- qu'est-ce qu'il a dit ?

- Je n'étais pas la. Il a laissé un message. Il voulait me demander un conseil.

- Vous l'avez rappelé ?

- Pas tout de suite.

- Pourquoi avoir attendu ?

- J'avais d'autres priorités.

- Vraiment ? (Chandler fit rouler son stylo entre ses doigts.) Dites-moi, vous aimiez votre frère ?

John Fiske le regarda droit dans les yeux.

- quelqu'un l'a tué. Je veux agrafer l'assassin.

Pour le reste, c'est mes oignons.

Chandler n'insista pas.

- Il voulait peut-atre vous parler d'un problème lié

a son travail ? Ce qui corse un peu l'affaire, ici, voyez-vous, c'est le métier de votre frère.

- Vous voulez dire que le meurtre pourrait atre en rapport avec la Cour suprame ?

- C'est aller un peu vite en besogne, peut-atre, mais ce que vous venez de me dire au sujet de ce message téléphonique rend l'hypothèse beaucoup moins farfelue.

- On peut penser en effet qu'il ne voulait pas me demander mon avis sur la dernière affaire d'avortement.

- Sur quoi, alors ? Un conseil pour draguer les filles ?

- Vous n'avez pas d˚ voir sa photo. Il n'a jamais eu besoin d'aide dans ce domaine.

- J'ai vu son portrait, mais les morts ne sont pas très photogéniques. En tout cas, il voulait un conseil. Peut-atre un conseil juridique.

- Eh bien, vous pouvez toujours faire un tour a la Cour, histoire de voir qui complote contre qui.

- Nous devrons marcher sur des úufs, vous savez.

- Nous ?

- Je suis s˚r que votre frère a des effets personnels la-bas. quoi de plus normal pour un membre de la famille que d'aller voir son lieu de travail ? Je suppose que vous y ates déja allé ?

- Une seule fois. Pour sa prise de fonctions. avec mon père.

- Et votre mère ?

- alzheimer.

- aÔe.

- Et maintenant ? La suite des opérations ?

En guise de réponse, Chandler se leva, décrocha sa veste d'un cintre derrière la porte et l'enfila.

- J'aimerais vous emmener inspecter la voiture de votre frère.

- Et après ?

Le policier consulta sa montre et sourit.

- après, cher maatre, on aura juste le temps d'aller a la Cour.

Chapitre 22

Rufus regarda la porte s'ouvrir lentement. Il se raidit, prat a voir débarquer un commando en tenue de combat, mais il oublia sa peur en reconnaissant la personne qui entrait.

- Déja l'heure de s'occuper de moi ?

Cassandra s'approcha du lit.

- N'est-ce pas la le triste sort de toute femme dans la vie ? Toujours s'occuper des hommes ?

Le propos était blagueur, le ton ne l'était pas. Elle consulta les écrans et nota quelques indications sur la feuille de maladie en jetant de petits regards en coin a Rufus.

- C'est pas désagréable. Je suis pas habitué, dit-il en se redressant avec précaution pour ne pas faire de bruit avec ses chaanes.

- J'ai appelé votre frère.

Rufus devint sérieux.

- Vrai ? qu'est-ce qu'il a dit ?

- qu'il viendrait vous voir.

- quand ?

- Tôt ou tard. aujourd'hui.

- qu'est-ce que vous lui avez raconté ?

- que vous étiez malade, mais en voie de guérison.

- Et qu'est-ce qu'il a répondu ?

- Il ne m'a pas donné l'impression d'atre un monsieur très bavard.

- C'est bien Josh.

- Il est aussi costaud que vous ?

- Non. C'est un petit mec. Un mètre quatre-vingt-dix, mame pas. Il a a peine dépassé le quintal.

(Cassandra hocha la tate et fit volte-face pour partir.) Vous pouvez pas rester un peu pour causer ?

- Je termine mon service. Je suis juste venue en passant. Il faut que je me sauve, dit-elle sans aménité.

- Vous allez bien ?

- Mame si j'allais mal, vous n'y pourriez rien, rétorqua-t-elle avec une certaine brusquerie.

- Il y a une bible par la ?

Elle se retourna, surprise.

- Pourquoi ?

- Je lis la Bible tous les jours. Depuis toujours.

Elle revint vers la table de chevet et en sortit une bible de Gidéon.

- Je ne peux pas vous la donner. Je n'ai pas le droit de m'approcher trop près de vous. Les gens de la prison ont été formels sur ce point.

- Pas besoin de me la donner. Je vous serais très reconnaissant si vous vouliez bien lire un passage pour moi.

- Lire pour vous ?

- Oh, vous ates pas obligée, pour s˚r. Peut-atre que l'…glise et tout ça, c'est pas votre genre.

Elle se campa devant lui, une main sur la hanche, l'autre serrée sur la reliure verte de la bible.

- Je chante a la chorale. Mon mari, Dieu ait son

‚me, était diacre.

- «a, c'est bien, Cassandra. Et vos gosses ?

- Comment savez-vous que j'ai des gosses ? Parce que je suis un peu enrobée ?

- Ouais.

- Et alors ?

- Vous avez une tate a aimer les c‚lineries.

Elle sursauta. Un léger sourire illumina brièvement sa mine ombrageuse.

- Je crois que je devrais vraiment me méfier de vous.

Il guignait la bible comme un assoiffé un verre d'eau fraache.

- que voulez-vous que je lise ?

- Le psaume 103.

Cassandra hésita un instant, puis prit une chaise.

Il se renversa sur ses oreillers.

- Merci, Cassandra.

Elle lut en le surveillant a la dérobée. Il fermait les yeux et remuait les lèvres. Elle s'arrata. Ses lèvres ne bougèrent plus. Elle recommença. Ses lèvres se remirent a bouger. Elle répéta le mame manège une ou deux fois, puis se tut. Il rouvrit les yeux.

- Vous connaissez ce psaume par cúur ? dit-elle.

- Je connais presque toute la Bible par cúur. Tous les Psaumes et les Proverbes.

- Vous m'impressionnez.

- J'ai eu tout le temps pour réviser.

- Pourquoi vouliez-vous que je vous le lise, alors, si vous le connaissiez déja ?

- Parce que vous aviez l'air d'atre embatée par quelque chose. J'ai pensé que ça vous aiderait de lire les

…critures.

- M'aiderait?

L'infirmière considéra la page et lut en silence : " Lui qui pardonne toutes tes offenses, qui te guérit de toute maladie ; qui rachète a la fosse ta vie, qui te couronne d'amour et de tendresse. " Son travail était déprimant.

Ses trois enfants, en pleine crise d'adolescence, étaient intenables, elle allait sur ses cinquante ans, pesait vingt-cinq kilos de trop et ne voyait aucun homme a épouser dans son entourage. Devant la bonté, la sollicitude spontanée de ce détenu qui allait mourir en prison, elle faillit fondre en larmes.

Le psaume 103 avait une signification particulière pour Rufus, notamment dans un passage que le prisonnier récita a mi-voix : " Il fait úuvre de justice et fait droit a tous les opprimés. "

- Vous la reconnaissez ? demanda Chandler en approchant de la Honda 1987 gris métallisé, stationnée dans le parking de la brigade.

John Fiske acquiesça.

- On la lui a offerte quand il a eu son diplôme. On s'est tous cotisés, mes parents et moi.

- Mazette. J'ai cinq frangins. Ils n'ont jamais fait ça pour moi.

L'inspecteur déverrouilla la portière conducteur et s'écarta pour laisser monter Fiske.

- Oa avez-vous trouvé la clé ?

- Sur le siège avant.

- D'autres objets personnels ?

Chandler secoua la tate. Fiske examina le siège, le tableau de bord, le pare-brise, les vitres.

- Vous l'avez nettoyée ? questionna-t-il, intrigué.

- Non. Elle est telle qu'on l'a trouvée, moins le conducteur.

John Fiske se redressa.

- Si vous pointez un gros calibre sur la tempe de quelqu'un dans un espace confiné comme celui-ci et que vous appuyez sur la détente, le sang éclabousse le siège, le volant, le pare-brise... Vous retrouvez des éclats d'os, des projections de chair... Tout ce que je vois ici, c'est quelques petites taches, probablement a l'endroit oa reposait sa tate.

Chandler parut amusé.

- Vous m'en direz tant !

- Je ne vous apprends rien, d'accord, j'ai compris.

Vous avez voulu me tester, c'est ça ?

- Possible. Il peut y avoir une autre raison, aussi. Je vous ai dit que j'avais cinq frères, vous vous rappelez ?

- Ouais.

- Eh bien, au début, j'en avais six. L'un d'eux s'est fait descendre il y a trente-cinq ans. Il bossait dans une station-service et un minable l'a refroidi pour les douze dollars qui restaient dans la caisse. J'avais seize berges a l'époque, mais je m'en souviens comme si ça s'était passé il y a cinq minutes. En principe, les gens qui vien-

nent identifier un cadavre ne foncent pas dans mon bureau pour me proposer leurs services. Ils pleurent et ils se consolent entre eux, ce qui est parfaitement normal. Oh, sur le moment, ils jurent leurs grands dieux qu'ils vont personnellement régler son compte au salopard qui a fait le coup, mais ça ne va jamais plus loin.

C'est une sale besogne. Sans compter qu'ils ont rarement un passé de flic. Bref, quand je vous ai vu, je me suis dit que, pour une fois, j'étais peut-atre tombé sur un type qui pouvait m'atre réellement utile. Vous venez de le prouver. Je comprends votre colère, John, que vous aimiez ou non votre frère. quelqu'un vous l'a arraché et ça ne se pardonne pas. Trente-cinq ans après, j'ai toujours la haine.

John regarda les autres voitures. Il supposa que chacun de ces tas de ferraille attendait d'atre ausculté

pour révéler les secrets d'un autre drame. Il se retourna vers Chandler.

- La colère est un motif suffisant... Pour l'instant.

(Il baissa les yeux.) En attendant mieux.

- Je m'en contenterai. Bon, pour en revenir a nos moutons, l'absence de traces physiques que vous signalez m'a fait gamberger, moi aussi.

- On dirait qu'il n'a pas été tué dans la voiture.

- Tout juste, approuva Chandler. Il semble avoir été tué ailleurs et déposé ensuite sur le siège. Une petite déduction qui nous ouvre tout un éventail de possibilités.

- Il ne serait plus question d'une agression au hasard, mais d'un acte prémédité.

- Possible. Encore que... il peut très bien avoir été

enlevé par des loubards. Les mecs le sortent de sa voiture pour le traaner jusqu'a un distributeur de billets.

Il refuse de donner son code. Ils le travaillent au corps pour le faire avouer, il meurt, ils paniquent et le collent sur le siège.

- alors, commenta John, on devrait retrouver la trace d'un retrait en liquide dans un distributeur. Vous avez quelque chose ?

- Non. Mais il y a des tas de distributeurs.

- Et des tas de gens qui s'en servent. Normalement, au bout d'une journée, ça devrait se remarquer.

- «a devrait. On ne peut pas en atre s˚r. On essaie de retracer les allées et venues de votre frère quarante-huit heures avant sa mort. Il a été vu pour la dernière fois dans son immeuble, jeudi soir. après ça, nada.

- Si quelqu'un l'a braqué, il doit y avoir des empreintes. Les loubards qui font dans la carte de crédit portent rarement des gants.

- On en recherche, répondit Chandler.

- Je peux vous faire une autre observation ?

- allez-y.

Fiske ouvrit la portière et désigna le montant intérieur, invisible quand elle était fermée. L'inspecteur chaussa ses lunettes et vit ce qu'il lui montrait. Il prit une paire de gants en latex dans sa poche, les secoua, les enfila et détacha une petite étiquette autocollante, qu'il observa soigneusement.

- Votre frère a fait réviser sa voiture chez Wal-Mart.

- L'autocollant recommande de faire la prochaine vidange dans trois mois ou cinq mille kilomètres. Ils inscrivent dessus la date d'échéance et le kilométrage correspondant. D'après la date mentionnée ici, si on retranche trois mois, mon frère a fait faire sa révision trois jours avant qu'on découvre son corps. Maintenant, regardez le kilométrage recommandé et soustrayez cinq mille kilomètres. «a vous donnera a peu près ce que devrait indiquer le compteur.

Chandler calcula mentalement.

- Cent vingt-six mille kilomètres cinq cents.

- Maintenant regardez le compteur de la Honda.

Chandler se pencha, fit un autre calcul et se tourna vers John avec des yeux ronds :

- quelqu'un a fait mille deux cents bornes dans cette voiture en trois jours.

- Exact.

- Oa est-il allé ?

- L'étiquette ne dit pas dans quel garage Wal-Mart mon frère a fait réviser sa Honda, mais c'était probablement près de son domicile. Essayez de savoir, ils pourraient peut-atre nous apprendre quelque chose d'utile.

- Bien vu. Je ne pige pas comment on a pu rater ça, dit Chandler.

Il inséra l'autocollant dans un sachet transparent a glissière, sur lequel il nota quelques indications.

- Euh, John ?

- Ouais ?

Il souleva le sachet fermé.

- On arrate les tests, OK ?

Chapitre 23

Une demi-heure plus tard, Chandler et Fiske franchis-saient la porte d'entrée de la Cour suprame des

…tats-Unis.

L'intérieur du b‚timent intimidait par ses dimensions. Mais ce qui frappa surtout l'attention de Fiske fut le calme des lieux. Un silence presque inquiétant. On en oubliait que le monde s'agitait de l'autre côté des murs.

Un silence... de morgue, songea-t-il.

- qui sommes-nous censés voir ? demanda-t-il.

- Eux, répondit Chandler en montrant un groupe qui arrivait dans leur direction.

Le couloir formait une caisse de résonance oa les pas retentissaient comme un grondement. Ils étaient trois.

L'un portait un costume, les deux autres un uniforme et une arme au côté.

- Inspecteur Chandler ? dit l'homme en costume, la main tendue. Je suis Richard Perkins, huissier de la Cour suprame.

Perkins était un homme sec. Petit gabarit, environ un mètre soixante-dix, les oreilles décollées, une frange de cheveux blancs comme une cascade gelée sur le front. Il présenta ses compagnons :

- Le chef de la police, Léo Dellasandro. Son officier en second, Ron Klaus.

- Ravi de vous connaatre, répondit Chandler.

Devant le regard interrogateur de Richard Perkins, il ajouta :

- John Fiske. Le frère de Michael.

Tous y allèrent aussitôt de leurs condoléances.

- Une tragédie, une tragédie inouÔe, dit Perkins.

Michael était très estimé. Il nous manquera douloureusement.

John afficha une physionomie de circonstance.

- Vous avez verrouillé le bureau de Michael Fiske, comme je vous l'ai demandé ? s'enquit Chandler.

Dellasandro acquiesça.

- Oui, bien que ça nous ait posé un problème. Il le partageait avec un autre greffier. Deux par bureau, c'est la norme.

- Espérons que nous pourrons le rouvrir sans tarder.

- Ne perdons pas de temps, alors, dit Perkins. Nous serons plus a l'aise pour discuter de tout ça dans mon bureau, voulez-vous, inspecteur Chandler ? C'est juste au bout du couloir.

- allons-y.

Comme John Fiske leur emboatait le pas, Perkins s'arrata et dit a Chandler :

- Excusez-moi. Je ne pense pas que l'enquate concerne M. Fiske.

- Il m'aide a éclaircir certains points de la vie de son frère, expliqua l'inspecteur.

Perkins jaugea John Fiske d'un úil peu avenant.

- Je ne savais mame pas que Michael avait un frère.

Il ne m'a jamais parlé de vous.

- Ne vous en faites pas, il ne m'a jamais parlé de vous non plus.

Le bureau de Perkins était le dernier avant la salle d'audience. Le mobilier de style colonial, la décoration et la finition dataient d'un temps oa le gouvernement avait quelques milliards de dollars de dettes en moins et ne lésinait pas sur la main-d'úuvre.

Un homme blond, d'une bonne quarantaine d'années, les cheveux ras, le visage allongé, était assis derrière une table a l'écart. On le devinait investi d'une certaine autorité et fort imbu de ses prérogatives. Il se leva. Un mètre quatre-vingt-dix a vue de nez. Le genre de type qui devait passer pas mal de temps en salle de gym.

- Inspecteur Chandler ? dit-il en agitant une carte d'identité professionnelle. agent spécial Warren McKenna. FBI.

- Je ne savais pas que le FBI était sur l'affaire, observa Chandler.

Perkins voulut s'expliquer mais McKenna

l'interrompit.

- Comme vous ne l'ignorez pas, j'en suis s˚r, l'attorney général et le FBI ont un droit d'ingérence dans toute enquate concernant le meurtre d'un employé

du gouvernement des …tats-Unis. Mais, rassurez-vous, le FBI n'a pas l'intention de vous marcher sur les pieds.

- «a tombe bien, j'ai les orteils sensibles, répliqua Chandler en souriant.

- Je t‚cherai de m'en souvenir, dit McKenna sans se dérider.

John lui tendit la main.

- John Fiske. Michael était mon frère.

- Je compatis, monsieur Fiske. Je me doute que ça doit atre très dur pour vous.

L'agent spécial lui serra la main et se tourna de nouveau vers Chandler.

- Si les circonstances obligent le FBI a intervenir plus activement, nous comptons sur une entière collaboration de votre part. N'oubliez pas que la victime était un fonctionnaire fédéral. (Il regarda autour de lui.) En service dans l'une des plus vénérables institutions du monde. Et sans doute l'une des plus redoutées.

- Redoutée par ignorance, corrigea Perkins.

- Mais redoutée néanmoins, insista McKenna.

Depuis Waco, le World Trade Center et Oklahoma City, nous avons appris a redoubler de prudence.

- Dommage que vous n'ayez pas appris plus vite, remarqua sèchement Chandler. Mais nous n'allons pas jouer au plus fin, vous et moi. Je suis partisan de la collaboration. …tant bien entendu que ça marche dans les deux sens, OK ?

- Bien s˚r.

Chandler posa une série de questions pendant une petite demi-heure, afin d'essayer d'établir si le meurtre pouvait atre en rapport avec une affaire sur laquelle travaillait Michael. Le commentaire était toujours le mame, et unanime :

- Impossible.

McKenna intervint très peu, mais écouta attentivement les réponses. Perkins affirma :

- Le déroulement des instructions diligentées par la Cour est tellement confidentiel qu'aucune personne de l'extérieur, je dis bien aucune, ne peut savoir quel dossier est confié a quel greffier.

Il fit claquer sa main sur la table, pour souligner ses propres paroles.

- Sauf si ce greffier le répète a quelqu'un, objecta Chandler.

Perkins rejeta l'hypothèse :

- Je me charge personnellement de leur faire comprendre que la confidentialité et la sécurité sont des exigences fondamentales dans leur travail. Les règles déontologiques sont extramement strictes. On leur remet mame un manuel sur le sujet. aucune fuite n'est autorisée.

Chandler ne semblait pas convaincu :

- quel est l'‚ge moyen des greffiers d'ici ? Vingt-cinq ans ? Vingt-six ?

- quelque chose comme ça.

- Des gamins, qui travaillent pour la plus haute cour du pays, et, a vous entendre, il serait impossible qu'ils soient tentés de bavarder ? Mame pour épater une copine ?

- " Impossible " est peut-atre un mot excessif. J'ai assez roulé ma bosse pour savoir qu'il vaut mieux éviter de l'employer.

- En tant qu'inspecteur de la criminelle, monsieur Perkins, je peux vous dire que j'en suis arrivé a la mame conclusion.

- Si on essayait déja de s'en tenir aux faits ? intervint Dellasandro. D'après ce que je sais de l'affaire, il semble que le mobile soit le vol. alors, qu'est-ce que la Cour a a voir la-dedans ? avez-vous fouillé son appartement ? demanda-t-il a Chandler.

- Pas encore. J'envoie une équipe demain.

- qu'est-ce qui nous dit que ça ne concerne pas sa vie privée ? reprit Dellasandro.

Les regards convergèrent sur Chandler, qui parcourut ses notes d'un úil distrait.

- J'essaie de ne rien négliger. La visite du lieu de travail d'une victime d'homicide, avec les questions que ça suppose, n'a rien d'extraordinaire, messieurs.

- Certes, approuva Perkins. Vous pouvez compter sur notre coopération.

- alors, si nous allions jeter un úil dans le bureau de M. Fiske ? suggéra Chandler.

Chapitre 24

L'homme avançait a pas de loup dans le couloir. Un mètre quatre-vingt-dix. Mince mais solide et large d'épaules. Un cou de taureau. La cinquantaine. Le visage émacié. La peau café-au-lait et lisse, a part quelques rides en pattes-d'oie au coin des yeux. Une vieille casquette de base-ball Virginia Tech sur la tate.

Une barbe courte et grisonnante. Il portait un Jean usé et une chemise en denim, délavée, tachée de sueur, aux manches retroussées sur des avant-bras musculeux. Un paquet de Pall Mall dépassait de sa poche de poitrine.

au bout du couloir, il tourna. Dès qu'il l'aperçut, le soldat en faction devant la porte de la dernière chambre s'interposa, la main levée.

- Désolé, monsieur, ce secteur est interdit a toute personne étrangère au service.

- Mon frère est la, dit Joshua Harms. Et je viens le voir.

- J'ai peur que ce soit impossible.

Harms avisa le badge du troufion.

- J'ai peur que ce soit très possible, soldat Brown.

Je lui rends visite tout le temps, a la prison. Donc, vous allez me laisser entrer, vu ?

- Je ne crois pas.

- Oh, alors je vais aller trouver le patron de cet hôpital, la police et le commandant de Fort Jackson pour leur dire que vous empachez un membre de la famille de rendre visite a un parent mourant... Et ils vont te botter le cul a tour de rôle, mon petit gars. J'ai oublié de te dire que j'avais fait trois ans de Vietnam et que j'ai assez de médailles pour te recouvrir tout entier. alors, tu vas me laisser entrer, ou l'un de nous deux le regrettera. Je veux une réponse et je la veux maintenant.

Le soldat Brown perdit pied.

- Faut que j'en réfère a quelqu'un.

- Non. Tu peux me fouiller, si tu veux. J'entre. Ce sera pas long. Mais ce sera tout de suite.

- Votre nom ?

- Josh Harms. (Il sortit son portefeuille.) Voila mon permis de conduire. Y a longtemps que je viens a la prison, depuis toutes ces années et je me rappelle pas t'avoir vu.

- Je ne travaille pas a la prison. C'est une affectation temporaire. Je suis un appelé.

- Un appelé ? Pour garder un prisonnier ?

- Le surveillant de la pénitentiaire qui escortait votre frère a d˚ repartir ce matin. Ils envoient des remplaçants demain pour me relever.

- Dieu soit loué. Bon, alors, on en finit ?

Le soldat Brown l'observa quelques instants.

- Tournez-vous.

Josh s'exécuta et Brown entreprit de le fouiller. Juste avant que le troufion n'en arrive a la poche du pantalon, le visiteur lui dit :

- Te frappe pas, mon gars, j'ai un canif la-dedans.

Sors-le et garde-le. Mais conserve-le soigneusement, fiston, j'y tiens, a ce couteau.

