs de rhétorique étaient embaumées par les fleurs avortées de ce jardin mal soigné, mais fétidement arrosé. Des rubans de toutes les couleurs ou des prospectus fleurissaient dans les feuillages. Les débris de modes étouffaient la végétation : vous trouviez un nœud de rubans sur une touffe de verdure, et vous étiez déçu dans vos idées sur la fleur que vous veniez admirer en apercevant une coque de satin qui figurait un dalhia. Du côté de la cour, comme du côté du jardin, l'aspect de ce palais fantasque offrait tout ce que la saleté parisienne a produit de plus bizarre : des badigeonages[Orthographe usitée au XIXe siècle pour : badigeonnages.] lavés, des plâtras refaits, de vieilles peintures, des écriteaux fantastiques. Enfin le public parisien salissait énormément les treillages verts, soit sur le jardin, soit sur la cour. Ainsi, des deux côtés, une bordure infâme et nauséabonde semblait défendre l'approche des Galeries aux gens délicats ; mais les gens délicats ne reculaient pas plus devant ces horribles choses que les princes des contes de fées ne reculent devant les dragons et les obstacles interposés par un mauvais génie entre eux et les princesses. Ces Galeries étaient comme aujourd'hui percées au milieu par un passage, et comme aujourd'hui l'on y pénétrait encore par les deux péristyles actuels commencés avant la Révolution et abandonnés faute d'argent. La belle galerie de pierre qui mène au Théâtre Français formait alors un passage étroit d'une hauteur démesurée et si mal couvert qu'il y pleuvait souvent. On la nommait Galerie-Vitrée, pour la distinguer des Galeries-de-Bois. Les toitures de ces bouges étaient toutes d'ailleurs en si mauvais état, que la Maison d'Orléans eut un procès avec un célèbre marchand de cachemires et d'étoffes qui, pendant une nuit, trouva des marchandises avariées pour une somme considérable. Le marchand eut gain de cause. Une double toile goudronnée servait de couverture en quelques endroits. Le sol de la Galerie-Vitrée, où Chevet commença sa fortune, et celui des Galeries-de-Bois étaient le sol naturel de Paris, augmenté du sol factice amené par les bottes et les souliers des passants. En tout temps, les pieds heurtaient des montagnes et des vallées de boue durcie, incessamment balayées par les marchands, et qui demandaient aux nouveaux-venus une certaine habitude pour y marcher.

