Chapitre 12

 

Voici quelle était cette bible, précieuse relique de famille, dont la famille se décidait à se dessaisir pour remercier la grande artiste du service qu’elle venait de lui rendre.

On fit imprimer en lettres d’or sur la couverture :

À RACHEL

SOUVENIR

DE

RECONNAISSANCE

des petits-enfants

DE MARIE DORVAL

13 octobre 1849.

Puis, après avoir donné un dernier baiser à cette bible, on l’envoya à mademoiselle Rachel.

Le lendemain on annonça chez Luguet : Madame Senneville.

Madame Senneville est à notre grande tragédienne ce qu’Œnone est à Phèdre :

La confidente.

Madame Senneville tenait la bible et la faisait sauter dans sa main.

Bonjour, Luguet, bonjour, mes petits enfants, dit-elle. Je viens de la part de Rachel pour vous dive qu’elle est bien sensible à votre attention, chers enfants ; mais vous comprenez, une bible à une comédienne ! eh bien, elle aimerait mieux un autre souvenir, la moindre chose, un bijou que Dorval aurait porté.

– Madame, répondit Luguet avec un triste sourire, il n’y a plus de bijoux dans la maison, tous sont vendus ou au mont-de-piété.

– Comment, comment, il ne vous reste pas même cette paire de bracelets que Bénazet avait donnée dans le temps ?

– Rien ne reste, excepté une couronne d’or, qui a été offerte à Marie par le public de Toulouse, et…

Madame Senneville ne laissa point Luguet achever sa phrase.

– Eh bien, c’est cela, c’est cela, dit-elle, envoyez-la-lui, elle aimera mieux cela que le livre.

– Demain, mademoiselle Rachel aura la couronne.

– Merci pour elle ; tenez, voilà votre bible.

Et madame Senneville posa la bible sur une table et sortit.

Les pauvres affligés se regardèrent.

Il était impossible que cette femme vînt de la part de la grande artiste que Paris admire, que l’Europe enrichit.

Au reste, on le saurait, bien le lendemain, puisque le lendemain on enverrait la couronne.

Le lendemain Luguet brisa la feuille sur laquelle étaient gravés ces mots : HOMMAGE RENDU AU GÉNIE ! et après avoir fait habiller les deux petits enfants tout en blanc, il leur donna la couronne et leur dit :

– Mes enfants, vous allez chez mademoiselle Rachel, c’est une femme d’un grand talent et qui a été excellente pour nous. Vous l’embrasserez bien et vous lui donnerez cette couronne au nom de votre pauvre grand’mère qui est morte, au nom de votre petit frère qui est mort, et en notre nom à nous, qui avons le malheur d’être encore vivants, vous entendez bien ?

– Oui, papa, répondirent les enfants.

On les mit dans une voiture et ils partirent pour la rue Trudon.

Une demi-heure après ils étaient de retour.

Le père et la mère les attendaient et allèrent les recevoir à la porte.

– Eh bien, demanda le père, avez-vous bien remercié et bien embrassé mademoiselle Rachel ?

– Non, papa, répondirent les enfants.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous ne l’avons pas vue.

– Comment ! vous ne l’avez pas vue ?

– Non, on nous a fait entrer dans la cuisine seulement, puis la femme de chambre est descendue, elle a dit que c’était bien, on nous a pris notre couronne d’or, on nous a remis en voiture et nous voilà.

Nous sommes convaincus de deux choses :

– C’est que mademoiselle Rachel a toujours ignoré la démarche de madame Senneville.

– C’est qu’elle n’a jamais su que c’étaient les petits-enfants de madame Dorval qui étaient venus lui apporter la couronne d’or de leur grand’mère.

Quant à la bible, relique précieuse d’amour maternel et de piété religieuse, elle est restée, au lieu de la couronne d’or, dans la main des enfants et des petits-enfants ; seulement, avec la pointe d’un canif, Luguet a gratté les deux mots :

À RACHEL.

Lundi, 15 juillet 1855.

Mon cher Dumas,

Hier matin, à six heures et demie, nous sommes partis, mon frère, ma femme et moi, et nous nous sommes rendus au cimetière du Montparnasse pour procéder à l’exhumation de notre pauvre Marie, et réunir ses ossements à ceux de son pauvre petit Georges qu’elle a tant aimé, et qui est deux rois sien aujourd’hui, par son amour et par la mort.

