C'était la première fois de sa vie qu'elle était propriétaire et elle avait donné beaucoup d'elle-mame pour aménager la maison. Un escalier descendait vers le Potomac, oa mouillait son petit voilier. Michael et elle avaient consacré leurs rares loisirs a naviguer sur le fleuve entre le Maryland, le Mémorial Bridge et Geor-getown. C'était un havre de paix pour eux, dans le monde en crise qui les entourait. Michael avait refusé de l'accompagner la dernière fois qu'elle lui avait proposé

une balade sur l'eau. En fait, il refusait tout ce qu'elle lui proposait depuis une semaine. au début, elle avait pensé qu'il lui en voulait d'avoir rejeté sa demande en mariage mais, depuis leur brève entrevue dans son bureau, elle savait qu'il y avait autre chose. Elle essaya de se rappeler avec plus de précision ce qu'elle avait entrevu dans son attaché-case. C'était un recours en appel, elle en était s˚re. Et elle avait lu un nom sur la lettre dactylographiée. Harms. Elle avait oublié le prénom. D'après les quelques mots qu'elle avait eu le temps de déchiffrer, le dénommé Harms réclamait l'intervention de la Cour. Elle ne savait pas a quel sujet.

La lettre dactylographiée n'était pas signée.

Elle s'était rendue immédiatement au greffe pour vérifier si une demande de recours avait été enregistrée au nom de Harms. Rien. …tait-il possible que Michael e˚t subtilisé une réclamation avant son enregistrement ?

Elle n'arrivait pas a le croire. Si oui, c'était très grave. Il pouvait atre exclu de la Cour, voire envoyé en prison.

Elle entra, se changea, enfila un Jean, un T-shirt, et ressortit. Il faisait déja nuit. Les greffiers de la Cour suprame rentraient rarement chez eux a la lumière du jour, sinon a l'aube pour venir faire un brin de toilette avant de reprendre le collier. Elle descendit a l'embarcadère et s'installa dans son bateau. Si seulement Michael acceptait de se confier a elle, elle pourrait l'aider.

Malgré ses dénégations, il lui battait froid. Il avait mal supporté sa rebuffade. qui l'aurait supportée, d'ailleurs ? se dit-elle.

La jeune femme se leva brusquement, courut chez elle, décrocha le téléphone et composa son numéro, puis se ravisa. Michael Fiske était tatu. Si elle lui parlait de ce qu'elle avait vu, cela risquait d'envenimer les choses.

Elle raccrocha. Il faudrait qu'elle fasse en sorte qu'il lui parle de lui-mame. Elle retourna au-dehors pour contempler les flots. Un avion passa dans le ciel. Elle lui adressa un signe, rituellement. Les avions volaient si bas a cet endroit que, s'il avait fait encore jour, l'un des passagers aurait fort bien pu l'apercevoir. Ensuite, elle laissa retomber sa main. Elle ne s'était jamais sentie aussi déprimée depuis la mort de son père, quand elle s'était retrouvée seule.

après ce deuil, Sara avait commencé une nouvelle vie. Elle était allée étudier le droit sur la côte-ouest, avait brillamment réussi ses examens et travaillé comme greffière a la cour d'appel de la neuvième circonscription judiciaire avant d'obtenir son poste a la Cour suprame. C'était a cette époque qu'elle avait vendu la ferme de Caroline du Nord pour s'acheter cette maison.

Elle ne fuyait pas son passé, ne fuyait pas son chagrin -

bien qu'elle regrett‚t amèrement que ses parents ne soient plus la pour voir sa réussite ou simplement lui parler, la tenir dans leurs bras. Du moins le croyait-elle.

Pour le moment, elle n'avait aucune idée de ce qu'elle ferait quand le jour viendrait pour elle de quitter la Cour.

Elle pouvait aller n'importe oa dans l'arène juridique.

Le problème était qu'elle ne savait mame pas si elle avait envie de faire carrière dans ce domaine. Trois ans de fac de droit, un an de cour d'appel, bientôt deux ans ici... elle commençait a friser l'overdose.

Elle songea a son père. Il était fermier, mais aussi juge de paix de la ville. Il ne siégeait pas dans un tribunal mirifique. Bien souvent, il rendait la justice dans les champs, perché sur son tracteur, ou en se lavant les mains avant le souper. Et toujours avec honnateté et bon sens. Pour Sara, c'était ça, la justice, une justice faite pour le peuple et par le peuple. La recherche de la vérité, puis une sentence équitable. Pas de tractations secrètes, pas de joutes verbales, simplement le sens commun appliqué aux faits. Elle soupira. Ce n'était jamais aussi simple. Elle était bien placée pour le savoir.

La jeune femme rentra, monta sur une chaise pour attraper un paquet de cigarettes sur le buffet de la cuisine et alla s'asseoir sur la terrasse, face au cours d'eau. Levant les yeux vers le ciel, elle repéra la Grande Ourse. Son père était un astronome amateur et passionné qui lui avait appris les constellations. Sara se servait souvent des étoiles pour naviguer, une technique d'orientation qu'elle avait acquise a Stanford. Par une nuit claire, les étoiles étaient des points de repère infaillibles. C'était réconfortant. En fumant sa cigarette, elle espéra que Michael savait ce qu'il faisait.

Ses pensées se tournèrent ensuite vers un autre Fiske : John. L'intuition de Michael était fondée quoi qu'elle ait prétendu. ¿ l'instant oa elle avait vu John Fiske, un déclic s'était produit dans son cúur, son cerveau, son

‚me, un sentiment inexplicable. Elle n'avait jamais voulu croire au coup de foudre. Pour elle, ces choses-la n'existaient pas - d'oa son trouble, car c'était exactement ce qui venait de lui arriver. Chaque geste de John, chacune de ses paroles, chacun de ses regards, de ses rires, de ses sourires, mame ses froncements de sourcils l'avaient fascinée comme un spectacle dont on ne se lasse jamais. Elle avait essayé de prendre cela avec humour. C'était trop absurde. Mais comment pouvait-on trouver dérisoire un sentiment qu'on éprou-vait réellement ?

Et ce n'était pas la seule fois qu'elle l'avait vu. a l'insu de Michael, Sara avait consulté le planning du tribunal de Richmond avec une amie et noté les audiences de Fiske pour les deux semaines suivantes.

Elle avait été surprise par la fréquence de ses plaidoiries. Elle y était retournée pendant l'été, période creuse pour la Cour suprame. Par prudence, elle avait mis un foulard et des lunettes, pour le cas oa elle lui serait présentée plus tard, ou en supposant qu'il l'e˚t remarquée, la fois précédente, lorsqu'elle était venue avec Michael.

Elle l'avait écouté argumenter avec ferveur pour son client. Mais, aussitôt après sa plaidoirie, le juge condamna l'homme a la perpétuité. Tandis qu'on emmenait le prisonnier, John Fiske boucla son porte-documents et alla réconforter la famille sur le parvis.

Sara l'avait suivi. L'épouse était malingre et maladive.

Elle avait le visage couvert d'ecchymoses.

Fiske lui dit quelques mots, la prit dans ses bras, puis se tourna vers le fils aané, un jeune garçon de quatorze ans qui roulait déja des mécaniques comme un caÔd de la rue.

- Tu es l'homme de la maison maintenant, Lucas.

Tu dois t'occuper de ta famille, dit Fiske.

Sara observa l'adolescent. La haine se lisait sur sa figure. Comment un garçon si jeune pouvait-il avoir autant d'agressivité en lui ?

- Bof, dit Lucas en regardant ailleurs.

Il était habillé en chef de bande, avec un bandana sur la tate. Il portait des vatements qu'on ne peut pas s'offrir en retournant des hamburgers chez McDonald's.

Fiske s'agenouilla devant l'autre fils. Enis avait six ans, il était mignon comme un cúur et assez dissipé.

- Et toi, Enis, comment ça va ? demanda l'avocat en lui tendant la main.

Enis serra la main de Fiske avec méfiance.

- Oa est mon papa ?

- Il a d˚ s'absenter pour quelque temps.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il a tué..., commença Lucas.

Fiske l'arrata d'un regard mauvais. Lucas marmonna quelque chose, l‚cha la main tremblante de sa mère et mit les voiles.

- Ton papa a fait quelque chose dont il n'est pas fier, reprit Fiske. Maintenant, il doit se racheter.

- En prison ? demanda Enis.

Fiske acquiesça.

En suivant cet échange, Sara s'était dit que, comme tout adulte en général, Fiske devait se sentir mal a l'aise, comme un personnage de sitcom des années 1950 aux prises avec un enfant du deuxième millénaire. Mame a six ans, Enis devait déja en connaatre un rayon sur le système judiciaire. En fait, ce bout de chou savait probablement mieux que bien des adultes ce que le mal voulait dire.

- Il sort quand ? demanda Enis.

John Fiske considéra alternativement la mère et l'enfant.

- Pas avant longtemps, Enis. Mais ta mère sera la.

- Bon, OK, fit Enis sans trop s'émouvoir, avant de s'en aller en tenant la main de sa mère.

Fiske les regarda s'éloigner. Sara crut deviner ce qu'il pensait. Un fils peut-atre perdu a jamais, l'autre qui laissait son père derrière lui comme un chien errant dans la rue.

Enfin, Fiske desserra sa cravate et partit.

Sans vraiment savoir pourquoi, Sara avait décidé de le suivre. Fiske marchait d'un pas régulier et elle put facilement le garder en point de mire. Le bar oa il entra avait une porte étroite et des fenatres sombres. Elle hésita puis entra a son tour.

John Fiske se tenait devant le zinc. Il avait déja passé

sa commande, car le barman faisait glisser vers lui un bock de bière sur le comptoir. Elle alla s'asseoir a une table dans un coin. Malgré son aspect miteux, le bar était plein, alors qu'il était a peine 17 heures : une clientèle composite d'ouvriers et de ronds-de-cuir. Fiske était entre deux ouvriers du b‚timent, qui avaient posé leurs casques jaunes devant eux sur le comptoir. Il retira sa veste et s'assit dessus. Il avait les épaules aussi larges que les deux costauds a ses côtés. Sa chemise, mal enfoncée dans la ceinture, débordait sur l'arrière de son pantalon. Sara était fascinée par les poils noirs de sa nuque, qui frôlaient le col blanc.

Il était en conversation avec les deux ouvriers. apparemment, il venait de raconter une blague, car ils riaient de bon cúur. Sara ne put s'empacher de sourire elle-mame, bien qu'elle n'e˚t rien entendu. Une serveuse s'approcha enfin d'elle pour prendre sa commande. Un soda. Fiske, qu'elle épiait toujours, se taisait. Il scrutait le mur, en face de lui, avec une telle intensité qu'elle se surprit a l'imiter. Elle n'entrevoyait que des bouteilles, disposées avec soin, mais il paraissait observer plus que cela. Il avait déja commandé une autre bière, qu'il avala d'un trait, buvant a la bouteille. Sara remarqua qu'il avait les mains grandes et les doigts forts. Ce n'étaient pas les mains d'un homme ayant passé sa vie devant un bloc-notes ou un écran d'ordinateur.

Il jeta quelques pièces sur le comptoir, attrapa sa veste et se retourna. L'espace d'un instant, elle crut sentir son regard peser sur elle. Il hésita un moment, puis se rhabilla. Comme elle était assise dans un coin sombre, elle ne pensait pas qu'il l'ait vue, mais alors pourquoi avait-il hésité ? Un peu nerveuse maintenant, elle attendit une minute avant de partir, en laissant deux dollars sur sa table.

Elle ne le vit pas en sortant. Il s'était volatilisé, comme dans un rave. Sans réfléchir, elle regagna le bar pour demander au barman s'il connaissait John.

L'homme secoua la tate. Elle eut envie de lui poser d'autres questions, mais il n'était visiblement pas communicatif.

Les deux ouvriers, en revanche, reluquèrent la jeune femme avec beaucoup d'intérat. Elle préféra partir avant que la situation ne devienne ganante. Elle sauta dans sa voiture. Une partie d'elle-mame aurait voulu aborder Fiske, l'autre était contente qu'elle ne l'ait pas fait. qu'aurait-elle pu lui dire, de toute façon ? Salut, je suis une collègue de votre frère et je vous ai pris en filature ?

De retour en Virginie septentrionale, le soir mame, elle avait bu deux bières, elle aussi, et s'était endormie dans la chaise longue sur sa terrasse. Celle-la mame oa elle était assise en ce moment, a fumer une cigarette en contemplant les étoiles. C'était la dernière fois qu'elle avait vu John Fiske. Cela ferait bientôt quatre mois.

Elle ne pouvait pas atre amoureuse de lui, elle ne le connaissait mame pas. C'était un béguin passager, tout au plus. Peut-atre, s'il venait a lui atre présenté réellement un jour, sa première impression changerait-elle du tout au tout.

Sara ne croyait pas au destin. S'il devait y avoir quelque chose entre eux, ce serait parce qu'elle aurait fait le premier pas. Mais comment s'y prendre ? La question lui paraissait insoluble.

La jeune femme écrasa sa cigarette et regarda le ciel.

Elle aurait voulu faire du bateau, sentir le vent dans ses cheveux, les embruns sur sa peau, le frottement de l'écoute dans sa main. Mais elle n'avait plus le cúur a naviguer seule, ces temps-ci. Elle voulait partager ces émotions avec quelqu'un. Et pas n'importe qui, quelqu'un en particulier. Malheureusement, d'après le peu que Michael lui avait dit de son frère, et d'après ce qu'elle avait vu de lui, elle doutait que cela se produise un jour.

¿ cent cinquante kilomètres au sud, John Fiske regardait le ciel, lui aussi, brièvement, en sortant de la voiture. La Buick n'était pas dans l'allée, mais Fiske n'était pas venu pour voir son père. Le quartier était tranquille. Dans un jardin voisin, deux adolescents bricolaient une Chevrolet dont le moteur était si gros qu'il avait fallu découper le capot pour le caser.

Fiske venait de passer toute sa journée a l'audience.

Il avait défendu son client bec et ongles. L'assistant attorney en avait fait autant pour le Commonwealth.

L'affrontement avait duré huit heures. Le temps pour Fiske d'aller aux toilettes, et a son retour le jury rendait un verdict de culpabilité. C'était la deuxième récidive de son client. Ce coup-ci, son compte était bon. Or, par une ironie du sort, Fiske croyait pour une fois a l'innocence de son client. Mais, vu ce que ce type avait sur la conscience, c'était une manière de remettre les pendules a l'heure - et c'était peut-atre ce qu'avaient pensé les membres du jury, plus ou moins consciemment. Pour couronner le tout, Fiske aurait le temps de mourir de vieillesse avant que cet individu lui verse ses honoraires. Les condamnés a perpétuité se soucient rarement de payer leurs dettes, surtout aux avocats qui ont perdu la partie.

Fiske contourna la maison, ouvrit la porte du garage et prit une bière dans le frigo. L'humidité saturait l'atmosphère. Il plaqua la canette encore couverte de buée contre sa tempe pour se rafraachir. au fond du jardin, il y avait quelques ormes tordus et une vieille vigne, morte depuis longtemps, enroulée autour de fils de fer rouillés. Il alla s'appuyer contre l'un des arbres et regarda, un peu plus loin, le petit carré d'herbe sous lequel était enterré Bo, le berger malinois des frères Fiske, le chien de leur enfance. quand leur père l'avait amené a la maison, il n'était pas plus gros que le poing.

