CHAPITRE IV

J’avais déjà remarqué que ma vieille coiffure plus ou moins à la mode du Loutzé Kiang attirait l’attention des gens que nous rencontrions. Nous nous trouvions, maintenant, loin de la région où elle est portée, elle semblait singulière et l’on s’informait de mon pays natal.

Après ma traversée mouvementée du Giamo Nou tchou nous passâmes, sans nous arrêter, au village appelé Tsawa et continuâmes jusqu’à une ferme où Yongden alla mendier. La maîtresse de la maison nous invita à demeurer chez elle jusqu’au lendemain et nous fit faire un repas copieux. Comme il était encore de bonne heure, nombre de gens vinrent bavarder avec nous et ce fut l’occasion de maintes remarques, souvent fort embarrassantes, concernant mes cheveux et mon turban. Je compris nettement que ce dernier mettait mon incognito en péril. Il ne trahissait pas directement mon origine mais les questions qu’il provoquait pouvaient conduire sur un terrain dangereux et, de toute façon, la singularité de mon costume, me sortant de l’uniformité des ardjopas, laissait une empreinte dans la mémoire de ceux qui me voyaient et devenait un moyen de suivre mes traces.

Il m’aurait absolument fallu un chapeau thibétain, mais il était impossible d’en trouver un dans la région que je traversais, paysans et paysannes y demeurant toujours tête nue. Les imiter ne me convenait guère. Je préférais cacher mes cheveux, qui en dépit de l’encre de Chine, n’arrivaient pas à égaler le beau noir de ceux des Thibétaines et je redoutais aussi une insolation au cours de mes longues marches sous un soleil ardent.

Le temps était venu où le misérable bonnet, ramassé un soir dans la forêt et soigneusement conservé, après un lavage consciencieux, allait me devenir utile. D’une forme familière à tous les Thibétains, porté par des milliers de femmes de l’est et du nord du pays, il n’éveillerait aucune curiosité. En fait, dès que, le lendemain, je l’eus substitué à mon plus pittoresque mais trop compromettant turban rouge, les gens cessèrent de me dévisager le long des routes et toutes les questions concernant mon origine cessèrent comme par enchantement.

Il devait me devenir plus précieux encore à la traversée des hauts cols, parmi la neige, au cœur de l’hiver, lorsque le terrible vent des cimes me glaçait jusqu’aux os. Je lui dois sans doute d’avoir échappé à une congestion.

Comment donc aurais-je encore pu douter qu’un mystérieux et prévoyant ami l’avait fait tout exprès tomber devant mes pas ?… Yongden et moi souriions en parlant de cet invisible bienfaiteur, comme l’on sourit des bonnes fées, mais je n’oserais pas affirmer que, dans le secret de mon cœur, je ne me sentais pas de plus en plus convaincue d’avoir été l’objet de quelque occulte sollicitude. Au surplus, j’aimais à me l’imaginer.

*
* *

La région que nous traversions en remontant la rive droite de la Salouen était beaucoup plus peuplée que celles que nous avions parcourues depuis notre entrée au Thibet. Nous rencontrions d’assez nombreux villages et les cultures couvraient la majeure partie des terres basses. Les forêts avaient disparu ; les hauteurs ne montraient que des pentes arides. Souvent le fleuve s’engageait dans de gigantesques brèches de la montagne, entre des falaises à pic, des contreforts de la chaîne que nous longions s’en venaient aussi finir à pic près de son lit, coupant ainsi la vallée par une série d’obstacles qu’il nous fallait franchir. Chaque étape nous réservait le plaisir d’une ascension de plusieurs centaines de mètres avec descente obligée sur le versant opposé et, parfois, cette gymnastique se répétait deux fois au cours de la même journée.

Cette contrée très différente d’aspect des régions boisées du Kham comme des solitudes herbeuses du Nord ou des plateaux arides avoisinant l’Himâlaya, nous faisait découvrir un nouveau Thibet et quelle que pût être notre fatigue, nous jouissions plus que jamais du charme de notre belle aventure et de notre vie de chemineaux.

Cependant, après une heureuse période de calme, un nouveau sujet d’anxiété vint agiter notre esprit. Nous apprîmes que le gouvernement de Lhassa avait expédié des fonctionnaires dans les coins les plus reculés de ce pays perdu pour y établir de nouveaux impôts. Ces pönpos se transportant de côté et d’autre, accompagnés de nombreux serviteurs de tous grades, tous beaucoup plus curieux et arrogants que leurs maîtres, constituaient un véritable danger pour nous et la majeure partie de notre temps s’écoulait, maintenant, à discuter les meilleurs moyens d’éluder ces rencontres indésirables.

La chose n’était pas des plus aisée. Deux routes s’offraient à nous pour gagner le pays de Po que je désirais explorer avant de me rendre à Lhassa. Nous pouvions passer par Sang ngags tchös dzong{85}, ou faire un long détour en franchissant le col de Sepo Khang, mais Sang ngags tchös dzong était le siège d’une sorte de préfet et, sur l’autre chemin, les émissaires du ministère des Finances thibétain se promenaient dans le voisinage d’Oubè.

Le préfet assis dans sa demeure paraissait plus facile à éviter que ses collègues que nous risquions à tous moments de trouver chevauchant sur notre route. Cette raison eût dû me décider à me diriger de ce côté, mais je savais que des voyageurs étrangers s’étaient déjà rendus à Sang ngags tchös dzong{86} tandis que je n’avais jamais ouï dire qu’aucun eût jamais traversé le col de Sepo Khang et la région avoisinante{87}. Il me paraissait raisonnable de choisir les chemins inexplorés.

Cependant, je demeurais encore un peu indécise. Tout en réfléchissant, j’arrivais à Yu, un village situé dans un site charmant, près d’un monastère de Bönpos{88}. Dans cette localité, il m’arriva une aventure fréquente au Thibet, et qui pourrait tourner mal pour des gens de constitution délicate : Une famille pauvre nous avait invités et régalés d’une soupe, ma foi, très appétissante. Nous avions bavardé, mon lama s’était acquitté dignement de son métier – devenu habituel – d’oracle et de voyant et, ceci, tout en nous rôtissant dans une cabane exiguë à côté d’un véritable brasier. Enfin, chacun éprouvant le besoin de dormir, notre hôte, toujours avec une amabilité extrême, nous invita à le suivre. Je m’attendais à quelque hutte glaciale en guise de chambre à coucher ; le brave Thibétain, sans y mettre la moindre malice, nous réservait mieux encore… Il nous offrit son toit. Nous passerions la nuit sous la voûte du grand ciel, scintillante, merveilleuse… il gelait à pierre fendre !

Le jour suivant, nous montions vers un col au-delà duquel se croisaient les routes entre lesquelles il nous fallait choisir : celle de San ngags tchös dzong et celle de Lanka-dzong. Le soir vint comme nous nous trouvions loin du sommet sur un versant froid dont tous les ruisseaux étaient convertis en blocs de glace. Heureusement nous aperçûmes, à quelque distance de la piste, une cabane servant d’abri pendant l’été aux gardiens de troupeaux et nous eûmes, du moins, un toit sur notre tête et un bon feu flambant à côté de nous.

Le lendemain nous franchissions le col. Un ouragan terrible se leva dans la soirée et fit rage jusqu’au matin. La nuit était d’un noir d’encre. Il nous fut impossible de découvrir le chemin d’un village, pourtant peu éloigné, dont nous entendions aboyer les chiens.