Nous n’avions plus que trois jours pour lui rendre ce dernier devoir.

Excusez-moi d’être arrivé sans vous à ce grand résultat d’avoir acheté un terrain à perpétuité.

Vous avez tant de soins à suivre, tant de devoirs du genre de celui-ci à accomplir, que j’étais décidé à attendre la dernière extrémité pour vous rappeler l’engagement que vous aviez pris au lit de mort de notre pauvre Marie, d’empêcher que son corps ne fût jeté à la fosse commune.

Puis, il faut tout vous dire : nous avons longtemps espéré que la ville de Paris nous ferait don de ces six pieds de terrain.

De son vivant, notre chère Marie m’avait dit plus d’une fois, en parlant de sa mort et du lit où elle espérait reposer pour l’éternité :

– Moi morte, vous trouverez facilement, je l’espère, le moyen d’obtenir une concession. J’ai donné, par les recettes que j’ai fait faire aux théâtres, plus de cent mille francs aux pauvres ; car, si l’on compte les six ou huit grands succès de ma vie, comme les hospices touchent onze pour cent sur chaque recette, nous ne devons pas être loin de compte.

J’ai fondé un lit à la crèche Saint-Antoine, sous le patronage de Georges ; c’est madame Hugo qui m’a dirigée dans cette fondation.

J’ai été nommée dame de charité d’une ville du midi, où j’ai également fondé un lit et donné quinze cents francs aux pauvres.

Je ne crois pas qu’on me refuse six pieds de terrain.

Le jour était venu de savoir si madame Dorval s’était trompée.

Elle s’était trompée, mon ami ; les bons cœurs sont sujets à ces sortes d’erreurs.

J’écrivis à M. Berger, maire de Paris, en lui mettant tous ces titres sous les yeux, et il m’a été répondu :

« Que les terrains ne s’accordaient qu’aux personnes qui avaient rendu des services au pays.

» Signé : BERGER. »

M. Berger se retira : on me conseilla de renouveler la tentative auprès de son successeur.

J’y répugnai ; je craignais un second refus ; je cherchai d’autres moyens.

Sur mes appointements, dont je nourris sept personnes, et dont tout ce qui est saisissable est saisi, pour payer nos anciennes dettes du temps de Marie et de Merle, je trouvai moyen d’économiser deux cents francs.

Puis, des pauvres reliques que j’avais retirées, avec bien de la peine, allez ! du mont-de-piété de Caen, je fis, en les reportant au mont-de-piété de Paris, une autre somme de trois cents et quelques francs, qui suffit à acheter à perpétuité le terrain où était enterré notre petit Georges ; celui où était enterrée Marie était destiné à devenir la fosse commune du cimetière.

Cet argent n’a été réuni que vendredi 13, l’achat fut fait samedi 14, et voilà comment, mon bon ami, dimanche 15 je me mettais à six heures et demie en route pour le cimetière Montparnasse, afin de procéder à cette terrible cérémonie de l’exhumation.

M. Chapron, conservateur du cimetière, qui, dans cette circonstance si douloureuse pour nous, a mis tout ce que l’on peut mettre d’égards, de complaisance et de bonté, M. Chapron avait déjà fait fouiller la tombe de Marie jusqu’au cercueil, afin d’abréger un peu la dure épreuve que nous allions subir.

Craignant que Caroline ne fût trop douloureusement impressionnée, je la laissai avec mon frère près de la tombe de Georges, en lui disant :

– Reste là, et prie Dieu pour qu’il donne le repos aux morts et la force aux vivants.

Je jetai un regard sur la tombe.

Celle-là aussi était fouillée jusqu’au cercueil, et notre pauvre petit attendait l’arrivée de sa grand’mère au milieu de ses rosiers renversés.

Je m’acheminai donc tout seul vers la tombe de Marie.

Là, je trouvai le préposé aux exhumations, une espèce de commissaire des morts, qui assiste à ces sombres cérémonies pour constater l’identité des cadavres enlevés.

Les deux fossoyeurs se tenaient dans la fosse, les jambes écartées sur la bière, les bras croisés en attendant.

Sur le bord était un petit cercueil tout ouvert, qui paraissait un cercueil d’enfant.

Je demeurai tout bouleversé, immobile, sentant mes cheveux frémir et la sueur de l’agonie me perler au front.