Le soldat Brown acheva la fouille et se redressa.

- Vous avez dix minutes, pas plus. Et j'entre avec vous.

- Si tu entres avec moi, tu désertes ton poste. Et si tu désertes ton poste, tu finiras a la mame place que mon frangin. (Il considéra la figure poupine. Un guerrier du dimanche. avant de se déguiser en combattant, il devait brasser des paperasses, en ravant d'aventures.) Et laisse-moi te dire un truc, la prison est pas un endroit pour un mec comme toi.

Le soldat Brown avala sa salive.

- Dix minutes.

Les deux hommes se toisèrent.

- Je vous remercie infiniment, soldat, dit Josh Harms sans en penser un mot.

Il entra dans la chambre et referma la porte derrière lui.

- Rufus, dit-il.

- Je croyais pas que tu rappliquerais si vite, frangin.

Josh s'approcha du lit et le regarda.

- qu'est-ce qui t'est arrivé ?

- T'es s˚r que tu veux le savoir ?

- C'est a cause de cette putain de lettre, c'est ça ?

Il tira une chaise près du lit.

- Le garde t'a donné combien de temps ? questionna le prisonnier.

- Dix minutes, mais il est pas dangereux.

- Dix minutes, c'est pas long pour ce que j'ai a te dire. alors écoute. Si je refous les pieds a Fort Jackson, ils auront ma peau.

- qui ?

- Si je te le dis, ils te buteront aussi.

- Je suis ici, non ? Le petit soldat est con, mais pas a ce point-la. Il va inscrire mon nom sur le registre des visiteurs. Tu le sais.

Rufus déglutit avec difficulté.

- Ouais, je sais. J'aurais jamais d˚ te demander de venir.

- Je suis la maintenant. Raconte.

Rufus réfléchit une minute.

- Tu vois, Josh, cette lettre de l'armée, quand je l'ai reçue, je me suis souvenu de tout ce qui s'est passé cette nuit-la. De tout. Comme si quelqu'un venait de me le rentrer dans la tate.

- Tu parles de la gamine ?

- Tout, je te dis. Je sais pourquoi j'ai fait ça. Et, tu vois, c'était pas ma faute.

Son frère paraissait sceptique.

- arrate, Rufus, tu l'as tuée, cette gosse. Y a pas a revenir la-dessus.

- Tuer et faire exprès de tuer, c'est pas pareil.

N'importe, j'ai rappelé mon avocat...

- Tu veux dire ton gugusse qui se prend pour un avocat.

- T'as lu la lettre?

- S˚r. Elle est arrivée chez moi. Je suppose que c'était la dernière adresse civile que l'armée avait sur la fiche. quelle bande d'enfoirés, quand mame ! Ils savaient mame pas qu'ils t'avaient collé dans une de leurs propres prisons.

- Donc, j'ai demandé a Rider d'envoyer un truc pour moi. ¿ la Cour.

- quel truc ?

- Une lettre que j'ai écrite.

- Une lettre ? Comment tu l'as fait sortir ?

- Pareil que toi pour faire entrer la lettre de l'armée.

Les deux hommes sourirent. Rufus continua :

- Ils ont une petite imprimerie a la prison. Comme il fait chaud et que c'est sale, les matons te serrent pas de trop près. J'ai pu faire ma petite cuisine.

- Et tu t'imagines que la Cour va s'occuper de ton affaire ? Je parierais pas gros la-dessus, frérot.

- Elle va rien faire, je crois bien.

- C'te bonne blague ! Tu m'étonnes.

Rufus lorgna vers la porte.

- quand est-ce que les gardes arrivent de la prison ?

- Le môme a dit demain matin.

- alors, il faut que je me tire d'ici ce soir.

- La femme qui m'a téléphoné m'a dit que t'avais fait un genre de crise cardiaque. Regarde-toi. Ficelé

comme t'es, jusqu'oa tu crois que tu vas courir ?

- Et mort, jusqu'oa je vais courir ?

- T'es vraiment s˚r qu'ils vont essayer de te tuer ?

- Ils veulent pas que ça se sache. T'as dit que t'avais lu la lettre de l'armée.

- Ouaip.

- Eh ben, j'ai jamais été dans le programme qu'ils disent.

- qu'est-ce que tu racontes ?

- Comme je te le dis. Ils ont mis mon nom dans les archives. Pour faire croire que j'en étais et couvrir ce qu'ils m'ont fait. Pourquoi j'ai tué cette gosse. au cas oa quelqu'un irait renifler dedans, pour eux ça réglait tout, je suppose. Ils pensaient que j'allais mourir.

Josh cogita. Il commençait a comprendre.

- Nom de Dieu de nom de Dieu ! Pourquoi ils t'auraient fait une crasse pareille ?

- Tu le demandes ? Ils pouvaient pas m'encadrer.

Ils me traitaient comme une merde. Ils voulaient que je crève.

- Putain, si tu me l'avais dit, j'aurais radiné vite fait avec ma boate a baffes.

- T'avais déja assez d'emmerdes comme ça avec les Viets. Mais, je te dis, si je retourne au trou maintenant, ils vont pas me rater.

Josh regarda alternativement la porte et les chaanes de son frère.

- J'ai besoin d'un coup de main, Josh.

- Un peu que t'en as besoin, Rufus.

- T'es pas obligé de m'aider. Tu peux repartir comme t'es venu, je t'en voudrai pas, je t'aimerai toujours. Tu m'as pas l‚ché pendant toutes ces années.

Je devrais pas te demander ça, je sais. T'as une vie a toi, t'as bossé dur pour en arriver la. Je comprendrais.

- alors tu connais pas ton frère.

Rufus leva lentement le bras. Ils se serrèrent la main.

Tope la. Longuement. avec ferveur. Comme pour se donner des forces mutuellement. Et du courage.

- quelqu'un t'a vu entrer ?

- Seulement le garde. Je suis pas passé par la grande porte.

- alors je peux faire semblant de t'assommer et me tirer en douce, suggéra Rufus. Ils savent que je suis un énervé. Capable de descendre froidement mon propre frère.

- arrate tes conneries, ça marchera pas, Rufus. Tu saurais mame pas oa aller. Ils te choperaient en dix minutes. Je suis resté presque deux ans sur un chantier dans cet hôpital, je le connais comme ma poche. Normalement, la porte par oa je suis entré est bouclée, mais les infirmières passent par la pour aller fumer leurs clopes.

Elles ont retiré le verrou.

- alors, c'est quoi, ton plan ?

- On ressort par oa je suis entré, expliqua Josh.

C'est juste au fond du couloir a gauche. On passe pas devant le bureau des infirmières. J'ai mon camion devant la porte. Et je connais un mec qui crèche a trente minutes d'ici. Il me doit un service. Je laisserai le camion dans une de ses remises et j'emprunterai le sien.

Il posera pas de questions et il répondra pas a celles des flics. On prend la route et on fonce sans se retourner.

- T'es s˚r que tu veux le faire ? Et tes mômes ?

- Ils sont tous partis. Je les vois plus beaucoup.

- Et Louise ?

Josh baissa les yeux.

- Louise s'est barrée il y a cinq ans. Je l'ai jamais revue.

- Tu me l'avais pas dit !

- qu'est-ce que ça aurait changé ?

- «a me fait de la peine.

- Moi aussi, y a des tas de choses qui me font de la peine. que je regrette. Je suis pas toujours un cadeau, tu sais. Je peux pas leur en vouloir. (Josh haussa les épaules.) Comme ça, on fait équipe encore une fois, toi et moi. C'est m'man qui serait contente, si elle vivait encore.

- T'es s˚r que tu veux ?

- Ne me pose plus cette question, frérot.

Rufus leva ses mains menottées.

- Et ça?

Son frère extirpait déja quelque chose de sa botte.

quand il se redressa, il tenait une tige métallique terminée par un petit crochet.

- Ne me dis pas que le môme t'a pas fouillé !

- Tu parles, il m'a fait rigoler. Une fois qu'il a eu mis la main sur mon couteau, il s'est imaginé qu'il m'avait confisqué tous mes objets dangereux. Il a mame pas vérifié mes bottes, le petit chéri.

Josh inséra la tige dans le cadenas et commença a crocheter.

- Tu vas pouvoir le faire sauter ?

Josh dévisagea son frère avec mépris.

- Si j'ai pu m'évader de chez les Viets, crois-moi que je vais pas me laisser emmerder par une paire de bracelets de l'armée.

Dehors dans le couloir, le soldat Brown consulta sa montre. Le temps était écoulé. Il entrouvrit la porte.

- «a y est, Harms, ça fait dix minutes !

Il poussa le battant un peu plus.

- Monsieur Harms ? Vous m'entendez ? C'est terminé.

Brown perçut un gémissement. Il dégaina son revolver et ouvrit grand la porte.

- qu'est-ce qui se passe ici ?

Le gémissement s'amplifia. Brown chercha l'interrupteur. Ce fut alors qu'il trébucha sur quelque chose. Il s'agenouilla. Ses prunelles s'habituaient a la pénombre.

Il toucha le visage de l'homme.

- Monsieur Harms ? Monsieur Harms, vous allez bien?

Josh ouvrit les yeux.

- Pas mal, et toi ?

Une grosse pogne attrapa l'arme de Brown et la jeta au loin. Une autre main se plaqua sur sa bouche, et le pauvre troufion fut soulevé de terre. Un poing formidable percuta sa m‚choire et il sombra dans l'inconscience.

Rufus mit le jeunot au lit, en le couvrant du drap. Josh lui ligota les bras et les jambes, puis le b‚illonna avec de l'ouate et du sparadrap trouvés dans une armoire a phar-macie. Enfin, il le fouilla pour récupérer son couteau.

Rufus prit son frère dans ses bras et le serra contre lui.

C'était la première fois depuis vingt-cinq ans que les deux hommes s'enlaçaient. Rufus en tremblait, les yeux mouillés.

- Bon, assez pleurniché, dit Josh en se dégageant, on n'a pas le temps.

- «a fait quand mame du bien !

Josh posa une main sur l'épaule de son frère.

- J'aurais jamais cru pouvoir encore t'embrasser de ton vivant. Jamais.

- Bon, et maintenant ? questionna Rufus.

- On peut pas voir la chaise du môme depuis le hall.

Mais ils font des rondes. (Josh regarda sa montre.) quand je bossais ici, ils tournaient toutes les heures. Il est le quart maintenant. Les mecs font les quatre six et ils se foutent pas mal des plantons devant les piaules, mais ils vont bien finir par remarquer qu'il est plus la.

T'es prat?

Rufus avait déja enfilé son pantalon et ses chaussures de prisonnier. Il laissa la chemise, se contentant d'un T-shirt. Il tenait quelque chose a la main : la bible de Gidéon. Il ne se sentait pas encore libre, mais ce n'était plus qu'une affaire de secondes.

- Y a vingt-cinq ans que je suis prat.

Chapitre 25

Chandler inspecta le bureau de Michael Fiske. Il se situait au premier étage, haut de plafond, orné de moulures. Deux énormes tables de bois, chacune avec une console d'ordinateur, des rayonnages bourrés de livres de droit et d'annales, une petite bibliothèque sur roulettes, divers casiers et des piles de dossiers entassés.

Un peu bordélique, tout ça, se dit-il.

Perkins s'adressa a Chandler :

- Un représentant de la Cour doit atre présent pendant votre perquisition. Il y a de nombreux documents confidentiels, ici. Des brouillons d'arrats ou des comptes rendus préliminaires relatifs a des affaires en cours.

- D'accord. Nous n'emporterons aucun document relatif a une affaire en cours.

- Comment le saurez-vous ?

- Je vous le demanderai.

- ¿ moi ? Mais je ne suis pas juriste.

- Eh bien, rétorqua le policier, allez en chercher un, parce que la perquisition commence.

- aujourd'hui, ça va atre dur. «a ne peut pas attendre demain ? Je crois que tous les greffiers sont repartis. Le président Ramsey n'a pas voulu les retenir trop tard, compte tenu des événements.

- quelques juges sont encore ici, Richard, observa Klaus.

Perkins toisa Klaus, qui se tourna vers Dellasandro.

- C'est-a-dire que... ça m'ennuie un peu d'impor-tuner un juge pour ça, expliqua Perkins. Enfin, bon, si c'est absolument nécessaire, je vais voir ce que je peux faire. Mais je vais devoir verrouiller cette porte jusqu'a mon retour.

Chandler se campa devant Perkins.

- …coutez, Richard, je représente la police. alors, arratez-moi si je me trompe, mais je crois que vous regrettez déja cette remarque stupide.

Le rouge monta au front de Perkins, mais il s'inclina, laissa la porte ouverte et s'éclipsa en faisant signe a Klaus de l'accompagner. Dellasandro resta en retrait avec McKenna.

Chandler se rapprocha de John Fiske :

- J'ai comme l'impression que tout ceci a été répété

avant notre arrivée.

- McKenna connaissait votre nom avant qu'on vous présente.

- Visiblement, ils avaient déja pris leurs renseignements.

- Ma foi, on peut les comprendre.

- Je vais aller dire un mot a McKenna. Il faut toujours atre en bons termes avec les fédés.

John s'adossa contre le mur et regarda sa montre. Il n'avait toujours pas joint son père.

La porte d'un bureau voisin s'entreb‚illa. Un jeune homme parut. John le salua de la tate.

- On vous empache de travailler ? dit-il.

- Vous ates de la police ?

- Non, juste un observateur, répondit-il en tendant la main. Je suis John Fiske. Mike était mon frère.

Le jeune homme p‚lit.

- Oh. C'est affreux. affreux. Une catastrophe. (Il lui serra la main.) Je suis Steven Wright.

- Vous connaissiez bien Mike ?

- Pas vraiment. C'est ma première session ici. Je travaille pour le juge Knight. Je sais que tout le monde pensait le plus grand bien de lui.

John Fiske désigna la pièce d'oa Wright était venu.

- C'est votre bureau ? (Le jeune homme

acquiesça.) Je suppose qu'il y a eu pas mal d'efferves-cence dans celui de mon frère.

- Et comment ! Ils n'ont pas arraté d'entrer et de sortir de toute la journée.

- M. Perkins ? M. Dellasandro ?

- Et ce monsieur-la.

John suivit la direction de son doigt.

- Lui ? C'est l'agent McKenna, du FBI.

Wright hocha tristement la tate.

- Je n'avais encore jamais connu personne qui se soit fait assass...

Il s'interrompit, gané. John le rassura :

- Il n'y a pas de mal, je comprends ce que vous voulez dire.

Tout a coup, l'attention de Fiske fut attirée ailleurs.

Deux personnes arrivaient vers lui. Il remarqua surtout la femme qui accompagnait Richard Perkins. Malgré

toute sa féminité, elle ressemblait assez au petit gars de la porte a côté. Le genre de personne avec qui vous pouviez jouer a n'importe quoi, au ping-pong ou aux échecs, et qui finissait toujours par vous battre.

Sara Evans scruta John Fiske. Elle l'avait vu entrer au Palais, et avait deviné la raison de sa présence. Elle était restée pour le cas oa ils auraient besoin de parler a quelqu'un du greffe. C'était pourquoi Perkins l'avait

" trouvée " si vite. Elle s'arrata devant John.

- ah, euh... John Fiske, dit Perkins. Voici Sara Evans.

- Vous ates le frère de Michael ?

- Laissez-moi deviner : il ne vous a jamais parlé de moi ? dit John.

- Eh bien si, justement.

Ils échangèrent une franche poignée de main. Elle avait les yeux rougis, de mame que le bout de son nez.

Elle paraissait épuisée. Fiske remarqua qu'elle serrait un mouchoir. Il l'avait l'impression de l'avoir déja rencontrée.

- La mort de Michael m'a profondément touchée, dit-elle.

- Oui, ça nous a fait un choc a tous, répondit-il.

John tiqua. Ravait-il ou avait-il réellement décelé une expression bizarre dans son visage ? Comme si, pour elle, la nouvelle n'avait pas été si surprenante...

Perkins se tourna vers Steven Wright.

- Je ne savais pas que vous étiez dans votre bureau.

- Vous auriez pu essayer de frapper a la porte, suggéra John.

Perkins lui jeta un coup d'úil peu amène et alla rejoindre Chandler et McKenna.

- Salut, Sara, dit Wright avec un sourire.

¿ la façon dont il la contemplait, il était clair qu'il avait des vues sur elle.

- Salut, Steven. Tu t'en sors, dans tes dossiers ?

- Oh, tu sais, personne n'a beaucoup travaillé

aujourd'hui. Je crois que je ne vais pas tarder a rentrer.

Sara revint a John.

- Tout le monde appréciait votre frère. Nous avons tous été bouleversés, mame le président. Mais je sais que ce n'est rien a côté de ce que vous devez ressentir.

Son ton était si étrange que Fiske crut y deviner un sous-entendu. avant qu'il ait pu réagir, Perkins les rejoignit.

- Bien. L'inspecteur Chandler, de la brigade criminelle, vous attend avec un monsieur du FBI, dit-il a Sara.

- Pourquoi veulent-ils fouiller le bureau de Michael ?

- Cela ne nous regarde pas, répondit Perkins, qui n'était pas d'humeur a faire des politesses.

- «a fait partie de l'enquate, mademoiselle Evans, expliqua John. Une recherche d'indices.

- Ici ? Je croyais que c'était un vol ?

- C'était un vol, trancha Perkins, exaspéré. Encore faut-il en convaincre l'inspecteur Chandler. Et le plus tôt sera le mieux.

- ¿ condition que le fait soit établi, commenta Fiske.

- Bien s˚r, bien s˚r, grommela Perkins. Mais c'est d'ores et déja établi. Bon, mademoiselle Evans, comme je vous l'ai expliqué en venant, votre t‚che consiste a vous assurer qu'aucun document confidentiel ne sortira d'ici.

- qu'entendez-vous exactement par confidentiel ?

demanda-t-elle.

- Eh bien, mais... vous savez bien, enfin, tout ce qui pourrait concerner une instruction en cours, brouillon, mémo, etc.

- Ne devrais-je pas avoir mon mot a dire dans cette décision, Richard ? déclara une voix nouvelle. Ou est-ce en dehors de ma juridiction ?

John Fiske reconnut facilement l'homme qui marchait vers eux a grands pas. Harold Ramsey avançait comme un vieux paquebot rentrant majestueusement au port.

- Je ne vous avais pas vu, monsieur le président, bredouilla Perkins.

- Je m'en aperçois. (Ramsey se tourna vers Fiske.) Je ne crois pas que nous nous connaissions.

Sara fit les présentations.

- John Fiske. Le frère de Michael.

Ramsey tendit une main et enroula ses longues phalanges osseuses autour de celles de Fiske :

- Croyez que je suis absolument navré, monsieur.

Michael était un jeune homme de grand mérite. Je suis s˚r que c'est une terrible perte pour vous et toute votre famille. Si nous pouvons faire quoi que ce soit, n'hésitez pas a nous contacter.

John remercia comme un intrus égaré dans un cortège funèbre et recevant des condoléances pour un défunt dont il ignore le nom.

- Je n'y manquerai pas, dit-il avec gravité.

Ramsey désigna Chandler et McKenna d'un signe de tate.

- qui sont ces messieurs et que veulent-ils, Richard ?

Perkins expliqua la situation en quelques mots succincts, mais Ramsey avait déja assimilé le problème avant la fin de sa phrase.

- Voudriez-vous leur demander d'approcher, s'il vous plaat, Richard ?

après les présentations d'usage, Ramsey s'adressa directement a Chandler :

- Je pense que le mieux serait que vous preniez langue avec le juge Murphy et ses greffiers pour procéder a un inventaire des affaires dont s'occupait Michael. Votre légitime droit d'enquate ne doit pas contrarier le légitime droit de la Cour a tenir ses décisions secrètes en attendant leur révélation publique.

- Très bien, répondit Chandler.

" Et je ne veux pas qu'on vienne chercher la petite bate en cas de fuite ", acheva-t-il mentalement.

- Vous avez toute liberté d'examiner les effets personnels de Michael, s'il en conservait ici, poursuivit Ramsey. Je vous demanderai simplement de laisser de côté tout dossier juridique avant votre entretien avec le juge Murphy. alors, au cas oa une corrélation apparaa-trait entre la mort de Michael et son travail, des dispositions seraient prises pour vous permettre d'approfondir vos recherches.

- Entendu, monsieur le président, dit Chandler. En fait, j'ai déja échangé quelques mots avec le juge Murphy.

McKenna donna également son accord. Ramsey s'adressa a Perkins :

- Richard, vous avertirez le juge Murphy et ses greffiers que l'inspecteur Chandler désire les rencontrer au plus tôt. Je suppose que demain fera l'affaire, après le débat oral ?

- Ce sera parfait, approuva Chandler.

- Les conseillers juridiques de la Cour seront la pour vous assister en cas de litige. Sara, vous serez disponible demain, n'est-ce pas ? Vous étiez proche de Michael.

John la fixa. Proche a quel point ?

Ramsey tendit de nouveau la main a John.

- Tenez-moi au courant des dispositions concernant son enterrement. Richard, reprit-il a l'attention de Perkins, venez me trouver dès que vous aurez parlé au juge Murphy.

après le départ de Ramsey et de Perkins, Chandler vit McKenna fureter dans le bureau de Michael.

- Dellasandro, dit-il, je veux que cette porte reste fermée jusqu'a mon retour. Personne ne doit entrer, que ce soit vous, M. Perkins ou... (il désigna l'agent McKenna) n'importe qui.

McKenna apprécia modérément l'allusion. Dellasandro promit.

John, qui promenait ses yeux alentour, aperçut Steven Wright, bouche bée devant Chandler. Wright referma brusquement sa porte. On entendit la clé tourner dans la serrure.

Comme Fiske et Chandler s'en allaient, une voix les arrata.

- «a vous ennuie si je vous raccompagne ?

C'était Sara Evans.

- Pas du tout, dit Chandler. John ?

John acquiesça, impassible.

Ils s'éloignèrent ensemble, tous les trois.

- Pourquoi ai-je le sentiment d'avoir été en présence du Tout-Puissant ? plaisanta Chandler.

- Le président fait souvent cet effet-la, répondit Sara avec un sourire.

- ainsi, vous travaillez pour le juge Knight ?

demanda John.

- Je commence ma seconde année.

au détour d'un couloir, ils faillirent percuter Elizabeth et Jordan Knight.

- Oh, juge Knight, nous parlions justement de vous, dit Sara.

Elle fit les présentations.

- Monsieur le sénateur, déclara Chandler, nous apprécions ce que vous faites pour la ville. Sans les crédits que vous avez fait voter pour la police, je mènerais mes enquates criminelles a bicyclette.

- Il y a encore beaucoup a faire, vous savez. Les problèmes couvent depuis longtemps et il faudra long-

temps encore pour les régler, répondit Jordan Knight, sentencieux, sur un ton de discours électoral. (Il eut plus de simplicité pour s'adresser a Fiske.) Je suis navré pour votre frère, John. Je ne le connaissais pas personnellement, je viens rarement a la Cour. Si je déjeune trop souvent avec ma femme, les journalistes pensent que j'essaie d'influencer ses décisions. Ils oublient que nous partageons le mame domicile et le mame lit. Mais je vous prie de croire a la sincérité de mes condoléances.