La violence du vent ne nous permit pas de délier nos sacs pour en tirer notre tente-couverture et la jeter sur nous. Cette nuit que nous passâmes accroupis l’un près de l’autre contre un buisson épineux, claquant des dents, sentant le froid nous pénétrer par le cerveau, est une des plus dures que j’aie passées au cours de ce voyage. Vers l’aube, la tempête s’apaisa et nous vîmes, alors, que nous nous trouvions à moins d’une demi-heure de marche d’un village situé à l’entrée d’une gorge sombre dans laquelle s’enfonçait le chemin conduisant à Sang ngags tchös dzong.

Le moment était venu de me décider. Je me tournai de nouveau vers la Salouen. Cette région et ses habitants m’intéressaient ; j’avais l’occasion – qui ne se représenterait vraisemblablement jamais – d’en parcourir une plus grande étendue, je ne voulais point abréger mon voyage. Quant aux messieurs d’Oubè, je risquerais la partie.

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Depuis que nous avions atterri sur la rive droite de la Salouen, notre existence ressemblait en tous points à celle de vrais chemineaux thibétains. Nous ne nous dissimulions plus dans les endroits déserts ; bien au contraire, flâner dans les villages était devenu notre grand plaisir. Chaque étape nous amenait auprès d’autres paysans. Nous passions la nuit chez eux, couchés dans la cuisine ou partageant la chambre de quelques-uns de nos hôtes, étudiant leurs habitudes de près, écoutant leurs conversations, leurs réflexions à propos des événements survenant au Thibet.

Ces bonnes gens qui nous tenaient pour appartenant au petit peuple comme eux, parlaient et agissaient tout à fait librement en notre présence et j’en profitai pour noter mille détails que nul voyageur étranger n’eût été à même de soupçonner.

Une telle vie n’allait point, on s’en doute, sans entraîner des aventures d’une nature bien inattendue. Presque chaque jour apportait sa contribution, tantôt agréable, tantôt déplaisante, mais toujours pleine d’humour, à ce chapelet d’épisodes. J’ai amassé dans cette région un trésor de gaieté de quoi tenir quelqu’un en joie pendant une vie entière.

Que ne puis-je relater in extenso ces nombreux incidents. La plupart d’entre eux le mériteraient par leur originalité, mais à eux seuls ils exigeraient un volume. Le peu qu’il est possible d’en narrer au cours de ce récit pourra, tout au moins, faire saisir certains aspects de la vie, dans les campagnes du Thibet.

Un jour, tandis qu’agenouillée sur les galets, je puise de l’eau dans mon écuelle, j’entends parler derrière moi :

— D’où venez-vous, lama ?

Je tourne la tête et j’aperçois un paysan arrêté près de mon fils adoptif. Quelques questions sont posées, toujours les mêmes, répétées à chaque rencontre :

— De quel pays êtes-vous ?

— Où allez-vous ?

— Avez-vous quelque chose à vendre ?

Mais cette fois, ayant satisfait sa curiosité par les réponses qui lui ont été données, l’homme ne s’en va pas. Il demeure quelques instants silencieux, crache, puis commence :

— Lama, savez-vous consulter le sort ?

Bon ! un de plus. Consulter le sort, nous ne faisons que cela le long de notre route et nous n’avons, du reste, pas trop sujet de nous en plaindre ; s’il est monotone, notre métier d’augure n’est pas sans comporter d’utiles profits et dissimule admirablement notre identité.

Yongden se fait prier. Oui, il connaît l’art des « mos »{89} mais il n’a pas le temps, il est pressé… Le paysan s’obstine et explique :

— Lama, il y a trois jours, une de mes vaches a disparu. Nous l’avons vainement cherchée. Est-elle tombée dans un précipice ? A-t-elle été volée ?

Il soupire et, baissant le ton, continue :

— Les gens de l’autre rive sont d’affreux brigands.

Je pense, à part moi, que ces derniers doivent avoir la même flatteuse opinion de ceux de leurs compatriotes qui leur font vis-à-vis et que chacune des deux parties possède, sans nul doute, mille bonnes raisons pour justifier sa façon de voir.

— Ils sont fort capables, poursuit l’homme, d’avoir tué et dépecé ma bête et de l’avoir, ensuite, emportée par morceaux chez eux pour la manger… Lama, consultez le sort. Dites-moi ce qu’est devenue ma vache et si je la retrouverai… Je n’ai rien à vous offrir maintenant, mais si vous allez jusqu’à ma maison, je vous y ferai donner à manger ainsi qu’à votre mère et vous pourrez y coucher tous les deux cette nuit.

La mère, c’est moi. Les gens de ce pays sont d’une perspicacité étonnante ! Il est inutile de leur mentir. Ils inventent d’eux-mêmes, à notre sujet, des histoires bien plus merveilleuses que celles que nous voulions leur débiter.

Des pèlerins mendiants ne refusent jamais une invitation du genre de celle qui nous est faite. Je ne veux point paraître suspecte, surtout depuis que j’ai appris la présence, dans cette région, des fonctionnaire de Lhassa.

Je fais signe à Yongden d’accepter l’offre du bonhomme. Il dépose son fardeau sur une roche plate, et dit d’un air condescendant :

— Allons, il faut que je vous rende ce service. N’est-ce point le devoir d’un lama d’être compatissant ?

D’autres phrases édifiantes suivent, puis la cérémonie commence. Marmottant les formules consacrées, les écourtant autant qu’il est possible, mon jeune compagnon compte et recompte les grains de son chapelet. Je puis suivre ses pensées. Il se demande : « Où peut se trouver cette bienheureuse vache ? Je n’en sais rien. Là n’est pas la question, mais quelle est la meilleure réponse à donner à ce nigaud qui m’interroge ? »

Le vieux Thibétain s’est accroupi, silencieux et attentif, attendant l’arrêt du destin.

L’oracle enfin se prononce :

— Votre vache, dit-il, n’a pas été mangée. Elle est en vie mais court le risque d’un accident. Si vous vous mettez à sa recherche sans tarder, en descendant la rivière, vous la retrouverez. Tout dépend de votre adresse.

Le vague des dernières expressions laisse de la marge pour des interprétations diverses. Un augure ne gagne rien à être trop précis. Le jour n’est pas loin où nous en ferons l’expérience amusante.

Un peu rassuré, le bonhomme nous décrit minutieusement sa demeure que nous trouverons, dit-il, sur le bord de la rivière, et nous nous remettons en marche, remontant le courant tandis qu’il se hâte dans la direction opposée. Environ une demi-heure plus tard, nous apercevons la maison indiquée.

Un peintre eût trouvé un joli sujet de paysage dans cette ferme thibétaine accotée à des roches grisâtres, au milieu d’un bosquet aux feuilles jaunies et toute baignée de lumière.

Devant elle, la Salouen roulait des eaux hivernales opalines et paisibles, qui se frangeaient de glace. Très probablement, nul voyageur de race blanche ne l’avait encore vue en cette partie de son cours, la sauvage Salouen serpentant entre ses rives dénudées et ses falaises géantes dont les crêtes aiguës pointaient haut, en plein azur.

Je me serais volontiers assise là, sur les pierres ensoleillées, pour jouir du charme du décor, savourer la joie de l’heure présente, l’ivresse de l’aventure qui m’avait amenée là et devait me conduire plus loin encore, beaucoup plus loin, si les dieux propices continuaient à veiller sur moi. Mais il ne s’agissait pas de rêver. Le personnage de pauvresse décrépite, que j’avais assumé, comporte peu de poésie.

Des femmes, attirées par les appels de mon compagnon, se montrent sur le toit plat en terre battue ; elles écoutent, défiantes, le récit de notre rencontre avec le maître du logis et comment il a été conduit à nous offrir l’hospitalité. Après nombre d’explications, elles finissent par se laisser convaincre. Nous sommes admis à pénétrer dans la cour d’abord, puis, après un nouvel examen de notre physionomie et un supplément de questions, on nous permet de grimper une échelle qui nous mène sur le toit-terrasse où le premier étage est construit. Celui-ci sert d’habitation à la famille, le rez-de-chaussée est occupé par les étables.