En un an, il était devenu un bel et robuste animal de trente kilos, que les deux garçons adoraient, surtout Mike. Bo les suivait quand ils allaient vendre leurs journaux, en faisant la fate a l'un et a l'autre tour a tour. Ils l'avaient gardé neuf ans, jusqu'au jour oa le chien avait succombé a une crise cardiaque en jouant avec Mike.

Fiske n'avait jamais vu personne pleurer si amèrement de toute sa vie. Ni sa mère ni son père n'avaient pu consoler Mike. Ils l'avaient trouvé assis dans le jardin, agrippé a la fourrure du chien qu'il essayait de remettre sur ses pattes pour jouer encore avec lui au soleil. John avait pris son petit frère dans ses bras, ce jour-la, avait pleuré avec lui en caressant la tate immobile de leur brave berger.

John et son père avaient attendu que Mike soit a l'école pour enterrer le chien. quand Mike était rentré, ils avaient tous participé a une cérémonie funéraire dans le jardin. Mike avait lu la Bible avec beaucoup de recueillement et les deux frères avaient déposé une petite stèle sur la tombe, en réalité un parpaing avec le nom de Bo griffonné au stylo. Le parpaing était toujours la, mais l'encre s'était effacée depuis longtemps.

John Fiske s'agenouilla et passa une main sur l'herbe qui, en cet endroit abrité du soleil, était particulièrement tendre et fine. Bon sang, ce qu'ils avaient pu l'aimer, ce chien ! Pourquoi le passé s'en allait-il si vite ? Pourquoi les périodes de bonheur semblaient-elles toujours si courtes ? Il secoua la tate. Une voix le fit sursauter.

- Je me souviens de ce vieux chien comme si c'était hier.

Il leva les yeux. C'était Ida German qui le regardait, debout de l'autre côté de la clôture. Il se redressa, un peu gané.

- «a remonte a bien longtemps, madame German.

La vieille femme sentait perpétuellement le rago˚t aux oignons, comme l'intérieur de sa maison. Veuve depuis près de trente ans, elle se déplaçait lentement, le corps vo˚té et épaissi. Sa longue robe de chambre couvrait des jambes variqueuses et des chevilles bour-souflées. Mais, pour la nonagénaire qu'elle était presque, elle avait encore l'esprit clair et l'élocution facile.

- Tout remonte a bien longtemps pour moi. Pas pour toi. Pas encore. Comment va ta mère ?

- Pas de changement.

- J'avais l'intention d'aller la voir un de ces jours, mais ma vieille carcasse ne veut plus se remuer.

- Je suis s˚r que ça lui ferait plaisir.

- Ton père est sorti tantôt. L'american Légion ou les anciens Combattants, je crois.

- Tant mieux, je suis content qu'il sorte un peu. Et je vous remercie de lui tenir compagnie.

- C'est pas drôle d'atre seul. J'ai survécu a trois de mes propres enfants. C'est ce qu'il y a de plus dur au monde, pour une mère, d'enterrer ses enfants. C'est contre nature. Et Mike, qu'est-ce qu'il devient ? On le voit pas beaucoup.

- Il est très occupé.

- qui aurait pu croire que ce petit garnement joufflu arriverait oa il est ? C'est un cerveau, pour s˚r.

- Il l'a mérité.

Fiske se surprit lui-mame. «a lui avait échappé. Et pourtant, c'était vrai : son frère l'avait mérité.

- Vous avez du mérite tous les deux.

- Mike a quand mame réussi un peu mieux que moi.

- Ne crois pas ça, va. Si tu entendais ton père ! Il n'en a que pour toi. Je ne dis pas qu'il ne parle pas de Mike aussi, mais, pour lui, tu es le roi des rois.

- Maman et lui nous ont donné une bonne éducation. Ils ont tout sacrifié pour nous. «a ne s'oublie pas.

Mike avait peut-atre oublié, mais pas lui. Jamais.

- Eh, Mike avait trois beaux exemples a suivre, reprit-elle.

Fiske la regarda sans comprendre.

- Il vénérait le sol que tu foulais.

- Les gens changent.

- Tu crois ça ?

quelques gouttes de pluie commencèrent a tomber.

- Vous devriez rentrer, madame German, c'est une belle averse qui se prépare.

- Tu peux m'appeler Ida si tu veux, tu sais.

John Fiske sourit.

- Certaines choses ne changent pas, madame German.

Il la suivit des yeux jusqu'a ce qu'elle soit rentrée. Le quartier n'était plus aussi s˚r qu'autrefois. Son père et lui avaient installé des barres de sécurité sur les portes et les fenatres d'Ida German, et un judas a sa porte d'entrée. Les vieux étaient des cibles faciles pour les criminels.

Fiske regarda une fois de plus la tombe de Bo. La vision de son frère pleurant toutes les larmes de son corps était cimentée dans sa mémoire.

Chapitre 12

- Comment tu vas, maman ? demanda Mike Fiske en touchant le visage de sa mère.

L'heure était matinale et Gladys Fiske n'était pas de bonne humeur. Elle eut un mouvement de recul. Son visage s'assombrit. Mike la regarda avec une profonde tristesse, affligé de voir cette hostilité dans ses yeux.

- Je t'ai apporté quelque chose.

Il ouvrit son sac et en sortit un paquet-cadeau.

Comme elle n'avait pas l'air de vouloir le déballer, il le fit pour elle et lui montra le chemisier. Sa couleur préférée. Bleu lavande. Il le lui tendit. Elle ne voulut pas le prendre. Comme d'habitude. quand il lui rendait visite, elle boudait, lui adressait a peine la parole et refusait systématiquement ses cadeaux. Il faisait de son mieux pour engager la conversation, mais elle se braquait.

Il s'assit en soupirant. Il en avait parlé a son père, il lui avait dit que sa mère se détournait de lui, mais le vieil homme n'y pouvait rien. Personne n'y pouvait rien.

Gladys était absolument hermétique a toute influence.

alors les visites de Michael s'étaient espacées. Il avait essayé de s'en ouvrir a son frère, mais John n'avait rien voulu entendre. Michael était s˚r qu'elle n'aurait jamais traité son aané de la sorte. Michael venait toujours en second aux yeux de sa mère, il aurait pu atre élu Président des …tats-Unis ou recevoir le prix Nobel, rien n'y aurait fait. Il laissa le chemisier sur la table, fit une bise a sa mère et partit.

Dehors, la pluie avait commencé. Il releva le col de son imper et monta dans sa voiture. Il avait une longue route devant lui. La visite a sa mère n'était pas la seule raison de sa venue dans la région. Il se dirigeait maintenant vers le sud-ouest de la Virginie. Vers Fort Jackson.

Pour voir Rufus Harms. Il hésita un instant : profite-rait-il de son passage pour faire un saut chez son frère ?

John n'avait pas répondu a son message, ce qui n'était pas une surprise. Mais le voyage qu'il entreprenait comportait certains risques et il aurait bien aimé bénéficier du conseil, sinon de la présence de son frère. Non, il ne fallait pas y compter. John Fiske était un avocat très demandé, qui n'avait pas de temps a perdre avec les théories de son jeune frère. Il devrait se débrouiller tout seul.

Comme souvent, Elizabeth Knight se leva de bonne heure, fit quelques exercices d'étirement au sol, puis alla courir sur le tapis roulant que son mari, le sénateur Jordan Knight, avait installé dans la chambre d'amis de leur appartement du Watergate. Elle se doucha, s'habilla, prépara du café et des toasts, et parcourut quelques mémos relatifs au débat oral de la semaine suivante. Comme on était vendredi, les juges consacre-raient une partie de la journée aux délibérations sur les affaires déja entendues. Ramsey était très strict sur l'ordre du jour de ces réunions. Il n'aimait pas faire traaner les choses, ce qui, au grand regret d'Elizabeth Knight, leur laissait peu de temps pour la controverse.

Ramsey récapitulait les traits dominants de chaque affaire, annonçait immédiatement la couleur en révélant son vote oralement et attendait que tous les juges en fassent autant. Si Ramsey avait la majorité, ce qui était généralement le cas, il rédigeait lui-mame l'arrat. S'il était en minorité, il demandait au plus ancien assesseur du camp adverse, le plus souvent Murphy - qui votait rarement dans le mame sens que Ramsey -, de s'en charger.

En finissant son café, Knight repensait a ses trois premières années a la Cour. Un vrai tourbillon. ¿ cause de son sexe, on l'avait considérée d'emblée comme une championne du féminisme et de toutes les causes habituellement soutenues par les femmes : idée préconçue qu'elle trouvait grotesque. Elle était juge, pas politi-cienne. Elle voulait appréhender chaque cas séparément, comme quand elle était juge de grande instance.

Mais elle-mame avait fini par reconnaatre que les choses étaient différentes a la Cour suprame. La portée de leurs décisions était telle que les juges y regardaient toujours a deux fois avant de se prononcer. C'était un peu une lutte d'influences et elle avait eu quelque mal a s'adapter, de ce point de vue.

Elle regarda le luxueux appartement autour d'elle.

Son mari et elle menaient une existence enviable. On disait souvent d'eux qu'ils étaient le couple le plus puissant de la capitale. Et ce n'était pas faux. Elle acceptait volontiers de porter cette casquette, mame si cela se traduisait par un isolement qu'elle trouvait parfois pesant. C'était le lot de tous les juges suprames. quand vous siégiez a la Cour, vos amis cessaient de vous appeler, surveillaient leurs paroles quand ils étaient près de vous. Knight avait toujours aimé la vie en société.

Désormais, elle devait rester beaucoup plus sur la réserve. Heureusement, son mari avait de nombreuses obligations mondaines. Cela lui permettait de mieux supporter le changement car, quelquefois, elle avait l'impression d'atre une bonne súur avec huit moines pour seuls compagnons.

Comme un contrepoint a sa raverie, Jordan Knight, encore en pyjama, apparut derrière elle et lui prit les épaules.

- Tu sais que la loi ne t'oblige pas a te lever a l'aube. La grasse matinée est bonne pour l'esprit, dit-il.

Elle lui embrassa la main et se retourna pour se blottir contre lui.

- Je ne t'ai pas souvent vu te lever tard, sénateur.

- On devrait faire un effort, tous les deux. qui sait oa ça peut nous mener ? J'ai entendu dire que les rapports sexuels préservaient du vieillissement.

Jordan Knight était grand, solidement b‚ti, le cheveu rare et grisonnant, le visage sillonné de rides. Selon les critères peu équitables que le monde appliquait aux physiques comparés des hommes et des femmes, il passait encore pour un atre séduisant, malgré ses rides et ses kilos superflus. Il avait fière allure dans les pages intérieures du Post, des magazines locaux et dans les émissions télévisées, oa mame les commentateurs les plus blasés se laissaient impressionner par sa verve, son expérience et son intelligence.

- ah, tu commences a m'intéresser, dit-elle.

Il se versa une tasse de café pendant qu'elle consultait ses papiers.

- Ramsey te fait toujours les yeux doux pour t'embringuer dans son camp ?

- Oh, il connaat son affaire, il sait toucher la corde sensible. Mais je crois que mes dernières prises de position l'ont un peu refroidi.

- Je te reconnais bien la. Tu ne t'es jamais laissé

marcher sur les pieds. Tu es bien plus maligne qu'eux.

Tu devrais atre présidente, tiens.

Elle passa un bras autour de ses larges épaules.

- Et tu devrais atre Président des …tats-Unis, c'est ça?

- Le Sénat suffit amplement a ma peine. Tu sais, c'est peut-atre le dernier baroud d'honneur de ton serviteur.

Elle retira son bras.

- Nous n'en avons encore jamais vraiment parlé.

- C'est vrai. Nous sommes trop occupés, tous les deux. Les journées sont trop courtes. quand les choses se calmeront, on en parlera. Je crois qu'il est temps.

- Tu as l'air bien sérieux, tout a coup.

- On ne peut pas rester éternellement sur la brèche, Beth.

Elle eut un petit rire embarrassé.

- J'ai signé pour un poste a vie.

- Ce qu'il y a de bien en politique, c'est qu'on peut toujours refuser un nouveau mandat. Ou perdre son siège.

- Je croyais qu'il y avait encore des tas de choses que tu voulais accomplir.

- Je ne suis plus motivé. Trop de b‚tons dans les roues. Trop de basse cuisine. Pour ne rien te cacher, je commence a atre fatigué de tout ça.

Beth Knight voulut répondre quelque chose mais se ravisa. Elle avait sauté a pieds joints dans la " cuisine "

de la Cour suprame.

Jordan Knight vida sa tasse et embrassa sa femme.

- Tu les auras, madame le juge.

Comme le sénateur s'en allait, elle toucha sa joue a l'endroit du baiser. Elle essaya de se concentrer sur ses papiers, mais le cúur n'y était plus. Elle ravassa, laissant ses pensées errer dans toutes les directions.

John Fiske tenait a la main la photo de lui et de Mike.

Il était assis depuis vingt minutes, sans mame la regarder. Finalement, il la reposa sur l'étagère, puis décrocha le téléphone et appela son frère. Pas de réponse. Il ne laissa pas de message. Il appela la Cour suprame. On lui dit que Michael Fiske était absent. Il rappela trente minutes plus tard. Une autre personne lui répondit que Mike ne rentrerait pas de la journée. C'est drôle, pensa-t-il. Pour une fois qu'il avait le cran d'appeler son frère, il n'arrivait pas a le joindre. Le cran ? …tait-ce le mot juste ? Il s'assit a son bureau et essaya de travailler, mais ses yeux dérivaient constamment vers la photo.

au bout d'un certain temps, il boucla sa mallette, ravi d'avoir affaire au tribunal : une occasion d'oublier ses remords.

John Fiske avait deux audiences consécutives, ce matin. Il sortit victorieux de la première. La seconde fut une déb‚cle. Le juge le mit en pièces, ridiculisa ses arguments sous les yeux de l'assistant attorney, qui resta de marbre, en réprimant un sourire. Il fallait toujours garder une façade professionnelle, au tribunal, sans quoi on ne vous ratait pas au tournant. Tout le monde comprenait ça ici. Du moins ceux qui voulaient faire carrière.

Il alla ensuite s'entretenir avec des clients, dans les prisons de Richmond et de Henrico. ¿ Richmond, le détenu lui proposa de mentir a la barre. Pas question, répondit Fiske. Un autre lui parla de tactique. On peut pas négocier ? qu'est-ce que je risque ? Un mois, un an, dix ans ? Combien ? Je peux espérer une libération conditionnelle ? Un sursis ? Faut m'aider, merde. J'ai une femme et des gosses. J'ai une boutique a faire tourner. C'est plus important qu'un petit meurtre et quelques coups et blessures, non ?

avec son dernier client, les choses prirent une tour-

nure différente.

- «a me paraat mal engagé, Léon, dit Fiske. Je crois qu'on devrait plaider coupable.

- Non.

- Il y a deux témoins oculaires.

- Sans blague ?

Léon était accusé d'avoir tué un enfant, une petite fille qui avait récolté une balle perdue au cours d'un règlement de comptes entre deux bandes rivales. Un drame assez courant.

- S'ils viennent pas témoigner, ils peuvent pas me faire de mal, exact ?

- Pourquoi ne viendraient-ils pas témoigner ?

John Fiske faisait l'innocent, mais il connaissait la chanson. Combien de fois, du temps oa il était flic, n'avait-il pas vu des affaires se transformer en non-lieux parce que les témoins avaient subitement oublié ce qu'ils avaient vu !