John le remercia et ajouta :

- Si ma voix vaut quelque chose, sachez que j'ai voté pour vous.

- Chaque voix compte. (Il sourit tendrement a sa femme.) Tout comme ici, n'est-ce pas, madame le juge ? On ne peut rien faire si on n'a pas ses cinq voix.

Mon Dieu, si je n'avais a me soucier que de cinq électeurs, je ferais quinze kilos de moins et j'aurais encore des cheveux noirs.

Elizabeth Knight n'était pas d'humeur badine. Elle avait les yeux rouges comme Sara et le teint blame.

- Sara, dit-elle, il faudra que nous ayons un entretien après la séance de demain. (Elle s'éclaircit la gorge.) Et vous seriez gentille de secouer un peu Steven Wright au sujet du mémo sur l'affaire Chance. Il me le faut pour demain au plus tard. Mame s'il doit travailler toute la nuit.

La jeune femme comprit qu'elle ne riait pas.

- Je vais le lui dire tout de suite, madame.

Knight lui prit la main.

- Merci. Et n'oubliez pas le daner pour le juge Wilkinson. Demain soir, 19 heures, chez moi.

- C'est sur mon agenda, répondit Sara sans enthousiasme.

Elizabeth Knight s'intéressa enfin a Fiske.

- Votre frère était un brillant juriste, monsieur. Je vous parais peut-atre mesquine d'aborder ces problèmes maintenant, mais les travaux de la Cour ne s'arratent pour personne, c'est une leçon que j'ai apprise il y a longtemps. Soyez cependant assuré que je compatis a votre douleur. (Elle jeta un úil sur sa montre.) Jordan, tu vas atre en retard au Sénat. Et j'ai du travail a finir. Si vous voulez bien m'excuser, monsieur Fiske...

- Vous l'avez dit, la machine ne s'arrate pour personne, remarqua John, fataliste.

après le départ des Knight, Sara commenta :

- Elle est sévère, mais juste. Je suis certaine qu'elle ne voulait pas atre aussi cassante.

- Bien s˚r que si, dit John.

Chandler s'en mala :

- Elle a probablement d˚ travailler trois fois plus qu'un homme pour en arriver oa elle est. «a ne s'oublie pas.

- Je ne vous aurais pas cru si féministe, nota Sara.

- Si vous connaissiez ma femme, vous ne seriez pas étonnée.

- Ramsey et Knight viennent de milieux différents, reprit-elle, bien qu'il leur arrive souvent de voter dans le mame sens. Il est presque trop accommodant avec elle.

Peut-atre craint-il la confrontation avec les femmes. Il est d'une autre génération.

- Je ne vois pas ce que le sexe vient faire la-dedans, remarqua John.

- C'est une juriste exceptionnelle, ajouta Sara, sur la défensive.

Ils entendirent tous le bip. Chandler décrocha le récepteur de sa ceinture et lut le numéro sur l'écran.

- Je peux téléphoner ? demanda-t-il a Sara.

Elle lui indiqua un poste.

En les rejoignant une minute plus tard, Chandler semblait accablé.

- De nouveaux clients a interroger. Une fusillade.

quelle veine !

- Vous pouvez me déposer au commissariat ?

demanda John. Ma voiture est la-bas.

- L'ennui, c'est que je vais dans la direction opposée.

- Je peux vous y conduire, proposa Sara. J'ai fini ma journée. Mame si je n'ai pas fait grand-chose. (Elle baissa les yeux, avec un sourire triste.) Michael n'aurait pas approuvé. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi sérieux dans son travail.

Elle lança a John un regard appuyé.

- Profitez-en pour manger un morceau ensemble, hasarda Chandler. Vous trouverez s˚rement des tas de choses a vous dire.

Fiske n'eut pas l'air emballé par cette suggestion, mais il acquiesça.

- Vous ates prate ?

- accordez-moi une minute. Je dois aller prévenir Steven que sa nuit risque d'atre studieuse.

Et elle disparut.

- John, fit Chandler, essayez d'en apprendre le plus possible. Elle était proche de votre frère. Pas comme vous, ajouta-t-il.

- Je ne suis pas doué pour l'espionnage.

L'idée de comploter dans le dos de cette femme ne lui plaisait pas beaucoup. Mais on ne savait jamais. Il ne la connaissait pas, après tout.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'inspecteur lança :

- Mon petit John, je sais qu'elle est jeune et jolie, qu'elle est intelligente, qu'elle travaillait avec votre frère et qu'elle a été ébranlée par sa mort. Mais n'oubliez pas une chose.

- Laquelle ?

- Il n'y a aucune raison de lui faire confiance.

Sur cette dernière remarque, Chandler s'éclipsa.

Chapitre 26

Jordan Knight observait sa femme. Il se tenait sur le pas de la porte et elle restait assise a son bureau, la tate penchée. Plusieurs livres étaient ouverts devant elle, mais elle n'en lisait aucun.

- Pourquoi faire des heures supplémentaires, chérie ?

Elle sursauta.

- Jordan ! Je croyais que tu étais parti pour ton rendez-vous.

Il vint près d'elle et lui caressa la nuque.

- Je l'ai annulé. Il est temps de rentrer chez nous.

- Mais j'ai du travail en retard. Nous sommes tous en retard. C'est si difficile...

Il la prit par le bras et l'aida a se lever.

- Beth, mame si c'est important, je suis s˚r que ça peut attendre. allez hop ! On rentre.

quelques minutes plus tard, le chauffeur les reconduisait chez eux dans leur voiture de fonction. après une bonne douche, une collation et un verre de vin, Elizabeth Knight commença a se sentir presque dans son état normal. Elle s'allongea sur son lit. Son mari vint s'asseoir a côté d'elle et se mit a lui masser les pieds, sur ses genoux.

- Parfois, dit-elle, je me demande si nous ne sommes pas trop exigeants avec nos greffiers. On les fait trop travailler. On compte trop sur eux.

- Vraiment ? (Jordan Knight lui saisit le menton.) Tu ne serais pas en train de te reprocher la mort de Michael Fiske ? Ce soir-la, il n'a pas d˚ travailler très tard. Tu m'as dit qu'il avait téléphoné pour annoncer qu'il était malade. Sa présence dans un quartier mal famé n'a rien a voir avec la Cour ou avec toi. Il a été tué

par un loubard minable. C'était peut-atre un vol ou peut-atre simplement la faute a pas de chance, mais tu n'y es pour rien.

- La police pense que c'était un vol.

- L'enquate n'en est qu'a son début, mais elle sera menée tambour battant.

- Un des greffiers, aujourd'hui, a demandé si sa mort était liée a la Cour.

Jordan Knight médita un instant.

- Ce n'est pas impossible, mais je ne vois pas bien comment. (Il devint soucieux, tout a coup.) Si c'est le cas, je vais donner des instructions pour ta protection.

Dès demain, je passe un coup de fil et tu auras ton propre garde du corps ou un agent du FBI vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

- Jordan, ce n'est pas nécessaire.

- Comment ça ? Ce n'est pas nécessaire de m'assurer qu'un dingue ne viendra pas me prendre la femme que j'aime ? J'y pense souvent, Beth. Certaines décisions de la Cour sont très impopulaires. Vous recevez tous des menaces de mort de temps en temps.

Tu ne peux pas les ignorer.

- Je ne les ignore pas, j'essaie juste de ne pas y penser.

- D'accord, mais permets-moi d'y penser pour toi.

Elle sourit et lui toucha le visage.

- Tu t'occupes trop de moi, tu sais ?

- quand on possède un trésor, il faut s'en occuper.

Ils s'embrassèrent tendrement. Jordan la borda dans son lit, éteignit la lumière et se retira pour travailler dans son bureau. Elizabeth Knight ne s'endormit pas tout de suite. Elle garda les yeux ouverts dans le noir, habitée par toutes sortes d'émotions. Submergée de soucis, elle finit par sombrer dans le sommeil.

- Ce doit atre terrible pour vous, John. C'est déja terrible pour moi, et je ne connaissais Michael que depuis assez peu de temps, au fond.

Ils roulaient dans la voiture de Sara. Ils venaient de franchir le pont du Potomac et entraient dans l'…tat de Virginie. Essayait-elle de lui faire comprendre qu'elle avait peu de renseignements a lui fournir ?

- Depuis quand étiez-vous collègues ?

- Un an. C'est Michael qui m'a persuadée de signer encore pour un an.

- Ramsey a dit que vous étiez proches. Jusqu'a quel point ?

- Oa voulez-vous en venir ? demanda-t-elle un peu sèchement.

- Je veux juste me rendre compte. Savoir quelles étaient les fréquentations de mon frère. S'il y avait quelqu'un dans sa vie..., dit-il, guettant sa réaction.

Elle n'en eut aucune, en apparence du moins.

- Vous n'étiez qu'a deux heures de route, et vous ne savez rien de sa vie ? s'étonna-t-elle.

- La remarque vient de vous ou est-ce quelqu'un qui vous l'a soufflée ?

- Je suis assez grande pour choisir mes remarques moi-mame.

- Eh bien, ce n'est pas une route a sens unique.

- quoi donc ? Mes remarques ou les deux heures de route ?

- Les deux.

quelques minutes plus tard, ils se garaient sur le parking d'un restaurant du nord de la Virginie. Ils entrèrent, trouvèrent une table libre et passèrent leur commande. John prit une Corona comme apéritif, Sara un margarita. Il but une gorgée, s'essuya la bouche et dit:

- Vous venez d'une famille d'avocats ? C'est souvent héréditaire.

- J'ai grandi dans une ferme de Caroline du Nord.

Dans un bourg avec un seul feu rouge. Mais mon père était un peu de la profession.

John manifesta un intérat poli.

- Un peu ?

- Il était le juge de paix du canton. Officiellement, son tribunal siégeait dans une petite pièce a l'arrière de la prison. Mais, le plus souvent, il entendait les plaignants sur son tracteur, en plein champ.

- C'est ça qui vous a incitée a faire du droit ?

- Oui. Mon père ressemblait plus a un juge dans ses bottes crottées que bien des magistrats dans leurs cours d'apparat.

- Y compris celle oa vous ates en ce moment ?

Elle tiqua et détourna les yeux. John regretta sa question.

- Je suis s˚r que votre père était un excellent juge.

Plein de bon sens, équitable dans ses décisions. Un homme du terroir.

Elle lui lança un coup d'úil inquisiteur pour voir s'il se moquait d'elle, mais, apparemment, ce n'était pas le cas.

- Il était effectivement tout cela. Il avait surtout a juger des bagarres d'ivrognes et des infractions au code de la route, mais personne n'est jamais reparti avec un sentiment d'injustice.

- Vous le voyez souvent ?

- Il est mort il y a six ans.

- Désolé. Et votre mère ?

- Morte avant papa. La vie rurale est parfois dure.

- Des frères et súurs ?

Elle fit non de la tate et sembla soulagée de voir arriver le plateau.

- «a me rappelle que je n'ai pas mangé de la journée, dit John en engloutissant une grosse bouchée de tortilla.

- «a m'arrive souvent. Je n'ai mangé qu'une pomme ce matin.

- Pas bien, ça. Vous n'avez pas besoin de faire un régime, pourtant.

Elle l'observa. Malgré ses larges épaules et ses joues pleines, il était presque maigre. Son col de chemise b‚illait.

- Vous non plus, dit-elle.

Vingt minutes plus tard, John repoussa son assiette vide.

- Je sais que vous ates très occupée, je ne vous ferai donc pas perdre votre temps. Je ne voyais plus beaucoup mon frère et j'ai besoin de combler quelques lacunes si je veux découvrir son assassin.

- Je croyais que c'était le travail de l'inspecteur Chandler.

- Officieusement, c'est le mien aussi.

- Votre passé de flic ? (Fiske haussa les sourcils.) Michael m'a beaucoup parlé de vous, expliqua-t-elle.

- ah bon?

- Oui. Il était très fier de vous. De la police a la défense des criminels. J'ai eu quelques conversations intéressantes avec lui a ce sujet.

- «a m'ennuie un peu que quelqu'un que je ne connais pas ait des conversations sur moi.

- Oh, nous ne parlions pas de votre vie privée. Nous trouvions simplement que c'était une belle évolution de carrière.

- quand j'étais flic, je passais mon temps a mettre des criminels en prison. Maintenant, je gagne ma vie en les défendant. Pour tout vous dire, je commençais a avoir pitié d'eux.

- C'est la première fois que j'entends un flic avouer ça.

- Vraiment ? Vous avez souvent eu affaire a des flics?

- J'ai le pied lourd sur l'accélérateur. J'ai des tas de PV, répondit-elle en souriant. Sérieusement, comment avez-vous sauté le pas ?

Il joua distraitement avec son couteau.

- J'ai alpagué un gars qui transportait un paquet de coke. Il servait de mulet pour des dealers. C'était un simple porteur, qui acheminait la marchandise du point a au point B, c'est tout. Je ne sais plus pourquoi je l'avais arraté, je devais avoir une autre raison. Bref, je lui montre le paquet et le type me répond, avec un voca-bulaire de cours préparatoire, qu'il pensait que c'était un morceau de gruyère. Vous imaginez ? Il s'en serait mieux sorti en prétendant qu'il ne savait pas comment le truc s'était retrouvé en sa possession. «a aurait pu au moins donner un début d'argument a son avocat. Mais essayez un peu de vendre cette salade a un jury. Un type avec une dégaine de loubard qui confond dix mille dollars de dope avec un bout de fromage. Il va directement au trou. Seulement voila, vous en mettez dix comme lui en taule et il y en a déja cent qui attendent de prendre leurs places. Ils n'ont pas le choix. Sinon, ils ne le feraient pas. quand les gens n'ont pas d'espoir, ils n'ont pas non plus de scrupules et passent a l'attaque.

(Sara sourit.) qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?

- Vous parlez comme votre frère.

John essuya une tache d'eau laissée par un verre sur la table.

- Vous passiez beaucoup de temps avec mon frère ?

- Oh oui, beaucoup.

- En dehors du boulot aussi ?

- On buvait des pots, on allait au restaurant, on sortait. (Elle but une gorgée de son verre et sourit de nouveau.) C'est la première fois que je subis un interrogatoire.

- Les interrogatoires peuvent atre très pénibles, parfois.

- ah?

- Tenez, cette question par exemple : quelque chose me dit que la mort de Mike n'a pas vraiment été

un choc pour vous.

Elle se raidit.

- Oh, c'est faux ! J'étais horrifiée.

- Je veux dire " choc " au sens de " surprise ".

La serveuse les interrompit. Désiraient-ils un dessert ? un café ? John Fiske demanda l'addition.

Peu après, ils se dirigeaient vers la capitale. Une légère pluie commençait a tomber. Octobre était un mois imprévisible dans la région. Tantôt chaud, tantôt froid, tantôt tempéré. Cette fois, il faisait chaud et humide. Sara avait mis la climatisation dans sa voiture.

John l'interrogea du regard. Elle comprit qu'il attendait toujours sa réponse, respira un grand coup et commença d'une voix hésitante.

- Ces derniers temps, Michael semblait préoccupé... distrait.

- Ce n'était pas dans son caractère ?

- Depuis six semaines, on travaillait tous comme des fous. C'est normal de craquer dans ces conditions, pas pour Michael, pourtant.

- Vous pensez que son changement d'attitude avait quelque chose a voir avec la Cour ?

- Michael ne voyait pratiquement personne en dehors de la Cour.

- ¿ part vous ?

Elle ne répondit pas.

- Y avait-il une grosse affaire litigieuse en préparation ?

- Toutes nos affaires sont importantes et litigieuses.

- Je veux dire : il n'a fait aucune allusion devant vous ?

Elle fixa la route devant elle, sans répondre.

- Tout ce que vous pourrez me dire m'aidera, Sara.

Elle ralentit un peu.

- Votre frère était bizarre. Saviez-vous qu'il allait éplucher le courrier du greffe a l'aube pour atre le premier informé des cas intéressants ?

- «a ne m'étonne pas. Il ne faisait jamais les choses a moitié. Comment ça se passe, techniquement ?

- Les réclamations sont dépouillées et classées dans une salle a part. Chaque dossier passe entre les mains d'un analyste, qui doit vérifier si la procédure est respectée, etc. Si c'est un texte manuscrit, comme la plupart des lettres informa pauperis, il faut mame s'assurer que l'écriture est lisible. Ensuite, les demandes de recours sont enregistrées et rangées par ordre alphabétique, au nom du plaignant. En dernière phase, elles sont photocopiées et ventilées vers les différentes chambres des juges.

- Mike m'a dit un jour combien de demandes recevait la Cour. Les juges ne peuvent pas les lire toutes.

- Non. Les réclamations sont réparties entre les chambres, et les greffiers respectifs sont chargés d'en faire un résumé et une présentation. Par exemple, nous pouvons en recevoir une centaine en une semaine. Il y a neuf juges, donc chaque chambre en reçoit environ une douzaine. Sur la douzaine envoyée a la chambre du juge Knight, j'en traite trois. Mon mémo circule dans toutes les chambres, oa les greffiers des autres juges l'étudient et décident ou non de l'avaliser par une recommandation.

- Vous avez beaucoup de pouvoir.

- Dans certains secteurs, mais pas dans la décision finale. Le greffier rédige le brouillon, si vous voulez, mais, en gros, ce n'est qu'une récapitulation des faits, pas une opinion sur le fond. Nous ne sommes la que pour élaguer le travail, la paperasserie. Si nous détenons un pouvoir, c'est uniquement sur la sélection des affaires.

John restait songeur.

- En somme, un juge ne voit pas les documents avant de décider si une affaire passera ou non en audience. Il se fonde seulement sur le mémo et la recommandation du greffier.

- quelquefois mame pas le mémo, juste la recom-

mandation. Les juges se réunissent en conférence deux fois par semaine. C'est a ce moment-la qu'ils discutent des demandes sélectionnées par les greffiers. Et ils votent. Le minimum requis pour qu'une affaire soit entendue est de quatre voix.

- Donc, la première personne qui voit une demande envoyée a la Cour est celle qui se trouve au bon moment dans la salle du courrier ?

- Normalement, oui.

- que voulez-vous dire par " normalement " ?

- Les choses ne se font pas nécessairement toujours selon les règles.

John Fiske réfléchit un moment.

- Insinuez-vous que mon frère aurait pu prendre une réclamation dans la salle du courrier avant son enregistrement au greffe ?

Sara étouffa un petit gémissement, puis se ressaisit.

- Il faut que vous promettiez de garder le secret, John.

- Je ne peux pas faire une promesse que je ne suis pas s˚r de tenir.

Elle soupira et se résigna a lui parler, en quelques phrases concises, des papiers qu'elle avait aperçus dans l'attaché-case de son frère.

- Je ne voulais pas fouiner. Mais il était tellement bizarre que je m'inquiétais pour lui. Un matin, il a failli me renverser en sortant du greffe. Il avait l'air complètement déboussolé. Je pense qu'il venait juste de voler la lettre que j'ai trouvée dans sa serviette.

- Ce que vous avez vu était un original ou une copie ?

- Un original. L'une des feuilles était écrite a la main, l'autre a la machine.

- D'habitude, ce sont les originaux qui circulent ?

- Non, jamais. Toujours des copies. Et évidemment pas dans les enveloppes des originaux.

- Il me semble avoir entendu Mike me dire que parfois les greffiers emportaient des dossiers chez eux.

Mame des originaux.

- C'est vrai.

- Eh bien alors ? C'est peut-atre tout simplement ça.

- Non, ça ne se présentait pas comme un dossier normal. Il n'y avait pas d'adresse d'expéditeur sur l'enveloppe et la page dactylographiée n'était pas signée. La lettre écrite a la main m'a fait penser a une réclamation in forma pauperis, mais il n'y avait aucune déclaration sur l'honneur attestant l'indigence du plaignant.

- Vous avez vu un nom, un élément d'identification quelconque ?

- Oui. C'est pourquoi j'ai su que Mike avait détourné une réclamation.

- Comment ça ?

- J'ai pu lire la première phrase de la page dactylographiée. Elle comportait le nom du plaignant. Dès que j'ai eu quitté Michael, je suis allée consulter le registre du greffe. Il n'y avait rien a ce nom.

- quel nom ?

- Harms.

- Prénom ?

- Je ne l'ai pas vu.

- Vous vous rappelez autre chose ?

- Non.

John s'appuya contre le dossier de son siège.

- Laissez-moi réfléchir. Si Mike a détourné cette demande, il devait s'assurer que personne ne viendrait poser de questions sur la disparition de ce document.

L'avocat qui l'avait rédigé, par exemple, si c'est bien un avocat.

- Il y avait une étiquette d'accusé de réception sur l'enveloppe. L'expéditeur a d˚ atre averti que le courrier était bien arrivé a la Cour.

- D'accord. Mais pourquoi un texte manuscrit et un autre tapé a la machine ?

- Deux personnes différentes. Peut-atre la seconde voulait-elle aider Harms sans atre reconnue.

- Parmi toutes les réclamations que reçoit la Cour, c'est celle-la que prend Mike. Pourquoi ?

Elle le dévisagea avec anxiété.

- Mon Dieu, s'il s'avère que la mort de Michael a un rapport avec cette histoire, je... Je n'aurais jamais pensé que...

Elle semblait sur le point d'éclater en sanglots.

- Je ne vais en parler a personne, assura-t-il. Pour l'instant. Vous avez pris un risque pour Mike. Je vous en remercie.

Il y eut un silence assez pesant.

- Il se fait tard, reprit John. Nous avons pu établir que Mike avait parcouru environ mille deux cents kilomètres dans les deux ou trois jours qui ont précédé sa mort. Vous savez oa il aurait pu aller ?

- aucune idée. Je crois qu'il n'aimait pas beaucoup conduire. Il venait au travail a vélo.

- Comment était-il perçu par les autres greffiers ?

- Très respecté. Il était incroyablement motivé.

Tous les greffiers de la Cour suprame le sont, je pense, mais Mike se consacrait tout entier a son travail. Je me considère personnellement comme une b˚cheuse mais, de temps en temps, j'aime bien me changer les idées.

- Mike a toujours été comme ça. C'était un perfectionniste.

- Ce doit atre de famille. Michael m'a dit que, quand vous étiez adolescent, vous aviez deux ou trois jobs en mame temps.

- J'aime avoir de l'argent de poche.

L'argent n'était pas resté longtemps dans la poche de Fiske. Il avait filé dans celle de son père, qui n'avait jamais gagné plus de quinze mille dollars par an en plus de quarante années de dur labeur. Maintenant cet argent servait a payer les énormes dépenses de santé de sa mère.

- Et vous alliez a la fac tout en travaillant comme flic.

John tapota nerveusement sa vitre.

- Cette bonne vieille Virginia Commonwealth University, la Stanford du prochain siècle.

- Et vous étiez clerc chez un avocat. (Fiske s'impa-tientait.) Je vous en prie, John, ne vous énervez pas. Je suis juste curieuse.

Il soupira.