Un coussin en lambeaux est apporté pour Yongden, le lama ; quant à moi, la vieille mère sans importance, je m’assoirai par terre tout simplement. Il nous faut nommer, aux femmes qui nous entourent, tous les lieux saints que nous avons visités et ceux où nous nous rendons et leur assurer que nous n’avons aucune marchandise à vendre, ne possédant même pas une couverture.

Le temps est beau mais froid, je commence à frissonner assise immobile, en plein air. Nos hôtesses, elles, ne sentent pas la morsure de la petite bise aigre qui s’est levée. Afin de travailler plus aisément elles ont sorti le bras droit hors de leur houppelande de peau de mouton qu’une ceinture retient à la taille, et découvrent des seins crasseux qu’aucune ablution n’effleura jamais.

Nous sommes là depuis deux heures environ lorsqu’un incident se produit. Le maître de la maison apparaît, chassant devant lui sa vache retrouvée. L’émotion est générale.

— Oh ! lama, exclame le paysan, dès qu’il nous a rejoints sur la terrasse, vous êtes un véritable, un grand nieunechés{90}. Toutes vos paroles, sans exception, se sont réalisées. La vache se trouvait dans un endroit dangereux. Elle s’était engagée dans un sentier étroit coupé par un glissement de la montagne ; elle ne pouvait ni continuer, ni se retourner pour revenir en arrière, ni grimper vers le haut de la falaise… J’ai dû m’y prendre adroitement pour la tirer de là, tout comme vous l’aviez prévu… Oui, sans aucun doute, vous êtes un savant nieunechés tchen.

Nous savourons ce triomphe inattendu, un repas va probablement le suivre. Pour le moment, on apporte du thé : thé thibétain, beurré et salé, soupe, peut-être, plutôt que breuvage, mais cordial délicieux pour le voyageur fatigué et transi. Un sac de tsampa est posé à côté de nous, nous pouvons y puiser à discrétion. J’en mange autant que je puis.

Notre hôte est demeuré pensif. Il interroge Yongden :

— Lama, savez-vous lire ?

— Certes, répond fièrement l’interpellé, lire et écrire aussi.

— Oh ! oh ! vous êtes véritablement savant, un géchés{91} peut-être… je m’en doutais un peu… Il se lève, entre dans une des chambres de l’habitation et en rapporte un énorme volume qu’il pose avec respect sur une table basse devant mon compagnon de route.

— Lama, dit-il, regardez ce livre. C’est un ouvrage dont la lecture appelle les plus puissantes bénédictions et tous les genres de prospérité sur ceux pour qui il est récité… Vous allez le lire pour moi.

Yongden tourne la tête de mon côté, il a l’air désolé. Où sommes-nous tombés ? La corvée qu’on veut lui imposer ne lui sourit en aucune façon ; il est harassé et voudrait se reposer… dormir. Cependant, il lui faut répondre au bonhomme qui l’interroge des yeux.

— Le volume est épais, dit-il, sa lecture demande plusieurs jours et je dois repartir demain, mais je puis l’ouvrir{92} et la bénédiction sera tout aussi efficace.

Comme cette pratique est courante au Thibet, nul n’élève d’objection. Le livre est cérémonieusement débarrassé de sa « robe », de l’encens brûlé, on verse de nouveau du thé chaud dans nos bols, et Yongden commence à lire à voix très haute, après m’avoir ordonné d’un ton impératif :

— Mère, récite « Dölma{93} ! »

Obéissant, j’entonne une psalmodie qui n’a aucun rapport avec le texte récité par mon fils adoptif et dont le but est, simplement, de m’occuper afin d’empêcher que les femmes ne m’ennuient et ne m’embarrassent avec leurs questions.

C’est par des injonctions de cette sorte que Yongden m’épargne, habituellement, l’épreuve fatigante des longues causeries au cours desquelles, soit ma prononciation, soit l’emploi – dont je suis coutumière – de termes du langage littéraire, pourraient étonner les villageois.

Au tapage que nous faisons, des voisins apparaissent qui hochent la tête d’un air pénétré et approbateur. Je dois avoir répété au moins vingt fois Dölma et peut-être cinq cents fois la formule du Kyapdo. Le sens des phrases que je récite arrête mes pensées…

« … Afin d’atteindre le terme de la crainte et de la douleur, tournez vos pas vers le savoir… », dit le Kyapdo. Je réfléchis et interromps mon pieux ronronnement. Le lama s’en aperçoit, tourne la tête vers moi et me lance, d’une voix tonitruante : « De même que, dans le ciel, les nuages se forment et se dissolvent sans que l’on puisse dire d’où ils viennent et où ils vont et sans qu’il existe nulle part une demeure des nuages, ainsi les phénomènes apparaissent-ils par la combinaison de causes et s’évanouissent par l’œuvre d’autres causes, sans que l’on puisse assigner à aucun d’eux un lieu où il réside ?… Impermanents, par essence, sont tous les agrégats d’éléments… »

C’est de la lecture de traités de ce genre, dont, bien entendu, ils ne comprennent pas un mot, que les campagnards du Thibet attendent la multiplication de leur bétail, la guérison de leurs malades et le succès de leurs transactions commerciales. Étrange peuple et étrange pays !

J’ai sursauté, tirée de ma songerie par l’accent belliqueux dont le lecteur a empreint les déclarations des Saintes Écritures, et je repars avec : Aun mani padme hum ! Les oreilles me tintent, je n’en puis plus ; si je pouvais dormir !

Le soir vient ; il y a plusieurs heures que nous récitons cette sorte d’office. Le chef de la famille apparaît de nouveau, apportant un plat de grains d’orge et un bol d’eau claire qu’il pose près du livre.

— Lama, recommence-t-il, il ne fait plus assez clair pour lire, je vous prie de bénir ma maison et mes biens afin qu’ils prospèrent et de nous donner, à tous, l’eau bénite pour que nous soyons préservés des maladies.

Il est décidément tenace, le bonhomme ! L’aventure de la vache retrouvée doit lui avoir inspiré une confiance absolue dans le pouvoir magique de Yongden et la foi en un lama se manifeste toujours, au Thibet, par des dons dont l’importance se mesure au degré de cette foi. Le vieux fermier est aisé, cela se voit au nombre de ses bestiaux qui viennent de revenir des pâturages ; sans nul doute, nous allons êtes libéralement pourvus de vivres pour la route et quelques pièces d’argent s’ajouteront au cadeau.

Je vois à l’expression du visage de mon compagnon qu’il entre dans l’esprit de la plaisanterie et se réjouit malicieusement à l’aubaine qui nous attend.

