Notre nouvelle victoire nous avait remplis de joie, – il n’est nul besoin de le dire – mais cette joie ne laissait pas que d’être amoindrie par l’effet d’une pénible tension nerveuse. Nous étions continuellement en éveil, l’œil et l’oreille aux aguets, nous attendant à voir apparaître un pönpo à chaque tournant du chemin.
Comme nous descendions du col de To, le tintement d’une sonnette s’approchant lentement nous causa une nouvelle émotion : n’était-ce point encore un fonctionnaire ou un soldat en voyage ? Ce n’était ni l’un ni l’autre, mais une innocente chèvre, chargée de quelques petits sacs remplis de provisions{69}. Ses maîtres : un vieux Khampa et sa femme se rendaient en pèlerinage au Kha-Karpo.
Las de corps et d’esprit, nous ne nous sentions disposés ni à marcher toute la nuit, ni à demander l’hospitalité dans une ferme et à y passer la soirée parmi des paysans bavards, si, ce qui était fort probable nous rencontrions des habitations sur notre route. Cette route suivait, en forêt, le versant 62dea montagne qui ne recevait que rarement les rayons du soleil, les ruisseaux y étaient bordés de glace et le sol profondément gelé. Nous ne pouvions espérer trouver un endroit agréable pour camper, néanmoins, faute de mieux, nous nous arrêtâmes dans une vallée transversale, d’aspect mélancolique, aboutissant à des pentes couvertes de neige. Une grande quantité de bois mort gisait, heureusement, parmi les broussailles, mais les troncs d’arbres flambant que nous empilions n’arrivaient pas à nous réchauffer ; nous restions grelottants et transis, le morne paysage qui nous entourait semblant encore ajouter à la sensation pénible de froid glacial qui nous pénétrait jusqu’aux os.
Le lendemain, dans l’après-midi, nous atteignîmes un village situé au pied de la Koula{70}. Yongden entra dans quelques maisons pour acheter des vivres. Les braves campagnards l’invitèrent à demeurer avec eux jusqu’au matin suivant parce que, disaient-ils, il était trop tard pour pouvoir franchir le col avant la nuit. Nous n’y comptions pas, mais nous avions voyagé si lentement jusque-là que je souhaitais allonger les étapes. Il ne m’était pas encore arrivé non plus, depuis mon départ de Yunnan, de dormir chez des Thibétains et je croyais sage d’attendre que nous soyons plus loin dans l’intérieur du pays pour me risquer à tenir de longues conversations avec les indigènes et leur donner l’occasion de m’examiner de près. Pour ces dernières raisons, j’avais poursuivi ma route, tandis que mon compagnon s’arrêtait au village. Ce dernier trouva là un prétexte très plausible pour décliner les invitations qui lui étaient adressées. Il les aurait acceptées avec reconnaissance, disait-il, mais sa vieille mère étant déjà loin, il ne pouvait pas la faire retourner sur ses pas.
Nous fîmes de la soupe sur le chemin même et montant à travers d’épaisses forêts nous franchîmes le col vers minuit.
L’ascension avait eu pour double résultat de nous tenir chauds et de nous fatiguer, de sorte que je me sentis tentée de planter notre tente entre les grands sapins croissant en massifs touffus sur un minuscule plateau couvert d’herbe rase qui séparait les deux versants. Mais aux premiers mots que je lui dis, Yongden se récria : « Jamais un voyageur, affirmait-il, ne campe au sommet d’un col ; nous risquerions d’être gelés si nous commettions l’imprudence de nous endormir à cet endroit. »
Il est bien vrai que les Thibétains ne campent jamais aux environs immédiats d’un col et, d’une façon générale, l’altitude de leurs montagnes et la température de leur pays justifient pleinement cette coutume.
Toutefois, dans le cas présent, les objections de mon fils n’avaient guère de raison d’être, il n’était point question de geler dans cette forêt qui nous protégeait du vent.
Cependant je n’insistai pas et nous nous engageâmes dans la descente. Celle-ci était passablement difficile à cause des nombreuses racines émergeant du sol, que la nuit très noire ne nous permettait pas de distinguer et dans lesquelles nos pieds s’accrochaient à chaque instant.
Une heure environ plus tard, nous arrivions à un large espace de terrain gazonné, ombragé par de grands arbres et tout à fait libre de broussailles. Un torrent coulait bruyamment contre un mur de rocs blancs qui limitait cette sorte de clairière. Nous avions trouvé une place idéale pour camper et les nombreux mi deussa que nous découvrîmes en l’explorant nous prouvèrent que d’autres que nous en appréciaient le charme.
Nous nous étendîmes sur le sol sans planter notre tente. Pendant qu’il faisait ses emplettes au pied de la Kou la, Yongden avait entendu parler de brigands rôdant dans les parages et nous ne voulions pas risquer d’attirer leur attention. Nous allumâmes cependant un peu de feu pour faire un thé, mais l’éteignîmes sitôt que l’eau eut bouilli.
Nous nous accordâmes un matin de paresse pour nous reposer de notre marche nocturne. Nous dégustions une bouillie de farine que mon excellent appétit naturel, encore accru par l’air vivifiant des hautes cimes et les longues étapes quotidiennes, me faisait paraître délicieuse, lorsqu’un homme apparut. Je le reconnus aussitôt. C’était l’un des villageois chargés du transport des bagages du pönpo que nous avions rencontré en montant vers la To la. Lui aussi, bien entendu, nous reconnut. Il s’avança immédiatement vers nous et s’assit auprès du feu. Comme il avait été témoin de la générosité du fonctionnaire à notre égard, nous ne pouvions lui être suspects en aucune façon, de sorte que je restai tranquillement à ma place et bavardai avec lui, tandis que Yongden l’invitait à sortir son bol de sa poche afin de partager notre repas. Les Thibétains du peuple ne boudent jamais de semblables occasions, ils sont pourvus d’estomacs complaisants et peuvent manger n’importe quand et n’importe quelle quantité.
Comme l’on peut s’y attendre, Yongden fut prié de consulter le sort – il commençait à en prendre l’habitude – et l’homme s’en alla après nous avoir fait promettre de loger chez lui au prochain village nommé Gyatong.
Ce même matin, nous traversâmes encore un petit col, puis une descente continue, par un bon sentier, nous amena, dans une zone cultivée. Un peu plus tard, nous rencontrâmes une nombreuse bande de pèlerins. Quelques-uns arrêtèrent mon compagnon pour l’inévitable et monotone besogne de prédire l’avenir. L’objet du mo consistait à savoir s’il était bon d’emmener jusqu’au Kha-Karpo un âne minuscule chargé de bagages ou s’il valait mieux le laisser au monastère de Pedo où son maître le reprendrait en retournant chez lui.
Le compatissant devin ne pouvait hésiter à épargner au pauvre bourricot les fatigues d’un pénible voyage par d’âpres sentiers et des cols qui devaient, à cette époque, être couverts d’une neige épaisse. Il déclara que, sans le moindre doute, l’animal mourrait s’il était seulement amené en vue du Kha-Karpo et que cette mort, survenant au cours d’un saint pèlerinage, diminuerait grandement les mérites et les résultats heureux que chacun des pèlerins attendait de son pieux voyage.
Yongden fut grandement loué et remercié pour son très précieux conseil et quelques présents manifestant, de façon tangible, la reconnaissance des voyageurs, entrèrent dans nos sacs à provisions.