Mes yeux ne pouvaient se détacher de cette boîte terreuse qui renfermait le bonheur éteint de toute une famille.

Les deux fossoyeurs comprirent l’impression produite sur moi par ce spectacle, et attendirent, sans bouger, que je fusse un peu remis.

Quelques minutes me suffirent pour prendre une apparence de sang-froid, et d’une voix que je m’efforçai de rendre calme :

– Allons, leur dis-je.

Ô maître ! sais-tu à quoi je pensais ? À ma douleur, d’abord ; puis, au milieu de ma douleur, j’avais une réminiscence de cet autre maître, le maître à tous, qu’on appelle Shakspeare.

N’étais-je pas là comme Hamlet et les deux fossoyeurs ! et, pauvre comédien, n’étais-je pas autant par ma douleur, aux regards de Dieu, que ce fils de roi qui interrogeait sur les mystères de la mort la tête d’Yorick, lequel, au bout du compte, ne lui était rien ! tandis que ces ossements qui allaient rouler devant moi, c’étaient ceux de ma chère Marie, de la mère de ma Caroline, de la grand’mère de mon Georges.

Ces idées se heurtaient confuses dans mon esprit, tandis que je regardais ce petit cercueil d’enfant, et que je me demandais ce qu’il pouvait faire là.

Les ouvriers de la mort virent ma préoccupation. L’un d’eux le toucha de la main, me parlant de l’intérieur de la fosse.

– Monsieur, me dit-il, vous regardez cela ?

– Oui.

– Et vous vous étonnez que cela soit petit ? Ah ! mon Dieu, allez, ce sera encore assez grand pour mettre ce qui reste à cette heure-ci de la pauvre dame que nous avons si souvent vue pleurer et entendue gémir sur la tombe de son pauvre petit.

– Comment ! m’écriai-je, c’est pour ?…

Je ne pus achever.

– Oui, monsieur, et tout tiendra là-dedans, je vous en réponds. Allez, c’est bien peu de chose que notre pauvre corps quand depuis six ans il est dans la terre.

– Mais vous allez donc ouvrir celui-là ? m’écriai-je.

Et je montrai le cercueil qui était au fond de la fosse.

– Il le faudra bien : le cercueil ne tient que parce qu’il est en place ; mais nous ne pouvons pas même essayer de l’enlever, il tomberait en morceaux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je en reculant d’un pas, je ne m’attendais pas à cette épreuve !

– Oh ! monsieur, reprit le fossoyeur, du courage ! Nous y toucherons avec toutes sortes de ménagements ; la chère dame ! elle a passé près d’un an avec nous, elle savait nos noms, et quand nous allions déjeuner, nous faisions un détour pour passer de son côté, et lui dire bonjour en passant.

Elle va être bien heureuse de se trouver réunie à son petit Georges, nous avons cru un instant qu’elle était oubliée.

– Oh !

– Dame ! monsieur, ne vous fâchez pas, ceux qui sont sur la terre ont tant d’embarras qu’ils peuvent bien parfois oublier ceux qui sont dessous.

Enfin, vous voilà, c’est bien de votre part, c’est tout ce que nous avons à vous dire.

Alors ils se sont baissés, ils ont passé leurs doigts entre le couvercle et les planches verticales formant les deux côtés ; j’entendis le bois crier, le couvercle céda.

Mes tempes étaient serrées comme dans un étau ; je ne voyais plus qu’à travers un brouillard, ou plutôt je ne voyais pas.

Les deux fossoyeurs poussèrent un cri d’étonnement en s’appuyant des deux côtés de la fosse pour démasquer le cercueil béant, en disant :

– Voyez.

Je fis un effort et je vis.

Elle était tout entière.

À son aspect je perdis connaissance.

Un instant après, je revins à moi ; puisque j’étais là ce n’était point pour m’épargner.

Tout en essuyant la sueur et les larmes qui coulaient tout ensemble sur mon visage, je ramenai mes yeux sur le cercueil.

Elle y était tout entière !

– Ah ! monsieur, me dit un des deux fossoyeurs, la chère dame a dû mourir par accident ; depuis trente ans que je creuse pour en mettre et pour en ôter, jamais je n’ai trouvé aucune personne aussi bien conservée. Cette femme-là devait vivre cent ans, monsieur.

Pierre, va-t’en chercher une bière d’enterrement, et pour une grande personne, tu entends ?