Le voilà, grave comme un évêque, qui chemine à travers les quelques chambres de l’habitation, récitant les paroles liturgiques de bénédiction. Parfois il s’interrompt un instant et, durant ce bref silence, je sais qu’il fait des vœux sincères pour le bien-être matériel et spirituel de nos hôtes. S’il sourit des croyances enfantines de ses compatriotes illettrés, Yongden est profondément religieux et un adepte d’une secte mystique de son pays. Le tour de l’appartement terminé, le paysan montre le chemin des étables. Elles s’étendent loin, fangeuses, jamais nettoyées ; cette promenade dans la boue visqueuse, finit par agacer l’officiant. L’aventure a cessé d’être drôle. Il lance le grain bénit à la volée sur la tête des moutons et des chèvres qu’il effraie, des chevaux qui se cabrent et des vaches indifférentes, comme dédaigneuses de tous rites. Puis, croyant en avoir enfin terminé, il se dirige vers l’échelle et en gravit les premiers degrés ; mais le propriétaire, qui l’a accompagné, portant des bâtons d’encens, se précipite derrière lui, le saisit par un pied et lui remontre que les porcs n’ont pas eu leur part de bénédiction. Il faut redescendre. L’infortuné lama en termine aussi vite qu’il le peut avec les malodorants animaux qui hurlent comme des démons lorsqu’il les cingle rageusement d’une grêle de grains. Les bottes boueuses, les pieds humides et glacés il revient enfin sur le toit. Au tour des humains à présent. L’eau contenue dans le bol est bénite, selon les règles orthodoxes, puis, le chef de famille en tête, chacun s’avance vers le lama pour en recevoir quelques gouttes dans le creux de sa main. L’eau est bue et, ce qui reste d’humidité dans la paume sert à humecter la tête. Des voisins se joignent au défilé.

Les dévotions terminées, on sert le repas du soir : une soupe aux orties séchées, sans viande. Nous sommes loin du festin que nous escomptions et j’en augure mal pour le cadeau qui doit nous être offert à notre départ. Il sera maigre, sans doute, comme la soupe. Cependant, on ne sait jamais, les paysans thibétains ont des idées singulières. Je m’amuse in petto de la mentalité de mendiante que j’ai acquise depuis que je joue le rôle de pauvresse errante. Mais tout n’est pas plaisanterie dans notre mendicité, les aumônes qui remplissent nos sacs nous dispensent d’acheter de la nourriture, de montrer que nous possédons de l’argent et elles sauvegardent grandement notre incognito.

Nous allons, enfin, pouvoir dormir. Dans la pièce où l’on nous permet, maintenant, d’entrer, il y a, sur la terre battue, un lambeau de vieux sac de la grandeur d’une serviette, c’est la couche qui m’est destinée. Yongden, grâce à son caractère clérical, est mieux traité. Il aura l’usage d’un tapis en guenilles qui le préservera jusqu’aux genoux, environ, du contact de la terre nue. Quant aux jambes, on ne s’en préoccupe pas. Les petites gens du Thibet dorment repliés sur eux-mêmes, presque en boule, comme les chiens, et ne possèdent jamais de tapis ou de coussins de la longueur de leur corps. Dormir étendu de tout son long est considéré comme un luxe appartenant aux seules personnes de qualité.

Je me couche après avoir simplement dénoué la ceinture de mon épaisse robe. Au Thibet, les pauvres ne se déshabillent pas pour dormir, surtout lorsqu’ils reçoivent l’hospitalité dans une maison étrangère. Peu après mon fils me rejoint et, avec aussi peu d’apprêts de toilette de nuit que moi-même, il s’allonge sur son bout de tapis. Nous dormions quand un bruit et une vive lueur nous réveillent. Mais sommes-nous bien réellement éveillés ? La scène pittoresque que nous apercevons entre nos paupières à demi closes, feignant le sommeil, nous en fait presque douter.

La chambre où nous nous trouvons est celle où dorment les deux filles de la maison et la servante. Elles viennent d’entrer toutes trois et, pour s’éclairer – lampes et chandelles sont inconnues dans ce pays – elles ont jeté des copeaux de bois résineux dans le brasero placé au milieu de la pièce. Je les vois dénouer leur ceinture, agiter leurs bras noirs hors de leurs manches, traîner de-ci, de-là, des peaux de mouton crasseuses qui leur serviront de matelas et de couvertures. Elles se remuent, caquettent, leurs colliers d’argent tintent sur leur poitrine dénudée. La flamme qui tour à tour s’élance claire et dansante, puis s’obscurcit jusqu’au rougeoiement sombre, les enveloppe d’un éclairage singulier : on dirait trois jeunes sorcières s’apprêtant pour le sabbat.

Avant que le jour soit levé je pousse discrètement Yongden pour l’éveiller. Nous devons faire notre toilette avant que la clarté permette à autrui d’en saisir les détails. Celle-ci consiste d’abord, pour moi, à m’enduire légèrement le visage de noir de fumée que je me procure en frottant avec la main le fond de notre marmite{94}. Puis il faut que nous rajustions, sous nos robes, les ceintures contenant notre or et notre argent, les cartes, le thermomètre, les boussoles minuscules, les montres et d’autres objets qui, à aucun prix, ne doivent être aperçus.

Nous avons à peine terminé que la maîtresse de la maison paraît. Elle appelle ses filles et la servante ; le feu est ranimé, la marmite contenant le reste de la soupe de la veille est placée sur le brasero et, quelques instants après, nous sommes invités à tendre nos bols pour la distribution. Ceux-ci n’ont pas été lavés le soir précédent ; ce n’est pas l’usage. Chacun possède son écuelle individuelle qu’il ne prête à personne ; il la lèche consciencieusement après chaque repas et cela tient lieu de nettoyage. Pauvre moi ! Je manque de pratique dans l’art de lécher mon bol, il est encore tout enduit de soupe et de thé qui ont gelé pendant la nuit. Mais il faut savoir dompter les nerfs qui protestent et le cœur qui se soulève, la réussite de mon voyage en dépend. Fermons donc les yeux et buvons la soupe plus nauséabonde encore que la veille, à cause de l’eau qu’on y a ajoutée pour l’allonger.

Nos ballots sont bientôt ficelés.

Aucun cadeau n’apparaît ; je regarde, amusée, la mine déconfite de mon lama qui a tant béni, tant psalmodié, tant officié de toutes manières. Il est inutile de nous attarder davantage. Toute la famille vient encore une fois se faire bénir par l’imposition des mains et je devine que Yongden allongerait, avec plaisir, une vigoureuse taloche au vieux grigou sur la tignasse de qui il pose ses doigts.

Nous redescendons l’échelle, repassons devant les chevaux qui nous regardent singulièrement, les chèvres décidément goguenardes et les vaches toujours placides.

Une fois dehors, nous marchons quelque temps en silence ; puis, hors de portée de voix et de vue. Yongden se retourne subitement et, esquissant des gestes cabalistiques dans la direction de notre hôte, il éclate :

— Ah ! coquin, misérable trompeur, mécréant pour qui je me suis fatigué tout un jour !… Dire qu’il m’a fait redescendre de l’échelle pour aller bénir ses cochons !… Pouah !… Je les reprends, mes bénédictions, indigne avare. Puisse la laine ne pas croître sur le dos de tes moutons, les femelles de tes bêtes demeurer stériles et tes abricotiers ne produire que des noyaux !…

Son indignation comique qui n’était qu’à moitié feinte, m’amusait extrêmement. Après tout, mon compagnon est un lama authentique et il avait été frustré d’honoraires légitimement gagnés. Mais Yongden ne put, lui-même, résister longtemps au comique de l’aventure et, tous deux, nous éclatâmes de rire en face de la bénigne Salouen hivernale qui chantait à nos pieds, dans les galets, semblant dire :

— C’est ainsi que vont les choses au beau pays du Thibet ; petits étrangers aventureux, vous en verrez bien d’autres !…

 

 

Ce même jour, après avoir franchi un col de plus, nous arrivâmes dans le voisinage du redouté Oubè. Nous nous arrêtâmes auprès d’une rivière pour boire du thé afin de ne traverser le village qu’une fois la nuit tombée. Quelques heures plus tard, ayant laissé derrière nous un groupe de maisons dans l’une desquelles nous supposions le gros personnage endormi, nous élûmes, pour chambre à coucher, une crevasse de la montagne.

