— Quʼest-ce qui te prend ?

— Sexe et base-bail, les deux obsessions masculines au printemps.

Layla fronça les sourcils. Les pointes effilées de sa coupe mutine dansaient au vent, tandis quʼelle sʼappliquait à suivre son pas.

— Pas question de faire lʼamour et/ou de jouer au base-bail un mercredi midi, décréta-t-elle.

— Je vais donc devoir me contenter dʼune balade. Dʼici une semaine ou deux, nous pourrons nous mettre au jardinage.

— Tu jardines ?

— On ne renie pas ses origines. Tous les ans, je garnis des jardinières pour la façade du cabinet. Jusquʼà présent, je me char-geais des plantations et Mme H mettait son grain de sel.

— Mettre mon grain de sel, ça je sais faire.

— Je nʼen doute pas. Quinn, Cybil et toi pourriez planter un joli petit carré de légumes et dʼherbes aromatiques dans le jardin derrière votre maison. Plus quelques massifs de fleurs devant.

— Ah bon ?

Il lui prit la main et lʼagita gentiment sans ralentir le pas.

— Tu nʼaimes pas te salir les mains ?

— Je nʼen sais rien. Je n ai aucune véritable expérience en la ma-tière. Ma mère jardinait un peu, et jʼavais quelques plantes vertes dans mon appartement.

— Je suis sûr que tu serais douée pour harmoniser les couleurs, les formes, les textures.

Il lʼentraîna vers la maison qui avait abrité la boutique de cadeaux. La vitrine était vide désormais.

— Lʼendroit donne lʼimpression dʼêtre abandonné, observa Layla.

— Cʼest vrai. Mais rien ne lʼoblige à rester ainsi.

Elle écarquilla les yeux quand il sortit un trousseau de clés et ouvrit la porte.

— Quʼest-ce que tu fais ?

— Je te montre des possibilités, répondit Fox qui entra et alluma la lumière.

Comme de nombreux commerces dans Main Street, cette boutique était une ancienne habitation. Lʼentrée était spacieuse avec un vieux parquet en bois massif. Sur le côté, un escalier courbe avec sa rampe patinée par des générations de mains montait à lʼétage. Droit devant, une arche menait à trois pièces en enfilade.

Dans celle du milieu, une porte souvrait sur un joli perron couvert donnant sur une étroite bande de jardin où un lilas était sur le point de fleurir.

Layla caressa du bout des doigts la rampe de lʼescalier.

— On a du mal à imaginer quʼil y avait une boutique de cadeaux ici. Il ne reste plus que quelques rayonnages, quelques traces sur le mur où des objets étaient accrochés.

— Jʼaime les bâtiments vides. Pour leur potentiel. Celui-ci en a beaucoup. Une construction solide, une plomberie en bon état et lʼélectricité aux normes, plus la situation, la luminosité et un propriétaire sérieux. Il y a de la place, aussi. Avant, lʼétage servait de réserve et de bureau. Sans doute un bon plan. Des clients dans un escalier, cʼest courir le risque que lʼun dʼeux se casse la figure et entame des poursuites.

— Cʼest lʼavocat qui parle.

— Un peu de plâtre pour boucher les trous, une couche de peinture. Les boiseries sont belles, continua Fox, effleurant une mou-lure. Elles sont dʼorigine et ont dans les deux cents ans. Une touche historique qui contribue au charme de la maison. Quʼen penses-tu ?

— Des boiseries ? Elles sont superbes.

— De lʼendroit tout entier.

Layla arpenta les lieux à pas lents, comme on fait souvent dans les bâtiments vides.

— Eh bien, cʼest lumineux, spacieux, bien entretenu, avec juste ce quʼil faut de parquet grinçant pour le charme dont tu parlais.

— Tu saurais tirer parti de cet endroit.

Elle pivota vers lui.

— Moi ?

— Le loyer est raisonnable, la situation exceptionnelle. Il y a suffisamment dʼespace pour installer quelques cabines dʼessayage au fond avec un rideau. Il te faudrait des étagères et des présentoirs.

Des portants aussi, je suppose, pour suspendre les vêtements.

Fox jeta un regard à la ronde, les pouces coincés dans les poches de son jean.

— Il se trouve que je connais une ou deux personnes très habiles de leurs mains.

— Tu suggères que j ouvre une boutique de mode ici ?

— Il nʼy en a pas à des kilomètres à la ronde. Ça marcherait, jʼen suis sûr.

— Fox, cʼest tout bonnement... hors de question.

— Pourquoi ?

— Parce que... pour commencer, je nʼaurai jamais les moyens, même si...

— Les banques sont là pour ça.

— Cela fait des années que je nʼai pas réfléchi sérieusement à monter ma propre affaire. Je ne saurais pas par où commencer même si jʼétais convaincue de vouloir me lancer. Pour lʼamour du ciel, Fox, je ne sais pas de quoi demain sera fait. Et encore moins ce que lʼavenir nous réserve dans un ou même six mois.

— Mais aujourdʼhui, que veux-tu ? insista Fox en sʼavançant vers elle. Moi, je sais ce que je veux. Je te veux, toi. Je veux que tu sois heureuse, ici, avec moi. Jim Hawkins te louera les murs et tu nʼauras aucun problème à obtenir un prêt. Jʼai parlé à Jœ à la banque...

— Tu en as parlé à la banque ? De moi ?

— Rien de si précis. Jʼai juste demandé des informations générales, les formalités à remplir. Jʼai tout rassemblé dans un dossier à ton intention.

— Sans me consulter ?

— Le dossier, cʼétait pour que tu aies un point de départ concret auquel te référer pour réfléchir à la question.

Elle s écarta de lui.

— Tu n aurais pas dû.

— Tu ne vas pas me dire que mon secrétariat suffira à ton bonheur jusqu'à la fin de tes jours.

— Non, je ne vais pas te dire cela, admit Layla qui lui tourna le dos. Et pas davantage que je vais me lancer tête baissée dans une entreprise que, pour commencer, je ne suis pas sûre de vouloir, dans une ville qui sera peut-être rayée de la carte dʼici quelques mois. Quand bien même je voudrais ouvrir un magasin, ce ne serait sûrement pas à Hawkins Hollow. Comment veux-tu que je réfléchisse à tous les détails que cela implique avec le délire que nous vivons ?

