CHAPITRE V

L’on m’avait dit à Tachi tsé : Deux routes mènent, d’ici, au pays des Popas ; l’une suit les vallées, l’autre s’enfonce au cœur des montagnes. Le long de la première se trouvent d’assez nombreux villages et plusieurs monastères ; les brigands n’y sont point à craindre, tout au plus peut-on y rencontrer quelques voleurs mesquins. Il est aussi facile, dans ces parages, de se pourvoir de vivres, soit en mendiant, soit en les achetant.

La seconde route traverse des régions complètement désertes. Jusqu’à ce que vous ayez atteint les premiers hameaux du Po yul{105}, vous ne verrez que des cimes nues ou des forêts. En hiver, nul voyageur ne s’aventure de ce côté à cause des deux cols{106} très élevés qu’il faut franchir ; seuls y circulent, parfois, des brigands Popas s’en allant en expédition dans les provinces voisines. Le contenu de vos sacs d’ardjopas ne les tenterait certainement pas ; mais contrariés d’avoir été aperçus et craignant que vous ne bavardiez à leur sujet, ils pourraient fort bien vous tuer tous les deux ou s’arranger pour vous faire tomber, comme par accident, dans quelque précipice, s’ils tenaient à éviter le crime d’ôter la vie à un lama et à une femme accomplissant un pèlerinage.

Comme il n’est encore tombé que très peu de neige cette année, il est possible que les cols soient praticables, mais de fortes chutes sont à prévoir dans le courant de ce mois ; il vaut donc mieux que vous envisagiez le pire. Il pourrait arriver que la neige survenant après que vous ayez passé la première chaîne fermât le passage derrière vous, tandis que vous trouveriez bloqués, en avant, les sentiers franchissant la chaîne suivante. Ne manquez pas de vous munir d’une ample provision de vivres. Vous rencontrerez peut-être quelques dokpas hivernant parmi les alpages, au fond de la vallée séparant les deux chaînes de montagnes, mais ils ne vous donneront ni ne vous vendront rien à manger, n’ayant eux-mêmes que tout juste ce qu’il leur faut pour se nourrir jusqu’au printemps prochain.

Je ne m’attardai pas longtemps à peser la valeur de ces renseignements. La route suivant les vallées se trouvait indiquée sur plusieurs cartes ; au contraire, l’autre voie était totalement inexplorée. Évidemment, je devais choisir cette dernière. Toutes deux, du reste, d’après ce que l’on m’avait assuré, se rejoignaient au pays de Po, dans la vallée conduisant vers Lhassa. Cette même vallée dont m’avait parlé, à Jakyendo, le général anglais à qui j’étais en partie redevable d’avoir levé mes dernières hésitations quant à l’exploration du pays des Popas que je songeais à effectuer en me rendant dans la capitale thibétaine.

Son nom était sir George Pereira ; je parlais souvent de lui avec Yongden, et nous nous proposions de lui narrer nos prouesses après la fin de notre voyage. J’étais bien loin de penser que vers l’époque où nous entrerions au pays de Po il mourrait à l’extrême-ouest de la Chine.

Le général Pereira était arrivé à Jakyendo comme je venais d’y retourner, après un voyage des plus intéressants dans la partie du pays de Kham qui s’étend de la limite sud du désert d’herbe à la grand’route{107} de Tchiamdo à Lhassa. Mes pérégrinations, brusquement interrompues, ainsi que je l’ai déjà relaté, j’avais été contrainte de revenir à mon point de départ et j’en étais à élaborer le plan d’un nouveau voyage qui devait venger mon échec. C’est alors que les divinités tutélaires du « Pays des Neiges », peut-être irritées par l’obstination que l’on mettait à les priver de la visite d’une de leurs bonnes amies, se plurent à m’aider de façon assez piquante, par l’intermédiaire d’un distingué compatriote de ceux qui ferment le Thibet.

Sir George Pereira demeura environ quinze jours à Jakyendo et y logea dans un appartement situé à côté du mien, dans une cour. C’était un homme charmant, appartenant à la haute société de son pays ; géographe, érudit et globe-trotter infatigable. Il se rendait à Lhassa et n’en faisait pas mystère. Bien que, quelques semaines auparavant un voyageur danois eût été arrêté à la frontière thibétaine et contraint de rebrousser chemin{108}, le général paraissait certain que l’ordre avait été donné au gouvernement du Dalaï Lama de le recevoir avec les plus grands égards, et les choses se passèrent, d’ailleurs, exactement ainsi.

À Jakyendo, le bruit courait que le voyageur était chargé d’une mission secrète par son gouvernement ; beaucoup de choses étaient racontées à son sujet. Je ne cherchai point à découvrir la part de vérité qui pouvait exister dans ces rumeurs : les affaires de mon voisin ne m’intéressaient point.

Le général possédait une grande quantité de cartes et lui-même relevait celle des régions qu’il traversait, travaillant assidûment tout le jour et même tard dans la nuit, à rédiger des notes. Très aimablement il mit ses cartes et une partie de ses notes à ma disposition. J’y puisai nombre de renseignements utiles, et certaines des esquisses rudimentaires que je fis alors, d’après ces documents, m’ont accompagnée à Lhassa. Une après-midi, après avoir pris le thé ensemble, nous parlions de mes voyages : une carte demeurait déployée sur la table. Du bout du doigt, sir Pereira suivit le trait marquant le cours supposé du Po Tsangpo.

— Personne n’a jamais été par là, dit-il, ce serait une route intéressante vers Lhassa.

Parlait-il avec intention, pour me suggérer cet itinéraire ou bien ses paroles exprimaient-elles une simple réflexion ? Je me le suis souvent demandé.

Parcourir le mystérieux pays de Po, sujet de tant de légendes, j’y avais certainement songé. C’était même une idée déjà ancienne dans mon esprit et je l’avais longuement discutée avec Yongden, pendant plusieurs années, lorsque nous habitions le monastère de Koum-Boum. Toutefois, les vagues renseignements recueillis sur cette région, auprès de marchands du Thibet central ou de gens du Kham ne laissaient pas d’être un peu inquiétants. Beaucoup prétendaient que les Popas étaient cannibales. De plus modérés réservaient leur opinion sur ce point, mais tous s’accordaient pour affirmer que quiconque n’appartenant pas aux tribus popas, s’aventurait dans les forêts habitées par ces dernières, ne reparaissait jamais.

J’hésitais donc un peu à tenter l’aventure, les paroles du général me décidèrent. « Personne n’était jamais passé par là !… » Mon voisin n’eût pas pu choisir de meilleurs mots pour me tenter. Dès ce jour, ma décision fut prise, je verrais ce pays où « nul n’était encore passé ». Ce serait, en effet, « une route intéressante vers Lhassa ». Un grand merci à vous, général, volontairement ou non, vous m’aviez rendu un véritable service.

 

 

Tachi tsé, où devint définitif le choix d’un itinéraire qui devait me conduire vers une singulière série d’aventures, est une bourgade située dans une large vallée, proche d’un dzong bâti sur une colline isolée. Tachi tsé signifie le « sommet prospère » ou le « sommet de la prospérité », l’une ou l’autre de ces traductions peut se défendre au tribunal de la grammaire. Comme le fond de vallée qui a été dénommé ainsi ne répond en rien à l’idée géographique d’une cime, l’on semble forcé d’opter pour la seconde interprétation qui, hélas ! paraît aussi inexacte que la première.

Je quittai Tachi tsé un peu avant le lever du jour, me trompai de route dans l’obscurité et ne traversai pas la rivière à l’endroit où j’aurais dû le faire. Quand je m’aperçus de mon erreur, le pont était loin derrière moi. Revenir sur mes pas aurait pu attirer l’attention de l’un ou de l’autre des domestiques du pönpo. Je tenais à ne pas en courir le risque et, dès lors, il ne me restait qu’à passer dans l’eau. Je remontai le cours d’eau, cherchant un gué et arrivai à un endroit où il se partageait en deux branches. La plus petite s’étalait largement, sans profondeur et presque entièrement gelée ; cette circonstance nous en rendit la traversée pénible. Nous avions enlevé nos bottes qu’il importait de conserver sèches, et la mince surface glacée se rompant sous notre poids formait des débris tranchants comme du verre, qui nous coupaient cruellement. Ensuite vint le véritable bain, les vêtements haut retroussés et de l’eau presque jusqu’aux hanches.

Combien une chaude serviette-éponge aurait été la bienvenue lorsque nous atteignîmes la rive ! Nous devions nous contenter d’y rêver, cet article de luxe nous était refusé depuis longtemps. Les Thibétains ne s’essuient point après avoir traversé les rivières et, s’ils en esquissent le geste, c’est en usant un pan de leur large robe. J’essayai de les imiter, mais dès qu’elle devint humide, ma houppelande de grosse serge se raidit, gelant sur moi. Je ne pouvais compter que sur une marche à pas accélérés pour me sécher et me réchauffer.

Jusque vers midi nous longeâmes le Dainchine tchou. La promenade nous mit en appétit et nous jugeâmes sage de faire un bon repas avant de quitter la vallée, car nous ne pouvions pas deviner quand nous trouverions de l’eau dans la montagne. Des expériences antérieures nous avaient initiés à la torture de demeurer trente-six heures sans boire, et nous préférions nous prémunir autant que possible contre une nouvelle épreuve de ce genre.