- J'étais simplement stagiaire chez un pénaliste de Richmond. J'y ai beaucoup appris. J'ai eu mon certificat et j'ai réussi l'examen du barreau. C'est le seul moyen de devenir avocat quand on est trop nul pour atre reçu a l'…cole de droit.

- Vous n'ates pas nul.

- Merci, mais qu'en savez-vous ?

- Je vous ai vu plaider au tribunal.

Il se tourna vers elle.

- Pardon ?

- Cet été, Michael m'a emmenée a Richmond pour assister a une audience.

Elle ne tenait pas a lui parler de son second voyage.

- Pourquoi ne pas m'avoir averti de votre présence ?

- Michael pensait que ça vous agacerait.

- En quoi la visite de mon frère aurait-elle pu m'agacer ? protesta-t-il.

- Ce n'est pas a moi qu'il faut le demander.

Comme il ne disait rien, Sara continua :

- Vous m'avez beaucoup impressionnée. Je crois mame que vous m'avez donné envie de devenir pénaliste. au moins quelque temps a l'essai, pour voir comment c'est.

- Vous pensez que ça vous plairait ?

- Pourquoi pas ? Le droit peut aussi atre une noble vocation. La défense d'autrui. Des pauvres. J'aimerais que que vous me parliez de certains de vos procès.

- Sans blague ?

- absolument, dit-elle, enthousiaste.

Il fit mine de réfléchir.

- attendez... ah ! L'affaire Ronald James. C'était son vrai nom, mais il préférait se faire appeler Papa Levrette, par référence a sa position préférée avec les six femmes qu'il avait violées sauvagement. J'ai obtenu un arrangement, alors que ces six femmes l'avaient formellement reconnu lors de l'identification au commissariat.

J'avais une bonne marge de manúuvre, remarquez. Les quatre premières ont été incapables de le regarder en face au procès. La terreur est très utile, parfois. La cinquième avait quelques bricoles dans son casier judiciaire qui entachaient sa crédibilité. La dernière, elle, voulait carrément le faire crucifier. Mais un seul témoignage valable, ce n'est pas la mame chose qu'une demi-douzaine. Résultat des courses : le procureur a flanché

et Papa Levrette s'en est tiré avec vingt ans.

" Une autre ? ah, tenez, Jenny. Une brave gosse, qui a fendu le cr‚ne de sa grand-mère d'un coup de hache parce que, comme elle me l'a expliqué en pleurant, cette vieille salope ne voulait pas la laisser sortir avec ses copains. La mère de Jenny, la fille de la vieille femme charcutée, me paie mes honoraires par mensualités de deux dollars.

- «a va, j'ai pigé, dit Sara.

- Oh, mais tout n'est pas si noir, attendez. Le braqueur que j'ai fait libérer dernièrement m'a payé

cash, sans doute avec l'argent de la banque qu'il avait braquée. Je peux régler mon loyer et il y a longtemps que je n'ai pas pointé un revolver sur un client. Et puis, demain est un autre jour. Tentez votre chance, mademoiselle Evans.

- Vous aimez choquer les gens, n'est-ce pas ?

- Vous l'avez cherché.

- alors pourquoi faites-vous ce métier ?

- Il faut bien que quelqu'un le fasse.

- Ce n'est pas exactement la réponse que j'attendais, mais passons. Merci d'avoir dissipé mes illusions, je vous en suis très reconnaissante.

- Si je les ai vraiment dissipées, vous pouvez me remercier, en effet, dit-il. Sara, je ne suis pas le cheva-lier sans peur et sans reproche. La plupart de mes clients sont coupables. Je le sais, ils le savent, tout le monde le sait. Si je négocie la sentence neuf fois sur dix, c'est bien pour cette raison. Si quelqu'un venait me voir en se proclamant innocent, je crois que je ferais une crise cardiaque. Je ne suis pas un défenseur, je fais du marchandage. Mon boulot est de m'assurer que la durée de réclusion est équitable par rapport a d'autres crimes ou délits semblables. quand, exceptionnellement, je plaide non coupable, toute l'astuce consiste a dresser un écran de fumée assez épais pour que le jury s'embrouille, en tablant sur le fait que ça les ennuie profondément de discuter du sort d'un type qu'ils ne connaissent pas et dont ils n'ont strictement rien a foutre.

- Eh bien, mes aÔeux ! Et la recherche de la vérité ?

- La vérité est souvent le pire ennemi des avocats.

On la contourne, on la modèle. Dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, la vérité me fait perdre. Or je ne suis pas payé pour perdre, mais pour arrondir les angles.

Chacun sa corvée. Comme tout le monde, je fais mon petit tour de marionnette le jour ; la nuit, on lance les filets pour ramasser du poisson frais, et le matin, ça recommence.

- C'est votre conception de la vie ?

- Rassurez-vous, cette vie-la, vous ne la verrez jamais. Vous serez prof a Harvard ou juriste dans un cabinet doré de New York. Si jamais je vais la-bas, je vous ferai signe du fond de ma poubelle.

- arratez, je vous en prie !

Ils roulèrent en silence, jusqu'a ce qu'une idée traverse l'esprit de John.

- Dites-moi, si vous m'avez aperçu au tribunal, pourquoi avoir fait semblant de ne pas savoir qui j'étais quand Perkins nous a présentés ?

- Je ne sais pas. a cause de Perkins, je suppose. Je ne savais pas comment vous faire comprendre discrètement que je vous avais déja vu.

- Pourquoi discrètement ?

- Vous savez ce qu'on dit sur les premières impressions.

Elle se mordit la lèvre. Idiote !

John revint a des sentiments plus aimables. Ce qui lui restait d'animosité retomba :

- Je ne voudrais pas que mon cynisme tempère votre enthousiasme. Je n'en ai pas le droit. Je suis désolé.

- Je pense que vous ates bien moins cynique que vous ne voulez le faire croire.

Il ne réagit pas. Elle hésita. Lui avouerait-elle ou non ?

- Vous connaissez un petit garçon nommé Enis ?

(Fiske la scruta sans comprendre.) Je vous ai vu lui parler.

Tout a coup, la mémoire lui revint.

- Le bar ! Je savais que je vous avais déja vue.

qu'est-ce que vous faisiez ? Vous me suiviez ?

- Oui.

Sa franchise le stupéfia.

- Pourquoi ? demanda-t-il, pris de court.

- C'est un peu difficile a expliquer. Je ne crois pas en atre capable maintenant. Je ne vous espionnais pas.

J'imagine combien ça a d˚ atre pénible pour vous de parler a Enis et a sa famille.

- C'était ce qui pouvait leur arriver de mieux. La fois suivante, le vieux aurait pu les tuer.

- Pourtant... perdre son père comme ça.

- Ce n'était pas le père d'Enis.

- ah, pardon, je croyais.

- Oh, Enis est son fils. Mais ça ne fait pas de lui un père. Les pères ne font pas ce que ce type a fait a sa famille.

- qu'est-ce qu'ils vont devenir ?

Il haussa les épaules.

- Je donne encore deux ans a Lucas avant qu'on le retrouve dans une ruelle avec douze balles dans le corps.

Et, malheureusement, il sait ce qui l'attend.

- Il vous surprendra peut-atre ?

- Ouais. Peut-atre.

- EtEnis?

- Je n'en sais rien. Et je ne veux plus parler de ça.

Ils gardèrent le silence jusqu'a ce qu'ils arrivent devant les locaux de la police.

- Je suis garé juste en face.

Sara s'étonna:

- Vous avez eu une sacrée chance ! Depuis deux ans que j'habite cette ville, je n'ai jamais trouvé une place libre dans la rue.

John contemplait la bordure du trottoir.

- «a alors... J'aurais juré que je m'étais garé la.

- La ? Vous voulez dire juste en dessous du panneau " attention fourrière " ?

John sauta hors de la voiture juste au moment oa la pluie recommençait. Il considéra le panneau, puis l'emplacement oa sa voiture aurait d˚ se trouver. Il regagna son siège et ferma les yeux. Des gouttelettes s'accrochaient a son visage et a ses cheveux.

- Bon sang, quelle journée !

- Il y a un numéro que vous pouvez appeler pour récupérer votre voiture.

Sara s'empara de son téléphone portable et tapa les chiffres inscrits sur le panneau. Elle laissa sonner dix fois. Pas de réponse. Elle renonça.

- J'ai l'impression que vous ne reverrez pas votre voiture ce soir.

- Je ne pourrai pas dormir sans avoir prévenu mon père.

- Bon, eh bien, je vous y conduis.

La pluie redoublait.

- Vous ates sérieuse ?

La jeune femme enclencha une vitesse.

- allons chez votre père.

- On peut faire juste un arrat avant ?

- accordé. Dites-moi oa.

- L'appartement de mon frère.

- John, je ne suis pas s˚re que ce soit une bonne idée.

- Je crois que c'est une excellente idée.

- On ne pourra pas entrer.

- J'ai une clé, précisa-t-il. (Elle parut intriguée.) Je l'ai aidé a emménager quand il a été nommé a la Cour.

- La police aura sans doute posé des scellés.

- Chandler a dit qu'il s'en occuperait demain. Vous resterez dans la voiture. S'il arrive quelque chose, mettez les voiles.

- Et si l'assassin de Michael s'y trouve ? objecta Sara.

- Vous avez un cric sous le capot ?

- Oui.

- alors c'est mon jour de chance.

Elle soupira.

- J'espère que vous savez ce que vous faites.

" Moi aussi ", songea John Fiske.

Chapitre 27

Sara fit un créneau au coin de la rue oa habitait Michael.

- Ouvrez le capot, dit John Fiske avant de sortir.

Elle actionna la manette et l'entendit fourrager dans le compartiment de la roue de secours. Il referma, alla fouiller dans le coffre et réapparut a sa portière. Elle baissa la vitre.

- Verrouillez les portières, laissez tourner le moteur et ouvrez l'úil, d'accord ? dit-il.

Elle acquiesça. Il avait le cric dans une main et une lampe torche dans l'autre.

- Si vous avez peur, filez. Je suis un grand garçon.

Je me débrouillerai pour rentrer a Richmond.

La jeune femme secoua la tate avec obstination.

- Je ne bouge pas d'ici.

En le regardant disparaatre a l'angle de la rue, elle décida d'attendre une ou deux minutes, pour lui laisser le temps d'entrer dans l'immeuble. Ensuite, elle alla se garer devant chez Michael, juste en face de la porte. Elle brancha son téléphone cellulaire et se tint prate. au moindre mouvement suspect, elle appellerait l'appartement pour avertir John. Un bon plan d'urgence, qu'elle espérait ne pas avoir a appliquer.

John Fiske referma le battant derrière lui, alluma la lampe torche et jeta un coup d'úil alentour. ¿ première vue, il n'y avait aucune trace d'effraction.

Il entra dans la petite cuisine, séparée du living-room par un bar a mi-hauteur d'homme. Il trouva deux sachets en plastique dans un tiroir et les enfila comme des gants pour ne pas laisser d'empreintes. Il rencontra un cagibi, qu'il n'examina mame pas : son frère n'était pas du genre a collectionner les boates de petits pois ou de corned-beef. C'était vide, sans doute.

John traversa le living, inspecta la penderie, fouilla les manteaux et les vestons. Rien dans les poches. La chambre, maintenant. Le vieux parquet craquait sous ses pieds. Le lit était défait, quelques vatements traanaient. Rien dans les poches, la non plus. Dans un coin, un petit bureau. Rien. Il avisa un cordon d'alimentation branché dans une prise du mur, mais qui n'était relié a aucun appareil. Pas d'erreur, il manquait quelque chose sur le bureau. L'ordinateur. Et l'attaché-case de Mike.

John le connaissait bien, c'était lui qui l'avait offert a son frère, pour fater son diplôme de droit. Il prit note mentalement : ordinateur, attaché-case. Il faudrait qu'il en parle a Sara.

après la chambre, il revint dans la cuisine. Il s'arrata, tendant l'oreille. Il serra le cric dans son poing et ouvrit la porte du cagibi d'un coup sec, en braquant sa torche dans le réduit.

L'homme jaillit. John reçut son épaule en plein dans l'estomac. Il l‚cha la torche et se plia en deux, gémis-sant, mais sans perdre l'équilibre. Il réussit a attraper le type par le cou, avec le pied du cric. Il entendit un cri de douleur. Mais l'homme se retourna et balança John pardessus le bar. L'atterrissage fut pénible. John avait l'épaule en compote. Il se redressa tant bien que mal et réussit a faire un croche-pied au fuyard, qui fonçait vers la porte. Il frappa avec le cric mais, dans l'obscurité, manqua sa cible. Un poing percuta sa m‚choire. Il rendit le coup. Touché.

Peine perdue. Le type décampa. Il franchissait déja la porte. John bondit sur ses talons en se tenant l'épaule. Il entendit des pas précipités dans l'escalier et descendit quatre a quatre. Claquement de la porte d'entrée. Dix secondes plus tard, John était dans la rue. Dix secondes trop tard. Il regarda a droite et a gauche. Un klaxon retentit.

Sara baissa sa vitre et pointa le doigt a droite. John piqua un sprint sous la pluie et disparut a l'angle de la rue. Sara enclencha une vitesse, mais dut laisser passer deux voitures avant de démarrer sur les chapeaux de roue. Elle contourna le coin, fonça jusqu'au p‚té de maisons suivant. Personne. Elle fit marche arrière, bifurqua dans une artère secondaire, puis une autre.

L'angoisse montait. Enfin, elle poussa un cri de soulagement en apercevant John au milieu de la chaussée.

Essoufflé, il cherchait de l'air.

Elle sauta de sa voiture et courut vers lui.

- John, Dieu soit loué, vous n'avez rien !

Il enrageait d'avoir laissé le type s'échapper. Il tournait en rond, furibond.

- Merde, merde et merde !

- qu'est-ce qui s'est passé ?

Il se calma.

- Les méchants : un. Les bons : zéro.

Sara passa un bras autour de sa taille et le ramena vers la voiture. Elle l'aida a monter, puis reprit le volant et ils partirent.

- Je vous conduis chez un médecin.

- Pas question. Ce n'est qu'une égratignure. Vous avez vu le type ?

La jeune femme secoua la tate.

- Pas vraiment. Il est sorti si vite ! Je croyais que c'était vous.

- Ma taille, alors ? Vatements distinctifs ? Noir, blanc ?

- C'est flou. Son ‚ge, je ne peux pas dire. La taille, a peu près comme vous. Il avait des vatements sombres, et une cagoule, je crois. «a s'est passé si vite. Oa était-il ?

- Dans le cagibi. Je n'avais pas fait attention d'abord. C'est en ressortant que j'ai entendu le plancher craquer. (Il se frotta l'épaule.) Mais le plus dur reste a venir, ajouta-t-il avant de prendre le téléphone de Sara et d'extraire une carte de son portefeuille. annoncer la bonne nouvelle a Chandler.

John envoya un message au bip de Chandler.

L'inspecteur rappela quelques minutes plus tard. quand Fiske lui raconta ce qui s'était passé, il dut éloigner l'appareil de son oreille.

- Légèrement contrarié ? chuchota Sara.

- Ouais, comme le Vésuve légèrement en éruption.

(Fiske reprit l'écoute.) Buford...

- qu'est-ce que vous aviez dans le cr‚ne pour faire une connerie pareille ? aboya Chandler. Vous avez été

flic, pourtant !

- Justement. Je me prenais encore pour un flic.

- Eh bien, oubliez ça, c'est du passé.

- Bon, vous voulez le signalement du mec, oui ou non ?

- J'en ai pas encore fini avec vous, Fiske !

- Je sais, mais vous aurez tout le temps de me remonter les bretelles plus tard.

- Donnez-moi ce signalement.

John lui répéta les indications de Sara.

- J'envoie immédiatement une voiture quadriller le secteur, répondit aussitôt l'inspecteur. Et je vais demander une équipe technique d'urgence pour inspecter l'appart'.

- L'attaché-case de mon frère ne se trouvait pas chez lui. Il était dans sa voiture ?

- Non, je vous ai dit qu'on n'avait pas découvert d'objets personnels.

John s'adressa a Sara :

- Dans son bureau ? Je ne l'ai pas vu. Et son ordinateur ?

- Non, dit-elle. Je n'ai pas vu l'attaché-case. Et, en principe, il ne venait pas au bureau avec son portable, puisqu'on a chacun une console.

- apparemment, l'attaché-case a disparu, expliqua-t-il a Chandler. Son ordinateur aussi. J'ai retrouvé le cordon.

- Vous n'avez pas vu si le mec les a emportés en se barrant ?

- Il avait les mains vides. J'en suis s˚r. Je les ai prises dans la gueule.

- Résumé de la situation : je me retrouve avec un attaché-case manquant, un ordinateur portable manquant et un ex-officier de police con comme la lune que j'ai bien envie d'envoyer au bloc illico.

- allons, vos copains ont déja mis ma bagnole en fourrière.

- Passez-moi Mlle Evans.

- Pourquoi ?

- Parce que.

Il tendit le téléphone a Sara.

- Oui, inspecteur ? dit-elle, intriguée, jouant nerveusement avec une mèche de cheveux.

- Mademoiselle Evans, commença-t-il poliment, je croyais que vous deviez simplement reconduire M. Fiske a sa voiture et éventuellement daner avec lui.

Vous n'étiez pas partie pour tourner un film de James Bond.

- C'est que... sa voiture est a la fourrière et...

Chandler changea de ton :

- Je n'apprécie pas trop que vous me compliquiez le travail. Oa ates-vous ?

- ¿ un kilomètre de l'appartement de Michael.

- Et vous allez oa ?

- ¿ Richmond. annoncer la mort de Michael a son père.

- Bien. Conduisez-le a Richmond, mademoiselle Evans. Et ne le perdez pas de vue. S'il recommence a se prendre pour Sherlock Holmes, appelez-moi et je viendrai personnellement lui trouer la peau. Suis-je assez clair ?

- Très clair, inspecteur.

- Et je compte vous voir tous les deux a Washington, demain, sans faute. Est-ce que c'est clair aussi ?

- Oui, oui, nous y serons.

- Bon, repassez-moi le cow-boy solitaire.

John reprit la communication.

- …coutez, dit-il, je sais que j'ai pas été futé, mais j'essayais seulement de vous aider.

- Faites-moi une fleur, n'essayez plus de m'aider quand je ne suis pas la, OK ?

- OK.

- John, ça aurait pu très mal tourner, ce soir. Pas seulement pour vous, mais pour Mlle Evans.

John se frotta l'épaule en regardant Sara.

- Je sais, répondit-il.

- Transmettez mes condoléances a votre père.

John éteignit le téléphone.

- On peut aller a Richmond, maintenant ? demanda Sara.

- Oui, on peut aller a Richmond maintenant.

Chapitre 28

Josh Harms suivait la route de campagne déserte au volant du camion-benne de son ami. La forat était dense de part et d'autre. «a le rassurait. S'isoler, ériger un butoir entre lui et les emmerdeurs, telle était sa préoccupation constante dans la vie. Il était charpentier et connaissait assez son boulot pour atre son propre patron.

quand il ne travaillait pas, il chassait ou péchait, mais toujours seul. Il ne recherchait pas la compagnie des autres et leur proposait rarement la sienne. Tout cela venait de changer. Il ne mesurait pas encore pleinement la portée de sa responsabilité, mais il se doutait qu'elle était grande - et qu'il avait pris la bonne décision.

Le camion comportait une cabine a l'arrière. Son frère s'y reposait. Dormait-il ? Probablement pas. La cabine contenait un mois de vivres, de l'eau en bouteille, deux fusils de chasse et un pistolet semi-automatique, venant compléter celui qu'il avait déja dans sa ceinture. C'était un arsenal insignifiant, comparé a la grosse artillerie qu'on allait lancer a leurs trousses, mais il avait survécu a pire et ça ne lui faisait pas peur.

Il alluma une cigarette et souffla la fumée par la vitre ouverte. Ils se trouvaient déja a trois cents kilomètres de Roanoke. Il fallait creuser l'écart au maximum, ce n'était pas le moment de mollir. L'évasion avait d˚ atre découverte, a l'heure qu'il était. On allait installer des barrages sur les routes, mais peut-atre pas aussi loin.

Cela dit, leur avance pouvait fondre vite : les gars en kaki avaient une énorme supériorité logistique. Ils étaient bien mieux motorisés. Seulement, Josh avait un petit avantage. Il sillonnait la contrée depuis vingt ans pour la chasse et la pache, il connaissait toutes les cabanes abandonnées, toutes les vallées cachées, toutes les clairières. Ses capacités de survie, il les avait acquises autant en amérique, a trimer pour vivre, qu'a l'autre bout du monde, au Vietnam, a trimer pour ne pas mourir.

Malgré sa haine viscérale de l'autorité, il n'enfrei-gnait pas la loi a la légère. Il n'avait jamais considéré

son petit frère comme un tueur fou. Rufus n'aurait jamais d˚ s'enrôler dans l'armée, il n'était pas taillé

pour ça. Paradoxalement, c'était lui, Josh, un appelé, qui s'était couvert d'honneur et de médailles, alors que son frère, un engagé, avait passé sa carrière aux arrats. Josh n'avait pas pris les armes de gaieté de cúur pour défendre un pays qui l'avait piétiné, lui et tous ceux de sa race. Mais, une fois sous les drapeaux, il s'était battu comme un brave, pour sauver sa peau et celle des copains. C'était sa seule motivation, il n'avait aucune autre raison d'aller tuer des hommes qui ne lui avaient rien fait.

Josh ralentit et prit une petite route poussiéreuse qui s'enfonçait dans la forat. Rufus l'avait un peu rencardé

sur ce qui s'était passé vingt-cinq ans plus tôt, sur les trucs vicelards de ces sales types. «a lui avait rappelé

une autre saloperie, qu'il essayait de refouler mais qui lui avait mis la haine au ventre : ce qu'on avait fait a la famille Harms, dans leur petite ville de l'alabama, en apprenant le crime de Rufus. Il avait tout tenté pour protéger sa mère, a l'époque. En vain. " Vivement que je mette la main sur les mecs qui ont enfoncé mon frangin. On va rigoler. Tu m'entends, Dieu ? Tu m'écoutes, la-haut ? "

Son plan était de se cacher quelque temps et de reprendre la route une fois la pression retombée.

Essayer de rallier le Mexique, peut-atre, et disparaatre.

Josh ne laissait pas tellement de choses derrière lui. Une famille désunie, une entreprise de charpente qui battait de l'aile malgré ses talents d'artisan. au fond, Rufus était désormais sa seule famille. Et réciproquement. Ils avaient été séparés pendant un quart de siècle.

Désormais, dans la force de l'‚ge, ils allaient rattraper le temps perdu, atre plus proches que jamais. S'ils survi-vaient. Il jeta sa cigarette.

¿ l'arrière de la cabine, Rufus ne dormait pas. Il était couché sur le dos, a demi couvert par une b‚che noire : une idée de Josh, parce que le revatement de la couchette était de couleur sombre. Pour la mame raison, il était entouré de boates de conserve fixées par des c‚bles, de manière a dresser un mur contre les regards indiscrets. Toujours une idée de Josh. Il essaya de s'étirer, de se détendre. Les oscillations du camion le ganaient. Rufus n'était pas monté dans un véhicule civil depuis l'élection de Richard Nixon. …tait-ce possible ?