Tandis que le jeune homme s’occupait charitablement du sort de l’innocente bête de somme, un lama tout rutilant en des vêtements de satin jaune, apparut entouré de quelques serviteurs, tous montant de superbes chevaux.
Comme il passait près de nous, je remarquai qu’il jetait des regards furtifs dans la direction de mon fils adoptif. Peut-être qu’en son esprit se posaient aussi des questions angoissantes qu’il eût souhaité voir résoudre, par ce « voyant » en bonnet rouge qui savait lire les secrets du destin. Mais sa grandeur ne lui permettait pas d’humilier la brocatelle jaune de ses belles robes de voyage en mettant pied à terre sur la piste poussiéreuse. Deux fois il tourna la tête pour regarder du côté de Yongden, mais il m’aperçut qui l’épiait. Alors, probablement honteux d’avoir été surpris accordant son attention à un vulgaire ardjopa, il se remit droit en selle et je ne vis plus que son dos, couleur de soleil et le chapeau de bois doré qui le coiffait d’un petit toit quelque peu semblable à ceux du monastère dont il était le seigneur.
L’après-midi était à peine commencée, nous ne désirions pas nous arrêter de si bonne heure et, quant à l’invitation que nous avions reçue, nous préférions de beaucoup l’esquiver. Donc au lieu de chercher la maison de celui qui souhaitait être notre hôte, nous nous efforçâmes de traverser rapidement le village.
Nous touchions à la limite de la zone habitée et longions le mur d’une cour de ferme, lorsqu’une porte s’ouvrit. Celui que nous cherchions à éviter surgit devant nous, semblant sortir de la muraille, comme un farfadet.
Il devait nous guetter et, malgré les excellentes raisons que j’avais de croire cet homme parfaitement convaincu de notre origine thibétaine, ce détail me donna de l’inquiétude. Yongden tenta vainement de discuter avec lui, le brave fermier ne voulut rien entendre. Pourquoi donc, disait-il, tenions-nous tant à continuer notre route puisque nous ne pouvions pas espérer arriver avant la nuit au prochain village. Ne valait-il pas mieux dormir bien au chaud dans sa maison ? Notre résistance l’étonnait et elle était, en effet, très singulière, allant tout à fait à l’inverse des habitudes du pays. Quand ils sont assez chanceux pour être invités à entrer dans une maison, les ardjopas authentiques ne refusent jamais cette bonne aubaine.
L’insistance du bonhomme m’ennuyait, mais je craignais que ma conduite ne semblât par trop étrange si je persistais dans mon refus. Je fis donc un signe à Yongden qui se rendit aux bonnes raisons qu’on lui donnait et nous passâmes la porte en proférant à voix très haute, suivant la coutume des pauvres, toutes sortes de remerciements et de souhaits pour la prospérité des hôtes. Nous fûmes conviés à monter à l’étage où se trouvait l’appartement de la famille, le rez-de-chaussée, selon l’usage du Thibet, étant occupé par les étables.
Ce fut la première fois que je logeai chez des indigènes dans mon déguisement de pauvresse. Un intérieur thibétain n’était pas une nouveauté pour moi, mais la personnalité que j’avais adoptée y rendait ma situation très différente de ce qu’elle avait été pendant les années précédentes.
J’allais maintenant expérimenter par moi-même nombre de choses que j’avais jusque-là observées seulement à distance. Je m’assoirais à même le plancher raboteux de la cuisine sur lequel la soupe graisseuse, le thé beurré et les crachats d’une nombreuse famille étaient libéralement répandus chaque jour. D’excellentes femmes, remplies de bonnes intentions, me tendraient les déchets d’un morceau de viande coupé sur un pan de leur robe ayant, depuis des années servi de torchon de cuisine et de mouchoir de poche. Il me faudrait manger à la manière des pauvres hères, trempant mes doigts non lavés dans la soupe et dans le thé, pour y mélanger la tsampa et me plier enfin à nombre de choses dont la seule pensée me soulevait le cœur.
Mais cette dure pénitence aurait sa récompense. Mon vêtement banal de dévote nécessiteuse me permettrait d’observer maints détails inaccessibles aux voyageurs occidentaux et même aux Thibétains des classes supérieures. Aux connaissances que j’avais déjà acquises parmi les lettrés du Thibet, j’en ajouterais d’autres, non moins intéressantes, glanées au milieu des masses populaires. Cette perspective valait bien le sacrifice de mes répugnances.
L’homme chez qui nous nous trouvions était un villageois aisé, ce qui ne l’empêcha pas de nous laisser préparer notre repas avec nos propres provisions. La soupe étant prête, il ne fit pas, non plus, la moindre façon pour en manger sa part, estimant, peut-être, que c’était là son dû pour avoir fourni quelques navets qu’il avait coupés en tranches et jetés dans la marmite sans les laver.
Plusieurs voisins se montrèrent dans la soirée et notre hôte ne manqua pas de leur raconter la générosité des deux fonctionnaires à notre égard. Sur quoi Yongden affirma hardiment que ces nobles Messieurs des provinces d’U et de Tsang, étant des gens instruits et pieux, ne manquaient point d’honorer les religieux et qu’il avait l’habitude d’en recevoir des secours.
Je profitai de cette occasion pour m’enquérir des endroits où nous pourrions encore espérer rencontrer des pönpos de Lhassa. J’expliquai qu’ayant épuisé notre argent au cours de nos longs pèlerinages nous nous reposions sur la charité de ces dévots seigneurs pour assurer notre subsistance, jusqu’à ce que nous ayons regagné notre pays.
J’avais inventé cette manière d’obtenir, sans éveiller de suspicions, des renseignements aussi précis que possible sur les endroits où résidaient des fonctionnaires du gouvernement de Lhassa. L’insistance que je mettais à connaître les moindres détails concernant la situation des dzongs{71}, les routes qui y conduisaient, celles par lesquelles on demeurait hors de leur vue, s’expliquait ainsi par la crainte que j’éprouvais de passer, sans m’y rendre, dans le voisinage d’un de ces dzongs bénis d’où la mâne tombait dans les sacs des pauvres ardjorpas.
Des gens qui recherchaient avec tant d’ardeur la rencontre des autorités ne pouvaient inspirer aucun soupçon, et certains, eussent-ils conçu des doutes sur ma nationalité, que la gratitude que j’affectais pour les libéralités souvent imaginaires de tous les préfets dont j’avais traversé le territoire, les eût immédiatement dissipés.
Ce même soir, j’appris que le recrutement militaire s’effectuait dans la vallée du Nou tchou d’une façon à peu près analogue à celle en usage dans la région septentrionale de Kham. Un certain nombre de villageois étaient enrôlés, ils continuaient à vivre chez eux et à vaquer à leur travail habituel, mais devaient se tenir prêts à répondre immédiatement à tout appel des autorités pour faire campagne et rendre d’autres services rentrant dans les devoirs d’un soldat thibétain. Ces demi-soldats jouissaient de certains avantages, tels qu’exemption complète ou partielle d’impôts, exemption des corvées et, quelquefois, recevaient un petit salaire payé, la plupart du temps, en nature.
Quant à l’armée proprement dite, elle est composée de professionnels à gages qui, à tour de rôle, sont exercés à Gyantzé par les soins de l’Angleterre. Suffisamment bien armés avec des fusils européens de modèle ancien, ces hommes sont très capables de tenir en respect et de vaincre les troupes mal organisées des généraux chinois du Szetchouan, mais les soldats d’une nation occidentale les auraient tôt réduits à l’impuissance.
