La SIMPLE V…RIT…

DaVID BaLDaCCI

DU M ME aUTEUR

CHEZ POCKET

UNE FEMME SOUS CONTR‘LE

UNE TRICHE SI PaRFaITE

UNE FEMME SOUS INFLUENCE

La SIMPLE VERITE

BELFOND

Titre original :

THE SIMPLE TRUTH

publié par Warner Books, Inc., New York.

Traduit de l'américain par Francis K

¿ Michelle :

La simple vérité est que,

sans toi, ma vie est en panne.

Ce livre est une úuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l'imagination de l'auteur ou utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, des événements ou des lieux serait pure coÔncidence.

Ce livre est aussi affectueusement dédié

a la mémoire de Brenda Gayle Jennings,

une enfant pas comme les autres.

(c) Colombus Rose Ltd. 1998. Tous droits réservés.

(c) Belfond 1999 pour la traduction française.

ISBN: 2-266-10187-0

REMERCIEMENTS

¿ Jennifer Steinberg, une fois de plus, pour son magnifique travail de recherche.

¿ Lou Saccoccio, pour ses conseils avisés sur le droit militaire.

¿ Lee Calligaro, dont les récits relatifs a ses fonctions de procureur pendant la guerre du Vietnam m'ont passionné et qui est également le plus fin connaisseur en droit pénal que j'ai jamais rencontré.

¿ Steve Jennings, pour ses subtils commentaires éditoriaux.

¿ la famille Warner Books - Larry, Maureen, Mel, Emi, Tina, Heather, Jackie J. et Jackie M. et tous les membres de ce groupe sympathique et dévoué qui a tellement enrichi ma vie.

¿ ma mère, pour ses précisions sur la Virginie du Sud-Ouest, région qu'elle connaat remarquablement bien.

¿ Karen Spiegel, qui a été longtemps a mon côté pendant cette histoire.

¿ l'attorney Ed Vaughan, qui m'a expliqué certaines parti-

cularités des pratiques juridiques en Virginie.

¿ tous ceux qui m'ont aidé a mieux comprendre cette institution fascinante qu'est la Cour suprame des …tats-Unis.

¿ mon ami et agent, aaron Priest, qui, comme toujours, m'a assisté de ses excellents conseils pendant la rédaction de ce roman.

¿ Frances Jalet-Miller, dont la patience, les efforts et l'esprit m'ont permis de mettre au jour tout le potentiel de ce travail. Je n'aurais pu le faire sans vous.

NOTE DE L'…DITEUR FRaN«aIS

Le système judiciaire américain étant très différent du nôtre, les fonctions n'ont pas toujours un équivalent en France. Les mots " greffier " et " huissier ", par exemple, ne recouvrent pas exactement les mames emplois. Le texte est suffisamment explicite pour en éclairer le sens au fil de la lecture. D'autres mots, popu-larisés par le cinéma et les séries télévisées, comme

" attorney ", ont été conservés. Exceptionnellement, quelques notes du traducteur en bas de page précisent le sens de certains termes.

La vérité est rarement pure

et n'est jamais simple.

Oscar WILDE

Chapitre 1

Ici, les portes ont plusieurs centimètres d'épaisseur.

Elles sont en acier. Leur patine d'usine a fait place a toutes sortes de marques. Sur leurs surfaces grises sont inscrites des empreintes de visages humains, de genoux, de coudes, de dents, des taches de sang. Hiéroglyphes carcéraux. Douleur, peur, mort, tout y est consigné, du moins jusqu'a ce que les plaques de métal soient remplacées. Les portes ont une ouverture carrée a hauteur d'úil. Et, par cette ouverture, les gardiens matent, braquent des faisceaux lumineux sur le bétail humain qu'ils doivent surveiller. Sans avertissement, des matraques s'abattent sur l'acier, claquent comme des coups de feu. Les anciens tiennent bon, baissent les yeux, observent le sol, observent le néant - c'est-a-dire leur vie - dans une vague attitude de défi que personne ne remarque et dont tout le monde se moque. Les nouveaux se raidissent encore en entendant le choc ou en voyant la lumière, certains pissent dans leur froc de coton et regardent les gouttes dégouliner sur leurs chaussures noires réglementaires. Ils s'y font vite, cognent a leur tour contre la foutue porte, ravalent leur bile et leurs larmes de collégiens. S'ils veulent survivre.

La nuit, les cellules sont obscures comme des cavernes. On aperçoit quelques formes ici et la. Cette nuit, un orage tenaille la prison. Chaque fois qu'un éclair descend du ciel, une flaque de lumière éclabousse les taules par les lucarnes de Plexiglas, et le motif en nid-d'abeilles des vitres grillagées se décalque sur le mur opposé.

au passage de l'éclair, le visage de l'homme émerge des ténèbres, comme un plongeur refaisant soudain surface. Contrairement aux autres taulards, il est seul dans sa cellule, pense seul, ne voit personne. Tous le craignent, mame les matons, malgré l'artillerie qu'ils trimballent en permanence, car sa carrure intimide.

quand il passe a côté de ses codétenus, des types pourtant endurcis et violents, des caÔds a leur manière, ils détournent les yeux.

Son nom est Rufus Harms et, a la prison militaire de Fort Jackson, il a une réputation de démolisseur. Il écrase quiconque lui cherche des crosses. Ce n'est jamais lui qui commence, mais c'est toujours lui qui achève. Ses vingt-cinq ans d'incarcération ont laissé des traces profondes dans sa chair. Tels les anneaux d'un arbre, les cicatrices de sa peau, les fractures mal réduites de son squelette sont une chronique du temps passé

derrière les barreaux. Mais c'est sous la fine enveloppe de sa cervelle que se trouvent les pires lésions, dans les centres mames de son humanité : la mémoire, la pensée, l'amour, la haine, la peur, tout se détraque, tout se retourne contre lui. Surtout la mémoire, oppressante tumeur de fer qui appuie sur ses vertèbres cervicales.

Il reste cependant dans sa carcasse massive une force substantielle, qu'on devine a ses longs bras noueux, a ses épaules compactes. Mame sa corpulence recèle la menace d'une puissance exceptionnelle. Mais c'est un chane bancal, a moitié sorti de terre, aux racines arrachées, aux branches mortes ou mourantes, irrécupé-rable. Un paradoxe vivant : un brave gars, respectueux des autres et fidèle a son Dieu, coulé dans le moule d'un tueur sans pitié. Parce que c'est l'idée qu'ils se font de lui. Et il s'en accommode. Du moins jusqu'a ce jour.

Jusqu'a cette chose que son frère lui a apportée. Un paquet d'or, un puits d'espoir. Un ticket de sortie.

Un nouvel éclair montre ses yeux rougis. Injectés de sang ? Non, ce sont des larmes qui luisent sur sa face ombrageuse. Puis la lueur s'estompe et il lisse la feuille de papier, attentif a ne pas faire de bruit pour ne pas inciter les gardiens a venir fouiner. Il y a plusieurs heures déja qu'on a éteint les lumières et il ne peut rien y faire. C'est comme ça depuis un quart de siècle, ses ténèbres ne se dissipent qu'au lever du jour. De toute façon, il n'a pas vraiment besoin de voir clair. Il a déja lu la lettre. Mot a mot. Chaque syllabe est gravée en lui comme un poinçon. En haut de la feuille s'étale l'emblème de l'armée des …tats-Unis. Un symbole qu'il connaat bien. L'armée a été son employeur, son unique maatre pendant près de trente ans.

L'administration militaire demandait certains renseignements a Rufus Harms, un troufion vaincu et oublié

du Vietnam. Des renseignements détaillés. Des renseignements qu'il était incapable de leur fournir. D'un doigt précis malgré l'obscurité, Harms toucha le passage du texte qui avait partiellement réveillé sa mémoire endormie pendant toutes ces années - des atomes de mémoire qui lui avaient causé d'infinis cauchemars mais dont le noyau lui avait semblé a jamais hors d'atteinte. En lisant la lettre, il avait collé son front sur le papier, comme pour découvrir un sens caché dans ses gribouillis dactylographiés, élucider le plus grand mystère de sa vie mortelle. Or, cette nuit, ces fragments épars s'étaient soudain agglomérés pour former des molécules et faire apparaatre la vérité. Enfin.

avant d'avoir lu la lettre de l'armée, Harms n'avait que deux souvenirs distincts de cette autre nuit, vingt-cinq ans plus tôt : la petite fille et la pluie. Un orage terrible, comme maintenant. La fillette avait les traits délicats ; son nez n'était qu'un bourgeon de cartilage ; son visage n'avait pas encore connu les ravages des ans, des soucis ou du soleil ; ses yeux écarquillés, bleus et innocents, étaient encore habités par la promesse d'une longue vie a venir. Sa peau, blanche comme du sucre, était intacte, a l'exception des marques rouges qui frois-saient son cou fragile comme une tige de fleur. Des marques de strangulation, laissées par les mains du soldat Rufus Harms, ces mames mains qui a présent serraient la lettre, tandis que ces images redoutables repassaient une fois de plus dans sa mémoire.

Chaque fois qu'il pensait a l'enfant morte, il pleurait.

C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas s'en empacher, mais il le faisait en silence, et pour cause : les matons et les taulards étaient des busards, des requins, qui flairaient le sang, repéraient la faiblesse, la faille, a des milliers de kilomètres de distance ; ils déchiffraient le moindre mouvement de vos yeux, le frémissement des pores de votre peau, mame l'odeur de votre sueur.

Ici, tous les sens étaient exacerbés. Ici, la vie signifiait force, rapidité, dureté et souplesse. Sinon, on crevait.

Il était agenouillé près d'elle quand les MP, les gars de la police militaire, l'avaient trouvé. Sa robe légère était collée a sa carcasse chétive qui s'enfonçait dans la terre imbibée, comme si on l'avait jetée de très haut et que l'impact lui e˚t creusé une tombe sans profondeur.

Harms avait regardé les MP mais, dans son trouble, il n'avait vu que des silhouettes sombres et confuses.

Jamais de sa vie il n'avait ressenti pareille fureur. Il avait été pris de nausée, s'était mis a voir double. Tout s'était emballé, son pouls, sa respiration, sa pression sanguine. Il s'était agrippé la tate comme pour empacher son cr‚ne d'éclater, sa cervelle de gicler a travers son cuir chevelu et d'exploser dans l'air humide.

quand il avait a nouveau regardé la petite fille morte, puis les deux mains tremblantes qui lui avaient pris la vie, la colère l'avait quitté, comme si quelqu'un avait débranché une prise électrique incrustée en lui. Perdant bizarrement la maatrise de ses fonctions corporelles, Rufus, trempé et frissonnant, était resté pétrifié, les genoux enfouis dans la boue. Un sorcier noir en treillis vert présidant au sacrifice d'une petite Blanche...

C'était en ces termes qu'un témoin hébété décrirait la scène plus tard.

Le lendemain, Rufus apprendrait le nom de la fillette : Ruth ann Mosley, dix ans, originaire de Columbia, en Caroline du Sud. Elle était venue avec sa famille rendre visite a son frère, qui était en garnison a la base. Cette nuit-la, il n'avait connu Ruth ann Mosley que sous la forme d'un cadavre, petit, minuscule mame a côté de la formidable masse de son mètre quatre-vingt-quinze et de ses cent cinquante kilos. La crosse de fusil qu'un des MP lui balança sur le cr‚ne était la dernière diapositive mentale que Rufus conservait de cette nuit.

Le coup l'avait fait tomber a terre, juste a côté d'elle, juste a côté de son visage sans vie tourné vers le ciel, immobile et inondé de gouttelettes de pluie. Rufus Harms s'était affalé dans la boue et n'avait plus rien vu d'autre. Ne se souvenait de rien d'autre.

Jusqu'a ce soir. Il emplit ses poumons d'air moite et regarda par la fenatre entrouverte. Il était tout a coup cet animal rare : un innocent en prison.

au fil des ans il s'était convaincu que le mal était chevillé en lui, comme un cancer qui le rongeait de l'intérieur. Il avait mame pensé au suicide pour expier sa faute, ce crime atroce : un meurtre, et qui plus est, le meurtre d'un enfant. Mais il était profondément croyant. Ce n'était pas un vulgaire gibier de potence converti a la religion sur le tard. Il savait que c'était un péché de mettre fin a sa propre vie, un péché qu'il ne pouvait commettre. Il savait aussi que le meurtre de la petite fille l'avait condamné a un au-dela de souffrances mille fois plus terribles que celles qu'il endurait aujourd'hui. Il n'avait pas envie de devancer l'appel. Il préférait encore son sort terrestre, cette prison faite par l'homme.

Et il comprenait maintenant qu'il avait eu raison de résister a la tentation de la mort. Dieu savait, Dieu l'avait maintenu en vie pour qu'il connaisse cet instant.

Il se souvenait avec une étonnante précision des hommes qui étaient venus vers lui cette nuit-la, au cachot. Leurs visages crispés, les rayures de leurs uniformes - certains étaient ses compagnons d'armes -

étaient restés gravés dans son esprit. Il se rappelait comment ils l'avaient encerclé, tels des loups fondant sur une proie, enhardis par leur nombre ; il percevait encore la haine contenue dans leurs paroles. Ce qu'ils avaient fait cette nuit-la avait causé la mort de Ruth ann Mosley. Et, en un sens, Harms en était mort lui aussi.

Pour ces hommes, Harms était un soldat valide qui ne s'était jamais battu pour son pays. Il n'avait que ce qu'il méritait, ils n'en doutaient pas. ¿ présent, c'était un homme d'‚ge moyen qui agonisait lentement dans une cage pour payer un crime ancien, sans pouvoir demander justice. Et pourtant, en contemplant les ténèbres familières de sa crypte, Rufus Harms n'avait plus qu'une seule idée en tate, une unique passion : après vingt-cinq ans de martyre, vingt-cinq ans de vie g‚chée, de culpabilité et d'incessants tourments, il savait que c'était désormais leur tour de souffrir. Il serra la bible usée que sa mère lui avait donnée et en fit la promesse au Dieu qui avait choisi de ne jamais l'abandonner.

Chapitre 2

L'escalier menant a l'immeuble de la Cour suprame des …tats-Unis était large et semblait ne jamais finir. Le gravir, c'était presque partir a l'ascension du mont Olympe pour demander audience a Zeus - et, en vérité, il y avait un peu de ça. Sur la façade, au-dessus de la porte principale, on pouvait lire : " La Justice est la mame pour tous. " Cette phrase n'était extraite d'aucun document juridique, elle émanait de Cass Gilbert, l'architecte qui avait dessiné et construit le Palais de Justice. Elle avait surtout une motivation esthétique : les mots s'inscrivaient parfaitement dans l'espace prévu par Gilbert pour une citation mémorable.

Le majestueux b‚timent dressait ses quatre étages au-dessus du niveau du sol. Une ironie du sort avait voulu que le Congrès vote les crédits de sa construction en 1929, c'est-a-dire l'année mame de la grande crise économique, quand le marché s'était effondré. Près d'un tiers du budget - de neuf millions de dollars au total - avait été consacré a l'achat du marbre. La façade était en pur Vermont, acheminé par une armée de camions ; les quatre salles d'audience étaient revatues de roche cristalline de Géorgie ; les sols et les murs de la plupart des autres pièces étaient couverts de pierre blanche d'alabama. Le grand hall était dallé de marbre d'Italie, plus sombre, et de pierre d'afrique. Les colonnes avaient été taillées dans de grands blocs de marbre venus de Montarrenti, en Italie, et transportés par bateau jusqu'a Knoxville, Tennessee, oa des hommes s'étaient échinés pour les transformer en piliers de trente pieds destinés a soutenir un édifice qui, depuis 1935, servait d'adresse professionnelle a neuf hommes - et, depuis 1981, a une femme au moins. Les partisans de cette architecture y voyaient un bel exemple de style corinthien d'inspiration néoclassique.

Ses détracteurs estimaient que c'était davantage un palais pour monarques décadents qu'un lieu fait pour rendre la justice sereinement.

Pourtant, depuis l'époque de John Marshall, la Cour avait défendu la lettre et l'esprit de la Constitution. Elle pouvait annuler une loi du Congrès en la déclarant anti-constitutionnelle. Elle pouvait forcer un Président élu a divulguer des enregistrements et des documents qui l'amèneraient finalement a la démission et a la disgr‚ce.

En parallèle avec l'autorité législative du Congrès, et avec le pouvoir exécutif du Président, de par la décision des pères fondateurs de la nation, le pouvoir judiciaire américain, aux mains de la Cour suprame, était l'une des branches maatresses du gouvernement. Et, de fait, il exerçait réellement des fonctions gouvernementales, en ce sens que la Cour suprame pouvait infléchir et cana-liser la volonté du peuple par toutes sortes de décisions portant sur des points significatifs.

L'homme vieillissant qui traversait le grand hall était le dépositaire de cette honorable tradition. Il était grand, ossu et, malgré des décennies passées a lire de petits caractères, sa vue était encore bonne. Ses paisibles yeux bruns n'avaient pas besoin de lunettes. Si les ans lui avaient pris presque tous ses cheveux, avaient vo˚té ses épaules et l'affligeaient d'une légère claudication, le président de la COUR suprame, Harold Ramsey, possédait une énergie et une intelligence hors pair qui compensaient largement ses défaillances physiques.

Mame dans sa démarche on sentait une détermination inébranlable.

Il était le plus haut magistrat du pays et il se trouvait ici chez lui. C'était son tribunal, sa maison, que les médias appelaient d'ailleurs la Cour Ramsey, comme ils l'avaient fait avant lui pour le juge Warren et ses autres prédécesseurs. C'était son héritage, ce serait son legs.

Ramsey dirigeait son tribunal avec fermeté et droiture.

Il avait su constituer autour de lui une majorité durable, qui restait soudée depuis près de dix ans. Il aimait le travail en amont, tout ce qui se passait en coulisse, les tractations d'arrière-salle : un mot, un paragraphe, un petit ajout disposés ici ou la, a charge de revanche. Il patientait jusqu'a ce que se présente l'affaire adéquate, parfois d'une façon insoupçonnée de ses collègues.

Recueillir les cinq voix nécessaires pour une majorité

était une obsession chez lui.