Ce sinistre amas de crottes, ces vitrages encrassés par la pluie et par la poussière, ces huttes plates et couvertes de haillons au dehors, la saleté des murailles commencées, cet ensemble de choses qui tenait du camp des Bohémiens, des baraques d'une foire, des constructions provisoires avec lesquelles on entoure à Paris les monuments qu'on ne bâtit pas, cette physionomie grimaçante allait admirablement aux différents commerces qui grouillaient sous ce hangar impudique, effronté, plein de gazouillements et d'une gaieté folle, où, depuis la Révolution de 1789 jusqu'à la Révolution de 1830, il s'est fait d'immenses affaires. Pendant vingt années, la Bourse s'est tenue en face, au rez-de-chaussée du Palais. Ainsi, l'opinion publique, les réputations se faisaient et se défaisaient là, aussi bien que les affaires politiques et financières. On se donnait rendez-vous dans ces galeries avant et après la Bourse. Le Paris des banquiers et des commerçants encombrait souvent la cour du Palais-Royal, et refluait sous ces abris par les temps de pluie. La nature de ce bâtiment, surgi sur ce point on ne sait comment, le rendait d'une étrange sonorité. Les éclats de rire y foisonnaient. Il n'arrivait pas une querelle à un bout qu'on ne sût à l'autre de quoi il s'agissait. Il n'y avait là que des libraires, de la poésie, de la politique et de la prose, des marchandes de modes, enfin des filles de joie qui venaient seulement le soir. Là fleurissaient les nouvelles et les livres, les jeunes et les vieilles gloires, les conspirations de la Tribune et les mensonges de la Librairie. Là se vendaient les nouveautés au public, qui s'obstinait à ne les acheter que là. Là, se sont vendus dans une seule soirée plusieurs milliers de tel ou tel pamphlet de Paul-Louis Courier, ou des Aventures de la fille d'un roi . A l'époque où Lucien s'y produisait, quelques boutiques avaient des devantures, des vitrages assez élégants ; mais ces boutiques appartenaient aux rangées donnant sur le jardin ou sur la cour. Jusqu'au jour où périt cette étrange colonie sous le marteau de l'architecte Fontaine, les boutiques sises entre les deux galeries furent entièrement ouvertes, soutenues par des piliers comme les boutiques des foires de province, et l'oeil plongeait sur les deux galeries à travers les marchandises ou les portes vitrées. Comme il était impossible d'y avoir du feu, les marchands n'avaient que des chaufferettes et faisaient eux-mêmes la police du feu, car une imprudence pouvait enflammer en un quart d'heure cette république de planches desséchées par le soleil et comme enflammées déjà par la prostitution, encombrées de gaze, de mousseline, de papiers, quelquefois ventilées par des courants d'air. Les boutiques de modistes étaient pleines de chapeaux inconcevables, qui semblaient être là moins pour la vente que pour l'étalage, tous accrochés par centaines à des broches de fer terminées en champignon, et pavoisant les galeries de leurs mille couleurs. Pendant vingt ans, tous les promeneurs se sont demandé sur quelles têtes ces chapeaux poudreux achevaient leur carrière. Des ouvrières généralement laides, mais égrillardes, raccrochaient les femmes par des paroles astucieuses, suivant la coutume et avec le langage de la Halle. Une grisette dont la langue était aussi déliée que ses yeux étaient actifs, se tenait sur un tabouret et harcelait les passants : — Achetez-vous un joli chapeau, madame ? — Laissez-moi donc vous vendre quelque chose, monsieur ? Leur vocabulaire fécond et pittoresque était varié par les inflexions de voix, par des regards et par des critiques sur les passants. Les libraires et les marchandes de modes vivaient en bonne intelligence. Dans le passage nommé si fastueusement la Galerie Vitrée, se trouvaient les commerces les plus singuliers. Là s'établissaient les ventriloques, les charlatans de toute espèce, les spectacles où l'on ne voit rien et ceux où l'on vous montre le monde entier. Là s'est établi pour la première fois un homme qui a gagné sept ou huit cent mille francs à parcourir les foires. Il avait pour enseigne un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge : Ici l'homme voit ce que Dieu que saurait voir. Prix : deux sous . L'aboyeur ne vous admettait jamais seul, ni jamais plus de deux. Une fois entré, vous vous