Un torrent tributaire de la rivière de Dainchine coupait notre route. Un jour, trop gonflé par la fonte des neiges sur les sommets, il avait emporté une montagne et couvert la plaine, sur une grande distance, avec d’innombrables fragments de rochers. Maintenant, ses basses eaux hivernales, gênées dans leur course par les obstacles accumulés lors du cataclysme, se divisaient en plusieurs ruisselets serpentant, loin l’un de l’autre, à travers les éboulis.

Rapidement je ramassai les branches et la bouse de vache sèche que je pus trouver aux alentours, et Yongden alluma le feu. Prévoyant de plus grandes fatigues qu’à l’ordinaire sur la route déserte des hauts cols, un menu spécialement réconfortant nous parut nécessaire ; nous aurions donc d’abord une soupe, et ensuite du thé. L’ordre des services était de mon invention : les Thibétains commencent par le thé et finissent par la soupe.

La soupe ?… Sous quel nom pourrait-elle paraître sur une carte ? – Potage Vatel serait-il bien choisi ? – À tout hasard, je divulgue la recette. D’un sac à la mode locale la plus orthodoxe, c’est-à-dire noir à force d’être crasseux, j’extrais un tout petit morceau de lard séché, cadeau d’un fermier généreux. Mon jeune compagnon le débite en une dizaine de menues pièces qu’il jette dans la marmite pleine d’eau bouillante, une pincée de sel ensuite, et un soupir : « Ah ! si nous avions un radis ou un navet !… » Mais ces friandises nous font défaut et les minuscules lamelles de lard à demi fondues dansent seules une gigue vivace dans le bouillon en ébullition – un liquide trouble dont l’odeur fade rappelle celle de l’eau de vaisselle. Toutefois, ce parfum est loin d’offusquer les narines des vagabonds que nous sommes devenus.

Maintenant, quelques poignées de farine délayée dans une tasse d’eau froide sont versées dans la marmite, et quelques minutes après, celle-ci est enlevée et posée à côté du feu. C’est le moment de se servir.

— La soupe est vraiment excellente, aujourd’hui…

— Délicieuse…

Mais, en dépit de mon long séjour au Thibet, je garde encore un vague souvenir du goût de la cuisine française et j’ajoute :

— Les chiens de mon père n’auraient jamais voulu avaler un pareil brouet !

Je ris et tends mon bol pour que Yongden le remplisse de nouveau.

Le tour du thé est venu. J’arrache un petit morceau de la brique compressée, aussi dure qu’une pierre, faite d’autant de bois que de feuilles de l’arbrisseau. Ceci est quelque peu broyé dans la main, puis jeté dans l’eau : sel et beurre sont ajoutés après une courte ébullition. En fait, c’est une seconde soupe, d’autant plus que nous ajoutons de la tsampa dans nos bols.

Voici le lunch terminé, nous nous sentons pleins de vigueur et d’entrain, prêts à escalader le ciel. Notre fardeau sur le dos et notre bâton ferré à la main, nous regardons hardiment en face la première chaîne de montagnes qui se dresse sur la route du pays inconnu. En route !

Non loin de l’endroit où nous avions fait halte, nous aperçûmes encore quelques petites fermes isolées dans une immense vallée supérieure qui montait en pente douce vers les cimes lointaines, puis ce fut le désert.

D’abord nous pûmes distinguer des sentiers suivis, en été, par les gardiens de troupeaux, mais bientôt leurs traces disparurent sous l’herbe ou cessèrent d’être visibles dans les endroits pierreux et nous en fûmes réduits à notre seule habileté pour trouver notre chemin.

Le vaste plateau incliné sur lequel je m’avançais était loin de présenter un sol uni ; de petites collines, des ravins s’élevaient et le coupaient de-ci de-là. Nous plongeâmes dans un de ces derniers et en trouvâmes le fond rempli par un torrent gelé dont la surface glissante rendit notre marche difficile. Lorsque nous émergeâmes de la crevasse, nous vîmes que le plateau branchait en deux vallées. D’après les indications qui nous avaient été données, nous devions remonter une rivière mais nous en voyions deux ; l’une loin de nous, coulant au fond d’une gorge profonde, qui n’était autre que le torrent auprès duquel nous avions pris notre repas, et une autre, à nos pieds, serpentant parmi l’herbe rase et la mousse. Nos renseignements signalaient aussi, sur notre route, un camp de dokpas, déserté en hiver, où nous pourrions nous abriter pendant la nuit. J’étais très désireuse de l’atteindre car, à cette altitude, en décembre, la température nocturne est rude à supporter pour des gens insuffisamment couverts comme nous l’étions.

Je décidai de suivre le plus important des deux cours d’eau et nous continuâmes à avancer.

Le soleil se coucha bientôt ; une bise aigre et perçante se mit à souffler ; nous ne découvrions aucune trace de camps ni de huttes isolées. Il fallait songer à allumer du feu dans un endroit abrité pour y passer la nuit, car plus nous nous élèverions sur la montagne, plus le froid s’accroîtrait et le combustible, déjà réduit à des broussailles, au lieu où nous nous trouvions, pouvait venir à manquer tout à fait. Tandis que nous nous consultions au sujet de l’endroit à choisir, je remarquai loin devant nous, sur le banc opposé de la rivière, une tache jaunâtre qui ne pouvait être produite par un arbre portant des feuilles desséchées, car nous avions dépassé la zone des arbres et qui me paraissait – autant que je pouvais en juger à cette distance – ne point ressembler à un objet naturel, mais plutôt à une chose construite par la main de l’homme : peut-être un toit de chaume.

La curiosité, plutôt qu’un réel espoir de trouver un gîte, nous poussa en avant. Peu à peu la tache jaune grandit, sans que nous puissions toutefois discerner ce qu’elle pouvait être ; il nous apparut, ensuite, que nous voyions de la paille supportée par une charpente. C’était donc un toit ; nous avions atteint le camp dont on nous avait parlé… Mais lorsque, enfin, nous arrivâmes en face de l’objet qui nous intriguait, nous comprîmes qu’il n’y avait là qu’une provision de foin rangée sur une construction en madriers afin de la mettre hors de la portée des animaux sauvages qui auraient pu la manger en hiver, alors que le camp était abandonné. Quant à des huttes, pas une n’était visible.

— N’importe, dis-je à Yongden, même si nous ne trouvons aucune cabane de ce côté, ce foin nous sera utile. Nous en ferons tomber quelques bottes à l’aide de nos bâtons et nous dresserons un abri avec un épais lit d’herbe sèche ; ainsi, nous ne sentirions pas le froid du sol glacé et le vent sera fortement atténué. En traversant la petite rivière, nous remplirons aussi notre marmite et nous pourrons boire du thé chaud avant de nous endormir.

Descendre de la hauteur où nous nous trouvions jusqu’au fond de la vallée et remonter, de là, une haute falaise presque à pic, jusqu’au camp, nous prit longtemps et fut passablement fatigant ; mais la récompense qui nous échut nous dédommagea amplement de notre peine. En arrivant au petit promontoire, à la pointe duquel se trouvait le foin jaunissant qui avait attiré notre attention, nous eûmes l’heureuse surprise de découvrir, un peu en retrait, un véritable hameau de dokpas comprenant de vastes étables couvertes et, dans l’une d’elles, une chambre pour les gardeurs de troupeaux. Cette dernière consistait en un simple enclos séparé de l’espace réservé aux animaux par une solide cloison, en partie à claire-voie, et pourvu d’un foyer placé sous une ouverture percée dans la toiture. Tout autour de la demeure des hommes, dans cette maison des bêtes, l’on enfonçait jusqu’à la cheville dans une couche poussiéreuse de crotte de chèvre et de bouse de vache séchées, indiquant suffisamment le degré de propreté qui devait y régner lorsque les troupeaux y rentraient chaque soir. J’imaginais l’odeur qui parfumait, alors, le logis où j’allais passer la nuit ; mais, pour le moment, entouré de tant de combustible, il me semblait un véritable paradis.

Très probablement, nous étions les seuls êtres humains sur cette montagne. Toutefois, nous souvenant des avertissements que l’on nous avait donnés au sujet des brigands, nous dressâmes, avant de nous endormir, une sorte de piège entre nous et l’entrée béante de l’étable. Un homme venant du dehors, pendant la nuit, n’aurait pas pu faire trois pas en avant sans se prendre les pieds dans les cordes tendues invisibles au ras du sol et le bruit causé par sa chute nous aurait réveillés. Nous ne pouvions rien demander de plus. Ce qui importait c’était de n’être point surpris dans notre sommeil.

Malgré le froid qui me faisait frissonner, je demeurai longtemps dehors, errant à travers cette sauvage station estivale merveilleusement éclairée par une énorme et brillante pleine lune.

Combien je me sentais heureuse d’être là, en route vers le mystère de ces cimes inexplorées, seule, enveloppée de silence, « savourant les délices de la solitude et du calme », comme dit un passage des Écritures bouddhiques.

 

 

Nous aurions dû quitter le camp des dokpas au milieu de la nuit afin de franchir le col vers midi, mais nous étions fatigués après la longue course fournie la veille et l’agréable chaleur qui émanait du brasier, auprès duquel nous étions couchés, nous avait tenus endormis plus longtemps que nous ne l’avions projeté. Je reculai aussi devant l’idée de partir sans manger ni boire du thé chaud, car sur les hauts sommets que nous allions aborder, nous pouvions être certains que nous ne trouverions aucun combustible. Et puis, qu’allait-il advenir là-haut ? Combien de temps devrions-nous marcher avant de descendre sur l’autre versant ? – Nous ne pouvions pas le deviner. Le col était-il même praticable ? – Les paysans dans la vallée nous avaient seulement dit qu’il se pouvait qu’il le fût.