Fox se mura dans un silence si profond quʼelle aurait juré entendre la vieille bâtisse respirer.

— Justement, finit-il par répondre, le moment me semble dʼautant plus propice pour chercher un sens à sa vie. Je te demande juste dʼy réfléchir. Et aussi à quelque chose que tu nʼas pas encore envisagé : rester à Hollow. Ouvre une boutique, reste mon assistante, fonde une colonie de nudistes ou lance-toi dans le macra-mé si le cœur tʼen dit. Ça mʼest égal, tant que tu es heureuse.

Mais sʼil te plaît, Layla, réfléchis à la possibilité de rester, et pas juste pour liquider ce foutu démon. Pour vivre ici avec moi.

Comme elle le dévisageait avec stupéfaction, il se rapprocha encore.

— Range ce que je vais te dire dans un de tes compartiments : je tʼaime, Layla. Dʼun amour absolu, sans retour en arrière possible.

Nous pourrions bâtir quelque chose de solide, de réel. Quelque chose qui ferait que chaque jour vaudrait la peine dʼêtre vécu.

Cʼest mon vœu le plus cher. Alors réfléchis, et quand tu auras pris ta décision, préviens-moi.

Il retourna à la porte dʼentrée, lʼouvrit et attendit quʼelle le rejoigne.

— Fox...

— Je ne veux pas entendre que tu ne sais pas. J ai déjà donné.

Tiens-moi au courant quand tu seras fixée. Tu es contrariée, je le sens bien, ajouta-t-il en tournant la clé dans la serrure. Prends ton après- midi.

Layla voulut objecter, il le lut sur son visage. Puis elle se ravisa.

— D accord. Ça tombe bien, jʼai des trucs à faire.

— On se voit plus tard alors, lui lança-t-il.

Il fit quelques pas, sʼarrêta.

— Cette maison nʼest pas la seule à avoir du potentiel, ajouta-t-il avant de sʼéloigner sous le soleil dʼavril.

16

Fox songea à noyer son chagrin dans lʼalcool. Il appellerait Gage qui râlerait juste pour la forme devant un café ou un soda, tandis que lui passerait la soirée à se saouler consciencieusement. Caleb viendrait lui aussi, il nʼavait quʼà demander. Les amis étaient là pour ça.

Ou il pouvait aussi débarquer chez Caleb avec des bières et prendre sa cuite là-bas.

Mais il ne ferait ni lʼun ni lʼautre. Planifier une cuite gâchait tout le plaisir. Mieux valait travailler, décida-t-il.

Il avait de quoi sʼoccuper pour le restant de la journée, dʼautant quʼil aimait prendre son temps, ce qui lui permettrait de ruminer à loisir.

Layla pensait-elle sincèrement quʼil avait dépassé les bornes et agi dans son dos ? Quʼil avait essayé de la manipuler ? La connaissant, il avait cru quʼelle apprécierait son petit catalogue dʼinformations, chiffres et formalités à accomplir. Dans son esprit, cʼétait comme lui offrir un bouquet de jonquilles.

Juste un petit cadeau quʼil lui avait trouvé parce quʼil pensait à elle, se dit-il, jonglant avec ses trois balles au milieu de son bureau.

Il avait fait une erreur dʼappréciation monumentale en supposant quʼelle lʼaimait et avait lʼintention de rester.

Une des balles lui échappa. Il parvint à la rattraper au rebond et elle reprit avec les autres son mouvement circulaire perpétuel.

Il nʼavait jamais mis en doute sa propre conviction, ni celle de Layla, quʼil resterait à Hollow de quoi bâtir un avenir après la semaine du 7 juillet. Force lui était désormais de le constater : il avait confondu les aspirations de Layla avec les siennes propres.

Ce nʼétait pas seulement une pilule amère à avaler, mais le genre qui reste coincée dans le gosier un moment, faisant craindre lʼétouffement, avant dʼaccepter enfin de descendre. Mais que cela lui plaise ou non, il lui fallait se résoudre à lʼévidence.

Layla nʼétait pas obligée dʼêtre sur la même longueur dʼonde que lui. Si quelquʼun avait été élevé dans le respect des désirs et lʼin-dividualité de chacun, cʼétait bien lui. Mieux valait savoir quʼelle ne partageait pas ses sentiments, et affronter la réalité avec stoï-

cisme plutôt que de se bercer dʼillusions. Une autre pilule à avaler, car le scénario quʼil sʼétait concocté avait de quoi faire rêver, songea-t-il, laissant les balles tomber dans leur tiroir attitré.

La boutique de mode branchée de Layla à deux pâtés de maisons de son cabinet. À midi, ils déjeuneraient ensemble sur le pouce. Ils se baladeraient en ville à la recherche dʼune maison, comme cette ancienne demeure à lʼangle de Main Street et de Redbud Avenue. Ou dans les faubourgs si elle préférait. Mais une vieille maison à laquelle ils pourraient imprimer leur marque ensemble. Un endroit avec un jardin pour les enfants et les chiens.

Sans oublier une balancelle – il avait une prédilection pour les balancelles.

Un petit paradis dans une ville sûre, désormais à lʼabri de toute menace.

Là résidait sans doute le problème, admit-il en sʼapprochant de la fenêtre pour contempler les montagnes qui ondulaient dans le lointain. Comment créer les fondations d une relation solide dans un sol encore terriblement instable ?

«Nʼoublie pas les priorités, OʼDell », se rappela- t-il à lʼordre.

Il retourna sʼasseoir à son bureau, ouvrit ses fichiers sur le journal dʼAnn Hawkins avec lʼintention de parcourir ses notes.

Soudain, une araignée sortit du clavier.

Elle lui mordit le dos de la main, frappant si promptement quʼil nʼeut pas le temps de réagir. La douleur fut instantanée et fulgurante. Elle alluma un incendie sous sa peau.

Comme Fox sʼécartait brusquement du bureau, un flot noir et grouillant dʼaraignées surgit dʼentre les touches et des tiroirs.

Et elles grossissaient à vue dʼœil.

Quand Layla poussa la porte de la maison, elle était encore sous le choc et un peu honteuse. Elle avait pris la fuite, voilà ce quʼelle avait fait. Fox lui avait laissé une porte de sortie et elle sʼy était engouffrée.