Léon haussa les épaules.

- C'est des choses qui arrivent, vous savez. Les gens sont pas toujours a l'heure aux rendez-vous.

- La police a enregistré leurs dépositions.

- D'accord, mais y a obligatoirement une confrontation pendant le procès. Je dois voir ceux qui m'accusent, et on peut toujours les faire revenir sur leurs déclarations quand ils sont a la barre des témoins, pas vrai ?

- Vrai. Vous connaissez la Constitution, rétorqua sèchement Fiske. (Il inspira profondément. Il en avait plus qu'assez de ces histoires d'intimidation de témoins.) allez, dites-moi tout, Léon, je suis votre avocat, ça restera entre nous. Pourquoi ne témoigne-ront-ils pas contre vous ?

Léon se fendit d'un sourire en coin.

- Z'avez pas besoin de le savoir.

- Si. Je ne veux pas de surprises. On ne sait jamais ce que va tenter le procureur. Croyez-moi, ça s'est déja produit. Si le procureur me prend en traatre et si je n'ai pas prévu de contre-attaque, vous ates foutu.

Léon sourcilla. «a l'ennuyait. Il n'avait pas pensé a ça. Il frotta la croix gammée tatouée sur son avant-bras.

- «a restera entre nous, vous dites ? C'est s˚r ?

- S˚r, affirma John Fiske en se penchant vers lui.

Entre vous, moi et Dieu.

- Elle est bonne, celle-la, ricana Léon. (Il se pencha lui aussi et baissa la voix.) J'ai deux potes dehors. Ils vont aller rendre une petite visite a ces témoins. Pour s'assurer qu'ils oublieront le chemin du tribunal. C'est déja réglé.

Fiske recula.

- Et voila, vous vous ates foutu dedans.

- Hein ? De quoi ?

- Vous venez de me dire la seule chose que je sois obligé de répéter au juge.

- qu'est-ce que vous racontez ?

- Juridiquement et déontologiquement, je ne peux divulguer aucune information confiée par un client...

- Eh ben, oa est le problème ? Je suis votre client et je viens de vous confier une information.

- Oui, seulement, il y a une exception importante a cette règle. Vous venez de me parler d'un crime en préparation. C'est la seule chose que je doive révéler a la Cour. Je suis censé vous conseiller de ne pas le faire.

Et vous devez vous considérer comme averti. Si vous aviez déja fait le coup, ce ne serait pas pareil, ça resterait confidentiel. aÔe, aÔe, aÔe, qu'est-ce qui vous a pris de me raconter ça ? ah non, c'est trop con, lança l'avocat d'un air dégo˚té.

- Je pouvais pas savoir, merde. J'suis pas avocat.

- Eh, oh, Léon, a d'autres. Vous connaissez la loi mieux que la plupart des avocats. Maintenant, vous venez de tout foutre en l'air. Maintenant on est forcés de plaider coupable.

- qu'est-ce que vous débloquez ? Je pige pas.

- Si on va au procès et que les témoins ne se présentent pas, je dois répéter au juge ce que vous m'avez dit.

Et si les témoins se présentent, vous ates bon comme la romaine.

- Eh ben, vous avez qu'a la boucler.

- Impossible, Léon. Si je garde le silence et que ça s'apprend, je perds ma licence. Je vous aime bien, Léon, mais aucun client ne vaut un tel risque. Sans ma licence, je ne peux plus gagner ma cro˚te. Et c'est vous qui avez tout saboté, mon gars, pas moi.

- Putain, j'le crois pas. Je pensais qu'on pouvait tout dire a son avocat.

- Je vais voir ce que je peux négocier. Vous ferez un peu de taule, Léon, pas moyen d'y échapper. (John Fiske se leva et lui donna une tape sur le dos.) Ne vous inquiétez pas, je vais vous obtenir un bon arrangement.

En quittant le parloir, John Fiske sourit pour la première fois de la journée.

Chapitre 13

Nerveux, Michael Fiske gardait les yeux rivés devant lui en conduisant. Ses essuie-glaces n'étaient guère efficaces contre les trombes d'eau que déversait le ciel. En allant vers l'ouest, il avait traversé des lieux-dits du nom de Pulaski, Bland, et mame longé un endroit appelé Parc régional des Mères affamées, ce qui avait fait naatre en lui des visions de femmes et d'enfants mendiant du pain sur le bord des pistes. Des bourrasques soufflant des appalaches fouettaient la voiture. Bien qu'il f˚t né et e˚t grandi en Virginie, Michael Fiske ne s'était jamais aventuré a l'ouest de Roanoke, et encore n'y était-il allé

que pour passer l'examen du barreau. ¿ sa sortie de l'Interstate 81, en se dirigeant vers le nord-ouest, il avait trouvé des routes mal entretenues, étroites, en lacet.

Il jeta un úil sur l'attaché-case a côté de lui, avec un long soupir. Il avait appris beaucoup de choses depuis qu'il avait lu la demande de recours de Harms.

Harms avait tué une petite fille, venue en visite au camp militaire oa il était basé a la fin de la guerre du Vietnam. Il était aux arrats a l'époque mais avait réussi a s'échapper du cachot. Il n'avait pas de mobile. C'était l'acte d'un déséquilibré. Personne n'avait contesté les faits. En tant que greffier a la Cour suprame, Michael bénéficiait de nombreuses sources d'information, et il s'en était abondamment servi pour collationner les données. Or l'administration militaire refusait de reconnaatre que le programme décrit par Harms dans sa lettre e˚t jamais existé. Michael Fiske tapa sur le volant. Si seulement Harms ou son avocat avaient joint la lettre de l'armée au dossier !

Michael en avait finalement conclu que la meilleure chose a faire était de remonter a l'origine de l'information : Rufus Harms lui-mame. au début, il n'avait pas envisagé une confrontation directe. Il avait commencé

par rechercher Samuel Rider, ce qui n'était pas très difficile vu les traces postales qu'il avait laissées. Mais ses coups de fil étaient restés sans réponse. …tait-ce lui, l'auteur de la lettre dactylographiée ? C'était fort probable. Michael avait appelé la prison en sollicitant un entretien téléphonique avec Harms. Sa demande avait été rejetée, ce qui n'avait fait que confirmer ses soupçons. Si un innocent était en prison, le travail de Michael, son devoir étaient de le faire libérer.

Il y avait une autre raison a ce voyage. Certains noms cités dans la lettre, des noms de personnes prétendument impliquées dans la mort de la petite fille, étaient bien connus de lui. Si jamais Rufus Harms disait vrai...

Michael eut un frisson. C'était un scénario de cauchemar.

Sur le siège passager s'étendaient une carte de la région et des indications routières qu'il avait établies lui-mame. Durant plus d'une heure, en longeant les appalaches, il parcourut des kilomètres et des kilomètres sur des routes de campagne cahoteuses, jalonnées de vieilles caravanes abandonnées dans des crevasses, franchit des ponts de bois branlants noircis par la vase et la suie, et traversa des patelins qu'on ne pouvait mame pas appeler des communes. Il avait croisé

des pick-up boueux avec des drapeaux sudistes accrochés aux antennes radio et des fusils de chasse dans les r‚teliers arrière. Plus il approchait de la prison, plus les visages des rares personnes qu'il croisait étaient taciturnes et méfiants.

au détour d'un virage, il vit Fort Jackson se dresser devant lui. Une vraie forteresse du Moyen age, avec ses murs épais et ses tours, transplantée dans une contrée aride. Il se demanda si les pierres avaient été acheminées par les prisonniers eux-mames, forçats édifiant leur propre tombeau.

Il reçut un badge, franchit le portail d'entrée et fut dirigé vers le parking des visiteurs. Il exposa le motif de sa venue au planton de service.

- Vous n'ates pas sur la liste des visiteurs, objecta le jeune gardien.

Il lorgna avec mépris le costume bleu foncé et le visage intelligent de Michael. Un peigne-cul friqué de la grande ville, semblaient dire ses yeux.

- J'ai appelé plusieurs fois, mais personne n'a su m'expliquer la procédure pour me faire inscrire.

- «a dépend du prisonnier. En gros, s'il veut vous voir, vous le voyez. S'il veut pas, vous le voyez pas. Ils sont libres de choisir... C'est leur seule liberté, ajouta-t-il avec un ricanement.

- Si vous lui dites qu'un avocat est ici pour le voir, je suis certain qu'il me fera inscrire sur sa liste.

- Vous ates son avocat ?

- Je m'occupe d'un recours en appel, répondit Michael, évasif.

Le gardien consulta son registre.

- Rufus Harms, dit-il, perplexe. Il était déja ici quand j'étais pas encore né. quel genre d'appel peut espérer un type comme lui après toutes ces années ?

- Je ne suis pas autorisé a vous répondre. Mon travail est couvert par le secret professionnel. C'est absolument confidentiel.

- Je sais. Vous me prenez pour un imbécile ou quoi ?

- Pas du tout, protesta Michael.

- Seulement, si je vous laisse entrer et que j'aie tort, ça va chauffer pour mon matricule.

- Eh bien, je vous suggère d'en référer a votre supérieur, comme ça vous n'aurez pas d'ennuis.

Le gardien décrocha son téléphone.

- C'est bien ce que je comptais faire, dit-il d'un ton très inamical.

Il raccrocha après quelques minutes de conversation.

- quelqu'un va venir, reprit-il. (Michael approuva de la tate.) D'oa vous venez ?

- Washington.

- Combien ça gagne, un homme comme vous, la-bas ?

Il était clair que, quelle que soit la somme que l'avocat lui annoncerait, ce serait trop. Il poussa un soupir de soulagement en voyant approcher un officier en uniforme.

- Pas assez, répondit-il.

Le jeune gardien se mit au garde-a-vous et salua l'officier, lequel se tourna vers Michael :

- Veuillez me suivre, maatre Fiske.

L'homme avait la cinquantaine. Le militaire de carrière typique : mince, calme, sérieux, les cheveux gris coupés court.

Michael l'accompagna jusqu'a un petit bureau et, cinq minutes durant, lui expliqua patiemment ce qu'il venait faire, sans lui révéler d'informations substantielles. Il était expert en langue de bois.

- Si vous dites a M. Harms que je suis ici, il accep-tera de me voir.

L'homme manipulait un stylo du bout des doigts, sans quitter des yeux le jeune greffier.

- Je suis un peu intrigué, je dois l'avouer. Rufus Harms a reçu la visite de son avocat il y a quelques jours a peine. Et ce n'était pas vous.

- Vraiment ? Vous voulez parler de Samuel Rider, peut-atre ?

L'homme ne répondit pas, mais sa surprise vite contenue fit sourire Michael intérieurement. Sa supposition était exacte. C'était l'ancien avocat militaire de Harms qui avait rédigé la lettre dactylographiée.

- On peut avoir plusieurs avocats, monsieur.

- Pas quelqu'un comme Rufus Harms. Il n'en a pas eu un seul depuis vingt-cinq ans. Oh, il reçoit assez régulièrement la visite de son frère, mais cet intérat subit pour sa personne nous étonne beaucoup. Je suis s˚r que vous comprenez.

Michael sourit poliment, mais sa réponse fut assez sèche :

- Et je suis s˚r que vous comprenez qu'un prisonnier a le droit de parler a un avocat.

L'officier le regarda longuement, puis s'empara de son téléphone. Il dit quelques mots, raccrocha et regarda de nouveau Michael sans lui parler. Cinq minutes s'écoulèrent. Le téléphone sonna. quand l'homme reposa le combiné, il annonça simplement :

- Il va vous voir.

Chapitre 14

quand Rufus Harms apparut sur le seuil, la vue de ce jeune homme l'intrigua. Il avança en traanant le pas et Michael se leva pour le saluer.

- asseyez-vous ! aboya aussitôt le garde qui escortait le prisonnier.

Michael obtempéra.

Le garde accompagna Harms jusqu'a son siège, en face du visiteur.

- Vous avez été informé des règles de conduite a observer pendant les visites, lui dit-il. au cas oa vous les auriez oubliées, elles sont placardées juste la, ajouta-t-il en désignant un panneau sur le mur. Les contacts physiques sont interdits et vous devez rester assis tout le temps. Compris ?

- Oui. tes-vous obligé de rester dans la pièce ?

Les entretiens entre un avocat et son client sont confidentiels. Et faut-il nécessairement qu'il soit enchaané

comme ça ?

- Vous ne demanderiez pas ça si vous aviez vu ce qu'il a fait a quelques gars d'ici. Mame ligoté des pieds a la tate, il peut vous casser le cou en deux secondes. (Le gardien s'approcha de Michael.) Peut-atre que, dans les autres prisons, vous avez droit a la confidentialité, mais c'est pas une prison ordinaire ici. Tous les détenus sont dangereux et on a notre propre règlement intérieur.

Votre visite n'était pas programmée. Vous avez vingt minutes, pas plus, avant que ce grand méchant loup soit emmené en corvée de chiottes. Et on a des chiottes particulièrement sales aujourd'hui.

- alors je vous saurais gré de nous laisser commencer, répliqua Michael.

Le gardien alla se mettre en faction contre la porte sans mot dire. Rufus Harms regardait son visiteur dans le blanc des yeux.

- Bonjour, monsieur Harms. Je m'appelle Michael Fiske.

- Ce nom me dit rien.

- Je sais, mais je suis la pour vous poser quelques questions.

- Ils ont dit que vous ates mon avocat. Vous ates pas mon avocat.

- Je n'ai pas dit que je l'étais. Ils l'ont supposé. Je ne suis pas associé avec M. Rider.

Rufus plissa les yeux.

- Comment vous connaissez Samuel ?

- Peu importe. Je suis ici pour vous poser des questions, parce que vous avez interjeté.

- J'ai quoi ?

- Vous avez fait appel. (Michael baissa la voix.) Je travaille a la Cour suprame des Etats-Unis.

Rufus tomba des nues.

- alors qu'est-ce que vous foutez ici ?

Michael s'éclaircit la gorge, mal a l'aise.

- Je sais que ce n'est pas... absolument orthodoxe.

Mais j'ai lu votre demande de recours et je voulais vous demander quelques précisions. Elle contient des allégations très compromettantes contre certaines personnes haut placées. (En voyant les yeux écarquillés de son interlocuteur, il regretta soudain d'atre venu.) J'ai vérifié certains points en amont de votre affaire et il y a deux ou trois choses que je saisis mal. Je voulais vous interroger a ce sujet, et si les faits concordent votre appel pourra aboutir.

- Pourquoi il a pas déja abouti ? Il est arrivé a la Cour, pas vrai ?

- Oui, mais il comporte plusieurs vices de forme qui auraient pu causer son renvoi. Je peux vous aider sur ce point. Mais je veux éviter un scandale. Vous devez comprendre, monsieur Harms, que la Cour reçoit chaque année des tonnes de réclamations de prisonniers qui ne reposent sur rien.

- Vous me traitez de menteur ? s'écria Rufus en le foudroyant du regard. C'est ça ? Venez donc passer vingt-cinq ans de votre vie ici pour un crime que vous avez pas commis et on verra si vous osez me répéter ça.

- Je ne dis pas que vous mentez. Je prends votre histoire au sérieux, sinon je n'aurais pas fait le voyage, croyez-moi.