Nous quittâmes, au lever du jour, nos braves hôtes, les premiers dont nous ayons reçu l’hospitalité dans notre aventureux voyage et nous continuâmes notre route le long de la vallée.
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* *
Peu de paysages possèdent à un égal degré la majesté sereine et charmante que respire la vallée du Nou tchou. Après avoir longtemps serpenté sous les bois, à l’aspect riant, notre sentier débouchait de temps en temps, sur des pelouses naturelles, ornées, comme à dessein, de rochers aux formes variées. Parfois, l’un de ceux-ci se dressait isolé et nu comme un monument, au milieu du gazon, tandis qu’ailleurs, d’autres se dissimulaient sous des écharpes de plantes ou pointaient de façon bizarre entre des groupes d’arbres verts. De grands sapins solitaires dessinaient leur silhouette imposante sur un arrière-plan de feuillage automnal dont l’or imitait un fond de mosaïque byzantine. Des cyprès s’alignaient en avenue mystique, close, au loin, par la ligne turquoise de la rivière. Un air de gracieux mystère enveloppait toutes choses. Il me semblait marcher à travers les images d’un vieux livre de légendes et je n’aurais été que modérément étonnée, eussé-je surpris un conciliabule d’elfes siégeant sur les rayons du soleil, ou atteint le palais de la Belle au bois dormant.
Le temps continuait à être merveilleux et, chose singulière, bien que les mares et les ruisselets fussent gelés, les nuits n’étaient pas vraiment froides.
Les lueurs étranges de feux cachés qui nous avaient tant intrigués dans la forêt du Kha-Karpo réapparurent dans les recoins sombres de ce parc naturel. Elles devinrent même une partie si habituelle des paysages nocturnes que nous ne leur prêtâmes plus guère d’attention, quelle que pût être la cause qui les engendrait : les rayons de la lune ou les mi ma yins, comme le prétendait Yongden.
Nous rencontrions maintenant, chaque jour, des bandes de pèlerins se dirigeant vers le Kha-Karpo. Les villages se trouvaient situés assez près les uns des autres pour nous permettre de passer les nuits à l’abri, si nous l’avions souhaité, mais je préférais dormir sous les arbres, enveloppée de silence et de sérénité.
Les animaux sauvages ne semblaient pas nombreux dans la vallée. Un soir où j’étais restée éveillée assez tard, je vis un loup passant à côté de nous. Il nous vit bien aussi, étendus sur les feuilles sèches, au clair de lune, mais ne manifesta aucune curiosité à notre égard et poursuivit son chemin.
Une autre fois où nous avions marché très tard dans la nuit, et fait halte entre des rochers près d’un pont, jeté sur un large torrent, un gros loup gris descendit le sentier dans notre direction. Il daigna s’arrêter quelques secondes pour nous examiner, puis se remit en marche d’un air indifférent.
Ce sont les deux seuls animaux de cette espèce que j’ai rencontrés dans cette région, tandis que lors de mes pérégrinations dans les solitudes du Thibet septentrional, les loups se montraient, au contraire, assez fréquemment et par bandes, dans le voisinage de mes camps.
Une aventure amusante m’advint dans un village de la vallée du Nou. Ainsi que je l’ai déjà relaté, je me servais d’encre de Chine pour noircir ma chevelure. De temps en temps je rafraîchissais le bâton d’encre humidifié et mes doigts, cela va sans dire, se noircissaient fortement pendant cette opération.
La chose ne se remarquait guère, car la personnalité de vieille pauvresse que j’avais assumée exigeait une peau aussi sale que possible et je me frottais fréquemment les mains et la figure avec la suie grasse empruntée au fond de notre marmite pour m’appareiller à la couleur des paysannes du pays{72}. Cependant, un jour…
Ce jour-là, j’avais mendié en chantonnant des formules pieuses de porte en porte, suivant la coutume des pèlerins nécessiteux. Une brave femme nous fit entrer chez elle, Yongden et moi, pour nous donner à manger. Le repas se composait de lait caillé et de tsampa. L’usage veut que le lait d’abord, la tsampa ensuite, soient versés dans l’écuelle de bois que tout Thibétain pauvre porte toujours avec lui, et le mélange se fait alors avec les doigts. Oubliant l’opération à laquelle je m’étais livrée quelques heures auparavant, je plonge résolument mes doigts dans le bol et commence à triturer la farine. Mais qu’y a-t-il donc dans celle-ci ? Elle salit le lait, des traînées noirâtres apparaissent… Je comprends enfin, mes doigts déteignent. Si je pouvais jeter le contenu de mon écuelle ! Mais il n’y faut point penser, des mendiants ne gaspillent pas les bonnes choses qu’ils reçoivent. Que faire ?… Mon jeune compagnon vient de jeter un regard de mon côté et s’aperçoit de la catastrophe. La situation, si comique qu’elle soit en réalité, est grave pour nous ; ces doigts qui noircissent la blanche bouillie pourraient donner lieu à des questions et me trahir. Yongden ne s’attarde pas à chercher le moyen de sortir d’embarras, il en est un très simple : « Avalez ! » murmure-t-il. J’essaie. Quel goût infect !… J’hésite à continuer. « Avalez !… avalez donc vite ! » répète-t-il d’un ton impératif, la nemo{73} revient de ce côté. » Et fermant les yeux… j’avale.
*
* *
De villages en forêts et de forêts en villages nous remontâmes la charmante vallée dans la direction du monastère de Dayul{74}. Bien que mes précédentes rencontres avec des pönpos eussent fini agréablement pour moi, je n’avais pas le moindre désir de multiplier les incidents de ce genre. Aussi, sachant qu’un fonctionnaire résidait à Dayul, je décidai de traverser cet endroit nuitamment.
La chose paraissait aisée, à première vue, cependant comme nous ne connaissions pas le pays, que le chemin manquait de bornes kilométriques et que nous avancions à travers des bois, la vue bouchée de tous côtés, il nous était passablement difficile d’évaluer la distance à franchir et de régler notre pas de façon à atteindre le monastère à l’heure que nous avions choisie.
Un matin, des paysans nous avaient dit : « Vous arriverez à Dayul aujourd’hui. » C’était un renseignement, mais combien vague ! Devait-on se hâter ou marcher à son aise pour arriver avant la nuit ? Nous ne pouvions le deviner.
Craignant d’émerger des bois en face de la gompa, avant la tombée du soir, nous passâmes une partie de la journée cachés sous les arbres près de la rivière, mangeant, buvant, et rêvant. Le résultat de cette flânerie fut assez fâcheux. Nous trouvant beaucoup plus loin de Dayul que nous ne l’avions supposé, nous marchâmes longtemps dans la nuit sans découvrir la moindre trace du monastère.
Le long de la vallée édénique rendue encore plus romantique par l’obscurité, nous avancions craintivement dans la solitude la plus complète, nous fatiguant les yeux à essayer de distinguer des formes de bâtiments sur la rive opposée de la rivière, où nous savions que le monastère était bâti. Nous étions presque convaincus que notre long arrêt, au cours de la journée, avait causé l’échec de notre plan et que nous n’atteindrions Dayul qu’après le lever du jour. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, mon anxiété croissait.
Je marchais nerveusement en tête, lorsque j’entrevis, au milieu du sentier soudainement élargi et déboisé, des structures blanchâtres ressemblant à des murs. Quelques pas de plus nous conduisaient auprès de deux mendongs séparés par des chörtens.
Une longue file de hautes bannières montaient une garde silencieuse autour des monuments : dans la nuit, l’effet était vraiment impressionnant.