Il lʼaimait. Il voulait quʼelle reste. Plus encore, il voulait dʼune relation sérieuse. À sa façon, il lui avait mâché le travail et présenté la chose dʼune manière qui, pensait-il, lui plairait.

Avec pour résultat, se dit-elle, de la terroriser à mort.

Sa propre boutique ? Ce nʼétait quʼune lubie avec laquelle elle sʼamusait quelques années plus tôt, un rêve farfelu auquel elle avait renoncé – presque. Si elle était à Hawkins Hollow, cʼétait pour sauver la ville — Dieu que ça semblait prétentieux ! - et accomplir ainsi sa destinée. Au-delà, ses projets demeuraient flous.

Et Fox ?

Cʼétait lʼhomme le plus merveilleux quʼelle ait jamais rencontré.

Pas étonnant quʼelle soit encore toute retournée.

Elle entra dans le bureau où Quinn et Cybil pianotaient chacune sur le clavier de leur ordinateur.

— Fox est amoureux de moi, lâcha-t-elle.

Les doigts toujours virevoltants, Quinn ne prit pas la peine de lever les yeux.

— Tu parles dʼune nouvelle !

— Si tu savais, comment se fait-il que je ne sois pas au courant ?

— Parce que tu tʼinquiétais trop à lʼidée dʼêtre amoureuse de lui, répondit Cybil qui interrompit sa frappe après un dernier clic de souris. Mais nous autres regardons les petits cœurs tourner autour de vos têtes depuis des semaines. Tu rentres tôt, non ?

— Oui. Je crois quʼon sʼest disputés.

Layla sʼappuya contre le chambranle et se massa lʼépaule comme si elle était douloureuse.

La souffrance était réelle, réalisa-t-elle, mais bien plus profonde.

— Enfin, ce nʼest pas vraiment une dispute, plutôt de lʼagacement de ma part. Il mʼa emmenée dans lʼancienne boutique de cadeaux qui est vide maintenant. Là, il a commencé à me parler de potentiel, à me dire que je devrais ouvrir un magasin de mode et...

— Quelle idée géniale ! sʼexclama Quinn qui sʼarrêta net de travailler, rayonnant dʼenthousiasme. Moi qui vais vivre ici, je serai ta meilleure cliente.

Le chic urbain dans lʼAmérique profonde. Jʼen piaffe dʼimpatience.

— Ce nʼest pas possible.

— Pourquoi ?

— Parce que... As-tu idée de ce que créer son entreprise implique ? Ouvrir un commerce, même petit ?

— Non, mais toi sûrement, répliqua Quinn. Et Fox aussi, sur le plan juridique. Je tʼaiderais. Jʼadore les projets. On écumerait les fournisseurs. Tu pourrais mʼavoir des prix de gros ?

— Q, reprends ton souffle, intervint Cybil. Lʼobstacle majeur, ce nʼest pas la logistique, nʼest-ce pas, Layla ?

— Cʼen est un, mais... Ne pourrait-on pas essayer dʼêtre réalistes, toutes les trois ? Hawkins Hollow sera peut-être rayée de la carte après juillet. Ou du moins, après une semaine de violence et de destruction, restera une ville meurtrie qui attendra encore sept ans que le calvaire recommence. Sʼil me venait lʼidée saugrenue de créer une entreprise avec tout ce qui nous prend la tête en ce moment, il faudrait que je sois zinzin pour envisager de le faire ici, à Démon Land.

— Caleb en dirige une, et il nʼest pas zinzin.

— Désolée, Quinn, je ne pensais pas...

— Non, il nʼy a pas de mal. Je faisais juste cette remarque à cause de tous les gens qui vivent et travaillent ici. Sans eux, notre action nʼaurait guère de sens. Mais si cela ne te convient pas, tant pis.

Layla leva les bras au ciel.

— Comment le saurais-je ? Oh, Fox, lui, semble tout à fait convaincu. Il a déjà demandé à Jim Hawkins de me louer le magasin, est allé voir la banque pour un prêt.

— Oups, murmura Cybil.

— Figurez-vous, il a préparé tout un dossier pour moi ! Bon, dʼaccord, il nʼa pas mentionné mon nom à M. Hawkins ou au banquier. Il sʼest juste renseigné.

— Je retire mon oups. Désolée, ma chérie, mais il semblerait quʼil ait juste voulu te fournir les réponses aux questions que tu aurais pu te poser si ce projet tʼavait intéressée.

Songeuse, Cybil remonta les jambes en position du lotus.

— Je serai heureuse de réitérer mon oups, et même dʼajouter un ou deux noms dʼoiseau, si tu mʼapprends quʼil a essayé de te forcer la main et sʼest énervé en prime.

Piégée par la logique, Layla laissa échapper un profond soupir.

— Non. En fait, cʼest plutôt moi qui suis montée sur mes grands chevaux, mais jʼavais des circonstances atténuantes. Il mʼa dit quʼil était amoureux de moi, quʼil voulait mon bonheur et que cette boutique y contribuerait. Il mʼa carrément proposé de vivre avec lui.

— Si ce nʼest pas ta façon de voir les choses, tu dois le lui dire tout de suite, finit par déclarer Quinn au bout dʼun long silence.

Ou je serai forcée de te balancer les noms dʼoiseau de Cybil. Fox ne mérite pas dʼêtre laissé dans lʼincertitude.

— Comment puis-je lui dire ce que jʼignore moi- même ?

Sur ce, Layla sortit du bureau dʼun pas furibond et se réfugia dans sa chambre, claquant la porte derrière elle.

— Cʼest plus dur pour elle que pour toi, fit remarquer Cybil. Tu as toujours été rapide, Q, aussi bien dans tes histoires de cœur que dans tes décisions. Au risque parfois de provoquer un clash, mais cʼest ta nature. Caleb et toi, ça a fait tilt tout de suite. La perspective de lʼépouser, de tʼinstaller ici... dans ta tête, le pas a été vite franchi.

— Je lʼadore. Où nous vivons importe peu tant que nous sommes ensemble.

— Et ton ordinateur se transporte partout. Si tu dois partir pour un article, Caleb se montrera compréhensif. Le grand bouleverse-ment pour toi, cʼest dʼêtre amoureuse et de faire ta vie ici. Pour Layla, il y a plus encore.