Michael jeta un coup d'úil sur la pièce sinistre. Il n'avait jamais vu un endroit pareil, n'avait jamais parlé

a un homme comme Rufus. Il avait l'impression d'atre un enfant de l'école primaire qui s'aperçoit tout a coup, en descendant du bus scolaire, qu'il se trouve dans la cour des grands.

- Croyez-moi, répéta-t-il. J'ai seulement besoin de vous parler.

- Vous avez des papiers d'identité pour prouver qui vous ates ? Je suis du genre méfiant depuis ces trente dernières années.

Les greffiers de la Cour suprame ne possédaient pas de carte distinctive. Le personnel de sécurité du Palais devait apprendre a les reconnaatre de vue. Toutefois, la Cour publiait chaque année un répertoire officiel, une sorte de trombinoscope, avec les noms et les photos des greffiers, ce qui permettait notamment aux gardiens de connaatre leurs visages. Michael sortit le répertoire de sa poche et le montra a Harms qui, après l'avoir examiné

avec attention, guetta le maton du coin de l'úil et se pencha vers son vis-a-vis.

- Vous avez une radio dans votre serviette ?

- Une radio ? Non.

Rufus baissa encore la voix.

- alors chantonnez.

- quoi ? s'étonna Michael. Non, désolé, impossible, vraiment, je chante faux.

Rufus s'impatienta.

- Vous avez un stylo ?

Michael acquiesça.

- alors prenez-le et commencez a taper sur la table avec. Ils ont probablement déja entendu ce qu'ils ont besoin d'entendre, mais on peut toujours leur réserver quelques surprises.

quand Michael voulut répondre, Rufus l'interrompit.

- Dites rien. Tapez. Et écoutez.

Le jeune juriste se mit a tapoter sur la table. Le garde sourcilla, mais sans s'interposer.

- Vous auriez pas d˚ venir ici, reprit Rufus d'une voix presque inaudible. Vous savez pas les risques que j'ai pris pour faire sortir ce papier de cette taule. Si vous l'avez lu, vous comprenez pourquoi. C'est facile de liquider un prisonnier, un vieux Noir qu'a étranglé une petite Blanche, tout le monde s'en fout. Pas de doute la-dessus.

Michael cessa de taper.

- C'est de l'histoire ancienne. Les choses ont changé.

- Sans blague ? grogna Rufus. allez donc frapper sur la tombe de Medgar Evers ou de Martin Luther King pour leur dire ça. Les choses ont changé, ouais bien s˚r, tout le monde est gentil maintenant. Loué soit le Seigneur.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire.

- Si les gens dont je parle dans cette lettre étaient noirs et si j'étais blanc, et si j'étais pas au fond de ce trou, vous seriez venu jusqu'ici pour " vérifier " mon histoire ?

Michael baissa les yeux.

- Peut-atre pas, reconnut-il a regret.

- S˚r que non ! Tapez sur la table et ne vous arratez pas.

- Croyez-le ou non, reprit Michael en tapant comme Harms le lui demandait, je veux vous aider. Si les choses se sont vraiment passées comme vous l'affirmez dans votre lettre, je veux que justice soit rendue.

- Pourquoi vous vous intéressez a un type comme moi ?

- Parce que la vérité m'intéresse. Si vous dites la vérité, alors je vous jure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous sortir d'ici.

- Facile a dire.

- Monsieur Harms, j'aime mettre mes capacités, mes talents, au service des gens moins fortunés que moi.

J'estime que c'est mon devoir.

- Oh, c'est très gentil, ça, mon vieux. Mais évitez de me caresser comme un toutou. Je mords. Je pourrais vous arracher la main.

Michael haussa un sourcil, un peu décontenancé. Il se rattrapa comme il put :

- Excusez-moi, je ne voulais pas atre blessant.

…coutez, si vous avez été injustement emprisonné, je veux vous aider a recouvrer votre liberté. C'est tout.

Rufus garda le silence un instant, comme pour jauger la sincérité du jeune homme. L'expression de son visage se radoucit, mais il restait sur ses gardes.

- C'est pas prudent de parler de ça ici.

- Oa pouvons-nous en parler ?

- Nulle part. Y a pas de permis de sortie pour les mecs comme moi. Mais tout ce que je vous ai dit est vrai.

- Vous avez fait référence a une let...

- La ferme ! (Rufus jeta un regard vers le grand miroir.) Elle était pas dans le courrier ?

- Non.

- Bon. Vous connaissez mon avocat. Vous avez dit son nom tout a l'heure.

- En effet. Samuel Rider. J'ai essayé de le joindre, il ne m'a pas rappelé.

- Tapez plus fort.

Michael relança la cadence. Rufus promena ses yeux a droite et a gauche, puis reprit :

- Je vais lui dire de vous parler. Il vous expliquera tout ce que vous avez besoin de savoir.

- Monsieur Harms, pourquoi avez-vous adressé

votre demande de recours directement a la Cour suprame ?

- C'est pas la plus haute du pays ?

- Si.

- C'est bien ce que je pensais. On reçoit des journaux ici. On a la télé, la radio. J'ai regardé les infos, toutes ces années. Ici, on s'intéresse beaucoup a ce qui se passe dans les tribunaux. Les tates changent, mais ces juges-la, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. N'importe quoi. Je les ai vus. Tout le pays les a vus.

- Certes, mais il y a une procédure, il y a des étapes avant d'accéder a la Cour suprame. Normalement, on passe d'abord par une cour d'appel régionale. Bref, votre requate est entachée de nombreux manquements...

Rufus secoua la tate avec lassitude.

- Oh, arratez avec vos grands mots. J'ai passé la moitié de mon existence dans cette taule, il me reste pas beaucoup a vivre. J'ai jamais été marié, j'aurai jamais de gosses. J'ai pas de temps a perdre avec des embrouilles, des avocats, des tribunaux de province et tous vos machins. Je veux sortir d'ici. Et vite. Je veux atre libre. Ces grands juges, ils peuvent me faire sortir.

Ils peuvent tout faire. allez leur dire ça. Ils sont la pour rendre la justice, qu'ils disent, eh ben, c'est ce que je veux. La justice.

Michael l'interrogea du regard.

- Vous ates s˚r qu'il n'y a pas une autre raison ?

Vous n'aviez pas une arrière-pensée en vous adressant a la Cour?

Rufus ne comprenait pas.

- Comment ça ?

Michael réfléchit. Il était très possible que Rufus Harms ignor‚t les situations actuelles de certains des personnages mentionnés dans son appel.

- Laissez tomber, dit-il.

Le prisonnier se détendit et le fixa des yeux.

- Bon, alors, qu'est-ce qu'ils pensent de tout ça, ces grands juges ? C'est eux qui vous ont envoyé, hein ?

Michael l‚cha son stylo.

- C'est-a-dire que..., répondit-il, gané, en vérité, ils ne savent pas que je suis ici.

- quoi ?

- Je ne leur ai pas encore montré votre demande, monsieur Rufus. Je... je voulais m'assurer que tout était digne de foi.

- Vous ates le seul a l'avoir vue ?

- Pour l'instant, oui, mais, comme je vous l'ai dit...

Rufus observa l'attaché-case.

- Vous avez quand mame pas apporté la lettre avec vous, dites ?

- Eh bien, mais... si. Je voulais vous poser certaines questions a son sujet et je...

- Dieu du ciel ! s'exclama Rufus. (Le gardien se raidit, sur le qui-vive.) Est-ce qu'ils vous ont pris votre serviette quand vous ates entré ? Parce que deux des hommes que j'accuse sont dans cette prison. Un des deux est mame le commandant de ce putain de fort.

- Ils sont ici ?

Michael blamit. Ses recherches lui avaient confirmé

que les hommes cités dans la lettre étaient effectivement dans l'armée au moment des faits, dans les années 1970. Il connaissait la situation actuelle de deux d'entre eux, mais n'avait pas cherché a remonter la piste des autres. Son sang se glaça. Il prenait tout a coup la mesure de l'erreur monumentale, et peut-atre fatale, qu'il avait commise.

- alors, est-ce qu'ils ont pris votre serviette ?

- Une ou deux minutes, sans plus, bredouilla Michael. Mais j'avais mis les documents dans une enveloppe cachetée et elle est toujours cachetée.

- Vous nous avez tués, tous les deux ! cria Rufus.

Il bondit en l'air tel un geyser, renversant la lourde table comme un vulgaire bout de balsa. Michael sauta en arrière et dérapa sur le sol. Le garde souffla dans son sifflet et fondit sur Rufus, qu'il immobilisa par une clé

de bras. Malgré ses entraves, le prisonnier, avec sa force herculéenne, repoussa les cent kilos du gardien comme un moustique importun. Une demi-douzaine d'autres matons affluèrent dans la pièce. Ce fut une avalanche de matraques. Rufus se débattait comme un renne assailli par une meute de loups. Il résista cinq bonnes minutes avant de s'affaler. Ils le traanèrent, hurlant, hors de la pièce et le firent taire d'un méchant coup de matraque en travers de la gorge. Juste avant de disparaatre, Rufus eut le temps de lancer a Michael un regard horrifié qui voulait dire : " Tu m'as trahi ".

après un tabassage en règle, qui se poursuivit tout au long du couloir, les gardiens parvinrent a ligoter Rufus sur un brancard.

- Emmenez-le a l'infirmerie ! cria quelqu'un. Je crois qu'il fait des convulsions.

Malgré ses fers et les lanières de cuir, Rufus continuait a se débattre comme un fou. Le brancard brinque-ballait en tous sens. Il hurla jusqu'a ce qu'on lui enfonce un chiffon dans la bouche.

- Grouillez-vous, merde, insista l'homme.

Le groupe franchit la double porte en rafale et fonça a l'infirmerie.

- Nom de Dieu ! dit le médecin de service en les voyant arriver. Mettez-le par la.

Ils poussèrent le chariot vers l'endroit indiqué. En approchant, le toubib faillit recevoir une ruade de Rufus dans le bas-ventre.

- ‘tez-lui ça de la bouche, ordonna-t-il en désignant le chiffon qui étouffait le prisonnier, dont la face virait au violet.

Le gardien n'avait pas l'air rassuré.

- Faites gaffe, doc, il est devenu fou. S'il vous touche, vous risquez de déguster. Il a déja rétamé trois de mes hommes. C'est un enfoiré, dit-il en lorgnant Rufus Harms d'un úil mauvais.

Dès qu'on retira le b‚illon qui lui obturait le gosier, Rufus se remit a hurler.

- Posez-lui un moniteur, dit le médecin a l'une des infirmières.

quand elles eurent réussi a fixer les capteurs sur le forcené, le médecin examina soigneusement les tressautements irréguliers de ses battements et de sa pression sanguine.

- Perfusion. Et une ampoule de LidocaÔne, vite, avant qu'il nous fasse un arrat cardiaque.

Un attroupement s'était formé autour du chariot, surveillants et personnel médical malés.

- Vous ne pouvez pas demander a vos hommes de déblayer le chemin ? cria le toubib.

- Non, répondit le chef. Il est assez balèze pour arracher ses liens et, si on n'est pas la, il est capable de tuer tout le monde dans cette pièce en une minute. Je n'exagère pas.

Le matériel de perfusion arriva. La seringue de LidocaÔne était prate. Le médecin fit signe aux gardes :

- On va avoir besoin de votre aide pour le tenir. Il nous faut une bonne veine et, vu comment ça se présente, on a intérat a la trouver du premier coup.

Les hommes se groupèrent autour de Rufus pour l'immobiliser. Malgré leur nombre, la t‚che n'était pas de tout repos.

Rufus, ravagé de haine et de terreur, était au bord du délire. Comme la nuit oa Ruth ann Mosley était morte.

Ils retroussèrent une manche de sa chemise, exposant un avant-bras noueux, aux veines protubérantes. Il ferma les yeux. quand il les rouvrit, il vit l'aiguille luisante descendre sur lui. Il les referma, les rouvrit encore. Il n'était plus a l'infirmerie de Fort Jackson. Il était au mitard, en Caroline du Sud, un quart de siècle plus tôt...

La porte s'ouvre brusquement. Un groupe d'hommes entre. Ils marchent en seigneurs, comme s'il était a eux.

Il les connaat tous de vue, sauf un. Il s'attend a voir jaillir les matraques, a sentir la morsure des coups sur ses côtes, ses fesses, ses membres. C'est devenu un rituel.

Matin et soir. Il encaisse toujours en silence, en récitant mentalement une prière. C'est sa manière a lui de surmonter la torture.

Mais il n'y a pas de matraques, cette fois. On plaque un revolver contre sa tempe. On lui dit de s'agenouiller et de fermer les yeux. Oui, c'est comme ça que ça s'est passé. Les types n'avaient pas prévu sa réaction. Il s'est redressé comme un ressort. Il les a pris par surprise. Ils ne rigolaient plus, les mecs. Il les a balancés au tapis comme des chiffes molles et s'est barré fissa. Il a renversé le planton de service, a la porte du mitard, et salut la compagnie ! Il a couru, couru...

Rufus battit des paupières. Il était de retour dans l'infirmerie. Il regardait les visages penchés sur lui.

L'aiguille se rapprochait de son bras. La tate renversée, il était le seul a distinguer ce qui se passait derrière. Il aperçut la seconde seringue qui perçait le sac a perfusion et déversait un autre liquide dans la solution de LidocaÔne.

Vie Tremaine s'était acquitté de sa besogne avec calme et efficacité, sans plus d'émotion que s'il avait arrosé une plante verte. Il n'avait mame pas un regard pour sa victime. Rufus releva la tate. Il vit la seringue dans la main du médecin. Elle allait entrer dans sa veine et décharger dans son corps le poison de Tremaine. Ils lui avaient déja pris la moitié de sa vie. Il ne leur aban-donnerait pas le reste. Pas encore. Il fallait réagir vite.

- Merde ! pesta le médecin au moment oa Rufus extirpa sa main de la lanière pour lui arracher la seringue.

La perfusion tomba sur le sol. Le sac explosa.

Furieux, Tremaine profita de la confusion pour filer a l'anglaise. La poitrine de Rufus se contracta soudain. Il n'arrivait plus a respirer. quand le toubib parvint a se relever, il le trouva si tranquille qu'il le crut mort. Le moniteur attesta qu'il était encore en vie, mais les signes étaient alarmants.

- Il va nous claquer entre les pattes, dit-il. (Il se tourna vers une infirmière.) Faites venir un hélicoptère Medivac. On n'est pas équipés pour ce genre de situation, expliqua-t-il au gardien-chef. On va le mettre sous sédatif et l'expédier a l'hôpital de Roanoke. Mais il n'y a pas une minute a perdre. Je suppose que vous enverrez un gars pour l'escorter ?

Le garde frotta sa m‚choire contusionnée et jeta un coup d'úil au prisonnier inanimé.

- J'enverrais tout un bataillon s'il y avait de la place dans l'hélico.

Chapitre 15

Michael Fiske fut reconduit par un garde en armes. Il n'en menait pas large. L'officier en uniforme qui l'avait interrogé a son arrivée l'attendait au bout du couloir.

Michael s'aperçut qu'il tenait deux feuilles de papier.

- Maatre Fiske, je ne me suis pas présenté tout a l'heure. Je suis le colonel Frank Rayfield, commandant du fort.

Michael s'humecta les lèvres. Frank Rayfield était l'un des hommes incriminés dans la lettre de Rufus.

quand il l'avait lue, ce nom ne lui disait rien ; maintenant cela prenait tout son sens et signifiait qu'il allait mourir. Comment aurait-il pu imaginer que deux de ces hommes se trouvaient justement ici ? Mais, a la réflexion, tout se tenait : c'était l'endroit idéal pour maintenir Rufus Harms sous étroite surveillance.