Pierre, qui avait gardé le silence pendant tout le temps que son compagnon avait parlé, sortit de la fosse et s’en alla remplir sa commission.

Je chancelais sur mes jambes : je me sentais défaillir une seconde fois.

Je m’assis sur la tombe voisine, de là, je regardais notre pauvre Marie.

Mon cher Dumas, imaginez-vous que ses cheveux, que j’avais rasés, étaient repoussés de deux ou trois pouces, et qu’elle avait toujours la petite croix d’or que je lui ai attachée au cou, et son médaillon où sont les cheveux de Georges.

L’homme revint avec la bière.

Alors les deux fossoyeurs ont pris notre chère Marie en lui parlant comme à un être vivant.

– Allons, pauvre femme, lui disaient-ils, vous devez être bien contente ; nous allons vous réunir à votre pauvre petit que vous regrettiez tant.

Cette fois, vous ne le quitterez plus.

Alors ils la soulevèrent.

Dans la secousse qu’ils imprimèrent au cadavre, il se fit à l’épaule une espèce de gerçure.

Le fond en était rose, mon ami ; rose comme dans une chair vivante.

Après l’avoir placée dans son nouveau cercueil, ils ont ramassé les débris d’objets différents et les lambeaux du suaire.

Puis, pour la seconde fois, j’ai entendu retentir les coups de l’affreux marteau qui frappe à la porte de l’éternité.

Puis ils l’ont mise sur leurs épaules, et nous sommes partis à travers les petits sentiers fleuris.

Nous sommes arrivés à la tombe de Georges, ma femme et mon frère nous y attendaient.

On y a descendu Marie ; le bruit qu’a fait la bière de la grand’mère en touchant celle de l’enfant a dû retentir au ciel comme dans mon cœur, et si froids que la mort les ait faits, les ossements de ces deux êtres, qui se sont tant aimés, ont dû tressaillir.

Quant à nous, nous avons repris le chemin de la maison, et nous sommes rentrés dans Paris, dont chaque bruit, chaque parole nous semblait être un blasphème.

Nous avons fait notre devoir, mon ami.

Nous ne devons plus rien à la pauvre Marie, que notre amour et nos prières. Nous y avons laissé le reste de nos pauvres petits bijoux, et je suis fier de me dire que dans ce Paris, séjour de toutes les gloires, dans ce Paris peuplé de tant de grands noms, dans ce Paris riche de tant de millionnaires, ce n’est qu’en prenant sur l’existence de nos pauvres enfants, que nous avons pu trouver une somme suffisante à enterrer Marie Dorval.

Tout à vous,

RENÉ LUGUET.

Au reçu de cette lettre, j’ai écrit à l’instant même à Luguet.

Mon pauvre ami,

Envoyez-moi la liste des objets que vous avez engagés, et le total de la somme que cet engagement a produit.

J’ai une idée.

Tout vôtre,

ALEX. DUMAS.

Deux heures après, j’avais cette réponse :

Cher Dumas,

Voici la liste de nos pauvres reliques, et la somme qu’elles ont procuré :

 

Une cassolette donnée par moi à Marie, avec le nom de Georges gravé sur la couronne d’épines du Christ

80

fr.

Une broche avec le portrait de Georges

50

 

La montre de madame Dorval

70

 

Le petit couvert et la timbale de Georges

20

 

L’anneau d’or auquel était pendu sa croix

25

 

Une bague et une broche données par Ponsard en souvenir de Lucrèce

30

 

Un bracelet donné à Dorval par madame Malibran

80

 

Total

355

fr.

 

Le jour où nous reverrons ces objets chéris, nous serons bien récompensés de tout ce que nous avons souffert.

À vous de cœur,

RENÉ LUGUET.

Vous comprenez mon idée, chers Lecteur, nous ne pouvons pas laisser vendre ces pauvres bijoux, seul héritage des enfants de cette grande artiste que nous avons tous applaudie, et qui a joué Adèle, Marion Delorme et Ketty Bell.

Cela vous regarde, chers Lecteurs, et vous surtout, chères lectrices. Venez à moi comme vous y êtes toujours venus, déposez ce que vous voudrez pour cette œuvre pieuse, soit au bureau du Mousquetaire, soit à la Presse, soit à la Librairie Nouvelle.