Nous ne pouvions toujours entrevoir aucune habitation de l’autre côté de l’eau ; mais le groupe des mendongs et des chörtens indiquait que nous nous trouvions en face du monastère. J’étais trop familiarisée avec les coutumes du Thibet pour ne pas le comprendre. D’ailleurs, un peu plus loin, nous vîmes le grand pont dont nous avions entendu parler et il nous fut impossible de conserver le moindre doute : nous étions à Dayul.
Il s’agissait de nous en éloigner aussi rapidement que possible. Rien ne paraissait plus facile ; cependant, à notre insu, un vent d’aventure se levait sur notre route, la fin de cette nuit allait être presque tragique.
Tout d’abord, nous nous aperçûmes que la piste que nous suivions depuis notre entrée dans la vallée du Nou finissait brusquement contre des rochers auprès d’un second pont dont nul ne nous avait signalé l’existence. À l’entrée de ce dernier se dessinait un mur percé d’une ouverture en forme de porte.
Ne voyant aucun passage, nous traversâmes ce pont. Il nous amena en face d’une maison abritée par de gros arbres, devant laquelle la rivière débordée coulait sur de gros galets.
Malgré ses volets clos, cette maison cachée dans l’ombre nous effrayait, il fallait passer vivement sans nous faire entendre, et malheureusement les pierres se heurtant sous nos pas résonnaient bruyamment dans le grand silence.
Au bout de quelques minutes, je me persuadai que nous nous étions trompés de chemin. Jamais, pensais-je, le sentier bien marqué que nous venons de quitter ne peut se transformer brusquement en un tel casse-cou. Nous nous trouvons sur le chemin de quelque moulin. Il faut retourner sur nos pas.
Je tâchai de me remémorer très exactement tout ce que je savais concernant la topographie de l’endroit. Une route partait de Dayul allant à Dowa, elle ne m’intéressait pas. La piste principale vers Tsawa Tinto où je comptais me rendre suivait la rive gauche du Nou tchou. D’autres sentiers menaient vers le même village par la rive droite. Je pouvais donc, à mon gré, traverser ou non la rivière – tous les paysans me l’avaient répété – je préférais demeurer sur le sentier de la rive gauche pour ne pas approcher du monastère, donc j’avais fait fausse route.
Tout en pensant, j’avais rebroussé chemin, suivie par Yongden. Nous approchions de l’extrémité du pont, lorsque nous entendîmes du bruit. Quel genre de bruit ? Produit par quoi ? Hommes, bêtes ou choses ? Nous ne nous attardâmes pas pour approfondir la question. Du bruit disait un danger possible, le seul que nous redoutions qui comptât pour nous : être vus, reconnus, arrêtés dans notre randonnée vers Lhassa. Un mouvement instinctif nous jeta dans l’espèce de porte béante que j’avais remarquée peu avant et nous nous aplatîmes dans le recoin le plus sombre du petit enclos où nous avions pénétré. Après une minute d’immobilité, n’entendant plus rien, nous nous hasardâmes à regarder autour de nous. Épouvante !… nous étions dans la cour d’une habitation dont nous distinguions la porte basse à deux pas de nous. Des gens dormaient là, sans doute, ils pouvaient s’éveiller, sortir, ou bien un chien n’allait-il-pas nous sentir et aboyer… Aussi rapidement que nous nous y étions introduits, nous nous précipitâmes hors de cet abri dangereux et nous nous retrouvâmes sur le sentier par où nous étions venus.
La nuit était claire mais sans lune, et les étoiles, toutes brillantes qu’elles fussent, n’éclairaient pas suffisamment le paysage pour nous permettre de nous orienter. Nous essayâmes encore une fois de trouver un autre passage, mais dûmes nous convaincre qu’à part les deux ponts il n’y en avait point.
Nous ne savions que penser. Tous les renseignements que nous avions recueillis étaient-ils donc inexacts ? Plus vraisemblablement, c’était nous qui les avions mal compris. Quoi qu’il en pût être, nous ne pouvions continuer à errer à proximité de maisons et en vue du monastère d’où l’on nous apercevrait dès les premières lueurs du jour. Nous devions, et très rapidement, aller ailleurs, n’importe où, quittes à chercher notre route le lendemain, si nous nous trompions maintenant de direction, ou même à modifier complètement notre itinéraire, si la prudence ne nous permettait pas de revenir sur nos pas.
Yongden décida, alors, de s’en aller seul, en éclaireur, reconnaître le terrain au-delà du grand pont. La situation de ce dernier, en face d’une gompa dont j’avais, à la longue, fini par découvrir la masse blanchâtre dans un recoin de la montagne, très haut au-dessus de la rivière, me rappelait le tchagdzam{75} et l’échec subi dans son voisinage. Ce souvenir, à ce moment même, n’avait rien d’agréable ni d’encourageant.
Sous les pieds du jeune lama, les planches du tablier firent un terrible tapage, puis le silence tomba et pendant longtemps je n’entendis plus rien que le murmure de l’eau contre la rive. Puis, de nouveau, le clac clac des planches s’entrechoquant résonna dans la nuit. Yongden revenait. Il est impossible, pensai-je, que ce bruit ne soit pas entendu. Des gens vont s’éveiller, des domestiques, des soldats vont venir. Je m’attendais à un appel demandant qui rôdait ainsi dans la nuit, commandant à l’étrange voyageur de se montrer et d’expliquer pourquoi il errait à cette heure insolite ; je craignais pire encore : des coups de feu striant les ténèbres, une balle qui, par hasard, pourrait atteindre mon fils…
Mes craintes, heureusement, ne se réalisèrent point ; la nuit resta silencieuse et mon éclaireur revint sain et sauf. Son rapport était désolant. Il n’avait découvert qu’un sentier montant de la rivière vers le monastère. Très probablement, les divers autres chemins partaient derrière celui-ci. Nous n’avions aucune envie d’aller nous en assurer.
Le bruit fait par mon compagnon, bien que n’ayant attiré aucune réponse immédiate, avait rendu notre fuite encore plus pressante.
Nous courons de nouveau vers le second pont, passons encore une fois devant les deux maisons, barbotons dans l’eau parmi les galets et atteignons une petite chapelle construite sous un arbre. Là, le chemin branchait. Nous tournons à gauche parce qu’il nous semble que le terrain est plus ouvert de ce côté, grimpons un raidillon, droit comme une échelle, et arrivons à un village. Au-delà de celui-ci, nous nous égarons parmi des canaux d’irrigation et des champs bâtis en terrasses… Où pouvions-nous aller, maintenant ?…
Yongden, après avoir déposé son fardeau à côté de moi, repartit à la découverte et je m’assis sur les pierres. J’attendis longtemps, puis, plus haut sur la montagne, un chien se mit à aboyer avec persistance. Le lama était-il de ce côté ? Trouverait-il un chemin ? Il ne revenait pas. Plus de deux heures s’écoulèrent ; je regardais avec angoisse tourner les aiguilles lumineuses de ma montre. Que lui était-il arrivé ?…
Au loin, il y eut une chute de grosses pierres… Qu’était-ce ? Un éboulement naturel ou un accident ? La nuit, une ombre induisant en erreur sur le niveau du sol, un faux pas, sont suffisants pour envoyer le pauvre chemineau rouler au bas de la pente, se fracasser la tête sur des rochers ou se noyer dans la rivière. Je me levai, prête à me mettre à la recherche du jeune homme. Il tardait trop longtemps, je pressentais un malheur.
