IV
LE PHILANTHROPE
Le Philanthrope est typiquement humain. On n’en rencontre dans aucune autre espèce animale. (À l’exception du chien sauveteur ?) C’est ce qui en fait toute l’originalité.
Mais d’abord un mot de l’étymologie.
Si l’on s’en rapporte aux Grecs – qui demeurent les grands spécialistes de l’étymologie –, de même que le philatéliste est un amoureux des lettres affranchies, le Philanthrope est un amoureux des êtres humains qu’il voudrait affranchir.
Il faut se garder de confondre le Philanthrope avec le philosophe. Le philosophe n’est l’ami que de la philosophie (et surtout pas des autres philosophes).
Prenons au hasard un exemple de grand Philanthrope. Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau.
L’un des précurseurs et des premiers animateurs de la Révolution, surnommé « l’Ami des hommes », le comte de Mirabeau, bien que noble, avait choisi de se faire élire comme représentant du tiers état.
C’était un orateur de première – qui savait trouver la formule qu’il fallait quand il fallait. Rappelez-vous : « Allez dire au roi que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » Il vous sortait ça en situation, au cœur de l’action. Et pas le lendemain dans son journal, comme certains…
(Notons, à l’intention des nombreux philologues – ces amoureux des discours linguistiques – qui nous lisent, qu’à l’instar de la pelote la baïonnette est basque : elle est native de Bayonne où on la fabriqua longtemps avec un « i » grec.)
À la mort de Mirabeau, le peuple qui adore les formules l’enterra directement au Panthéon.
Mais quelque temps plus tard, à la suite de déplorables indiscrétions, on apprit qu’il avait monnayé son soutien à la famille royale dans le but de promouvoir une monarchie constitutionnelle : on le déterra aussitôt. Et on jeta ses restes à la voirie.
Or, le camarade Louis le seizième étant un homme, l’Ami des hommes se devait d’aimer aussi Louis le seizième. À cette époque, déjà, la foule manquait singulièrement de logique. Passons.
Dans la nature, on rencontre le Philanthrope isolé – c’est le tout-venant, le brave curé de campagne, l’instituteur laïc, gratuit, obligatoire et secrétaire de mairie, le bénévole du salon du livre local. Ou regroupé en associations – autrefois dénommées « sociétés philanthropiques » et aujourd’hui « organisations non gouvernementales ».
Le Philanthrope de base est souvent un jeune médecin ou infirmier (frais émoulu des écoles) qui part pour six mois en mission, mal rétribuée, dans un pays en voie de disparition. Il en rapporte des photos qui, encadrées, feront plus tard merveille dans sa salle d’attente.
Le Philanthrope par excellence, le sommet de la pyramide philanthropique, est le président de la République. Ce grand ami du genre humain a été porté au pouvoir suprême par la ferveur populaire. Il consacre tout son temps, toute son énergie et tout son argent de poche à soulager la misère de son prochain. Il ne sera malheureusement pas réélu, car la ferveur populaire est inconstante.
Il faut avouer que le Philanthrope est assommant. Il croit au Progrès.
Il veut à tout prix foire le bonheur de l’humanité. Ses chansons préférées sont : « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » (Ray Ventura et ses Collégiens) et « Ah, ça ira, ça ira, ça ira ». C’est un optimiste dangereux. Il fait beaucoup plus de mal que de bien.
C’est qu’au fond, le Philanthrope méprise l’humanité. Il est persuadé qu’elle est trop bête pour savoir quoi faire pour être heureuse.
Il décide donc d’imposer à l’humanité sa propre idée du bonheur. Par la force, si nécessaire. Ensuite, ceux qui n’ont toujours pas l’air heureux sont envoyés à la guillotine, à la lapidation, à la potence, au poteau d’exécution.
Le Philanthrope du type bolchevique, maoïste, jacobin ou intégriste religieux est persuadé qu’en supprimant les malheureux il ne restera plus que des heureux. Il s’agit là d’un mauvais calcul : à la fin, il ne resterait plus personne. Car, ainsi que l’a chanté Gilles Vigneault (bien qu’il ne chantât pas toujours juste), « tout l’inonde est malheureux ». Tout l’temps…
Par chance – au contraire du Philanthrope Incorruptible, dont l’intransigeance finit par le conduire lui-même à l’échafaud, rapport à la susdite ingratitude populaire – le Philanthrope est parfois corruptible. Il s’enrichit alors plus que de raison et finit par laisser l’humanité se débrouiller toute seule. On appelle ça la contre-révolution, le dégel, la perestroïka, la restauration, l'ultralibéralisme… Ça dure ce que ça dure et qui vivra verra.
On ne saurait en finir avec le Philanthrope sans évoquer son contraire, son opposé, son rédempteur : le Misanthrope.
Le Misanthrope est un philanthrope qui s’est soigné. Déçu mais lucide, il est préoccupé par l’humanité. Il se fait du souci pour l’homme. Il ne confond pas le pipole et l’individu. Se contentant de son propre malheur, voire de son désespoir dont il tire parfois (selon Alfred de Musset) de très beaux chants, lui au moins ne s’occupe pas du bonheur des autres. Il n’emmerde personne. Rousseau l’avait bien compris, qui écrivait à son copain d’Alembert : « Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope. »
Selon le dictionnaire, qui nous renvoie à l’ours, il est bourru, aime la solitude, évite la société…
Le Misanthrope est un brave type.