Le Mousquetaire demande l’honneur de se mettre à la tête de la souscription.

SOUSCRIPTION ARTISTIQUE

POUR RACHETER AUX PETITS-ENFANTS DE DORVAL

LES BIJOUX DE LEUR GRAND’MERE.

 

Le Mousquetaire.

20

fr.

M. Willems.

5

 

M. Barthet.

5

 

M. Ponsard.

20

 

M. C. Bourdet.

5

 

M. Arthur Stevens.

10

 

M. Joseph Stevens.

5

 

Mme E. M. 

20

 

Mme Ristori.

10

 

Mme de Silva.

20

 

La Librairie Nouvelle.

20

 

Un inconnu.

5

 

M. Dondey-Dupré.

5

 

M. E. Rouit.

2

 

M. Albert Rouit.

»

     50

Un Louisiannais.

20

 

M. Méry.

5

 

M. Maxime Du Camp.

5

 

M. C. S.

1

 

Un ex-souffleur de la Porte-Saint‑Martin.

5

 

M. Paul de Marly.

2

 

Total.

190

fr. 50

 

Chers Lecteurs, belles Lectrices,

Encore une bonne œuvre à accomplir, et dans laquelle, je l’espère, vous ne nous abandonnerez pas.

Eh ! mon Dieu, si tous ceux qui ont applaudi notre pauvre Marie Dorval dans les Deux Forçats, dans le Joueur, dans l’Incendiaire, dans Antony, dans Marion Delorme et dans Ketty Bell apportaient chacun un franc seulement, ce n’est plus une pierre que l’on pourrait mettre sur sa tombe, se serait un monument que nous pourrions lui faire bâtir.

Nous ne sommes pas si exigeants, nous ne demandons pas qu’on inhume, comme en Angleterre, les artistes dans la sépulture des rois, nous demandons seulement qu’on ne les jette pas dans la fosse commune.

Allons, nos frères les artistes, venez à nous, ce que je fais aujourd’hui pour Dorval, d’autres après moi le feront pour vous !

Donnez !

Je sais bien que vous n’êtes pas riches : l’action n’en sera que plus méritoire. Elle donnait si facilement, elle !

Maintenant, outre les 20 francs que d’Artagnan a donnés, voilà ce qu’il offre :

À partir d’aujourd’hui seront déposés ; chez MM. Jaccottet et Bourdilliat, à la Librairie Nouvelle, au coin du boulevard et de la rue de Grammont, les onze articles que vous venez de lire.

Il y a des amateurs d’autographes si fous, et des cœurs si bons, qu’ils sont capables de donner 10 francs de chaque chapitre séparé, ou même 110 francs du tout.

Qu’ils les donnent, la souscription en ira plus vite.

En outre, mercredi, MM. Jaccottet et Bourdilliat mettront en vente, au prix de 50 centimes, à la Librairie Nouvelle, ces onze articles réunis en brochure, sous le titre de :

LA DERNIÈRE ANNÉE

DE

MARIE DORVAL,

PAR ALEX. DUMAS.

Prix : 50 centimes. – Pour le tombeau !

Et pour concourir, autant qu’il est en eux, à la bonne action entreprise, MM. Jaccottet et Bourdilliat, après avoir fait toutes les avances d’impression et de publicité, rentreront dans leurs frais, mais refusent toute commission.

Et maintenant, abandonnons notre barque au courant de la sympathie publique. Plus tard, nous ferons autre chose, – jamais nous ne ferons mieux !

ALEX. DUMAS.

 

* *

*

Nous recevons à l’instant même cette lettre de René Luguet :

A. D.

Cher Dumas,

Vous venez de terminer le récit des souffrances de Marie Dorval par un de ces élans de cœur qui prouvent ce que les malheureux doivent attendre de vous.

Mais la position que je me suis faite en accomplissant un devoir que vous avez bien voulu considérer comme un dévouement, ne me permet pas d’accepter la pensée d’une souscription.

Certes, ces reliques nous sont chères !… et j’espère les revoir un jour, mais c’est à mon travail seul que je veux les devoir.

Marie Dorval n’a plus rien à envier aux heureux de la terre : elle est réunie pour toujours à son cher Georges !…

Elle n’a pas de monument, mais sa tombe est couverte de fleurs que sa brave fille entretiendra toute sa vie ! Et plus tard, nos petits-enfants continueront cette tâche, si triste et si douce !