Je fis quelques pas, l’obscurité était complète. Comment pourrais-je découvrir mon compagnon ? Et si, par miracle, j’arrivais à le rejoindre, réussirions-nous aussi à retrouver la place où nos sacs étaient déposés ? Ne fallait-il pas qu’un signal, même presque imperceptible, dirigeât celui qui, je l’espérais tout de même, allait bientôt revenir.
La sagesse m’ordonnait de demeurer où je me trouvais et mon inactivité ajoutait à l’anxiété qui me tourmentait.
Yongden arriva. J’avais deviné juste : il avait glissé et été entraîné avec les pierres qui s’écroulaient. Arrêté par des buissons croissant sur une petite plate-forme naturelle, il avait vu un quartier de roc rebondir à côté de lui et continuer sa course, le manquant de peu. Son récit, quoique fait à voix basse, dénotait l’excitation de quelqu’un qui vient de l’échapper belle, mais sa préoccupation principale restait le chemin à découvrir. Il n’en avait trouvé aucun. Il rapportait cependant un renseignement intéressant. Nous n’avions pas franchi le Nou tchou. Des deux ponts, celui qui aboutissait au pied du monastère traversait cette rivière, l’autre était jeté sur l’un de ses affluents. Nous aurions dû nous en apercevoir immédiatement en comparant leur longueur, mais l’obscurité, notre hâte, les craintes qui agitaient notre esprit avaient quelque peu troublé notre jugement. Bref, nous nous trouvions toujours sur la rive gauche et pouvions espérer suivre la route que tant d’excellentes gens nous avaient minutieusement décrite. Toutefois, nous n’osions plus tenter aucune reconnaissance dans les ténèbres, la dernière avait failli tourner trop mal. Il nous était également impossible de demeurer sur la pente dénudée où nous nous étions arrêtés. Comment y expliquer notre présence aux villageois qui se montreraient, sans doute, dès que le jour se lèverait ? L’endroit n’était pas de ceux où l’on campe.
— Nous devons redescendre, dis-je à Yongden, retourner s’il le faut jusqu’aux mendongs en face de la Gompa. Si quelqu’un nous découvre là, à l’aube, du moins notre conduite ne semblera-t-elle pas bizarre, maints ardjopas couchent à l’abri des mendongs, le long des routes. Rien d’autre ne peut être tenté maintenant.
Nous retraversâmes de nouveau le village ; mais, durant toutes nos pérégrinations, la longue nuit hivernale s’était écoulée. Une ligne pâle se dessina à l’horizon comme nous atteignions la dernière ferme : le jour se levait.
Il devenait inutile de descendre plus bas. L’aube faisait de nous d’honnêtes pèlerins s’étant mis en marche « avant que le coq chante » comme disent les Thibétains. Rien de plus ordinaire. Il ne nous restait plus qu’à savoir de quel côté nous devions nous diriger et à filer à pas accélérés.
De nouveau Yongden me laissa assise contre une haie et, remontant le village, alla frapper à la porte d’une maison. Un homme à demi éveillé ouvrit un volet à l’étage et mon compagnon apprit de lui que nous n’avions qu’à retourner vers l’endroit où nous avions passé une partie de la nuit et que, de là, nous regagnerions le chemin principal, celui que nous avions laissé à notre droite, au pied de la chapelle, pendant la nuit précédente.
Dès que mon compagnon eut rapporté cette heureuse nouvelle, nous rechargeâmes nos sacs et nous traversâmes une fois de plus ce bienheureux hameau. Nous marchions avec précaution et aussi rapidement qu’il nous était possible, jugeant préférable d’éviter les regards des habitants. Ceux-ci ne se montraient pas encore ; quant à l’homme à qui Yongden avait demandé son chemin, il ne m’avait pas vue et ne pourrait jamais parler que d’un lama pèlerin voyageant seul. Cette circonstance concordait tout à fait avec mon désir d’éviter les moindres incidents capables d’aider à suivre ma trace.
Au sommet de la montée, nous trouvâmes un second groupe d’habitations beaucoup plus important que le premier.
Du point élevé que nous avions gagné, nous pouvions parfaitement voir la gompa située beaucoup plus bas, près de la rivière. Teintés de rose, par l’aurore, ses nombreux bâtiments blanchis à la chaux se détachaient joliment sur le fond sombre des forêts. Mais ce n’était pas le moment d’admirer le paysage.
Des gens sortaient déjà pour aller puiser de l’eau. Une femme me regarda et je jugeai convenable de faire pieusement le tour d’un chörten se dressant à l’intersection de deux routes.
Yongden qui me suivait ne remarqua qu’une de celles-ci et, me voyant circuler autour du monument, il se méprit sur mon geste et crut que j’avais trouvé le passage fermé en face de moi. Ceci le confirma dans l’idée qu’il n’existait qu’un seul chemin : celui qu’il avait vu et il s’y élança à grande allure.
Je le suivis aussi rapidement que je pus pour l’avertir qu’il tournait le dos au Nou tchou, mais avant que je l’aie rejoint, un homme s’arrêta devant lui. Poliment, mais en le dévisageant avec un regard inquisiteur qui me fit frissonner, il lui posa différentes questions sur le pays d’où il venait, son voyage, son identité, etc. À mon grand et joyeux étonnement, le questionneur ne m’accorda pas un regard.
Nerveux, exténué par toutes les allées et venues de la nuit précédente, Yongden répondait gauchement. À la fin il se mit à rire bêtement sans que rien dans ce qu’il disait justifiât son hilarité. Je me sentais mourir de peur.
L’homme nous dit, ce que j’avais déjà compris, que nous marchions vers Tchiamdo et non vers Dzogong où nous disions vouloir nous rendre. Nous retournâmes donc en arrière jusqu’au chörten et prîmes le sentier qui suivait la vallée du Nou.
Voilà le résultat auquel avait abouti toute une nuit de fatigues… Nous avions été vus, examinés de près et ce villageois, qui avait toutes les allures d’un soldat ou d’un intendant au service d’un pönpo, savait où nous allions.
Le soleil s’était levé, nous regardâmes encore une fois le monastère de Dayul, charmant dans son nid verdoyant de grands bois, et nous continuâmes à marcher sans plus forcer notre pas habituel. À quoi bon maintenant !…
Cet homme qui avait tant interrogé Yongden, pensais-je, va prévenir le fonctionnaire de Lhassa du passage de gens suspects. Je calculais mentalement le temps nécessaire pour se rendre du village à la gompa, être admis devant le « grand homme », seller un cheval et nous rejoindre. Cela ne pouvait pas être excessivement long – le cavalier certainement ferait diligence – une heure à peine.
Cependant, personne ne se montre du côté de Dayul… Mais si, un paysan… il porte un sac sur son épaule, il est à pied… Le pönpo n’enverrait pas un homme chargé d’un fardeau… Il nous rejoint, il passe. Le chemin est vide derrière nous. Nous continuons.
Un tintement de grelots me fait sursauter. Un cavalier arrive. Je me raidis, je ne veux pas m’évanouir bien que je sente le sang se retirer de mon cerveau et que tout autour de moi s’obscurcisse. J’ai tout juste le temps de quitter le milieu du sentier pour éviter d’être renversée par le cheval… Le cavalier est déjà loin, le bruit des grelots diminue et s’éteint.
Il s’en faut que nous soyons complètement rassurés, mais l’émotion, la fatigue et le manque de sommeil ont raison de notre énergie. Nous sommes à bout de force.