Nous ne nous accordâmes pas un long repos ; aux premières lueurs du jour nous étions debout. Nous n’avions pas marché pendant dix minutes que nous vîmes devant nous un bâtiment décoré de feuillage et précédé d’une sorte d’avenue bordée de pierres blanches, qui, sans que nous en puissions douter, était la demeure actuelle du fonctionnaire. Grâce à l’heure très matinale, nous eûmes la chance de ne rencontrer personne sur notre chemin.

Nous allongeâmes vigoureusement le pas et lorsque le soleil parut, nous avions déjà mis environ trois kilomètres entre nous et l’endroit dangereux. Nous pouvions, à bon droit, nous congratuler de nous être si bien tirés de ce mauvais pas. Nous n’y manquâmes point et, tout joyeux, poursuivîmes notre route.

Vers le milieu de l’après-midi, nous étions toujours d’une humeur charmante, lorsque des passants nous apprirent que le pönpo avait quitté Oubè trois jours auparavant pour se rendre dans un autre village situé plus loin, sur la piste que nous devions suivre.

Nous y allâmes d’une nouvelle marche sous les étoiles et parfaitement convaincus que, cette fois, nous pouvions être rassurés ; nous nous endormîmes paisiblement vers une heure du matin, dans un chaos de rocs éboulés, entremêlés de buissons épineux.

Le lendemain, nous repartions à l’aube. À quelques pas de l’endroit où nous avions passé la nuit nous nous heurtions à un bâtiment dissimulé dans un recoin de la montagne. Une trentaine de beaux chevaux étaient attachés au-dehors, de nombreux paysans arrivaient déjà apportant du grain, de l’herbe, de la viande, du beurre.

Nous nous trouvions en face de la maison même où logeait le pönpo. Une sorte d’intendant, homme majestueux, de haute stature, surveillait l’entrée des provisions apportées par les villageois. Il arrêta Yongden et, après un instant de conversation qui me parut interminable, il commanda à un domestique de nous donner à déjeuner du thé et de la tsampa. Nous ne pouvions décliner une offre aussi aimable, des voyageurs pauvres devaient, au contraire, se réjouir grandement d’une pareille aubaine. Nous fîmes de notre mieux pour paraître enchantés, assis au-dehors, sur les marches de l’habitation du noble sire, alors que nous nous sentions beaucoup plus tentés de prendre nos jambes à notre cou.

*
* *

Ce qui était le plus fatigant et devenait même parfois pénible à l’excès dans l’existence que je menais, c’était le rôle qu’il me fallait constamment jouer pour ne pas trahir mon incognito. Dans un pays où tout se fait en public, je devais, jusque dans les actes les plus intimes, affecter des manières locales qui me gênaient affreusement.

Il en résultait une pénible tension nerveuse qui, heureusement, se trouvait relâchée pendant les jours de vie plus libre dont je jouissais en traversant les vastes étendues de terre presque inhabitées se trouvant sur ma route.

Dans ces régions solitaires j’évitais surtout, à ma grande joie, les innombrables ratatouilles dont nous gratifiaient les pauvres hères généreux qui nous hébergeaient et qu’il fallait avaler en souriant pour éviter des commentaires dangereux. Une seule fois je m’étais départie de mon attitude de mendiante affamée, pour qui tout est bon, mais ce jour-là…

Nous étions arrivés à la tombée du soir dans un petit village voisin du district de Daichine. Il faisait très froid, les environs dénudés n’offraient point d’abri. On venait de nous refuser l’entrée de plusieurs maisons, lorsqu’une femme nous ouvrit sa porte : la porte branlante d’une très misérable demeure. Nous entrons ; il y a du feu dans la masure et, par ce gel, cela seul est déjà du confort. Le mari de la pauvresse revient peu après rapportant quelques poignées de tsampa au fond d’une besace de mendiant ; nous comprenons que nul souper n’est à espérer de gens qui n’ont pas, eux-mêmes, assez de quoi manger à leur faim. Yongden, après un préambule célébrant la générosité d’un chef imaginaire qui lui a donné une roupie, déclare qu’il achètera de la viande, s’il y en a à vendre dans le village.

— Je connais un endroit… dit immédiatement notre hôte, flairant une aubaine.

Du coin où je me suis accroupie, j’insiste sur la qualité requise. Les Thibétains mangent sans répugnance les charognes des animaux morts de maladie. Je pourrais expliquer les raisons de cette coutume, mais la place me manque.

— Ne rapportez pas de la viande d’une bête morte d’elle-même, ni un morceau pourri, dis-je.

— Non, non, affirme l’homme, je m’y connais, vous aurez quelque chose de bon.

Dix minutes environ s’écoulent, le village n’est pas grand, le mendiant revient.

— Voilà ! fait-il d’un air triomphant en tirant une sorte de paquet de sous sa houppelande de fourrure.

Qu’est-ce que cela ?… La chambre n’est éclairée que par les bûches flambantes du foyer, je ne distingue pas bien. L’homme semble défaire quelque chose : un chiffon, sans doute, dans lequel il a enveloppé son achat.

Oh !… une odeur épouvantable emplit soudainement la pièce, un relent de charnier, c’est atroce.

— Ah ! dit Yongden d’une voix un peu tremblante décelant les nausées qu’il s’efforce de réprimer, ah !… c’est un estomac !…

Je comprends. Les Thibétains ont l’affreuse habitude, lorsqu’ils tuent une bête, d’enfermer dans l’estomac les rognons, le cœur, le foie et les entrailles de l’animal ; ils cousent ensuite cette sorte de sac et son contenu y macère pendant des jours, des semaines, voire et même davantage.

— Oui, un estomac, répète l’acheteur dont la voix chevrote un peu aussi, mais de joie, en voyant s’écrouler hors de la poche ouverte un amas de victuailles. Il est plein, plein !… exclame-t-il. Oh ! quelle quantité !…

Il a posé cette horreur sur le plancher, y plonge les mains, dévide les boyaux gélatineux. Trois enfants, qui sommeillaient sur des guenilles, se sont éveillés et, maintenant, accroupis devant leur père, écarquillent des yeux pleins de convoitise.

— Oui… oui, un estomac… redit machinalement Yongden consterné.

— Là, mère, voici une marmite, dit obligeamment la femme en s’adressant à moi, vous pouvez préparer votre repas.

Moi, je tripoterais cette ordure ! Je murmure précipitamment à mon fils : « Dis-leur que je suis malade. »

— C’est toujours votre tour d’être malade lorsqu’un malheur arrive, grommelle Yongden entre ses dents.

Mais le garçon a du ressort, il a déjà reconquis son sang-froid.

— La vieille mère est souffrante, annonce-t-il. Pourquoi ne cuiriez-vous pas la toupa{95} vous-même ?… J’entends que tous en aient leur part.

Le couple de mendiants ne se le fait pas dire deux fois et les mioches, qui ont compris qu’un festin se prépare, demeurent bien sages près du feu, n’ayant plus aucune envie de dormir. La mère s’est armée d’un couperet et taille la charogne en morceaux ; de temps en temps l’un de ceux-ci lui échappe et tombe sur le plancher, les enfants se précipitent alors comme de jeunes chiens et les dévorent tout cru.

Maintenant, cette soupe infecte, on y ajoute de la farine d’orge. Voilà, le bouillon est à point.

— Buvez, mère, cela vous remettra, me conseillent les deux époux.

Je me borne à geindre, étendue dans mon coin.

— Laissez-la dormir, intervient Yongden.