— Oui, oui... Jʼaimerais juste – et pas uniquement parce que jʼai des étoiles au fond des yeux – que ça marche pour eux deux. Et pour des raisons purement égoïstes, jʼadorerais que Layla reste.

Mais si elle en a décidé autrement, alors tant pis. Je devrais aller acheter de la glace.

— Ben voyons.

— Non, sérieusement. La pauvre a le moral dans les chaussettes.

Elle a besoin de copines et de glace. Dès que jʼai fini, je sors en acheter. Et puis non, jʼy vais maintenant. Je vais faire plusieurs fois le tour du pâté de maisons dʼabord, histoire de manger ma part sans culpabilité.

— Prends pistache, lui lança Cybil comme elle sortait.

Dans le couloir, Quinn sʼarrêta devant la chambre de Layla et frappa doucement à la porte avant de lʼentrebâiller.

— Désolée dʼavoir été brutale.

— Tu nʼas pas été brutale. Tu mʼas juste donné encore plus à ré-

fléchir.

— Pendant que tu réfléchis, je sors faire un peu dʼexercice. À

mon retour, jʼai prévu dʼacheter de la glace. Cybil veut pistache.

Et toi, cʼest quoi ton péché mignon ?

— Vanille avec des morceaux de cookie.

— Enregistré.

Quand la porte se referma, Layla repoussa ses cheveux en ar-rière. Une douceur bien calorique, voilà exactement le genre de réconfort quʼil lui fallait. Avec une douche bien chaude et des vê-

tements confortables, le bonheur serait total.

Elle se déshabilla, puis choisit un caleçon en coton et son sweat-shirt le plus moelleux. En peignoir, elle décida de sʼaccorder un soin du visage avant la douche.

Combien dʼhabitantes dʼHawkins Hollow viendraient faire leurs achats dans une boutique de mode telle quʼelle la concevait ?

Combien dʼentre elles, se demanda-t-elle en appliquant un masque exfoliant, seraient prêtes à soutenir un petit commerce du centre-ville au lieu de filer droit à la galerie marchande en péri-phérie ? Même si Hollow avait été une petite ville normale, pouvait-elle se permettre dʼinvestir autant de temps, dʼargent, de sentiment, dʼespoir dans une entreprise qui, selon toute logique, aurait sans doute fait faillite dʼici deux ans ?

Tandis que le masque posait, elle se mit à jouer avec des idées de couleurs, dʼaménagement. Des cabines dʼessayage à rideau ?

Absolument hors de question. Il nʼy avait quʼun homme pour suggérer quʼune femme puisse se déshabiller à son aise derrière un bout de tissu dans un lieu public. Non, il fallait des cloisons en dur et des portes qui fermaient à clé de lʼintérieur.

Maudit Fox qui la faisait fantasmer sur des cabines dʼessayage.

Je tʼaime. Dʼun amour absolu.

Layla ferma les yeux. Rien que de se répéter ces mots dans sa tête, elle avait le cœur qui chavirait en une lente glissade vertigineuse.

Et elle était restée plantée devant lui, incapable de réagir. De lui dire les mots quʼil attendait.

Layla demeura longuement sous la douche, laissant lʼeau chaude apaiser ses tourments. Elle allait sʼefforcer de se rattraper. Elle ne savait peut-être pas vraiment ce quʼelle attendait de lʼavenir, ou plutôt ce quʼelle osait en souhaiter. Mais elle aimait Fox, aucun doute là-dessus.

Comme elle levait le visage vers le jet, le serpent émergea de la bonde en ondulant.

Quinn commença dʼemblée par une marche sportive, histoire de se donner bonne conscience. Ce supplément dʼexercice nʼavait rien dʼune corvée – pas avec une glace à la clé et cette ambiance printanière.

Décidément, cette ville était charmante, se dit- elle. Et Cybil avait raison : elle sʼétait vite faite à lʼidée dʼy vivre. Elle aimait les maisons anciennes, les porches couverts, les pelouses en pente.

Étant naturellement sociable, elle appréciait aussi de connaître tant de gens par leur nom.

Elle tourna à lʼangle de la rue sans ralentir. Pistache et vanille-cookie, songea-t-elle. Elle allait peut- être craquer pour la vanille marbrée au caramel, et au diable la perspective dʼun dîner sain et équilibré ! Son amie avait besoin de réconfort. Comment osait-elle compter les calories ?

Elle sʼarrêta un instant et contempla les maisons de lʼangle avec un froncement de sourcils. Ne venait- elle pas déjà de passer à cet endroit ? Elle aurait pourtant juré... Secouant la tête, elle repartit dʼun pas alerte, bifurqua au coin de la rue et, quelques instants plus tard, se retrouva exactement au même endroit.

Un frisson dʼappréhension courut le long de sa colonne verté-

brale. Elle fit délibérément demi-tour et repartit au petit trot. Même coin de rue, mêmes maisons. Elle courut en ligne droite et arriva encore au même endroit, comme si la rue elle-même s amusait à lui jouer un sale tour. Et lorsquʼelle essaya de se précipiter vers une maison pour appeler à laide, ses pas la ramenèrent encore au même coin de trottoir.

À cet instant, un voile de ténèbres sʼabattit sur Quinn, qui prit ses jambes à son cou, au comble de la panique.

Debout près de son père, les mains sur les hanches, Caleb regardait les techniciens installer le nouveau système informatisé de comptage des points du bowling.

— Ça va être génial.

— Jʼespère que tu as raison, dit Jim. Cet engin nous coûte une petite fortune.

— Pour augmenter le chiffre dʼaffaires, il faut savoir investir.

Ils avaient dû fermer les pistes pour la journée, mais la galerie de jeux et le grill étaient ouverts. Ainsi, les clients présents pouvaient assister à la marche du progrès.

— De nos jours, les ordinateurs dirigent tout. Jʼai lʼair dʼun vieux radoteur, je sais, bougonna Jim avant que Caleb ait le temps de répondre. Je me fais penser à mon père qui nʼarrêtait pas de rouspéter quand jʼai enfin réussi à le convaincre dʼautomatiser le ramassage des quilles au lieu dʼavoir deux employés chargés de les replacer à la main.

— Tu avais raison.