En contre-bas du chemin que nous suivons, la montagne présente une série de larges terrasses naturelles, toutes boisées, qui s’échelonnent jusqu’à ce que les plus basses d’entre elles touchent à la rivière.
Le paysage a repris son aspect de parc seigneurial. Or et pourpre, les feuilles d’automne flamboient parmi les bouquets d’austères sapins et jonchent le gazon saupoudré de neige légère. Jamais empereur, en aucun palais, n’eut tentures et tapis aussi somptueux.
Je dis à Yongden, de me suivre. Nous avons tôt fait de trouver une salle charmante auprès de gros rochers. Notre thé est bouilli rapidement et nous dévorons de la tsampa avec un appétit féroce. Les pires émotions, je l’avoue, n’ont jamais eu le pouvoir de m’empêcher de manger ou de dormir. Dormir ! Voilà ce dont nous avons le plus impérieux besoin. Le soleil monte glorieux, ardent, il va nous tenir chaud. Je m’allonge sur l’herbe rousse, attire mon sac pour y appuyer ma tête… Ai-je achevé le geste ?… Le Thibet et le monde n’existent plus pour moi.
Nous nous remîmes en marche dans le courant de l’après-midi. Nous commencions à croire que la dernière alerte, comme les précédentes, n’aurait aucune suite fâcheuse et que nous en serions encore une fois quittes pour la peur. Nous arrivâmes bientôt à une abondante source chaude dont l’eau s’échappait de divers côtés autour d’une proéminence rocheuse et je me réjouis à l’idée de prendre un bain chaud.
Une sorte de bassin primitif, enclos de pierres, avait précisément été construit là à cet effet, à l’abri d’un mur de roc. Je n’avais qu’à attendre l’obscurité, lorsque je pourrais me déshabiller sans craindre de montrer la couleur de ma peau, si d’aventure des passants survenaient.
Quel ne fut donc pas mon ennui quand je vis arriver une famille de pèlerins : le père, la mère et trois enfants qui s’installèrent pour camper près de nous. Je n’avais pas le moindre doute sur ce qui allait arriver ! Tous iraient immédiatement s’asseoir dans le bassin, car s’ils méprisent en général, les soins quotidiens de la simple propreté, les Thibétains ont une extrême confiance dans la vertu des eaux chaudes naturelles et s’y plongent avec enthousiasme chaque fois qu’ils le peuvent{76}. Ainsi, si je persistais dans mon projet de baignade, il me faudrait à la nuit, entrer dans l’eau où toutes ces peaux crasseuses auraient déjà trempé. Bien qu’un courant continu passât à travers la piscine et en renouvelât quelque peu le contenu, cette idée m’était franchement désagréable.
Évidemment, tout se passa comme je l’avais prévu et Yongden, que je pressai d’aller profiter de l’eau claire, me rapporta que son bain avait été coupé court par l’entrée, dans le bassin, du père et de ses trois rejetons.
Je ne pouvais qu’attendre et j’attendis longtemps. La sensation agréable produite, en un pays froid, par l’immersion dans l’eau chaude retint les quatre Thibétains sous son charme pendant plus d’une heure. La nuit était complète ; il gelait, un vent froid balayait la vallée promettant peu de plaisir pour le moment où, sortant du bain, je devrais m’essuyer en plein air avec mon unique serviette qui mesurait environ trente centimètres carrés. Un nouveau retard fut occasionné par mon désir de laisser l’eau se renouveler, mais je partis enfin, après que Yongden m’eut pathétiquement adjurée d’éviter avec le plus grand soin de me laver la figure, celle-ci étant, à la longue, presque devenue de la couleur orthodoxe d’une face de paysanne thibétaine.
*
* *
Quelques jours plus tard, nous suivions en flânant le bord de la rivière quand deux lamas en habits de voyage nous rejoignirent. Ils s’arrêtèrent, nous questionnèrent sur notre pays natal et diverses autres choses, l’un des deux me regardant avec une insistance particulière. Ils nous dirent qu’ils étaient au service du gouverneur de Menkong et portaient une lettre de sa part à l’officier résidant à Dzogong.
Yongden avait remarqué, comme moi, les regards que l’un de ces hommes avait attachés sur moi et, ainsi que l’auraient probablement fait d’autres voyageurs se trouvant dans notre condition, dès que les lamas eurent disparu, notre imagination se mit à travailler. Parmi les diverses hypothèses, plus terrifiantes les unes que les autres, qui germaient dans notre esprit, nous avions à peu près accueilli celle-ci : Des rumeurs avaient circulé après notre passage dans la région de Menkong ; le keugner de Lhakhangra ou les gens de Wabo avaient conçu des doutes à notre sujet. Ces bruits n’étaient que tardivement parvenus aux oreilles du gouverneur et il avait envoyé ces deux hommes pour en informer son collègue de Dzogong afin que ce dernier puisse s’assurer de notre identité. Ou bien encore, partis de Menkong pour une tout autre affaire, c’était à Dayul que les voyageurs avaient entendu parler de deux pèlerins suspects.
Jusque-là une prompte solution était intervenue après chacune des rencontres inquiétantes que nous avions faites, mais celle-ci laissait derrière elle une terreur tenace. Dzogong où nous pourrions connaître si nos craintes étaient ou non fondées, se trouvait encore loin et chaque jour ramenait la même question : Ne marchions-nous pas vers un désastre, la ruine de nos plans, la mise à néant de tout ce que nous avions enduré de fatigues, de tribulations et de tourment d’esprit depuis neuf mois que nous avions quitté le Gobi et la lointaine frontière mongole ?
Nous en revînmes aux courses nocturnes, redevenus le gibier affolé rêvant du chasseur. Un matin, à l’aube, une bande de pèlerins nous croisa et quelques-uns d’entre eux s’arrêtèrent pour parler à Yongden. Suivant mon habitude, je continuai ma route en retardant le pas. Lorsque mon compagnon me rejoignit, il était plus terrifié que je ne l’avais jamais vu :
— Ce sont des gens de Riwotché{77}, me dit-il qui sait s’ils ne vous ont pas vue quand vous y avez passé avec Thobgyal ?… Vous êtes célèbre dans cette région.
Notre frayeur redoubla. Elle s’accrut d’heure en heure. À la vue de chaque homme, de chaque femme que nous rencontrions, nous tremblions, pensant que l’ultime catastrophe approchait. En vérité, nous étions sur le chemin qui mène à la folie.
Dans cet état d’esprit, nous arrivâmes à un pont traversant le Nou près d’une bourgade nommée Porang.
Je connaissais l’existence de ce pont mais, d’après les renseignements que j’avais recueillis, il menait à une région déserte et accidentée, difficile à parcourir. Cependant. Il me fit l’effet d’un ami se trouvant là à point pour nous sauver.
— Risquons l’aventure, dis-je à Yongden. Sur la route où nous nous trouvons, nous courons le danger de rencontrer des gens qui nous connaissent. Ceux de Jakyendo, de Dirgi et les dokpas du sud du désert d’herbe passent presque tous par ici pour se rendre au Kha Karpo et nous sommes au plus fort de la saison du pèlerinage.
— Si nous continuons à remonter la vallée du Nou tchou nous arriverons aussi à Dzogong et il se peut que ces lamas, même si la lettre dont ils étaient chargés ne nous concerne en rien, y aient bavardé à notre sujet. Voici un pont bien construit, il indique qu’il existe, sur l’autre rive, une piste d’une certaine importance. Le Giamo nou tchou{78} coule dans cette direction, tâchons d’abord de l’atteindre et, ensuite, nous verrons quel itinéraire nous pourrons adopter.