trouviez nez à nez avec une grande glace. Tout à coup une voix, qui eût épouvanté Hoffmann le Berlinois, partait comme une mécanique dont le ressort est poussé. " Vous voyez là, messieurs, ce que dans toute l'éternité Dieu ne saurait voir, c'est-à-dire votre semblable. Dieu n'a pas son semblable ! " Vous vous en alliez honteux sans oser avouer votre stupidité. De toutes les petites portes partaient des voix semblables qui vous vantaient des Cosmoramas, des vues de Constantinople, des spectacles de marionnettes, des automates qui jouaient aux échecs, des chiens qui distinguaient la plus belle femme de la société. Le ventriloque Fitz-James a fleuri là dans le café Borel avant d'aller mourir à Montmartre, mêlé aux élèves de l'École Polytechnique. Il y avait des fruitières et des marchandes de bouquets, un fameux tailleur dont les broderies militaires reluisaient le soir comme des soleils. Le matin, jusqu'à deux heures après midi, les Galeries de Bois étaient muettes, sombres et désertes. Les marchands y causaient comme chez eux. Le rendez-vous que s'y est donné la population parisienne ne commençait que vers trois heures, à l'heure de la Bourse. Dès que la foule venait, il se pratiquait des lectures gratuites à l'étalage des libraires par les jeunes gens affamés de littérature et dénués d'argent. Les commis chargés de veiller sur les livres exposés laissaient charitablement les pauvres gens tournant les pages. Quand il s'agissait d'un in-12 de deux cents pages comme Smarra, Pierre Schlémilh, Jean Sbogar, Jocko, en deux séances il était dévoré. En ce temps-là les cabinets de lecture n'existaient pas, il fallait acheter un livre pour le lire ; aussi les romans se vendaient-ils alors à des nombres qui paraîtraient fabuleux aujourd'hui. Il y avait donc je ne sais quoi de français dans cette aumône faite à l'intelligence jeune, avide et pauvre. La poésie de ce terrible bazar éclatait à la tombée du jour. De toutes rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s'y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, une fille de joie accourait faire son Palais . Les Galeries de Pierre appartenaient à des maisons privilégiées qui payaient le droit d'exposer des créatures habillées comme des princesses, entre telle ou telle arcade, et à la place correspondante dans le jardin ; tandis que les Galeries de Bois étaient pour la prostitution un terrain public, le Palais par excellence, mot qui signifiait alors le temple de la prostitution. Une femme pouvait y venir, en sortir accompagnée de sa proie, et l'emmener où bon lui semblait. Ces femmes attiraient donc le soir aux Galeries de Bois une foule si considérable qu'on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué. Cette lenteur, qui ne gênait personne, servait à l'examen. Ces femmes avaient une mise qui n'existe plus ; la manière dont elles se tenaient décolletées jusqu'au milieu du dos, et très-bas aussi par devant ; leurs bizarres coiffures inventées pour attirer les regards : celle-ci en Cauchoise, celle-là en Espagnole ; l'une bouclée comme un caniche, l'autre en bandeaux lisses ; leurs jambes serrées par des bas blancs et montrées on ne sait comment, mais toujours à propos, toute cette infâme poésie est perdue. La licence des interrogations et des réponses, ce cynisme public en harmonie avec le lieu ne se retrouve plus, ni au bal masqué, ni dans les bals si célèbres qui se donnent aujourd'hui. C'était horrible et gai. La chair éclatante des épaules et des gorges étincelait au milieu des vêtements d'hommes presque toujours sombres, et produisait les plus magnifiques oppositions. Le brouhaha des voix et le bruit de la promenade formait un murmure qui s'entendait dès le milieu du jardin, comme une basse continue brodée des éclats de rire des filles ou des cris de quelque rare dispute. Les personnes comme il faut, les hommes les plus marquants y étaient coudoyés par des gens à figure patibulaire. Ces monstrueux assemblages avaient je ne sais quoi de piquant, les hommes les plus insensibles étaient émus. Aussi tout Paris est-il venu là jusqu'au dernier moment ; il s'y est promené sur le plancher de bois que l'architecte a fait au-dessus des caves pendant qu'il les bâtissait, Des regrets immenses et unanimes ont accompagné la chute de ces ignobles morceaux de bois.

