Chapitre 8

 

On arriva ainsi jusqu’au 16, à huit heures du matin.

Luguet était assis au pied du lit, brisé, à bout de forces, assoupi.

La veille, il s’était évanoui deux fois de fatigue ; la seconde fois au milieu de la chambre, en allant ouvrir la fenêtre.

La mourante n’avait pas eu la force d’aller à lui, pas même eu celle d’appeler ; elle lui avait tendu les bras.

Puis, à son tour, elle était retombée sur son lit.

Luguet était revenu le premier ; il l’avait crue morte.

Elle s’essayait seulement.

Donc, le 16 mai, à huit heures du matin, elle se mit à gémir comme au premier jour de sa douleur.

Luguet sortit de son assoupissement, et la regardant tout étonné :

– Qu’as-tu donc, Marie ? lui demanda-t-il.

– J’ai, j’ai, s’écria-t-elle se dressant à moitié sur son lit, j’ai qu’il y a juste un an, à pareil jour, que mon petit Georges est mort ; j’ai que je serai morte dans deux jours, et que je veux que tu m’emmènes à Paris sans perdre une minute, afin que je puisse revoir ma chère Caroline.

Le ton avec lequel tout cela était dit avait un tel accent prophétique, qu’il n’y avait plus de doute à avoir, plus d’espoir à conserver.

Dès le même soir, grâce à un dernier bijou qu’on avait conservé pour un besoin suprême, Luguet était dans le coupé de la diligence, tenant la chère mourante sur ses genoux, comme dans la Pietà de Michel-Ange la Vierge tient son fils.

Au milieu de la nuit, on éprouva une violente secousse, des cris se firent entendre, les vitres éclatèrent.

La voiture venait de verser.

Il faisait une horrible tempête, Luguet emporta notre pauvre Marie sous un arbre de la route, et là, tous deux grelottants, percés par la pluie, ils attendirent le temps nécessaire à la réparation de la voiture.

Une demi-heure à peu près.

On remonta dans le coupé ; le groupe funèbre n’avait pas un instant été désuni : on eût dit que, de marbre, ces deux corps étaient adhérents l’un à l’autre.

Caroline, prévenue enfin, vint recevoir sa mère dans la cour des messageries. Un geste de son mari lui fit réprimer le cri de terreur qu’elle était prête à pousser en la revoyant.

Elle la regarda d’un air calme et tranquille, et l’embrassa en renfonçant ses larmes et en étouffant.

Dorval se tut jusqu’à ce qu’on fût dans le fiacre. Arrivée là, elle fixa sur sa fille ses yeux devenus plus grands par la maigreur, plus limpides par l’approche de la mort, et elle lui dit gravement :

– Allons, ma chère enfant, ne fais pas d’inutiles efforts pour cacher tes larmes ; va, pleure, pleure ; pour deux ou trois heures peut-être que j’ai encore à vivre, il ne faut pas te contraindre.

À six heures du Matin, elle était réinstallée dans sa chambre.

À onze heures et demie, pendant que je faisais répéter au Théâtre-Français le Testament de César, un garçon de théâtre m’appela dans la coulisse, et me dit comme il m’eût dit la chose la plus indifférente du monde :

– Monsieur Dumas, madame Dorval vous envoie chercher ; elle se meurt, et ne veut pas mourir sans vous revoir.

Je jetai un cri : je ne savais même point qu’elle fût malade.

Je me précipitai par les escaliers ; je me jetai dans une voiture en criant : Rue de Varennes. Dix minutes après, je sonnais à la porte. Luguet vint m’ouvrir le visage ruisselant de larmes.

– Mon Dieu ! lui dis-je, n’est-il plus temps ?

– Si fait ; mais hâtez-vous, elle vous attend.

J’entrai dans la chambre ; elle fit un effort pour me sourire et me tendre les bras.

– Ah ! c’est toi ; me dit-elle ; je savais bien que tu viendrais.

Je me jetai devant son lit en pleurant, la tête cachée dans les draps.

– Mes enfants, dit-elle, laissez-moi un instant seule avec lui, j’ai quelque chose à lui dire ; il vous rappellera bientôt, et vous ramènerez Merle. Je veux que tout le monde soit là quand je mourrai.

On sortit, me laissant seul avec elle.

– Quand tu mourras ! m’écriai-je ; mais tu vas donc mourir ?

Elle posa sa main sur mes cheveux.

– Eh ! mon Alexandre, me dit-elle, tu sais bien que depuis la mort de mon pauvre petit Georges je n’attendais qu’un prétexte. Le prétexte est venu, et, comme tu vois, je ne l’ai pas laissé échapper.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! es-tu bien sûre que tu vas mourir ?

– Regarde-moi.

– Je ne te trouve pas si changée que tu le dis.

Elle mit la main à sa ceinture.

– Je suis déjà morte jusqu’ici, dit-elle, et si je ne t’avais pas attendu, je crois que je serais morte tout à fait.

– Eh bien ! tu avais quelque chose à me dire ? Parle, mon enfant.

– J’ai à te dire, mon bon Alexandre, que je veux bien mourir, mais que je ne veux pas être jetée dans la fosse commune.

Je me redressai sur mes genoux.

– Comment ! dans la fosse commune ?

– Oui, mon pauvre ami, tout est vendu, tout est engagé, vois-tu. S’il reste à la maison de quoi acheter un cierge pour brûler près de mon corps, c’est tout ; et, tu entends, je mourrai désespérée, si je meurs avec l’idée de ne pas être réunie à mon petit Georges.

– Mais combien cela coûte-t-il donc un terrain ?

– Oh ! cher, très-cher, cinq ou six cents francs.

– Cinq ou six cents francs, oh ! pauvre amie, calme ta chère âme et meurs tranquille.

– Tu t’en charges ?

Je fis un signe de la tête, je ne pouvais plus parler.

Elle fit un effort, je sentis sur mon front la pression de deux lèvres déjà froides.

– Appelle-les, dit-elle, appelle-les, il est temps.

Je me précipitai vers la porte, et j’appelai.

Luguet et Caroline rentrèrent, soutenant Merle qui se traîna jusqu’à un fauteuil.

Je me reculai contre la muraille, je devais céder la place aux enfants.

Elle me chercha des yeux et me fit un signe.

Luguet avait pris ma place et s’était jeté la tête sur son lit.

Caroline pleurait à genoux.

– Merle, Merle dit-elle.

Puis, cherchant de la main Luguet, elle porta cette main sur sa tête, parut réunir toutes ses forces et prononça ces deux mots :

RENÉ SUBLIME !

C’étaient les derniers, elle était morte !

On entendit alors, dans la chambre funèbre, cette plainte éternelle qui se redit à chaque heure du jour sur la terre !…