Combien y avait-il eu de Présidents depuis ? L'armée l'avait toujours transbahuté d'une prison a l'autre en hélicoptère, par peur d'une évasion, sans doute. Un type qui s'échappe d'un hélico ne peut fuir que dans un seul sens : de haut en bas.

Rufus essaya de regarder entre les cartons, pour voir a quoi ressemblait la liberté. Elle était noire. La nuit tombait. Il s'était souvent demandé quel effet ça lui ferait d'atre libre. Il ne le savait pas encore. Il avait trop peur. Trop de gens le cherchaient. qui voulaient le tuer.

Lui, et maintenant son frère. Il referma la main sur la bible de l'hôpital. La reliure ne lui était pas familière. La sienne, celle que sa mère lui avait donnée, était restée dans sa cellule. Il l'avait toujours conservée près de lui.

Les …critures étaient son seul rempart. Sans sa bible, il se sentait vidé. Tant pis, c'était trop tard. Son cúur s'accéléra. Mauvais signe. Trop de stress, probablement. Il récita de mémoire quelques passages. Combien de fois, dans la nuit de sa prison, n'avait-il pas murmuré

les Proverbes, leurs trente et un chapitres et les cent cinquante Psaumes qui, tous, avaient pour lui une signification particulière et profonde ?

quand il eut fini sa récitation, il se souleva a demi et ouvrit la vitre de communication. De l'endroit oa il était, il pouvait voir son frère dans le rétroviseur.

- Je croyais que tu pionçais, dit Josh.

- J'arrive pas.

- Comment va ton cúur ?

- Oh, t'inquiète pas pour ça. Si je crève, ce sera pas a cause de mon cúur.

- Sauf s'il ramasse une bastos.

- Oa on va ?

- Un petit coin au milieu de nulle part. Je me suis dit qu'on pourrait se planquer la un moment, en attendant que les choses se tassent, et repartir de nuit. Ils doivent penser qu'on va vers le sud, vers la frontière du Mexique, alors j'ai mis le cap au nord. La Pennsylvanie.

Du moins pour l'instant.

- Bien vu.

- Eh, tu m'as bien dit que Rayfield et l'autre crevure...

- Tremaine. Vic.

- Ouais, tu m'as bien dit qu'ils t'avaient surveillé

pendant tout ce temps ? après toutes ces années ? «a me scie les pattes. qu'est-ce qu'ils avaient encore a glander dans ce trou ? Ils devaient bien se douter que, si tu t'étais rappelé quelque chose, tu l'aurais déja dit. au procès, par exemple.

- J'y ai réfléchi. Ils devaient se dire que j'avais perdu la mémoire, mais qu'elle me reviendrait peut-atre un jour. Je pouvais rien prouver, c'est s˚r, mais, si je l'ouvrais, ils avaient quand mame du mouron a se faire.

«a pouvait intéresser du monde. Le plus simple, c'était de me buter. Et ils ont essayé, tu peux me croire. Ils pensaient sans doute que c'était du toc, que je faisais le crétin pour les endormir et cracher le morceau a la première occase. Ils me l‚chaient jamais la grappe. Ils lisaient mon courrier, se rencardaient sur les gens qui venaient me voir. Dès qu'il y avait du louche, ils me collaient au cachot. «a devait les rassurer. Et puis, a la longue, ils ont d˚ se fatiguer. Et ils ont laissé entrer Samuel et le jeunot de la Cour.

- Je m'en doutais. C'est pour ça que je t'ai passé la lettre de l'armée en douce. Je savais pas que c'était a ce point, mais je voulais quand mame pas qu'ils la lisent.

Ils restèrent muets un long moment. Josh était réservé

de nature et Rufus avait perdu l'habitude de parler. Le silence était a la fois libérateur et oppressant pour lui. Il avait beaucoup de choses a dire. Durant les trente minutes de visite mensuelles de Josh, c'était surtout Rufus qui parlait. L'autre se taisait, laissait son frère évacuer le trop-plein.

- Je t'ai jamais demandé : t'es retourné a la maison ?

Josh bougea sur son siège.

- ¿ la maison ? quelle maison ?

- Ben... notre maison. Oa on est nés, Josh !

- qu'est-ce que je serais allé y foutre ?

- Y a la tombe de m'man, non ?

Josh ne répondit pas tout de suite.

- Ouais... ouais, bien s˚r. Elle possédait la concession, elle avait une assurance décès. Ils ont bien essayé

de la caser ailleurs, ces pourris, mais ils pouvaient pas refuser de l'enterrer la. Ils étaient obligés.

- C'est une belle tombe ? qui l'entretient ?

- …coute, Rufus, maman est morte, OK ? Depuis longtemps. Elle se fout pas mal de savoir si sa tombe est fleurie. Et je vais pas me taper la route jusqu'en alabama pour balayer trois feuilles dans le cimetière, après ce qui s'est passé la-bas. après ce que la ville a fait a la famille Harms. J'espère qu'ils vont tous br˚ler en enfer, jusqu'au dernier. S'il y a un Dieu, et on me fera pas avaler ça si facilement, eh ben qu'il les fasse griller, le Barbu. Mais, si tu veux te faire de la bile pour les morts, ça te regarde. Moi, je varie pas du but : nous garder en vie, toi et moi.

Rufus observait son frère. Il avait envie de lui dire qu'il y avait un Dieu, un Dieu qui lui avait permis de tenir pendant toutes ces années quand il avait envie de se laisser sombrer. Et qu'il fallait respecter les morts et leur dernier séjour. S'il survivait, Rufus irait voir la tombe de sa mère. Parce qu'ils finiraient par atre tous réunis a nouveau. Pour l'éternité.

- Je parle a Dieu tous les jours.

- Très bien. Je suis content qu'il serve a quelque chose.

Silence.

- au fait, comment il s'appelait, le mec qui est venu te voir ? reprit Josh.

- Samuel Rider?

- Non, le jeune.

Harms réfléchit.

- Michael quelque chose.

- De la Cour suprame, tu dis ? (Rufus acquiesça.) Eh ben, ils l'ont eu, Michael Fiske. Enfin, il me semble bien qu'ils l'ont refroidi. Je l'ai vu a la télé avant de veniral'hosto.

Rufus baissa les yeux.

- Saleté. J'en étais s˚r.

- Il a été un peu con, faut dire, de se pointer a la prison comme ça.

- Il essayait juste de m'aider. Saleté, répéta Rufus.

Puis on n'entendit plus que le ronronnement du camion.

Chapitre 29

Suivant les indications de Fiske, Sara traversa les faubourgs de Richmond jusqu'au quartier de son père et s'engagea dans l'allée de gravier. La chaleur avait desséché la pelouse par endroits mais, devant la maison, les parterres de fleurs avaient été régulièrement arrosés.

- Vous avez grandi dans cette maison ?

- Mes parents n'en ont jamais eu d'autre. (Il regarda de tous les côtés.) Je n'aperçois pas sa voiture.

- Peut-atre dans le garage ?

- Il n'y a pas la place. Il a travaillé comme mécano pendant quarante ans et c'est la qu'il range sa ferraille. Il se gare dans l'allée. Oa il est, bon Dieu ? dit-il en jetant un úil a sa montre.

Ils descendirent ensemble de voiture. John scruta Sara par-dessus le toit.

- Vous pouvez rester ici, si vous voulez.

- Je vous suis.

Il ouvrit la porte. Ils entrèrent. Il alluma la lumière, ils traversèrent la salle de séjour, puis la salle a manger, oa Sara remarqua une série de photos sur la table. Il y en avait une de John Fiske en tenue de football américain : une trace de sang sur la figure, des taches d'herbe sur les genoux, de la sueur. Très sexy. Elle se ressaisit et détourna les yeux, un peu honteuse.

Elle en examina quelques autres.

- Vous étiez très sportifs, tous les deux.

- Mike était l'athlète de la famille. Chaque fois que j'établissais un record, il le battait. Facilement.

- Une famille de champions.

- Il était aussi premier de sa classe, toujours plus de 16 de moyenne, tous ses examens avec mention, diplôme de droit avec félicitations du jury...

- Vous avez l'air très fier de lui.

- Beaucoup de gens étaient fiers de lui.

- Et vous ?

Il la fixa des yeux.

- J'étais fier pour certaines choses, pas pour d'autres. D'accord ?

Elle saisit une photo.

- Vos parents ?

Il s'approcha.

- Leurs trente ans de mariage. avant la maladie de maman.

- Ils ont l'air heureux.

- Ils l'étaient. (Cela l'ennuyait de la voir fureter dans ces souvenirs de son passé.) attendez-moi ici.

Il passa dans la pièce du fond, un petit bureau qui avait été jadis la chambre commune des deux frères. Il vérifia le répondeur. Son père n'avait pas écouté ses messages. au moment de repartir, il aperçut le gant de base-ball sur l'étagère. Il s'en empara. C'était celui de son frère. Un peu abamé, mais bien entretenu - par son père, visiblement. Mike était gaucher, mais la famille n'était pas assez riche pour lui offrir un gant spécial.

alors, Mike s'était entraané a le retirer avant de lancer la balle. Il avait si bien assimilé le truc qu'il était aussi rapide que les droitiers. aucun obstacle ne l'arratait.

Fiske reposa le gant et rejoignit Sara.

- Il n'a pas écouté mes messages.

- Vous savez oa il peut atre ?

John se creusa les méninges, puis claqua des doigts.

- Mme German ! Il lui dit toujours oa il va.

Il s'éclipsa, laissant Sara errer dans la pièce. Elle vit une petite lettre encadrée sur un présentoir de bois. Une médaille y était attachée. C'était une médaille du Mérite, décernée a l'officier de police John Fiske. La lettre décrivait la cérémonie. Elle regarda la date et calcula que la décoration avait d˚ lui atre remise peu avant qu'il ne quitte la police. Elle ne savait toujours pas pourquoi il avait démissionné, et Michael ne le lui dirait jamais. En entendant la porte, elle reposa vite la lettre et la médaille.

John entra.

- Il est a la roulotte.

- quelle roulotte ?

- au bord de la rivière. Il va pacher la-bas. Faire du bateau.

- Vous pouvez l'appeler ?

Il secoua la tate.

- Pas de téléphone.

- Bon, on y va. Oa est-ce ?

- Vous en avez assez fait pour aujourd'hui.

- «a m'est égal, John.

- C'est a une heure et demie d'ici.

- La nuit est fichue, de toute façon.

- «a vous embate si je conduis ? C'est un coin perdu.

Elle lui lança la clé.

- Je commençais a croire que vous ne me le propo-seriez jamais.

Chapitre 30

- Eh bien, je vous félicite. Comme si ça ne suffisait pas, vous l'avez laissé s'échapper.

- Minute, je ne l'ai pas laissé s'échapper, rétorqua Rayfield au téléphone. Il avait le cúur qui l‚chait, paraat-il. Il était enchaané a son lit, merde ! Il y avait un garde armé devant sa porte et personne n'était censé

savoir qu'il était la. Je ne pige pas comment son frère l'a découvert.

- Et son frère est un héros de la guerre, a ce qu'on m'a dit. Parfaitement entraané pour se planquer. Bravo !

Super !

- «a sert nos objectifs.

- alors la, il faut que vous m'expliquiez ça, Frank.

- J'ai ordonné a mes hommes de tirer a vue. Pour tuer. Ils les descendront tous les deux a la première occasion.

- Et s'il parle a quelqu'un avant ?

- Pour dire quoi ? qu'il a reçu une lettre de l'armée qu'il ne peut pas réfuter ? Il n'a aucune preuve. Maintenant, on a le cadavre d'un greffier de la Cour suprame sur les bras. Et ça nous complique sérieusement les choses.

- Je croyais qu'on devait avoir aussi le cadavre d'un avocat de province, mais, c'est curieux, je n'ai trouvé nulle part son avis mortuaire.

- Rider n'est plus en ville.

- Oh, bien. Nous allons gentiment attendre qu'il rentre de vacances en croisant les doigts pour qu'il ne soit pas en train de bavarder au FBI.

- Je ne sais pas oa il est, admit Rayfield en s'énervant.

- L'armée possède un service de renseignements, il me semble. Vous avez peur de les fatiguer, Frank ?

Occupez-vous de Rider, puis retrouvez-moi Harms et son frère. Et enterrez-les sans fleurs ni couronnes.

J'espère m'atre bien fait comprendre.

Fin de la communication.

Rayfield raccrocha rageusement et regarda Vic Tremaine.

- «a sent le roussi.

Tremaine haussa les épaules.

- On dégomme Rider et les deux négros, et tout baigne dans l'huile, dit-il d'une voix rocailleuse, faite pour envoyer des hommes au combat.

- J'aime pas ça. On n'est pas en guerre.

- Si, Frank, on est en guerre.

- Tuer, ça ne t'a jamais gané, hein, Vic ?

- Tout ce qui compte pour moi, c'est de réussir ma mission.

- Tu veux dire que tu n'as pas eu le moindre état d'‚me quand tu l'as descendu ?

- Mission accomplie.

Tremaine plaqua ses mains sur le bureau de Rayfield et reprit en se penchant vers lui :

- Frank, on en a pas mal bavé ensemble, toi et moi.

au combat et ailleurs. Mais laisse-moi te dire un truc. Je me suis fadé trente piges dans l'armée, dont vingt-cinq dans des prisons militaires comme celle-ci, alors que j'aurais pu trouver un boulot peinard dans le civil qui payait mieux. On a tous conclu un pacte pour couvrir une connerie du passé. J'ai fait ma part, j'ai fait le baby-sitter pour Rufus Harms pendant que les autres se gobergeaient.

" Maintenant, en plus de ma pension militaire, j'ai un pacson d'un million de dollars qui m'attend sur un compte numéroté a l'étranger. au cas oa tu l'aurais oublié, tu as une jolie tirelire aussi. C'est notre compensation pour toutes ces années de merde. assez galèré

maintenant, j'ai bien l'intention de profiter de ce fric et personne ne m'en empachera. Rufus Harms n'aurait pas pu me faire un plus beau cadeau qu'en s'évadant. Parce que, du coup, j'ai un prétexte en béton pour lui trouer le cul. Personne ne viendra poser de questions. Et, dès que cet enfant de salaud aura avalé sa chique, l'uniforme que je porte ira dans la naphtaline. Pour de bon.

Tremaine se redressa.

- Et, Frank, je buterai le premier type qui essaiera de me foutre des b‚tons dans les pattes. (Ses yeux devin-rent deux points noirs.) Le premier type.

Chapitre 31

En chemin, John stoppa a une station-service ouverte la nuit. Sara attendit dans la voiture. Une enseigne Esso rouillée battit dans le sillage d'un poids lourd qui passa en trombe. quand John revint, elle arrondit les yeux en voyant ses deux packs de Budweiser.

- Vous avez l'intention de noyer votre chagrin dans la bière?

Il ignora sa question.

- Une fois que nous serons la-bas, vous n'aurez aucun moyen de repartir toute seule. C'est vraiment un trou perdu. Moi-mame, il m'arrive de m'y perdre.

- Je suis prate a dormir dans la voiture.

Une trentaine de minutes plus tard, Fiske ralentit pour emprunter une étroite allée de gravier et passa sans s'arrater devant un obscur pavillon.

- C'est un péage, expliqua-t-il. Normalement, il faut un ticket pour entrer dans le camping, mais la, il est trop tard. Je paierai demain matin, en repartant.

Ils continuèrent, au milieu d'un alignement de caravanes illuminées de guirlandes de NoÎl. Certaines avaient des drapeaux fixés aux montants des auvents ou sur des hampes scellées dans le ciment. Toutes ces lumières, jointes au clair de lune, baignaient l'endroit d'une clarté étonnante. C'était très fleuri. Des impatiens, des chrysanthèmes rouges et roses, des plantes grimpantes, des clématites. Partout oa Sara posait les yeux, elle voyait des sculptures de métal, de marbre ou de résine, des barbecues de parpaings surmontés de cheminées. Des odeurs malées de gril-lades et de charbon de bois imprégnaient l'air tiède et humide.

- On se croirait dans un village en pain d'épice construit par des lutins, dit-elle. Des lutins patriotes, ajouta-t-elle en regardant les drapeaux.

- Il y a beaucoup d'anciens combattants et de membres de l'american Légion. Mon père a planté l'un des plus hauts drapeaux. Il était dans la marine pendant la dernière guerre. Les guirlandes de NoÎl sont une sorte de tradition ici. Elles restent toute l'année.

- Vous veniez souvent ici avec Michael ?

- Mon père n'avait qu'une semaine de congé, mais il nous laissait la une quinzaine de jours avec maman pendant l'été. Les vieux nous apprenaient a faire du bateau, a nager, a pacher. Papa, lui, n'avait jamais le temps. C'est différent depuis qu'il est a la retraite.

Il freina devant une roulotte peinte en bleu et décorée d'ampoules. La Buick de son père, avec un autocollant

" SOUTENEZ VOTRE POLICE MUNICIPaLE ", était garée a côté, près d'un massif de rhododendrons et d'une voiturette de golf. La hampe du drapeau mesurait bien dix mètres.

- au moins, il est la, dit Fiske en repérant la Buick et en pensant : " «a y est, John, c'est le moment, tu ne peux plus te défiler. "

- Il y a un terrain de golf a proximité ? demanda Sara.

- Non, pourquoi ?

- ¿ cause de cette petite voiture.

- Oh, les propriétaires du camping les rachètent d'occasion. Les chemins sont étroits et les trajets en voiture ne sont autorisés que jusqu'a la roulotte. Et, comme la plupart des pensionnaires sont trop vieux pour les longues marches a pied, ils se promènent en voiture de golf.

John sortit de la voiture avec les deux packs de bière.

Comme Sara ne bougeait pas, il l'interrogea des yeux.

- Je pense que vous préférerez atre seul pour parler a votre père.

- après tout ce que vous avez enduré cette nuit, il me semble que vous avez le droit d'atre présente. Mais, évidemment, si vous n'en avez pas envie, je comprendrai. (Il contempla la roulotte, saisi de trac, et se retourna vers Sara.) J'aimerais autant avoir quelqu'un a mon côté.

Elle accepta.

- D'accord, donnez-moi une minute.

Elle abaissa le pare-soleil pour se regarder dans le petit miroir, fit la grimace et prit un b‚ton de rouge et une brosse dans son sac pour se refaire une beauté.

Peine perdue. Elle était en sueur, se sentait poisseuse, sa robe était mouillée et la pluie avait fait des ravages dans sa coiffure. Ce n'était pas le moment de jouer les coquettes, mais elle cherchait a se composer une contenance.

Elle soupira, releva le pare-soleil et sortit. En suivant John vers le portillon de bois, elle lissa sa robe et arrangea une dernière fois ses cheveux.

- Il ne fera pas attention a votre mise en plis, dit-il.

Pas après ce que je vais lui annoncer.

- Je sais, j'essaie seulement d'atre présentable.

John retint sa respiration et frappa a la porte. Il attendit et frappa encore.

- Papa !

Il recommença, plus fort cette fois.

- Papa ! appela-t-il en tambourinant.

Ils entendirent enfin du bruit dans la roulotte. Une lumière s'alluma, la porte s'ouvrit et Ed Fiske montra la tate. Sara le détailla. Il était aussi grand que son fils et très maigre, bien que, sous son débardeur, sa muscula-ture e˚t encore de beaux restes, avec des avant-bras énormes, comme deux rondins brunis au soleil. Son visage h‚lé était ridé et un peu affaissé, mais on devinait qu'il avait été bel homme. Ses cheveux gris, clairsemés et frisés, avaient encore quelques reflets noirs sur les tempes et les pattes, qu'il portait longues, a l'ancienne mode. Un souvenir des années 1970, se dit Sara. Sa braguette mal fermée et son pantalon déboutonné laissaient voir son caleçon rayé. Il était pieds nus.

- Johnny ? qu'est-ce que tu fais ici ?

Un large sourire fendit son visage. En apercevant Sara, il parut gané et se retourna rapidement pour rajuster son pantalon.

- Papa, il faut que je te parle.

Ed Fiske considéra Sara.

- Euh... excuse-moi, reprit John. Sara Evans, Ed Fiske.

- Bonsoir, monsieur Fiske, dit-elle, essayant d'atre a la fois aimable et neutre.

Elle lui tendit la main. Il la serra.

- appelez-moi Ed, Sara. Ravi de vous connaatre. (Il lança a son fils un regard oblique.) alors, qu'est-ce qui se passe ? Vous allez vous marier, tous les deux ?

John jeta un úil vers Sara.

- Non ! Elle travaillait avec Mike a la Cour suprame.

- Oh, bon, bon, très bien. Je manque a tous mes devoirs. Entrez, entrez donc. J'ai mis la clim'. Il fait trop lourd, dehors.

Ils entrèrent. Ed leur indiqua un vieux canapé r‚pé et s'assit en face d'eux, sur une chaise métallique qu'il prit dans la kitchenette.

- Désolé d'avoir été si long. Je m'étais endormi.

Sara regarda autour d'elle. Un revatement en contre-plaqué sale. Des poissons empaillés. Un fusil dans un r‚telier. Dans un coin, un étui a canne a pache et une épuisette. Sur une petite table, un journal plié. au fond, un évier et un frigo. ¿ côté, une vieille chaise longue et un poste de télé. Il y avait une seule fenatre. Un climati-seur fixé au plafond rafraachissait délicieusement la pièce. Elle eut mame un petit frisson. Le plancher était en linoléum, avec une carpette au milieu.

Elle renifla et toussa. On voyait encore des volutes de fumée de cigarette zigzaguer dans l'air. Comme pour répondre a ses pensées, Ed prit un paquet de Marlboro sur un guéridon, ficha une bout filtre entre ses lèvres, l'alluma longuement et souffla la fumée vers le plafond culotté par la nicotine. Puis il tapota sa cigarette au-dessus d'un cendrier plein, qu'il tenait entre ses jambes. Les mains sur les genoux, il se pencha en avant.

Elle remarqua qu'il avait de très gros doigts. Ses ongles craquelés et noircis par le cambouis lui rappelèrent que c'était un ancien mécano.

- alors, qu'est-ce qui vous amène a c't' heure ?

Fiske lui tendit un pack de bière.

- Une mauvaise nouvelle, dit-il.

Le vieux se rembrunit et les lorgna a travers la fumée.

- C'est pas ta mère, je viens de la voir, elle va bien.

¿ peine eut-il prononcé ces mots qu'il considéra Sara. qu'avait dit John ? Elle " travaillait "ï avec Mike.

au passé ?

- Si tu me disais franchement ce que tu as a me dire, fils?

- Mike est mort, papa.

En s'entendant, John eut l'impression d'apprendre la nouvelle, lui aussi. Il sentit ses joues s'embraser comme s'il avait été assis a côté d'un feu. Peut-atre avait-il attendu d'atre auprès de son père pour mesurer vraiment son chagrin, comme s'il lui avait fallu le partager pour le ressentir vraiment.