Le libraire Ladvocat s'était établi depuis quelques jours à l'angle du passage qui partageait ces galeries par le milieu, devant Dauriat, jeune homme maintenant oublié, mais audacieux, et qui défricha la route où brilla depuis son concurrent. La boutique de Dauriat se trouvait sur une des rangées donnant sur le jardin, et celle de Ladvocat était sur la cour. Divisée en deux parties, la boutique de Dauriat offrait un vaste magasin à sa librairie, et l'autre portion lui servait de cabinet. Lucien, qui venait là pour la première fois le soir, fut étourdi de cet aspect, auquel ne résistaient pas les provinciaux ni les jeunes gens. Il perdit bientôt son introducteur.

— Si tu étais beau comme ce garçon-là, je le donnerais du retour, dit une créature à un vieillard en lui montrant Lucien.

Lucien devint honteux comme le chien d'un aveugle, il suivit le torrent dans un état d'hébétement et d'excitation difficile à décrire. Harcelé par les regards des femmes, sollicité par des rondeurs blanches, par des gorges audacieuses qui l'éblouissaient, il se raccrochait à son manuscrit qu'il serrait pour qu'on ne le lui volât point, l'innocent !

— Hé ! bien, monsieur, cria-t-il en se sentant pris par un bras et croyant que sa poésie avait alléché quelque auteur.

Il reconnut son ami Lousteau qui lui dit : — Je savais bien que vous finiriez par passer là !

Le poète était sur la porte du magasin où Lousteau le fit entrer, et qui était plein de gens attendant le moment de parler au Sultan de la librairie. Les imprimeurs, les papetiers et les dessinateurs, groupés autour des commis, les questionnaient sur des affaires en train ou qui se méditaient.

— Tenez, voilà Finot, le directeur de mon journal ; il cause avec un jeune homme qui a du talent, Félicien Vernou, un petit drôle méchant comme une maladie secrète.

— Hé ! bien, tu as une première représentation, mon vieux, dit Finot en venant avec Vernou à Lousteau. J'ai disposé de la loge.

— Tu l'as vendue à Braulard ?

— Eh ! bien, après ? tu te feras placer. Que viens-tu demander à Dauriat ? Ah ! il est convenu que nous pousserons Paul de Kock, Dauriat en a pris deux cents exemplaires et Victor Ducange lui refuse un roman. Dauriat veut, dit-il, faire un nouvel auteur dans le même genre. Tu mettras Paul de Kock au-dessus de Ducange.

— Mais j'ai une pièce avec Ducange à la Gaieté, dit Lousteau.

— Hé ! bien, tu lui diras que l'article est de moi, je serai censé l'avoir fait atroce, tu l'auras adouci, il te devra des remercîments.

— Ne pourrais-tu me faire escompter ce petit bon de cent francs par le caissier de Dauriat ? dit Étienne à Finot. Tu sais ! nous soupons ensemble pour inaugurer le nouvel appartement de Florine.

— Ah ! oui, tu nous traites, dit Finot en ayant l'air de faire un effort de mémoire. Hé ! bien, Gabusson, dit Finot en prenant le billet de Barbet et le présentant au caissier, donnez quatre-vingt-dix francs pour moi à cet homme-là. Endosse le billet, mon vieux ?

Lousteau prit la plume du caissier pendant que le caissier comptait l'argent, et signa. Lucien, tout yeux et tout oreilles, ne perdit pas une syllabe de cette conversation.

— Ce n'est pas tout, mon cher ami, reprit Étienne, je ne te dis pas merci, c'est entre nous à la vie à la mort. Je dois présenter monsieur à Dauriat, et tu devrais le disposer à nous écouter.

— De quoi s'agit-il ? demanda Finot.

— D'un recueil de poésies, répondit Lucien.

— Ah ! dit Finot en faisant un haut-le-corps.

— Monsieur, dit Vernou en regardant Lucien, ne pratique pas depuis long-temps la librairie, il aurait déjà serré son manuscrit dans les coins les plus sauvages de son domicile.

En ce moment un beau jeune homme, Émile Blondet, qui venait de débuter au journal des Débats par des articles de la plus grande portée, entra, donna la main à Finot, à Lousteau, et salua légèrement Vernou.

— Viens souper avec nous, à minuit, chez Florine, lui dit Lousteau.

— J'en suis, dit le jeune homme. Mais qui y a-t-il[Dans le Furne : " qu'y a-t-il ? " coquille typographique.] ?