Yongden, bien naturellement, se fit un peu tirer l’oreille pour aller jusqu’à la rivière. La course était longue ; le petit cours d’eau qui coulait à peine, la veille, devait s’être entièrement gelé pendant la nuit, il faudrait rapporter des morceaux de glace qui demanderaient beaucoup de temps pour fondre… Mon fils me donnait toutes sortes d’excellentes raisons pour esquiver la corvée. Enfin il en prit son parti, trouva un peu d’eau sous la glace, entre les rochers, et nous bûmes notre thé ; mais le jour se leva avant que nous eussions quitté la place.

Un latza{109} que nous aperçûmes, tard dans la matinée, nous fit croire que nous allions atteindre le col. Il était, hélas ! bien loin d’en être ainsi. Derrière la petite crête sur laquelle il était érigé, s’étendait une longue allée aride enclose entre de hautes pentes raides, couvertes d’éboulis de teinte rougeâtre et une falaise rocheuse présentant une jolie variété de colorations grises et mauves. Je cherchai en vain les traces d’autres camps de pasteurs. Il me parut, d’après l’aspect complètement nu du paysage, que les troupeaux n’étaient probablement jamais conduits à une aussi haute altitude.

En face de nous, paraissant bloquer la vallée, une cime presque horizontale, couleur de brique, traçait une ligne dure sur le ciel d’un bleu sombre. Tout semblait indiquer que nous atteindrions, à son sommet, le point culminant de notre route. La distance à franchir, sans être énorme, comptait cependant pour des gens gravissant une pente en portant un fardeau, dans l’air raréfié de ces hautes régions, mais d’apercevoir la fin de la montée nous donnait du courage et nous nous efforcions d’accélérer le pas.

Cependant une chose m’inquiétait. Je ne découvrais aucun latza sur cette crête et les Thibétains qui, parfois, en construisent aussi à d’autres points d’une route montant vers un col, ne manquent jamais d’en élever un de plus grandes dimensions au sommet même de ce dernier. L’explication de cette absence de cairn vint d’elle-même lorsque nous arrivâmes au point d’où nous supposions pouvoir descendre sur le versant opposé.

Comment exprimer ce que je ressentis à ce moment ? C’était un mélange d’admiration et d’angoisse, j’étais à la fois émerveillée, stupéfaite et terrifiée. Soudainement, un formidable paysage, qu’enfermés dans la vallée nous n’avions pu entrevoir, se révélait à nous.

Imaginez une immensité couverte de neige, un plateau terminé très loin, à notre gauche, par un mur vertical de glaciers glauques et de pics drapés de blancheur immaculée. À notre droite, une large ondulation de terrain, bordée par deux chaînes basses, montait en pente douce jusqu’à ce qu’elle se nivelât, à la ligne d’horizon, avec les sommets qui l’encadraient.

En face de nous le vaste plateau s’élevait aussi, graduellement, et s’évanouissait dans le lointain, sans que nous puissions distinguer s’il conduisait au sommet du col ou à un autre plateau sans issue.

Nulle description ne peut donner une idée d’un tel décor. C’était un de ces spectacles écrasants qui agenouillent les croyants, comme devant le voile cachant la Face Suprême.

Mais Yongden et moi, dès que notre premier émerveillement se fut calmé, nous regardâmes simplement l’un l’autre, en silence. Les mots étaient inutiles, nous avions clairement compris la situation.

Dans quelle direction devions-nous poursuivre notre route ? Nous n’en savions rien. Le col pouvait tout aussi bien se trouver en face de nous, qu’à notre droite. L’après-midi était déjà très avancée, une erreur de direction nous ferait errer toute la nuit sur ces sommets glacés et notre expérience d’alpinistes au Thibet datait d’assez loin pour nous rendre conscients du danger que nous y courrions. Notre exploration se terminerait probablement à son début et les explorateurs ne raconteraient jamais leur histoire.

Bien que nous fussions dans les jours les plus courts, il nous restait encore pas mal de temps avant le crépuscule et, heureusement, la lune brillerait toute la nuit. Nous n’avions encore aucune raison d’être véritablement alarmés, la chose importante était de ne pas nous tromper de route et de nous dépêcher.

Je regardai encore une fois à ma droite, inspectant le pays de ce côté, puis je décidai : marchons droit devant nous et nous repartîmes.

Le piquant de l’aventure m’excitait et quoique la couche de neige devînt de plus en plus épaisse, je progressais assez rapidement.

Dominée par le désir d’atteindre le col ou de découvrir si nous étions engagés dans une fausse direction, je devançai rapidement Yongden plus lourdement chargé que moi.

Après avoir parcouru une assez grande distance, voulant m’assurer que le jeune homme ne s’attardait pas, je me retournai dans sa direction.

Jamais je n’oublierai le tableau qui surgit devant moi.

Très loin, parmi la silencieuse immensité blanche, un minuscule point noir se mouvait lentement, semblable à un insecte lilliputien grimpant avec effort le long de l’énorme plateau incliné. Plus qu’aucun des nombreux sites grandioses et terrifiants que j’avais contemplés jusque-là au « Pays des Neiges », ces glaciers géants et cette vaste étendue morne soulignaient la disproportion écrasante existant entre la fantastique région des hautes cimes et les chétifs voyageurs qui avaient osé s’y aventurer, seuls, au cœur même de l’hiver.

Un inexprimable sentiment de pitié m’envahit. C’était moi qui avais amené là le fidèle compagnon de tant de mes randonnées téméraires. Pouvait-il se faire qu’il pérît dans ces solitudes comme ces pèlerins égarés dont l’on rencontre, parfois, les corps raidis sur les hauts sommets du Thibet ? Une telle fin, qui m’eût peut-être souri, était inadmissible pour lui. Je trouverais le chemin, j’en avais le devoir. Sans aucun doute, nous nous tirerions de ce pas difficile comme nous l’avions fait de bien d’autres.

C’était, moins que jamais, le moment de s’abandonner à une émotion inutile. Déjà le soir atténuait la blancheur aveuglante du paysage ; nous aurions dû, à cette heure, être descendus loin sur l’autre versant.

Je me remis en marche, bondissant parfois en m’aidant de mon long bâton ferré, avançant je ne sais trop comment, mais sans arrêt.

Enfin, je distinguai un monticule couvert de neige. Il en émergeait un buisson de branches sèches portant de petites banderoles raidies et frangées de glace qui cliquetaient au vent avec un bruit sec. C’était le latza, le sommet du col.

Je fis des signaux à Yongden qui m’apparaissait plus lointain et plus minuscule que jamais, semblant près de se dissoudre dans l’ombre crépusculaire. Il ne les aperçut pas tout d’abord mais, après quelques instants je le vis agiter son bâton. Il avait compris que j’étais arrivée.

Comme je l’attendais auprès du cairn, la lune se leva. Ses rayons touchèrent les glaciers, les pics vêtus de neige, toute l’immense plaine blanche et, dans la direction que j’allais prendre, quelques vallées inconnues que le gel argentait.

Le paysage impassible, contemplé dans la journée, paraissait s’éveiller sous la clarté qui le métamorphosait. De fugitives étincelles s’allumaient sur le tapis de neige, répondant aux éclats lumineux partant des cimes, des murmures passaient, portés par le vent, d’indéchiffrables messages semblaient être échangés.

Peut-être les elfes et les fées de ces montagnes vierges, les lutins et les gnomes, gardiens de cavernes mystérieuses, allaient-ils s’assembler, jouer et danser sur le blanc plateau solitaire doucement illuminé. Ou bien quelque grave conseil devait-il se tenir entre les glauques géants casqués de froide lumière montant la garde au seuil des régions inviolées.

Qui sait les mystères qu’aurait pu pénétrer le passant assez audacieux pour demeurer là, caché, immobile jusqu’à l’aurore… Mais le froid nous interdisait cette veille téméraire et la nuit ensorcelante garda son secret.

 

 

Les Thibétains ne crient pas Lha ygalo pendant la nuit. Je suivis la coutume et me bornai à jeter dans les six directions le vieux mantra sanscrit : Çoubham astou sarvadja gatam (Que tous les êtres soient heureux).

Yongden qui avait repris courage et accéléré le pas en comprenant le sens des signaux, me rejoignit bientôt et, sans nous attarder davantage, nous commençâmes la descente.

La piste se distinguait sans difficulté. La neige n’était pas épaisse sur ce versant et le sol – un gravier jaunâtre – apparaissait fréquemment.

Quelle pouvait être l’altitude du col de Déou ? Je n’oserais pas m’aventurer à le dire n’ayant pu me livrer à aucune observation précise à ce sujet. Toutefois, lorsque pendant des années l’on a parcouru de nombreuses hautes chaînes d’une même région, l’on peut, à l’aide de certains indices et de leur comparaison avec les remarques faites sur les sommets dont la hauteur est connue, se faire une idée approximative de l’élévation que l’on atteint. Pendant mon ascension j’avais attentivement observé les plantes et les lichens et noté divers autres détails. J’en déduisais que l’altitude du col égalait probablement, si elle ne l’excédait pas, celle de la Dokar la que j’avais franchie deux mois auparavant et, probablement aussi, celle de la Nagou la et de différents autres cols que je connaissais, dont l’altitude varie entre 5 489 mètres et 5 555 mètres. Mais, je le répète, je n’ai sur ce sujet, que de simples présomptions.