Il était arrivé a la Cour comme juge assesseur et occupait le fauteuil de président depuis dix ans. Il n'était qu'un " premier parmi ses égaux ", en théorie, mais, dans la pratique, il représentait davantage. Il avait un caractère entier, des idées très arratées et une philosophie bien a lui ; par chance, on l'avait nommé a ce poste a une époque oa les critères de sélection ne relevaient pas d'arguties politiques, comme aujourd'hui. Jadis, on ne vous posait pas de questions embarrassantes sur vos positions quant a l'avortement ou la peine de mort.

aujourd'hui, les chemins qui mènent au poste très influent de juge a la Cour suprame sont semés d'emb˚ches politiques, mais, de son temps, a partir du moment oa le Président vous avait nommé, si vous possédiez le pedigree requis et que vous ne traaniez pas de casseroles trop bruyantes, personne ne venait contester votre place.

Le Sénat avait reconduit Ramsey a l'unanimité. Il n'avait pas vraiment le choix. Son bagage universitaire et sa carrière étaient de premier ordre. Bardé de diplômes, tous de l'Ivy League, et toujours major de sa promotion, il avait commencé par enseigner le droit, se distinguant par ses qualités pédagogiques, ses théories relatives au droit et a l'éthique. Ensuite, il avait été

nommé a la cour d'appel fédérale, oa il était rapidement devenu premier magistrat, avec une majorité solide et efficace : la Cour suprame n'avait jamais cassé un seul de ses arrats. avec le temps, il s'était tissé tout un réseau de relations utiles qui lui avaient permis de mener sa barque, au poste qu'il occupait actuellement.

Cette place, il l'avait méritée. On ne lui avait pas fait de cadeaux. C'était encore une de ses convictions. En amérique, tout le monde pouvait réussir a condition de travailler dur. Il n'y avait pas de passe-droit, ni pour les pauvres, ni pour les riches, ni pour la classe moyenne.

Les …tats-Unis étaient le pays des grandes occasions. Le tout était de savoir les saisir et, pour cela, il fallait y mettre du sien, mouiller sa chemise, faire des sacrifices.

Ramsey ne supportait pas les gens qui cherchaient des excuses afin de justifier leurs échecs. Il était né dans une misère noire, d'un père alcoolique, brutal, et d'une mère tellement brimée par son mari qu'elle en avait perdu tout instinct maternel. Or, malgré ce lourd handicap de départ, il avait réussi. Ce qu'il avait fait, les autres pouvaient le faire aussi. Les ratés ne devaient s'en prendre qu'a eux-mames, il n'en démordait pas.

Il poussa un soupir de satisfaction. Une nouvelle session venait de commencer et tout se passait pour le mieux. ¿ un détail près. Une chaane n'a que la solidité

de son maillon le plus faible. Et il y avait un maillon faible. Son Waterloo potentiel. Pour l'instant, les choses fonctionnaient bien, mais il fallait tenir cinq ans. Ce genre de problème devait atre réglé dès le début si on ne voulait pas qu'il prenne des proportions incontrôlables.

Il savait qu'avec Elizabeth Knight il allait trouver quelqu'un a sa mesure. Elle était aussi maligne que lui, et probablement aussi inflexible. Il s'en était rendu compte dès le premier jour. Une jeune femme dans une cour de vieux hommes... Il ne lui l‚chait jamais la bride.

Chaque fois qu'il pensait qu'elle était sur la défensive, il la faisait plancher en se disant que la responsabilité de rédiger un avant-projet susceptible d'obtenir une majorité la situerait définitivement dans son camp. Il avait essayé de la placer sous son aile protectrice, de la piloter a travers les méandres de la procédure. Mais elle avait révélé un caractère extramement obstiné. Il avait vu d'autres présidents de la Cour suprame se laisser aller a la complaisance et baisser leur garde jusqu'a perdre leur autorité au profit d'intrigants plus diligents. Ramsey était déterminé a ne jamais rejoindre leur cohorte.

- Murphy se fait du mouron pour l'affaire Chance, dit Michael Fiske a Sara Evans.

Ils se tenaient dans le bureau de Sara, au premier étage du Palais. Michael Fiske était un bel homme d'un mètre quatre-vingt-cinq, un ancien athlète encore bien musclé. Généralement, les greffiers ne restaient qu'un an a la Cour suprame, puis ils cherchaient une place plus prestigieuse dans le privé, la fonction publique ou l'université. Michael entamait sa troisième année, ce qui était presque sans précédent, comme premier greffier du juge Thomas Murphy, le légendaire libéral de la Cour.

Michael Fiske était doté d'un cerveau prodigieux, qui fonctionnait comme une trieuse automatique. Véritable ordinateur ambulant, il emmagasinait et classait les données avec une s˚reté étonnante. Il était capable de combiner mentalement des dizaines de scénarios complexes pour tester leurs interactions potentielles et prenait plaisir a croiser le fer avec ses semblables sur des affaires d'importance nationale. Il avait découvert que, mame dans ce contexte intellectuel aride, il y avait quelque chose a creuser, quelque chose de très profond, caché derrière les mots austères d'un texte de loi. Il n'avait aucune envie de quitter la Cour suprame. Le monde extérieur ne le tentait pas.

Sara avait l'air soucieuse. ¿ la dernière session, Murphy avait demandé que l'affaire Chance donne lieu a un débat oral. La date était fixée et on était en train de boucler le dossier préparatoire. Sara Evans n'avait pas trente ans. Elle devait mesurer un mètre soixante-cinq et, malgré sa minceur, affichait quelques courbes intéressantes. Elle avait un joli visage, de grands yeux bleus, une abondante chevelure ch‚tain clair - qui blon-dissait en été - et une agréable odeur fraache. Elle était première greffière du juge Elizabeth Knight.

- Je ne comprends pas. Je croyais qu'il était de notre côté sur ce coup-la. C'est tout a fait dans sa ligne.

Un individu sans défense contre une bureaucratie écrasante.

- Il a peur de créer un précédent.

- Mame au risque d'une erreur judiciaire ?

- Tu praches un converti, Sara, mais ne compte pas sur moi. Sans lui, Knight ne pourra jamais réunir cinq voix, tu le sais. Et mame avec lui, ça risque d'atre serré.

- Bon, qu'est-ce qu'il veut ?

Cela se passait presque toujours comme ça. Le fameux réseau des greffiers. Ils marchandaient, débat-taient, se disputaient le bout de gras pour le compte de leurs patrons comme des politiciens éhontés en mal de suffrages. Officiellement, les juges étaient au-dessus de ça, bien s˚r -jamais ils ne manigançaient pour faire modifier une phrase dans un avis, infléchir une formulation, ajouter ou supprimer un attendu -, mais ce n'était pas le cas des greffiers. En fait, la plupart d'entre eux en tiraient mame une grande fierté. C'était un peu comme une énorme et interminable chronique mondaine avec des intérats nationaux a la clé - entre les mains de jeunes gens de vingt-cinq ans dont c'était la première expérience professionnelle.

- Il n'est pas fondamentalement opposé a la position de Knight. Mais, si elle veut obtenir cinq voix a la conférence, il faudra que l'avis soit rédigé au petit poil.

Il ne va pas l‚cher le morceau comme ça. Il était sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, tout ce qui touche a l'armée est sacré et doit atre traité avec un maximum de considération. Tu ferais bien de t'en souvenir quand tu rédigeras le texte préliminaire.

Elle acquiesça. Les gens ne soupçonnent pas l'importance du rôle des greffiers dans les décisions des juges.

- Merci. Mais Knight veut atre l'auteur du texte.

- Bien s˚r qu'elle le sera. Ramsey n'a pas l'inten-

tion de voter le renvoi pour Feres et Stanley, tu le sais très bien. Or Murphy va probablement voter pour Chance a la conférence. Il est le rapporteur, il mettra donc un point d'honneur a faire valoir son point de vue.

Si Knight veut ses cinq voix, il faudra qu'elle lui renvoie l'ascenseur. Si elle joue le jeu, nous sommes tous d'accord.

" …tats-Unis contre Chance " était l'une des principales affaires en souffrance pour cette session. Barbara Chance avait été soldat dans l'armée. Elle avait été

malmenée, harcelée et violée a plusieurs reprises par certains de ses supérieurs masculins. Sa plainte avait suivi la voie hiérarchique habituelle : l'un des coupables avait été traduit en cour martiale et incarcéré. Mais Barbara Chance ne s'était pas estimée satisfaite. après son départ de l'armée, elle avait porté l'affaire devant les tribunaux pour demander réparation des préjudices, expliquant que le pouvoir militaire était responsable du climat malsain qui régnait dans ses rangs et devait répondre des sévices dont elle et d'autres femmes soldats avaient été victimes.

La justice pénale avait traané la jambe et Chance avait perdu chacun de ses recours. Néanmoins, la procédure était entachée de suffisamment de zones d'ombre pour que l'affaire soit finalement déposée comme un gros poisson mort devant le perron de la Cour suprame.

Le parquet, pour une fois amateur de jeux de mots, avait déclaré que Chance n'avait aucune chance de gagner. La hiérarchie militaire était virtuellement immunisée contre toute poursuite légale émanant d'un de ses membres, quel que f˚t le type de faute reprochée.

Mais les juges pouvaient fort bien modifier cette situation. Knight et Sara Evans étaient bien décidées a changer le cours des choses et, pour ce faire, le soutien de Thomas Murphy était décisif. Mame s'il n'était pas favorable a la levée de l'immunité militaire, l'affaire Chance pouvait au moins ouvrir une brèche dans l'invincibilité de l'armée.

Il semblait prématuré de discuter des conclusions d'une affaire avant d'en avoir débattu en séance. Mais, pour la plupart des juges, le débat oral était secondaire.

Leur décision était déja prise a ce moment-la. Cette phase de la procédure n'était souvent pour eux qu'une occasion de pontifier en agitant des hypothèses plus ou moins tirées par les cheveux - une forme de terrorisme intellectuel, du genre : " Mais enfin, mon cher collègue, songez aux conséquences si vous votez dans ce sens ! "

Michael Fiske se leva et regarda Sara. C'était lui qui l'avait persuadée de rempiler pour une nouvelle session a la Cour. après une enfance dans une petite ferme de Caroline du Nord et des études a Stanford, Sara, comme tous les greffiers d'ici, avait un magnifique avenir professionnel devant elle. Sur un CV, les mots " Cour suprame " étaient un sésame qui ouvrait les portes les plus prestigieuses, ce qui avait pour effet d'enfler les chevilles de certains greffiers dont les états de service réels n'avaient pourtant rien de mirobolant. Sara et Michael, eux, n'avaient jamais eu la grosse tate. C'était l'une des raisons, outre son intelligence, sa beauté, sa fraacheur et sa personnalité bien équilibrée, qui avaient poussé Michael a poser a Sara une question très importante la semaine précédente. Une question a laquelle il espérait obtenir une réponse bientôt. Peut-atre maintenant. Il n'avait jamais été particulièrement patient.

Sara l'interrogea du regard.

- Tu as réfléchi a ma question ? lui demanda-t-il.

Elle savait qu'elle n'y couperait pas. Il y avait assez longtemps qu'elle esquivait.

- Je n'ai fait que ça, répondit-elle.

- On dit que c'est mauvais signe quand ça prend autant de temps.

Il essayait d'adopter un ton badin, mais on sentait bien qu'il se forçait.

- Michael, je t'aime beaucoup.

- aÔe, aÔe, aÔe, encore un mauvais signe.

Il ne plaisantait plus. Elle hocha la tate.

- Je suis désolée.

- S˚rement pas autant que moi, dit-il en haussant les épaules. C'est la première fois que je demande a quelqu'un de m'épouser.

- Et c'est la première fois qu'on me le demande. Je t'assure que je suis très flattée. Tu as tout ce qu'il faut.

- Sauf l'essentiel. (Il regarda ses mains qui trem-blaient légèrement.) Je respecte ta décision. Je ne suis pas de ceux qui pensent que l'amour vient avec le temps. Il est la ou il n'est pas la.

- Tu trouveras une femme, Michael. Et elle aura beaucoup de chance. (Evans se sentait terriblement mal a l'aise.) J'espère que cette histoire ne m'aura pas fait perdre mon meilleur ami de la Cour, dis ?

- Si, sans doute.

Il arrata ses protestations d'un geste.

- Non, je plaisante, soupira-t-il. Je ne voudrais pas paraatre trop imbu de moi-mame mais, vois-tu, c'est la première fois que je me fais rembarrer.

- Je t'envie : tu as de la chance, dit-elle en souriant.

- Oh, ne crois pas ça. au contraire, ça rend les rebuffades plus difficiles a encaisser. (Il se dirigea vers la porte.) Nous sommes toujours amis, Sara. Je ne suis pas idiot au point de me séparer de ta compagnie, je m'ennuierais trop sans toi. Tu trouveras quelqu'un aussi, tu sais, et il aura beaucoup de chance... Tu l'as mame peut-atre déja trouvé, au fait ? ajouta-t-il sans la regarder.

Elle rougit imperceptiblement.

- Pourquoi cette question ?

- appelle ça un sixième sens. L'échec est un peu plus facile a accepter quand on connaat le vainqueur.

- Il n'y a personne d'autre, dit-elle très vite.

Michael ne semblait pas convaincu.

- On en reparlera.

Sara le regarda s'éloigner, très troublée.

- Je me souviens de mes premières années au Palais, dit Ramsey en tournant les yeux vers la fenatre, un sourire aux lèvres.

Il était assis en face d'Elizabeth Knight, le plus jeune juge de la Cour. Elizabeth Knight, la quarantaine, avait une taille moyenne, un corps svelte et de longs cheveux noirs serrés en un chignon austère qui ne la flattait pas.

Son visage était assez dur, un peu anguleux, mais elle n'avait aucune ride, comme si elle n'avait jamais mis le nez dehors de toute sa vie. Elle s'était rapidement taillé

une réputation de bourreau de travail et d'orateur acharné dans les débats.

- Je suis s˚re que tout est resté gravé dans votre mémoire, répondit-elle en repassant dans son esprit son emploi du temps pour la journée.

- C'était mon initiation, en quelque sorte.

Elle l'observa. Ses longues mains croisées derrière la tate, il la regardait droit dans les yeux, maintenant.

- Il m'a fallu cinq ans pour commencer a comprendre comment ça fonctionnait, continua-t-il.

Knight réprima un sourire.

- Vous ates trop modeste, Harold. Je suis persuadée que vous aviez déja tout compris avant de franchir la porte.

- Sérieusement, ça demande du temps. Et je pouvais m'inspirer de modèles intéressants. Félix aber-nathy, le vieux Tom Parks. Il n'y a pas de honte a prendre exemple sur les anciens, vous savez. Comme je vous le disais, c'est un peu une initiation. Nous sommes tous la pour apprendre, et je dois reconnaatre que vous apprenez vite. Seulement, voyez-vous, la patience est une vertu capitale ici. Il y a trois ans que vous ates la.

Moi, ça fait vingt ans que ce palais est mon second domicile. Vous me comprenez, j'espère ?

- Je comprends surtout une chose, répliqua-t-elle, amusée, ça vous ennuie que j'aie fait inscrire l'affaire Chance au programme de cette session.

Ramsey se redressa.

- Ne croyez pas tout ce qu'on raconte dans les couloirs.

- au contraire, j'ai trouvé les ragots des greffiers très instructifs.

Il se radossa.

- Hum, soit, j'avoue que ça m'a un peu surpris.

Cette affaire ne présente aucun point litigieux nécessitant notre intervention. Dois-je atre plus précis ?

dit-il en levant les mains.

- ¿ votre avis ?

Une vague rougeur passa sur le front de Ramsey.

- Eh bien, aucun point litigieux au regard des avis de cette cour depuis cinquante ans. Tout ce que je vous demande, c'est d'avoir un peu de considération pour vos prédécesseurs.

- Personne ne tient cette institution en plus haute estime que moi.

- Ravi de l'entendre.

- Et moi, je serai ravie d'entendre vos réflexions après le débat oral sur l'affaire Chance.

Ramsey la regarda d'un úil morne.

- Oh, le débat sera très bref. Il ne faut pas longtemps pour dire oui ou non. Pour parler franchement, a la fin de la journée, j'aurai au moins cinq voix. Pas vous.

- J'ai déja convaincu trois autres juges de voter pour que l'affaire passe en audience.

Ramsey faillit éclater de rire.

- Vous ne tarderez pas a apprendre qu'il y a une énorme différence entre un vote pour une audience et un vote pour une décision. Croyez-moi, j'aurai la majorité.

Knight sourit.

- Votre confiance fait plaisir a voir. «a aussi, c'est très instructif.

Ramsey se leva pour partir.

- Encore une leçon, si vous voulez bien : les petites erreurs peuvent mener a de grandes fautes. Nous sommes nommés ici a vie, vous n'avez que votre réputation pour vous. quand vous l'avez perdue, vous ne la récupérez jamais. (Il alla jusqu'a la porte.) Je vous souhaite une journée productive, Beth, dit-il avant de disparaatre.

Chapitre 3

- Rufus ? dit Samuel Rider en appuyant l'écouteur du téléphone contre son oreille. Comment m'avez-vous retrouvé ?

- Y a pas tellement d'avocats dans l'armée, Samuel, répondit Rufus Harms.

- Je ne suis plus dans l'armée.

- «a paie mieux dans le privé ?

- Parfois, je regrette l'uniforme, dit Rider.

Il mentait. Le service militaire l'avait terrifié. Par chance, quand il avait été appelé sous les drapeaux, il avait un diplôme de droit en poche et avait pu opter pour une planque au bureau du juge avocat général - officier assumant les fonctions de procureur en conseil de guerre -, ce qui lui avait évité de trimballer une mitraillette dans la jungle du Vietnam, oa la trouille aurait fait de lui une cible idéale pour l'ennemi.

- Faut que je vous voie. Je peux pas vous expliquer au téléphone.

- Tout va bien a Fort Jackson ? J'ai appris qu'on vous avait transféré.

- Oh ouais, c'est vachement sympa, la prison.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Rufus. Je me demandais simplement pourquoi vous cherchiez a me joindre après tout ce temps.

- Vous ates toujours mon avocat, pas vrai ? Eh ben, j'ai justement besoin d'un avocat.

- Mon emploi du temps est assez serré et je n'ai pas l'habitude de me déplacer si loin, répondit Rider.

Sa main se crispa sur le combiné quand il entendit la suite :

- Faut que je vous voie demain, Samuel. Vraiment.

