XI

LE JEUNE

Longtemps, il n’y eut que des jeunes dans le monde. L’Homo sapiens sapiens avait l’habitude de mourir en bas âge. Il manquait d’expérience. D’espérance aussi, peut-être. Il se nourrissait n’importe comment.

Il n’avait pas encore apprivoisé le chien, qui ressemblait étrangement au loup.

Si l’on en croit les gravures de l’époque, il était plutôt mal habillé, mal rasé, et on devine qu’il courait vite en poussant des cris gutturaux qui devaient déplaire aux bisons et aux mammouths. Il dansait comme un sabot (dont il manquait cruellement par ailleurs). Et seulement la bourrée auvergnate. Cela n’avait pas trop d’importance, parce qu’il n’y avait pas de boîtes de nuit, ni même de bals populaires. Le Jeune se couchait avec les poules – qui avaient encore des airs d’archéoptéryx.

Mais déjà il avait son petit caractère.

Il savait parfaitement dire non (qu’il prononçait nan). Et demander « pourquoi ? », ce qui était alors une question absolument nouvelle, à laquelle personne n’a jamais su répondre. Ou que des bêtises.

Quelquefois, pourtant, il sortait tard le soir, dans la jungle ou dans la savane, on ne savait trop ce qu’il fabriquait avec ses copains de caverne et il rentrait à point d’heure, mais ses parents n’osaient rien dire car ils étaient à peine moins jeunes que lui et l’heure n’avait pas encore été inventée.

En fait, le Jeune de l’époque était destiné à devenir vieux avant l’âge. C’est dire qu’il ne pouvait guère profiter de sa jeunesse, de sa vieillesse pas davantage. C’était un être émergent, un individu en voie de développement. Petit à petit l’oiseau fait son nid, nous assure le proverbe belge. Et de toute façon, comme l’a si bien chanté Jean Ferrât : « On ne voit pas le temps passer. »

Les progrès de la médecine chamanique et de la gastronomie (le cru et le cuit), le perfectionnement des armes et le goût de la compétition incitèrent l’Homo sapiens sapiens à s’attarder plus longtemps sur la planète.

Cela ne se fit pas en un jour. Les accidents de chasse, l’augmentation de la délinquance sexuelle en période de pleine lune, les guerres tribales et la pratique courante de ce qu’on appellera plus tard chez les Romains « l’enlèvement des Sabines » contribuèrent à retarder l’événement. L’archéoptéryx lui-même mit un certain temps à se transformer en poule pondeuse.

Mais il fallut bien se rendre à l’évidence. Un jour, il y eut des Jeunes et il y eut des Vieux. Et ce fut le commencement du plus ancien et du plus durable conflit planétaire : l’irrémédiable conflit des générations.

Le Vieux – qui, en général, a été jeune, mais qui a oublié ou alors ne s’en souvient que trop bien – s’accroche de ses pauvres doigts déformés par l’arthrose à son droit d’aînesse. Le Jeune, qui, en principe, n’a jamais été vieux et ne se doute pas une seconde qu’il le sera un jour, essaye de le décrocher.

Le Jeune a tendance à se regrouper. Il s’inscrit à des « Jeunesses ». Il organise des parties, des teufs, des raves. Il fonde des groupes de rock, de rap, de hip-hop, d’électro, de new-wave et parfois, plus rarement, de « musique contemporaine ». Woodstock est sa victoire d’Austerlitz. Il a ses bataillons de zazous, beatniks, hippies, babas cool, punks, skinheads, hooligans. (Le Jeune est souvent anglo-saxon.)

Le Jeune est un héros. Après la chute de l’Empire soviétique, l’une des rares statues à n’avoir pas été déboulonnée est celle du petit Morozov, dont le mérite n’était pas mince : il avait dénoncé ses parents.

On a vu le Jeune chinois envoyer ses professeurs, ses directeurs, ses parents et jusqu’à ses frères aînés en camps de rééducation.

Le Jeune aspire à tuer son père et le bon docteur Freud lui en a expliqué les raisons. Les plus grands poètes tragiques lui en ont donné maints exemples qu’il a étudiés à l’école. Nul doute que c’est le Vieux qui a inventé l’école et il n’a pas fini de s’en mordre les doigts.

Après avoir, en vain la plupart du temps, tenté d’inculquer au Jeune quelques rudiments de civilisation, le Vieux prend sa retraite et s’inscrit à un cours de tango clandestin.

Tout ça n’empêche pas le Jeune de réussir la Haute École Commerciale, Polytechnique, Saint-Cyr, les Ponts et Chaussées ou les Phares et Balises. Et la Normale supérieure. Après quoi il est déjà un peu plus vieux, mais il ne veut toujours pas en entendre parler. Il se croit normalement supérieur. Il attrape le jeunisme.

Ce n’est pas pour autant le plus bel âge de la vie (selon Paul Nizan – et ma nièce). Et ça ne dure pas. La jeunesse n’est qu’un temps. La jeunesse n’a qu’un temps.

Même lorsqu’il est dans sa première jeunesse, le Jeune n’est pas forcément un Jeune Premier ou une Jeune Première. Le Jeune naît libre et égal en droit, pas en fortune, ni en beauté. Ni même en intelligence, en dépit d’un nombre de neurones à peu près équivalent. Mais ça n’a jamais empêché personne de se faire du cinéma.

Le Jeune ne prend pas d’accent circonflexe. Il a bon appétit. Il digère facilement. Mais quelques excès de sentimentalisme lui causent des souffrances que Goethe a savamment recensées. Il arrive qu’un romantisme exagéré lui donne une face de carême. L’acné, par là-dessus, lui fait un air de clafoutis aux cerises.

Le Jeune n’a pas d’après, pas d’avant, il n’a qu’aujourd’hui, comme dit la chanson. Il est censé avoir l’avenir devant lui, mais Pierre Dac préciserait qu’il l’aura derrière dès qu’il se retournera…

Il n’a pas la vie facile. Il a eu le plus grand mal à sortir de l’adolescence – une période de cauchemar pour son entourage, et plutôt désagréable pour lui aussi. Imaginez la difficulté qu’éprouve la cigale à s’extirper de sa chrysalide : eh bien, chez l’Homo sapiens sapiens, ça dure des années ! Certains n’y parviennent jamais, c’est pourquoi il y a tant d’ados dans les maisons de retraite.

On connaît des Jeunes vieux et des Vieux jeunes – mais il est relativement facile de ne pas les confondre.

Les mots évoluent aussi bien que les espèces. Les uns sont en voie de disparition, d’autres apparaissent, que les vieux fabricants de dictionnaires s’empressent d’ajouter dans leur ordre alphabétique. Pour faire jeune. Garce fut longtemps seulement le féminin de gars. Vieux n’a pas toujours été une injure.

Dieu merci, il reste de bons petits gars, d’adorables petites garces et de gentils petits vieux. Sans compter que le jeune Rimbaud a retrouvé l’éternité. Et c’est quoi ? « La mer allée avec le soleil. »

Pas de quoi s’inquiéter.