Il savait que Sara avait les yeux rivés sur lui, mais il gardait les siens fixés sur son père. Le vieil homme était anéanti. John Fiske en perdit la respiration.

Ed laissa tomber sa cigarette et l‚cha le cendrier.

- Comment c'est arrivé ?

- Une agression. On pense a un vol... Une balle dans la tate.

Ed déchira le pack de Budweiser et décapsula une canette. Il la vida presque d'un trait.

Puis il l'écrasa sur sa cuisse et la balança contre le mur. Il ramassa sa cigarette, se leva et alla regarder par la fenatre, la clope au bec, fermant et ouvrant ses poings, dilatant et contractant les veines de ses avant-bras.

- Tu l'as vu ? demanda-t-il sans se retourner.

- Je suis allé identifier le corps cet après-midi.

Son père fit volte-face, furieux.

- Cet après-midi ? Pourquoi t'as attendu tout ce temps pour me le dire, fils ?

John se leva.

- Je t'ai cherché toute la journée. J'ai laissé des messages sur ton répondeur. Je n'ai su oa te trouver qu'en le demandant a Mme German.

- Mais, bon Dieu, il fallait commencer par la ! Je préviens toujours Ida. Tu le savais, quand mame !

Il avança vers son fils, le poing serré.

Sara, qui s'était levée en mame temps que John, recula. Elle regarda le fusil en se demandant s'il était chargé.

John s'approcha de son père.

- Papa, dès que j'ai appris la nouvelle, je t'ai appelé. Ensuite, je suis passé chez toi. Et puis j'ai d˚

aller a la morgue. C'était pas marrant d'identifier le corps de Mike, mais je l'ai fait. Et c'était pas la porte a côté. (Il déglutit, découvrant avec honte que la réaction de son père lui faisait plus de mal que la mort de son frère.) On va pas s'engueuler pour ça, d'accord ? «a ne fera pas revenir Mike.

La colère du vieil homme retomba. Non que ces paroles raisonnables eussent calmé sa douleur - oh non, il n'était pas encore né, celui qui trouverait les mots capables de ce prodige -, mais il se rassit, vaincu, en hochant la tate. quand il leva les yeux, des larmes coulaient sur ses joues.

- T'as raison, va, ça sert a rien de se précipiter sur les mauvaises nouvelles. Elles te tombent dessus bien assez tôt. Beaucoup trop tôt.

Il avait un voile dans la gorge. Il écrasa sa cigarette sur le tapis, l'air absent.

- Je sais, papa. Je sais.

- Ils ont attrapé celui qui a fait ça ?

- Pas encore. Ils enquatent. L'inspecteur est de première bourre. J'essaie de lui donner un coup de main comme je peux.

- Washington ?

- Oui.

- J'ai jamais été rassuré de savoir Mike la-bas. (Il pointa un doigt accusateur sur Sara, qui se figea.) Les gens se font tuer pour un rien, dans votre ville de tarés.

- Papa, il y a des tueurs partout, de nos jours.

Sara retrouva sa voix :

- J'aimais et je respectais profondément votre fils.

Tout le monde l'appréciait a la Cour. Je suis bouleversée.

- C'était quelqu'un, dit Ed. Oh, bon Dieu, oui ! Je me suis toujours demandé comment on avait pu engen-drer un gars comme Mike.

Il regarda par terre, avec une expression d'accablement. Il promena ensuite ses yeux autour de lui. Il y avait tant de souvenirs dans cette roulotte, tant de témoignages d'une vie de famille révolue...

- Il avait le cerveau de sa mère, reprit-il. (Sa lèvre trembla.) Enfin... son cerveau d'autrefois.

Un sanglot rauque s'échappa de sa bouche et il s'effondra sur le sol. John s'agenouilla a côté de lui pour le prendre dans ses bras.

Sara observa la scène avec gane. Elle ne savait pas comment se comporter. L'instant était si intime !

Devait-elle s'éclipser discrètement et attendre dans sa voiture ? Finalement, elle baissa simplement la tate, ferma les yeux et versa quelques larmes en silence sur le tapis élimé.

Une demi-heure plus tard, assise devant la porte elle buvait une bière tiède, pieds nus, ses chaussures posées près d'elle. Elle se massait distraitement les orteils en contemplant les ténèbres oa, par intermittence, brillait un ver luisant. Elle chassa un moustique et essuya une goutte de transpiration qui ruisselait sur sa jambe.

Tenant la canette contre son front, elle envisagea d'aller s'enfermer dans sa voiture, avec la climatisation, et de dormir.

La porte s'ouvrit. John apparut. Il s'était changé. Il avait mis un jean délavé et une chemise a manches courtes. Il était pieds nus lui aussi. Il tenait un sac plastique, d'oa dépassaient deux bières. Il s'assit a côté

d'elle.

- Comment va-t-il ?

Il haussa les épaules.

- Il dort, ou du moins il essaie.

- Il veut rentrer avec nous ?

John secoua la tate.

- Il viendra chez moi demain soir... Je veux dire, ce soir, rectifia-t-il en consultant sa montre. Il faut que je passe par mon appartement sur le chemin du retour pour prendre des vatements propres.

- J'ai h‚te d'en faire autant, dit-elle en examinant sa robe. Oa avez-vous trouvé ce jean et cette chemise ?

- Je les avais laissés ici la dernière fois que je suis venu pacher.

Elle s'essuya le front.

- qu'est-ce qu'il fait lourd !

John désigna les bois.

- Il y a toujours une brise fraache au bord de l'eau.

Il l'installa dans la voiture de golf et la conduisit par les chemins tranquilles.

- Tenez, dit-il en lui tendant une canette. Celle-ci est fraache.

Elle l'ouvrit. «a faisait du bien. La bière lui remonta un peu le moral. Elle plaqua la canette contre sa joue.

Le sentier serpentait a travers des pins, des chanes et des bouleaux dont l'écorce se craquelait comme des copeaux de crayon taillé. Puis la végétation s'éclaircit.

Sara distingua un ponton en bois auquel étaient amarrées plusieurs embarcations. La structure montait et descendait au gré des flots.

- C'est un ponton flottant, expliqua John. Il repose sur des tonneaux.

- Je vois. Et la, c'est une rampe de mise a l'eau ?

demanda-t-elle en indiquant un plan incliné qui descendait dans la rivière.

- Oui, les gens tractent leurs bateaux jusqu'ici par une autre route. Papa a un petit canot a moteur. Celui que vous apercevez la, blanc avec des bandes rouges. En principe, on les remise pour la nuit. Il a d˚ oublier. Il l'a eu pour une bouchée de pain. On a passé un an a le retaper. Ce n'est qu'un rafiot, mais il tient le coup.

- Comment s'appelle cette rivière ?

- En venant, vous avez d˚ voir des panneaux pour la Matta, le Pô et la Ni sur la 95.

- Oui.

- Eh bien, les trois cours d'eau convergent a la hauteur de Fort a.P. Hill, au sud-est de Fredericksburg, pour former la Mattaponi. au lieu de la regarder depuis la rive, si on allait faire un tour ? C'est la pleine lune, le canot a des lanternes et une balise, je connais par cúur cette partie de la rivière et il fait bien plus frais sur l'eau.

Sara n'hésita pas.

- «a marche.

Il l'aida a grimper dans le canot.

- Vous savez larguer les amarres ?

- J'ai fait des régates a Stanford.

Il la regarda dénouer adroitement les cordages.

- alors, cette vieille Mattaponi doit vous sembler bien terne.

- Tout dépend de celui avec qui on navigue, dit-elle en s'asseyant près de lui.

Il fourragea dans un coffre a côté du siège du pilote et en sortit un trousseau de clés. Il mit le contact, s'éloigna lentement de l'appontement et augmenta les gaz quand le canot arriva au milieu de la rivière. Il faisait bien cinq ou six degrés de moins sur l'eau. Sara replia ses jambes sous elle et se redressa pour exposer son torse au vent.

Elle écarta les bras et se laissa fouetter par l'air frais.

- Comme c'est bon !

- Mike et moi, on faisait des courses de natation, ici, d'une rive a l'autre. Il y a quelques tourbillons assez dangereux et on a failli se noyer une ou deux fois. Mais il y avait un truc qui nous empachait de renoncer.

- qu'est-ce que c'était ?

- On ne supportait pas de voir l'autre gagner.

Sara se radossa et déplaça son siège de manière a lui faire face. Elle remit de l'ordre dans ses cheveux.

- «a vous ennuie si je vous pose une question indiscrète ?

- Probablement.

- Vous ne le prendrez pas mal ?

- Maintenant, si.

- Pourquoi vous ates-vous éloigné de Michael ?

- aucune loi n'oblige les frères a rester proches.

- Mais vous sembliez avoir tant de choses en commun ! Il vous mettait sur un piédestal et, visiblement, vous étiez fier de lui. Bien s˚r, vous deviez avoir quelques différences, mais je n'arrive pas a comprendre ce qui vous a séparés.

John coupa le moteur et laissa le bateau dériver.

quand il éteignit aussi la balise, ils ne furent plus éclairés que par la lune. La rivière était très calme, bien qu'ils fussent dans une zone habituelle de tourbillons.

John retroussa son pantalon, s'assit sur le plat-bord du bateau et trempa ses pieds dans l'eau.

La jeune femme le rejoignit, releva légèrement sa jupe et trempa ses pieds.

Il regarda la rivière en buvant sa bière a petites gorgées.

- John, je ne veux pas m'immiscer dans vos histoires personnelles...

- …coutez, Sara, je n'ai pas envie de parler de ça, d'accord ?

- Mais...

- Il n'y a pas de mais. J'ai passé l'‚ge d'aller a confesse, et ce n'est ni l'endroit ni le moment, compris ?

- Compris. Je regrette. C'était par amitié. Pour vous tous.

Ils continuèrent a dériver en silence. On entendait a peine les grillons au loin.

- C'est beau, la Virginie, reprit-il enfin. Il y a tout.

L'eau, la montagne, la forat, des plages, un passé, de la culture, de la technologie et d'anciens champs de bataille. Les gens sont plus lents, ici, ils profitent davantage de la vie. Je crois que je ne pourrais pas vivre ailleurs. Je ne suis mame jamais allé ailleurs.

- Et il y a de beaux terrains de camping.

Il sourit.

- «a aussi.

- On dirait que vous récitez un prospectus. Cela signifie-t-il que le sujet sur vos relations avec votre frère est officiellement clos ?

Sara se mordit la lèvre. Elle s'en voulait. Imbécile, se dit-elle.

- Je crois que oui, répondit-il.

John se leva brusquement. Le bateau tangua et Sara faillit tomber a l'eau. Il la retint par le bras. Leurs regards se croisèrent. Sara écarquillait les yeux. Elle avait légèrement glissé dans l'eau et s'agrippait au bord.

Le bas de sa robe flottait a la surface.

- Si on se baignait ? dit-elle. Pour se rafraachir.

- Il n'y a pas de maillots de bain dans le canot.

- Mes habits sont déja mouillés.

Il lui saisit le bras et ralluma le moteur.

- D'accord, dit-il.

- Pourquoi ne pas se baigner ici ?

- Il y a trop de courant.

Il fit demi-tour et mit le cap sur le ponton. aux trois quarts de la distance, il braqua et coupa vers la rive. Sara aperçut des tonneaux qui flottaient a cinq ou six mètres d'intervalle. En approchant, elle vit qu'ils étaient reliés par un maillage de cordes et formaient un grand bassin rectangulaire.

John arrata le moteur et se laissa propulser par l'élan jusqu'a l'un des tonneaux, muni d'un anneau, auquel il amarra le canot. Pour plus de sécurité, il jeta aussi une petite ancre - en réalité un pot de peinture rempli de ciment.

- Il y a environ deux mètres cinquante de profondeur au milieu. Le filet de clôture va jusqu'au fond, c'est une protection contre le courant. «a vous évitera de finir dans l'atlantique.

quand Sara retira sa robe, John se détourna.

Elle sourit.

- Ne soyez pas pudibond, John. Mon bikini en laisse voir bien plus.

En petite culotte et soutien-gorge, elle plongea pardessus le maillage de cordes et émergea au centre de l'eau.

- N'ayez pas peur, je ne regarderai pas, si vous ates gané, dit-elle.

- Je crois que je vais me contenter d'atre spectateur.

- Oh, allez, je ne mords pas.

- Je suis un peu vieux pour les bains de minuit, Sara.

- L'eau est délicieuse.

- C'est tentant, admit-il.

Pourtant, il resta oa il était. Déçue, elle s'éloigna en fendant les flots d'un crawl puissant.

John toucha sa blessure du bout du doigt. Les cicatrices avaient laissé deux bosses de chair br˚lée a l'endroit oa les balles étaient entrées. Il se rassit.

Le nom de " Harms " lui trottait dans la tate. Une réclamation in forma pauperis émanait probablement d'un prisonnier. Il bougea sur son siège et regarda dans la direction de Sara. Il la discernait a peine dans le clair de lune et n'aurait su dire si elle l'observait ou non.

Il regarda plus loin. Les souvenirs lui revenaient en foule. Deux jeunes hommes nageant a perdre haleine, chacun menant tour a tour. Tantôt c'était Mike qui gagnait, tantôt John. Puis ils refaisaient la course en sens inverse. Jour après jour, ils devenaient plus forts, plus aff˚tés, plus bronzés. La belle vie. Pas de vrais soucis, pas de peines de cúur. Nager, explorer les bois, dévorer des sandwiches au pastrami a midi, le soir embrocher des hot-dogs sur des cintres en fil de fer et les faire griller a mame la braise jusqu'a ce que craque la peau des saucisses. Oh, oui, la belle vie.

Il essaya de se concentrer.

Si Harms était un prisonnier, ce ne serait pas difficile de le retrouver. En tant qu'ancien officier de police, John savait qu'aucune catégorie humaine n'était mieux répertoriée que la population carcérale américaine. Le pays avait peut-atre perdu de vue ses SDF, mais il gardait religieusement la trace de ses deux millions de taulards. Et presque toutes les données étaient informatisées, maintenant.

Sara nageait vers lui. Il la suivit des yeux, mais ne remarqua pas le point rouge qui luisait un peu en arrière sur la berge, le bout incandescent d'une cigarette entre les doigts d'un observateur caché dans l'ombre.

quelques instants plus tard, John aidait Sara a remonter a bord. Elle était hors d'haleine.

- Il y a longtemps que je n'avais pas autant nagé.

John lui passa une serviette, qu'il trouva dans le petit rouf, et détourna les yeux. Elle s'essuya rapidement, puis enfila sa robe. quand elle lui rendit la serviette, leurs bras se frôlèrent. Il la regarda en face. Elle était encore essoufflée, et le battement de ses paupières avait quelque chose d'hypnotique.

Il la contempla en silence un instant, puis dirigea son regard vers l'horizon. Elle tourna la tate dans la mame direction. Des vapeurs rosées teintaient la lisière du ciel : l'aube se levait. Partout alentour, des lueurs pastel commençaient a apparaatre. Les arbres, les feuillages scintillaient, des reflets s'allumaient sur les flots qui berçaient le bateau.

- C'est magnifique, murmura-t-elle.

- Oui, magnifique.

La jeune femme le regarda et leva la main vers lui, vers son visage, lentement, en guettant sa réaction. Elle lui toucha le menton et lui caressa la joue, rendue rugueuse par la barbe de la nuit. Elle laissa errer ses doigts jusqu'a ses yeux, puis a ses cheveux, s'y attarda un peu, puis lui prit la nuque et l'attira vers elle. Il se raidit. Ses lèvres tremblèrent quand il vit ses yeux humides...

Elle retira sa main et se redressa.

Il considéra les eaux, comme s'il y voyait encore deux jeunes nageurs vigoureux.

- Mon frère est mort, Sara, dit-il simplement, d'une voix légèrement voilée. J'ai un peu l'esprit ailleurs, en ce moment.

Il essaya d'ajouter quelque chose, mais les mots ne vinrent pas.

Sara alla s'asseoir sur l'un des sièges. Elle se frotta les yeux, rabattit sa robe sur ses genoux et la lissa pour chasser un peu l'humidité. La brise s'était levée et le canot tanguait.

- J'aimais sincèrement votre frère, dit-elle. Il me manque terriblement. (Elle baissa les yeux.) Et je regrette ce que je viens de faire.

- J'aurais pu vous arrater plus tôt... Je me demande pourquoi je ne l'ai pas fait.

Elle se leva et croisa les bras en se frictionnant.

- Je commence a avoir froid. On rentre ?

John remonta l'ancre, lança le moteur, et ils repartirent vers le ponton, incapables de se regarder, par peur de ce qui pouvait se passer, peur de la réaction de leurs corps malgré ce qu'ils venaient de se dire.

Sur la rive, l'observateur a la cigarette s'en était allé

juste au moment oa Sara s'était approchée de John.

Chapitre 32

John et Sara amarrèrent le bateau et regagnèrent sans un mot la voiturette de golf.

quelque part, un bruit. Des pas. Fiske regarda autour de lui.

- Papa ? qu'est-ce que tu fais la ?

Son père ne répondit pas. Il arrivait sur eux d'un pas déterminé. John se porta a sa rencontre, les bras tendus.

- Papa, tu vas bien ?

Sara, intriguée, observait la scène depuis la petite voiture.

Les deux hommes n'étaient plus qu'a un mètre l'un de l'autre. Le père se jeta sur le fils. Il le frappa a la m‚choire en criant :

- Salaud !

John tomba a la renverse. Le vieux s'acharna sur lui a coups de poing.

John parvint a se dégager et recula, le nez et la bouche en sang.

- qu'est-ce qui te prend, nom de Dieu ?

Sara descendit du véhicule, puis s'arrata net en voyant Ed la montrer du doigt.

- Emmène cette traanée et foutez le camp tous les deux ! Foutez le camp, tu m'entends ?

- Papa, qu'est-ce que tu racontes ?

Ed, furieux, se jeta a nouveau sur son fils. Cette fois, John esquiva l'assaut. Il saisit a bras-le-corps son père, qui se débattait en ruant comme un beau diable.

- Je vous ai aperçus, tous les deux, a moitié a poil, en train de vous bécoter pendant que ton frère est couché

dans un tiroir de la morgue. Ton frère !

Il s'époumonait, la voix éraillée. John blamit en songeant a ce que son père avait vu - ou cru voir.

- Papa, il ne s'est rien passé.

- Je t'en foutrai, va ! gronda Ed en essayant de lui tirer les cheveux, les habits. Petit saligaud !

Le vieil homme était rouge brique, sa respiration sifflait, ses gestes étaient de plus en plus désordonnés.

- arrate, papa, arrate ! Tu vas avoir un coup de sang.

Ils dérapèrent, mordirent la poussière ensemble.

- Mon propre fils ! hurlait Ed en luttant bec et ongles. J'ai plus de fils. Mes deux fils sont morts. Mes deux fils sont morts !

John rel‚cha son père. Le vieux roula sur le côté, épuisé, a bout de forces, essaya de se relever, retomba sur les fesses. Son T-shirt était poissé de sueur, il empestait l'alcool et le tabac. John se campa devant lui, haletant, mouillé de sang et de larmes.

Sara accourut, horrifiée. Elle s'agenouilla a côté du vieil homme et lui toucha tendrement l'épaule. Elle ne savait que dire.

Ed frappa a l'aveuglette et heurta violemment la cuisse de la jeune femme.

Elle étouffa un cri de douleur.

- Foutez le camp. Tous les deux. Maintenant !

John prit Sara par le bras et l'aida a se relever.

- Partons, Sara... Papa, n'oublie pas de rentrer la voiture de golf.

En traversant la forat, John et Sara entendaient encore les cris du vieil homme.

- Oh, John, tout est ma faute, dit-elle, aveuglée par les larmes, en massant sa cuisse endolorie.

John ne répondit pas. Ses entrailles étaient en feu. Sa blessure ne lui avait jamais fait si mal. Il eut peur en se rappelant les mises en garde des médecins. Il allongea le pas. Bientôt, Sara dut trottiner pour rester a sa hauteur.

- John, John, je vous en prie, dites quelque chose.

Elle tendit la main pour essuyer une trace de sang sur son menton. Il la repoussa. Puis, sans avertissement, il se mit a courir.

- John ! (Elle accéléra a son tour, mais il la distança rapidement.) John ! Revenez, je vous en prie. attendez !

Je vous en prie !

Il disparut derrière les arbres, a la faveur d'un tournant du sentier.

Elle ralentit. Sa poitrine br˚lait. Elle trébucha sur une motte de terre, tomba lourdement sur un tapis d'aiguilles de pin et fondit en sanglots. Un bleu se formait déja sur sa cuisse.

Une minute plus tard, une main solide se referma sur son épaule. Elle sursauta, certaine que c'était Ed Fiske qui venait lui flanquer une raclée pour avoir sali la mémoire de son fils.

C'était John, a bout de souffle, en nage. Le sang avait durci sur sa figure.

- «a va aller ? dit-il.

La jeune femme acquiesça et se leva en serrant les dents. Si le coup aveugle d'Ed la faisait autant souffrir, elle imaginait aisément ce que devait ressentir John après son direct a la m‚choire. Elle prit appui sur lui et releva sa jupe pour examiner sa cuisse.

John hocha la tate.

- Jolie ecchymose. Il ne savait pas ce qu'il faisait.

Je suis désolé.

- Je l'ai mérité.

avec l'aide de John, elle pouvait marcher presque normalement.

- Je ne sais plus oa me mettre, John. C'est... c'est un cauchemar.

En approchant de la roulotte, Sara l'entendit marmonner quelque chose. Elle se retourna, pensant qu'il lui parlait.

- Je regrette, disait-il en regardant derrière lui.

Elle comprit qu'il ne s'adressait pas a elle. Peut-atre au vieillard éploré sur le ponton. Peut-atre a son frère mort...

Sara s'assit sur le marchepied de la roulotte, laissant John entrer seul. Il ressortit au bout d'un instant, avec de la glace et un rouleau de papier toilette. Elle appuya la glace sur sa cuisse et essuya le visage de John. Elle nettoya la blessure de sa lèvre. quand elle eut fini, il franchit le portillon et s'en alla sur le chemin de terre.

- Oa allez-vous ? demanda-t-elle.

- Chercher mon père, répondit-il sans se retourner.

Et il disparut dans les bois. La jeune femme monta dans la roulotte pour se débarbouiller. apercevant les vatements et les chaussures de John, elle les emporta dans la voiture. au passage, elle caressa le métal froid de la hampe du drapeau en se demandant si Ed aurait la force de hisser la bannière étoilée aujourd'hui. Peut-atre la laisserait-il en berne, en signe de deuil pour son fils.

En signe de deuil pour ses deux fils ?

Cette pensée la fit frémir. Elle l‚cha le m‚t et alla s'appuyer contre sa voiture, scrutant les bois, anxieuse, comme si elle s'était attendue a voir surgir des démons.

Une femme d'un certain ‚ge sortit de la roulotte voisine. Elle s'arrata en apercevant Sara, qui lui adressa un sourire gané.

- Je... je suis une amie de John Fiske.

- ah, bon. Eh bien, bonjour.

- Bonjour.