Vous me devez bien ça, non ?

- J'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous, a l'époque.

- Vous avez accepté leur marché sans broncher.

- C'est faux. J'ai négocié un accord avec l'autorité

compétente avant le procès et le conseil de guerre l'a entériné. C'était la meilleure chose a faire.

- Vous avez pas essayé de renverser la vapeur pendant l'audience. La plupart des avocats essaient.

- qui vous a dit ça ?

- On apprend des trucs en prison.

- Eh bien, on vous a trompé, on ne peut pas se rétracter en cours d'audience. La sentence est entre les mains du jury, vous le savez bien.

- Mais vous avez appelé aucun témoin. Franchement, vous vous ates pas foulé, hein ?

Rider était maintenant sur la défensive.

- J'ai fait de mon mieux. N'oubliez pas une chose, Rufus, ils auraient pu vous exécuter. Une petite fille blanche et tout et tout. Ils auraient pu vous coller un meurtre au premier degré, avec préméditation, ils me l'ont dit. au moins, vous avez eu la vie sauve.

- Demain, Samuel. Je vous ai inscrit sur ma liste de visiteurs. Vers 9 heures du mat'. Merci. Merci de tout cúur. Oh, apportez une petite radio.

avant que Rider ait pu lui demander pourquoi il devait lui fournir cet appareil ou mame tout simplement pourquoi sa présence était requise, Harms avait raccroché.

Rider s'étira dans son confortable fauteuil et contempla son spacieux bureau lambrissé. Il exerçait dans une petite commune rurale des environs de Blacksburg, en Virginie. Il avait fait son trou : une jolie maison, une Buick neuve tous les trois ans et deux congés annuels. Il avait tiré un trait sur le passé, notamment sur la plus sale affaire qu'il eut a traiter au cours de sa brève carrière d'avocat militaire - le genre d'affaire qui vous restait sur l'estomac comme du lait tourné, mais contre laquelle le bicarbonate était sans effet.

Rider se passa une main sur le front en repensant au début des années 1970, ces temps de chaos pour l'armée, pour le pays, pour la planète, quand tout le monde accusait tout le monde d'atre responsable du dérèglement de l'histoire. Rufus Harms avait paru très aigri au téléphone, mais, merde, il l'avait quand mame tuée, cette gosse ! Et sauvagement. Devant sa famille. Il lui avait brisé le cou en quelques secondes, sans que personne puisse intervenir.

Rider avait négocié un arrangement avant le procès, c'était vrai, mais la procédure militaire lui donnait tout a fait le droit de changer son fusil d'épaule pendant l'audience. Les jurés militaires étaient libres de leurs décisions et le juge n'était pas tenu de condamner l'accusé a la peine prévue dans l'arrangement initial.

Harms avait raison, on pouvait toujours essayer de

" renverser la vapeur ". Seulement voila, Rider s'était laissé persuader par le procureur de n'appeler aucun témoin de l'extérieur - qui aurait pu attester de la mora-lité de Harms, par exemple - et de s'en tenir strictement au dossier d'instruction officiel, sans chercher de nouvelles preuves a la décharge de son client.

En ce sens, on pouvait considérer qu'il n'avait pas vraiment joué le jeu, l'accusé ayant toujours le droit de contester l'arrangement. Sans le travail de Rider en coulisse, le procureur aurait requis la peine de mort et, vu le chef d'accusation, il aurait s˚rement obtenu gain de cause. En principe, la soudaineté du meurtre empachait de conclure a la préméditation, mais les esprits les plus logiques pouvaient dérailler devant le petit corps froid d'un enfant.

La vérité vraie était que personne ne se souciait de Rufus Harms. C'était un Noir qui avait passé l'essentiel de sa vie de soldat enfermé dans un cachot. Son crime odieux n'avait rien fait pour rehausser son prestige aux yeux des militaires. Pour beaucoup, un tel homme n'avait pas droit a la justice, sinon une justice expédi-

tive, douloureuse et mortelle. Et peut-atre Rider lui-mame partageait-il ce sentiment. Il n'avait donc pas remué ciel et terre pour défendre Rufus Harms, mais au moins il avait sauvé sa tate. Pour n'importe quel avocat, c'était le meilleur résultat possible.

alors pourquoi Rufus voulait-il le voir ?

Chapitre 4

John Fiske se leva du banc des avocats en jetant un regard furtif a son adversaire, Paul Williams. Le jeune assistant attorney du Commonwealth ' venait d'énoncer avec assurance les attendus de sa motion. Fiske murmura :

- T'es dans les choux, Paulie. Tu t'es planté.

quand il se tourna vers le juge Walters, Fiske eut du mal a contenir son excitation. Il était large d'épaules, mais légèrement moins grand que son frère cadet. ¿ la différence de Michael, ce n'était pas exactement un bel homme au sens classique. Il avait les joues rondes, le menton un peu en galoche et deux fractures du nez. La première lui venait d'une bagarre au lycée, la seconde était un souvenir de ses années de flic. Ses cheveux bruns mal peignés qui tombaient sur son front lui donnaient un genre plutôt sympathique, voire séduisant pour certaines, et il y avait de la profondeur dans ses yeux noisette.

- Votre Honneur, afin de ne pas gaspiller le temps de la cour, je voudrais faire une offre officielle au bureau de l'attorney du Commonwealth. S'ils acceptent 1. appellation qui s'applique a tout …tat des …tats-Unis, mais plus particulièrement ceux du Sud - ici, la Virginie. (N.d.T.) de retirer leur plainte et de nous verser 1 000 dollars a titre de dédommagement, je renonce a ma réponse, je ne réclame aucune sanction et nous pourrons tous rentrer chez nous.

Paul Williams se leva si vite qu'il en perdit ses lunettes, qui tombèrent sur la table.

- Votre Honneur, c'est injurieux...

Le juge Walters regarda la salle de tribunal bondée, contempla en silence la masse des autres affaires a l'ordre du jour et fit signe aux deux hommes, d'une main lasse.

- approchez.

- Monsieur le juge, dit Fiske en arrivant a la barre latérale, je veux seulement faire une fleur au Commonwealth.

- Le Commonwealth n'a pas besoin des faveurs de M. Fiske, répliqua Williams avec dépit.

- allons, Paulie, 1 000 dollars et ça te laisse le temps d'aller boire une bière avant de rentrer expliquer a ton patron comment tu t'es planté. Tiens, je te paie mame le coup, si tu veux.

- Vous pouvez attendre dix mille ans, vous n'aurez pas un centime de nous, répondit Williams avec condescendance.

- Voyons, monsieur Williams, cette motion est un peu inhabituelle, reprit le juge Walters.

Dans les tribunaux de Richmond, les motions étaient entendues avant ou pendant le procès. Et elles ne s'accompagnaient pas d'un mémorandum interminable.

Dans la plupart des cas, les questions de procédure pénale étaient d'ores et déja résolues. Il arrivait que le juge demande la rédaction d'un mémorandum après avoir entendu les plaidoiries, mais seulement dans certains cas exceptionnels, lorsqu'il estimait qu'il lui manquait des éléments pour rendre son verdict. C'est pourquoi le juge Walters avait été un peu déconcerté par ce laÔus non sollicité et plutôt longuet rédigé par le Commonwealth.

- Je sais, Votre Honneur, dit Williams, mais, au risque de me répéter, c'est la situation qui est inhabituelle.

- Inhabituelle ? dit Fiske. Des clous, Paulie.

Le juge Walters s'impatienta.

- Monsieur Fiske, je vous ai déja mis en garde contre votre conduite non orthodoxe dans mon tribunal et je n'hésiterai pas a vous inculper d'outrage a magistrat si vous ne vous ressaisissez pas. …coutons ce que vous avez a répondre.

Williams regagna son siège et Fiske s'installa a la barre.

- Votre Honneur, en dépit du fait que la motion

" urgente " du Commonwealth a été faxée a mon bureau au milieu de la nuit et que je n'ai donc pas eu le temps de préparer une réponse d˚ment argumentée, je crois que, si vous vous référez aux seconds paragraphes des pages 4, 6 et 9 du mémorandum du Commonwealth, vous constaterez que les faits consignés dans ledit document, particulièrement en ce qui concerne le casier judiciaire de l'accusé, les déclarations des officiers de police ayant procédé a l'arrestation et les deux témoignages oculaires sur les lieux du crime prétendument commis par mon client, ne sont pas conformes au dossier d'instruction. En outre, le principal précédent cité par le Commonwealth a la page 10 a été récemment invalidé par une décision de la Cour suprame de Virginie. J'ai joint a mon texte toutes les références utiles et souligné les incohérences de manière a faciliter votre lecture.

Pendant que le juge examinait le document, Fiske se pencha vers Williams :

- Tu vois oa ça mène de b‚cler une bafouille au milieu de la nuit ? Tiens, ajouta-t-il en déposant un double de son texte devant le jeune attorney, puisque tu ne m'as laissé que cinq minutes pour lire ton poème, je te rends la politesse. Tu pourras en prendre connaissance en mame temps que le juge.

Walters acheva sa lecture et posa sur Williams un regard a glacer le plus impassible des spectateurs.

- J'espère que le Commonwealth a une réponse appropriée, monsieur Williams, bien que je ne voie pas ce que ça pourrait atre.

Williams jaillit de son siège. quand il essaya de parler, il s'aperçut que sa voix l'avait quitté, avec sa superbe.

- Eh bien ? s'impatienta le juge Walters. Dites quelque chose, ou je pourrais donner suite a la requate de sanctions de M. Fiske avant mame de l'avoir entendue.

quand Fiske lorgna vers Williams, il vit que l'expression de son visage s'était sensiblement adoucie. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d'une faveur.

- Votre Honneur, je suis convaincu que les erreurs contenues dans la motion du Commonwealth sont imputables au surmenage des avocats et n'ont rien d'intentionnel. Je suis mame prat a rabaisser mon offre a 500 dollars, mais je souhaite des excuses écrites du Commonwealth. Vous comprenez, j'aurais bien aimé

dormir la nuit dernière.

quelques rires s'élevèrent dans l'assistance et, tout a coup, une voix fusa du fond de la salle.

- Juge Walters, si je peux intervenir, le Commonwealth accepte l'offre.

Tous les yeux se tournèrent vers l'orateur impromptu, un petit homme chauve et corpulent engoncé dans un costume en seersucker, avec un cou poilu serré dans un col amidonné.

- Nous acceptons l'offre, répéta l'homme d'une voix rocailleuse, infléchie par l'accent virginien et par un grasseyement de vieux fumeur. Et nous présentons nos excuses a la cour pour avoir abusé de son précieux temps.

- Vous m'en voyez ravi, monsieur Graham, vous tombez a point nommé, répondit le juge Walters.

Bobby Graham, attorney du Commonwealth pour la ville de Richmond, inclina la tate et disparut derrière la double porte vitrée. Il n'avait présenté aucune excuse a Fiske, mais l'avocat de la défense n'insista pas. Dans un tribunal, on obtenait rarement tout ce qu'on demandait.

- La motion du Commonwealth est rejetée, dit le juge. Monsieur Williams, je crois que vous auriez intérat a aller boire cette bière avec M. Fiske. Et il me semble que c'est a vous de payer la tournée, mon petit.

La séance était levée. On appelait les plaignants suivants. Fiske referma son porte-documents d'un coup sec et sortit de la salle, Williams sur ses talons.

- Tu aurais d˚ accepter ma première offre, Paulie.

- Je n'oublierai pas ça, Fiske, rétorqua Williams avec colère.

- J'espère bien.

- Nous aurons la peau de Jérôme Hicks, ne t'imagine surtout pas que nous allons baisser les bras.

Paulie Williams, comme la plupart des assistants attorneys auxquels Fiske avait eu affaire, considérait ses clients comme des ennemis personnels, qui ne méri-taient que la corde pour les pendre. Dans certains cas, ces jeunes magistrats n'avaient pas tort. Mais pas toujours.

- Tu sais ce que je pense ? demanda Fiske. Je pense que dix mille ans passent très vite, parfois.

En quittant la salle d'audience du troisième étage, il croisa des policiers avec qui il avait travaillé quand il était flic a Richmond. L'un d'entre eux sourit, le salua de la tate, mais les autres refusèrent de le regarder. Il était le traatre qui avait troqué son arme et sa plaque contre un attaché-case et un costume. Le porte-voix du camp adverse. Va rôtir en enfer, frère Fiske.

Fiske remarqua un groupe de jeunes Noirs débraillés, les cheveux coupés très ras. Leurs frocs baissés en dessous de la ceinture laissaient voir leurs caleçons sous leurs blousons de durs a cuire et tombaient en accordéon sur des tennis sans lacets. C'était pour eux une manière de défier l'autorité judiciaire. Il y avait quelque chose de pathétique dans leur manque d'originalité.

Ces jeunes gens étaient attroupés autour de leur avocat, un Blanc bedonnant, en nage, qui sentait le renfermé dans son costard de luxe a fines rayures, taché

sur le bout des manches, et ses mocassins de chevreau.

Ses lunettes a monture d'écaille tressautaient chaque fois qu'il élevait la voix en tapant du poing dans sa paume charnue. Les Noirs, les abdominaux contractés sous leurs chemises de dealers en soie, écoutaient attentivement, pour une fois - la seule fois que cet homme revatait quelque importance a leurs yeux, la seule fois qu'ils daignaient le regarder autrement qu'avec mépris ou derrière le viseur d'un fusil. Jusqu'a la prochaine.

Car il y aurait une prochaine fois. Dans ce palais, c'était un sorcier. Ici, mame Michael Jordan n'aurait pu toucher cet homme blanc.

Fiske savait ce qu'il leur disait, aussi s˚rement que s'il avait lu sur ses lèvres. L'homme s'était spécialisé

dans la défense des petites frappes, tous crimes confondus. La meilleure stratégie : le silence de pierre.

T'as rien vu, t'as rien entendu, tu te souviens de rien.

Des coups de feu ? J'ai cru que c'était une voiture qui pétaradait. Mettez-vous bien ça dans la tate, les gars :

" Tu ne tueras point, mais si tu le fais quand mame, tu ne débineras point tes copains. " Il donna une grande claque sur son porte-documents pour enfoncer le clou.

Le jeu pouvait commencer.

Un peu plus loin dans le couloir, trois tapineuses étaient assises sur un banc couvert de moquette grise encastré dans le mur. Un échantillon coloré de main-d'úuvre pour illustrer le travail nocturne des mineures : une Noire, une asiatique, une Blanche. Elles attendaient leur tour de passer en jugement. L'asiatique semblait nerveuse, probablement en manque de joint ou de seringue. Les autres étaient de vraies pros, ça se voyait au premier coup d'úil. Elles se levaient, marchaient, se rasseyaient, montraient un bout de cuisse par-ci, faisaient ballotter un sein par-la, a tout hasard, pour le cas oa passerait un micheton. Pourquoi rater une affaire pour une petite audience ? On était en amérique, après tout.

Fiske descendit par l'ascenseur. au moment oa il franchissait le détecteur de métaux et le faisceau de rayons X, équipement standard dans presque tous les tribunaux, de nos jours, Bobby Graham s'approcha de lui, une cigarette non allumée a la main. Fiske ne l'aimait pas, ni sur le plan personnel, ni sur le plan professionnel. Graham choisissait ses affaires exclusivement en fonction de la publicité qu'elles lui vaudraient dans les journaux, et encore, a condition qu'elles soient pratiquement gagnées d'avance. Le public n'aime pas les procureurs qui perdent.

- «a rimait a quoi, cette motion, franchement ? Un type important comme vous a mieux a faire que de s'occuper de broutilles, non, Bobby ? dit Fiske.

- Je me doutais que vous alliez manger tout cru mon bébé juriste. Vous n'auriez pas emporté le morceau si facilement contre un vrai attorney.

- qui ? Vous, par exemple ?

avec un mauvais sourire, Graham planta sa cigarette dans sa bouche.

- On vit dans la capitale mondiale du tabac, la plus grosse manufacture de cigarettes de la planète n'est qu'a un jet de salive d'ici et on ne peut mame pas fumer dans les couloirs des tribunaux !

Il m‚chonna le bout de sa Pall Mall sans filtre, en suçant bruyamment la nicotine. En réalité, a Richmond, Virginie, il y avait encore quelques zones " fumeurs "

au palais de justice, mais non pas a l'endroit oa se trouvait Graham.

Le procureur laissa échapper un sourire triomphant.

- ah, au fait, Jérôme Hicks s'est fait coffrer pour meurtre ce matin. Il aurait tué un type dans les quartiers sud. Un Black comme lui. Une histoire de drogue.

apparemment, il voulait augmenter son stock de coke sans passer par les canaux d'acquisition normaux.

Manque de pot, votre gars ne savait pas que sa victime était sous surveillance.

Fiske s'adossa contre le mur avec lassitude. Les procès gagnés étaient souvent des coups d'épée dans l'eau, particulièrement quand votre client était incapable de refréner ses pulsions criminelles.

- ah bon ? Première nouvelle.

- Je passais au palais pour une audience préliminaire et j'ai pensé que vous aimeriez atre au courant.

Solidarité professionnelle.

- Bien s˚r, répliqua sèchement Fiske. Si c'est le cas, pourquoi avez-vous laissé la motion de Paulie suivre son cours ? (Comme Graham ne réagissait pas, Fiske hasarda une réponse a sa propre question.) Pour le plaisir de le voir s'emmaler les pinceaux ?

- Faut savoir rigoler dans le boulot, de temps en temps.

Fiske serra le poing et se ravisa aussitôt. Graham n'en valait pas la peine.

- Dites-moi, par solidarité professionnelle, y avait-il des témoins oculaires ?

- Oh, une bonne demi-douzaine. On a retrouvé

l'arme du crime dans la voiture de Jérôme. ¿ côté de Jérôme. Il a failli écraser deux policiers en essayant de fuir. Empreintes, sang, drogue, tout le toutim. Ce gars-la n'aurait jamais d˚ atre libéré sous caution. quoi qu'il en soit, j'ai l'intention de laisser tomber cette inculpation de trafic a la petite semaine pour laquelle vous le défendez et de me concentrer uniquement sur cette nouvelle affaire. Il faut que j'optimise mon maigre potentiel. Hicks est un sale type, John, je crois que je vais requérir la peine capitale sur ce coup-la.