— Eh oui, je ne pouvais mʼempêcher dʼavoir raison, soupira Jim qui enfonça les mains dans les poches de son habituel pantalon en velours côtelé. Jʼimagine que tu ressens la même chose aujourdʼhui.

— Ça va rationaliser lʼenchaînement des parties et accroître la productivité. À long terme, ça se révélera payant.

— Puisque c est fait, nous verrons bien. Bon sang, on dirait encore mon vieux père.

Caleb lui tapota lʼépaule en riant.

— Je dois sortir Balourd, grand-papa. Tu viens avec nous ?

— Non, je vais rester ici à ronchonner sur la modernité.

— Jʼen ai pour quelques minutes.

Amusé, Caleb monta chercher Balourd. Ce dernier adorait les balades en ville, mais à la vue de la laisse, la tristesse envahit son regard.

— Arrête tes gamineries, fit Caleb en la fixant à son collier. Je sais bien que tu ne vas pas faire de bêtises, mais la loi, cʼest la loi, mon vieux. Tu ne veux quand même pas que je vienne te ré-

cupérer à la fourrière ?

Tête basse, Balourd descendit lʼescalier de service avec son maî-

tre et tous deux se retrouvèrent dans la rue. Connaissant par cœur le scénario, Caleb savait quʼil se ragaillardirait au bout de quelques minutes.

Les yeux rivés sur son chien, guettant lʼinstant de lʼacceptation, Caleb contourna le bâtiment. À moins dʼaller jusque chez Quinn, Balourd préférait se dégourdir les pattes dans Main Street où Lar-ry, le coiffeur, sortirait sur leur passage et lui donnerait un biscuit et une caresse.

Caleb attendit patiemment que Balourd ait fini de lever la patte sur le tronc dʼun gros chêne entre les maisons, puis le laissa lʼentraîner sur le trottoir.

En débouchant dans Main Street, il se pétrifia.

La ville nʼétait plus que ruines fumantes, comme dévastée par un séisme qui aurait défoncé lʼasphalte de la chaussée et les trottoirs pavés. Les arbres calcinés gisaient tels des soldats mutilés au milieu des éclats de verre et des gravats maculés de sang. De sinistres fumerolles montaient encore des pelouses et des massifs carbonisés de la grand-place sur laquelle étaient éparpillés, ou pendus aux arbres en une macabre mise en scène, cadavres et restes humains atrocement déchiquetés.

Tremblant, Balourd s assit sur lʼarrière-train et, la tête renversée, hurla à la mort. Sans lâcher la laisse, Caleb fonça jusqu'à lʼentrée du bowling et s acharna sur la porte qui refusait de sʼouvrir. Pas un bruit à lʼintérieur ou dehors, hormis le martèlement incessant de ses poings contre le battant et ses appels affolés.

Quand il eut les mains en sang, il sʼélança en courant, Balourd galopant à ses côtés. Il devrait retrouver Quinn.

Gage ignorait ce qui lʼavait poussé à venir. Chez Caleb, il ne tenait pas en place. Il commença par frapper, puis, avec un haussement dʼépaules, ouvrit la porte qui nʼétait pas verrouillée.

— Il y a quelquʼun ? appela-t-il, seule concession aux habitantes.

Il reconnut le pas de Cybil avant quʼelle apparaisse en haut de lʼescalier.

— Il y a moi, répondit-elle en descendant. Quʼest- ce qui tʼamène avant lʼhappy hour ?

Comme souvent lorsquʼelle travaillait, elle avait rassemblé son épaisse chevelure – une nuée de boucles brunes – en chignon sur la nuque. Elle était pieds nus. Même en jean délavé et pull-over, elle réussissait à paraître aussi aristocratique quʼune prin-cesse. Un sacré tour de force, selon lui.

— Jʼai eu une conversation avec le professeur Litz, lʼexpert en démonologie que jʼavais rencontré en Europe, expliqua Gage. Je lui ai soumis lʼidée dʼun pacte de sang. Il est contre.

— Voilà un homme qui me paraît raisonnable, commenta Cybil qui le scruta, la tête inclinée de côté, avant de proposer : Viens donc boire ton dixième café de la journée ; je me préparerai un thé pendant que tu mʼexposeras ses raisons très sensées.

— La première, la plus catégorique, fait écho à ce que tu as dit, commença Gage en lui emboîtant le pas. À savoir que nous risquons de libérer quelque chose à quoi nous ne sommes pas pré-

parés. Quelque chose de pire ou de plus fort, simplement à cause du rituel.

— Tout à fait dʼaccord, approuva Cybil en mettant la bouilloire à chauffer. Voilà pourquoi il est capital de ne pas nous précipiter tête baissée. Il faut dʼabord rassembler toutes les informations possibles, et procéder avec une grande prudence.

— Donc tu votes pour.

— Oui, en tout cas une fois que nous serons aussi protégés que possible. Pas toi ?

Elle pressa les doigts contre ses paupières.

— Quʼest-ce quʼil y a ?

— Jʼai dû rester trop longtemps devant lʼécran aujourdʼhui. Mes yeux sont fatigués.

Cybil voulut ouvrir le placard où se trouvaient les tasses et manqua la poignée de plusieurs centimètres.

— Mes yeux... Mon Dieu, je ne vois plus rien !

— Attends, laisse-moi regarder.

Quand Gage la prit par les épaules, elle lui agrippa le bras.

— Je suis aveugle. Tout est gris !

Il la fit pivoter et retint un cri. Ses yeux de Bohémienne au charme exotique étaient voilés dʼun film blanchâtre.

— Assieds-toi. Ce nʼest quʼun stratagème de plus. Ce nʼest pas réel, Cybil.

Mais tandis quʼelle s accrochait à lui, tremblante, il se sentit partir.

Il se tenait dans lʼappartement miteux quʼil avait autrefois partagé avec son père au-dessus du bowling. Les odeurs le replongèrent avec violence dans le passé. Whisky, tabac, sueur, vaisselle et draps sales.

Il reconnut le vieux canapé aux accoudoirs élimés, et la chaise pliante dont lʼaccroc sur lʼassise avait été sommairement réparé avec de lʼadhésif. Le lampadaire près du canapé était allumé.

Pourtant, il avait été cassé, se souvint Gage. La fois où il avait repoussé son père. Quand il avait enfin été assez grand et fort pour faire usage de ses poings.