En regardant Rayfield, il se demanda comment ils allaient se débarrasser de son corps. Tout a coup, il se revit enfant, quand il espérait que son grand frère accourrait a son secours. Rayfield lui tendit les papiers et fit signe au gardien de se retirer. Comme Michael serrait les documents d'un air penaud, Rayfield feignit de se confondre en excuses :

- J'ai peur que mes hommes n'aient fait un peu trop de zèle. En principe, nous ne photocopions pas les documents sous enveloppe.

En fait, Rayfied les avait décachetés lui-mame.

Personne d'autre ne les avait vus.

- Je ne comprends pas, dit Michael. L'enveloppe était encore cachetée quand vous m'avez rendu ma serviette.

- C'est un modèle très courant. Ils les ont simplement remis dans une enveloppe identique.

Michael se maudit intérieurement de n'avoir pas pensé a un détail aussi élémentaire.

Rayfield émit un semblant de rire.

- qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? demanda Michael.

- C'est la cinquième fois que Rufus Harms cite mon nom dans ses plaintes fantaisistes, maatre Fiske. Je suis bien obligé d'en rire.

- Pardon ?

- Il n'avait encore jamais visé aussi haut, cela dit.

Vous appartenez bien a la Cour suprame des …tats-Unis, n'est-ce pas ?

- Je n'ai pas a répondre a ça.

- D'accord. Mais, a supposer que ce soit le cas, votre présence ici est un peu insolite.

- C'est mon affaire.

- Et mon affaire est d'appliquer la discipline militaire dans cette prison, rétorqua Rayfield d'un ton plus vif. Je ne vous reproche rien, remarquez, reprit-il en se radoucissant. Harms est un rusé. On dirait qu'il a réussi a persuader son vieil avocat militaire d'entrer dans son jeu. Sam Rider aurait d˚ avoir plus de discernement.

- Vous voulez dire que Rufus Harms est un farceur qui a l'habitude d'engager des poursuites sans fondement ?

- C'est fréquent, parmi les prisonniers. Ils ont trop de temps a eux, ils cogitent. L'an dernier, il a accusé le Président des …tats-Unis, le ministre de la Défense et votre serviteur de fomenter un complot pour lui imputer un crime qu'il a pourtant commis devant une bonne demi-douzaine de témoins.

- Vraiment ? dit Michael, sceptique.

- affirmatif. Il a finalement été débouté, mais la plaisanterie a quand mame co˚té quelques milliers de dollars a l'administration. Je sais que les tribunaux sont ouverts a tout le monde, maatre Fiske, mais une procédure abusive reste une procédure abusive et, pour parler franchement, je commence a en avoir soupé.

- Il dit dans sa réclamation que...

- Oui, oui, je l'ai lue. Il y a deux ans, il a prétendu que c'étaient les vapeurs de napalm inhalées au combat qui lui avaient fait perdre la tate. Et vous savez quoi ?

Rufus Harms n'a jamais été exposé aux vapeurs de napalm, parce qu'il n'est jamais allé au combat. Il a passé le plus clair de ses deux ans de service aux arrats pour insubordination, entre autres choses. Ce n'est pas un secret, vous pouvez vérifier, si vous ne l'avez déja fait. (Michael baissa les yeux.) Maintenant, reprenez vos petits papiers, rentrez a Washington et laissez sa demande suivre son cours. Elle sera rejetée comme les autres. quelques innocents seront éclaboussés au passage, mais que voulez-vous ? C'est l'amérique. Et je crois mame que c'est pour ça que je me bats : pour défendre les libertés de chacun. Mame de ceux qui en abusent.

- Vous allez me laisser repartir, alors ?

- Vous n'ates pas un prisonnier, ici. J'ai assez d'autres détenus a surveiller, y compris celui qui vient de dérouiller trois de mes hommes. Vous allez devoir répondre a quelques questions qu'un de mes subor-donnés va vous poser dans un instant. au sujet de ce qui s'est passé au parloir. Nous en avons besoin pour notre rapport.

- autrement dit, ce sera consigné dans le registre officiel ? Ma présence sur les lieux et le reste ?

- affirmatif. C'est vous qui avez choisi de venir, pas moi. ¿ vous d'en assumer les conséquences.

- Je sais. Mais je n'avais pas prévu tout ceci.

- La vie réserve parfois des surprises.

- …coutez, vous ates vraiment obligé de faire un rapport ?

- Mame s'il ne s'était rien passé, maatre Fiske, votre nom devrait figurer dans le registre. Vous ates inscrit sur la feuille de visite, de toute façon, avec un numéro de badge.

- Je m'aperçois que je n'avais pas pensé a tout.

- On dirait. Vous ne semblez pas très au fait des choses militaires, je me trompe ? (Il a l'air fin, dans ses petits souliers, pensa Rayfield.) Vous savez, le rapport est obligatoire, c'est vrai, mais on peut toujours omettre certains détails. ¿ l'extrame limite, on peut mame oublier que vous ates venu...

Michael poussa un soupir de soulagement.

- Vous pourriez faire ça ?

- Faut voir. Vous ates juriste. que diriez-vous d'un praté pour un rendu ?

- quel genre ?

- Je déchire le rapport et vous déchirez cette lettre.

(Il marqua une pause.) «a épargnerait des honoraires au gouvernement. Gr‚ce a Dieu, tout le monde a le droit d'en appeler a la Cour, ça ne se discute pas, mais cette histoire commence vraiment a faire long feu, vous ne trouvez pas ?

Michael évita son regard.

- Je... je vais y réfléchir. Il y a des vices de forme, de toute manière. Vous avez peut-atre raison.

- J'ai raison. Je ne cherche pas a briser votre carrière. Faisons simplement une croix sur ce qui s'est passé. Et j'espère que je ne verrai pas cette affaire sortir dans les journaux. Dans le cas contraire, la mémoire pourrait me revenir et votre nom sortirait aussi. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser...

Rayfield tourna les talons et s'en alla, laissant Michael Fiske en plein marasme.

Rayfield passa directement dans son bureau. Les soupçons de Rufus étaient fondés : il y avait effectivement un micro astucieusement dissimulé sous la table du parloir. Rayfield réécouta la conversation enregistrée entre Michael Fiske et le prisonnier. Le tapotement du stylo ganait un peu l'audition mais, alors que la radio avait complètement brouillé l'entretien avec Rider (Rufus Harms n'était pas un imbécile), en tendant l'oreille Rayfield parvenait a en saisir suffisamment pour deviner qu'il avait un sérieux problème en perspective. Et son dialogue avec Michael Fiske était loin d'avoir réglé la question. Il composa un numéro de téléphone et, en quelques phrases concises, relata les événements a son interlocuteur.

- Nom de Dieu, je n'arrive pas a le croire !

- C'est pourtant vrai.

- Et tout ça s'est passé aujourd'hui ?

- Je vous avais déja parlé de la venue de Rider mais, pour le reste, oui, ça vient de se produire.

- Mais pourquoi l'avoir laissé voir Harms ?

- Vous ne croyez pas que ça l'aurait rendu encore plus soupçonneux si je l'en avais empaché ? quand j'ai lu ce que Harms avait écrit dans la lettre, je n'ai plus eu le choix.

- Vous auriez d˚ liquider ce connard depuis longtemps. Vous avez eu vingt-cinq ans pour le faire, Frank.

- Je vous rappelle que c'était le plan initial. Il y a vingt-cinq ans. Le tuer. Et, au lieu de ça, Tremaine et moi, on a passé la moitié de notre vie a le surveiller.

- Vous ne l'avez pas fait gratis. Il se monte a combien, votre petit bas de laine ? Un million de dollars ? La retraite va atre sympa... sauf si cette affaire voit le jour.

- J'ai essayé de l'éliminer. Merde, Tremaine a encore essayé, pas plus tard qu'aujourd'hui, a l'infirmerie, mais ce type a un sixième sens. Rufus Harms est aussi dangereux qu'un serpent quand il a le dos au mur.

Je ne peux pas demander aux gardiens d'aller plus loin.

Nous sommes surveillés, il y a des inspections surprises et leur putain d'aCLU1. Ce salopard ne veut pas mourir. Venez donc essayer vous-mame.

- D'accord, d'accord, on ne va pas s'engueuler la-dessus. Vous ates s˚r que nous sommes tous nommément cités dans la lettre ? Comment est-ce possible ? Il ne savait mame pas qui j'étais.

Rayfield n'hésita pas. Le nom de son interlocuteur n'apparaissait pas dans la lettre, mais il n'avait pas l'intention de le lui avouer. Tout le monde était dans le mame bain.

- Est-ce que je sais ? Il a eu vingt-cinq ans pour y réfléchir.

- Bon, mais comment s'y est-il pris pour faire sortir cette lettre ?

- Je ne pige pas. Le maton l'a vue. C'étaient ses dernières volontés, son testament, point final.

- Mais il a réussi quand mame.

- Sam Rider est dans le coup. C'est certain. Il avait apporté un transistor pour brouiller l'écoute, je n'ai pas 1. association pour la défense des libertés du citoyen, une sorte de ligue américaine des droits de l'homme. (N.d.T.) pu entendre ce qu'ils disaient. J'aurais d˚ me douter qu'il magouillait quelque chose.

- Je me suis toujours méfié de ce type. S'il n'avait pas plaidé la folie passagère, Harms serait mort depuis longtemps.

- La deuxième lettre qu'on a trouvée dans la serviette de Fiske était tapée a la machine. Elle n'était pas paraphée, c'est donc s˚rement Rider lui-mame qui l'a tapée. Les deux documents étaient des originaux, au fait.

- Merde, pourquoi maintenant ? après tout ce temps ?

- Harms a reçu un courrier de l'armée, expliqua Rayfield. Il y fait allusion dans son texte. «a lui a peut-atre rafraachi la mémoire. Parce que, jusqu'ici, il avait l'air d'avoir complètement oublié ce qui s'était passé.

Ou alors il avait décidé de le garder pour lui.

- Pourquoi aurait-il fait ça ? Et, bon Dieu, pourquoi l'armée a-t-elle éprouvé le besoin de le contacter après toutes ces années ?

- aucune idée, dit Rayfield, de plus en plus embarrassé.

Il mentait. C'était expliqué dans la lettre de Harms.

Mais il voulait conserver un atout dans sa manche.

- Et, bien s˚r, vous n'avez pas cette mystérieuse missive de l'armée, n'est-ce pas ?

- Non. C'est-a-dire pas encore.

- Elle doit se trouver dans sa cellule, bien que je n'arrive pas a imaginer comment il a fait son compte.

- Des fois, j'ai l'impression que ce type est un magicien, admit Rayfield.

- Il a eu d'autres visiteurs ?

- Seulement son frère, Josh Harms. Il vient le voir une fois par mois.

- Et Rufus, comment il se porte ?

- Subclaquant. Crise cardiaque. Mame s'il s'en tire, il ne sera plus le mame.

- Oa est-il?

- En route pour l'hôpital de Roanoke.

- Vous l'avez laissé sortir ? Je rave !

- Ordre du toubib. Il est responsable de la vie de ses patients, prisonniers ou non. Si j'avais opposé un veto, ça aurait éveillé les soupçons.

- Eh bien, priez pour que son cúur l‚che. Sinon, achevez-le.

- Calmez-vous. qui va croire un mec comme Rufus ?

- Oh, vous pourriez atre surpris. Ce Michael Fiske, c'est la seule personne au parfum, a part Rider ?

- affirmatif. Enfin, je présume. Il est venu ici pour vérifier l'histoire de Harms. Il lui a dit qu'il n'en avait parlé a personne. «a nous laisse une marge de sécurité.

Je l'ai baladé en lui racontant que Harms était un maniaque des poursuites judiciaires et il a eu l'air de marcher. On le tient parce que sa présence ici peut lui attirer de gros ennuis. Je ne crois pas qu'il laissera l'appel aller a son terme.

- Vous ates idiot ou quoi ? dit la voix en montant de quelques décibels. Fiske n'a pas le choix, enfin !

- C'est un greffier de la Cour suprame, merde !

s'exclama Rayfield. Je l'ai entendu le dire a Harms.

- «a, je sais. Je ne le sais que trop. alors, je vais vous expliquer la suite des opérations. Vous allez faire en sorte qu'il se taise. Lui et Rider. Et sans traaner.

Rayfield p‚lit.

- Hein ? Vous voulez que je tue un greffier de la Cour suprame et un avocat ? allons, ils n'ont aucune preuve. Ils ne peuvent pas nous nuire.

- Vous n'en savez rien. Vous ne savez pas ce qu'il y avait dans la lettre de l'armée. Vous ne savez pas ce que Fiske ou Rider ont pu découvrir entre-temps. Et Rider n'est pas un nouveau venu, il a trente ans d'expérience. Il n'aurait pas rédigé un appel fantaisiste auprès de la Cour suprame. En outre, au cas oa vous ne le sauriez pas, les greffiers de la Cour suprame ne sont pas des rigolos. Fiske ne se serait pas tapé tout ce trajet s'il avait pris Harms pour un doux dingue. D'après ce que vous m'avez dit, la lettre est très explicite sur ce qui s'est passé dans ce mitard.

- En effet.

- alors, pas besoin de vous faire un dessin.

D'autant plus qu'il y a un os : Harms n'est pas un maniaque des poursuites judiciaires. Il n'avait jamais fait appel avant ça. Si Fiske vérifie votre histoire, il saura que vous avez menti. Et quand il l'aura fait - parce que je suis s˚r qu'il le fera -, tout ceci va rapidement tourner a l'aigre.

- Je n'avais pas vraiment le temps de mettre au point une tactique, protesta Rayfield.

- Je ne dis pas le contraire. Mais, en lui racontant des bobards, vous avez rendu Harms crédible. Et il y a un autre problème.

- Lequel ?

- Tout ce que dit Harms dans sa lettre est vrai. Vous aviez oublié ? La vérité est parfois marrante. On commence par gratter ici et la, et tout d'un coup, hop, c'est tout un mur de mensonges qui s'écroule. Et vous savez jusqu'oa il peut retomber ? Vous voulez vraiment courir ce risque ? Parce que, quand ce mur sera abattu, c'est a Fort Jackson que vous prendrez finalement votre retraite. Mais de l'autre côté des barreaux, cette fois.

Vous me suivez, Frank ?

Rayfield poussa un pesant soupir et consulta sa montre.

- Merde, je préférerais encore le Vietnam.

- Je crois qu'on avait tous tendance a se laisser un peu aller. Eh bien, le moment est venu de mériter votre salaire, Frank. Exécution. Tremaine et vous. Et si vous craignez de manquer de motivations, rappelez-vous ceci : nous survivrons tous ensemble, ou nous plon-gerons tous ensemble. au choix.

Trente minutes plus tard, après son interrogatoire avec l'assistant de Rayfield, Michael Fiske quitta la prison et monta dans sa voiture. quel idiot il faisait ! Un vrai gogo. Il fut tenté de déchirer les documents sur-le-champ, mais sans s'y résigner. Il pourrait toujours les remettre au greffe, ni vu ni connu. Il avait pitié de Rufus Harms. Toutes ces années de prison l'avaient salement amoché. En sortant du parking, il ne pouvait pas se douter que le liquide de refroidissement de son radiateur avait été partiellement vidé dans un seau et déversé dans les bois environnants.

au bout de cinq minutes, son moteur commença a fumer dangereusement. Il s'arrata, souleva le capot et fut assailli par un nuage de vapeur. En jurant comme un charretier, il regarda autour de lui. Personne. Pas ‚me qui vive. Il réfléchit. que faire ? Regagner la prison a pied pour téléphoner a un dépanneur ? Il pleuvait des cordes.