- La peine capitale ? allons, Bobby !

- Homicide volontaire, délibéré et prémédité dans le cadre d'un vol a main armée, c'est la peine de mort, John. En tout cas, c'est ce que dit mon Code pénal de Virginie.

- Je me fous des textes, il n'a que dix-huit ans.

Graham se rembrunit.

- Un avocat qui se fout des textes ! Un représentant de la justice !

- La loi est une passoire dans laquelle j'égoutte mes arguments. Et mes arguments restent toujours dedans.

- ¿ peine sortis du ventre de leur mère, ils n'ont qu'une idée en tate : faire le mal. On devrait les coller en taule a la naissance, ces salopards, avant qu'ils aient le temps de nuire.

- La vie entière de Jérôme Hicks peut se résumer a...

- C'est ça, c'est ça. C'est la faute a son enfance malheureuse. Toujours la mame histoire.

- En effet, c'est toujours la mame histoire.

Graham hocha la tate en souriant.

- …coutez, je ne suis pas né avec une cuiller d'argent dans la bouche, moi non plus. Vous voulez connaatre mon secret ? Je me suis crevé au boulot. Si j'ai pu le faire, ils peuvent le faire aussi. Point, a la ligne.

Fiske fit quelques pas puis se retourna.

- Laissez-moi jeter un úil au rapport de police et je vous rappellerai.

- Il n'y a rien a négocier.

- Tuer ce gosse ne fera pas de vous un attorney général, Bobby, vous le savez. Visez plus haut.

Fiske passa son chemin. Graham roula sa cigarette entre ses doigts.

- Essayez de vous trouver un vrai métier, Fiske.

Une demi-heure plus tard, John Fiske rendait visite a l'un de ses clients dans une prison de banlieue. Ses affaires l'entraanaient souvent a l'extérieur de Richmond, dans les comtés de Henrico, Chesterfield, Hanover et mame Goochland. L'extension de son rayon d'activité ne l'enchantait pas vraiment, mais il n'y pouvait rien. Une fois que le soleil s'était levé, il ne se couchait plus avant la fin de la journée, quoi qu'il arrive.

- Il y a du nouveau dans ton affaire, Derek.

Derek Brown, ou DB1, comme on l'appelait dans la rue, était un Noir a la peau claire, aux bras tatoués de slogans haineux, d'obscénités et de poésie. Ses nombreuses incarcérations l'avaient buriné. Des veines noueuses sillonnaient ses biceps. Un jour, Fiske l'avait vu jouer au basket dans la cour de la prison, torse nu, musculeux, le dos et les épaules zébrés de tatouages comme ses bras. De loin, on aurait dit un ballet de comédie musicale. Il s'élevait dans les airs comme un avion au décollage, planait comme s'il avait été soutenu par des fils invisibles, sous les yeux admiratifs des gardiens et des autres taulards. Chaque fois qu'il marquait un panier, on l'acclamait. Il n'avait jamais été

assez bon, toutefois, pour jouer dans une équipe univer-

sitaire, encore moins en NBa.

Ils étaient face a face dans le parloir.

- L'attorney propose " coups et blessures avec intention de nuire ", un crime de classe trois.

- Pourquoi pas classe six ?

Fiske était épaté. Ces gars passaient tellement de temps dans les prétoires qu'ils connaissaient le Code pénal mieux que la plupart des avocats.

- La classe six s'applique aux actions commises sous l'impulsion du moment. Ton impulsion s'est produite le lendemain.

- Il avait un flingue. J'allais quand mame pas buter Pack quand il avait son feu et pas moi. Faut atre sérieux.

Fiske avait envie de tendre la main pour effacer la haine de son visage.

- Désolé, l'attorney ne marche pas pour la classe trois.

- Combien ? demanda Derek avec froideur.

Il avait les oreilles percées, au moins douze fois a vue de nez.

- Cinq ans, en tenant compte de la détention préventive.

- Il déconne. Cinq ans pour avoir tailladé un mec avec un petit canif de poche ?

- Un couteau a cran d'arrat, avec une lame de douze centimètres. Et tu l'as frappé dix fois. Devant témoins.

- Merde, il pelotait ma meuf. C'est pas de la légitime défense, ça ?

- Tu as de la chance de ne pas tomber pour meurtre, Derek. D'après les toubibs, c'est un miracle que le type ne se soit pas vidé de son sang dans la rue. Et si Pack n'était pas un dangereux criminel, tu ne serais pas simplement inculpé de coups et blessures. Tu aurais risqué entre vingt ans et la perpétuité. Tu le sais très bien.

- Peloter ma meuf, répéta Derek en se penchant en avant, la main levée, les doigts écartés, convaincu du caractère irréfutable de ses arguments juridiques et moraux.

Fiske savait que Derek avait un job en or, a ceci près qu'il était illégal. Il était premier lieutenant d'un des deux principaux réseaux de distribution de drogue de Richmond, d'oa son surnom de DB1. Le boss était un certain Turbo, vingt-quatre ans. Son empire était bien organisé. La discipline régnait. Il avait mame une façade légale avec une entreprise de nettoyage a sec, un café, une boutique de prat sur gages et toute une écurie de comptables et d'avocats pour ventiler les bénéfices après blanchiment. Turbo était un jeune homme futé, doué pour les chiffres, qui avait le sens des affaires.

Fiske avait été plusieurs fois tenté de lui demander pourquoi il n'essayait pas de diriger une entreprise cotée en Bourse. La paie était presque aussi bonne et le taux de mortalité nettement plus bas.

En temps normal, Turbo aurait confié la défense de Derek a l'un de ses avocats de Main Street ou Franklin Street, des ténors du barreau a 300 dollars de l'heure.

Mais le crime de Derek n'était pas lié aux affaires de Turbo, et par conséquent l'accord ne tenait pas. Refiler son cas a quelqu'un comme Fiske était une manière de punir Derek pour la stupidité de son acte. Perdre la tate pour une poule, c'était impardonnable. Turbo n'avait aucune raison de craindre une dénonciation quelconque de la part de son lieutenant. Le procureur n'avait mame pas fait allusion a cette éventualité, sachant que c'était inutile. Si tu parles, tu meurs. En prison ou pas, ça ne faisait aucune différence.

Derek avait grandi dans un gentil quartier petit-bour-geois, avec de gentils parents petits-bourgeois, avant de décider de l‚cher l'école pour se lancer dans le trafic de drogue plutôt que de gagner sa vie en travaillant. Il avait toutes les cartes en main, il aurait pu faire ce qu'il voulait de sa vie. Il y avait assez de Derek Brown dans le pays pour rendre le monde indifférent aux conditions de vie abominables des gamins qui succombaient au genre d'élixir fourni par des types comme Turbo. C'est l'une des raisons pour lesquelles Fiske aurait bien aimé

entraaner Derek au fond d'une ruelle, tard dans la nuit, avec une batte de base-ball a la main, pour lui enseigner quelques bonnes vieilles valeurs de papa.

- L'attorney se fout pas mal de ce que le mec faisait a ta copine, ce soir-la.

- Vous me prenez pour un bleu ? J'ai un pote qui a séché un mec, l'an dernier, et il en a pris pour deux piges, avec un an de remise de peine. avec son temps de préventive, il était dehors trois mois plus tard. Et vous voulez que je me tape cinq ans de dur ? Putain, mais vous ates un avocat de merde.

- Ton pote avait un casier judiciaire ?

Jouait-il les premiers rôles dans l'une des pires cala-mités de Richmond, lui aussi ? voulut ajouter Fiske, et il l'aurait fait s'il n'avait craint de gaspiller sa salive.

- Je vais te dire, reprit-il. Je vais t'obtenir trois ans, moins la préventive.

Derek parut intéressé.

- Vous croyez que vous pouvez ?

Fiske se leva.

- J'sais pas. J'suis qu'un avocat de merde.

En sortant, Fiske se retourna pour contempler l'extérieur, par la fenatre a barreaux. Un nouveau chargement de pensionnaires venait d'arriver. Il les regarda descendre du fourgon, en groupe serré, pieds et poings liés. Le ferraillement des chaanes sur l'asphalte sonnait comme une incantation. C'étaient surtout des Noirs ou des Latinos. Ils se jaugeaient déja du regard. Maatre ou esclave ? qui frapperait le premier ? Les quelques Blancs semblaient sur le point de s'évanouir de panique avant mame d'avoir atteint leur cellule. Parmi eux, il y avait probablement les fils de certains types que l'officier de police John Fiske avait arratés dix ans plus tôt. Ils n'étaient que des mômes, a l'époque, et avaient s˚rement d'autres raves que les indemnités de chômage.

Un père toujours absent, une mère qui s'échinait dans la misère, sans espoir de répit. Mais peut-atre se trompait-il. La réalité avait sa façon bien a elle de punir le subconscient. Les raves n'avaient rien d'un sursis, ils ne faisaient que perpétuer le cauchemar de la vie quotidienne.

quand il était flic, ses dialogues avec les délinquants avaient tendance a se répéter.

- Je te tuerai, mec. Je tuerai toute ta famille ! lui criaient certains, la face rongée par la drogue, quand il leur mettait les menottes.

- C'est ça. T'as le droit de garder le silence.

Profites-en.

- allez, mec, c'est pas ma faute. C'est mon pote qui a tout fait. C'est un coup monté.

- Et oa il est, ce pote ? Et le sang sur tes mains ? Le flingue dans ton froc ? La coke dans tes narines ? C'est lui, tout ça ? Drôle de pote.

alors, parfois, ils regardaient le cadavre et craquaient.

- Oh, merde ! Seigneur Jésus ! Ma mère, oa est ma mère ? appelle-la. Fais ça pour moi, tu veux ? Maman !

Oh, merde.

- Tu as le droit d'avoir un avocat, indiquait-il d'une voix calme.

Et maintenant, cet avocat était lui-mame.

après deux autres audiences en ville, Fiske quitta le b‚timent en brique et verre du palais de justice John Marshall, ainsi nommé en l'honneur du troisième président de la Cour suprame des …tats-Unis, dont la maison natale se trouvait juste a côté. C'était maintenant un musée consacré a la mémoire du grand homme de Virginie et d'amérique - lequel se serait retourné dans sa tombe s'il avait su quels crimes atroces on plaidait dorénavant dans l'immeuble qui portait son nom.

Fiske prit la 9e Rue en direction de la rivière James.

La chaleur étouffante de ces derniers jours avait fait place a une fraacheur annonciatrice de pluie et il s'emmitoufla dans son imperméable. quand l'averse commença, il se mit a courir sur le trottoir en pataugeant dans les flaques d'eau sale qui s'accumulaient au creux des irrégularités de l'asphalte et du ciment.

Il arriva trempé a son cabinet, dans Shockoe Slip. La pluie dégoulinait en rigoles minuscules dans son dos. Il monta les marches deux a deux et entra. Ses bureaux se trouvaient dans un immeuble caverneux, un ancien entrepôt de tabac reconverti en complexe de bureaux.

L'odeur des feuilles de tabac imprégnait encore les murs. Et ce n'était pas une exception dans la région.

L'automobiliste qui longeait la manufacture Philip Morris, a laquelle Bobby Graham avait fait allusion, sur la nationale 95, avalait plus de nicotine que s'il avait fumé une cigarette. Fiske avait souvent été tenté de jeter une allumette par la fenatre de sa voiture, en passant devant, juste pour voir si le feu prendrait.

Son cabinet ne comportait qu'une pièce, avec une salle de bains adjacente, ce qui lui était fort utile car il dormait la plus souvent que dans son appartement. Il suspendit son imper a un cintre, s'essuya la figure et les cheveux avec une serviette de bain, brancha la cafetière électrique et regarda le café infuser en songeant a Jérôme Hicks.

En se débrouillant bien, mais vraiment très bien, Fiske pouvait obtenir que Jérôme Hicks passe le reste de sa vie derrière les barreaux au lieu de recevoir une injection mortelle a la maison des exécutions de Virginie. La mise a mort d'un jeune Black de dix-huit printemps ne rapporterait pas a Graham la place d'attorney général qu'il convoitait. Le meurtre d'un Noir par un Noir, d'un raté par un raté, ne valait mame pas un entrefilet en dernière page dans le journal local.

Pendant ses années de flic, a Richmond, Fiske avait survécu tant bien que mal a la violence du combat. Car cela envahissait la ville, se développait comme un anévrisme, de la taille d'un comté, laissant derrière lui des ghettos en lambeaux, les tours-pompes-a-fric du quartier des affaires, et débordait les barricades mal construites de la banlieue. Et ça ne se limitait pas au Commonwealth. Des glaciers de criminalité affluaient de tous les …tats. que ferons-nous le jour oa ils se rencontreront ? se demandait-il.

Il s'assit brusquement. La br˚lure était encore sourde ; ça commençait toujours de cette manière. Mais cela montait vite en puissance. Il sentit la douleur escalader son ventre jusqu'a sa poitrine, puis se répandre.

Bientôt, ce fut une coulée de lave qui incendia ses bras, ses doigts. Il se leva en titubant, ferma la porte a clé, retira sa cravate et sa chemise. Il portait un T-shirt en dessous, il avait toujours un T-shirt. Il palpa sa cicatrice sous le coton. après toutes ces années, elle était encore rugueuse et dentelée. Elle partait de sous son nombril et suivait le chemin sinueux de la scie du chirurgien jusqu'a la base de son cou.

Il se jeta a terre et fit cinquante pompes sans s'arrater.

¿ chaque poussée, sa poitrine et ses extrémités s'embra-saient, puis la chaleur s'estompait. Une goutte de sueur tomba de son front sur le parquet. Il crut pouvoir y distinguer son reflet. au moins ce n'était pas du sang. Il enchaana par des exercices d'abdominaux. Cinquante également. ¿ chaque ramener de jambes, la cicatrice se tordait et gondolait comme un serpent rétif collé sur son torse. Il fixa une barre télescopique dans l'encadrement de la porte de la salle de bains et exécuta une douzaine de tractions. Naguère, il en faisait deux fois plus, mais sa force l'abandonnait avec l'‚ge. La chose tapie sous sa peau suturée finirait par avoir raison de lui, par le tuer ; mais, pour l'instant, le feu diminuait. L'exercice physique semblait l'avoir effrayée. Elle avait fui.

C'était sa manière a lui de faire comprendre a l'intrus qu'il y avait encore quelqu'un a la maison.

Il nettoya la salle de bains et remit sa chemise, puis but son caoua a petites gorgées en regardant par la fenatre. De l'endroit oa il se trouvait, il discernait a peine la James. avec cette pluie, les eaux allaient bientôt enfler. Il était souvent allé faire de la barque sur la rivière avec son frère, quand il était môme. Parfois, par les chaudes journées d'été, ils aimaient se laisser dériver au gré du courant dans des chambres a air de camion. Mais c'était bien vieux, tout ça. aujourd'hui, il se contentait de regarder l'eau de loin. Finis, les loisirs, finie, la rigolade. Son espérance de vie raccourcissait, il n'avait plus de temps pour ça. Il ne se plaignait pas, cependant. Il aimait son boulot. Oh, bien s˚r, comparé

au job huppé de son frangin, superjuriste a la Cour suprame, ça n'avait rien de prestigieux, mais il en retirait une certaine fierté, trouvait qu'il faisait bien ce qu'il avait a faire. ¿ sa mort, il ne serait ni riche ni célèbre, néanmoins il pensait qu'il mourrait raisonnablement satisfait. Il se mit au travail.

Chapitre 5

Tel un faucon ombrageux, Fort Jackson était perché

sur les reliefs arides de la Virginie du Sud-Ouest, a mi-chemin entre le Tennessee, le Kentucky et la Virginie-Occidentale, dans un bassin houiller a l'écart du monde. C'était rare qu'une prison militaire soit ainsi isolée. Elles étaient généralement rattachées a une base, a la fois par tradition et dans un souci d'économie. Fort Jackson était aussi un fort de garnison, mais sa spécifi-cité principale était et demeurerait a jamais sa prison, oa les plus dangereux contrevenants aux règles de l'armée des …tats-Unis comptaient en silence les jours qu'il leur restait a vivre.

Personne ne s'évadait de Fort Jackson. Si, par extraordinaire, un détenu parvenait a s'octroyer une relaxe anticipée sans passer par les voies juridiques, sa liberté était toujours de courte durée. Les environs de la prison étaient en eux-mames une prison : des montagnes inhospitalières et grevées de puits de mine, des routes traatresses jalonnées de précipices, une forat dense peuplée de vipères et de crotales, des cours d'eau pollués oa croupissaient des serpents d'eau, plus imprévisibles encore que leurs cousins a sonnettes et sans pitié pour les pieds qui dérapaient de la rive. quant aux habitants autarciques de ce " trou du cul de la Virginie ", c'étaient de vrais rasoirs humains, habiles a manier le couteau, fins tireurs et sans états d'‚me. Et cependant ce paysage hostile recelait une grande beauté, dans ses coteaux et ses vallées aux senteurs forestières et florales, dans les bruissements tranquilles de la sauva-gine et le silence de ses espaces impénétrables.

Maatre Samuel Rider franchit le portail principal du fort et se fit remettre un badge de visiteur qui lui permit de garer sa voiture dans le parking réservé. Il se dirigea avec une certaine appréhension vers l'entrée aux murs de pierre. Son attaché-case ballottait légèrement contre son pantalon bleu. Il lui fallut vingt minutes pour satisfaire aux exigences de la sécurité : on lui demanda ses papiers d'identité, on vérifia qu'il était bien sur la liste des visiteurs, il fut soumis a une fouille corporelle, dut passer sous un détecteur de métaux et, pour finir, fut prié

de déballer le contenu de sa mallette. Les gardiens sourcillèrent devant son petit transistor mais le lui laissèrent après s'atre assurés qu'il ne contenait aucune marchandise interdite. On lui lut le règlement intérieur de la prison sur le droit de visite et il acquiesça a chaque clause. Rider savait que, si d'aventure il lui prenait la lubie de contrevenir a une seule d'entre elles, le masque poli des gardiens disparaatrait aussitôt.