Pas question de retourner là-bas. Il sʼavança vers la porte et agrippa la poignée. Mais il eut beau sʼacharner, le battant refusait de sʼouvrir. À cet instant, son regard se posa sur ses doigts crispés sur la poignée et il découvrit avec effroi une main dʼenfant.

La fenêtre, se dit-il alors, le dos dégoulinant de sueur. Ce ne serait pas la première fois quʼil sʼéchapperait par là. Résistant à lʼenvie de courir, il alla dans la pièce qui avait été sa chambre – lit défait, livres scolaires éparpillés sur le sol, une petite commode, une lampe. Aucun de ses trésors ne traînait. Bandes dessinées, bonbons, jouets, il cachait tout.

La fenêtre demeura obstinément close. En désespoir de cause, Gage tenta de casser la vitre qui résista, elle aussi. Consterné, il fit brusquement volte-face, cherchant une autre issue... et aperçut son reflet dans le miroir au-dessus de la commode. Un petit brun maigrichon à lʼexpression terrifiée.

Encore un leurre. Il nʼétait plus ce gamin sans défense dʼà peine sept ou huit ans. Il était un homme à présent. Un adulte parfaitement capable de se prendre en charge.

Mais quand il entendit la porte de lʼappartement sʼouvrir à la vo-lée, puis le pas titubant de son père ivre, ce fut lʼenfant qui se mit à trembler.

Fox se débattait comme un beau diable contre les araignées qui couvraient maintenant son bureau, dégringolant en cascade dʼun angle sur le plancher. Elles sautaient sur lui, le mordant avec vo-racité. À lʼendroit de la morsure, le poison lui brûlait la chair qui enflait et craquait tel un fruit trop mûr.

Impossible de calmer ses neurones en ébullition avec ces bestioles qui grouillaient par dizaines le long de ses jambes et sur sa chemise. Il les écrasait dʼun talon rageur, laissant échapper des sifflements de panique entre ses dents serrées. La porte du bureau, quʼil avait laissée ouverte, se referma avec un claquement sinistre. Le dos plaqué contre le battant capitonné, il vit avec effroi les fenêtres se noircir dʼaraignées.

Le corps agité de spasmes nerveux, Fox ferma les yeux et se for-

ça à maîtriser sa respiration alors quʼil nʼavait quʼune envie : sʼavouer vaincu et hurler.

« Jʼai vu pire, se dit-il, le cœur battant contre sa cage thoracique tel un marteau sur une enclume. Je ne vais quand même pas paniquer pour quelques malheureuses bestioles. Je pourrais appeler la désinfection demain, sauf quelles ne sont pas réelles, es-pèce dʼidiot. Je saurai me montrer patient. Il me suffit dʼattendre que tes batteries se déchargent. »

La rage pure finit par prendre le pas sur la peur et le dégoût, tant et si bien que son rythme cardiaque sʼapaisa peu à peu. « Tu peux me jouer tous les sales tours que tu veux, salopard, tu ne perds rien pour attendre, menaça-t-il en silence. Cette fois-ci, on aura ta peau pour de bon. »

Un souffle glacé lui infligea une brûlure aussi vive que les morsures.

Tu mourras en hurlant.

«Nʼy compte pas, connard », pensa Fox qui sʼétait ressaisi. Il empoigna une araignée sur son bras et lʼécrasa entre ses doigts, la réduisant en un magma sanguinolent qui lui brûla la peau telle de la lave.

Une à une, ses congénères le lâchèrent et tombèrent, foudroyées, dans un concert de cris. De ses mains enflées, Fox parvint à ouvrir la porte et sʼenfuit en courant. Layla. Lʼun des cris qui résonnaient dans sa tête était le sien.

Sans ralentir sa course, il coupa à travers les jardins, franchissant les clôtures dʼun bond. Plus il courait, plus il saignait ; et le sang apportait la guéèrison. Soudain, il aperçut Quinn, plantée au milieu de la rue, tremblante.

— Je suis perdue. Je ne sais pas quoi faire. Je nʼarrive pas à rentrer à la maison.

Il lui agrippa la main et lʼentraîna à sa suite.

— Cʼest toujours le même endroit. Je nʼarrive pas...

— Fais le vide dans ton esprit, ordonna-t-il sèchement.

— Je ne sais pas depuis combien de temps... Caleb !

Elle sʼarracha à Fox et sʼélança vers Caleb, qui semblait tout aussi perdu quʼelle, avec Balourd qui hurlait à la mort.

— Il nʼy a plus rien, la ville est rasée ! sʼécria-t-il avant dʼenlacer Quinn et dʼenfouir le visage dans son cou. Jʼai cru que tu étais morte, toi aussi. Je nʼarrivais pas à te trouver.

Fox secoua son ami.

— Ce ne sont que des illusions, Caleb. De vulgaires illusions. Bon sang, vous ne lʼentendez pas crier ?

Il remonta la rue au pas de course et fit irruption dans la maison que louaient les filles. Aiguillonné par une peur plus douloureuse encore que les morsures des araignées, il gravit les marches quatre à quatre. Les hurlements avaient cessé, mais leur écho le gui-da jusquʼà la salle de bains. Il ouvrit la porte à la volée, et découvrit Layla inconsciente sur le carrelage.

Dans la cuisine, Cybil poussa un cri dʼeffroi en entendant la porte dʼentrée sʼouvrir avec fracas. Les bras tendus, elle avança à lʼaveuglette. Soudain, le voile blanchâtre qui lui obscurcissait la vue se déchira. Elle vit Gage, uniquement Gage, blanc comme un linge, qui ne la quittait pas des yeux. Quand elle se jeta dans ses bras, il lʼenlaça et lʼétreignit, autant pour la rassurer, elle, que pour se rassurer lui-même.

17

Layla était trempée et glacée. Fox la porta sur son lit et lʼenveloppa dans la couverture. Elle avait à la tempe une contusion qui la ferait sûrement souffrir lorsquʼelle reprendrait connaissance. Pas de sang, pas de fractures, pour autant quʼun rapide coup dʼœil lui permettait dʼen juger. La priorité, cʼétait quʼelle soit au chaud et au sec. Il avait à peine eu le temps de vérifier son pouls quand Quinn et Caleb firent irruption dans la chambre.