La femme s'éloigna sur le chemin, en direction du pavillon.

Sara jeta un regard angoissé vers les bois, en serrant ses mains l'une contre l'autre.

- Reviens, John, par pitié, reviens.

Un quart d'heure plus tard, la voiturette apparut. John conduisait. Son père était affalé a l'arrière, apparemment endormi.

John freina devant la roulotte, souleva délicatement son père, le prit sur son épaule et le porta a l'intérieur. Il ressortit au bout de cinq minutes avec le fusil.

- Il dort, dit-il.

- qu'est-ce que vous comptez faire avec ça ?

demanda-t-elle en montrant l'arme.

- Pas question de laisser ce tromblon ici.

- Vous ne pensez tout de mame pas qu'il va tuer quelqu'un ?

- Non, mais je ne veux pas qu'il se mette le canon dans la bouche et appuie sur la détente. Les armes a feu ne font pas bon ménage avec l'alcool et les mauvaises nouvelles. (Il posa le fusil sur la banquette arrière de la voiture de Sara.) Laissez-moi le volant, proposa-t-il.

- Vos habits sont dans le coffre.

Ils roulèrent vers le pavillon du propriétaire. John entra, déposa quatre billets de un dollar pour s'acquitter du péage, acheta quelques p‚tisseries et deux cartons de jus d'orange.

La femme qui avait salué Sara se trouvait la elle aussi.

- J'ai vu ta petite amie, John. Drôlement mignonne.

- Hum.

- Tu repars déja ?

- Oui.

- Je parie que ton père aurait voulu que tu restes plus longtemps.

John paya ses emplettes sans attendre qu'on lui donne un sac.

- Je prends le pari, répondit-il a la femme, déconcertée, avant de retourner a la voiture.

Chapitre 33

Samuel Rider revint a son bureau après quelques jours d'absence pour affaires. Il était tôt, Sheila n'était pas encore arrivée. «a tombait bien, Rider avait envie d'atre seul. Il décrocha son téléphone, appela Fort Jackson, dit qu'il était l'avocat de Harms et demanda a lui parler.

- Il n'est plus ici.

- Pardon ? Il a été condamné a perpétuité. Oa voulez-vous qu'il soit ?

- Désolé, mais je n'ai pas le droit de donner cette information par téléphone. Si vous vous présentez en personne et que vous fassiez une demande par écrit...

Rider raccrocha et s'affaissa dans son fauteuil. Rufus était-il mort ? avaient-ils fini par découvrir ce qu'il mijotait ? ¿ partir du moment oa Rider avait envoyé la demande a la Cour suprame, Rufus aurait d˚ atre en sécurité.

L'avocat agrippa le bord de son bureau. Si la pétition était bien arrivée a la Cour suprame... Il ouvrit un tiroir et en sortit le récépissé blanc. L'accusé de réception aurait d˚ arriver a son cabinet. Sheila ! Il bondit dans le bureau de sa secrétaire. Normalement, tout accusé de réception était rangé dans le dossier approprié.

Seulement, il n'existait pas de dossier au nom de Rufus Harms. qu'avait-elle pu faire de ce foutu bordereau ?

Comme en réponse a ses pensées, Sheila entrajuste a cet instant. Elle parut surprise de le voir.

- Vous ates bien matinal, maatre Rider.

Il essaya d'avoir l'air naturel.

- Oh, j'avais une ou deux choses a régler.

Il s'écarta de son bureau, mais elle devina qu'il avait fouillé.

- Vous cherchez quelque chose ?

- Eh bien, pour tout vous dire, oui. J'ai envoyé une lettre recommandée avec accusé de réception et je viens de m'apercevoir que j'avais oublié de vous en parler. Je ne sais pas oa j'avais la tate.

Elle sembla soulagée.

- ah, maintenant je comprends. J'ai d'abord pensé

que j'avais oublié d'ouvrir un dossier. Je voulais vous poser la question a votre retour.

- Vous avez le reçu, alors ? interrogea Rider en dissimulant son impatience.

Elle ouvrit un tiroir et brandit un bordereau vert.

- Cour suprame des …tats-Unis, dit-elle, impressionnée, en le lui tendant. «a m'avait frappée. Nous allons travailler avec eux, ou quoi ?

- Non, Sheila, non, c'est juste une formalité pour le barreau. Nous n'avons pas besoin de Washington pour gagner notre pain quotidien.

- Oh, et voici les messages téléphoniques que j'ai notés pendant votre absence. J'ai essayé de les classer par ordre d'importance.

- Vous ates l'efficacité personnifiée, dit-il galam-

ment, en lui tapotant la main.

Elle sourit et commença a s'affairer dans ses papiers.

Rider retourna dans son bureau, ferma la porte et examina le bordereau. La pétition était arrivée. C'était signé. Mais alors, oa était Rufus ?

L'avocat avait prévu de consacrer l'essentiel de sa matinée a une affaire concernant l'implantation d'un centre commercial sur un vaste terrain utilisé comme cimetière de voitures depuis les années 1940. L'un des interlocuteurs qu'il devait rencontrer était arrivé de Washington a bord de son avion personnel, de bonne heure le matin ; il venait de quitter l'aérodrome de Blacksburg et se dirigeait vers le cabinet de Rider.

quand il entra, quelque temps plus tard, l'avocat fit de son mieux pour se comporter comme si de rien n'était, malgré l'inquiétude qui le tenaillait. L'homme tenait a la main le Washington Post du jour. Pendant que Sheila lui servait une tasse de café, au secrétariat, Rider parcourut les gros titres. L'un d'eux mobilisa son attention.

- Incroyable, n'est-ce pas ? dit le visiteur en se référant a l'article qui semblait captiver Rider. Un jeune homme de grand avenir.

Rider relut le titre en remuant les lèvres silencieusement :

UN GREFFIER DE La COUR SUPR ME aSSaSSIN….

- Vous le connaissiez ? demanda-t-il.

Cela ne pouvait pas atre lié. C'était une simple coÔncidence.

- Non, répondit l'homme, mais, s'il était greffier la-bas, il devait atre un champion dans sa partie. Et ça ne l'a pas empaché de se faire tuer. quelle époque ! «a devient vraiment dangereux. Plus personne n'est en sécurité.

Rider l'observa un moment, puis détailla de nouveau le journal. Il y avait une photo. Michael Fiske, trente ans. Docteur de l'université de Columbia, diplômé de l'…cole de droit de Virginie, ancien rédacteur en chef de Law Revlew. Greffier principal du juge Thomas Murphy. Pas de suspect, pas d'indices autres qu'un portefeuille manquant. Plus personne n'est en sécurité.

Il serra le journal entre ses doigts, fixant des yeux la photo du mort. Ce n'était pas possible. C'était forcément une coÔncidence.

Il n'y avait qu'un moyen de s'en assurer.

Rider s'excusa et disparut dans son bureau, oa il appela le greffe de la Cour suprame.

- Non, monsieur, nous n'avons aucun dossier au nom de Harms, ni sur le registre ordinaire ni sur celui des IFP.

- Mais j'ai reçu un accusé de réception prouvant que la lettre vous était parvenue.

La voix anonyme répéta le mame constat.

- Vous ne conservez donc pas de traces de votre courrier ? Rufus Harms est en train de pourrir au gnouf et vous, bande de bureaucrates, vous n'ates mame pas foutus de savoir oa est passée sa lettre !

Il raccrocha d'un geste rageur. quelque part entre son arrivée et son enregistrement officiel, le dossier de Rufus Harms s'était volatilisé. Et Rufus Harms par la mame occasion. Rider en eut froid dans le dos.

Le fait était incontournable, c'était dans le journal : un greffier de la Cour suprame avait été assassiné.

L'hypothèse d'une corrélation paraissait tirée par les cheveux, mais l'histoire de Rufus l'était aussi. Toutes les déductions étaient permises. Celle-ci, par exemple : après avoir liquidé Rufus et le greffier, ils ne s'arrate-raient pas la. S'ils avaient entre les mains la demande qu'il avait envoyée a la Cour, ils connaissaient le rôle qu'il avait joué dans l'affaire. En d'autres termes, il était le suivant sur la liste.

" Hola, du calme, se dit-il, c'est de la parano.

Gardons la tate froide. " Et ce fut la tate froide qu'il y pensa. Les messages téléphoniques ! Il avait vaguement parcouru les notes de Sheila, en écartant celles qui lui avaient semblé secondaires sur le moment. Parmi elles figurait un nom.

Il fourragea sur son bureau a la recherche des bouts de papier roses que Sheila lui avait remis. Il les feuilleta vite, dans l'affolement. Et il trouva. Il eut l'impression que son visage se vidait de son sang. Un nommé

Michael Fiske l'avait appelé. Deux fois.

Nom de Dieu ! Une avalanche de visions déferla devant ses yeux : sa femme, le lotissement en Floride, ses enfants, ses années de cotisation a la caisse de retraite... Il n'allait pas rester la, les bras croisés, a les attendre. Il appela Sheila par l'interphone pour lui dire qu'il ne se sentait pas bien. Il la pria de l'excuser auprès de leur visiteur et des autres clients qui devaient arriver, et de présider elle-mame, du mieux qu'elle le pourrait, la réunion prévue pour ce matin.

- Je ne reviendrai pas de la journée, lui dit-il en passant en coup de vent dans le vestibule.

" J'espère atre de retour avant la saint-glinglin, et pas dans un cercueil ", ajouta-t-il en pensée.

- Entendu, maatre Rider. Reposez-vous.

Reposez-vous ! Cette bonne blague. Il avait téléphoné chez lui avant de partir, mais sa femme ne se trouvait pas a la maison. En s'asseyant derrière le volant, il savait déja ce qu'il allait faire. Ils avaient caressé l'idée de prendre des vacances d'automne ensemble, dans les ales, par exemple, pour profiter du soleil une dernière fois avant les grands froids. Eh bien, ils n'auraient qu'a les prolonger. Mieux valait consacrer ses économies a sa survie qu'a un projet immobilier en Floride qu'il ne verrait peut-atre jamais aboutir.

Ils iraient a Roanoke, sauteraient dans le premier avion pour Washington ou Richmond et, de la, pourraient choisir n'importe quelle destination. Sa femme lui avait toujours reproché de manquer de spontanéité ; cette fois, elle serait servie. Ce bon vieux Sam Rider. Un homme si tranquille, dont la vie se limitait a travailler dur, a payer ses factures, élever ses enfants, aimer sa femme et s'offrir de temps en temps un petit plaisir.

Seigneur, je suis déja en train de rédiger ma nécrologie, se dit-il.

Il ne serait plus en mesure d'aider Rufus, mais le pauvre gars était probablement mort, de toute façon.

Navré pour toi, vieux, mais tu es s˚rement mieux la oa tu te trouves maintenant que dans cette taule pourrie oa ces salopards t'avaient collé.

Une idée soudaine faillit le pousser a faire demi-tour.

Il avait laissé les photocopies du dossier dans son bureau. Devait-il y retourner ? Non, sa vie valait plus que quelques paperasses. qu'aurait-il pu en faire dorénavant ?

Il se concentra sur le trajet. Entre son cabinet et sa maison, il ne croisa que quelques routes balayées par la bourrasque, des oiseaux et des daims, parfois un ours noir. L'isolement de la région n'avait jamais gané Rider jusqu'a aujourd'hui. ¿ présent, cela le terrifiait. Il gardait un fusil chez lui, pour chasser la bécasse. Il regretta de ne pas l'avoir dans le coffre.

Il négocia un virage en épingle a cheveux. De l'autre côté du parapet rouillé, un précipice de cent cinquante mètres. Il ralentit. Une boule se forma dans sa gorge.

Les freins. Mes freins, bon Dieu, je n'ai plus de freins !

Il faillit hurler. Mais ses freins réagirent normalement.

Sam, Sam, arrate de paniquer. quelques tournants plus loin, il aperçut enfin sa boate aux lettres. Une minute plus tard, sa voiture était dans le garage. Celle de sa femme y était également.

En la dépassant, il y jeta un coup d'úil machinal. Et ses pieds se figèrent sur le sol de ciment. Sa femme était affalée, la face contre le siège avant. Du sang coulait de sa tate. Ce fut le dernier souvenir de Rider. Un linge imbibé, qui dégageait une forte odeur médicinale, se plaqua sur son visage. au mame moment, il sentit qu'on lui mettait quelque chose dans la main. Il baissa les yeux : c'était un pistolet encore chaud. Son propre pistolet, celui avec lequel il s'entraanait a tirer a la cible.

Celui qui avait servi a tuer sa femme. L'arme était encore br˚lante, elle avait d˚ faire feu au moment oa il était entré dans l'allée. Ils avaient d˚ guetter son arrivée.

Il renversa la tate et, a travers les brumes qui obstruaient peu a peu sa conscience, contempla les yeux froids et limpides de Victor Tremaine. C'était lui, l'homme qui avait tué sa femme, mais c'était Rider qu'on désignerait comme coupable. Bah, quelle importance, maintenant ?

Il était mort. Ses yeux venaient de se fermer pour la dernière fois.

Chapitre 34

En suivant George Washington Parkway au sud de la vieille ville d'alexandria, John Fiske observait distraitement un type a vélo, qui apparaissait et disparaissait entre les arbres de la piste cyclable en bordure de la rivière. Il poussa Sara du coude pour la réveiller. Elle lui indiqua a quel endroit il fallait tourner. aucun d'eux n'avait reparlé de l'affrontement avec son père pendant le trajet. Une sorte d'accord tacite.

Guidé par Sara, il s'engagea dans une autre voie arborée, puis tourna dans une allée gravillonnée descendant vers le cours d'eau. Il stoppa devant la petite maison a colombages qui se dressait, coquette et inattendue parmi un foisonnement de feuillages, de ronces et de fleurs sauvages, comme la femme d'un pasteur prenant soudain des poses égrillardes au pique-nique de la paroisse. Les colombages étaient couverts de cinquante ans de peinture blanche, les volets étaient noirs et la cheminée de brique couleur terre cuite. John regarda un écureuil courir sur le c‚ble téléphonique, sauter sur le toit et escalader la cheminée.

Un myrte en fleurs, dont l'écorce évoquait une peau de daim, s'accrochait a un côté de la maison. De l'autre côté, c'étaient des branches de houx, aux baies rouges très décoratives sur le fond vert foncé des ramures, et au milieu une plante grimpante écarlate, qui semait des feuilles cramoisies sur le sol. Derrière, John Fiske remarqua l'escalier menant a la rivière et crut apercevoir un m‚t qui se balançait au loin. Sur la banquette arrière, il attrapa les vatements propres qu'il avait pris dans son appartement, et ils sortirent de la voiture de Sara.

- C'est joli, dit-il.

La jeune femme s'étira en b‚illant.

- quand j'ai été nommée a la Cour, j'ai cherché un logement. Je pensais a une location mais, quand j'ai vu cette maison, je suis tombée sous le charme. alors j'ai vendu la ferme de Caroline du Nord pour l'acheter.

- «a a d˚ atre un crève-cúur de vous séparer de la maison de votre enfance ?

- Non. Les deux raisons qui lui donnaient de l'importance a mes yeux étaient mortes. Pour le reste, ce n'était qu'un tas de poussière dont je n'aurais su quoi faire.

Elle se dirigea vers la porte d'entrée, en s'étirant toujours.

- Je vais préparer du café. (Elle consulta sa montre et gémit.) Je vais atre en retard au débat oral. Je devrais téléphoner, mais je n'en ai pas le courage.

- Je suis s˚r qu'ils comprendront, compte tenu des circonstances.

- Oh, ne croyez pas ça.

John hésita.

- Vous avez une carte routière quelque part ?

- quel genre ?

- L'est des …tats-Unis.

- Regardez dans la boate a gants.

Il trouva.

- Pourquoi voulez-vous une carte ? demanda-t-elle en le précédant dans la maison.

- Je pense aux mille deux cents kilomètres sur le compteur de la voiture de Mike.

- Vous voulez voir ce qu'il y a dans un rayon de mille deux cents kilomètres ?

- Non, six cents. Il faut compter le retour. Six cents dans un sens, six cents dans l'autre.

- C'était peut-atre une accumulation de petits trajets, cent kilomètres par-ci, cent par-la.

John secoua la tate.

- Un cadavre dans un coffre, par une journée chaude, n'incite pas a la promenade. J'en ai vu quelques-uns dans cet état.

Pendant qu'elle s'activait dans la cuisine, John regarda par la fenatre donnant sur la rivière. De l'endroit oa il était, il voyait très bien l'embarcadère en bois imputrescible et le voilier.

- Vous faites beaucoup de bateau ?

- Noir ou au lait ?

- Noir.

Elle sortit deux tasses.

- Moins qu'avant. En Caroline du Nord, il n'y avait pas beaucoup de plans d'eau. J'allais quelquefois a la pache avec mon père, ou me baigner dans un étang, mais c'est surtout a Stanford que j'ai appris a aimer le bateau.

On ne sait pas ce que c'est que la mer tant qu'on n'a pas vu l'océan Pacifique. Tout est minuscule en comparaison.

- Je n'y suis jamais allé.

- Prévenez-moi si vous décidez d'y faire un tour. Je vous servirai de guide.

Elle chassa une mèche de cheveux qui tombait devant ses yeux et lui remplit une tasse.

- J'y penserai, dit-il d'un ton neutre.

- Je n'ai qu'une salle de bains, il faudra qu'on se douche a tour de rôle.

- allez-y en premier. Je veux étudier cette carte.

- Si je ne suis pas redescendue dans vingt minutes, tapez sur la porte. Je me serai sans doute endormie sous la douche.

John Fiske étudiait la carte en sirotant son café. Il ne fit pas de commentaire. Sara s'arrata sur les marches.

- John ?

- Oui.

- J'espère que vous me pardonnez pour hier soir.

quoique... (Elle cherchait ses mots.) Je ne sais pas si je mérite le pardon.

John posa sa tasse et observa Sara. Le soleil qui filtrait par la fenatre tombait sur son visage a un angle idéal, accentuant l'éclat de ses yeux et la courbure sensuelle de ses lèvres. La baignade dans la rivière et son somme dans la voiture l'avaient ébouriffée. Son léger maquillage s'était estompé, le rimmel maculait ses paupières, et une profonde fatigue se lisait sur son corps.

Cette femme avait été a l'origine d'une terrible, et peut-atre catastrophique querelle avec son père, qu'il vénérait. Et pourtant il dut faire un effort pour résister a la tentation de lui arracher ses vatements et de la prendre ici mame, sur le plancher.

- Tout le monde mérite le pardon, répondit-il enfin, avant de reporter ses yeux sur la carte.

Il passa dans une pièce voisine, que Sara utilisait apparemment comme bureau d'appoint, puisqu'il y découvrit une table de travail, un ordinateur, une impri-mante et des rayonnages remplis de livres de droit. Il étala la carte sur la table. Il vérifia l'échelle, convertit les centimètres en kilomètres et se munit d'une règle, qu'il trouva dans un tiroir. En prenant Washington comme centre, il traça une courbe reliant le nord, l'ouest et le sud. Il ne s'occupa pas de l'est, car six cents kilomètres dans cette direction l'entraanaient bien au large de la côte atlantique. Il dressa la liste des …tats compris dans le demi-cercle, décrocha le téléphone et appela les renseignements. Une minute plus tard, il était en ligne avec l'administration pénitentiaire fédérale. Il donna le nom de Harms et le secteur géographique dans lequel il devait se trouver. Il pensait que son frère pouvait atre allé interroger Harms dans sa prison. Cela expliquait son message sur le répondeur : Mike pouvait effective-

ment avoir eu besoin de ses conseils dans ce domaine, puisque John en savait plus long que lui sur les habitudes carcérales.

La réponse du représentant de la pénitentiaire fut une grosse désillusion.

- Vous ates s˚r ? insista John. aucun prisonnier a ce nom ? Dans aucune des prisons fédérales du secteur que je vous ai indiqué ?

- Mame au-dela. J'ai débordé de quelques centaines de kilomètres.

- Une prison d'…tat, alors ?

- Je peux vous donner les numéros de téléphone de chaque maison d'arrat. Il faudra les contacter séparément. Vous savez combien il y en a, a peu près, dans cette zone ?

John Fiske fit un décompte approximatif sur la carte : plus d'une douzaine. Il nota les numéros et raccrocha.

¿ tout hasard, il décida de consulter a distance ses messages téléphoniques. L'un émanait d'un agent d'assurances. Une femme. Il l'appela. La compagnie avait son siège a Washington.

- J'ai été très peinée d'apprendre la mort de votre frère dans le journal, monsieur Fiske, dit-elle.

- Je ne savais pas que mon frère avait une assurance vie.

- Les bénéficiaires ne sont pas toujours au courant.

En fait, la compagnie n'est pas obligée de le notifier aux ayants droit. Pour dire les choses comme elles sont, nous ne nous mettons pas en quatre pour retrouver nos créanciers.

- alors, pourquoi m'avez-vous appelé ?

- Parce que la mort de Michael m'a bouleversée.

- quand a-t-il souscrit cette police ?

- Il y a six mois environ.

- Il n'a ni femme ni enfants. ¿ quoi cela pouvait-il bien lui servir ?

- Eh bien, c'est pour ça que je vous ai appelé. Il voulait que l'argent vous soit versé au cas oa il lui arriverait quelque chose.

John sentit une boule dans sa gorge.

- Je ne comprends pas, dit-il en se ressaisissant.

Nos parents en ont s˚rement un plus grand besoin que moi.

- Il m'a dit que vous le leur donneriez probablement, mais il voulait que vous en profitiez aussi et il pensait surtout que vous sauriez mieux le gérer que vos parents.

- Je vois. Et... de quelle somme s'agit-il ?

- Un demi-million de dollars. (Elle lui lut son adresse pour s'assurer qu'elle était exacte.) Si ça peut vous intéresser, je rédige des tas de polices d'assurance, pour des tas de gens et pour des tas de raisons différentes, pas toujours des plus avouables. Mais, au cas oa vous ne vous en seriez pas aperçu, votre frère vous aimait énormément. Je serais heureuse de pouvoir en dire autant du mien.

quand John raccrocha, il n'était pas au bord des larmes, il était au bord de défoncer le mur a coups de poing.

Il se leva, rangea la liste dans sa poche et sortit. Il descendit l'escalier du jardin, foula quelques fougères et, marchant sans but, laissa ses pieds le guider jusqu'a l'embarcadère. La brise était vivifiante et le ciel très bleu, avec quelques nuages de beau temps. L'air avait perdu de son humidité. Il regarda au nord, vers les immeubles cossus de la vieille ville d'alexandria, puis la courbe serpentine de Woodrow Wilson Bridge.

au-dela du fleuve, il discernait le rivage du Maryland, le miroir verdoyant de la Virginie. Un avion passa. Le train d'atterrissage déja sorti, il commençait sa descente vers National airport. Il volait si bas que John aurait presque pu atteindre la carlingue avec un caillou.

quand le bruit s'éloigna, il monta sur la poupe du voilier. Le bateau tangua doucement sous son poids. Il s'assit au soleil et appuya sa tate contre le m‚t. La voile sentait bon. Il ferma les yeux. Il était vanné.