Nous n’ignorions point qu’il nous faudrait marcher pendant une partie de la nuit avant de gagner la zone où nous trouverions du combustible, mais ceci nous importait peu. Nous avions trouvé le col et l’avions franchi sans accident, cet heureux début de notre exploration nous rendait tout joyeux.

Dans cet agréable état d’esprit, nous atteignîmes une vallée dont une petite rivière congelée avait rempli le fond d’une couche de glace polie comme un miroir. Aucune trace de piste n’était, naturellement, plus visible et nous en fûmes réduits, encore une fois, à errer de droite et de gauche, cherchant à découvrir un signe quelconque nous indiquant la direction à suivre. Enfin, je découvris la piste au pied de la montagne et nous n’eûmes plus, dès lors, qu’à la suivre, descendant une pente très douce sur un terrain uni qui rendait la marche aisée.

La promenade, sous un brillant clair de lune, devenait vraiment charmante. Bientôt quelques buissons se montrèrent, dispersés dans les alpages, en dehors d’eux la contrée était toute nue.

Nous ne pouvions songer à nous arrêter sans allumer du feu. Un vent glacial descendant des sommets neigeux balayait la vallée qui s’était considérablement élargie. Sa violence croissait d’instant en instant, nul abri n’était en vue et, seul, le mouvement que nous nous donnions, nous tenait chaud.

Nous marchâmes ainsi jusqu’à deux heures du matin. Il y avait dix-neuf heures que nous étions en route sans nous être arrêtés un moment, sans avoir mangé ni bu. Chose assez surprenante, je ne me sentais pas fatiguée, j’éprouvais seulement un grand besoin de dormir.

Yongden était parti à la recherche de combustible, lorsque j’en découvris près de la rivière, à un endroit où devaient habituellement camper, en été, les voyageurs allant du pays de Po à celui de Dainchine ou vice versa.

Je hélai mon compagnon et ramassai une large quantité de bouse de yak sèche que j’emportai dans le pan de ma robe. Nous pouvions être certains que pas un être humain ne se trouvait dans ces solitudes, je décidai donc que nous planterions notre tente entre des broussailles, dans un endroit légèrement encaissé.

Le plus pressé était d’allumer du feu. Je laissai tomber à terre le djoua{110} que j’avais apportée et Yongden tira le briquet et ses accessoires de la petite bourse spéciale qu’il portait attachée à sa ceinture, selon la mode thibétaine.

Mais que se passait-il donc ? Pas une étincelle ne jaillissait du silex. Le jeune homme s’acharnait en vain, autant eût valu qu’il frappât une motte de terre avec ses doigts pour en tirer du feu. Inspectant la bourse, il s’aperçut qu’elle était humide. Elle s’était probablement mouillée ainsi que le briquet qu’elle contenait, tandis que nous traversions les champs de neige, en montant vers le col.

Quoi qu’il pût en dire, nous demeurions sans feu. La situation ne laissait pas que d’être sérieuse. Nous ne nous trouvions plus sur le sommet de la montagne, dans quelques heures le soleil se lèverait et, bien que la rivière, à côté de nous, fût couverte d’une épaisse couche de glace, nous n’avions guère à redouter de nous geler ; mais il n’était pas moins certain que, par cette nuit de décembre, nous courions grand risque de prendre une pneumonie ou quelque autre vilaine maladie analogue.

— Jétsunema{111}, me dit soudain Yongden, en déposant sur le sol le petit sac contenant le briquet inutile, « vous êtes une initiée en toumo réskiang et pouvez vous passer de feu. Réchauffez-vous et ne vous occupez pas de moi. Je vais sauter et courir pour me tenir le sang en mouvement ; n’ayez crainte, je ne prendrai pas mal.

Il était vrai que j’avais étudié auprès de deux anachorètes thibétains l’art singulier d’accroître la chaleur du corps. Pendant longtemps, les histoires rapportées dans les livres thibétains et celles que j’entendais raconter autour de moi sur ce sujet m’avaient fortement intriguée. Comme j’ai l’esprit quelque peu enclin aux investigations critiques et expérimentales, je ne manquai pas de concevoir un vif désir de voir par moi-même ce qui pouvait exister sous ces récits que j’étais tentée de tenir pour de pures fables.

Avec les plus grandes difficultés, après avoir fait montre d’une persévérance obstinée dans mon désir d’être initiée à ce secret et m’être résignée à subir un certain nombre d’épreuves passablement fatigantes et quelquefois même un peu dangereuses, je réussis, enfin, à apprendre et à « voir ».

Je vis quelques-uns de ces maîtres en l’art de toumo assis sur la neige, nuit après nuit, complètement nus, immobiles, abîmés dans leurs méditations, tandis que les terribles rafales de l’hiver tourbillonnaient et hurlaient autour d’eux.

Je vis, à la brillante clarté de la pleine lune, l’examen fantastique passé par leurs disciples : Quelques jeunes hommes étaient conduits, au cœur de l’hiver, sur le bord d’un lac ou d’une rivière et, là, dépouillés de tous vêtements, ils séchaient à même leur chair des draps trempés dans l’eau glaciale. Un drap devenait-il à peine sec qu’un autre le remplaçait aussitôt. Raidi par le gel dès qu’il sortait de l’eau, il fumait bientôt sur les épaules du candidat réskiang{112}, comme s’il eût été appliqué sur un poêle brûlant.

Mais, mieux encore, j’appris le genre d’entraînement qui permet d’accomplir ces tours de force bizarres et, plus que jamais curieuse de pousser l’expérience jusqu’au bout, je m’y exerçai moi-même pendant cinq mois d’hiver, portant la mince robe de coton des novices à 3 900 mètres d’altitude{113}.

Toutefois, ayant appris ce que je souhaitais, il devenait inutile de prolonger mon apprentissage. Je n’étais point appelée à vivre habituellement dans les régions en vue desquelles ces pratiques ont été inventées.

J’avais donc repris les habitudes plus vulgaires de faire du feu et de porter des vêtements chauds et étais fort loin d’être passée maître en toumo réskiang comme mon compagnon se l’imaginait.

— Retournez à l’emplacement du camp et ramassez autant de bouse sèche et de menues branches que vous le pourrez, dis-je au lama. L’exercice vous empêchera de vous refroidir. Je vais m’occuper du feu.

Il obéit, convaincu que le combustible serait inutile, mais une idée m’était venue.

Le briquet et ses accessoires : le petit silex et la mousse pour recevoir les étincelles{114}, pensai-je, sont froids, humide ou quoi de plus, je n’en sais rien. Ne pourrais-je pas les remettre en état de fonctionner en les réchauffant sur moi, de la même manière que je séchais des draps mouillés quand j’étudiais toumo réskyang ? Il n’en coûtait rien d’essayer.

Je plaçai le briquet, le silex et une pincée de mousse sous mes vêtements et commençai l’exercice prescrit.

J’ai dit que je sentais le besoin de dormir, lorsque je m’arrêtai pour camper. Le mouvement que je m’étais donné en aidant à planter la tente et en m’efforçant de faire du feu avait un peu secoué mon assoupissement, mais maintenant que je demeurais tranquillement assise, le sommeil me gagnait peu à peu. Mon esprit, néanmoins, restait entièrement concentré sur l’idée de toumo et, machinalement, mais sans qu’aucune autre pensée l’en fasse dévier, continuait dans l’état de demi-rêve, la marche régulière de la pratique commencée.

Bientôt je vis des flammes s’élever autour de moi ; elles grandirent de plus en plus, m’enveloppèrent, courbant leurs langues rouges au-dessus de ma tête.

Je me sentais pénétrée par un délicieux bien-être…

Un bruit pareil à celui du canon me fit sursauter : la glace se fendait sur la rivière. Instantanément, les flammes qui m’entouraient s’abaissèrent et disparurent comme si elles rentraient sous terre.

J’ouvris les yeux. Le vent soufflait plus violemment encore qu’auparavant. Mon corps brûlait ; le résultat du rite, ou un accès de fièvre. Je ne m’attardai pas à rechercher ce qui en était.

Le briquet allait faire son devoir, j’en étais convaincue. Je continuais mon rêve bien que je me fusse levée et marchasse vers la tente. Je sentais le feu sortir de ma tête, s’échapper de chacun de mes doigts.

Je plaçai une poignée d’herbe sèche sur le sol, un tout petit fragment de bouse très sèche par-dessus, je saisis un peu de mousse entre mes doigts et je frappai le silex. Une vive étincelle en jaillit. Je frappai de nouveau, une nouvelle étincelle s’échappa… une autre… une autre ; un feu d’artifice en miniature…

Le feu était allumé, une petite flamme enfant, avide de se nourrir, de grandir et de vivre. J’ajoutai des brindilles et elle bondit plus haute. Lorsque Yongden revint avec une forte quantité de bouse sèche et quelques branches sous son bras, il fut joyeusement étonné.

— Comment avez-vous fait ? me demanda-t-il.