Soudain, son moral remonta. Il venait d'apercevoir une camionnette au loin, qui arrivait dans sa direction.

Il lui adressa de grands gestes. Son moteur fumait toujours. Bizarre, songea-t-il, il avait pourtant fait réviser sa voiture avant de partir. La camionnette approchait. Il la guetta avec espoir... et déchanta bientôt. Un fourgon de la prison. Son cúur s'accéléra. Il s'agissait de déguerpir, et vite. Il piqua un sprint. La camionnette le rattrapa rapidement et lui barra le chemin. Les bois !

Courir vers les bois ! Trop tard. La vitre venait de se baisser, et un revolver était pointé sur lui.

- Montez, dit Victor Tremaine.

Chapitre 16

On était samedi après-midi quand Sara Evans se rendit a l'appartement de Michael Fiske. Plusieurs voitures étaient stationnées dans la rue, mais pas la Honda de Michael. Il avait appelé le vendredi pour dire qu'il était souffrant, ce qu'il n'avait encore jamais fait auparavant. Elle avait téléphoné chez lui. Pas de réponse. Elle se gara, monta a l'appartement et frappa a la porte. La encore, pas de réponse. Et elle ne possédait pas la clé. Elle redescendit et grimpa par l'escalier de secours. Elle regarda par la fenatre de la petite cuisine.

Rien. Elle essaya la porte. Fermée. En retournant au Palais, elle était de plus en plus inquiète. Michael n'était pas malade, c'était une certitude. Tout cela était en rapport avec les papiers qu'elle avait aperçus dans son attaché-case, elle en était convaincue. Pourvu qu'il n'ait pas perdu la tate, se dit-elle, qu'il ne se soit pas fourré

dans un mauvais pas, et qu'il réapparaisse lundi, sain et sauf.

La jeune femme reprit son travail et dana, assez tard, en compagnie d'autres greffiers dans un restaurant d'Union Station. Ils voulaient tous parler boutique, sauf Sara. D'habitude, elle adorait ce rituel mais, ce soir, les conversations lui passaient au-dessus de la tate. ¿ un moment, elle eut envie de sortir de la salle en hurlant, exaspérée par ces tactiques a n'en plus finir, ces recherches de petites bates, ces coupages de cheveux en quatre.

Tard dans la soirée, elle fl‚na sur la terrasse de sa maison. Puis elle se décida a sortir son bateau pour une promenade nocturne sur le fleuve. Elle compta les étoiles, s'amusa a voir des formes curieuses dans leurs constellations. Elle pensa a la demande en mariage de Michael Fiske et aux raisons de son refus - qui aurait étonné ses collègues s'ils l'avaient su. Michael était unanimement considéré comme un beau parti, ils auraient eu une vie magnifique ensemble, avec des enfants très doués, intelligents, ambitieux et athlé-tiques. Sara avait joué au hockey sur gazon a l'université et Michael avait une réputation de champion.

Elle se demanda quel genre de femme il épouserait finalement. S'il se mariait. En l'éconduisant, elle avait peut-atre fait de lui un célibataire endurci. Elle sourit a cette idée. Elle se donnait trop d'importance. D'ici a un an, Michael aurait mille autres sujets d'intérat. Elle aurait de la chance s'il se souvenait encore d'elle dans cinq ans.

après avoir accosté et cargué les voiles, elle lambina un moment sur l'embarcadère pour se laisser caresser par la brise avant de rentrer. La plus puissante ville du monde n'était qu'a vingt minutes de route, une ville oa elle avait sa place parmi les plus formidables juristes de son temps. Pourtant, dans l'immédiat, elle n'avait qu'un désir : se blottir sous les couvertures, éteindre les lumières et oublier le lendemain. alors qu'elle avait toujours été assez ambitieuse, elle perdait soudain toute motivation professionnelle, comme si elle avait déja consacré toute son énergie disponible a arriver oa elle était. Se marier ? Devenir mère ? …taient-ce la ses vraies aspirations ? N'ayant ni frère ni súur, elle avait été une enfant g‚tée. Elle n'avait jamais été entourée de gosses, et pourtant quelque chose en elle la tirait dans cette direction. Fortement. Mais en était-elle s˚re ?

Elle rentra, se déshabilla et se glissa sous les plumes.

Pour fonder une famille, il fallait commencer par trouver un mari. Et elle venait juste de repousser l'occasion en or que lui offrait un garçon exceptionnel. aurait-elle une autre chance ? Voulait-elle un homme dans sa vie maintenant ? Souvent la chance ne se présentait qu'une fois, il fallait la saisir au bon moment. Ce fut sa dernière pensée avant de s'endormir.

Chapitre 17

Lundi. assis a son bureau, John Fiske épluchait un nouveau rapport sur l'arrestation d'un de ses clients. Il commençait a en avoir l'habitude. Il n'en avait pas lu la moitié que déja il imaginait les grandes lignes de sa défense. C'était agréable d'atre compétent.

On frappa a sa porte. Il tressaillit. Sa main droite ouvrit le tiroir supérieur de son bureau. ¿ l'intérieur, il avait dissimulé un 9 mm, souvenir de ses années de flic.

Ses clients n'étaient pas exactement des enfants de chúur. Il les défendait avec beaucoup de conscience professionnelle mais n'était pas assez naÔf pour leur tourner le dos. Certains étaient déja venus le trouver, ivres ou drogués, avec des intentions assez peu paci-fiques, au nom de quelque grief plus ou moins imagi-naire. La sensation de l'acier froid sous sa paume était rassurante.

- Entrez, c'est ouvert.

Le policier en uniforme qui franchit la porte fit naatre un sourire sur ses lèvres. Il referma le tiroir.

- Oh, Billy, comment tu vas ?

- J'ai déja été mieux, John, répondit Billy Hawkins.

En voyant l'officier de police s'asseoir devant lui, John Fiske repéra les bleus qui marbraient son visage.

- qu'est-ce qui t'est arrivé, vieux ?

Hawkins palpa ses contusions.

- Un enragé, dans un bar, hier soir. Ma gueule lui revenait pas, il l'a un peu arrangée. Mais ce n'est pas pour ça que je suis ici, John.

Fiske savait que Hawkins était une bonne nature, un brave type qui ne se laissait pas démonter par les aléas du métier. Il était aussi fiable et intraitable au boulot que sympathique dans la vie. Mais, la, il semblait en avoir gros sur le cúur.

- C'est Bonnie ou les gosses qui te tracassent ?

demanda John.

- S'agit pas de ma famille, John.

- Oh?

L'estomac de John se serra.

- Bon sang, John, tu te rappelles comme on détes-tait aller trouver " le plus proche parent " ? Et on le connaissait mame pas.

Fiske se leva lentement, la bouche sèche.

- Le plus proche parent ? Mon Dieu, pas ma mère ?

Mon père ?

- Non, John, pas eux.

- alors, accouche, merde, Billy.

Hawkins se mouilla les lèvres et parla vite.

- On a reçu un appel de la police de Washington.

John ne saisit pas tout de suite.

- Washington ? (¿ peine eut-il prononcé le mot que tout son corps se figea.) Mike ?

Hawkins acquiesça.

- Un accident de voiture ?

- Pas un accident. (Hawkins s'éclaircit la gorge.) Un homicide, John. Une tentative de vol qui a mal tourné, apparemment. Ils l'ont retrouvé dans sa voiture, au fond d'une ruelle. Un quartier mal famé.

John se laissa aller le temps d'assimiler la nouvelle.

En tant que policier, devenu avocat, il connaissait les conséquences d'un meurtre sur l'entourage, la famille.

Mais la, il plongeait dans l'inconnu.

- Tu ne l'as pas encore dit a mon père ?

Hawkins secoua la tate.

- J'ai pensé que tu préférerais le faire toi-mame. Et dans l'état oa est ta mère...

- Je m'en occupe.

- L'inspecteur chargé de l'enquate veut que le plus proche parent identifie le corps, John...

Combien de fois John, du temps oa il était officier de police, n'avait-il pas demandé la mame chose a un père ou a un frère en larmes ?

- J'irai.

- Je suis navré, John.

- Je sais, Billy je sais.

après le départ de Hawkins, John Fiske alla regarder la photo de son frère et de lui. Il la prit d'une main tremblante. Ce n'était pas possible. Pas possible... Il avait survécu a deux blessures par balles, passé des semaines a l'hôpital avec sa mère et son petit frère a ses côtés, et c'était finalement ce petit frère qui était mort ? Il reposa la photo. Il essaya d'aller décrocher son pardessus, mais ses jambes refusèrent d'avancer. Il resta planté la.

Chapitre 18

Rufus Harms ouvrit lentement les yeux. La pièce baignait dans la pénombre. Mais, avec les années, il était devenu pratiquement nyctalope et n'avait pas besoin de lumière pour voir. La prison avait aussi dopé

ses facultés auditives. Il entendait presque les pensées des gens. Parce que ça va de pair, en prison, on ne fait que ça : écouter et penser.

Il bougea dans son lit, avec précaution. Un lit d'hôpital. Il avait encore les bras et les jambes attachés.

Il savait qu'un garde restait en faction de l'autre côté de la porte. Il l'avait aperçu plusieurs fois déja, au gré des allées et venues dans sa chambre. Le garde n'était pas un flic. Il était en treillis, et armé. Soldat de métier ou appelé ? Impossible a dire. Rufus Harms respirait faiblement. Il avait écouté les conversations des médecins, ces deux derniers jours. Il n'avait pas fait de crise cardiaque, semblait-il, mais c'était limite. Il ne savait plus comment les toubibs avaient appelé ça. Il y avait du chambard dans son " myocarde " ou quelque chose de ce genre, qui avait nécessité son admission en unité de soins intensifs.

Rufus repensa a cette dernière heure a la prison. Il se demanda si Michael Fiske avait eu le temps de sortir du fort avant de se faire tuer. quant a lui, paradoxalement, c'était sa défaillance cardiaque qui lui avait sauvé la vie : au moins était-il loin de Fort Jackson. Pour l'instant. Mais, quand son état s'améliorerait, ils le renverraient au trou. ¿ moins qu'ils ne le liquident ici.

Il avait bien observé ses médecins et ses infirmières.

quiconque lui administrait un médicament était soumis a son inspection. Il était assez confiant : en cas de danger, il pourrait se libérer de ses attaches. Le lit n'était pas très solide. En attendant, il devait récupérer ses forces, prendre son mal en patience, guetter, espérer.

S'il ne pouvait pas recouvrer sa liberté par les voies légales, il l'obtiendrait d'une autre façon. Il ne retournerait pas a Fort Jackson. Pas tant qu'il aurait un souffle de vie.

Pendant les deux heures qui suivirent, il regarda les gens entrer et sortir. Chaque fois que la porte s'entreb‚illait, il épiait le planton. Un jeune blanc-bec qui avait l'air très content de lui avec son fusil et son uniforme.

Ce n'était pas l'un des deux soldats qui l'avaient accompagné dans l'hélico. Il y avait peut-atre des relèves.

quand la porte s'ouvrait, le garde inclinait la tate et souriait a la personne qui entrait, surtout si la personne en question était une jeune femme. De temps en temps, il jetait un úil dans la chambre. Rufus avait lu deux choses dans son regard : la haine et la peur. Excellent.

«a lui laissait une chance. Ces deux choses-la pouvaient le pousser a commettre ce que Rufus appelait de ses vúux : une erreur.

Pour ne laisser qu'un seul homme en faction, ils devaient le croire très affaibli. Ils se gouraient. Les appareils autour de lui, avec leurs écrans, leurs chiffres, leurs oscillations, ne signifiaient rien pour Rufus.

C'étaient des vautours aux aguets, mais dans des cages métalliques. Et il sentait revenir ses forces. Il serra et desserra ses mains. Bientôt il pourrait déployer complètement ses bras.

Deux heures plus tard, il entendit la porte. De la lumière. L'infirmière arrivait avec un bloc-notes a pince. Elle lui sourit en vérifiant le moniteur. Elle devait avoir la quarantaine. Mignonne. De bonnes joues. a voir ses hanches larges, il supposa qu'elle avait eu plusieurs maternités.

- Vous allez mieux aujourd'hui, dit-elle en s'aper-

cevant qu'il l'observait.

- Dommage.

Elle le fixa, bouche bée.

- Il y a beaucoup de gens ici qui aimeraient s'entendre dire ça, vous savez.

- Oa je suis exactement ?

- Roanoke, Virginie.

- Je suis jamais allé a Roanoke.

- C'est une jolie ville.

- Pas aussi jolie que vous, dit-il avec un sourire gané.

Les mots lui avaient échappé. Il y avait presque trois décennies qu'il n'avait été aussi près d'une femme. La dernière qu'il avait vue était sa mère, éplorée, quand ils l'avaient traané en prison. Elle était morte dans la semaine. Commotion cérébrale, lui avait dit son frère.

Tu parles. Il savait bien, lui, qu'elle était morte de chagrin.

Ses narines palpitèrent. Cette odeur... «a ne sentait pas l'hôpital. Sur le moment, il n'avait pas compris que c'était tout simplement l'odeur de l'infirmière, un mélange de parfum léger, de lotion hydratante et de femme. Mince ! Il avait oublié tant de choses de la vie réelle... Une larme perla au coin de son úil droit.

Elle le regarda en haussant les sourcils, une main sur la hanche.

- Ils m'ont dit d'atre sur mes gardes avec vous.

- Je vous ferai jamais de mal, m'dame, affirma-t-il, solennel et sincère.

Elle aperçut la larme accrochée au bord de son úil.

Elle ne savait que répondre.

- Vous pourriez pas noter sur votre feuille que je suis mourant ?

- Vous ates fou ? Je ne peux pas faire ça. Vous ne voulez pas vous rétablir ?

- quand je serai rétabli, je retournerai direct a Fort Jackson.

- Et ce n'est pas un endroit très agréable, je suppose.

- Je suis dans la mame cellule depuis plus de vingt ans. «a fait du bien de voir une nouvelle tate, ça change.

La-bas, on fait que regarder le béton en comptant les battements de son cúur.

Elle parut surprise.

- Vingt ans ? quel ‚ge avez-vous ?

Il réfléchit.

- J'sais pas au juste, pour tout vous dire. Pas plus de cinquante.

- allons, vous ne connaissez pas votre ‚ge ?

Il la regarda fixement.

- Les seuls taulards qui tiennent un calendrier, c'est ceux qui vont sortir un jour. Moi, j'en ai pris pour perpète, m'dame. J'sortirai jamais. ¿ quoi ça me servi-rait de savoir mon ‚ge ?

Il s'était exprimée d'un ton neutre, uni, et elle rougit.

- Oh, fit-elle d'une voix cassée. Je crois que je comprends.

Il se souleva légèrement. Les chaanes ferraillèrent contre les montants du lit. Elle recula.

- Vous pouvez passer un coup de fil pour moi, m'dame ?

- ¿ qui ? Votre femme ?