Il regarda autour de lui avec nervosité. Il y avait entre ces murs quelque chose d'oppressant, de terrifiant, qui semblait émaner des plans mames de l'architecte. Son estomac se noua, ses paumes étaient moites, comme s'il s'était préparé a affronter un ouragan aux commandes d'un petit avion a hélice. Il avait passé tout son service militaire, durant la guerre du Vietnam, a l'intérieur des frontières, il n'était jamais monté au feu, n'avait jamais été en danger de mort. Ce serait le comble s'il devait mourir maintenant d'une crise cardiaque, dans une prison militaire, sur le sol américain ! Il inspira profondément pour tenter d'apaiser ses palpitations et se demanda une fois de plus pourquoi il était venu. Rufus Harms n'avait aucun moyen d'obtenir qu'il fasse quelque chose. Mais il était venu. Il inspira a nouveau, agrafa son badge, saisit la poignée de son attaché-case comme une amulette et se fit conduire au parloir.

Laissé a lui-mame un instant, il contempla les murs d'un brun terne. La couleur avait-elle été choisie exprès pour déprimer encore davantage les pensionnaires, qui devaient déja atre au bord du suicide ? Combien d'hommes étaient internés ici, emmurés vivants par leurs congénères ? Il y avait sans doute toutes sortes de bonnes raisons pour les enfermer, mais le pire d'entre eux avait aussi une mère. Certains devaient mame avoir un vrai père, qui était plus pour eux qu'un simple géni-teur, et cela ne les avait pas empachés de finir ici.

…taient-ils nés mauvais ? Va savoir ! Peut-atre, songea-t-il, dans un avenir plus ou moins lointain, disposera-t-on d'un test génétique pour avertir les parents que leur rejeton est la réincarnation de Ted Bundy. Mais que ferez-vous le jour oa on vous annoncera la mauvaise nouvelle ?

Les méditations de Rider furent interrompues par l'arrivée de Rufus Harms entre deux gardiens. ¿ les voir, on e˚t dit que c'était lui le seigneur et eux les serfs.

Harms était l'homme le plus imposant que Rider e˚t jamais vu, un géant investi d'une force hors norme. Il semblait emplir toute la pièce a lui seul. Ses pectoraux étaient deux plaques de béton armé, ses bras gros comme des cuisses d'haltérophile. Il portait des chaanes aux mains et aux pieds, qui le forçaient a traaner la jambe. C'était la démarche classique du forçat, et il y était tellement accoutumé que ses pas avaient presque de l'élégance.

Il devait avoir près de cinquante ans mais en paraissait bien dix de plus, calcula Rider en observant ses balafres ainsi qu'un curieux renfoncement sous son úil droit. Le jeune homme que Rider avait défendu avait les traits fins et plutôt gracieux. Combien de fois Rufus s'était-il fait tabasser ici, combien d'autres traces de coups dissimulait-il sous ses vatements ?

Harms s'assit en face de Rider, devant une table de bois rayée d'innombrables griffures de désespoir. Il ne regarda pas tout de suite l'avocat. Il continuait a lorgner le gardien qui restait en faction dans la pièce.

Rider comprit son message tacite et dit au maton :

- Soldat, je suis son avocat, vous allez devoir nous laisser un peu de champ.

La réponse fut automatique :

- C'est un quartier de haute sécurité. Ici, tous les détenus sont classés dangereux et violents. C'est pour votre protection.

Les hommes étaient effectivement dangereux, ici, les gardiens autant que les prisonniers. Rider connaissait la musique.

- Je sais bien, dit-il. Je ne vous demande pas de m'abandonner, mais je vous saurais gré de bien vouloir vous éloigner un peu. C'est une conversation entre avocat et client, vous comprenez, n'est-ce pas ?

Le type se retira au fond de la pièce sans desserrer les lèvres, ostensiblement dans un coin oa il ne pouvait plus les entendre. alors, enfin, Rufus Harms regarda Rider.

- Vous avez apporté la radio ?

- La demande m'a surpris, mais je l'ai honorée.

- Sortez-la et allumez-la, vous voulez ?

Rider s'exécuta. Une rengaine de musique country s'éleva dans le parloir. Face a l'authentique détresse qu'on percevait dans ce lieu, les paroles désespérées de la chanson paraissaient fades, sonnaient faux.

- Les murs ont des oreilles, ici, expliqua Rufus en épiant les alentours. On se méfie jamais assez, vous me suivez ?

- …couter les conversations d'un avocat avec son client est une infraction a la loi.

Harms leva légèrement les mains, dans un ferraillement de chaanes.

- Y a des tas de trucs interdits par la loi, mais les gens les font quand mame. aussi bien dehors qu'ici, pas vrai ?

Rider acquiesça. Harms n'était plus un jeune gars paniqué. C'était un homme. Et un homme maatre de lui, mame s'il ne pouvait maatriser aucun des éléments de son existence. Rider remarqua que les moindres gestes de Harms étaient mesurés et calculés, comme ceux d'un joueur d'échecs déplaçant ses pièces avec lenteur et froide précision. Ici, les mouvements vifs pouvaient atre mortels.

Le taulard se pencha en avant et se mit a parler d'une voix si basse que Rider dut faire un effort pour capter ses paroles par-dessus la musique.

- Je vous remercie d'atre venu. «a m'étonne, je dois dire.

- Je crois que, de nous deux, c'est encore moi le plus étonné. La curiosité, sans doute.

- Vous avez l'air en forme. Les années ne vous ont pas abamé.

Rider ne put s'empacher de rire.

- J'ai perdu tous mes cheveux et pris vingt-cinq kilos, mais merci quand mame.

- J'vais pas vous faire perdre votre temps. J'ai du nouveau, je veux que vous me rédigiez un appel pour la Cour.

Rider tomba des nues.

- quelle cour ?

Harms baissa encore la voix, malgré la musique.

- La plus grande de toutes. La Cour suprame.

- Vous vous foutez de moi ? dit Rider, bouche bée.

(Mais le regard de Harms invalidait cette hypothèse.) Bon, d'accord, pour quel motif exactement ?

D'un geste s˚r, malgré la contrainte de ses fers, Harms tira une enveloppe de sa chemise et la lui tendit.

Le gardien rappliqua aussi sec pour la lui arracher de la main.

Rider protesta immédiatement.

- Soldat, ceci est une conversation confidentielle.

- Laissez-le lire, Samuel, j'ai rien a cacher, dit Harms sans s'énerver.

Le gardien ouvrit l'enveloppe et parcourut la lettre.

Satisfait, il la rendit a Harms et regagna sa place dans le coin.

Harms passa la lettre a Rider, qui en prit connaissance. quand il releva les yeux, Harms se pencha encore plus près de lui et lui parla pendant au moins dix minutes. Rider sentit plusieurs fois ses yeux s'écar-quiller pendant le récit du prisonnier. quand il eut fini, Harms se rassit normalement et le regarda en face.

- Vous allez m'aider, hein ?

Sur le moment, Rider ne sut que répondre. Il lui fallait le temps d'assimiler ce qu'il venait d'entendre. S'il avait eu les mains libres, Harms l'aurait saisi par les épaules, non pour le menacer mais pour le supplier de lui accorder la sollicitude qu'on lui refusait depuis près de trente ans.

- Hein, Samuel ?

Rider acquiesça enfin.

- Je vous aiderai, Rufus.

Harms se leva et se dirigea vers la porte.

Rider remit la lettre dans l'enveloppe et la rangea, avec la radio, dans sa mallette. Il ne pouvait pas savoir que, de l'autre côté du grand miroir sans tain qui ornait le parloir, quelqu'un avait observé leur entretien. Et ce quelqu'un se frottait maintenant le menton, perdu dans ses pensées, perplexe et contrarié.

Chapitre 6

¿ 10 heures du matin, l'huissier de la Cour suprame, Richard Perkins, vatu d'un frac anthracite, qui était aussi la tenue d'apparat des magistrats du bureau du haut officier de justice fédérale, debout a une extrémité

du banc massif derrière lequel étaient alignés neuf sièges de cuir a haut dossier de différents styles et tailles, fit résonner son maillet. Silence dans la salle bondée.

- Les honorables membres du tribunal, le président et les juges assesseurs des …tats-Unis !

Le long rideau cramoisi derrière le banc s'ouvrit en neuf endroits différents sur neuf juges, un peu guindés dans leurs robes noires et qui semblaient mal réveillés comme s'ils avaient été surpris au lit par une foule de badauds. Pendant qu'ils s'installaient, Perkins continua :

- Oyez ! Oyez ! Oyez ! Toute personne ayant affaire a valoir devant l'honorable Cour suprame des

…tats-Unis est priée de s'avancer et de prater attention, car la Cour est ci-devant en séance. Dieu sauve les

…tats-Unis et cette honorable cour.

Perkins s'assit et regarda dans la salle, qui était a elle seule aussi grande qu'un manoir avec cour et dépen-dances. Ses plafonds hauts de douze mètres incitaient l'úil a y chercher des cumulo-nimbus. après quelques préliminaires d'usage et les prestations de serment des nouveaux membres du barreau de la Cour suprame, la première des deux affaires de la matinée passerait en audience. Le mercredi, on n'entendait que deux affaires en matinée, les audiences d'après-midi étant réservées aux lundi et mardi. Il n'y avait jamais de débat oral les jeudi et vendredi. La session durait jusqu'a la fin d'avril, a raison de trois jours toutes les deux semaines, pour un total de cent cinquante audiences environ. C'était a ce rythme que les juges suprames remplissaient leur rôle de Salomon des temps modernes pour le peuple américain.

On apercevait d'impressionnantes frises de chaque côté de la salle. ¿ droite, elles représentaient des législa-teurs de l'antiquité ; a gauche, leurs homologues de l'ère chrétienne. Deux armées prates a s'affronter. Peut-atre pour décider laquelle des deux avait le bon droit pour elle. MoÔse contre Napoléon. Hammourabi contre Mahomet. La loi et son application pouvaient atre douloureuses, voire sanglantes. Juste au-dessus du banc se dressaient deux bas-reliefs sculptés dans le marbre : La Majesté de la loi et Le Pouvoir du gouvernement.

Entre les deux, un tableau illustrait les Dix Commandements, et toute une série de bas-reliefs allégoriques décorait l'immense salle comme des vols de colombes : La Sauvegarde des droits du peuple, Le Génie de la sagesse et de la politique, La Défense des droits de l'homme. aucune scène de thé‚tre n'aurait pu mieux symboliser la souveraineté des juges, mais la topogra-phie était parfois trompeuse.

Ramsey siégeait au centre, Elizabeth Knight a son extrame droite. Un puissant haut-parleur pendait du plafond. Les papas et les mamans de l'assistance se raidirent. Mame leurs gosses accablés d'ennui se redressèrent. Il était inutile de connaatre le protocole pour comprendre que l'instant était solennel, que ces gens représentaient l'autorité dans ce qu'elle a de plus impla-cable et que des résolutions fondamentales allaient atre prises.

Ces neuf juges en robe noire avaient le pouvoir de fixer les limites légales d'un avortement, d'envoyer les écoliers dans tel ou tel établissement, de décider si tel propos était obscène ou non, de rappeler a la police qu'elle n'avait pas le droit de perquisitionner ou d'arrater ind˚ment, ni d'extorquer des aveux par la force. Leurs fonctions n'étaient pas électives, ils étaient nommés a vie et pratiquement immunisés contre toute poursuite. Ces hauts magistrats entouraient leurs travaux d'une telle atmosphère de secret, s'enfermaient dans une tour d'ivoire si imprenable que les autres vénérables institutions fédérales semblaient dérisoires en comparaison. Les grandes questions étaient leur pain quotidien. Ils avaient a juger des groupes activistes qui posent des bombes dans les cliniques pratiquant l'avortement, ou manifestent devant les prisons pendant l'exécution d'un condamné a mort. Les problèmes les plus épineux et les plus déterminants pour l'avenir de la civilisation dépendaient de leur sentence. Et ils avaient l'air si calmes...

On appela la première affaire. Elle traitait de l'affirmative action ' dans les universités publiques - ou du moins ce qui restait de ces théories. Frank Campbell, l'avocat qui défendait l'affirmative action, n'avait mame pas fini sa première phrase que déja Ramsey l'interrompait.

Le président lui fit remarquer que le quatorzième amendement stipulait formellement que toute forme de 1. Mouvement préconisant un système d'éducation prioritaire pour les minorités (et les femmes) afin de favoriser leur insertion sociale. (N.d.T.)

discrimination était interdite. Cela ne signifiait-il pas clairement que l'affirmative action était contraire a la Constitution ?

- Mais il s'agit en l'occurrence de réparer de criantes injustices qui...

- Pourquoi l'égalité devrait-elle atre synonyme de pluralité ? coupa Ramsey.

- Nous devons permettre a une population estu-diantine plus vaste et plus diversifiée d'exprimer des idées différentes, de représenter des cultures différentes qui, a leur tour, aideront a briser le cycle de l'ignorance.

- En somme, vous fondez tout votre argument sur l'idée que les Blancs et les Noirs penseraient différemment. qu'un Noir élevé par des parents professeurs de faculté, dans un environnement familial très bourgeois, disons a San Francisco, par exemple, apportera a l'université un système de valeurs différent de celui d'un Blanc élevé dans le mame milieu privilégié de San Francisco ?

Ramsey était plus que sceptique.

- Je pense que chacun est différent, répondit Campbell.

- au lieu de vous fonder sur la couleur de la peau, ne croyez-vous pas que ce sont les plus pauvres d'entre nous qui ont le plus besoin d'une main secourable ?

demanda le juge Knight.

Ramsey la regarda bizarrement.

- Et pourtant, poursuivit-elle, votre raisonnement n'établit aucune distinction entre les riches et les pauvres.

- Non, reconnut Campbell.

Michael Fiske et Sara Evans étaient assis dans une section spéciale perpendiculaire au banc. Fiske épia Sara du coin de l'úil en entendant la question. Elle ne le regarda pas.

Ramsey reprit le flambeau :

- Vous ne pouvez pas contourner la lettre de la loi.

Vous nous forceriez a nous démarquer de la Constitution.

- Il y a la lettre et il y a l'esprit, répliqua Campbell.

- Oh, vous savez, les esprits sont des atres tellement impalpables ! Je préfère m'en tenir au concret.

La repartie de Ramsey fit naatre quelques rires dans l'assistance. Le président renouvela son attaque et louvoya avec une précision diabolique dans les méandres de la jurisprudence invoquée par Campbell, pour réfuter son raisonnement. Knight ne dit plus rien.

Les yeux fixés dans le vide, elle avait visiblement la tate ailleurs. quand s'alluma la lumière rouge indiquant que son temps de parole était écoulé, Campbell regagna son siège presque en courant. L'avocat de la partie adverse vint le remplacer a la barre. Il entreprit d'exposer ses arguments, mais on eut la nette impression que les juges ne l'écoutaient mame pas.

- Rien a dire, Ramsey connaat son affaire, commenta Sara.

Elle se trouvait a la cafétéria du Palais avec Michael Fiske. Les juges s'étaient retirés dans leur salle a manger particulière pour leur traditionnel déjeuner d'après-audience.

- Il a laminé l'avocat de l'université en cinq secondes, dit-elle.

Michael avala une bouchée de sandwich.

- «a fait trois ans qu'il cherchait une occasion de régler leur compte aux tenants de l'affirmative action. Il la tient enfin. ¿ partir du moment oa l'affaire est arrivée chez nous, ils n'avaient plus aucune chance.

- Tu crois vraiment qu'il est comme ça ?

- Cette bonne blague ! attends d'avoir vu l'arrat. Il va probablement le rédiger lui-mame, rien que pour s'en gargariser. Ce sera un enterrement de première classe.

- Remarque, je comprends en partie sa logique.

- Ben voyons. C'est cousu de fil blanc. Un grou-puscule de droite lui apporte l'affaire sur un plateau, avec une plaignante aux petits oignons : une ouvrière blanche, intelligente, qui travaille dur et n'a jamais eu de piston. Une femme, par-dessus le marché !

- La Constitution exclut toute forme de

discrimination.

- allons, Sara, tu sais très bien que le quatorzième amendement a été voté après la guerre de Sécession pour protéger les Noirs contre la discrimination raciale.

Et regarde ce qu'ils en ont fait ! Un rouleau compres-seur pour écraser ceux-la mames que la loi était censée aider. Mais, tu verras, les écraseurs se préparent leur propre apocalypse.

- qu'est-ce que tu veux dire ?

- Un pauvre qui a de l'espoir commence a sortir du trou. Un pauvre sans espoir commence a sortir ses griffes. Et ça peut faire très mal.

- Oh.

Elle l'observa. Il était soudain grave et péremptoire.

Terriblement sérieux pour son ‚ge, jusqu'a en devenir parfois embarrassant. C'était un des aspects de son caractère qu'elle admirait et craignait a la fois.

- Mon frère pourrait te raconter des histoires édifiantes a ce sujet.

- Je n'en doute pas. J'aimerais beaucoup faire sa connaissance.

Il détourna les yeux.

- Ramsey se fait une fausse idée du monde. Il s'est débrouillé tout seul dans la vie et il estime que tout le monde peut en faire autant. En un sens, je lui tire mon chapeau. Il met tout le monde sur un pied d'égalité, les riches et les pauvres, l'…tat et l'individu. Il ne favorise personne. Je lui accorde ça.

- Tu ne t'es pas mal débrouillé non plus.

- Ouais. Je ne veux pas me pousser du col, mais j'ai un qI supérieur a 160. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

- Hélas, répliqua Sara avec un regret dans la voix.

Mon cerveau juridique me dit que ce qui s'est passé

aujourd'hui était légal. Mon cúur me dit que c'est une tragédie.

- Eh, que veux-tu ? C'est la Cour suprame. Les choses ne sont jamais faciles ici. ¿ propos, qu'est-ce que Knight essayait de faire ?

Michael était perpétuellement sur la brèche, il voulait tout connaatre, les petits secrets, les ragots, les stratégies des juges et de leurs greffiers pour faire triompher leurs philosophies et leurs points de vue. Or la tactique de Knight lui échappait, ce qui le contrariait.

- Michael, elle n'a prononcé que deux phrases.

- Peut-atre, mais deux phrases lourdes de sous-entendus. Tu as vu le regard que Ramsey lui a lancé ?

Elle a une idée derrière la tate ? Elle essaie d'assurer ses arrières pour une affaire a venir ?

- Tu t'imagines que je vais te répondre ? C'est confidentiel.

- Nous formons une équipe, Sara.

