Chapitre 2

 

Cet enfant était tout pour Dorval.

Il avait trois ans et demi, il était, d’habitude, grave et sérieux. Il n’y avait rien d’étonnant à cela ; cette grande âme, qui descendait à lui, l’élevait en même temps à elle ; ils se rencontraient à moitié chemin, et alors, se trompant à son âge, à l’aspect de sa précoce raison, sa grand’mère lui parlait comme à un homme de vingt ans.

Dorval arrivait dans une ville avec le désir de jouer le soir ; la pauvre créature n’avait pas plus de temps à perdre que la fauvette qui doit nourrir toute sa couvée, – elle arrivait donc dans une ville avec le désir, plus que cela, avec le besoin de jouer le même soir. Elle quittait son vêtement de voyage, mettait sa plus belle robe et disait à l’enfant :

– Je vais chez le directeur, mon petit Georges ; tiens, voilà la Bible, regarde les images des saints, et sois bien sage, en m’attendant, pour être un jour au ciel comme eux.

– Oui, mè mère, répondait l’enfant.

Et il s’asseyait loin du feu, promettait de ne pas en approcher, tenait parole, tandis que sa grand’mère sortait pour s’en aller chez le directeur.

Elle sortait pleine d’espérance. Tant que vécut son petit Georges, elle espéra. Une demi-heure après, elle rentrait triste ou gaie, plus souvent triste que gaie.

L’enfant voyait sa tristesse et lui tendait ses deux bras.

– Qu’as-tu, mè mère ? lui demandait-il.

– Oh ! ne m’en parle pas, c’est odieux, disait Dorval.

– Quoi donc ?

– Comprends-tu, Georges, ce misérable directeur qui me fait venir, qui me dit de ne pas perdre de temps, que tout est prêt, qu’on n’attend plus que moi, et puis pas de répertoire ; nous en avons pour huit jours à attendre de l’argent, que dis-tu de cela, mon Georges, mon chéri, mon amour, mon ange ?

Et elle se ruait sur l’enfant, le serrait dans ses bras, l’embrassait convulsivement.

– Patience, mè mère, disait la petite voix de l’enfant, à moitié coupée par les baisers.

– Oui, patience, et qui n’aurait pas patience avec toi, mon doux Jésus ! mais qu’allons-nous faire, dis ?

– Nous nous promènerons, mè mère, nous irons à la campagne à pied ; tu sais que je marche bien ; cela coûte trop cher en voiture.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! criait Dorval, et n’avoir pas des sacs d’or pour en couvrir un ange comme celui-là !

Et elle mettait à Georges ses plus beaux habits, et elle le promenait, le tenant par la main, souvent le portant malgré lui ; et les oisifs de province la regardaient passer, disant :

– Tiens, c’est l’actrice de Paris, madame Dorval.

– On dit que le directeur du théâtre lui donne cinq cents francs par soirée.

Et l’on enviait la pauvre créature qui devait peut-être attendre huit jours pour gagner le cinquième de cette somme-là.

En jouant dans un jardin public à Marseille, le petit Georges tomba un jour dans un bassin et disparut.

La mère allait s’y jeter après lui. Eugène Luguet la retint, s’y jeta, lui, et retira l’enfant.

Elle pensa l’étouffer en l’embrassant.

On lui donna le rôle de Marie-Jeanne.

Tout Paris a vu Marie-Jeanne.

Je la rencontrai.

– Tu sais que j’ai un rôle ? me dit-elle.

– Dans quelle pièce ?

– Ah ! je ne sais pas, cela s’appelle Marie-Jeanne.

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est une mère qui a perdu son enfant et qui crie : – Mon enfant ! je veux qu’on me rende mon enfant ! Oh ! je serai très-belle là-dedans, sois tranquille, tu viendras me voir, n’est-ce pas, mon grand chien ?

– Oui.

– Viens, je jouerai pour toi !

Ô bonne créature, ô grande artiste !

C’était d’abord au petit Georges qu’elle avait conté son bonheur.

– Tu sais que j’ai un rôle, mon enfant ? lui avait-elle dit.

– Ah ! mè mère, que je suis content, il y a si longtemps que tu en demandes un !

– Mets-toi là, je vais te raconter la pièce.

Elle s’assit à terre, près de l’enfant, et lui prit la main.

– Mon petit Georges, dit-elle, c’est affreux, vois-tu, une mère si pauvre, si pauvre qu’elle est obligée d’abandonner son enfant, son pauvre enfant qu’elle aime tant. Moi, je ne l’abandonnerais, tu comprends, jamais. S’il n’y avait plus qu’un morceau de pain à la maison, je le lui donnerais.

S’il n’y en avait plus, j’en volerais. Qu’est-ce que je dis donc ? non, c’est défendu de voler. Enfin, je ne sais pas ce que je ferais, mais, pour sûr, je n’abandonnerais pas mon enfant. Georges, vois-tu, un pauvre enfant de ton âge, plus petit encore que toi, mis dans une espèce de prison où les mères ne revoient plus leurs enfants, où les enfants ne revoient plus leurs mères. Oh ! il y a pourtant des femmes qui font cela.

– Mè mère, mè mère ! s’écria l’enfant fondant en larmes.

– Oh ! je suis sûre du rôle maintenant, s’écria Dorval, je viens de jouer pour notre petit Georges, Luguet, et tu vois, le voilà qui pleure. Ne pleure pas, Georges, ne pleure pas, mon enfant, les femmes qui font cela ne sont pas de vraies mères, et moi, je suis ta mère, mon Georges, ta mè mère chérie. Embrasse-moi. Oh ! que je suis folle de faire pleurer comme cela mon enfant !

Et elle pleurait à son tour, mais comme pleurait Dorval, à sanglots.

Alors l’enfant s’échappait de ses bras et faisait tout ce qu’il pouvait pour la faire rire, jouant les rôles de son père, contrefaisant le bossu, parlant comme Polichinelle, jusqu’à ce qu’elle ne pleurât plus, jusqu’à ce qu’elle rit enfin !

Et alors, le pauvre petit comédien de quatre ans se jetait dans ses bras en disant :

– Je savais bien que je te ferais rire, mè mère.