XVIII

L’ENTHOUSIASTE

L’Enthousiaste est l’exemple même du type assommant. Carrément usant, toujours content. Son chien vous fouette les tibias de sa queue, s’essuie les pattes sur vos pantalons et vous lèche le fond de teint. L’Enthousiaste monte au ciel sans arrêt, comme d’autres font de la varappe. Il faut attendre qu’il retombe. Quand il retombe…

Enthousiasmos, c’était, chez les Grecs, le transport divin. La transe, le ravissement. L’exaltation, l’emballement, l’allégresse. En conséquence, l’Enthousiaste est allègre, emballé, exalté, transi.

Qu’est-ce qui lui prend ? Il pleut, il vente, les nouvelles sont on ne peut plus alarmantes ; on annonce des tornades, des tremblements de terre, des épidémies et l’adaptation au cinéma du meilleur roman de votre écrivain préféré.

L’Enthousiaste croit en Dieu. (Dieu est en lui ou il est en Dieu, au moins d’un point de vue étymologique.) Il croit en l’Homme, au président de la République et spécialement au ministre des Transports.

Un rien le transporte. Comme ce type de chez Flaubert : « philosophe, philanthrope, ami du progrès et de la civilisation, enthousiaste de la culture de la pomme de terre… ».

Dans les circonstances où le commun des mortels se contente d’être content, lui est infiniment ravi.

Prêt à tout, il est partant pour tout. Une balade dans la gadoue des sous-bois en automne, une sortie en mer par force dix sur l’échelle de Beaufort, une randonnée dans le désert le 15 août.

« Génial ! » et « Chouette ! » sont ses cris de ralliement. La Land Rover pète une durite ? On poursuivra à dos de chameau… Il n’y a pas de chameau ? Pas de dromadaire, non plus ? Il a toujours adoré la marche. Cinquante degrés à l’ombre ne lui font pas peur. On marchera de nuit. Rien n’est plus somptueux que la nuit dans le désert. Alléluia !

Admettons qu’il y ait un problème. Il y a une solution : pourquoi s’en faire ? Il n’y a pas de solution : pourquoi s’en faire ?

Avec lui, difficile de se plaindre de quoi que ce soit. La santé, les intempéries, le Conjoint, le Médecin, le Voisin, les Commerçants, les Jeunes… Il trouve des excuses à tout le monde. Et d’abord au Grand Architecte. Si l’univers paraît mal foutu et semble aller de guingois, c’est qu’on ne perçoit qu’une infime partie des plans initiaux. Voire une simple esquisse. Les desseins du Seigneur sont impénétrables. Ses dessins également.

Et puis, à quelque chose malheur est bon. D’ailleurs, votre projet de fonder un Club de Désenchantés l’enchante. Car Dieu est humour.

Pour vous faire plaisir, il veut bien reconnaître que tout ne va pas pour le mieux. Mais tant mieux, ajoute-t-il. Il n’y aurait plus rien à espérer…

L’Optimiste pense que ça va s’arranger. L’Enthousiaste croit que tout est arrangé de toute éternité.

Dans la nature – à l’état calme – il est reconnaissable à sa façon de hausser les sourcils dans un mouvement d’étonnement perpétuel. À sa démarche sautillante. On dirait qu’il redécouvre en permanence un monde enchanté. Il porte son chapeau basculé vers l’arrière, à la façon de Charles Trenet. Il a un mot aimable pour le mendiant, la marchande de quatre saisons, le directeur de banque et la contractuelle. Tout juste s’il ne s’écrie pas, comme Bison Assis au matin de la bataille de Little Big Horn : « C’est un beau jour pour mourir ! »

Jadis, il partait pour la croisade d’un pas alerte, en dépit du poids de son armure. En chantant les louanges du Seigneur. Dans un accès de délire sacré, il jetait la clé de la ceinture de chasteté de son épouse.

Selon Barrés, on aurait vu « des évêques jeter en l’air d’enthousiasme leurs crosses ».

C’est le ravi de la crèche.

Il s’enflamme plus vite que la mèche d’amadou au contact de l’étincelle. S’il retrouve des collègues, on ne parvient pas toujours à circonscrire l’incendie. Il s’emballe. Il peut devenir fou. Le Fanatique est son avatar ultime.

L’Enthousiaste Permanent est heureusement une espèce rare. Dieu, dans sa grande miséricorde, y a pourvu : la tendance de l’univers à l’entropie, au désordre et au chaos limite son territoire et son espérance de vie. Il ne revient pas toujours de la croisade.

Mais attention. Personne n’est à l’abri d’un enthousiasme passager.

Même Charles Baudelaire, grand amateur de blues, n’a pas toujours su l’éviter : « Je me sentais, grâce à l’enthousiasmante beauté dont j’étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l’univers… », écrit-il dans « Le Spleen de Paris ».

N’importe qui peut sombrer dans l’enthousiasme. En tombant de cheval (comme Saül de Tarse). En s’appuyant contre un pilier de cathédrale (comme Paul Claudel). En se trouvant trop près d’un ampli durant un concert de rock. En se tenant inopinément sur le passage d’une comète. En dégustant une petite madeleine. En recevant l’extrême-onction.

Il convient d’éviter de fréquenter l’Enthousiaste, même intermittent. De changer de trottoir, dès qu’on l’aperçoit. De refuser les dîners en ville dans certains arrondissements. Les premières d’Enrico Macias. Les garden-parties à l’Élysée.

De toute façon, vous tomberez sur lui un jour ou l’autre. Ce ne sera pas votre jour. Il ne pourra pas tomber à un plus mauvais moment.

Et lorsque vous finirez, à grand-peine, par vous en débarrasser, sur qui tomberez-vous ? Sur le Pessimiste.

(On comprendra que l’idée de consacrer un chapitre au Pessimiste ne nous a pas enthousiasmé.)