- Depuis quand ? Je n'ai pas souvent vu Murphy voter comme Knight. Cette cour comporte neuf compartiments très cloisonnés, je ne t'apprends rien.

- Exact. Neuf petits royaumes. Mais, si Knight cache quelque chose dans sa manche, j'aimerais atre prévenu.

- Pourquoi devrais-tu atre au courant de tout ce qui se passe ici ? Bon sang, tu en sais déja plus que tous les greffiers et la plupart des juges réunis. Je ne connais pas beaucoup d'autres greffiers qui viennent éplucher le courrier au petit matin pour avoir la primeur des informations sur les dossiers a venir.

- Je n'aime pas faire les choses a moitié.

Elle le regarda, faillit répliquer, puis se ravisa. Pourquoi compliquer les choses ? Elle lui avait déja répondu.

En vérité, bien qu'elle f˚t elle-mame assez impliquée, elle ne pouvait s'imaginer avec un mari aussi idéaliste que Michael Fiske. Elle ne serait jamais a la hauteur de ses aspirations. Il l'épuiserait.

- Je n'ai pas l'intention de trahir un secret. Tu sais aussi bien que moi que nous sommes pratiquement en campagne militaire, ici. Si les langues se délient, le navire coule. Il faut se méfier de tout le monde.

- Je suis d'accord avec toi sur le principe, mais je suis partie prenante dans cette affaire. Tu connais Murphy, il est vieux jeu, merveilleusement vieux jeu, mais c'est un pur libéral. Toujours prat a défendre la veuve et l'orphelin. Knight et lui seront du mame côté, cette fois-ci, c'est certain. Il ferait n'importe quoi pour enrayer la machine de Ramsey. Tom Murphy avait la haute main sur cette cour avant que Ramsey prenne les commandes. Ce n'est pas marrant d'atre mis sur la touche a quelques années de la retraite.

Sara secoua la tate.

- Navrée, je ne marche pas.

Il soupira et picora dans son assiette.

- Décidément, on dirait que nous ne sommes pas faits pour nous entendre !

- C'est faux. C'est ce que tu veux faire croire, mais c'est faux. Je sais que je t'ai blessé en te disant non, et ça me désole.

Il eut un petit sourire.

- C'est peut-atre mieux comme ça. Nous sommes trop tatus, tous les deux, on aurait fini par s'étriper.

- Un brave gars de Virginie et une petite délurée de Caroline, dit-elle avec un accent traanant. Tu as s˚rement raison.

Il agita son verre et l'observa du coin de l'úil.

- Si tu me trouves obstiné, qu'est-ce que tu dirais de mon frère !

Elle évita de croiser son regard.

- Une forte tate, j'en suis s˚re. Il était génial pendant ce procès qu'on a suivi ensemble.

- Je suis très fier de lui.

Cette fois, elle le regarda.

- alors pourquoi m'as-tu forcée a entrer en catimini dans la salle d'audience pour qu'il ne remarque pas notre présence ?

- C'est a lui qu'il faut poser la question.

- Mais c'est a toi que je la pose.

Il haussa les épaules.

- Il a un problème avec moi. Il m'a banni de sa vie.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas exactement. Lui non plus, peut-atre.

En tout cas, ça ne l'a pas rendu plus heureux.

- Pour le peu que j'ai vu de lui, il ne m'a pas fait l'effet d'atre comme ça. Le genre déprimé, je veux dire.

- ah bon ? Et quel effet il t'a fait ?

- Un type drôle, intelligent, qui sait atre en phase avec les autres.

- apparemment, il était en phase avec toi.

- Il ne savait mame pas que j'étais la.

- Mais tu aurais bien voulu, pas vrai ?

- qu'est-ce que tu sous-entends ?

- Je ne suis pas aveugle. Il m'a fait de l'ombre toute ma vie.

- Tu es un petit génie avec un avenir illimité.

- Et lui, un ex-flic héroÔque qui défend aujourd'hui ceux qu'il arratait autrefois. Il a aussi un côté martyr que je n'ai jamais réussi a comprendre. C'est un type bien, qui ne se laisse jamais abattre.

Michael hocha la tate. Tout ce temps que son frère avait passé a l'hôpital, entre la vie et la mort... Une angoisse de tous les jours, de tous les instants. Jamais il n'avait eu aussi peur, l'idée de perdre son frère le terrifiait. Et pourtant il l'avait perdu, d'une certaine manière, mais pas a cause de ses blessures. Pas a cause de ces balles.

- Il pense peut-atre que c'est toi qui lui fais de l'ombre.

- «a m'étonnerait.

- Tu le lui as demandé ?

- Je te l'ai dit, nous ne nous parlons plus.

Il s'interrompit puis reprit calmement :

- C'est a cause de lui que tu n'as pas voulu de moi ?

Il l'avait observée pendant le procès, alors qu'elle avait les yeux fixés sur son frère. Dès qu'elle avait aperçu John Fiske, elle avait été sous le charme. Il ne savait pas pourquoi il l'avait emmenée voir son frère.

C'était une drôle d'idée. aujourd'hui, il le regrettait amèrement.

Elle rougit.

- Je ne le connais mame pas. Comment pourrais-je avoir des sentiments pour lui ?

- C'est a moi que tu poses la question, ou a toi-mame ?

- Je ne répondrai pas, dit-elle d'une voix tremblante. Et toi, est-ce que tu l'aimes ?

Il se redressa et la regarda dans les yeux.

- J'aimerai toujours mon frère, Sara. Toujours.

Chapitre 7

Rider passa devant sa secrétaire sans un mot, fonça dans son bureau, ouvrit sa mallette et sortit l'enveloppe.

Il retira la lettre, la regarda un court instant et la jeta a la corbeille. Elle contenait les dernières volontés et le testament de Rufus, mais c'était bidon, ce n'était qu'un leurre destiné a tromper le gardien. Rider observa l'enveloppe et appuya sur le bouton de son interphone.

- Sheila, pouvez-vous m'apporter le réchaud électrique et la bouilloire, s'il vous plaat ? Remplissez-la d'eau.

- Oh, je peux mame vous faire le thé, monsieur Rider.

- Je ne veux pas de thé, Sheila, apportez-moi seulement cette bouilloire et le réchaud.

Sheila trouva la chose singulière mais n'insista pas.

Son patron semblait s'atre levé du pied gauche. Elle lui apporta donc la bouilloire, avec le réchaud, et se retira en silence.

Rider brancha la plaque chauffante. La bouilloire commença a fumer au bout de quelques minutes. Il présenta l'enveloppe a la vapeur en la tenant délicatement par les côtés et attendit qu'elle se sépare en deux, comme le lui avait dit Rufus Harms. Le phénomène ne tarda pas a se produire. au lieu d'une enveloppe, Rider avait maintenant dans les mains deux feuilles de papier : l'une était écrite par Harms, l'autre était une copie de la lettre qu'il avait reçue de l'armée.

Il éteignit le réchaud en s'émerveillant de l'ingénio-sité de Rufus. L'enveloppe était en fait une lettre, dans laquelle il avait caché celle de l'armée. alors il se rappela que le père de Harms avait travaillé dans une imprimerie. Rufus aurait été mieux inspiré de reprendre le métier de son père plutôt que de s'engager dans la carrière militaire, médita Rider.

Il laissa les papiers sécher puis s'installa derrière son bureau pour lire la prose de Rufus. Cela ne lui prit pas longtemps. Le texte était assez bref, quoique parfois difficile a déchiffrer, et truffé de fautes d'orthographe.

Ce que Rider ignorait, c'était que Rufus avait d˚ le rédiger pratiquement dans l'obscurité, en s'interrom-pant chaque fois qu'il entendait les pas des gardiens.

quand l'avocat eut achevé sa lecture, il avait la gorge sèche. Il passa ensuite a la note officielle de l'administration militaire. Un autre coup au cúur.

- Nom de Dieu !

Il s'affaissa sur sa chaise, frotta sa calvitie, puis se leva d'un bond et courut fermer sa porte a clé. La peur le gagnait comme un virus. Il pouvait a peine respirer. Il revint en chancelant a son bureau et appuya a nouveau sur le bouton de l'interphone.

- Sheila, un verre d'eau et de l'aspirine, s'il vous plaat.

Une minute plus tard, Sheila frappait a la porte.

- Monsieur Rider ! dit-elle. C'est... c'est fermé a clé.

Il lui ouvrit rapidement, prit le verre, l'aspirine et allait refermer sans dire un mot, quand elle lui demanda :

- Vous vous sentez bien ?

- Très bien, très bien, répondit-il en la poussant dehors.

Il examina le papier que Rufus voulait lui faire envoyer a la Cour suprame pour étayer son recours.

Rider était membre du très solennel barreau de la Cour suprame, mais uniquement gr‚ce au piston d'un ancien collègue de l'armée qui travaillait au ministère de la Justice. S'il faisait exactement ce que Rufus lui demandait, il se retrouverait avocat rapporteur dans l'appel de Rufus. Une situation qui ne pouvait lui valoir que des emmerdements. Mais il avait donné sa parole.

Il s'allongea sur son divan de cuir, dans un coin du bureau, ferma les yeux et réfléchit en silence. Il s'était passé tant de choses contradictoires, la nuit oa Ruth ann Mosley avait été assassinée... Rufus n'avait pas le profil d'un assassin, il n'avait jamais été inculpé de violences, seulement de refus d'obéissance, attitude qui avait exaspéré nombre de ses supérieurs - et beaucoup intrigué Rider au début. Rufus semblait incapable d'exécuter les ordres, mame les plus simples, et on en avait compris la raison au cours du procès. Mais cela n'expliquait pas son évasion du cachot. Voyant qu'il n'avait aucun argument de défense, Rider avait laissé

entendre qu'il plaiderait l'aliénation mentale, ce qui lui avait permis de sauver la tate de son client. Et l'affaire en était restée la. Justice avait été rendue. Du moins pour autant que la justice existait en ce monde.

Il parcourut a nouveau la note de l'armée. Le grossier mensonge du passé était enfin révélé. Cette information aurait d˚ figurer dans le livret militaire de Harms a l'époque du meurtre, mais elle n'y était pas. Elle aurait constitué une défense tout a fait plausible. Le livret de Harms avait été trafiqué, et Rider comprenait maintenant pourquoi.

Harms voulait la liberté, voulait sa réhabilitation et voulait que cela vienne de la plus haute instance judiciaire du pays. Il refusait de se satisfaire des promesses de libération émanant de l'administration militaire. C'était ce qu'il lui avait dit au parloir, pendant que la musique country couvrait sa voix. Et Rider pouvait-il l'en bl‚mer ?

Tous les arguments étaient de son côté. Rufus méritait d'atre entendu et relaxé. Pourtant, Rider restait circonspect, immobile sur son divan au cuir élimé et aux clous ternis. Cela n'avait rien de mystérieux : c'était la peur, le plus fort des sentiments humains. Il prévoyait de prendre sa retraite d'ici a quelques années dans la résidence qu'il avait déja choisie avec sa femme, au bord du golfe du Mexique. Leurs enfants étaient grands et Rider en avait marre des hivers froids qui sévissaient dans les basses terres, marre d'atre toujours en quate de nouvelles affaires a plaider, marre d'organiser son emploi du temps au quart d'heure près. Mais ces raves de retraite ne l'empacheraient pas de venir en aide a son vieux client. Il fallait parfois savoir écouter la voix du devoir.

Il se leva et s'assit a son bureau. D'abord, il avait pensé que le meilleur moyen d'agir était d'envoyer directement aux journaux les documents qu'il avait en sa possession et de laisser agir la presse. Mais, tels qu'il connaissait les journalistes, ils étaient capables soit de le prendre pour un fou et de déchirer la lettre, soit de faire un tel tapage que Rufus risquait d'atre en danger. Ce qui l'avait vraiment décidé était simple : Rufus était son client et, en tant que tel, lui avait demandé d'interjeter appel auprès de la Cour suprame des …tats-Unis. Et c'était ce que Rider allait faire. Il avait manqué a son devoir envers Rufus la première fois, il ne recommencerait pas. Cet homme avait droit a un peu de justice, et oa obtenir la justice sinon dans la plus haute cour du pays ?

Si le droit ne venait pas de la, alors vers qui se tourner, bon Dieu ?

quand il prit une feuille de papier dans son tiroir, le soleil se refléta sur ses boutons de manchette carrés, en or, projetant des points lumineux dans le capharna¸m de la pièce. Il tira a lui son antique machine a écrire, qu'il ne conservait que par nostalgie. Rider n'était pas très au fait de la procédure de la Cour suprame, et il était s˚r de se planter sur de nombreux points techniques. Mais cela ne l'arratait pas. Il voulait seulement que cette histoire soit révélée, ne souhaitait plus en atre l'unique dépositaire.

quand il eut fini de taper, il rangea sa lettre, avec celles de Harms et de l'armée, dans une enveloppe postale. Puis il hésita. Ses trente années de pratique l'avaient rendu parano. Il fonça dans le petit cabinet adjacent et photocopia le tout. La mame paranoÔa l'incita a conserver l'original de la lettre de l'armée.

quand l'affaire éclaterait, il pourrait toujours la faire paraatre, anonymement. Il cacha les photocopies dans un tiroir, qu'il verrouilla, remit les originaux dans l'enveloppe, chercha l'adresse de la Cour suprame dans son annuaire professionnel et la dactylographia sur une étiquette. Il n'inscrivit pas d'adresse d'expéditeur sur le paquet. Cela fait, il mit son chapeau, son pardessus et se rendit a pied a la poste du coin.

Sans se laisser le temps de changer d'avis, il remplit le formulaire de recommandation avec accusé de réception, le donna au guichetier, paya les frais et retourna dans son bureau. alors seulement, il prit conscience de son étourderie. L'accusé de réception fournirait a la Cour un moyen d'identifier l'expéditeur. Il soupira.

Rufus avait attendu toute sa vie. Et, en un sens, Rider l'avait déja trahi une fois.

Il passa le reste de la journée sur le divan de son bureau, dans le noir, a peser le pour et le contre. avait-il agi comme il fallait ? au fond de lui-mame, il savait que oui.

Chapitre 8

- J'ai les greffiers de Ramsey sur le dos depuis votre commentaire de l'autre jour, juge Knight, quand vous avez dit que les pauvres devaient atre prioritaires dans certains cas.

Mme le juge Knight était tranquillement assise a son bureau, en face de Sara Evans. Elle feuilletait des documents.

- «a ne m'étonne pas, répondit-elle avec un sourire.

Elles savaient toutes deux que les greffiers de Ramsey formaient un commando bien entraané. Ils avaient des antennes partout, se sentaient concernés par tout ce qui pouvait intéresser le président. Rien, ou presque, ne leur échappait. Le moindre mot, la moindre exclamation, réunion ou conversation de couloir étaient consignés dans leurs carnets, analysés et classés.

- Dois-je comprendre que vous avez dit ça exprès pour les faire réagir ?

- Sara, mame si cela ne me fait pas plaisir, il faut savoir qu'il y a ici certains procédés qu'on est bien obligé de respecter. D'aucuns appellent cela un jeu, pas moi. Mais je ne peux ignorer la réalité. Ce n'est pas Ramsey qui me préoccupe. Il n'approuvera jamais les positions que je prends sur certains sujets. Je le sais et il le sait.

- Donc vous avez envoyé un ballon-sonde vers les autres juges.

- En partie, oui. Un débat oral est aussi un forum public.

- Vers le public, alors. Et aussi les médias peut-atre ?

Knight abandonna ses documents et croisa les mains :

- Cette cour dépend beaucoup plus de l'opinion publique qu'on ne veut bien l'avouer. Certains souhaite-raient le maintien éternel du statu quo, mais la Cour doit évoluer.

- C'est en rapport avec la jurisprudence que vous m'avez demandé d'étudier sur l'égalité du droit a l'éducation pour les pauvres ?

- C'est un sujet qui me tient particulièrement a cúur.

Elizabeth Knight avait grandi a l'est du Texas, dans un trou perdu mais dans une famille riche. Elle avait donc bénéficié de la meilleure éducation et s'était souvent demandé ce qu'aurait été sa vie si son père avait été pauvre, comme la plupart des gens qu'elle côtoyait a l'époque. Tous les juges suprames arrivaient a la Cour avec leurs déterminations psychologiques et Elizabeth Knight ne faisait pas exception.

- Mais je n'en dirai pas plus pour le moment.

- Et Blankley ? demanda Sara, se référant a l'affaire sur l'affirmative action que Ramsey avait balayée d'un revers de main.

- Nous n'avons pas encore voté, Sara. Je ne peux donc pas dire ce qui en sortira.

Les votes se déroulaient dans le plus parfait secret. Il n'y avait mame pas de sténographe dans la salle des délibérations. Toutefois, pour ceux qui suivaient d'un peu près les travaux de la Cour, notamment les greffiers qui y passaient leurs journées, il n'était pas trop difficile de prédire l'orientation des suffrages, mame si les juges avaient parfois créé la surprise dans le passé. L'expression désabusée du juge Knight ne laissait guère de doutes sur le résultat des délibérations dans l'affaire Blankley.

Sara savait lire dans le marc de café aussi bien que n'importe qui. Michael Fiske avait raison. Le seul suspense concernait le style des attendus.

- Dommage que je ne puisse pas atre la pour voir mes recherches porter leurs fruits.

- On ne sait jamais. Vous avez signé pour une seconde session. Michael Fiske a signé avec Tommy pour une troisième. Je serais ravie de vous retrouver la l'an prochain.

- C'est drôle que vous me parliez de lui. Michael m'a questionnée sur votre remarque a l'audience. Il pensait que Murphy verrait d'un bon úil vos allusions aux priorités pour les pauvres.

Knight sourit.

- Michael doit le savoir. Tommy et lui sont aussi proches que peuvent l'atre un juge et un greffier.

- Michael en sait plus que n'importe qui sur ce qui se passe a la Cour. Parfois, il me fait peur.

Knight lui lança un coup d'úil aigu.

- Je croyais que vous étiez intimes.

- Nous le sommes. C'est-a-dire... Nous sommes bons amis, répondit Sara en rougissant.

- Vous n'allez pas nous annoncer une grande nouvelle, tous les deux, si ? questionna le juge avec un chaleureux sourire.

- quoi ? Oh, non, non. Nous sommes seulement amis.

- Je vois. Excusez-moi, Sara, tout cela ne me regarde pas.

