VI
LE PROVINCIAL
Le Provincial est très humain. Trop humain, peut-être. Ce mammifère bipède, de la famille des hominidés, est des plus anciens : on en parlait déjà du temps de Jules César. Seul son chien est aussi provincial que lui.
Simple territoire pour les Romains, la province fut promue Provincia romana pendant la guerre des Gaules. On dit la guerre des Gaules, car il y en avait plusieurs à cette époque. Les Belges étaient gaulois (le généralissime prétend même dans ses mémoires qu’ils étaient les plus redoutables, et ça n’a pas l’air d’une blague : Belgae fortissimi sunt). Puis le terme désigna les régions placées sous la tutelle d’un évêque. Lyon (Lugdunum) étant alors officiellement capitale des Gaules, il est à noter que Paris (Lutetia) se trouvait en province.
En partant, les Romains laissèrent de beaux restes, des théâtres, des aqueducs, des ponts et chaussées… Tout un tas de ruines touristiques, comme autant de chantiers jamais achevés – l’art paradoxal de la restauration consistant essentiellement à conserver les ruines en bon état.
Et n’oublions pas la Provence, qui est une province très particulière.
Le Provençal est un provincial à part. Qui parla longtemps le bas latin, avant de s’exprimer en langues d’oc sur un ton chantant. Lorsque la France finit par devenir ce qu’elle est, c’est-à-dire la France, ainsi que l’assurait un autre général, on prit l’habitude d’appeler ces divers occitans « patois ». Et l’Occitanie ayant été finalement plus ou moins engloutie à la manière de l’Atlantide, les limites de son territoire firent l’objet d’interminables querelles savantes, voire d’enragées polémiques.
La province est une réalité très complexe. On peut parfaitement « sentir son provincial », ou « faire un peu province » sans pour autant appartenir réellement à une province. N’est pas breton, basque, corse, dauphinois, auvergnat ou ch’timi qui veut. (Pour des raisons de sécurité, nous ne pourrons traiter aucun des trois premiers exemples cités.)
À défaut de lettres de noblesse, il convient d’avoir au moins quelques lettres de roture.
« Son grand-père n’est pas né au pays », apprend-on au Café des Boulistes.
Autant dire qu’il s’agit d’un Étranger.
L’Étranger est un apprenti provincial.
Prenons le cas de mon ami Anatole Berthaud.
Anatole est ardéchois de naissance. Ses aïeux (six générations répertoriées) sont nés au pays. Seulement voilà : c’était dans « l’Ardèche au beurre ». Ceux de « l’Ardèche à l’huile » – le sud du quarante-cinquième parallèle, les gorges si touristiques, les Cévennes si pittoresques – lui contestent le statut. Il n’y aurait d’Ardèche qu’à l’huile d’olive. D’éminents spécialistes régionaux ont tracé la frontière nord de l’Occitanie : elle passe juste au-dessous de chez les grands-parents d’Anatole ! Ses aïeux, sur leur montagne à vaches, entre les châtaigneraies et les genêts (d’or, les genêts), au pied du mont Gerbier-de-Jonc (où la Loire si timide prend sa source en trois endroits différents pour tenter d’égarer le géographe), ses aïeux ne parlaient donc pas occitan. Ils parlaient patois.
D’autant plus patois que les spécialistes régionaux de la langue d’oïl affirmant que la limite sud de leur langue passait juste au-dessus de chez les grands-parents, les aïeux d’Anatole se trouvaient dans une espèce de no man’s langue.
De telles discriminations sont fréquentes dans les provinces.
Par définition, les provinces sont éloignées. Aussi, pour se faire entendre, doivent-elles députer.
La députation consiste à battre la campagne, offrir des tournées électorales et faire envoyer des gens convenables à l’Assemblée nationale (en majorité républicaine, bien qu’elle occupe le palais de la malheureuse famille Bourbon).
Les sièges du palais Bourbon, sans être à proprement parler vacants, sont souvent inoccupés, car la vie parisienne offre beaucoup trop d’occasions de se distraire. Quand ils sont trop vieux pour l’Assemblée nationale, les députés deviennent sénateurs pour pouvoir continuer à mener bon train.
Le Provincial demeuré en province est mi-dupe mi-raisin. Il vendange. Il moissonne. Il récolte. Ça ne paye plus. Alors il tente régulièrement de mettre le feu à la préfecture. Ou aux grandes surfaces. Il s’adapte à la modernité.
Le Provincial a cessé de peupler ses cimetières de bustes de notaires méritants. Il boude les comices agricoles. Le sous-préfet lui-même ne va plus aux champs.
La « Maison Tellier », comme toute maison close, ayant été fermée – sans aucun souci du pléonasme –, il privilégie les coucheries entre amis. Il sort couvert, en dépit des objurgations pontificales. Somme toute, il pourrait presque passer pour parisien.
À peine reste-t-il quelques exemplaires du jeune poète provincial qui monte à Paris et, rapidement, après avoir parfait son éducation sentimentale, y pleure ses illusions perdues.
Naturellement, à peu près une fois sur deux, le Provincial est une Provinciale.
Jadis, la Provinciale était légèrement désuète. Biaise Pascal lui écrivait des lettres. Elle avait des vapeurs. La lecture de « Madame Bovary » lui donnait des frissons.
Aujourd’hui – qu’elle soit fermière, dite « auxiliaire d’exploitation » ou citadine –, elle feuillette sans frémir des journaux de mode. Elle s’habille aussi mal que la Parisienne.
Elle a son yoga une fois par semaine.
Il est d’usage pour le Provincial et la Provinciale de monter à Paris, alors que la capitale se trouve le plus souvent à une altitude très inférieure à la plupart des régions. Mais le couple descend dans un hôtel bon marché dont le concierge lui procure des places pour une pièce de « boulevard ». Le Provincial se méfie, peut-être à juste titre, des théâtres subventionnés et des relectures postmodernes.
Que restera-t-il de tout ça ?
Le Provincial lui-même est appelé à disparaître. (Il est d’ailleurs question qu’il soit de moins en moins subventionné.)
La mondialisation marche à reculons. Les tentatives de construction de l’Europe, affaiblissant les nations, semblent avoir fortifié les régions. La suppression des départements nous ramènera sans doute aux querelles de clochers.
On n’arrête pas le progrès, comme on dit encore parfois. En province.