— C’est le feu de toumo, répondis-je en souriant. Le lama me regarda attentivement.

— C’est vrai, dit-il, votre visage est tout rouge et vos yeux sont si brillants…

— Bon, bon, répliquai-je, c’est parfait. Dispensez-vous de commentaires sur ce sujet et préparez-moi vivement une bonne tasse de thé beurré. J’ai besoin d’une boisson chaude.

Je craignais un peu quelque suite fâcheuse pour le lendemain, mais je me réveillai en parfaite santé quand le soleil pénétra à travers le mince coton de notre tente.

Ce même jour nous sortîmes de la vallée que nous suivions depuis le pied de la Déou la. Elle débouchait dans une autre vallée beaucoup plus large, qui s’allongeait à perte de vue entre de hautes chaînes de montagnes.

Le soleil brillait moins vif que d’ordinaire, quelques légers nuages blancs erraient par le ciel d’un bleu plus pâle qu’il ne l’avait été pendant les semaines précédentes. Baignant dans une lumière très douce, le pays absolument vide où nous entrions dégageait une impression toute spéciale de fraîcheur et de jeunesse. Nul vestige de campement, nulle trace de vie humaine n’étaient visibles.

Nous cheminions à travers ce charmant désert comme si nous avions été les premiers et les seuls habitants de la terre inspectant leur domaine.

Nous ne craignions pas de nous égarer ayant pour guide une claire rivière formée de plusieurs cours d’eau : celui venant du col de Déou, un autre descendant des pentes qui paraissaient bloquer la vallée et un gros ruisseau sortant d’une sorte de redan de la montagne. Après quelques heures de marche, je distinguai vaguement des points noirs dispersés parmi l’herbe rase. La distance à laquelle ils se trouvaient ne nous permettait pas de reconnaître leur nature, mais me rappelant ce qui m’avait été dit à Tachi tsé au sujet de dokpas passant l’hiver dans ces alpages, je devinai qu’il s’agissait de yaks et nous nous mîmes à chercher du regard l’habitation des maîtres du troupeau. Nous marchâmes encore longtemps avant de découvrir un camp bâti en pierres sèches, selon la coutume des Thibétains vivant dans les hautes terres.

Un chörten et un petit mendong attestaient la piété des habitants du lieu. Mais au Thibet, comme partout ailleurs, les démonstrations extérieures de la dévotion ne sont pas toujours accompagnées par une pratique effective de la bienveillance et de la charité.

Lorsque Yongden demanda un abri pour la nuit, il lui fut brutalement répondu de passer son chemin et de s’adresser ailleurs.

Nous continuâmes donc à descendre la vallée et, chemin faisant, arrivâmes à une hutte dans laquelle les dokpas conservaient les ossements de leurs morts sous la forme de tsa-tsa.

Les lamaïstes, comme la grande majorité des bouddhistes, sont partisans de la crémation, mais le bois faisant défaut sur la plus grande partie du territoire thibétain, la crémation ne laisse pas que d’y être une pratique difficile. Lorsqu’il s’agit d’ecclésiastiques de haut rang, l’on obvie au manque de combustible en remplaçant le bûcher par un énorme chaudron rempli de beurre, dans lequel le corps du défunt est consumé.

Quant à la majorité des Thibétains, leurs cadavres sont généralement transportés sur les montagnes et souvent dépecés avant d’y être abandonnés aux vautours et aux autres animaux sauvages.

Quand la chair a été entièrement dévorée et que les os sont devenus parfaitement secs, la famille du défunt ramasse ce qui en reste et le remet à un lama qui pile les débris jusqu’à en faire une fine poussière, puis, mêlant cette poussière à de la terre humide, il confectionne, à l’aide d’un moule, un certain nombre de miniatures chörtens appelées tsa-tsa. Ces derniers sont alors conservés dans des endroits ad hoc personnels ou collectifs.

La hutte aux tsa-tsa que nous avions rencontrée, n’était pas entièrement remplie, il y restait assez de place pour nous permettre de nous y étendre, mais nul combustible n’était à portée et Yongden, désireux de souper, préféra tenter sa chance à un autre camp.

Nous arrivâmes à ce dernier à la nuit tombante. La réponse y fut encore moins courtoise qu’à celui que nous avions visité en premier lieu et nous dûmes nous garder des chiens que l’on n’envoya pas précisément sur nous, mais dont on n’arrêta pas non plus les manifestations inquiétantes.

Nous passâmes donc la nuit en plein air sur un petit belvédère rocheux.

Le lendemain, continuant à descendre la vallée qui se rétrécissait graduellement, nous arrivions, dans le courant de l’après-midi, auprès d’un pont. Ma surprise fut très grande d’en rencontrer un sur cette piste d’été si peu fréquentée. Toutefois, le pont n’avait rien de monumental, il ne ressemblait en rien à ceux que j’avais rencontrés dans la vallée de Nou tchou. Quatre ou cinq baliveaux de sapin reposant sur des piles et quelques larges pierres à peu près plates, jetées sur ceux-ci, de distance en distance, pour y poser le pied, constituaient cette œuvre d’art.

Si misérable qu’elle fût, cette longue passerelle n’avait pas été établie à cet endroit précis sans une raison quelconque. La piste, sans doute, y passait sur l’autre rive et, pourtant, je la voyais continuer en face de moi, large et nettement marquée. J’étais fort intriguée ; qu’allions-nous faire ? Traverser la rivière ou non ?…

Je décidai de traverser. Tout d’abord mon choix ne parut pas avoir été heureux ; nous tombâmes au milieu de fourrés d’épines croissant sur un terrain marécageux, parmi lesquels on ne distinguait plus aucune trace de sentier. Je me sentais tentée de camper, si je pouvais découvrir un endroit à peu près convenable, et de remettre au lendemain le soin de chercher ma route, lorsqu’en regardant autour de moi j’aperçus quelques enfants qui gardaient des bestiaux non loin du bord de la rivière. Sortant des halliers je me dirigeai vers eux pour les interroger.

J’appris qu’il existait un camp de dokpas de l’autre côté de l’eau, sur la rive que nous venions de quitter.

Les petits pâtres me dirent aussi que je me trouvais au pied de trois cols qui, tous les trois, donnaient accès dans les pays des Popas.

L’un d’eux était bloqué par une énorme quantité de neige. Ils en étaient certains. Quant aux deux autres, ils ne pouvaient rien affirmer à leur sujet ; peut-être l’un ou l’autre, ou même les deux, étaient-ils encore praticables.

Pendant que nous causions avec les gamins, une femme arriva qui nous répéta exactement ce que nous venions d’entendre touchant les trois voies menant au pays de Po. Elle nous conseilla de tenter le passage par le col du milieu appelé Aigni la. Le mieux, disait-elle, était de continuer immédiatement notre route dans cette direction, aussi loin que nous le pourrions, de camper n’importe où nous trouverions de l’eau et du bois et de repartir avant le jour.

La course était longue, ajoutait-elle, et même si le col demeurait encore libre, nous devions nous attendre à traverser d’épaisses couches de neige vers le sommet, ce qui nous empêcherait d’avancer rapidement.

La perspective n’était rien moins qu’agréable pour des gens qui venaient précisément de se débattre dans la neige au passage d’une autre chaîne. Vraiment, les renseignements fournis par cette bonne femme n’engendraient pas la gaieté.

Nous étions, toutefois, préparés à entendre de semblables nouvelles, ayant été dûment avertis à Tachi tsé de ce qui nous attendait en cette saison, dans la traversé des montagnes. Jusqu’à présent, cependant, tout s’était bien passé, et nous pouvions, tout au moins, espérer que notre bonne chance continuerait.

Il importait pourtant que nous nous hâtions.

Les circonstances ne nous avaient point permis de suivre les bons avis des villageois de Tachi tsé, quant à la quantité de provisions qu’il convenait d’emporter pour notre voyage, et nos vivres touchaient à leur fin.

Dans ces conditions, nous aurions dû nous réjouir de nous trouver si près d’une région habitée où nous pourrions nous ravitailler et de penser que très probablement, le lendemain, à cette heure même, nous descendrions vers les villages de ce Po yul dont nous parlions et rêvions depuis des années. Cependant, une vague mélancolie nous assombrissait tous les deux. Je n’y pouvais trouver d’autre raison que la fatigue nerveuse que nous avait laissée le passage de la Déou la.

Quoi qu’il en pût être, cette fois comme bien d’autres, nous n’avions pas grands loisirs à consacrer à l’analyse de nos sentiments. La chose nécessaire était d’atteindre le sommet de la montée le lendemain de bonne heure, afin d’avoir autant de temps que possible devant nous pour reconnaître les pistes, s’il s’en présentait plusieurs sur le versant opposé et pour parer au retard que des incidents imprévus pourraient nous causer.

Nous allions donc nous remettre en route lorsqu’un homme portant une charge de bois, émergea des broussailles.

Yongden fut forcé, ainsi qu’à chaque nouvelle rencontre que nous faisions, de raconter l’histoire, en partie inventée, de nos nombreux et édifiants pèlerinages et de fournir des détails sur notre pays natal.