Ainsi fut fait. Renonçant à acheter des vivres à Porang afin de ne pas nous y montrer, nous passâmes le pont et, bravement, nous mîmes à grimper le sentier qui lui faisait suite, sans trop savoir où il nous conduirait.
À la nuit tombée, nous frappions à la porte d’une ferme isolée située parmi des champs nouvellement défrichés, au milieu d’une forêt de sapins. Deux femmes, les deux sœurs, vivaient là avec quelques domestiques. Elles nous accueillirent cordialement.
Le lendemain, nous continuâmes à gravir la montagne à travers des forêts d’un aspect sauvage et franchîmes un col appelé Ka la. Les fermières chez qui nous avions couché nous avaient appris que leur demeure confinait à une région complètement déserte fréquentée seulement par quelques dokpas errant avec leurs troupeaux dans les vallées encloses entre deux hautes chaînes de montagnes : celle que la piste traversait par le col de Ra et une autre, plus élevée, vers le sommet de laquelle nous atteindrions un autre col nommé Pang la.
Le second jour après avoir quitté la vallée du Nou tchou, nous eûmes la bonne fortune d’arriver devant un camp de pasteurs. Ils nous apportèrent, au-dehors, du lait caillé, de la tsampa et un petit morceau de beurre, mais ne nous permirent pas de coucher dans leur hutte. Tant à l’intérieur qu’autour de celle-ci, une quarantaine d’hommes se trouvaient assemblés, chacun d’eux porteur d’un fusil. Leurs allures permettaient de deviner qu’ils préparaient une expédition de brigandade, chose tout à fait dans les mœurs du pays et, bien naturellement, le plan de celle-ci ne devait pas être discuté devant des passants inconnus.
Une tournée faite à d’autres camps, dans les environs, fut particulièrement fructueuse. Peut-être l’expédition projetée était-elle pour quelque chose dans la générosité dont nous bénéficiions et les familles des braves qui allaient courir l’aventure voulaient-elles, par ces aumônes données à un lama, leur assurer bonne chance et profit. Mystère ! Bref, fromage, beurre et tsampa gonflèrent nos sacs de façon réjouissante et, après avoir passé la nuit en plein air, nous repartîmes, ployant sous le poids de nos fardeaux mais pleinement rassurés, quant à notre subsistance, pour un bon nombre de jours.
Le pays que nous traversions n’avait rien du charme de la vallée du Nou. Il était froid, souvent aride et les pistes, en maints endroits, ne se distinguaient qu’après d’assez longues recherches.
En quittant le camp des dokpas nous traversâmes une jolie rivière, grimpâmes un affreux raidillon, puis nous trompâmes de direction. Nous avions déjà parcouru un très long bout de chemin sur le flanc de la montagne, lorsque quelques jeunes pâtres au regard perçant nous découvrirent. Ils se trouvaient presque immédiatement au-dessous de nous dans la vallée, mais à une distance considérable. Leurs appels nous arrivaient indistincts, à peine audibles et nous ne comprîmes pas, tout d’abord, qu’ils s’adressaient à nous. En prêtant attentivement l’oreille nous parvînmes à saisir quelques mots : Nous devions retourner sur nos pas et monter à travers la forêt.
J’ouvrirai une parenthèse ici, pour indiquer que l’acte de montrer le chemin à un voyageur ou de le guider, s’il s’égare, est considéré au Thibet comme très méritoire au point de vue religieux. D’après les croyances lamaïstes, celui qui, sciemment, dirige faussement un passant, et surtout un pèlerin ou un lama, ou ne l’avertit pas s’il se trompe de route, erre, après sa mort, dans les Bardos{79}, ombre misérable, incapable de trouver la voie de la renaissance en aucun monde.
Dûment renseignés, nous franchîmes le col de Pang et, là, commença une interminable descente en forêt par un sentier de chèvre, très raide, parfois transformé en glissoire par la neige qui y avait partiellement fondu, puis gelé de nouveau.
Vers le soir, nous rencontrâmes de vastes cavernes servant d’habitation estivale aux pasteurs qui transhument dans ces parages. Ces demeures primitives me tentaient. J’y aurais volontiers passé la nuit, mais le lit du ruisseau qui leur fournissait de l’eau était à sec en hiver et Yongden faisait triste mine à l’idée de s’endormir sans avoir soupé. Nous étions partis à jeun le matin avant l’aube.
Continuant à descendre, nous atteignîmes, à la nuit, un espace défriché où se trouvaient deux fermes. L’attitude des hommes qui sortirent pour nous examiner et s’enquérir de nos bêtes et de nos bagages n’était pas des plus rassurante, mais, finalement, bien que passablement rudes dans leurs manières, ils nous traitèrent tout à fait bien.
Je ne sais si j’ose relater jusqu’où alla la bonté de ces simples montagnards… Avant de m’étendre dans un coin de la cuisine pour dormir, je sortis un instant. Mon hôtesse m’avait bien recommandé de ne point tenter de descendre l’échelle menant à la cour, à cause des chiens de garde qui me mettraient en pièces. Il suffisait, m’avait-elle dit, de m’asseoir contre le bord du toit-terrasse. Je connaissais de longue date cette habitude et d’autres encore plus singulières et allais m’y conformer, lorsque deux jeunes géants, les fils de la maison, s’étant aperçus de ma disparition, accoururent derrière moi et me saisissant fortement chacun par un bras, me dirent le plus amicalement du monde : « Il fait obscur, bonne mère, vous pourriez tomber{80}. Asseyez-vous, nous allons vous soutenir. » Yongden dut s’entremettre pour les convaincre qu’il était préférable de me laisser seule. Quelques jours auparavant, dans une circonstance analogue, des femmes avaient eu, à mon égard, une attention encore plus touchante. Les braves Thibétains seraient bien étonnés d’apprendre que ces choses nous font rire.
Pendant la soirée, tandis que nous devisions avec nos hôtes autour du feu, un des hommes parla de Lhassa et, incidemment, des philings. Les gens de la ferme avaient entendu raconter beaucoup d’histoires à leur sujet et étaient convaincus qu’un grand nombre d’entre eux résidaient, à présent, dans la capitale{81} mais nul étranger n’était encore passé dans leurs parages.
Yongden, qui ne perdait pas une occasion de s’égayer, se vanta d’avoir vu deux mig kar{82} en Amdo et, pour ne pas demeurer en reste de plaisanterie avec lui, je confessai humblement que je n’en avais jamais entrevu aucun.
Après la traversée de nouvelles montagnes, cette fois complètement arides, un matin nous découvrîmes – à peut-être quinze cents mètres ou même davantage – au-dessous de nous un mince ruban scintillant : c’était le Giamo Nou tchou.
D’après nos renseignements, il existait dans cette région un endroit où l’on pouvait traverser la rivière. Nos derniers hôtes avaient confirmé ceux-ci et parlé de toupas, ce qui signifie bateliers. Nous nous attendions donc à trouver un bac ou des canots de cuir, mais comme nous nous rapprochions du fleuve, une ligne d’abord indistincte s’entrevit, puis grossit et, bientôt, nous ne pouvions plus conserver aucun doute : c’était un câble attaché aux deux rives qui remplissait l’office de pont.