— Ah ! il y a, dit Lousteau, Florine et Matifat le droguiste ; Du Bruel, l'auteur qui a donné un rôle à Florine pour son début ; un petit vieux, le père Cardot et son gendre Camusot ; puis Finot...

— Fait-il les choses convenablement, ton droguiste ?

— Il ne nous donnera pas de drogues, dit Lucien.

— Monsieur a beaucoup d'esprit, dit sérieusement Blondet en regardant Lucien. Il est du souper, Lousteau ?

— Oui.

— Nous rirons bien.

Lucien avait rougi jusqu'aux oreilles.

— En as-tu pour long-temps, Dauriat ? dit Blondet en frappant à la vitre qui donnait au-dessus du bureau de Dauriat.

— Mon ami, je suis à toi.

— Bon, dit Lousteau à son protégé. Ce jeune homme, presque aussi jeune que vous, est aux Débats. Il est un des princes de la critique : il est redouté, Dauriat viendra le cajoler, et nous pourrons alors dire notre affaire au Pacha des vignettes et de l'imprimerie. Autrement, à onze heures notre tour ne serait pas venu. L'audience se grossira de moment en moment.

— Que fait-il ? dit Blondet à Gabusson, le premier commis qui se leva pour venir le saluer.

— Il achète un journal hebdomadaire qu'il veut restaurer afin de l'opposer à l'influence de la Minerve qui sert trop exclusivement Eymery, et au Conservateur qui est trop aveuglément romantique.

— Payera-t-il bien ?

— Mais comme toujours... trop ! dit le caissier.

En ce moment un jeune homme entra, qui venait de faire paraître un magnifique roman, vendu rapidement et couronné par le plus beau succès, un roman dont la seconde édition s'imprimait pour Dauriat. Ce jeune homme, doué de cette tournure extraordinaire et bizarre qui signale les natures artistes, frappa vivement Lucien.

— Voilà Nathan, dit Lousteau à l'oreille du poète de province.

Nathan, malgré la sauvage fierté de sa physionomie, alors dans toute sa jeunesse, aborda les journalistes chapeau bas, et se tint presque humble devant Blondet qu'il ne connaissait encore que de vue. Blondet et Finot gardèrent leurs chapeaux sur la tête.

— Monsieur, je suis heureux de l'occasion que me présente le hasard...

— Il est si troublé, qu'il fait un pléonasme, dit Félicien à Lousteau.

-... de vous peindre ma reconnaissance pour le bel article que vous avez bien voulu me faire au journal des Débats. Vous êtes pour la moitié dans le succès de mon livre.

— Non, mon cher, non, dit Blondet d'un air où la protection se cachait sous la bonhomie. Vous avez du talent, le diable m'emporte, et je suis enchanté de faire votre connaissance.

— Comme votre article a paru, je ne paraîtrai plus être le flatteur du pouvoir : nous sommes maintenant à l'aise vis-à-vis l'un de l'autre. Voulez-vous me faire l'honneur et le plaisir de dîner avec moi demain ? Finot en sera. Lousteau, mon vieux, tu ne me refuseras pas ? ajouta Nathan en donnant une poignée de main à Étienne. Ah ! vous êtes dans un beau chemin, Monsieur, dit-il à Blondet, vous continuez les Dussault, les Fiévée, les Geoffroi ! Hoffmann a parlé de vous à Claude Vignon, son élève, un de mes amis, et lui a dit qu'il mourrait tranquille, que le journal des Débats vivrait éternellement. On doit vous payer énormément ?

— Cent francs la colonne, reprit Blondet. Ce prix est peu de chose quand on est obligé de lire les livres, d'en lire cent pour en trouver un dont on peut s'occuper, comme le vôtre. Votre œuvre m'a fait plaisir, parole d'honneur.

— Et il lui a rapporté quinze cents francs, dit Lousteau à Lucien.

— Mais vous faites de la politique ? reprit Nathan.

— Oui, par-ci par là, répondit Blondet.