Lui ne peut pas s’excuser. Des ardjopas qui achètent pour une roupie de viande et n’y touchent pas : pareille chose ne s’est jamais vue, demain tout le village en parlerait. Il doit déguster un plein bol du malodorant liquide, mais ne peut aller au-delà et déclare que lui-même, maintenant, ne se sent pas bien… Je n’en doute nullement. Les autres se régalent longuement, goulûment, en silence, tout à la joie de cette bombance inespérée ; le sommeil me prend, tandis que toute la famille mastique encore bruyamment.

À travers monts et vallées, nous avançâmes vers le col de Sepo khang. Au pied de celui-ci nous attendait un de ces incidents mystérieux, inexplicables, qui parfois, au Thibet, confondent le voyageur.

Une très longue descente nous avait conduits au fond d’une gorge sans caractère particulier. Une petite rivière y coulait sur un lit de galets, ses eaux limpides allant rejoindre la Salouen invisible, mais peu éloignée, dont notre sentier s’était de nouveau rapproché à travers le labyrinthe des montagnes.

Sur la rive qui nous faisait face, au-delà d’un pont peint en rouge, un chemin montait tout droit, entre des champs parmi lesquels se voyaient quelques fermes. Il était à peine midi ; attendre au lendemain pour entreprendre l’ascension du col c’était perdre, dans un hameau n’offrant aucun intérêt, six ou sept heures qui pourraient être mieux employées ailleurs. D’après les renseignements qui nous avaient été donnés, nous savions qu’il nous serait impossible de franchir la chaîne de montagnes dans le cours d’une seule journée, même si nous nous mettions en marche avant l’aube. Donc, puisque de toutes façons il nous faudrait passer la nuit en route, il valait mieux ne pas nous arrêter maintenant. Si le froid trop vif ou le manque de combustible nous empêchait de camper à l’altitude que nous aurions atteinte lorsque le soir viendrait, nous en serions quittes pour continuer notre route jusqu’au matin, comme cela nous était arrivé souvent. Cependant, avant de partir pour une longue étape, je jugeai prudent de faire un bon repas. L’eau se trouvait, à présent, à nos pieds, et nous ne pouvions deviner quand nous en rencontrerions d’autre sur notre chemin. Yongden m’approuva avec empressement et, aussitôt que nous atteignîmes le bord même de la rivière, nous déposâmes nos fardeaux sur les galets et mon compagnon alluma du feu avec de menues branches mortes que je ramassai sous quelques arbres croissant au bord des champs.

Alors, un petit garçon qui était assis sur la rive opposée, au moment de notre arrivée, traversa le pont en courant et vint se prosterner par trois fois aux pieds de Yongden, comme les Thibétains ont coutume de le faire devant les grands lamas. Nous fûmes extrêmement étonnés. Pourquoi cet enfant donnait-il cette haute marque de respect à un misérable déguenillé. Mais, sans nous laisser le temps de l’interroger, le petit s’adressait à mon fils adoptif :

— Mon grand-père, dit-il, est très malade. Il nous a annoncé, ce matin, qu’un lama allait arriver, descendant de cette montagne, et s’assoirait près de la rivière pour faire du thé. Il désire le voir sans retard. Aussi, dès que le soleil a été levé, mon frère et moi nous avons veillé à tour de rôle près du pont pour prier le lama d’entrer chez nous. Maintenant que vous êtes venu, ayez la bonté de me suivre.

Il y avait évidemment erreur.

— Ce n’est pas mon fils que ton père attend, répondis-je au garçonnet, nous sommes des gens d’un pays très éloigné, ton père ne peut pas nous connaître.

— Il a bien dit : le lama qui ferait du thé sur les pierres, insista l’enfant et, comme nous ne paraissions pas disposés à l’accompagner, il retraversa la rivière en grande hâte et disparut entre les haies séparant les champs.

Nous venions de commencer à manger notre tsampa lorsque le petit paysan reparut accompagné d’un novice trapa.

— Lama, dit ce dernier à Yongden, après l’avoir salué en se prosternant, comme l’avait fait le jeune garçon, faites-moi la grâce de venir voir mon père qui vous attend avec impatience. Il répète qu’il est sur le point de mourir et que vous seul êtes capable de le diriger dans le Bardo et de le conduire à une heureuse renaissance.

Le trapa nous redit ensuite ce que nous savions déjà, que le malade avait annoncé l’arrivée d’un lama par le chemin d’où nous venions et, pour nous convaincre qu’il s’agissait bien de Yongden, il ajoutait :

— Tout s’est exactement passé comme mon père l’avait prévu. Il savait que vous feriez du thé sur les pierres près de la rivière, et, voyez, vous ne vous êtes pas assis à côté du mi deussa{96}, au bord du chemin où des voyageurs s’arrêtent parfois, mais vous avez tout de suite allumé votre feu sur les galets mêmes.

Mon compagnon et moi ne savions que penser. Nous persistions à croire que le malade avait songé à quelque lama de sa connaissance dont, pour une raison ou une autre, il attendait le passage sur ce chemin. Néanmoins, voyant le trapa pleurer, je conseillai à Yongden de faire une visite au vieux paysan. Il promit donc qu’il se rendrait auprès de lui dès que nous aurions eu terminé notre repas.

Le petit garçon et le novice trapa – son oncle d’après ce que j’avais compris – s’en allèrent rapporter cette réponse à la ferme et, bientôt, je remarquai un autre enfant assis près du pont, observant nos mouvements. Décidément, ces gens craignaient que Yongden ne s’esquivât sans entrer chez eux, il n’était pas possible de leur échapper ; d’ailleurs, pourquoi aurions-nous affligé inutilement un vieillard malade. Il reconnaîtrait lui-même son erreur et notre halte chez lui ne nous causerait pas plus de dix minutes de retard.

À la porte de la ferme, la famille du maître et les domestiques nous accueillirent avec les marques de la plus dévotieuse révérence. Nous fûmes conduits, ensuite, dans la chambre où le fermier reposait, couché sur des coussins et, tandis que mon compagnon s’avançait vers lui, je demeurai à l’entrée de la pièce avec les femmes de la maison.

Le vieux paysan ne semblait pas être près de sa fin. Sa voix ferme et claire, son regard intelligent dénotaient que ses facultés mentales n’étaient nullement affaiblies. Il voulut se lever pour se prosterner, mais Yongden l’empêcha de quitter les couvertures dans lesquelles il était enroulé, lui disant que l’intention respectueuse de ce salut suffit aux malades.

— Lama, dit alors le vieillard, je vous attends depuis bien des jours, mais je savais que vous viendriez, et je ne voulais pas mourir sans vous avoir vu. Vous êtes mon{97} lama, mon réel tsaouaï lama, et vous seul avez le pouvoir de me conduire dans un séjour heureux au-delà de ce monde. Je vous en prie, ayez compassion de moi, ne me refusez pas votre aide.

Ce que le malade désirait, c’était que Yongden récitât pour lui l’office spécial qui, d’après la coutume thibétaine, doit être lu ou répété par cœur, au lit de mort de tout lamaïste – moine ou laïque – qui n’a pas été initié aux enseignements ésotériques des sectes mystiques. Il consiste non point en prières, en appels à la miséricorde d’une divinité, mais en conseils donnés aux moribonds, lorsque ceux-ci se trouvent déjà privés de mouvement et apparemment inconscients, ou même, à des morts, pendant les premières heures qui suivent le décès. Cet office est destiné à tenir lieu, en quelque sorte, d’initiation élémentaire in extremis. Grâce à lui, les « consciences-énergies{98} » libérées de leur enveloppe charnelle, étant dûment renseignées sur les régions où elles pénétrent, ne s’égarent pas dans le dédale compliqué des sentiers du Bardo. La récitation liturgique s’achève par le Powa proprement dit{99}, c’est-à-dire l’ordre bref prononcé par le lama, commandant au namchés principal{100} de « renaître » en telle ou telle condition bienheureuse – généralement au Paradis occidental de la grande béatitude : Noub déoua tchen. Les théories ayant cours à ce sujet font dépendre l’efficacité de cet ordre non point tant de l’obéissance de celui à qui il est adressé que du degré de force mentale du lama officiant et de la profondeur de ses connaissances touchant la réelle nature des namchés, des paradis et du monde des phénomènes en général{101}.