- J'ai pas de femme. Mon frangin. Il sait pas oa je suis. Je veux qu'il sache.

- Je dois d'abord en aviser le garde.

- Ce petit mec, la ? fit-il avec un coup d'úil vers la porte. qu'est-ce qu'il a a voir avec mon frangin ? Je suis s˚r qu'il sait mame pas pisser tout seul.

Elle rit.

- Et c'est lui qu'ils ont envoyé pour surveiller un grand gaillard comme vous !

- Son nom, a mon frère, c'est Joshua. Joshua Harms. On l'appelle Josh. Je peux vous donner son numéro de téléphone si vous avez un crayon. Dites-lui seulement oa je suis. On se sent seul ici. Il habite pas si loin. qui sait ? Il viendra peut-atre me voir.

- C'est vrai qu'on se sent seul ici, dit-elle tristement.

Elle observa son grand corps puissant, criblé de tubes, couvert de sparadrap. Et enchaané. C'était surtout cela qu'elle voyait : les chaanes.

Rufus le perçut. Il avait remarqué que la vue d'un homme enchaané faisait toujours un drôle d'effet aux gens.

- qu'est-ce que vous avez fait pour atre en prison ?

- C'est quoi, votre nom ?

- Pourquoi ?

- Je voudrais savoir. Moi, c'est Rufus. Rufus Harms.

- Je le savais. C'est sur votre feuille.

- Ouais, ben, vous, vous avez pas de feuille avec votre nom.

Elle hésita un instant, regarda vers la porte.

- Je m'appelle Cassandra, dit-elle enfin.

- «a, c'est vraiment un beau nom. (Il lorgna son visage.) Il vous va bien.

- Merci. Donc vous ne voulez pas me dire ce que vous avez fait ?

- Pourquoi vous voulez le savoir ?

- Simple curiosité.

- J'ai tué quelqu'un. Y a longtemps.

- Pourquoi ? Vous étiez menacé ?

- Non. M'a pas touché.

- alors pourquoi ?

- J'savais plus c'que j'faisais. J'avais perdu la boule.

- Vraiment ? (Elle recula d'un pas.) N'est-ce pas ce qu'ils disent tous ?

- Possible, mais c'est la vérité. Vous allez appeler mon frangin ?

- Je ne sais pas. Peut-atre.

- Je vais vous dire quoi. Je vous file son numéro. Si vous l'appelez pas, tant pis. Si oui, alors merci beaucoup.

Elle le considéra avec perplexité.

- Vous ne vous conduisez pas comme un assassin.

- Oh, méfiez-vous. C'est les beaux parleurs les plus dangereux. Je m'y connais.

- alors je ne devrais pas vous faire confiance ?

Il croisa son regard.

- ¿ vous de vous faire une idée.

Elle resta pensive une minute.

- Bon, je vous écoute. Le téléphone de votre frère...

Elle nota le numéro, le rangea dans sa poche et s'en alla.

- Hé, m'dame Cassandra ! (Elle se retourna.) Vous avez raison. J'suis pas un tueur. Vous reviendrez me parler, dites ? Enfin, si vous voulez. (Il esquissa un demi-sourire en agitant ses chaanes.) Je bougerai pas d'ici.

De loin, il crut déceler une furtive expression de tendresse dans ses yeux. Elle franchit la porte. Rufus se dévissa le cou pour voir si elle adressait la parole au garde, mais elle passa sans rien dire. Il contempla le plafond et inspira profondément pour capter quelques effluves d'elle. Peu a peu, un sourire apparut sur son visage. Et des larmes aussi.

Chapitre 19

Une assemblée peu commune réunissait l'ensemble des greffiers et des juges. L'huissier de la Cour, Richard Perkins, et le chef de la police de la Cour suprame, Léo Dellasandro, étaient la aussi, immobiles comme des statues de pierre autour de la table de la grande salle.

Elizabeth Knight ne cessait de tamponner ses yeux humides avec un mouchoir.

Le regard de Sara Evans parcourut les mines austères des juges et s'arrata sur Thomas Murphy, un homme de petite taille, un peu affaissé, aux cheveux blancs, aux sourcils broussailleux et aux pommettes en amande. Il portait toujours des costumes trois-pièces et des manchettes a l'ancienne, assez voyantes. Pourtant, ce n'était pas sa tenue vestimentaire qui retenait l'attention de Sara, mais l'expression attristée de son visage. Elle fit rapidement le tour des occupants de la pièce. Michael Fiske n'était pas du nombre. Son sang se figea. quand Harold Ramsey prit la parole, sa voix grave était tellement voilée qu'elle eut quelque mal a l'entendre, mais elle entendit tout, comme si elle avait lu sur ses lèvres.

- J'ai une terrible, terrible nouvelle a vous annoncer. L'une des t‚ches les plus pénibles de ma carrière, dit-il, tremblant, les poings serrés, en considérant l'assistance. (Il inspira profondément.) Michael Fiske est mort.

Si les juges étaient visiblement déja au courant, la surprise était totale pour les greffiers.

Ramsey voulut ajouter quelque chose, mais les mots lui manquèrent. Il fit signe a Léo Dellasandro, qui inclina la tate et s'avança, tandis que le président s'effondrait dans son fauteuil.

Dellasandro mesurait environ un mètre soixante-quinze. Il avait le visage large, les joues plates, le nez épaté, un physique assez costaud quoiqu'un peu enrobé ; le teint mat, des cheveux drus, poivre et sel. Il sentait perpétuellement le cigare. Il portait l'uniforme avec fierté, ses doigts boudinés glissés sous la ceinture du revolver. L'autre personnage en uniforme, debout derrière lui, était Ron Klaus, son second. Klaus était un type énergique, très professionnel. Ses yeux bleus constamment en mouvement annonçaient un esprit agile. Dellasandro et lui étaient les chiens de garde du Palais. Ils formaient un tandem très soudé. Personne, ici, ne pouvait les imaginer l'un sans l'autre.

- Nous n'avons pas encore tous les éléments en main mais, apparemment, Michael a été victime d'un rôdeur. On l'a retrouvé dans sa voiture, dans un quartier du sud, près des quais de l'anacostia. Sa famille a été

prévenue, un proche va venir identifier le corps. Mais nous sommes d'ores et déja certains qu'il s'agit bien de Michael... Un photographe de la police a fait quelques clichés.

Un greffier, plus méfiant que les autres, leva la main.

- On est s˚r que c'était un rôdeur ? Ce n'est pas en rapport avec son travail ?

Sara le fusilla du regard. Ce n'était pas une question a poser cinq secondes a peine après avoir appris la mort d'un collègue qu'on aimait. Mais l'annonce d'une mort violente provoquait souvent ce genre de réaction : on craignait instinctivement pour sa propre vie.

Dellasandro leva ses grosses mains.

- Nous n'avons aucune information permettant de penser que sa mort est liée en aucune manière avec la Cour. Néanmoins, a titre préventif, nous avons décidé

de renforcer la sécurité aux abords du Palais. Il va sans dire que, si l'un de vous remarque quoi que ce soit d'anormal, il est prié de nous en faire part, a moi-mame ou a M. Klaus. Nous vous tiendrons au courant de l'évolution de l'enquate en temps utile.

Il se tourna vers Ramsey, qui restait sans réaction, la tate enfouie dans les mains. Ce fut Elizabeth Knight qui se leva pour relayer le chef de la police.

- C'est un choc terrible pour nous tous. Michael était l'une des personnes les plus appréciées de cette cour. Sa mort nous touche tous, et plus particulièrement ceux qui le connaissaient de près. (Elle jeta un regard a Sara.) Si l'un de vous désire en parler, n'hésitez pas a vous adresser a votre juge. Ou a moi-mame. Ma porte vous est ouverte. Je ne sais pas trop comment nous allons fonctionner dorénavant, mais les travaux de la Cour doivent se poursuivre, malgré cette horrible...

horrible...

Elle s'interrompit, en s'agrippant a la table pour ne pas s'effondrer. Dellasandro lui prit le bras, mais elle l'écarta.

Elle eut la force de se ressaisir pour donner congé a l'assemblée, et la salle se vida rapidement. Seule resta Sara Evans, hébétée, les yeux fixés sur le fauteuil qu'avait occupé Knight. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Michael était mort. Il avait détourné une lettre de réclamation, il avait eu une conduite étrange pendant une semaine et, maintenant, il était mort. assassiné. Un rôdeur, disaient-ils. La solution ne lui semblait pas aussi simple. Mais, dans l'immédiat, ce n'était pas cela qui la tourmentait. Elle venait de perdre un atre très cher.

quelqu'un avec qui, en d'autres circonstances, elle aurait aimé partager sa vie. Elle s'affala sur la table et éclata en sanglots.

Sur le seuil, Elizabeth Knight l'observait.

Chapitre 20

quelque trois heures après que Billy Hawkins lui eut annoncé la mort de son frère, John Fiske arpentait les couloirs de la morgue de Washington, sur les talons d'un préposé en blouse blanche. Fiske devait procéder a l'identification et prouver qu'il était bien le frère du défunt. Il avait donc apporté la photo oa on les voyait ensemble. Il avait essayé de contacter son père avant de partir, mais sans obtenir de réponse. Il avait fait un saut jusqu'a la maison. Ne trouvant personne, il avait laissé

un vague message, sous la porte, sans précisions. Il voulait d'abord atre certain que le cadavre était bien celui de son frère, d'oa sa venue en ces lieux.

John Fiske fut dirigé vers un bureau, ce qui le surprit.

Et il fut encore plus surpris de voir le préposé lui montrer un Polaroid, qu'il prit dans un dossier.

- Je ne suis pas venu pour identifier une photo. Je veux voir le corps.

- Ce n'est pas la procédure, monsieur. Nous sommes en train d'installer un système vidéo qui nous permettra d'effectuer les identifications au moyen d'un circuit intérieur de télévision, mais il n'est pas encore opérationnel. En attendant, nous nous servons de photos PolaroÔd.

- Pas cette fois-ci.

L'homme tapota le cliché contre sa paume, comme pour attiser la curiosité de John.

- La plupart des gens préfèrent se prononcer sur une photo. C'est très inhabituel.

- Je ne suis pas la plupart des gens et c'est très inhabituel d'avoir un frère assassiné. Du moins pour moi.

Le préposé décrocha le téléphone et donna quelques instructions afin qu'on prépare le corps. Puis il ouvrit la porte et fit signe a John de le suivre. après une courte déambulation, ils entrèrent dans une petite pièce qui empestait toutes sortes de produits médicinaux, bien plus prenants que dans un hôpital. au centre, une civière. Sous le drap blanc, on devinait les formes d'un corps : tate, nez, épaules, genoux, pieds. En approchant de la civière, John, comme quiconque dans sa situation, entretenait l'espoir fou que le corps étendu devant lui n'était pas celui de son frère, que sa famille restait toujours entière.

Le préposé souleva le linceul. John serra son poing autour du montant métallique de la civière. Il ferma les yeux, renversa la tate en arrière et fit une prière en silence. Il retint sa respiration et regarda. Sans mame observer vraiment la tate et le torse dévoilés, il acquiesça.

Il voulut détourner les yeux. Impossible. La ressemblance entre les deux frères était frappante. Mame un étranger e˚t perçu immédiatement un air de famille dans l'inclinaison du front, le dessin des yeux et de la bouche, le galbe du menton.

- C'est mon frère.

Le préposé replaça le drap et donna a John Fiske une feuille a signer.

- On vous remettra ses objets personnels, a l'exception de ceux que la police souhaite garder pour analyse.

Nous avons eu une semaine chargée, mais nous devrions disposer bientôt des résultats de l'autopsie.

Dans son cas, ça ne semble pas très compliqué.

John n'apprécia guère la remarque, mais il se maatrisa. Le type n'était pas payé pour avoir du tact.

- On a retrouvé la balle qui l'a tué ?

- Seule l'autopsie déterminera la cause de la mort.

- Pas de salades avec moi. J'ai vu le trou par oa elle est ressortie, sur le côté gauche de sa tate. Ils l'ont trouvée ?

- Non. Enfin, pas encore.

- On a évoqué le meurtre d'un rôdeur, je crois.

(L'homme acquiesça.) Il a été découvert dans sa voiture ?

- Exact. Sans portefeuille. On l'a identifié a sa plaque d'immatriculation.

- Pourquoi le voleur n'a-t-il pas pris sa voiture ? «a se passe comme ça, d'habitude. Ils tabassent la victime pour lui faire cracher le code de sa carte bancaire, la tuent, piquent la bagnole, font le plein de fric dans les distributeurs et balancent la voiture dans un fossé. Pourquoi pas cette fois ?

- Je n'ai pas d'informations a ce sujet.

- qui s'occupe de l'affaire ?

- Probablement la brigade criminelle de

Washington, puisque le meurtre a été commis en ville.

- Mon frère était un fonctionnaire fédéral. Cour suprame des …tats-Unis. Le FBI va peut-atre s'en maler.

- Je vous répète que je n'ai pas d'informations.

- J'aimerais avoir le nom de l'inspecteur de la criminelle.

Le type ne répondit pas. Il se contenta de remplir quelques cases de son formulaire, espérant sans doute que, devant son mutisme, le f‚cheux se lasserait et finirait par s'en aller.

- S'il vous plaat, j'aimerais vraiment avoir ce nom, insista John en avançant d'un pas.

Le préposé soupira, sortit une carte professionnelle du dossier et la lui tendit :

- Buford Chandler. Il désirera sans doute vous parler, de toute façon. C'est un bon. Il coincera s˚rement le mec qui a fait le coup.

John parcourut rapidement la carte avant de la ranger dans son pardessus. Puis il regarda le type bien en face.

- Oh que oui, on le coincera. quelle que soit son identité, dit-il d'une voix contenue. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, j'aimerais rester seul un instant avec mon frère.

- Bien s˚r... Je suis dehors. Prévenez-moi quand vous aurez fini.

Dès que l'homme eut déguerpi, Fiske tira une chaise près de la civière et s'assit. Il n'avait pas versé une larme depuis qu'il avait appris la nouvelle. Il s'était d'abord dit que c'était parce que l'identification n'était pas encore définitive. Maintenant, elle l'était, et il ne pleurait toujours pas. Sur la route, il s'était surpris a compter les voitures immatriculées dans un autre …tat, jeu auquel les deux frères s'amusaient autrefois. C'était généralement Mike qui gagnait.

Il souleva le bord du drap et saisit la main de son frère. Elle était froide, mais les doigts étaient encore souples. Il les serra tendrement. Puis il regarda le sol et ferma les yeux. quand il les ouvrit, deux larmes bril-laient sur le ciment. Il regarda en l'air. C'étaient des larmes forcées. Il poussa un souffle. Il se sentait indigne d'atre ici.

Du temps oa il était flic, il avait souvent été amené a consoler des parents d'enfants qui avaient trop bu et s'étaient écrasés contre un arbre ou un pylône. Il s'était montré compatissant, les avait mame parfois pris dans ses bras. Il avait cru comprendre leur chagrin, mais en se demandant toujours comment il réagirait, lui, le jour oa ça lui arriverait, sachant déja confusément que ça ne ressemblerait a rien de ce qu'il imaginait.

Il essaya de penser a ses parents. Comment annoncerait-il a son père que son enfant chéri était mort ? Et a sa mère ? au moins la réponse a cette question-la était-elle claire : il ne lui dirait rien.