- Il n'y a pas de mal. Nous passons effectivement beaucoup de temps ensemble. Je suis s˚re que beaucoup de gens pensent qu'il y a plus que de l'amitié entre nous. Je veux dire... Michael est un homme très séduisant, très intelligent... avec un grand avenir.

- Sara, ne le prenez pas en mauvaise part mais, a vous entendre, on dirait que vous essayez de vous convaincre vous-mame de quelque chose.

La jeune femme baissa les yeux.

- Vous devez avoir raison.

- Un conseil d'une femme qui a deux filles adultes : ne vous précipitez pas. Laissez les choses se faire. Vous avez tout votre temps. Fin de la morale maternelle.

Sara se dérida.

- Merci.

- Maintenant, oa en est le mémo sur l'affaire Chance contre …tats-Unis ?

- Je sais que Steven a planché dessus jour et nuit.

- Steven Wright n'est pas a la hauteur de ses responsabilités ici.

- Je vous assure qu'il travaille d'arrache-pied.

- Il faut l'aider, Sara. Vous ates la greffière principale. Je devrais avoir ce mémo depuis deux semaines.

Ramsey a déja fait le plein de munitions et tous les précédents sont de son côté. Il faut que je sois au moins a égalité avec lui si je veux avoir une chance de tirer une cartouche.

- J'en fais ma priorité absolue.

- Bien.

Sara se leva pour partir.

- Je suis s˚re que vous enroulerez le président autour de votre petit doigt.

Les deux femmes échangèrent un sourire. Elizabeth Knight était devenue comme une seconde mère pour Sara Evans, qui avait perdu la sienne lorsqu'elle était enfant.

quand la jeune femme eut pris congé, Knight se cala contre le dossier de sa chaise. La situation qu'elle occupait actuellement était l'aboutissement de toute une vie de travail et de sacrifice, de chance et d'habileté. Elle était mariée a un respectable sénateur, un homme qu'elle aimait et qui l'aimait. Elle était l'une des trois seules femmes qui aient jamais endossé la robe de la Cour suprame. Elle se sentait a la fois humble et puissante. Le Président des Etats-Unis qui l'avait nommée était toujours aux affaires. Il avait vu en elle une juriste fiable et dénuée de tout fanatisme. Comme elle n'avait jamais été une militante politique, il ne s'attendait pas qu'elle joue les godillots de son parti. au contraire, il espérait sans doute qu'elle resterait neutre et laisserait les grandes questions aux élus du peuple.

Elle n'avait pas d'idées très tranchées, comme Ramsey ou Murphy, qui prenaient leurs décisions non en fonction des faits, mais en fonction de leur idéologie.

Murphy ne voterait jamais pour un arrat de la Cour favorable a la peine de mort. Ramsey ne soutiendrait jamais une demande de révision au nom du droit des criminels.

Knight, elle, ne se déterminait pas de cette manière. Elle prenait chaque affaire comme elle venait. Seuls les faits lui importaient. Et, consciente de l'impact que les décisions de la Cour avaient sur la vie de la nation, elle tenait toujours a évaluer la loyauté des parties en présence. Il en résultait qu'elle avait souvent un rôle pivot dans les votes, mais cela ne lui faisait pas peur. Elle n'était pas la pour faire tapisserie, elle était venue pour faire entendre sa voix.

aujourd'hui seulement elle commençait a se rendre compte de l'énorme influence qu'elle pouvait avoir. Et la responsabilité qui accompagnait ce pouvoir la rendait humble. La terrifiait aussi. Souvent, la nuit, dans son lit, elle contemplait le plafond pendant que son mari ronflait a côté d'elle. Et cependant, songea-t-elle avec un sourire, elle n'aurait pas renoncé a ses fonctions pour tout l'or du monde, elle n'aurait pu imaginer meilleure façon d'employer sa vie.

Chapitre 9

John Fiske entra dans un immeuble du West End de Richmond. Officiellement, c'était une maison de repos.

En réalité, pour dire les choses cr˚ment, c'était un mouroir pour les vieux. En suivant le couloir, Fiske s'efforça de ne pas prater attention aux gémissements et aux cris. Il voyait des corps avachis dodeliner de la tate, les jambes et les bras ballants, ench‚ssés dans des fauteuils roulants alignés comme des chariots de supermarché. Ils semblaient attendre des partenaires de danse qui ne viendraient jamais.

Lui et son père s'étaient finalement résignés, la mort dans l'‚me, a caser sa mère dans cet endroit. Michael Fiske n'avait jamais voulu regarder la réalité en face, a savoir que leur mère avait définitivement perdu l'esprit, emporté par la maladie d'alzheimer. Il était facile d'aimer quelqu'un quand tout allait bien. C'était dans les moments difficiles qu'on mesurait le véritable amour. Et, aux yeux de John Fiske, son frère Mike avait lamentablement raté cet examen-la.

Il se présenta a la réception.

- Comment va-t-elle aujourd'hui ? demanda-t-il a l'employée de l'administration.

Vu la fréquence de ses visites, il connaissait tous les membres du personnel.

- Elle a eu de meilleures périodes, John, mais votre venue va la requinquer.

Sa mère l'attendait, en robe de chambre et en pantoufles, comme toujours. Ses yeux erraient sans se fixer, ses lèvres remuaient sans prononcer un mot. Mais un sourire se dessina sur son visage quand il apparut sur le seuil. Il vint s'asseoir en face d'elle.

- Comment va mon Mikey ? dit Gladys Fiske en lui caressant tendrement la joue. Comment va mon bébé ?

Fiske inspira profondément. Depuis deux ans, c'était chaque fois la mame chose. Elle le prenait pour Mike.

Pour elle, il serait toujours son frère, jusqu'a la fin de sa vie. John Fiske avait été complètement effacé de sa mémoire, comme s'il n'avait jamais existé.

Il lui prit doucement les mains, en faisant taire sa tristesse.

- Je vais bien. Très bien. Papa aussi, dit-il avant d'ajouter : Et aussi Johnny, il a demandé de tes nouvelles. Il le fait toujours.

- Johnny ? dit-elle, le regard vide.

Fiske tentait le coup chaque fois, et chaque fois il obtenait la mame réaction. Pourquoi l'avait-elle oublié, lui, et non son frère ? Il devait y avoir en elle, depuis toujours, une sorte de refoulement profond qui avait permis a la maladie de gommer l'identité de son fils aané. N'avait-il donc jamais compté a ses yeux ? C'était pourtant lui, le fils attentionné qui avait toujours veillé

sur ses parents. Il avait toujours été la pour eux quand il était enfant, et ne les avait jamais quittés depuis qu'il avait l'‚ge d'homme. Il leur consacrait l'essentiel de ses revenus et n'hésitait pas a grimper sur le toit en plein cagnard, au mois d'ao˚t, pour remplacer les tuiles de la maison de son père, qui n'avait pas les moyens de payer un couvreur. Et pourtant c'était Mike qui restait le chou-chou, Mike qui ne s'occupait que de lui-mame, ne levait jamais le petit doigt pour eux. Mike avait toujours été

considéré comme la fierté de la famille. En réalité, ses parents n'avaient jamais eu une attitude aussi extrame.

Mais, dans sa colère, il déformait la vérité, ne retenait que le pire en oubliant le meilleur.

- Mikey ? demanda-t-elle avec anxiété. Comment vont les enfants ?

- Ils sont en pleine forme, ils poussent comme du chiendent. Ils te ressemblent.

¿ force de faire semblant d'atre Mike et d'avoir des enfants, John devait se retenir pour ne pas hurler.

Elle sourit et lui toucha les cheveux.

- Tu as bonne mine, reprit-il. Papa dit que tu n'as jamais été aussi jolie.

Gladys Fiske avait toujours été une femme très sédui-

sante, qui attachait beaucoup d'importance a son physique. Hélas, la maladie d'alzheimer avait accéléré

le vieillissement. La femme de naguère aurait été catastrophée de découvrir ce qu'elle était devenue. Fiske espérait qu'elle se voyait toujours telle qu'elle était a vingt ans, et plus belle que jamais.

Il lui tendit le paquet qu'il avait apporté. Elle s'en saisit avec l'enthousiasme d'une enfant et déchira l'emballage. Elle prit la brosse délicatement et la passa dans ses cheveux avec beaucoup d'application.

- C'est la plus belle chose que j'aie jamais vue !

Elle disait toujours ça. quoi qu'il apport‚t, des mouchoirs, du rouge a lèvres, un livre d'images. C'était toujours la plus belle chose qu'elle e˚t jamais vue.

Mike ! Chaque fois qu'il venait, son frère marquait des points contre lui. John Fiske chassa ces pensées de son esprit et réussit a passer une heure agréable avec sa mère. Il l'aimait tant ! Il aurait fait n'importe quoi pour éradiquer le mal qui lui rongeait le cerveau. Mais il n'y avait rien a faire. alors, a défaut, il s'arrangeait pour venir lui tenir compagnie. Mame sous le nom d'un autre.

John Fiske quitta la maison de repos et se rendit chez son père. En arrivant dans la rue familière, il regarda alentour le périmètre dévasté des dix-huit premières années de sa vie : des maisons délabrées dont la peinture s'écaillait, des terrasses branlantes, des clôtures au grillage distendu, des jardins minables, une chaussée fissurée, d'antiques Ford et Chevrolet défoncées le long des trottoirs. Cinquante ans plus tôt, le quartier, tout neuf, symbolisait l'optimisme typique de l'après-guerre, quand on croyait dur comme fer que la vie ne pourrait aller qu'en s'améliorant. Pour ceux qui n'avaient pas réussi a prendre en marche le train de la prospérité, le seul confort que leur avait apporté le progrès était une rampe de bois pour fauteuil roulant sur le côté du perron. En regardant l'une de ces rampes, John se dit qu'il aurait cent fois préféré une vieille maman paralytique a une mère décervelée.

Il entra dans l'allée du jardin bien entretenu. Plus le quartier dépérissait, plus le vieux Fiske refusait de se laisser abattre. Peut-atre pour maintenir le passé en vie un peu plus longtemps, dans l'espoir inavoué de voir revenir sa femme avec la fraacheur de ses vingt ans et un esprit sain. La Buick stationnée dans l'allée commen-

çait a rouiller mais, sous le capot, le moteur tournait encore comme une horloge gr‚ce aux soins experts de son propriétaire, un mécano de première. John aperçut son père dans le garage, en T-shirt blanc et pantalon bleu de chauffe comme d'habitude, penché sur une pièce mécanique. Depuis qu'il avait pris sa retraite, Ed Fiske ne trouvait son bonheur qu'en farfouillant dans les entrailles de quelque machine compliquée, étalée en pièces détachées devant lui, les doigts pleins de cambouis.

- Y a de la bière fraache au frigo, dit-il sans lever les yeux.

John ouvrit le réfrigérateur vétuste que son père avait installé dans le garage et sortit une Miller. Il s'assit sur une chaise de cuisine bancale pour regarder son vieux travailler, comme quand il était enfant. Il avait toujours été fasciné par son habileté et la s˚reté de ses gestes.

- J'ai vu m'man, aujourd'hui.

D'un adroit roulement de langue, Ed Fiske fit passer la cigarette qu'il fumait vers le côté droit de sa bouche.

Il était occupé a visser un boulon récalcitrant et l'on voyait ses muscles se contracter sur ses avant-bras noueux.

- J'y vais demain. Je mettrai mon costume du dimanche, je lui apporterai des fleurs et un bon petit repas qu'Ida est en train de préparer pour elle. Un déjeuner en amoureux. Rien qu'elle et moi.

Ida German était la voisine. C'était la plus ancienne habitante du quartier et une bonne compagnie pour lui depuis le départ de sa femme.

- Elle sera ravie.

John Fiske avala une gorgée de bière et ne put s'empacher de sourire en les imaginant tous les deux.

Ed Fiske termina son travail, se débarbouilla et se nettoya les mains avec un chiffon imbibé d'essence.

Puis il s'arma d'une canette et s'assit sur une vieille caisse a outils, en face de son fils.

- J'ai parlé a Mike, hier, annonça-t-il.

- ah bon ? dit John avec indifférence.

- Il se débrouille bien a la Cour. Tu sais qu'ils lui ont demandé de rester un an de plus ? Il doit atre bon.

- Je suis s˚r qu'ils n'en ont jamais eu de meilleur.

John se leva et alla se planter sur le pas de la porte. Il huma longuement l'odeur de l'herbe coupée, l'odeur des samedis de jadis, quand il tondait la pelouse avec son frangin avant de s'entasser avec toute la maisonnée dans la grosse camionnette familiale pour la visite hebdomadaire au supermarché a&P. Lorsqu'ils avaient été sages, qu'ils s'étaient bien acquittés de leurs t‚ches, n'avaient pas tondu le gazon trop ras, ils avaient le droit d'acheter un soda au distributeur automatique a côté du kiosque a journaux, chez a&P. Pour eux, c'était de l'or liquide. Ils l'attendaient toute la semaine, ce soda glacé.

Ils étaient si proches, en ce temps-la ! Ils distribuaient le Times Dispatch du matin ensemble, faisaient du sport ensemble, malgré leurs trois ans de différence. Mike était si doué qu'il avait joué dans l'équipe universitaire dès sa première année de fac. Les frères Fiske. Tout le monde les connaissait, les respectait. C'était le bon temps. Un temps révolu. Il se retourna vers son père.

Ed secoua la tate.

- Tu sais que Mike a refusé une place de prof dans une grande école de droit, Harvard ou j'sais pas quoi, pour rester a la Cour ? Y a des cabinets juridiques qui lui ont fait des offres incroyables. Il me les a montrées. Bon Dieu ! C'est dingue, le fric qu'ils lui proposaient.

Sa fierté était évidente.

- Grand bien lui fasse, répliqua John d'un ton sec.

Ed Fiske se tapa sur la cuisse.

- qu'est-ce qui tourne pas rond chez toi, Johnny ?

qu'est-ce que t'as contre ton frère, a la fin ?

- Je n'ai rien contre lui.

- alors pourquoi vous ates plus copains comme avant ? J'en ai touché un mot a Mike. Il y est pour rien.

- …coute, papa, il a sa vie et j'ai la mienne. Si je me souviens bien, tu n'étais pas au mieux avec oncle Ben.

- Mon frère était un feignant et un poivrot. Ton frère n'est ni l'un ni l'autre.

- La boisson et la fainéantise ne sont pas les seuls vices au monde.

- Nom d'un chien, je te comprends pas, fils.

- Tu n'es pas le seul.

Ed Fiske écrasa sa cigarette sur le sol de ciment et s'appuya contre une poutrelle.

- C'est pas bien d'atre jaloux entre frères. Tu devrais atre content de sa réussite.

- ah, parce que tu crois que je suis jaloux ?

- C'est pas vrai ?

John Fiske but une autre gorgée de bière et regarda la clôture grillagée, a hauteur de nombril, qui entourait le petit jardin de son père. actuellement, elle était vert foncé, mais elle avait connu de nombreuses couleurs différentes au fil des ans. John et Mike la repeignaient chaque été, autrefois, et la couleur dépendait des pots de peinture qui restaient de la réfection annuelle de l'entre-prise de transport oa travaillait Ed. John avisa le pommier qui étirait ses branchages dans un coin éloigné

et le désigna avec sa canette.

- T'as des chenilles. Passe-moi un chalumeau.

- Laisse. Je m'en occuperai.

- Papa, tu as le vertige rien qu'en montant sur une chaise.

John retira sa veste, alla chercher une échelle dans le garage et prit le chalumeau que son père lui tendait. Il l'alluma, cala l'échelle sous le nid et grimpa. En quelques minutes, le nid se désintégra sous l'effet de la chaleur. Fiske redescendit et éteignit le chalumeau pendant que son père ratissait les restes du nid.

- Voila ce que j'ai contre Mike.

- Hein ? fit Ed Fiske sans comprendre.

- Depuis quand n'est-il pas venu t'aider ? Ou simplement te voir, toi ou maman ?

Ed se gratta le menton et chercha une autre cigarette dans les poches de son pantalon.

- Il est occupé. Il vient chaque fois qu'il peut.

- Tu parles.

- Il fait un travail important pour le gouvernement.

avec tous ces juges, la-bas. Bon sang, c'est quand mame la plus haute cour du pays, tu le sais !

- Je vais te dire, p'pa, moi aussi je suis très occupé.

- Bien s˚r, fiston, mais...

- Mais c'est pas pareil, je sais.

John jeta sa veste par-dessus son épaule et essuya la sueur devant ses yeux. Les moustiques n'allaient pas tarder a sortir. «a lui donna envie de tremper les pieds dans l'eau. Son père avait une roulotte dans un camping au bord de la rivière Mattaponi.

- Tu es allé a la roulotte dernièrement ?

Ed secoua la tate, content qu'ils aient changé de sujet.

- Non, je pense y aller un de ces jours. Histoire de sortir le bateau avant qu'il fasse trop froid.

John s'épongea le front.

- Préviens-moi, je pourrai peut-atre t'accompagner.

Ed examina son fils aané d'un úil critique.

- Dis-moi, tout se passe bien pour toi, au moins ?

- Professionnellement ? J'ai perdu deux affaires, j'en ai gagné deux cette semaine. Par les temps qui courent, c'est une bonne moyenne.

- Fais gaffe, fils. Je sais que ton boulot te tient a cúur et tout, mais c'est des sacrés lascars que tu défends. Y en a, dans le lot, qui pourraient bien se souvenir de tes années de flic. Des fois, ça me réveille la nuit quand j'y pense.

John sourit. Il aimait son père autant que sa mère, et peut-atre mame un peu plus. Entre hommes, on se comprend toujours un peu mieux. L'idée que son père s'inquiétait pour lui au point de ne pas dormir le rassurait. Il lui donna une tape dans le dos.

- T'en fais pas, va, je ne baisse pas la garde.

- Et ta blessure ?

John porta la main a sa poitrine, machinalement.

- Oh, ça va. Je finirai centenaire, tu verras.

- Je te le souhaite, petit, dit son père avec conviction, en le regardant s'éloigner.

Ed hocha la tate en songeant a son impuissance devant la brouille incompréhensible qui opposait ses deux garçons. " Crénom " fut tout ce qu'il trouva a dire en se rasseyant sur la caisse a outils pour finir sa bière.