Les voyageurs sont rares dans ce pays perdu, les passeurs – improprement dénommés « bateliers » – habitaient, nous avait-on dit, de l’autre côté de l’eau, dans un village nommé Tsawa et ne se dérangeaient que lorsqu’un nombre suffisant de clients requéraient leurs services. Nous – pauvres pèlerins solitaires – aurions pu demeurer là pendant des semaines, contemplant l’autre rive, si, par une heureuse circonstance, un lama n’était arrivé avec une suite d’une douzaine de personnes.
Nous n’eûmes donc qu’un jour à patienter et il se passa agréablement. Nous avions trouvé comme logis une charmante petite caverne dans un magnifique massif de roches rouges ; le temps était splendide et la température, de nouveau, très douce.
*
* *
Traverser une rivière en étant suspendue à un crochet n’était point chose absolument nouvelle pour moi. J’attendis donc sans émotion le moment de mon départ, bien qu’en des endroits aussi reculés, la solidité du « pont » reste toujours quelque peu douteuse. J’avais entendu raconter plus d’une histoire dramatique à ce sujet.
Le système de passage ne différait que peu de celui dont j’avais fait l’expérience au Mékong, à ceci près qu’au lieu d’être en paille, le câble était fait de lanières de cuir tordues en cordes.
Le poids très élevé de ces câbles produit un affaissement considérable au milieu de ceux-ci, de sorte que si le passager glisse rapidement au fond de la poche ainsi formée, il lui est, par contre, très difficile d’en sortir. Seuls, les hommes extrêmement robustes osent s’aventurer sans aide sur ces ponts-cordes, car en remonter la pente à la force des poignets exige une vigueur peu commune. Les mortels ordinaires sont halés – comme le sont aussi les bagages et les animaux – par des passeurs de profession.
Dans les parties reculées de la Chine où il existe des ponts de cette espèce, les cordes sont généralement établies par paires, les passagers empruntant l’une ou l’autre de celles-ci, suivant la rive d’où ils partent. Le départ s’effectue d’un point beaucoup plus élevé que le lieu d’atterrissage, la courbure du câble est ainsi diminuée et la vitesse acquise dans la descente, tout comme aux montagnes russes, fait remonter le voyageur et l’amène en terre ferme à l’autre extrémité du pont.
Ici, bien entendu, il n’existait qu’un seul câble.
Lorsque mon tour vint je fus attachée, avec une jeune fille, au crochet dont je viens de parler et une vigoureuse poussée nous envoya, filant avec la rapidité de l’éclair, jusqu’au milieu du câble où nous demeurâmes, nous balançant très au-dessus de la rivière, comme deux misérables marionnettes. Les hommes se mirent alors à l’œuvre en tirant sur la corde attachée à notre crochet. À chaque secousse que donnaient les vigoureux gaillards, nous dansions une sorte de gigue fort peu agréable. Les choses allèrent ainsi pendant quelques minutes ; nous avancions, lorsque soudain je sentis un choc, j’entendis le bruit de quelque chose tombant dans l’eau et nous redescendîmes, à toute vitesse au milieu du câble. Tout cela s’était passé à la fois, dans l’espace d’une moitié de seconde. La corde avec laquelle on nous halait s’était rompue.
L’accident ne présentait, par lui-même, aucun danger. Un des hommes viendrait, rattacherait la corde, ce n’était qu’une affaire de temps ; il s’agissait seulement d’éviter le vertige tandis que nous restions suspendues au-dessus de cette eau qui courait rapide, à cinquante ou soixante mètres au-dessous de nous. Ficelées comme nous l’étions, nous ne craignions rien tant que nous demeurerions droites, tenant ferme, entre nos mains, la courroie attachée au crochet, mais si la tête nous tournait, si nous nous évanouissions, notre corps penchant en arrière… dame !… cette attitude n’avait pas été prévue par ceux qui nous avaient suspendues. J’ai les nerfs solides, je sentais que je pourrais demeurer là une heure et même bien davantage s’il le fallait, sans faiblir, mais ma compagne ?… Elle était très pâle.
— N’ayez point peur, lui dis-je, j’ai invoqué mon tsaouaï lama{83}. Il nous voit et nous protégera.
— La courroie se dénoue, murmure-t-elle.
La courroie se dénoue !… mais… c’est l’effet du choc quand la corde s’est cassée et, alors, nous allons tomber dans la rivière…
J’examine les nœuds, ils paraissent solides et notre poids doit les serrer… Cette petite a la berlue.
— Allons, dis-je, vous avez le vertige, fermez les yeux, les nœuds tiennent bon.
— Ils se défont répète-t-elle tremblante, et avec une telle conviction que j’en suis impressionnée.
Qu’y a-t-il ? Le cuir s’est peut-être coupé, il se déchire lentement en un endroit que je ne vois point ou bien autre chose s’est produit ; cette Thibétaine, qui a traversé tant de fois la rivière de cette façon, doit s’y connaître mieux que moi.
Donc, nous allons nous noyer, à moins que les passeurs ne nous amènent à terre avant que les derniers nœuds se soient défaits. Cela pourrait constituer le sujet d’un pari ; cette idée me fait sourire, puis, il me revient à la mémoire un conte – d’Edgar Pœ, je crois – où il est question d’un homme suspendu à une corde qui s’effiloche au-dessus de la cage d’un ours. La Salouen vaut bien l’ours.
Les passeurs s’agitent, crient beaucoup et leur besogne n’avance guère. Enfin, l’un d’eux, renversé sur le dos travaillant des mains et des pieds, à la façon des mouches courant au plafond, se met en marche le long du câble. Les secousses qu’il lui imprime nous font de nouveau gigoter.
— La courroie se dénoue, lui dis-je, dès qu’il nous a atteintes, cette fille s’en est aperçue.
— Lama Kiéno{84} ! s’exclame-t-il. Il donne un coup d’œil hâtif dans la direction du crochet.
— Je ne puis pas bien voir, dit-il, j’espère que cela tiendra jusqu’à ce que vous arriviez à terre.
Il espère !… Les dieux le bénissent ! Nous aussi, nous « espérons ».
Il s’en va comme il est venu, et après une nouvelle attente, ses camarades recommencent à nous haler. Les nœuds desserrés résisteront-ils à ces chocs répétés ? Nous continuons à l’espérer…
Voici que nous débarquons saines et sauves sur une projection rocheuse de la falaise. Une demi-douzaine de villageoises s’emparent de nous, exprimant leur sympathie et leur compassion par de bruyantes exclamations. Les passeurs ont pu s’assurer, en nous déliant, que les nœuds de nos courroies étaient parfaitement solides et leur dialogue m’apprend, ce qui m’avait échappé au départ, que la jeune fille et moi étions suspendues d’une façon indépendante, de sorte que la chute de l’une de nous n’eût pas nécessairement entraîné celle de sa compagne. Je n’ai, du reste, pas grand temps à donner à des réflexions à ce sujet ; les hommes invectivent et maudissent la petite paysanne qui leur a causé une terrible frayeur. Celle-ci, qui n’avait nul besoin que l’on aggravât l’état de surexcitation dans lequel elle se trouve, se met à pleurer, à hurler, en proie à une attaque de nerfs. Yongden profite de l’émotion générale pour mendier en faveur de sa pauvre vieille mère, qui a souffert tous les tourments de l’agonie tandis qu’elle était suspendue dans le vide et a besoin d’un repas substantiel pour se remettre. Tous les voyageurs ouvrent leurs sacs à provisions et donnent libéralement. Nous repartons de là amplement fournis de vivres pour une semaine.