Lorsque l’interrogatoire fut terminé, mon compagnon s’enquit encore une fois de l’état des cols et de la distance que nous avions à parcourir pour les atteindre. Les réponses du dokpa confirmèrent de point en point ce qui nous avait déjà été dit. Lui aussi nous conseillait de tenter le passage par l’Aigni la, la route était plus longue, mais beaucoup meilleure à la descente vers le Po yul. De ce côté, affirmait-il, nous trouverions aussi des cabanes de pasteurs, abandonnées en cette saison, qui nous serviraient d’abris en chemin. Il ne les avait jamais vues, mais tout le monde savait que les Popas amenaient leurs troupeaux très haut dans ces parages durant les mois d’été, et les voyageurs disaient que l’on rencontrait des camps sur la piste même.

Ces derniers renseignements avaient leur utilité, mais ce qui m’intéressait bien davantage, c’était d’apprendre quelque chose sur les sources de la rivière qui traverse tout le sud du pays de Po{115}. Il aurait, toutefois, été imprudent de ma part de poser des questions directes. Les ardjopas, à moins qu’ils n’aient parcouru plusieurs fois un même itinéraire, n’ont aucune connaissance géographique de la contrée qui s’étend devant eux et, de plus, se soucient fort peu d’en acquérir. Je ne devais point paraître savoir qu’il existait une rivière qui descendait de ces montagnes vers le Po mèd pour aller rejoindre le Yésrou Tzangpo. Faire ouvertement montre de préoccupation concernant la ligne de partage des bassins de la Salouen et du Brahmapoutre m’eût rendu extrêmement suspecte. Je tournai la difficulté en affectant des soucis d’ordre purement matériel.

— Et à propos de l’eau, demandai-je, en trouverons-nous de l’autre côté du col ?

— N’ayez crainte, répondit l’homme, vous suivrez une rivière jusqu’à ce que vous arriviez à des pâturages. C’est tout ce que je puis vous dire. Je n’ai jamais été plus loin.

— Est-ce qu’il y a aussi de l’eau sur la route descendant de la Gotza la ? demandai-je encore.

— Oui, mais la rivière est plus petite.

— Et au troisième col ?…

Je sentais que j’insistais trop, mais puisque la neige et le manque de nourriture allaient m’empêcher d’explorer la montagne aussi longuement que je l’aurais désiré, je voulais me renseigner autant qu’il m’était possible. J’aurais opté pour le passage par la Gotza la, si j’avais eu quelque bonne raison de croire cet itinéraire plus intéressant que celui empruntant l’Aigni la.

— Quoi ? répliqua mon interlocuteur, en fronçant le sourcil, vous ne pouvez pas passer par la Yeuntsong la, elle est bloquée par la neige… Les Popas disent qu’il y a une grande rivière de ce côté… Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

Yongden s’interposa vivement.

— Ah ! dit-il en riant, vous ne connaissez pas la vieille mère, elle craint toujours de manquer de thé. Ses yeux sont continuellement à la recherche des ruisseaux et d’une place où se reposer. Si je l’écoutais, nous passerions plus de la moitié de la journée à boire.

Le dokpa se mit à rire à son tour.

— Ah ! ah ! répondit-il, le thé est vraiment une bonne chose, surtout pour les femmes, qui ne boivent pas autant d’alcool que nous.

Tout en bavardant ainsi, mon lama venait d’avoir une inspiration soudaine :

— Frère aîné, dit-il au Thibétain, rien n’est meilleur que d’amasser des mérites en faisant de bonnes actions, cela est utile et profitable non seulement pour cette vie, mais pour celles qui suivront.

Le bonhomme ne pouvait qu’acquiescer à cette déclaration édifiante, ce qu’il fit en inclinant la tête deux ou trois fois.

— Voyez, continua Yongden, je suis un lama et voici une vieille femme{116}, ma mère, une ngagspa youm{117}, nous sommes tous deux néskorpas{118}, et nous rendre service serait, sans aucun doute, un acte très méritoire. Prêtez-nous des chevaux et conduisez-nous jusqu’au sommet du col de Aigni.

La tentative était hardie. Persuader un dokpa de donner ses services gratuitement, alors qu’il n’y est pas forcé par une réquisition en règle émanant de ses chefs directs, est généralement chose impossible. Nous avions, tous les deux, cachés dans nos ceintures, des arguments sonnants qui eussent décidé l’homme immédiatement et épargné un tas de phrases diplomatiques, mais nous ne jugions pas prudent d’en faire usage dans ce pays.

Assise sur l’herbe, je suivais, très amusée, la joute entre les deux rusés compères. Mais le dokpa n’était pas de taille à se mesurer avec mon fils adoptif qui, en certains points, aurait pu en remontrer à Ulysse lui-même. Cependant sa victoire ne fut pas complète ; il n’obtint qu’un seul cheval que nous monterions à tour de rôle, tandis que le dokpa porterait nos sacs sur son dos. Même ainsi réduite, cette bonne chance me paraissait miraculeuse.

Il ne pouvait être question d’emmener le cheval ce même soir et de le laisser sans abri pendant toute la nuit, sur la montagne. D’autre part, Yongden ne voulait pas se séparer du dokpa, de crainte qu’une fois hors de son influence, celui-ci ne revienne sur sa promesse. Il lui demanda donc la permission de coucher chez lui. L’homme réfléchit une seconde ou deux et consentit.

Nous devions, maintenant, retraverser la rivière, le camp des pasteurs se trouvant sur la rive opposée, celle que nous venions de quitter. Je craignais d’ôter mes bottes de feutre et de laisser voir mes jambes trop blanches qui pourraient étonner les gens se trouvant avec nous. Pour sortir d’embarras je prétextais les rhumatismes dont je souffrais. Je ne pouvais, dis-je, me tremper dans l’eau glacée sans éprouver, ensuite, un redoublement de douleurs. Je préférai donc faire un détour et passer sur le pont. Mais le brave Thibétain, en qui fructifiaient déjà les exhortations morales de mon lama, brûlait d’accomplir quelques actes méritoires, espérant peut-être atténuer ainsi les conséquences funestes{119} des brigandages qu’il avait probablement sur la conscience. Il déclara qu’il nous porterait l’un après l’autre à travers les petits cours d’eau.

Cette solution me plaisait, car elle me dispensait de faire une course assez longue. Toutefois, je ne laissais pas que d’être embarrassée au sujet de mon pistolet automatique, du petit sac contenant de l’or, suspendu sur ma poitrine, et de la ceinture bourrée d’argent que je portais sous ma robe.

Lorsque cet homme m’aura sur son dos, pensais-je, il remarquera que je suis bien lourde pour ma taille et sentira, sans doute, que j’ai des objets durs sous mes vêtements… S’il avise de penser que nous avons de l’argent caché sur nous, nous courrons le risque d’être assassinés… Ce serait vraiment dommage, maintenant que notre voyage est en si bonne voie et que nous avons lieu d’espérer sa réussite complète.

Si notre futur guide avait été seul j’aurais pu assez aisément changer un peu de place les divers objets compromettants, de façon à éviter leur contact avec le dos ou les mains de mon passeur, mais la femme et les gamins nous suivaient en babillant.

Je trouvai pourtant un moyen de m’arranger. M’arrêtant un instant, je simulai le geste, familier à tous les Thibétains, de quelqu’un – je prie mes lecteurs de m’excuser – que des poux tourmentent et qui cherche à découvrir ces animaux désagréables dans sa robe. Ce faisant, j’arrivai à pousser mon pistolet automatique sous une aisselle, le petit sac contenant de l’or sous l’autre et à remonter ma ceinture. Nul de ceux qui étaient présents n’accordèrent la moindre attention à mes mouvements, leur motif étant clair et habituel à chacun d’eux.

 

 

Notre arrivée au camp des dokpas n’excita guère de curiosité ; Yongden et moi paraissions de vulgaires pèlerins loqueteux comme l’on en rencontre sur toutes les routes du Thibet. Un homme nous conduisit à une petite cabane servant d’abri aux chèvres ; le sol couvert de rima{120} l’indiquait clairement. Peut-être même les bêtes devaient-elles partager cette demeure avec nous pendant la nuit ; une telle familiarité entre les gens et leur bétail n’est pas rare parmi les pasteurs thibétains.

Je regrettais d’avoir rencontré ces garçons et cette femme qui nous avaient tout d’abord retardés. Sans eux, nous aurions campé seuls, parmi les buissons, dans un endroit beaucoup plus propre que cette étable et nous aurions pu explorer la montagne à loisir. Maintenant que nous avions été vus, il faudrait nous en tenir strictement à notre rôle de néskorpas mendiants, car les habitants de cette région ont une réputation sinistre en tant que brigands.

Au Thibet, à moins d’être convaincu de n’avoir été aperçu par personne, il est toujours plus prudent de passer la nuit avec les gens du pays, même si l’on est certain qu’ils sont de fieffés bandits. La raison est que la grande majorité des Thibétains, à moins qu’ils ne soient ivres, ne défendent leur vie ou n’obéissent à quelque raison tout à fait exceptionnelle, hésitent fortement à commettre un meurtre. Ce sentiment est un résultat de l’enseignement bouddhiste sur le respect de la vie qui a imprégné l’esprit des populations thibétaines.

Il s’ensuit que si un homme est laissé libre de continuer sa route après avoir été dépouillé et s’il peut désigner clairement l’endroit où le méfait a été commis, les voleurs courent le risque qu’une plainte soit déposée contre eux.