Chapitre 10

De bon matin, Michael Fiske fredonnait en suivant le vaste couloir, haut de plafond, pour se rendre a la salle de courrier du greffe.

- Tu as bien choisi ton moment, dit un greffier en le voyant entrer, on vient juste de recevoir une livraison.

- Des lettres de taulards ? demanda Michael.

Il faisait allusion a la masse toujours croissante de réclamations de prisonniers qui affluait a la Cour. La plupart étaient rédigées in forma pauperis, ce qui signifie " dans la forme du pauvre ". On avait prévu un classeur a part pour ces documents, si nombreux qu'on avait d˚ affecter un greffier a leur tri. Le classeur IFP, comme on l'appelait dans le jargon du greffe, contenait surtout des assertions ridicules et sans fondement, mais on y trouvait parfois des affaires dignes de l'attention de la Cour. Michael n'ignorait pas que certaines des décisions les plus importantes de celle-ci avaient été

motivées par des IFP et la lecture de ces lettres était son rituel du matin.

- Si j'en juge par les écritures de cochon que j'essaie de déchiffrer depuis mon arrivée, il doit y en avoir pas mal dans le tas, répondit le préposé.

Michael piocha dans l'une des boates. C'étaient les plaintes habituelles, des demandes de réhabilitation, des dénonciations d'injustice de toute nature et de tous les styles. Mais aucune ne devait atre prise a la légère. Elles émanaient souvent de condamnés a mort pour qui la Cour suprame était le dernier recours avant l'exécution.

Michael décortiqua le paquet pendant deux heures. Il était passé maatre dans l'exercice. De mame qu'un éplu-cheur de maÔs acquiert un tour de main avec l'habitude, de mame il avait acquis un tour d'esprit qui lui permettait de sonder les documents d'un seul coup d'úil et de repérer immédiatement les points litigieux, qu'il comparait mentalement a la jurisprudence des cinquante années précédentes, emmagasinée dans sa mémoire encyclopédique. Toutefois, ses deux heures de pache méticuleuse ne lui rapportèrent que du menu fretin.

Il pensait retourner bredouille a son bureau quand l'enveloppe bulle lui tomba sous la main. L'adresse était dactylographiée sur une étiquette. Pas de nom d'expéditeur. Bizarre. En principe, les gens qui déposaient un recours voulaient que les juges sachent oa les trouver dans le cas - exceptionnel - oa l'on donnerait suite a leur demande. Il aperçut cependant un formulaire d'accusé de réception fixé a l'enveloppe. Il l'ouvrit et en tira deux feuilles de papier. L'une des t‚ches des greffiers consistait a vérifier que les recours étaient rédigés conformément aux exigences procédurières de la Cour.

Pour les indigents, si leur pétition était acceptée, la Cour passait outre aux manquements et désignait un avocat conseil. Elle assumait les frais administratifs, mais l'avocat n'était pas payé. On considérait apparemment que l'honneur de plaider devant la Cour était en soi une rétribution suffisante. Pour atre reconnu indigent, il fallait remplir deux formulaires : une demande, d'abord, et une déclaration sur l'honneur, signée par le prisonnier, attestant sa situation financière. Michael remarqua tout de suite que l'enveloppe ne contenait aucun de ces deux documents. Sans doute une affaire a évacuer promptement.

Lorsqu'il commença a étudier le contenu de l'enveloppe, il cessa de s'interroger sur l'orthodoxie du style juridique. quand il eut terminé sa lecture, il avait les mains moites ; sa transpiration avait laissé une discrète auréole sur le papier. Dans un premier temps, Michael voulut remettre les feuillets dans l'enveloppe, et oublier qu'il les avait vus. Puis, comme s'il e˚t été le témoin d'un crime, il résolut d'agir.

- Oh, Michael, le cabinet de Murphy vient de t'appeler, dit l'autre greffier. (Michael ne répondit pas.) Michael ! Le juge Murphy te demande !

Michael acquiesça distraitement, obnubilé par les papiers qu'il avait sous les yeux. quand son collègue retourna a son travail, il les replaça dans l'enveloppe. Il hésita un instant. Toute sa carrière juridique, toute sa vie allaient se décider dans les secondes qui suivraient.

alors, comme si ses mains agissaient indépendamment de son cerveau, il glissa l'enveloppe dans sa serviette.

En détournant un document avant qu'on l'ait enregistré

auprès de la Cour, il venait de dérober une pièce qui appartenait a l'…tat. En d'autres termes, il commettait un délit extramement grave.

Il sortit en toute h‚te et faillit percuter de plein fouet Sara Evans.

Elle sourit, puis se rembrunit en remarquant son expression.

- Un problème, Michael ?

- Hein ? Non. Tout va très bien.

Elle lui saisit le bras.

- Tu mens. Tu es tremblant et p‚le comme un linge.

- Je crois que je couve quelque chose.

- alors tu devrais rentrer chez toi.

- Je vais aller chercher de l'aspirine a l'infirmerie.

«a ira.

- Tu es s˚r ?

- Sara, excuse-moi, il faut que je me sauve.

Il s'écarta brusquement et la laissa en plan, intriguée, soucieuse.

Le reste de la journée s'écoula avec une lenteur insupportable pour Michael. Il ne cessait de jeter des regards vers sa serviette en songeant a ce qu'elle contenait. Tard dans la soirée, son travail terminé, il fonça sur sa bicyclette vers son appartement de Capitol Hill. Il s'enferma a clé, sortit l'enveloppe et un bloc-notes jaune, puis déposa le tout sur sa petite table a daner.

Une heure plus tard, il releva la tate et contempla les innombrables notes qu'il avait prises. Il ouvrit son ordinateur portable et les recopia sur son disque dur en les corrigeant et en les reformulant, comme il le faisait toujours. Il avait décidé d'attaquer ce problème comme tous les autres, c'est-a-dire en commençant par vérifier avec soin les informations contenues dans la réclamation. Le plus important, ici, était de s'assurer que les noms cités correspondaient bien aux personnes auxquelles il pensait. Si tout cadrait, il restituerait le document au greffe. Si ce n'étaient que les affabulations d'un esprit dérangé ou d'un prisonnier prat a tous les mensonges pour s'en sortir, il le détruirait.

Il regarda dans la rue : c'était un quartier d'anciens ateliers et officines convertis en appartements, comme le sien, habité par toute une meute de jeunes loups des ministères. La moitié travaillaient encore a cette heure tardive, les autres dormaient en cauchemardant sur leurs dossiers en retard jusqu'a la sonnerie du réveil, a 5 heures du matin. Il faisait noir. La seule lumière venait d'un réverbère isolé. Le vent se levait et la température avait chuté. Il y avait de l'orage dans l'air. On n'avait pas encore allumé le chauffage dans le vieil immeuble et Michael eut un frisson. Il prit un pull dans son placard, l'enfila et revint observer la rue.

Il n'avait jamais entendu parler de Rufus Harms.

D'après les dates relevées dans la lettre, l'homme avait d˚ atre incarcéré quand Michael avait a peine cinq ans.

L'orthographe était terrifiante et l'écriture maladroite, comme celle d'un enfant s'essayant a sa première rédaction. La lettre dactylographiée situait l'affaire dans son contexte et avait visiblement été composée par une personne beaucoup plus instruite. Un avocat, peut-atre.

On reconnaissait le style juridique, mame si l'auteur cherchait visiblement a dissimuler son identité professionnelle et personnelle. La note de l'armée, d'après la lettre dactylographiée, demandait certains renseignements a Rufus Harms. Mais Rufus Harms niait formel-

lement avoir fait partie du programme cité dans les annales de l'administration militaire. C'était un maquillage, affirmait Rufus Harms, pour couvrir un crime qui s'était traduit par une terrible erreur judiciaire ; une embrouille juridique qui lui avait volé vingt-cinq années de sa vie.

Michael avait trop chaud, tout a coup. Il appuya sa tate contre la fraacheur de la vitre et soupira. De la buée se forma sur le verre. Ce qu'il venait de faire était grave : c'était une entrave au droit de tout citoyen, riche ou pauvre, d'atre entendu par la Cour - et donc une atteinte a ses propres convictions. Ce n'était pas un brouillon b‚clé qu'on pouvait révoquer, invalider ou traiter pardessus la jambe. Il essaya de se rassurer en se disant que, de toute façon, l'appel aurait été renvoyé pour vice de forme.

Mais cette affaire était d'un autre ordre. Mame fausse, elle pouvait causer du tort a la réputation de quelques personnalités de premier plan. Et si tout cela était vrai ? Il ferma les yeux. S'il vous plaat, mon Dieu, faites qu'il n'en soit rien.

Il tourna la tate vers son téléphone. Devait-il demander conseil a son frère ? John était plus calé que lui dans ce genre de cas. Il saurait peut-atre mieux gérer la situation. Michael n'arrivait pas a se décider, rechi-gnait a admettre qu'il avait besoin d'aide, surtout de la part de quelqu'un avec qui il était en froid. D'un autre côté, ce serait pour lui une manière de se rapprocher de son frère. Les torts n'étaient pas tous du mame côté.

Michael Fiske avait assez m˚ri pour savoir que les hommes n'étaient jamais tout blancs ou tout noirs.

Il décrocha le téléphone et composa le numéro. Il tomba sur le répondeur. En un sens, cela le soulagea. Il laissa un message indiquant qu'il avait besoin d'aide, sans autre précision. Il raccrocha et alla se poster a nouveau devant la fenatre. au fond, il valait mieux que John n'ait pas été la pour répondre : il avait tendance a avoir une vision manichéenne des choses, en ignorant tout compromis, dans ses opinions comme dans son existence.

aux petites heures du matin, Michael était suffisamment apaisé pour s'endormir. Il avait confiance. Ce cauchemar potentiel lui faisait déja moins peur, quelle qu'en soit l'issue.

Chapitre 11

Trois jours après que Michael Fiske eut dérobé le document au greffe, Rufus Harms appela une nouvelle fois le cabinet de Sam Rider. On lui répondit que l'avocat était en rendez-vous extérieur. Comme on le reconduisait a sa cellule, il croisa un homme dans le couloir.

- T'es toujours pendu au téléphone, ces temps-ci, Harms. Tu diriges une affaire de vente par correspondance, ou quoi ?

La plaisanterie arracha de gros rires aux surveillants.

Vic Tremaine avait les traits burinés et des cheveux filasse coupés en brosse. Il mesurait un peu moins d'un mètre quatre-vingts, mais était taillé comme une tourelle de char d'assaut. C'était le commandant en second de Fort Jackson et il s'était assigné comme mission personnelle de brimer Harms autant que possible. Le prisonnier s'arrata patiemment, sans rien dire.

- qu'est-ce qu'il veut, ton baveux ? Il a trouvé une nouvelle astuce pour te défendre, c'est ça ? (Tremaine s'approcha de lui.) quel effet ça fait d'avoir massacré

une petite fille ? T'y penses encore la nuit, dis ? J'espère que oui. Je t'entends chialer dans ta cellule, tu sais.

Tremaine le provoquait. Ses muscles se contractaient a chaque mot qu'il prononçait, comme s'il souhaitait une réaction de Harms : réaction fatale pour le prisonnier, qui signerait son arrat de mort.

- Tu chiales comme un bébé ! Ils ont d˚ chialer aussi, le père et la mère de la petite, pour s˚r. Je parie qu'ils ravent de te serrer le gosier, comme t'as fait a leur gamine. T'y penses, des fois, hein, t'y penses ?

Harms ne céda pas a la provocation, ne desserra pas les lèvres, ne bougea pas un cil. Il avait tout enduré, le cachot, l'isolement, les mauvais traitements physiques et psychiques, tout ce que la cruauté, la peur, la haine peuvent dicter a un homme. Les paroles fielleuses de Tremaine ne pouvaient percer la muraille derrière laquelle il s'était enfermé et qui le maintenait en vie.

Tremaine le sentit et recula d'un pas.

- ‘tez-le de ma vue, dit-il. (Les gardes l'éloignè-rent.) Va lire ta bible, Harms ! cria-t-il. C'est tout ce que tu verras du paradis.

John Fiske courut derrière la femme qui s'en allait d'un pas alerte dans le couloir du tribunal.

- Janet, vous avez une minute ?

Janet Ryan était un procureur aguerri, qui s'employait a envoyer pour longtemps sous les verrous l'un des clients de Fiske. C'était aussi une fort jolie divorcée. Elle se retourna en souriant.

- Pour vous, mame deux minutes.

- au sujet de Rodney...

- attendez, rafraachissez-moi la mémoire. J'ai des tas de Rodney.

- Effraction. Un magasin d'électronique dans les quartiers nord, précisa-t-il.

- Vol a main armée, délit de fuite, casier judiciaire chargé, maintenant je me souviens.

- C'est bien lui. Ni vous ni moi n'avons envie de faire passer ce gogo en audience.

- Traduction : votre affaire est mal engagée et la mienne est resplendissante.

Fiske secoua la tate.

- Vous pourriez avoir des problèmes en ce qui concerne les preuves.

- Je pourrais. J'adore les verbes au conditionnel.

- Et il y a des trous dans ses aveux.

- Il y en a toujours. Mais le fait est que votre type est un criminel de carrière. Le jury va le mettre a l'ombre pour un bon bout de temps.

- alors pourquoi gaspiller l'argent des

contribuables ?

- qu'est-ce que vous me proposez ?

- Tenez-vous-en a l'effraction et au recel de marchandises volées. Laissez tomber le port d'arme. Il en prend pour cinq ans, moins le temps de préventive.

- Rendez-vous a l'audience, dit Janet en passant son chemin.

- D'accord, d'accord, huit ans, mais il faut que je parle a mon client.

Elle se retourna et se mit a énumérer ses exigences en comptant sur ses doigts.

- Il plaide coupable sur tout, y compris le port d'arme, il en prend pour dix ans, moins le temps de préventive, et vous ajoutez cinq ans de mise sous contrôle judiciaire. S'il fait le mariole, il replonge pour dix ans de plus, sans discussion. Si on va au procès, c'est vingt ans garantis. Je veux une réponse tout de suite.

- Janet, vous n'éprouvez jamais la moindre compassion ?

- Je la garde pour ceux qui la méritent. D'ailleurs, je trouve que je vous fais déja une fleur. C'est oui ou c'est non ?

John Fiske tapota son porte-documents.

- Je compte jusqu'a trois, dit Janet Ryan.

- C'est bon, c'est bon, marché conclu.

- J'aime bien faire affaire avec vous, John. a propos, passez-moi donc un coup de fil un de ces jours.

En dehors des heures de bureau.

- Vous ne craignez pas qu'on risque de s'exposer a un conflit d'intérats ?

- Pas du tout. Je suis toujours plus dure avec mes amis.

John s'appuya contre le mur et, en la regardant s'en aller en chantonnant, hocha la tate.

Une heure plus tard, de retour dans son bureau, il posa son porte-documents, décrocha le téléphone et écouta les messages enregistrés sur son répondeur tout en grif-fonnant quelques notes pour une audience a venir. Il ne leva mame pas son stylo en reconnaissant la voix de son frère. Il effaça directement le message. Mike lui télé-phonait rarement, mais ça arrivait. John ne rappelait jamais. Sans doute son frère ne le contactait-il que pour le provoquer. Du moins était-ce ce qu'il voulait croire.

En réalité, il savait que ce n'était pas vrai. Il se leva.

Dans une bibliothèque bourrée de recueils de jurisprudence et de manuels de droit, il prit une photographie encadrée. Une vieille photo. Il était en uniforme de policier, a côté de Mike. Un brave petit frère entrant a peine dans l'‚ge adulte et un grand frère au visage grave, qui en avait déja vu des vertes et des pas m˚res et s'attendait a en voir de plus vertes encore. Il avait pu observer de près tout ce que l'humanité avait de moche, et ça continuait - a ceci près qu'il ne portait plus l'uniforme.

Juste un attaché-case, un costume bon marché et une langue agile. Des mots en guise de munitions. Jusqu'a la fin de ses jours. Il reposa la photo et alla se rasseoir, mais sans pouvoir détacher ses yeux du portrait, soudain incapable de se concentrer.

quelques jours plus tard, Sara Evans frappa et ouvrit la porte du bureau de Michael Fiske. La pièce était vide.

Il lui avait emprunté un livre dont elle avait besoin. Elle regarda alentour. Pas de livre en vue. apercevant l'attaché-case de Michael sous son bureau, elle le ramassa. D'après son poids, il contenait quelque chose.

La mallette était fermée, mais Fiske la lui avait déja pratée une ou deux fois et elle connaissait la combi-naison du cadenas. Elle l'ouvrit et, ne voyant que deux livres et des papiers, voulut la refermer aussitôt. aucun des deux ouvrages n'était celui qu'elle cherchait. Or quelque chose l'arrata. Une enveloppe bulle adressée au greffe... Une lettre manuscrite, une autre dactylographiée.. . Entendant un bruit de pas, elle rangea les documents, boucla la mallette et la glissa sous le bureau oa elle l'avait trouvée. Michael entra l'instant d'après.

- Sara, qu'est-ce que tu fais ici ?

- Oh, je venais chercher le livre que je t'ai passé la semaine dernière, répondit-elle, l'air de rien.

- Il est chez moi.

- Bon, eh bien, je pourrais en profiter pour faire un saut chez toi a l'heure du daner.

- Je suis assez occupé.

- Nous sommes tous occupés, Michael. Mais je te trouve très cachottier depuis quelque temps. Tu es s˚r que tu vas bien ? Pas de surmenage ? dit-elle d'un ton blagueur.

Mais Michael ne semblait pas surmené.

- Je vais très bien. Je t'apporterai ton livre demain.

- Ce n'est pas une question de vie ou de mort.

- Je te l'apporterai demain, je te dis, insista-t-il, un peu énervé, en s'échauffant. (Il se calma vite.) J'ai vraiment beaucoup de travail.

Il regarda la porte.

Sara comprit, se retira, mais s'arrata sur le seuil, la main sur la poignée.

- Michael, si tu as besoin de parler a quelqu'un, je suis la, tu sais.

- Je sais, merci.

Il la mit proprement dehors, s'enferma a clé et alla inspecter sa mallette. Il jeta un úil sur les papiers, puis vers la porte.

Plus tard dans la soirée, Sara engagea sa voiture dans l'allée de gravier et s'arrata devant son pavillon de George Washington Parkway, une artère élégante.