— Est-ce quʼelle... Mon Dieu !

— Elle nʼest quʼévanouie, je crois, dit Fox. Elle a dû se cogner la tête. Il sʼest passé quelque chose alors quʼelle était sous la douche. Je ne pense pas quʼil y ait encore quoi que ce soit là-dedans, mais, Caleb...

— Je vais voir.

— Tu disais...

Quinn sʼinterrompit pour essuyer ses larmes.

— Désolée, cʼest vraiment une sale journée. Tu disais que tu lʼavais entendue crier.

— Oui, je lʼai entendue.

Et sa terreur indescriptible lʼavait pris à la gorge, se rappela-t-il, tandis quʼil repoussait les mèches humides qui lui barraient le visage.

— En fait, je vous ai tous entendus, ajouta-t-il.

— Quoi ?

— On dirait que notre signal Batman a fonctionné. Cʼétait très brouillé, mais je vous ai tous entendus. Il lui faudrait une serviette.

Ses cheveux sont trempés.

— Tiens, fit Caleb en rentrant dans la pièce. Rien à signaler du côté de la salle de bains.

— Cybil, Gage ?

Caleb pressa brièvement la main que Quinn lui tendait.

— Je vais voir sʼils vont bien. Reste ici.

— Que tʼest-il arrivé ? demanda celle-ci à Fox.

— Plus tard, répondit-il en étalant la serviette sous la tête de Layla. Elle revient à elle.

Avec un immense soulagement, il vit ses paupières papilloter.

— Tout va bien, Layla. Cʼest fini.

Elle reprit brutalement conscience. Au bord de la suffocation, les yeux écarquillés dʼhorreur, elle faisait des moulinets désespérés avec les bras.

Fox la serra dans ses bras, tentant de lʼapaiser par télépathie.

— Cʼest fini. Je suis là.

— Dans la douche !

— Ils sont partis.

Mais il voyait dans lʼesprit de Layla les serpents émerger un à un de lʼévacuation et onduler sur le carrelage.

— Je nʼarrivais pas à sortir. La porte ne voulait pas sʼouvrir. Il y en avait partout. Sur moi, partout !

Agitée de frissons spasmodiques, elle se recroquevilla contre lui.

— Ils sont partis, tu es sûr ?

— Certain. Tu es blessée ? Laisse-moi regarder.

— Non, je ne crois pas... Un peu à la tête et... Mon Dieu, Fox, ton visage ! Et tes mains, elles sont enflées !

— C est en train de guérir. Ça va aller.

Son soulagement lui faisait oublier la douleur de la cicatrisation.

— Il semblerait que Twisse ait frappé fort cette fois.

Quinn opina.

— Il nous a agressés aussi, Caleb et moi.

— Cʼest carrément le grand chelem, renchérit Cybil sur le seuil.

Gage et moi y avons eu droit aussi. Six sur six. Fox, et si tu descendais ? Tes copains sont encore plutôt secoués. On va aider Layla à sʼhabiller et on vous rejoint dans quelques minutes.

Elle était livide. Depuis que Fox la connaissait, cʼétait la première fois quʼil la voyait aussi ébranlée.

— Dʼaccord, fit-il.

Mais avant de sortir, il caressa la joue de Layla et lʼembrassa doucement.

— Je serai en bas.

Dans des moments comme celui-ci, songea Fox, un whisky sʼim-posait. Il trouva une bouteille de Jameson non entamée parmi les bouteilles de vin. Sans doute la contribution de Caleb au bar des filles. Il sortit des verres, servit deux doigts généreux dans chacun et ajouta des glaçons.

— Bonne idée, approuva Caleb qui descendit dʼun trait la moitié de son verre sans que son regard cesse pour autant dʼêtre hanté.

Tu as guéri. Tu étais drôlement mal en point quand je tʼai vu dans la rue.

— Des araignées. Une véritable armada. De sacrés morceaux.

— Où ?

— Dans mon bureau.

Le regard de Caleb se perdit dans son whisky quʼil fit tournoyer lentement au fond de son verre.

— Moi, je suis sorti du bowling avec Balourd, et la ville avait disparu. Rasée comme après un bombardement. Il ne restait que des ruines fumantes, et des corps carbonisés et déchiquetés. Il faut quʼon couche tout ça en détail sur le papier, ajouta-t-il avant de boire une gorgée de whisky.

— Oh, sûr, ça va aider, ricana Gage qui but à son tour une grande rasade. Il nous a eus en beauté, et maintenant, on va rédiger un compte rendu.

— Tu as mieux à proposer ? rétorqua Caleb. Parce que si cʼest le cas, vas-y, mon vieux, ne te gêne pas.

— Rester assis à prendre des notes, franchement, ça ne sert à rien, à moins dʼécrire un bouquin. Ce qui est le job de ta copine, pas le mien.

— Quʼest-ce que tu comptes faire alors ? Une balade ? Cʼest ta spécialité, non ? Tu vas prendre un avion pour Pétaouchnock et te pointer pour le bouquet final ? À moins que tu nʼaies décidé de nous faire faux bond cette année ?

— Je reviens dans ce trou à cause dʼune promesse. Sinon, cet endroit pourrait être rayé de la carte que jʼen aurais franchement rien à foutre, siffla Gage en avançant sur Caleb dʼun air mena-

çant.

— Comme dʼà peu près tout.

— Arrêtez ! sʼinterposa Fox, voyant quʼils allaient en venir aux mains. La violence nʼa jamais rien résolu.

— Peace and love, hein, Fox ? On devrait peut- être faire aussi des colliers de pâquerettes.

— Écoute, Gage, si tu veux partir, la porte est là. Quant à toi, ajouta-t-il, pivotant vers Caleb, si tout ce que tu sais faire, cʼest frapper un homme à terre, tu peux suivre le même chemin, et fais attention en sortant que cette maudite porte ne te botte pas les fesses.

— Je ne frappe personne à terre, et dʼabord, qui tʼa sonné ?

rétorqua Caleb.

Alertée par le ton qui montait, Cybil descendit en hâte.

— Voilà qui est productif, commenta-t-elle en découvrant la scène dans la cuisine.

Elle se planta entre les trois hommes, arracha son verre à Gage et goûta le contenu.