Le vieux Thibétain, je l’ai dit, ne paraissait point près d’expirer et, pour certaines raisons d’ordre religieux, Yongden hésitait fortement à souscrire à son étrange désir. Il s’efforça de chasser les idées funèbres qui le hantaient et de lui redonner de l’espoir, lui proposant de réciter à son intention les formules magiques qui « réparent » la vie et lui communiquent une nouvelle force. Mais il s’évertuait en pure perte à vaincre son obstination.

Le malade continuait à l’adjurer de le conduire à la demeure de Tchenrézigs{102}, l’appelant son véritable, son unique lama, et répétant que la certitude de recevoir sa visite avait seule retardé son départ de ce monde.

Finalement, il commanda à tous ceux présents de se jeter aux pieds de mon fils et d’unir leurs supplications aux siennes, le conjurant de lui accorder la faveur suprême qu’il réclamait.

Ce fut une scène extraordinaire et poignante au-delà de toute expression. Yongden dut céder. Au milieu de toute la famille prosternée et en pleurs, il prononça les paroles rituelles que souhaitait entendre, de sa bouche, l’homme « qui avait attendu son passage pour mourir ».

Lorsque nous quittâmes la ferme, la face du vieux maître exprimait une sérénité profonde, un détachement complet de tout souci terrestre ; il semblait déjà être entré dans le bienheureux Paradis qui n’est nulle part, bien que partout, résidant en chacun de nous.

Je ne tenterai pas d’expliquer ce singulier incident. En maintes circonstances de ce genre, il semble plus sage de confesser notre ignorance que de nier à priori ou de se hâter, au contraire, d’échafauder des théories et des dogmes que nulle expérience scientifiquement valable ne vient étayer.

J’ai relaté ce curieux épisode de mon voyage à cause du cas singulier de clairvoyance manifestée par les détails minutieux de l’arrivée du lama, tels que : il ferait du feu, non pas à la place habituelle marquée par un mi deussa, mais ailleurs, sur les galets mêmes du lit partiellement à sec de la rivière.

Quant à la question du lien antérieur qui pouvait exister entre le fermier et Yongden, elle ne soulève aucune difficulté pour ceux qui, comme les Thibétains, croient aux existences successives.

Dans tous les cas, je serais véritablement désolée qu’un fait rapporté à titre de document propre à intéresser ceux qui poursuivent des recherches concernant les phénomènes psychiques, devînt l’occasion de commentaires déplacés.

La mort et les mourants, quelles que puissent être les singularités dont s’entoure leur dernière heure, ne doivent point prêter à des bavardages oiseux ni servir de prétexte aux railleries.

 

 

Ceux qui nous avaient avertis que nous aurions à fournir une longue course avant d’atteindre le col de Sepo Khang n’avaient point exagéré.

Après avoir passé la nuit dans une ferme située à quelque distance de celle du malade, nous étions partis à l’aube. Le chemin que nous devions suivre s’enfonça bientôt dans un massif montagneux extrêmement pittoresque et sauvage, coupé par de vastes vallées intérieures. Nous marchâmes pendant toute la journée sans nous arrêter, ne rencontrant personne et nous trompant plusieurs fois de route parmi les alpages complètement déserts en cette saison.

Le crépuscule vint, tandis que les hautes chaînes qui se dressaient de toutes parts devant nous indiquaient clairement que nous étions encore fort loin du col. Un ouragan s’éleva alors soudainement : un de ces vents terribles, spéciaux aux altitudes élevées qui balaient les sommets, jetant parfois des caravanes entières dans les précipices{103}. Nous gravissions, à ce moment, un versant très raide. L’obscurité se faisait rapidement. Continuer notre marche sous cette rafale devenait dangereux. Je me disposais à retourner en arrière pour chercher un abri plus bas, quand nous entendîmes un tintement de clochettes, et trois hommes apparurent conduisant des chevaux. C’étaient des marchands se rendant de l’autre côté de la montagne. Ils nous engagèrent à continuer avec eux, disant que nous rencontrerions bientôt une ferme dont les maîtres passaient tout l’hiver sur la montagne.

Il faisait complètement nuit depuis longtemps lorsque nous arrivâmes. Je compris, en voyant les vastes étables encadrant la cour de l’habitation, que cet endroit servait d’auberge pour les voyageurs traversant le col à une saison où camper en plein air pouvait être fatal aux hommes comme aux bêtes.

Nous fûmes admis dans la cuisine avec les marchands, et ceux-ci nous régalèrent d’un excellent souper composé de soupe, thé, tsampa et fruits séchés.

Ces gens appartenaient à un village peu éloigné de celui où demeurait le malade que nous avions visité la veille. Passant devant l’habitation de ce dernier, dans le courant de la matinée, ils avaient appris tout ce qui concernait Yongden et le fermier, et nous rapportèrent qu’aux premières lueurs du jour, alors que nous-mêmes nous quittions le hameau, le vieillard avait souri et était mort sans agonie.

Les marchands paraissaient très impressionnés par ce qu’ils avaient entendu touchant les derniers moments de leur ami, et les pensées de tous se trouvant, ce soir-là, tournées vers les choses de la religion, ils prièrent Yongden de prêcher un sermon, ce qu’il fit avec simplicité et d’une manière convenant parfaitement à la mentalité de ses auditeurs.

La cuisine, l’unique chambre du chalet était une sorte de boyau étroit et court ; étroitement resserrés entre la cloison en planches et le foyer où flambaient des bûches énormes, nous y avions littéralement rôti toute la soirée. Cependant, lorsque le moment de dormir fut arrivé, je compris que l’hôte et sa femme ne nous conserveraient pas auprès d’eux et qu’une fois de plus il nous faudrait coucher dehors.

Les marchands descendirent s’installer près de leurs bêtes. Nous aurions pu les imiter : le toit au-dessus de notre tête et une couche de crottin sec pour matelas, nous eussent quelque peu protégés du froid. Mais, dans les ténèbres, il était impossible de se rendre compte du degré de dessiccation de la litière durcie par le gel, et nous aurions pu, la chaleur de notre corps aidant, nous réveiller, le matin, fâcheusement maculés. Les Thibétains n’attachent pas une grande importance aux accidents de cette nature ; quant à nous, nous n’avions pas encore atteint ce degré de philosophique indifférence. Restait le toit plat au-dessus des étables dont l’on nous invita de nous accommoder.

Quelle transition ! Plonger, de cette cuisine à la température de four, dans l’air froid d’une nuit de gel à quelque 4500 mètres d’altitude, alors qu’une tempête fait rage ! Je ne pus m’y résigner, et je priai les fermiers de nous permettre de demeurer dans une sorte de petite remise fermée de trois côtés qui servait d’entrée à la cuisine. Cette permission nous fut immédiatement accordée.

Le lendemain, nous franchîmes le col qui est très ouvert, dans un site magnifique, parmi des alpages. La neige y était peu épaisse.

Vers la fin de l’après-midi nous arrivions au monastère de Sepo, romantiquement posé dans une sorte de nid formé par la montagne, avec une immense étendue de prairies en pente douce devant lui et un bois de pins à sa gauche : une vraie retraite de Bénédictins ou de Franciscains de la première heure. Le Thibet est le dernier pays où l’idéal cénobitique soit encore en honneur.

