Chapitre 1

 

Ma grande amie,

Vous venez de nous raconter, avec votre cœur de colombe et votre plume d’aigle, quelques détails sur les derniers moments de notre chère Dorval. Des gens étrangers à sa famille, nous sommes peut-être, vous comme femme, moi comme homme, – ceux qui l’avons, je ne dirai pas le plus, mais le mieux aimée.

Cependant, mettons avant tout le monde, et avant nous-mêmes, ce bon et noble cœur que vous glorifiez et qui se glorifie lui-même dans les lettres que vous citez de lui, – mettons celui sur la tête duquel Marie Dorval mourante posait sa main déjà froide, tandis que de ses lèvres, qui ne devaient plus s’ouvrir, elle balbutiait ce dernier mot qui le recommandait aux hommes, mais encore plus à Dieu :

SUBLIME !

Mettons à part ce grand artiste dont on ne connaît que le talent et dont, nous, nous connaissons le cœur, mettons à part René Luguet.

Je vais vous raconter à mon tour la dernière année de la vie de notre Marie, la dernière heure de sa mort.

J’étais là quand elle est morte.

Les détails que je vais mettre sous vos yeux et sous ceux de mes lecteurs habituels, devaient venir à leur tour, et prendre chronologiquement place dans mes Mémoires. Mais peut-être est-il bon qu’ils voient le jour avant l’heure et que mon récit suive le vôtre.

Vous savez bien, n’est-ce pas, ma grande amie, que je ne veux lutter avec vous que d’amitié et de souvenir pour celle qui n’est plus ?

– Les artistes dramatiques, dit-on, ne laissent rien après eux. – Mensonge ! – Ils laissent les poètes dont ils ont représenté les œuvres, et c’est à ceux-là qui ont une plume, quand toutefois avec cette plume ils ont un cœur, – c’est à ceux-là de dire quels saints et quels martyrs sont parfois ces parias de la société qu’on appelle les artistes dramatiques.

– Vous qui l’avez si bien connue, la pauvre Marie, vous allez me dire, ma sœur, si vous la reconnaissez.

Prenons-la au moment de cette grande douleur qui la mit au tombeau. Comme vous l’avez dit, Dorval avait trois filles.

L’une de ces trois filles, Caroline, épousa René Luguet, celui qu’en voyant jouer ses rôles on appelle le joyeux Luguet.

Châteaubriand s’étonne de la quantité de larmes que contient l’œil des rois.

Pauvre artiste ! tu as eu un chagrin royal, car tu as bien pleuré !

Luguet eut un fils ; il reçut au baptême votre nom, ma sœur ; il le reçut en mémoire de vous, – on l’appela Georges.

Cet enfant était une merveille de beauté et d’intelligence, une de ces fleurs pleines de couleur et de parfum qui s’ouvrent au dernier souffle de la nuit et qui doivent être fauchées à l’aurore.

Vous avez dit les douleurs de Dorval vieillissant, vous avez montré la femme à la robe noire ; elle eut une robe couleur du ciel, la pauvre grand’mère, le jour où lui naquit cet enfant.

C’était, en effet, pour elle qu’il était né, et non pour son père et sa mère ; elle le prit dans ses bras le jour de sa naissance, et le garda en quelque sorte dans ses bras jusqu’au jour de sa mort.

À trois ans, Dorval l’emmena avec elle. Il est mort à quatre et demi. Elle allait faire une tournée dans le midi ; elle allait à Avignon, à Nîmes, à Perpignan, à Marseille.

Nous avons dit, ou plutôt vous avez dit, ma grande amie, – pardonnez-moi, vous l’avez si bien dit selon mon cœur, que je me suis trompé et que je croyais que c’était moi qui l’avais raconté, – vous avez dit, ma grande amie, les besoins de cette famille dont Dorval était à la fois la pierre angulaire, le pilier souverain, la clef de voûte.

L’enfant ne savait pas cela, lui ; il ignorait qu’à côté des bravos et des fleurs, il fallait l’argent ; il ne voyait que les fleurs, il n’entendait que les bravos.

Mais quand, une fois dans la ville nouvelle, on l’avait conduit au spectacle, quand il avait assisté au triomphe de sa grand’mère, quand il l’avait, en même temps que toute la salle, applaudie de ses petites mains, elle lui disait – elle – je n’ai pas besoin de dire que c’est Dorval.

– Georges, il serait trop fatigant pour toi de venir tous les soirs au théâtre ; je te coucherai en partant, mon petit Georges, et je te réveillerai en rentrant pour t’embrasser.

Et il lui répondait :

– Oh ! mè mère, sois tranquille ; va, le petit Georges se réveillera bien tout seul.

Et en effet, quand Dorval rentrait avec son sac d’argent et sa brassée de fleurs, elle entendait plus distinctement au fur et à mesure qu’elle montait l’escalier :

– Bravo, Dorval, bravo, Dorval, et le bruit que faisaient en se rapprochant deux mains d’enfant.

C’était Georges qui, réveillé par une secousse magnétique, applaudissait sa grand’mère de ses petites mains et de sa petite voix.

Et elle rentrait, elle jetait son sac d’argent sur la table, puis elle s’élançait sur le berceau de l’enfant, où elle faisait pleuvoir couronnes et bouquets, puis elle cherchait la blonde tête de son chérubin au milieu des fleurs, et elle l’embrassait avec une frénésie maternelle.

L’enfant jouait quelques minutes avec les bouquets et les couronnes, et puis il s’endormait sous les roses, les marguerites et les œillets.

Dorval prenait sa Bible, sa Bible qui ne la quittait jamais ; elle lisait une des prières qui lui servaient de sinet, elle embrassait son petit Georges au front, elle murmurait ces mots « Dors, mon enfant Jésus ; » et, pas à pas, tout doucement, de peur de le réveiller, elle gagnait à son tour le lit où, bien souvent, moins heureuse que l’enfant, les préoccupations de la vie matérielle la tenaient éveillée pendant de longues heures.