John Fiske avait été élevé dans la foi catholique, mais ne pratiquait pas. Il baissa la tate et appuya la main du mort contre sa poitrine. Il dit a son frère qu'il l'aimait, qu'il regrettait beaucoup de choses, qu'il n'avait jamais souhaité sa mort. Il dit tout cela en s'adressant a l'esprit qui planait peut-atre encore sur le cadavre et attendait une demande de pardon. Puis il se tut, les yeux clos. Il pouvait entendre chaque battement de son cúur, dans le terrible silence de la pièce.

Le préposé passa la tate dans l'embrasure de la porte.

- Monsieur Fiske, nous allons devoir emporter votre frère. «a fait une demi-heure.

John se leva et passa devant lui sans un mot. Le corps de son frère était en partance pour un endroit effrayant, oa des inconnus allaient fourrager dans ses entrailles, en quate d'indices. Tandis qu'on roulait la civière dans le couloir, il regagna la lumière du jour, laissant son petit frère derrière lui.

Chapitre 21

- Vous ates s˚r d'avoir effacé toutes les traces ?

- Toutes, confirma Rayfield au téléphone. Toutes les traces de sa présence ici. Et tous les membres du personnel qui l'ont vu ont été affectés dans d'autres établissements. Mame si, par extraordinaire, ils devi-naient qu'il est venu ici, ils ne trouveraient plus personne pour leur répondre.

- Et le corps, qu'est-ce que vous en avez fait ?

- Vie a ramené sa voiture. Je l'ai suivi. On a choisi un endroit idéal. La police croira a une agression qui a mal tourné. Personne ne nous a vus. Et mame si c'était le cas, ce n'est pas un quartier oa les gens aiment beaucoup coopérer avec les flics.

- Il ne restait rien dans la voiture ?

- On a pris son portefeuille pour conforter la thèse du vol. Son attaché-case aussi. Une carte routière et des notes pour l'itinéraire. Il n'y avait rien d'autre. …videmment, on a remis le liquide du radiateur a niveau.

- Et Harms ?

- Toujours a l'hôpital. On dirait qu'il va s'en tirer.

- Merde. Manquait plus que ça.

- Pas de panique. On s'occupera de lui a son retour.

Il a le palpitant en délicatesse, un accident cardiaque est vite arrivé.

- Ne traanez pas. Vous ne pouvez pas l'achever a l'hôpital ?

- Trop dangereux. Trop de monde.

- Il est sous bonne garde ?

- Enchaané au lit, avec un planton devant sa porte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il sera rel‚ché

demain matin. Demain soir, il est mort. Vic est déja en train de régler les préparatifs.

- Et il n'y a personne susceptible de l'aider a l'extérieur ? Vous en ates bien s˚r ?

Rayfield se mit a rire.

- Enfin quoi, personne ne sait qu'il est la. Personne.

- Pas de blague, Frank.

- Je vous appellerai pour vous annoncer sa mort.

John Fiske restait assis dans sa voiture. Il brancha la climatisation, ce qui, dans sa Ford ‚gée de quatorze ans, eut pour seul effet de faire passer l'air chaud de gauche a droite. La sueur dégoulinait dans le col de sa chemise. Il baissa sa vitre et regarda l'immeuble. Vu de l'extérieur, c'était un b‚timent ordinaire. ¿ l'intérieur, c'était différent. Ses occupants passaient la totalité de leur temps a essayer de découvrir qui avait tué qui. Et il se demandait s'il devait les aider dans leurs recherches ou rentrer chez lui. Il avait identifié la dépouille de son frère, sa besogne de proche parent était accomplie. Il pouvait rentrer, tout raconter a son père, s'occuper des obsèques, régler les problèmes administratifs, enterrer Mike et reprendre sa vie de tous les jours. C'était ce que n'importe qui aurait fait.

Mais John Fiske n'était pas n'importe qui. Il sortit dans la touffeur de la rue et entra dans l'immeuble du 300, Indiana avenue, siège de la brigade criminelle de Washington, section des homicides. après avoir satisfait aux exigences de la sécurité, il fut aiguillé vers un bureau par un agent en uniforme. Il avait essayé de rappeler son père depuis la morgue. Toujours pas de réponse. Il commençait a craindre que le vieil homme n'ait appris la nouvelle et ne soit en route pour la capitale.

- L'inspecteur Buford Chandler, s'il vous plaat, demanda-t-il a la jeune femme derrière le bureau.

- Vous ates... ?

Sa voix prétentieuse et ses airs supérieurs incitaient Fiske a lui enfoncer la tate dans l'un de ses tiroirs.

- John Fiske. L'inspecteur Chandler enquate sur la m... sur le meurtre de mon frère. Son nom est Michael Fiske. (Elle le toisa d'un úil morne.) Il était greffier a la Cour suprame, ajouta-t-il.

Elle consulta rapidement quelques papiers.

- Et quelqu'un l'a tué, vous dites ?

- On est a la section des homicides, non ? (La pimbache le considéra avec une lassitude hautaine.) Oui, quelqu'un l'a tué... mademoiselle Baxter, reprit-il en lisant le panonceau a son nom sur son pupitre.

- que puis-je pour vous au juste ?

- Je voudrais voir l'inspecteur Chandler.

- Il vous attend ?

Fiske se pencha et baissa la voix.

- Pas exactement, mais...

- En ce cas, je crains qu'il ne soit pas la.

- Je crois que, si vous appel... (Elle se détourna de lui et se mit a taper sur le clavier de son ordinateur.)

…coutez, il faut vraiment que je voie l'inspecteur Chandler.

- Laissez-moi vous informer sur la situation, dit-elle sans cesser de tapoter. Nous avons énormément d'affaires a traiter et un nombre réduit d'inspecteurs.

Nous n'avons pas le temps de nous occuper de la première personne qui sonne a la porte. Je suis s˚re que vous pouvez comprendre ça, acheva-t-elle, les yeux rivés sur son écran.

John se pencha encore plus près. ¿ quelques centimètres de la jeune femme. quand elle se retourna, ils étaient nez a nez.

- Laissez-moi vous informer sur ma situation. Je suis venu de Richmond pour identifier la dépouille de mon frère, a la demande de l'inspecteur Chandler. Mon frère est mort et, en ce moment mame, le médecin légiste est en train de pratiquer une incision en Y sur sa poitrine afin de pouvoir vider ses viscères, organe par organe. Ensuite, il va prendre une scie et lui faire une incision intermastoÔdienne, comme pour découper une tranche de tarte dans son cr‚ne. Juste la, précisa-t-il en désignant un point précis sur la tate de Mlle Baxter. (Il résista difficilement a l'envie d'empoigner une grosse mèche de ses cheveux décolorés et permanentés.) Comme ça, il pourra dépiauter son cerveau pour retracer le parcours de la balle qui l'a tué et peut-atre retrouver quelques fragments de métal. alors, l'idée m'a pris de venir tailler une bavette avec l'inspecteur Chandler, histoire de voir si on pouvait découvrir une piste ensemble, en tchatchant gentiment.

Elle resta de glace.

- Chacun son métier, dit-elle. Nous avons assez de problèmes comme ça, sans perdre notre temps avec les membres de la famille qui veulent jouer au détective. Je suis certaine que l'inspecteur Chandler vous contactera s'il a besoin de vous.

Elle lui tourna le dos a nouveau.

John s'accrocha au bureau et fit de son mieux pour ne pas perdre son sang-froid.

- …coutez, mademoiselle, je me doute que vous avez de nombreuses enquates sur les bras, et le fait que vous ne me connaissiez pas...

- Vous ne voyez pas que je suis occupée ? Si vous avez un problème, je vous conseille de nous adresser un courrier.

- Tout ce que je veux, c'est lui parler !

- Vous voulez que j'appelle un garde ou quoi ?

Fiske tapa du poing sur la table.

- Mon frère est mort ! Et j'apprécierais beaucoup que vous descendiez de vos grands chevaux pour montrer un tant soit peu de compassion. Si c'est trop vous demander, jeune dame, essayez au moins de faire semblant.

- Je suis Buford Chandler.

John Fiske et Mlle Baxter tournèrent la tate. Chandler était noir, la cinquantaine, les cheveux frisés et blancs comme sa moustache, une carrure d'ancien athlète un peu emp‚tée avec l'‚ge. Il portait un étui de revolver vide. La crosse de son arme avait laissé une marque gris‚tre sur sa chemise. Il examina Fiske de haut en bas, derrière ses lunettes a triple foyer.

- Je suis John Fiske.

- J'ai entendu. J'étais juste a côté. J'ai écouté.

- alors, vous savez comment il m'a traitée, inspecteur Chandler ? dit Mlle Baxter.

- Oui, oui.

- Et vous ne dites rien ?

- Si.

- Eh bien ? fit la donzelle d'un air satisfait.

- Je pense que ce jeune homme vous a fait quelques excellentes remarques. (Il fit signe a John.) Parlons un peu.

Les deux hommes louvoyèrent dans les couloirs animés jusqu'a un cabinet surchargé.

- asseyez-vous.

Chandler lui indiqua l'une des deux chaises, l'autre étant celle de son bureau. Elle était encombrée de paperasses.

- Posez ça par terre. Mais ne laissez pas traaner vos doigts sur les pochettes. En ce moment, si j'ai le malheur de roter en regardant des prélèvements, les avocats en profitent pour faire libérer leurs clients.

Fiske retira soigneusement les dossiers et prit place.

- Inutile de me présenter des excuses pour ce que vous avez dit a Judy Baxter.

- Je n'en avais pas l'intention.

Chandler réprima un sourire.

- Bon, commençons par le commencement.

Sincères condoléances.

- Merci.

- «a doit atre la première fois qu'on vous le dit depuis votre arrivée, pas vrai ?

- En effet.

- alors, comme ça, vous étiez dans la police ?

L'étonnement de Fiske amusa Chandler.

- Le citoyen lambda n'est généralement pas au courant des incisions en Y et des intermastoÔdiennes. Vu votre comportement avec Mlle Baxter, votre façon de vous tenir et votre constitution, je dirais que vous étiez officier de ronde.

- au passé ?

- Si vous étiez encore de la maison, les gars de Richmond m'auraient mis au parfum quand on les a contactés. Par ailleurs, je ne connais pas beaucoup de flics qui se promènent en complet veston en dehors des heures de service.

- Gagné. Je suis content que vous soyez chargé de cette affaire, inspecteur.

- De celle-la et de quarante-deux autres. Restrictions budgétaires. Je n'ai mame plus d'équipier.

- En d'autres termes, je ne dois pas m'attendre a un miracle, c'est ça ?

- Je ferai de mon mieux pour serrer l'assassin de votre frère, mais je ne vous garantis rien.

- alors que diriez-vous d'une aide officieuse ?

- Comment ça ?

- J'ai travaillé sur pas mal d'homicides avec les collègues de Richmond. J'ai appris des trucs et il m'en reste encore quelques notions. Je pourrais éventuellement atre votre nouvel équipier.

- Officiellement, c'est absolument impossible.

- Officiellement, je comprends absolument.

- Vous ates dans quelle partie, en ce moment ?

- avocat pénaliste. (Chandler sursauta.) Et j'en suis fier, inspecteur.

Chandler jeta un úil vers la porte.

- Vous voulez bien fermer ? (John alla fermer.) Bon, laissez-moi juste le temps de la réflexion, pour votre offre.

- Non. Je suis la, allons-y tout de suite. Sachant que le taux de réussite est proche de zéro dans les enquates criminelles qui dépassent quarante-huit heures, ma collaboration ne risque pas de faire tomber les statistiques.

Fiske craignit d'avoir vexé Chandler, mais celui-ci ne sourcilla mame pas.

- Vous avez une carte professionnelle, pour vous joindre ?

John lui tendit sa carte, en inscrivant son numéro personnel au verso.

En échange, le policier lui passa la sienne, avec toute une série de numéros.

- Bureau, domicile, bip, fax et portable, quand je pense a le prendre, ce qui n'arrive jamais.

Chandler ouvrit un dossier et le parcourut. John déchiffra, a l'envers, le nom de Michael Fiske sur l'étiquette.

- On m'a dit qu'il s'était fait braquer.

- C'est ce qu'indique le rapport préliminaire, en tout cas.

John remarqua un certain scepticisme dans le ton de l'inspecteur.

- Cette opinion a été révisée ?

- Ce n'est qu'un rapport préliminaire. (Il referma le dossier.) ¿ première vue, les faits sont extramement simples. Votre frère a été trouvé sur le siège avant de son véhicule, dans une ruelle près de l'anacostia, avec un impact d'entrée de balle sur la droite de sa tate et un impact de sortie sur la gauche. Un assez gros calibre, apparemment. Nous n'avons pas retrouvé la balle, mais les recherches continuent. Le tueur a pu la ramasser pour empacher l'expertise balistique, au cas oa on mettrait la main sur le pistolet correspondant.

- Faut avoir un sacré sang-froid pour lambiner dans une ruelle a la recherche d'une balle a deux pas du cadavre.

- Je suis d'accord. Mais, encore une fois, on peut toujours la retrouver.

- Son portefeuille avait disparu, je crois ?

- Disons plus précisément qu'on n'a pas retrouvé

de portefeuille sur lui. Il en avait un ?

John détourna les yeux.

- On ne se voyait plus beaucoup depuis quelques années, mais j'ai toutes les raisons de supposer qu'il en avait un. Donc, vous n'en avez pas retrouvé non plus dans son appartement ?

- Minute, John, laissez-moi le temps de respirer. Le corps de votre frère n'a été découvert qu'hier. (Chandler sortit un calepin et un stylo.) La ruelle est située dans un secteur très fréquenté par les dealers, entre autres malfrats. ¿ votre connaissance, votre frère se droguait-il ? Occasionnellement ou régulièrement ?

- Non. Il ne se droguait pas.

- Mais vous n'en ates pas s˚r, n'est-ce pas ? Vous venez de dire que vous ne vous voyiez plus. Exact ?

- Mon frère a toujours eu des idéaux très élevés, qu'il finissait généralement par atteindre. La drogue ne cadre pas dans ce tableau.

- Vous avez une idée de ce qu'il pouvait fabriquer dans ce quartier ?

- Non. Il a pu atre tué ailleurs et déposé la ensuite.

- quelqu'un avait-il une raison de vouloir sa mort ?

- Je ne vois personne.

- Pas d'ennemis ? Des rivaux ? Des problèmes d'argent ?

- Non. Mais je ne suis probablement pas le mieux placé pour vous répondre. On connaat l'heure de la mort?

- C'est encore vague. J'attends le rapport d'autopsie. Pourquoi ?

- Je reviens de la morgue. J'ai t‚té sa main. Souple.

Plus de rigidité cadavérique. Comment était le corps quand on l'a trouvé ?

- Disons qu'il était la depuis un moment.

- Bizarre. D'après ce que vous m'avez dit, c'est un endroit assez passant.

- Oui, mais pas des passants très curieux. Et un cadavre dans une ruelle n'a rien de vraiment rare, par la-bas. Sauf peut-atre le cadavre d'un Blanc, remarquez. quatre-vingt-dix pour cent des victimes d'homicide dans ce secteur sont noires, tout simplement parce que les Blancs n'y mettent pas les pieds.

- D'oa l'étrangeté de la présence de mon frère...

Des retraits dans des distributeurs de billets ? Des achats avec sa carte de crédit ?

- Nous vérifions tout ça. quand lui avez-vous parlé

pour la dernière fois ?

- Il m'a appelé, il y a une semaine.