Les marchands voyageant à cheval nous avaient de beaucoup devancés et, ayant fait halte à la gompa, ils s’étaient empressés de raconter aux lamas tout ce qu’ils savaient de Yongden, du fermier mort la veille et du sermon prêché dans la soirée. Aussi, lorsque mon compagnon se présenta pour acheter des vivres, fut-il accueilli très cordialement et invité à s’arrêter pendant quelques jours pour discuter certains points de la philosophie bouddhique avec les Lettrés du lieu. Quant à moi, un logement m’était aussi offert dans une maison réservée aux visiteurs{104}.

Mais j’étais déjà loin, ayant continué mon chemin, tandis que Yongden allait aux provisions. Celui-ci s’excusa de ne pouvoir demeurer en prétextant notre hâte d’arriver à Lhassa où nous étions attendus et se dépêcha de me rejoindre. Je regrettai tout d’abord d’avoir laissé passer cette occasion d’entendre les lamas considérés comme érudits dans ce pays, mais je réfléchis que, très probablement, mes habits laïques et mon sexe m’eussent tenue à l’écart de la pièce où les tournois philosophiques des Lettrés auraient eu lieu, et je me consolai aisément.

Assez tard dans la journée, nous traversions une lande déserte formant le sommet aplati d’une croupe de montagne, lorsque nous croisâmes une femme. Elle nous dit que nous trouverions un abri pour une nuit dans une ferme à demi ruinée que nous apercevrions de la route même. Le renseignement avait sa valeur, la région était toujours complètement déserte et nous ne pouvions songer à atteindre les vallées avant le lendemain. Ce que l’on nous avait dit sur la longueur de la route à parcourir se vérifiait de plus en plus.

Nous marchâmes encore pendant plus d’une heure ; il faisait presque nuit lorsque nous arrivâmes à la ferme dont la Thibétaine nous avait parlé.

Nous nous installâmes dans une grande pièce ayant probablement servi, autrefois, de cuisine et nous avions presque achevé notre repas lorsque la femme à qui nous devions notre gîte, reparut accompagnée d’un petit garçon.

Elle était la propriétaire de la ferme abandonnée et l’avait quittée à la suite d’un événement dramatique survenu quelques années auparavant.

Une nuit, tandis que les paysans dormaient, une bande de pillards du pays de Po avait envahi l’habitation. Les malheureux fermiers, bien que complètement isolés et ne pouvant espérer aucun secours, opposèrent une énergique résistance. Assaillants et attaqués se poursuivirent longtemps de chambre en chambre et d’étable en étable, les bêlements et les meuglements des animaux effarés se mêlant au fracas de la fusillade. Puis, peu à peu, le tumulte s’apaisa. Le maître de la maison, les deux frères de sa femme et quelques-uns de leurs domestiques gisaient morts ou mourants.

Alors, les troupeaux encadrés de cavaliers et chassés à grands coups de fouet furent emmenés en hâte et, le bruit sourd de leur piétinement s’étant éteint au lointain, l’on n’entendît plus dans la ferme saccagée que les pleurs des femmes et les gémissements des blessés.

Les Popas laissaient aussi quelques cadavres des leurs sur le terrain : le prix de leur victoire, souvent payé en des aventures semblables.

Depuis lors, la malheureuse veuve et sa famille vivaient dans un hameau près du monastère de Sepo. La crainte qu’une attaque du même genre pût encore se produire et la terreur, bien plus grande encore, d’influences occultes redoutables, la retenaient éloignée de ses champs, maintenant incultes, et de sa ferme qui bientôt tomberait en ruine.

Les gens du pays croyaient l’endroit hanté par de mauvais esprits. La mort violente de tant d’hommes, les sentiments de fureur et de haine s’étant exhalés avec leur dernier souffle y avaient attiré les démons et, mêlés à ceux-ci, disaient les paysans, les fantômes des brigands et de leurs victimes rôdaient aussi autour de l’habitation désertée.

C’était afin de prier Yongden d’exorciser la place que la malheureuse femme avait refait, dans la nuit, le long trajet du monastère à son ancienne demeure.

Sans nul doute, certains d’entre les lamas de Sepo avaient déjà célébré les cérémonies rituelles en usage dans les cas semblables, mais la couleur du bonnet de mon compagnon avait inspiré confiance à la fermière. Les lamas appartenant aux sectes des « bonnets rouges » jouissent comme exorcistes et magiciens d’une réputation très supérieure à celle de leurs collègues des « bonnets jaunes ».

La compassion que mon fils éprouvait pour l’infortunée victime de ce drame sauvage ne lui permettait pas de rejeter sa demande. Lorsque la cérémonie fut terminée il dit à la fermière qu’elle pourrait, si elle le souhaitait, cultiver de nouveau sa propriété sans redouter aucun être des autres mondes, mais que, quant aux bandits Popas, elle devrait s’entourer de précautions sérieuses, selon ce que les usages du pays et l’expérience d’hommes avisés lui conseilleraient.

*
* *

Le jour suivant, nous entrions sur le territoire de Dainchine et, de nouveau, comme sur les bords de la Salouen, je fus l’hôte d’un grand nombre de gens de caractères différents. Que ne puis-je raconter une à une toutes mes étapes ! Un soir, un villageois astucieux, avec toutes les apparences de la plus cordiale honnêteté, ne nous fit-il pas coucher dans une chambre hantée, où des démons affamés avaient, croyait-on, élu domicile. Cela tout simplement pour voir si nous en sortirions vivants le matin et s’il pouvait se risquer à l’habiter de nouveau.

Une grande partie de la vallée où coule la rivière de Dainchine est bien cultivée, l’aspect en est riant. On y rencontre des monastères importants, les villages sont bien bâtis et leurs habitants, en général, d’un commerce très agréable.

Je traversai aussi, dans cette région, des champs de soda que les Thibétains appellent pulthog. Ces derniers ne manquent jamais de jeter une pincée de ce soda dans l’eau où bout le thé pour donner au breuvage une jolie couleur rosée et un goût plus prononcé.

Une après-midi, un voyageur opulent allant porter des offrandes à un monastère, s’arrêta spontanément pour nous donner à chacun deux roupies et passa son chemin sans nous poser aucune question, nous laissant tout ébahis de cette aubaine inattendue.

En vérité, nous ne prenions pas très au sérieux notre rôle de mendiants, bien qu’il nous procurât parfois d’assez notables profits. Dès que nous eûmes gagné le cœur du Thibet, nous préférâmes la méthode plus expéditive d’acheter ce dont nous avions besoin. Cependant, maintes fois, comme dans le cas précédent, les aumônes vinrent à nous sans avoir été sollicitées.

Jamais de toute ma vie je n’avais fait un voyage aussi peu coûteux. Yongden et moi riions souvent, le long des routes, en nous remémorant les détails que nous avions lus dans les ouvrages des explorateurs, concernant les nombreux chameaux, yaks ou mules composant leurs caravanes, les centaines de kilogrammes de vivres qu’ils transportaient au prix de dépenses considérables et, tout cela, pour échouer plus ou moins près de leur but.

J’aurais pu parcourir toute la route sans un sou, mais comme nous nous conduisions en mendiants sybarites, nous régalant de gâteaux de mélasse, de fruits secs, de thé de première qualité, et consommions énormément de beurre, nous arrivâmes au bout de quatre mois – nous étant rendus du Yunnan à Lhassa – à dépenser, pour nous deux, à peu près cent roupies.

Il n’est pas nécessaire de rouler sur l’or pour voyager et vivre heureux sur la bienheureuse terre d’Asie.