- C'est confortable?

Il se réveilla en sursaut. Sara se tenait debout derrière lui, en tailleur noir et corsage de soie blanche. Elle portait un petit collier de perles et s'était fait un chignon.

Un léger fond de teint et un rouge a lèvres clair lui redonnaient des couleurs.

Elle sourit.

- J'hésitais a vous réveiller. Vous dormiez si bien !

- Il y a longtemps que vous m'observez ? dit-il, se demandant aussitôt pourquoi il lui avait posé cette question.

- assez longtemps. La douche est libre maintenant.

Il se leva.

- Joli bateau, dit-il.

- J'ai de la chance, il y a assez de fond près de la rive. «a m'évite d'aller a la marina. Je vous emmènerai, si vous voulez. Il nous reste du temps, je ne le mettrai en carène qu'en hiver.

- Peut-atre.

Il se dirigea vers la maison.

- John ?

Il fit volte-face. Une main posée sur le bastingage, elle contemplait son voilier, comme pour puiser de la sérénité dans son bercement calme.

- Mame si ce doit atre ma dernière entrevue avec lui, je veux mettre les choses au point avec votre père.

- C'est mon problème. Vous n'avez pas a faire ça.

- Si, John, insista-t-elle avec fermeté.

Trente minutes plus tard, John Fiske roulait tranquillement sur la voie privée menant a l'avenue, quand deux berlines noires surgirent devant eux, tous phares allumés. Il écrasa la pédale de frein. Sara poussa un cri.

Il bondit hors de la voiture et tomba en arrat a la vue des revolvers pointés sur lui.

- Les mains en l'air ! aboya l'un des hommes.

John obtempéra.

Sara descendit juste a temps pour voir Perkins sortir du premier véhicule et l'agent McKenna du second.

Perkins aperçut la jeune femme.

- Rengainez vos armes, dit-il a deux hommes en civil.

- Ces hommes sont sous mon commandement, lança McKenna. Ils rengaineront quand je leur en donnerai l'ordre.

McKenna vint se planter devant John.

- Vous n'avez rien, Sara ? demanda Perkins.

- Rien du tout, je vais très bien. qu'est-ce qui se passe ?

- Je vous ai laissé un message urgent.

- Je n'ai pas écouté mon répondeur. qu'est-ce qui se passe, a la fin ?

McKenna repéra le fusil sur la banquette arrière. Il dégaina son propre revolver et le braqua directement sur John. Il examina son visage tuméfié.

- Cet homme vous retient-il contre votre volonté ?

demanda-t-il a Sara.

- Vous voulez bien arrater vos conneries ? maugréa John en baissant les mains.

Grave erreur : tout ce que ce geste lui rapporta fut un sale coup de poing dans l'estomac, de la part de McKenna. Il tomba a genoux, asphyxié. Sara courut vers lui et l'aida a s'adosser contre un pneu de la voiture.

- Gardez les mains en l'air tant que la jeune dame n'a pas répondu a la question, ordonna McKenna en lui levant les bras de force. Gardez vos sales pattes en l'air !

- Mais non, il ne me retient pas contre ma volonté !

s'écria Sara. arratez ça, fichez-lui la paix !

Elle repoussa McKenna. Perkins voulut s'interposer.

- agent McKenna..., commença-t-il.

Mais le fédéral le fit taire d'un regard glacial, et reprit :

- Il a un fusil dans la voiture. Si vous voulez faire courir un risque a vos hommes, c'est votre affaire. Moi, je procède différemment.

Une troisième berline arriva. Chandler et deux policiers en uniforme en jaillirent, revolver au poing.

- Personne ne bouge ! tonna Chandler.

McKenna pivota.

- Dites a vos hommes de rengainer, Chandler. Je contrôle la situation.

- Dites a vos hommes de rengainer, McKenna, répliqua Chandler en avançant d'un air mauvais. Et plus vite que ça, si vous ne voulez pas que je demande a ces messieurs de vous arrater sur-le-champ pour agression avec coups et blessures.

Comme McKenna ne bronchait pas, Chandler s'approcha et lui dit, nez a nez :

- Immédiatement, agent spécial Warren McKenna, ou vous serez obligé d'appeler un avocat du FBI pour vous assister pendant votre garde a vue. Vous voulez ajouter ça dans vos états de service ?

L'homme finit par flancher.

- Rangez vos armes, ordonna-t-il.

- Maintenant, disparaissez, aboya Chandler.

McKenna s'écarta lentement de John Fiske et recula a petits pas, foudroyant Chandler du regard.

L'inspecteur s'agenouilla devant John et le prit par l'épaule.

- «a va, John ?

Celui-ci acquiesça douloureusement, les yeux rivés sur McKenna.

- Est-ce que quelqu'un va enfin nous expliquer ce qui se passe ? s'exclama Sara.

- Steven Wright a été assassiné, répondit Chandler.

Chapitre 35

La cabane se situait au cúur d'une forat profonde, dans un coin perdu du sud-ouest de la Pennsylvanie, a la limite de la Virginie-Occidentale. Le seul accès était une bande de terre boueuse et creusée d'ornières. Josh apparut sur le seuil. Son 9 mm dépassait de sa ceinture.

De l'argile rouge et des aiguilles de pin adhéraient a ses bottes. Le camion était garé sous une frondaison de noyer et dissimulé sous un filet de camouflage. Sa pire crainte était d'atre repéré du ciel. Par chance, les nuits étaient encore chaudes et ils pourraient se dispenser de faire du feu, ce qui leur épargnait un gros risque, car on ne peut jamais contrôler la direction de la fumée.

Rufus se tenait assis par terre, a l'intérieur, adossé

contre le mur, sa bible sur les genoux. Il buvait un soda, a côté des reliefs de son déjeuner. Il s'était changé, il portait des vatements propres que son frère lui avait apportés.

- Tout va bien ? interrogea Rufus.

- Y a que nous et les écureuils. Comment tu te sens ?

- J'ai les jetons mais, en mame temps, je suis vachement content. (Rufus hocha la tate et sourit.) C'est bon, la liberté. T'es assis la, calmos, tu bois un Coca, plus besoin de te méfier des mecs qui essaient de te faire la peau.

- Les matons ou les autres taulards ?

- D'après toi?

- Les deux, je pense. J'ai passé un peu de temps au bloc, moi aussi, tu sais. ¿ nous deux, je suis s˚r qu'on pourrait écrire un bouquin.

- On va rester ici combien de temps ?

- Deux jours, mettons. Le temps que ça se tasse.

Ensuite, cap sur le Mexique. La vie est dix fois moins chère qu'ici. J'y suis allé quelquefois après la guerre.

J'ai des potes de l'armée qui crèchent la-bas. Ils nous aideront a nous poser. On se dégottera une barcasse, on ira a la pache, on vivra sur la plage. Le pied, non ?

- Je veux. Mame si on devait vivre dans un égout, je serais partant. (Il se leva.) J'ai une question pour toi.

Josh s'appuya contre le mur et se mit a découper une pomme avec son couteau de poche.

- Jet'écoute.

- Ton bahut était plein de provisions, t'avais deux fusils en plus de ce flingue. Et les sapes que tu m'as filées.

- Et alors ?

- T'avais tout ça par hasard quand t'es venu me voir ?

Josh avala une tranche de pomme.

- Faut bien que je bouffe. J'étais passé a l'épicerie.

Normal.

- Ouais, c'est ça. Et t'avais rien acheté qui se garde pas, genre du lait ou des úufs, par exemple. que des conserves.

- Je becquetais toujours dans des boates a l'armée.

C'est devenu une habitude. Faut croire que j'aime pas cuisiner.

- Et tu trimballes toujours ces pétoires avec toi ?

- Encore une habitude de l'armée. Le Vietnam. Un syndrome, comme ils disent.

Rufus tira sur sa chemise, grande comme un couvre-lit.

- J'ai pas exactement la taille " small ". quand tu t'es pointé a l'hosto, t'avais déja dans l'idée de me tirer de la, hein, dis, Josh ?

Josh termina sa pomme et jeta le trognon par la fenatre. Il s'essuya les mains sur son Jean et fit face a son frère.

- …coute, Rufus, j'ai jamais su pourquoi t'avais tué

cette gosse. Mais je savais que t'avais pas ta tate quand t'as fait ça. quand j'ai reçu cette lettre de l'armée, je me suis dit qu'il y avait du mou quelque part. J'avais pas pigé que c'était une couverture pour ce qu'ils t'avaient fait. Mais je sais un truc : de nos jours, quand un mec perd la boule et fait une saleté, on le colle chez les dingues et, quand il va mieux, on le rel‚che. Toi, ils t'ont laissé en taule pendant vingt-cinq balais pour un truc que t'as fait sur un coup de folie. Disons que j'ai estimé que ça suffisait. T'as purgé ta peine, t'as " payé

ta dette a la société ", comme ils disent. Il était temps que tu sortes et je suis venu avec la clé. Si t'avais pas voulu me suivre, je t'aurais fait changer d'avis. que j'aie tort ou raison, je m'en tape. J'avais pris ma décision.

Les deux frères se regardèrent longuement sans parler.

- T'es un bon frère, Josh.

- Ouais, tu peux le dire.

Rufus se rassit sur le sol et ramassa sa bible, qu'il feuilleta délicatement jusqu'a ce qu'il trouve le passage recherché. Josh l'observait.

- Tu lis encore ça après tout ce temps ?

- Je la lirai toute ma vie.

- T'es libre de faire ce qui te plaat mais, si tu veux mon avis, c'est une perte de temps.

Rufus le fixa droit dans les yeux.

- La parole du Seigneur m'a permis de tenir le coup pendant toutes ces années. C'est pas une perte de temps.

Josh dodelina de la tate. Il regarda par la fenatre, puis dévisagea Rufus. Il palpa la crosse de son revolver.

- «a, c'est Dieu. «a ou un schlass ou un b‚ton de dynamite ou un bourre-pif. Pas tes histoires de mecs qui s'entre-tuent, qui se piquent leurs femmes, qui font tous les péchés que tu peux imaginer...

- Les péchés de l'homme, pas de Dieu.

- C'est pas Dieu qui t'a sorti du trou. C'est moi.

- C'est Dieu qui t'a envoyé, Josh. Sa volonté est partout.

- Hein ? Tu veux dire que c'est Dieu qui m'a

" inspiré ", c'est ça ?

- Pourquoi t'es venu ?

- Je te l'ai dit, pour te sortir.

- Parce que tu m'aimes ?

- Oui, répondit Josh, un peu décontenancé.

- C'est ça, la volonté de Dieu, Josh. Tu m'aimes, tu m'aides. C'est comme ça qu'il procède, Dieu.

Josh secoua la tate et détourna les yeux. Rufus reprit sa lecture.

Le détecteur de fréquences de Josh émit un couinement. C'était un appareil qui lui permettait de capter les messages de la police. Il l'avait posé par terre, a côté de sa radio, réglée, elle, sur une station locale de Virginie diffusant des informations régulières sur l'évasion de Rufus Harms.

- T'as entendu ton nom sur la fréquence de la police ?

Le bulletin d'informations de la veille avait parlé de lui. Les autorités militaires disaient que Harms était un détenu condamné pour meurtre et considéré comme violent par le personnel de la prison. Il s'était évadé

avec l'aide de son frère, réputé violent lui aussi. Selon la formule consacrée, les deux hommes étaient armés et dangereux. Traduction : personne ne devrait s'étonner quand les forces de l'ordre les ramèneraient sous forme de cadavres.

- Un peu, répondit Rufus. Ils nous cherchent dans le Sud, comme tu pensais.

C'était justement l'heure des actualités de l'après-midi. Les deux premières nouvelles ne les concernaient pas. La troisième les intéressait indirectement. Josh monta le son. C'était une brève. Une minute, pas plus.

quand ils eurent tout entendu, Josh éteignit la radio.

- Rider et sa femme, dit-il.

- Ils ont maquillé leur coup pour faire croire qu'il l'a tuée et a retourné l'arme contre lui, ajouta Rufus en branlant la tate, incrédule. Deux hommes sont venus me voir, et maintenant ils sont morts.

Josh devina les pensées de son frère.

- Tu peux pas les ressusciter, Rufus, tu peux pas les faire revenir.

- C'est ma faute. Ils sont morts pour avoir voulu m'aider. Et la femme de Rider, elle était mame pas au courant.

- T'as pas demandé a ce Fiske de radiner a la prison.

- Mais j'ai demandé a Samuel. Il serait encore en vie si je l'avais pas appelé.

- Il te le devait, Rufus. Pourquoi tu crois qu'il est venu ? Il avait des remords. Il savait qu'il en avait pas fait assez pour toi. Il essayait de se racheter.

- N'empache qu'il est mort ! ¿ cause de moi.

- En admettant, t'y es quand mame pour rien.

- Je veux m'assurer qu'ils sont pas morts pour des nèfles. Ces enflés m'ont piqué la moitié de ma vie. Et aujourd'hui ils effacent celle des autres. Tu dis qu'on sera peinards au Mexique, moi je te dis qu'ils nous colleront toujours au cul. Vic Tremaine est un malade.

Suffit de le regarder dans les yeux pour voir que ça tourne pas rond chez lui. Il essaie de me déquiller depuis vingt-cinq ans. Il doit se dire qu'il tient sa chance, maintenant. Il veut nous plomber.

- Si l'armée nous serre avant les flics, c'est s˚r qu'ils vont vider leurs chargeurs sur nous, concéda Josh.

(Il alluma une Pall Mall et souffla la fumée.) Mais j'ai du répondant. Ils s'en prendront plein la gueule, les mecs.

Rufus s'obstina :

- Personne ne devrait pouvoir s'en tirer après ce qu'ils ont fait.

Josh secoua la cendre de sa cigarette au-dessus du sol.

- ah ouais ? Et qu'est-ce que tu comptes faire, au juste ? aller voir les flics pour leur dire : " …coutez, les gars, j'ai une histoire a vous raconter. Venez tous aider un brave petit Noir a punir les grands méchants Blancs " ? (Il cracha par terre.) Déconne pas, Rufus.

- Faut que je récupère cette lettre de l'armée.

- Oa tu l'as laissée ?

- Je l'ai planquée dans ma cellule.

- Ouais, ben, on va pas y retourner. Si t'essaies, je te descends moi-mame.

- Je vais pas retourner a Fort Jackson.

- quoi, alors ?

- Samuel était avocat. Les avocats font toujours des photocopies.

Josh haussa les sourcils.

- Tu veux aller dans le bureau de Rider ?

- Il le faut.

Josh fuma sa Pall Mall jusqu'au filtre avant de répondre :

- Il le faut ! Il le faut ! T'en as de drôles, toi.

L'armée des …tats-Unis te recherche. Et moi aussi. Si tu crois que tu vas te fondre dans la foule, tu te fous le doigt dans l'úil. Merde, a côté de toi, George Foreman passerait pour une fiote.

- Il le faut, Josh, j'ai pas le choix. Si je peux récupérer cette lettre, alors je pourrai peut-atre la refiler a quelqu'un qui saura quoi en faire. La renvoyer a la Cour, peut-atre.

- Pour s˚r. T'as vu ce que ça a donné, la dernière fois. Les gentils juges vont accourir a ton secours, hein ?

- T'es pas obligé de me suivre, Josh. Moi, j'y vais.

- Et le Mexique ? Putain, Rufus, t'es libre.

Profites-en. Si tu te mets a fouiner, ils vont encore te boucler. Ou te refroidir d'abord, s'ils peuvent. Faut se calter tant qu'on a une chance.

- Je veux atre libre. Mais je veux pas qu'ils s'en tirent comme ça. Si je me taille au Mexique maintenant, je mourrai de honte, si le Seigneur me punit pas avant.

- De honte ? T'as fait vingt-cinq piges pour rien.

quand tu clapoteras, t'iras tout droit au paradis et le Barbu te fera asseoir sur ses genoux. T'as une place réservée.

- Te fatigue pas. Tu me feras pas changer d'avis.

Josh cracha encore et se tourna vers le carreau sale de la fenatre.

- T'as complètement pété les plombs, Rufus. La prison t'a vraiment bousillé. Merde !

- Peut-atre que je suis fou.

Josh le toisa.

- Oa il est, son bureau, a Rider ?

- ¿ environ trente minutes de Blacksburg. J'en sais pas plus. Il devrait pas atre dur a trouver.

- «a doit grouiller de flicaille.

- Pas s˚r, s'ils croient que Samuel s'est flingué

lui-mame.

- Merde. (Josh donna un coup de pied dans le mur et se tourna vers son frère.) OK, on attend la nuit et on y va.

- Merci, Josh.

- Ne me remercie pas de nous envoyer tous les deux a la mort. Ce genre de remerciement, je m'en passe.

Chapitre 36

Sur la Cour suprame des …tats-Unis, le drapeau était en berne. Le meurtre des deux greffiers était dans tous les journaux, sur toutes les télés, sur toutes les radios.

au bureau des relations publiques de la Cour, le téléphone n'arratait pas de sonner. La salle de presse voisine était prise d'assaut. Les plus grandes chaanes diffusaient des commentaires en direct depuis les téléphones du rez-de-chaussée. La police de la Cour, assistée de cinquante flics de Washington, de gardes nationaux et d'agents du FBI, bouclait le périmètre.

Les couloirs privés menant aux chambres judiciaires étaient bondés de visiteurs énervés et volubiles. Les juges s'étaient barricadés dans leurs bureaux. Les audiences passaient soudain au second plan, personne n'avait la tate a ses dossiers. Une réelle panique se lisait sur les visages des jeunes greffiers, atterrés par ces assassinats.

La petite salle lambrissée du premier étage, normalement réservée aux conférences des juges, était pleine a craquer. Une grande cheminée, éteinte par cette chaude journée, occupait tout un pan de mur ; sur les autres s'alignaient des rayonnages bourrés de livres reliés contenant deux siècles de jurisprudence. Un immense lustre pendait du plafond. Ramsey se tenait assis en bout de table. Les juges Knight et Murphy occupaient leurs places habituelles.

Si Knight dissimulait mal son agitation, Murphy gardait les yeux baissés sur sa bedaine rebondie, en jouant avec une vieille montre de gousset. …taient également présents Chandler, Perkins, Ron Klaus, Fiske et McKenna. Ces deux derniers échangeaient de temps en temps des regards peu amènes, cependant John restait maatre de lui.

Steven Wright avait été trouvé dans un parc a quelques p‚tés de maisons de son appartement de Capitol Hill, avec une blessure par balle dans la tate.

Son portefeuille avait disparu, comme celui de Michael.

Le mobile apparent était donc le vol, mais personne n'y croyait. D'après les premières constatations, Wright avait été tué entre minuit et 2 heures du matin.

En venant au Palais, Chandler avait informé Fiske des derniers développements de l'enquate. L'autopsie de Michael était terminée. On attendait toujours le rapport officiel et l'heure du décès, mais il était établi que la mort avait été causée par une unique balle dans la tate.

Chandler avait identifié la succursale Wal-Mart oa Michael avait fait réviser sa voiture, mais personne, au garage, n'avait pu lui fournir de renseignement utile.

¿ l'initiative de John, ils avaient fait un petit détour en chemin : ils étaient retournés au dépôt des voitures pour inspecter a nouveau la Honda. John voulait fouiller le vide-poches des sièges avant.

- Il avait toujours une carte routière quelque part ici, expliqua-t-il en fourrageant. Il avait une peur bleue de se perdre et étudiait toujours son itinéraire avant de prendre la route. Je ne vois pas de carte, mais regardez ce que j'ai déniché.

quelques Post-it jaunes au fond d'un vide-poches. Il y avait des inscriptions : des numéros de routes et des directions qui, d'après l'aspect de l'encre, devaient se rapporter a d'anciens voyages.

- Pourquoi auraient-ils piqué sa carte routière ?

questionna Chandler en regardant les bouts de papier.

- Parce qu'elle comportait peut-atre des annotations sur son itinéraire.

- autrement dit, sa mort aurait quelque chose a voir avec le kilométrage affiché sur le compteur.

John avait hésité un moment : fallait-il lui parler du dossier Harms ? Lui révéler cela maintenant serait ouvrir une boate d'asticots qui risquaient de le ganer dans ses mouvements.

- Peut-atre, avait-il simplement répondu.

Puis ils s'étaient rendus au Palais, oa Chandler faisait actuellement le point sur la situation. Sans expliquer comment il le savait, il rapporta a l'assistance qu'un intrus s'était introduit la veille dans l'appartement de Michael Fiske.

- Nous sommes entre vos mains, inspecteur Chandler, dit Ramsey. Cela étant, mon opinion personnelle est que nous sommes en présence d'un déséquilibré qui en veut a la Cour en général et non a un dossier particulier sur lequel travaillait Michael.

- Sachez que le FBI a affecté cent agents a cette affaire, dit McKenna. Nous avons également prévu une protection de vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour les juges.

- Et les greffiers ? intervint John Fiske. Ce sont eux qui se font tuer.

Chandler s'en mala a son tour :

- J'ai compilé les adresses de tous les greffiers et envoyé des patrouilles dans ces secteurs. En fait, ils habitent presque tous a Capitol Hill. Tous les greffiers qui en feront la demande pourront atre hébergés dans un hôtel placé sous surveillance permanente. Ils bénéfi-cient également du conseil d'un de nos experts, qui leur a donné toutes les consignes de prudence nécessaires : se méfier des personnes suspectes, ne pas sortir seul la nuit, etc. (Il regarda autour de lui.) au fait, oa est Dellasandro ?

- Il essaie de coordonner les nouvelles mesures de sécurité, répondit Klaus. Je ne l'ai jamais vu aussi soucieux. Il en fait une affaire personnelle.

- Il y a trente-trois ans que je suis dans cette cour, et je n'aurais jamais pensé voir une chose pareille, dit tristement le juge Murphy.

- aucun de nous, Tommy, répliqua Elizabeth Knight. (Elle se tourna vers Chandler.) Vous n'avez vraiment aucune piste ?

- N'exagérons rien. Nous avons quelques indices.

Du moins en ce qui concerne la mort de Michael Fiske.

Pour celle de Wright, il est encore trop tôt pour se prononcer.

- Mais vous croyez qu'elles sont liées ? demanda Ramsey.

- Il est trop tôt pour se prononcer.

- que nous conseillez-vous ?

Chandler hocha la tate.

- De vous en tenir a votre emploi du temps habituel. Si tout ceci est l'úuvre d'un cinglé qui veut entraver la marche de la justice, vous ne feriez qu'entrer dans son jeu en interrompant vos travaux.

- Mais nous risquons d'exciter sa colère et de l'inciter a frapper encore, objecta Knight.

- C'est exact, madame le juge. Mais je suis convaincu que, quoi que puisse faire ou ne pas faire la Cour, ça ne changera rien. Si les deux affaires sont liées.

(Il regarda Ramsey.) Je pense qu'il serait utile d'éplu-cher les dossiers sur lesquels travaillaient ces deux greffiers, ne serait-ce que par acquit de conscience. Je sais que c'est très hypothétique, mais je pourrais m'en mordre les doigts plus tard si je ne vous le demandais pas maintenant.