Vous venez de lui élever un mausolée plus impérissable qu’une pierre tumulaire, car vous avez mis au jour ce cœur si grand, si méconnu.

Il est autour de nous des malheurs devant lesquels je dois taire les miens, et si déjà vos gracieuses lectrices ont répondu à votre généreux appel, eh bien ! que cette bonne action ne soit pas perdue, vous trouverez facilement autour de vous une de ces misères dignes et silencieuses… portez-leur cette offrande.

Il nous sera bien doux de penser qu’elles doivent ce rayon de soleil au nom de Marie Dorval !

À vous de tout cœur,

RENÉ LUGUET.

Bravo, mon cher Luguet.

Les sommes sont chez moi à la disposition des personnes qui les avaient versées.

Le manuscrit est chez moi à votre disposition. Enfin, je vous demande une seule chose : c’est de laisser vendre la brochure.

Et, du produit de cette brochure, de payer la pierre du tombeau.

À vous de cœur,

ALEX. DUMAS.

La souscription pour la tombe de Marie Dorval est interrompue.

Par une noblesse de sentiments que tout le monde comprendra, celui que, en étendant ses mains, la mourante a baptisé du nom de sublime, au moment de rendre le dernier soupir, René Luguet, ne veut devoir qu’à son travail l’accomplissement de la tâche qu’il s’est imposée.

Cependant, pour prouver combien il y en a qui étaient désireux de s’associer à notre œuvre, nous ne pouvons résister au désir de publier la lettre suivante :

28 juillet 1855.

Monsieur Dumas,

Je lis chaque jour le Mousquetaire.

À l’article Marie Dorval, vous parliez d’ouvrir une souscription pour ériger un monument sur sa sépulture.

Ma petite souscription est de vous offrir de faire l’inscription que vous désirez faire graver sur la pierre.

Quoique la souscription ait été refusée, je maintiens toujours mon offre, et prie M. René Luguet de l’accepter.

Votre sincère admirateur,

DAMOUR,

Sculpteur-marbrier du cimetière,

rue Delambre, 19, à Paris.

Vous voyez cette lettre.

En voici une plus touchante encore peut-être qui nous arrivait.

Elle est d’un enfant.

Monsieur,

Chaque fois que je gagne la croix, père me donne dix sous. Je l’ai eue samedi, et comme il m’a raconté l’histoire du petit Georges et de sa bonne maman, je serais bien content si vous vouliez ma petite pièce.

Je vais encore m’appliquer cette semaine pour en avoir une autre, et je vous la donnerai si on me le permet.

ALBERT ROUIT.

Mon cher Dumas,

À Mayence, que je traverse aujourd’hui, je lis le Mousquetaire d’avant-hier.

Pendant mon passage à l’administration du Gymnase, j’ai eu le bonheur de connaître madame Dorval, et celui, plus grand encore, de l’avoir pour interprète dans plusieurs pièces que je fis représenter à ce théâtre.

J’ai donc bien le droit, je pense, de joindre ma modeste offrande à celles plus considérables qui vous seront adressées sans doute ; et je vous prie de faire toucher le petit bon ci-joint chez M. Dulong, notre agent, puisque je suis trop loin de vous pour aller vous en porter le montant moi-même.

Toujours bien à vous,

LAURENCIN.

Mayence, 29 juillet 1855.

Puis encore celle-ci :

Mon cher Dumas,

Je ne saurais vous dire combien m’ont ému vos articles sur Dorval. Ces pages, plutôt sanglotées qu’écrites, et remplies d’une pitié presque cruelle, m’ont fait verser bien des larmes ! Merci pour ces larmes, ou pour mieux dire pour ce prétexte de pleurer : car le cœur humain, cet orgueilleux chien de cœur, est ainsi fait, que quelque oppressé qu’il se sente, parfois il voudrait crever plutôt que chercher à se soulager par des larmes ; ce chien de cœur orgueilleux doit être très-content chaque fois qu’il lui est permis de se désaltérer de ses propres douleurs par des larmes, tout en ayant l’air de ne pleurer que sur les infortunes des autres ! Merci donc pour vos pages attendrissantes sur Dorval !