Aussi villageois et dokpas, sans exception, préfèrent-ils toujours perpétrer leurs coups à distance de leur résidence habituelle. De cette façon, il leur est facile de répondre aux enquêtes qui peuvent être faites : « Nous n’avons pas eu connaissance de la chose. Nous ne sommes pas les voleurs. Ceux-ci doivent avoir été des gens d’une autre province qui traversaient la région… »

Dès que j’eus déposé mon fardeau, je demandai quelques morceaux de bouse de vache enflammée pour allumer du feu et m’informai au sujet des chiens : Pouvais-je, sans danger, m’en aller seule puiser de l’eau à la rivière ?

À ce moment, une femme nous apporta du lait caillé et du thé et je remis tout travail à plus tard, préférant me réconforter d’abord.

Le chef de famille vint aussi nous examiner et causer avec Yongden ; ce qu’il apprit dut le satisfaire et nous faire juger dignes d’être admis dans son habitation. Il nous quitta sans rien dire, mais quelques minutes après son départ, un autre homme nous informa que nous ne devions pas nous occuper de notre souper parce que nous mangerions chez le maître et il nous invita à le suivre.

Le soleil était déjà couché quand nous entrâmes chez nos hôtes. Un grand feu flambait et, sur un gigantesque trépied, reposait un énorme chaudron dans lequel bouillait quelque chose qui semblait inspirer le plus vif intérêt aux gens de la maison, car tous regardaient la marmite avec une attention profonde.

Nous fûmes reçus assez poliment. Le chef de la famille étendit un morceau de tapis en guenilles pour le lama, et les femmes qui filaient au bas bout du foyer m’invitèrent à m’asseoir près d’elles sur le plancher.

Alors commença la conversation habituelle à propos de notre pays natal et de nos pèlerinages. Le sujet une fois épuisé, le maître et d’autres membres de la famille désirèrent aussi – comme d’ordinaire – profiter de la présence du lama pour lui soutirer en services ecclésiastiques, au moins l’équivalent de la valeur qu’ils attribuaient à l’hospitalité qu’il recevait.

Yongden eut donc à payer en oracles, bénédictions et bons offices analogues, le thé, la tsampa et l’abri dont nous jouissions tous deux.

L’air de notre hôte, me dit-il plus tard, ne lui revenait point, il lui paraissait avoir la physionomie et les manières d’un brigand déterminé. Aussi parce que, d’une part, nous avions réellement besoin de provisions et de l’autre, parce que le souci de notre sécurité nous conseillait de convaincre nos hôtes de la réalité de notre dénuement, mon compagnon demanda la permission de s’absenter afin d’aller mendier dans le campement. Cette pratique étant habituelle aux ardjopas, nul ne témoigna le moindre étonnement.

— Ma mère est fatiguée, dit-il aux dokpas avant de s’en aller. Elle va dormir tout de suite. Nous devrons partir au milieu de la nuit, elle n’a pas trop de temps pour se reposer. Venez ici, mère, continua-t-il en s’adressant à moi. Couchez-vous. Je ne resterai pas longtemps absent.

Il s’en alla et je m’étendis à sa place sur le morceau de tapis qu’il laissait libre, appuyant ma tête sur mon sac, après l’avoir calé avec celui de mon fils, de sorte qu’on ne pouvait toucher à l’un des deux sans déranger l’autre.

Les voyageurs thibétains ne négligent jamais les précautions de ce genre, car à moins de passer la nuit chez des parents ou amis intimes, ils ont toujours lieu de redouter quelques menus larcins.

Je fis semblant de m’endormir mais, bien entendu, restai éveillée. Les paupières abaissées, j’observai mes hôtes à travers mes cils, les écoutant parler, prête pour un événement imprévu.

Pendant quelque temps, la conversation roula sur nous ; mais sans avoir rien de particulièrement intéressant ; un court silence suivit, puis une phrase me mit sur le qui-vive :

— Que peuvent-ils bien porter dans leurs sacs ? disait à voix basse, le maître de la maison.

Peut-être exprimait-il une simple curiosité, sans avoir d’idée plus profonde, mais on pouvait en douter. Les choses allaient-elles tourner mal ?… Je ne bougeai pas, continuant à simuler le sommeil et j’attendis.

L’homme parla encore à ceux qui étaient assis près de lui, mais si bas, cette fois, qu’il me fut impossible de distinguer ce qu’il disait. Je le vis alors se lever et s’avancer à pas de loup de mon côté. Je remarquai qu’il n’avait point d’arme sur lui ; quant à moi, mon revolver était à portée de ma main, mais à quoi aurait-il pu servir au milieu de tout un camp de gaillards accoutumés à de chaudes aventures. La ruse serait une meilleure protection, mais que pourrais-je imaginer ?… Je me le demandais lorsque le dokpa étendit une de ses larges mains et tâta avec précaution le sac qui me servait d’oreiller.

Je remuai légèrement et il retira vivement sa main, murmurant d’un ton exprimant la contrariété :

— Bon, voilà qu’elle s’éveille !

Mais j’avais déjà trouvé mon stratagème.

— Lags, lags, gelong lags{121} ! fis-je avec l’intonation particulière des gens qui divaguent en dormant. Puis j’ouvris les yeux tout grands, regardai autour de moi d’un air ébahi et dis avec une voix naturelle :

— Est-ce que mon fils le lama n’est pas ici ?… Comme c’est singulier !… Je viens de l’entendre me dire : « Eveillez-vous, mère, éveillez-vous vite, j’arrive. »

— Il n’est pas encore revenu, répondit le nepo{122}, qui paraissait peu à son aise. Voulez-vous que je l’envoie chercher.

— Non, non, répliquai-je. Je n’ai pas besoin de lui. Je n’oserais pas le déranger. C’est un savant et saint gelong… Il va venir bientôt, je le sais… Je suis très bien avec vous près de ce bon feu…

— Buvez donc un peu de thé, proposa une des femmes.

— Certainement, avec grand plaisir, vous êtes bien bonne, dis-je en sortant un bol de mon ambag.

Comme j’allais boire, Yongden entra. Son retour survenant si promptement après que je l’eus annoncé produisit une profonde sensation parmi tous ceux présents. Je ne laissai à personne le temps de dire un mot et m’adressai immédiatement au jeune homme.

— Je vous ai bien entendu, gelong lags, lorsque vous m’avez commandé de m’éveiller, dis-je. Je n’y ai pas manqué. Je croyais, vraiment, que vous étiez dans la chambre. N’est-ce pas, nepo lags

— Oui, oui, c’est ainsi, murmura le maître de la maison, visiblement inquiet.

Yongden comprit qu’un incident, dont il ne pouvait deviner la nature, s’était produit et qu’il devait confirmer ce que je racontais.

— Bien, bien, approuva-t-il avec la voix de basse profonde qu’affectent les lamas lorsqu’ils psalmodient au chœur, dans les monastères. « Soyez éveillée… soyez éveillée !… »

Le pauvre garçon tournait les yeux dans toutes les directions, ne voyant rien qui pût justifier cet ordre, sa physionomie était des plus comique.

Il rapportait du beurre, un peu de tsampa et même quelques menus morceaux d’argent. Il n’avait pu refuser ceux-ci de crainte de provoquer des commentaires dangereux pour nous, puisqu’ils lui avaient été offerts comme yeune, c’est-à-dire honoraires pour la célébration d’une cérémonie religieuse.

Craignant probablement que son visiteur ne possédât des pouvoirs occultes dont il ne pouvait mesurer l’étendue et désirant l’amadouer par des marques de respect, le nepo me chassa du morceau de tapis sur lequel j’étais demeurée assise.

— Ôtez-vous de là, mère, me commanda-t-il sévèrement. Asseyez-vous en arrière. Laissez le lama s’installer confortablement.

J’avais une envie folle de rire, mais je me gardai bien d’en rien laisser paraître. Je me reculai humblement sur le plancher nu, jetant à Yongden un regard qui lui ordonnait de ne rien répliquer et de s’asseoir sur la guenille dont on lui faisait l’honneur.

Le mystère du chaudron allait enfin nous être révélé. Le couvercle enlevé, le chef de la famille plongea un long crochet de fer dans le bouillon et en retira le cœur, les poumons et le foie d’un yak, plus ses entrailles et son estomac qui avaient été remplis avec de la tsampa, du sang et un peu de viande pour en faire une sorte de saucisse. Au milieu d’un profond silence, expression de la convoitise animale des assistants, cette énorme quantité de victuailles fut empilée sur un grand plateau de bois, couverte avec un morceau de sac et… mise de côté.

Puis une femme versa de la tsampa dans le bouillon et, quelques minutes après, le lama d’abord, le nepo en second lieu et moi, parmi les derniers, virent nos bols remplis. En prévision de la longue étape que je devrais fournir le lendemain, je m’efforçai de manger autant que je pouvais et réussis à avaler trois bols pleins de cette soupe épaisse qui n’était, d’ailleurs, point désagréable au goût.

Après le repas, le nepo entama une longue conversation avec Yongden au sujet de divers lieux de pèlerinage. J’écoutais à peine ce bavardage, me remémorant certaines observations faites pendant la journée et songeant au Po Yul, ce pays presque légendaire pour les Thibétains eux-mêmes, dont ne me séparait plus qu’une seule chaîne de montagnes, lorsque, comme un coup de tonnerre soudain, quelques mots me firent sursauter.

— Il paraît, disait notre hôte, que des philings ont été au Kha-Karpo…

Des étrangers au Kha-Karpo !… S’agissait-il de nous ?… Des bruits avaient-ils couru à notre sujet après notre départ du Yunnan ?… Les fonctionnaires thibétains nous cherchaient-ils ?… Je songeai aux trapas se rendant à Dzogong, dont la rencontre m’avait déterminée à traverser hâtivement le Nou tchou. Devions-nous, à l’itinéraire singulier que nous avions suivi, par des pistes détournées, d’avoir pénétré aussi avant dans le Thibet ?… Je ne pouvais le deviner. Mais s’il en était ainsi, ne veillait-on pas autour de Lhassa, et ne serions-nous pas arrêtés près de notre but ?…

Yongden tâcha de savoir d’où venait cette nouvelle, mais comme d’habitude, au Thibet, le dokpa n’en avait nulle idée. Il l’avait entendu rapporter par des voyageurs qui, eux-mêmes, la tenaient d’autres voyageurs, et ces derniers, d’autres encore. Le fait, ainsi colporté, pouvait dater de plusieurs années et ne pas avoir le moindre rapport avec nous. Un consul anglais et sa femme, une Thibétaine, avaient fait le tour du Kha-Karpo et parcouru les régions voisines, trois ou quatre ans plus tôt. Peut-être était-ce eux, ces philings. Ou bien encore, le naturaliste américain que nous avions laissé au Loutzé Kiang, s’était peut-être aventuré à poursuivre ses recherches dans la zone interdite. Rien ne pouvait m’éclairer à ce sujet.

Mon compagnons n’était plus d’humeur, maintenant, à amuser le nepo avec la description de pèlerinages lointains ; il déclara qu’il était fatigué et voulait dormir. Mais sans paraître l’avoir entendu, le Thibétain lui exposa une nouvelle requête.

Les dokpas, disait-il, entretenaient de grandes inquiétudes au sujet des alpages qui n’avaient pas été suffisamment humidifiés par la neige ; si des chutes abondantes ne survenaient pas à bref délai, l’été suivant, l’herbe serait courte et rare. Qu’adviendrait-il alors des troupeaux amaigris qui réclamaient une abondante nourriture après la longue période de privations que l’hiver leur faisait subir ?

La neige tomberait-elle bientôt ? Le lama pouvait le savoir. Il pouvait mieux encore. Par sa connaissance des paroles secrètes et des rites magiques, il était capable d’appeler cette neige captive dans les réservoirs célestes et de la répandre sur la terre. Refuserait-il de faire le nécessaire pour amener un résultat aussi désirable ?

Le « lama » était exténué, mais la prudence exigeait qu’il ne contrariât point les dokpas, et, par-dessus tout, qu’il se gardât de leur laisser penser qu’il ne possédait pas tous les pouvoirs propres à un thaumaturge accompli.

— La célébration de ces rites exige plusieurs jours, répondit-il, il me faut être promptement rendu à Lhassa, je ne puis m’attarder ici et, d’autre part, comme je dois traverser le Po yul, je ne puis pas appeler la neige qui, en tombant, bloquerait le col qui y conduit. Ce que vous me demandez est très compliqué.

Tous les dokpas présents convinrent que la chose était, en effet, peu commode.

— Voyons, pourtant… continua mon jeune compagnon, qui paraissait réfléchir profondément : « Oui, de cette manière… »

Il tira un petit morceau de papier d’une pochette et demanda du grain.

On lui en apporta. Il déploya alors son morceau de papier, y déposa quelques grains d’orge, puis le tenant étendu sur les paumes de ses deux mains, il s’abîma dans une profonde méditation.

Après quelque temps de silence, l’officiant entonna pianissimo une sorte de psalmodie dont le murmure presque imperceptible, sur un rythme très lent, s’enfla et s’accéléra progressivement tant qu’elle roula, tel le grondement du tonnerre, sous le toit bas et branlant de la cuisine.

Les dokpas immobiles paraissaient terrifiés. Yongden s’arrêta brusquement, ce qui fit sursauter tout le monde, moi compris.

Il partagea alors le grain qu’il avait tenu sur ses mains, en mit une partie de côté dans un coin de son mouchoir et enferma l’autre dans le morceau de papier qu’il plia d’une manière compliquée.

— Voici, dit-il au nepo. Prenez ce petit paquet et écoutez-moi. Demain soir, au coucher du soleil, vous déplierez ce papier et lancerez vers le ciel le grain qui y est contenu. Vous aurez soin de le faire en quatre fois, en regardant successivement les quatre points cardinaux. À ce même moment, ayant déjà franchi le col, je jetterai moi-même le grain que je vais emporter et je réciterai les ngags nécessaires pour faire tomber une forte quantité de neige.

« Si, par malheur, quelqu’un ouvrait, avant le coucher du soleil, le paquet contenant le grain consacré, comme de mon côté je n’aurais pas encore prononcé les paroles magiques qui propitient et lient les divinités, celles-ci ne subissant pas le pouvoir du charme, s’irriteraient et se vengeraient sur tous ceux de votre camp. Soyez donc prudents. »

Le maître de la maison promit de se conformer scrupuleusement aux instructions du lama, puis, à la fin, l’idée lui vint sans doute, que la valeur des services rendus par son hôte dépassait celle de la maigre hospitalité qu’il nous accordait. Il dit à sa femme de couper un morceau de viande et de nous le donner comme provision de voyage. La nemo apporta une pièce de yak assez convenable, mais son mari la lui arracha prestement avant qu’elle ait eu le temps de l’offrir au lama, alla la raccrocher dans un coin et choisit soigneusement un petit morceau de peau et de tendons qu’il tendit avec gravité à celui dont il attendait le miracle devant assurer la prospérité de son troupeau.

Yongden et moi échangeâmes un regard furtif, ayant, l’un et l’autre, de la peine à contenir notre hilarité, tant la plaisanterie nous semblait drôle.

— Je ne puis, déclara le jeune homme à qui les règles monastiques sont familières, vous remercier pour un présent de viande qui est une chose impure, le produit de l’affreux péché de tuer, mais apportez-moi de la tsampa et je bénirai votre famille et vos biens.

Ces paroles étaient non seulement édifiantes, mais strictement orthodoxes et tous les approuvèrent par des hochements de tête. Quant à moi, je venais d’entrevoir le moyen de faire entrer un peu de tsampa dans notre sac. Si minime qu’en pût être la quantité, elle nous serait grandement utile.

Un grand bol, dans lequel la farine avait été versée de façon à former une pyramide très élevée au-dessus du bord, fut placé devant Yongden. Il en jeta quelques pincées de différents côtés, appelant la santé et la prospérité sur le chef de famille, les siens et ce qui lui appartenait. Puis, tandis que tous étaient encore recueillis, avant que le nemo eût eu le temps de reprendre le bol qui, nous l’avions compris, n’avait été que prêté pour les besoins de la cérémonie, le lama versa son contenu dans le sac que je lui avais vivement tendu tout ouvert, agenouillée devant lui, dans l’attitude de la plus touchante dévotion.

Nous pouvions espérer, maintenant, que le vieil avare nous laisserait dormir. L’air ahuri dont il considérait le bol vide permettait de croire que son enthousiasme pour les bénédictions et autres cérémonies s’était grandement refroidi en voyant le lama décidé à se rémunérer lui-même de ses peines. En effet le bonhomme se tint coi.

Il en était temps ; notre repos se trouvait déjà suffisamment écourté par ses exigences. Qui pouvait savoir si des difficultés imprévues ne se dresseraient pas devant nous sur l’autre versant et si nous ne passerions pas la nuit suivante à errer à travers la montagne, comme cela nous était arrivé plus d’une fois ? Une telle perspective rendait le sommeil d’autant plus désirable.

Quant aux dokpas, nous ne les craignions plus. J’avais parfaitement compris la ruse de Yongden, qui tendait à empêcher ceux-ci de nous suivre pour nous voler.

Dès le lendemain matin, l’histoire du grain qui devait amener la neige se répandrait par le camp et chacun y était trop intéressé au succès de cette intervention magique pour risquer de le compromettre en encourant la colère du lama. Puis, lorsque le grain aurait été jeté vers le ciel, tous attendraient au moins un jour entier le résultat de l’opération. Nous serions loin, alors, parmi des gens d’une autre tribu et dans une région plus peuplée. Du moins, nous le croyions, à ce moment, mais les événements devaient prendre une tout autre tournure.

Deux femmes arrangèrent une couche pour le chef de la famille. Quand tout fut prêt, le vieux dokpa enleva sa robe et ses bottes, conservant seulement son pantalon{123} et se glissa entre ses draps de peaux de mouton étendus à la place la meilleure et la plus chaude de la chambre, près du foyer.

La plupart des gens de la maison n’avaient pas attendu que le maître fût couché pour s’installer de leur côté, et la vaste cuisine ressemblait vaguement, maintenant, au dortoir d’un asile de nuit. Les jeunes couples reposaient ensemble sous une large couverture, leurs enfants placés entre eux. Les gens âgés et les célibataires dormaient isolément, étendus çà et là au milieu de la pièce. Quant aux bambins, tassés dans un coin, riant, se bousculant, tirant chacun à soi un bout de loques sordides jetées sur eux, pour les garantir du froid, ils s’agitèrent encore quelque temps, puis peu à peu le sommeil les immobilisa, bras et jambes enchevêtrés, empilés les uns sur les autres comme une litée de jeunes chiens.