Le lendemain de votre appel aux sympathies posthumes des amis de la défunte, je me suis empressé d’y répondre en envoyant vingt francs aux bureaux du Mousquetaire ; aujourd’hui que vous retirez la souscription et que vous invitez les souscripteurs à retirer aussi leurs versements, vous me causez un petit embarras. Mes sentiments superstitieux ne me permettent pas de remettre dans ma bourse de l’argent destiné à m’associer à une œuvre pieuse, même en me proposant de l’employer plus tard à un usage analogue. Je vous prie donc, mon cher ami, de disposer de ces pauvres vingt francs en faveur des petites filles incurables, pour lesquelles vous avez quêté souvent d’une manière si touchante. J’ai oublié le nom de la petite communauté des bonnes sœurs qui se vouent aux soins de ces enfants malheureux, et je vous prie de m’en donner de nouveau l’adresse, car il pourrait bien arriver que j’en eusse besoin dans un moment où des velléités de charité me passent par la tête ; j’aime de temps en temps à faire remettre une carte chez le bon Dieu.

Je suis toujours dans le même état ; mes crampes de gorge sont toujours les mêmes, et elles m’empêchent de faire de longues dictées. Le mot dicter me rappelle, dans ce moment, l’imbécile Bavarois qui était mon domestique à Munich. Il avait remarqué que souvent, pendant des journées entières, j’étais occupé à dicter, et lorsqu’un de ses dignes compatriotes lui demandait quel était mon état, il répondait : Mon maître est dictateur.

Adieu, je dois déposer ici ma dictature et j’ai hâte de vous dire mille amitiés.

Votre tout dévoué,

HENRI HEINE.

Mon bien cher Heine,

Nous réservons vos vingt francs, vous allez voir tout à l’heure pourquoi.

Lisez la lettre qui suit ce petit mot et ma réponse à cette lettre.

Vous êtes toujours mon grand, bon et spirituel ami.

Je demande à rester le vôtre.

ALEX. DUMAS.

Et celle-ci encore :

Paris, 31 juillet 1855.

Mon cher Monsieur Dumas,

Malgré l’avis publié en tête du Mousquetaire, les sommes versées pour la souscription ne sont pas retirées.

Le pays tient trop à honneur d’élever à Marie Dorval une tombe digne d’elle.

M. René Luguet s’est imposé une sainte et noble tâche, que tous ceux qui ont connu madame Dorval veulent partager.

Ainsi, que les bijoux soient dégagés par M. Luguet, puisqu’il le demande.

C’est du reste son devoir.

Que la tombe du bon petit Georges soit élevée par son père, c’est son droit.

Mais que le tombeau de madame Dorval soit élevé par le produit de la souscription artistique que votre bon cœur a si spontanément ouverte.

Tel est le vœu que j’exprime au nom des nombreux admirateurs du talent.

À vous de cœur,

LÉOPOLD LEQUESNE.

Monsieur,

Vous avez parfaitement compris la situation, et notre cher René Luguet l’a comprise comme vous, puisqu’il a accepté au bénéfice de la pierre du tombeau la vente de la brochure qui raconte la dernière année de la vie de Marie Dorval.

La brochure, qui sera mise en vente aujourd’hui ou demain, est cotée cinquante centimes. Mais chacun est libre de la payer ce qu’il voudra.

C’est donc au magasin de la Librairie Nouvelle, chez Jaccottet et Bourdilliat, au coin du boulevard et de la rue de Grammont, que je vous renvoie, Monsieur, et avec vous tous ceux qui n’ont point oublié celle qui fut pour moi plus qu’une grande artiste, celle qui fut une amie.

Faites donc appel, de votre côté, comme je fais du mien, Monsieur, et que les bons cœurs nous répondent.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

ALEX. DUMAS.

P - S. Les personnes qui ont versé des fonds, soit au bureau du Mousquetaire, soit chez moi, soit à la Librairie Nouvelle, peuvent prendre chez MM. Jaccottet et Bourdilliat autant de brochures que la somme de 50 centimes se trouvera répétée de fois dans leur offrande.

Nous rappelons une seconde fois à nos lecteurs que MM. Jaccottet et Bourdilliat ont refusé toute commission dans cette vente.

Le produit sera donc net, une fois les frais prélevés.

A. D.

Pardon encore une fois, mon cher Luguet, d’avoir fait une chose qui a pu vous contrarier, mais je suis tout prêt de me féliciter d’une erreur qui fait jaillir des bons cœurs de pareilles étincelles.

FIN