— Au moins quelquʼun a eu la bonne idée de sortir le whisky avant la crise de testostérone, observa- t-elle avec un soupçon d ennui dans la voix. Si vous voulez vous battre, allez dehors. Vous guérissez peut-être vite, mais pas les meubles.

Fox se calma le premier. Il posa le whisky qui ne lui faisait plus envie et haussa les épaules, la mine penaude.

— Ce sont eux qui ont commencé.

Cybil arqua un sourcil.

— Et alors ? Tu es obligé de suivre comme un mouton ? Bon, voilà ce que je propose : on va manger un truc tranquillement et, une fois ce besoin humain fondamental satisfait, on devrait être capables de se raconter ce qui s est passé.

— Gage ne veut pas en parler, dit Caleb.

— Moi non plus, répondit Cybil, les yeux rivés sur Gage. Mais je vais le faire quand même. Un autre besoin humain fondamental, et la preuve de notre supériorité sur le Grand Méchant Démon.

Avec un sourire de défi, elle repoussa ses boucles brunes en ar-rière.

— Et si on commandait des pizzas ?

Ce n était guère pratique, mais ils trouvèrent plus réconfortant de se rassembler dans le salon que de sʼasseoir à table comme des adultes raisonnables.

— Honneur aux femmes, dit Fox, assis sur le tapis aux pieds de Layla. Quinn ?

— Je suis sortie acheter de la glace, commença- t-elle en tripo-tant le collier en argent quʼelle portait autour du cou. Mais jʼavais beau marcher, même en changeant de direction, jʼarrivais toujours au même coin de rue. Impossible de m orienter ou de retrouver le chemin de la maison. Je tʼai cherché en vain, poursuivit-elle en sʼemparant de la main de Caleb. Et soudain, çʼa été lʼobscurité totale. Jʼétais toute seule, complètement perdue.

Caleb lui entoura les épaules du bras.

— Dans mon hallucination, la ville était détruite et tous les habitants étaient morts, enchaîna-t-il. Un vrai carnage. Jʼai couru jusquʼici, mais il nʼy avait plus de maison. Juste un trou fumant dans le sol. Je ne savais plus où aller, où te chercher. Je nʼarrivais pas à croire que... Cʼest à ce moment-là que je tʼai aperçue, ainsi que Fox.

— Je tʼai vu en premier, dit Quinn à Fox. Cʼétait comme si tu émergeais dʼune cascade. Tu étais dʼabord flou et le bruit de ta course était étouffé. Puis tu mʼas pris la main, et tout sʼest éclairci.

Ça doit avoir une signification, vous ne croyez pas ? demanda-t-elle à la cantonade. Fox me prend la main et tout redevient normal. Cʼest là que Caleb est arrivé.

— Il nʼy avait rien dʼautre quʼun paysage de désolation, et brusquement vous étiez là tous les deux, expliqua celui-ci, incrédule.

Cʼétait instantané, comme quand on change de chaîne. Tu saignais, ajouta-t-il à lʼadresse de Fox.

— Les araignées, dit ce dernier qui raconta sa mésaventure personnelle. En sortant, rien de bizarre ne mʼa frappé. Je tʼai vue au coin de la rue, Quinn, lʼair perdu. Je tʼai entendue, les autres aussi. Cʼétait comme une mauvaise communication, très assourdie, avec des grésillements parasites. En revanche, les cris de Layla étaient forts et nets.

— Tu te trouvais pourtant à deux pâtés de maisons, souligna Quinn.

— Jʼai entendu ses cris jusqu'à ce que jʼentre dans la maison. À

ce moment-là, ils se sont arrêtés net. Sans doute parce que tu as perdu connaissance, Layla.

— Cʼétait après le départ de Quinn. Elle était sortie acheter de la glace parce que jʼétais contrariée, expliqua Layla qui coula un bref regard en direction de Fox. Jʼai décidé de prendre une douche le temps quʼelle revienne. Jʼai senti le premier me frôler le pied. Puis des dizaines dʼautres ont suivi, sortant par lʼévacuation.

Des serpents. Avec les hurlements que je poussais, je mʼétonne quʼon ne mʼait pas entendue dans le comté voisin.

— Je nʼai rien entendu, avoua Cybil. Pas le moindre bruit alors que jʼétais au rez-de-chaussée.

— Il en sortait de partout, poursuivit Layla en se forçant à expirer lentement, le souffle coupé à ce souvenir. Jʼai bondi de la douche, mais il y en avait aussi sur le sol. Et dʼautres qui tombaient du lavabo. Jʼavais beau me répéter que ce nʼétait pas réel, je nʼai pas réussi à garder mon sang-froid. Quand la porte a refusé de sʼouvrir, jʼai cédé à la panique et je me suis mise à les frapper comme une hystérique avec une serviette. La fenêtre était trop petite et, de toute façon, elle ne sʼouvrait pas non plus. Jʼai dû mʼévanouir à ce moment-là parce que je ne me souviens plus de rien. Lorsque jʼai rouvert les yeux. Jʼétais dans mon lit. Fox était près de moi.

Quinn aussi.

— Ton évanouissement pourrait expliquer en partie que lʼhallucination se soit arrêtée, supposa Cybil. Impossible dans ces conditions de maintenir une illusion.

— Et toi, que tʼest-il arrivé ? sʼenquit Layla.

— Je suis devenue aveugle. Gage et moi étions dans la cuisine.

Mes yeux se sont mis à me piquer, puis ma vision est devenue floue, et je nʼai rien vu dʼautre quʼun voile gris.

— Oh, Cybil.

Elle sourit à Quinn.

— Q sait que cʼest lune de mes petites terreurs personnelles.

Mon père a perdu la vue dans un accident. Il nʼa jamais réussi à accepter son état. Deux ans plus tard, il sʼest suicidé. Voilà pourquoi la cécité mʼeffraie tant. Tout à coup, tu nʼétais plus là, dit-elle à Gage. Je ne tʼentendais plus. Je tʼai appelé à lʼaide, mais tu nʼas pas réagi. Tu ne pouvais pas, jʼimagine.

Elle marqua un temps dʼarrêt, mais il garda le silence.

— Jʼai entendu la porte dʼentrée sʼouvrir, reprit- elle. Jʼai entendu Fox. Ma vision sʼest éclaircie et... tu étais de nouveau là.

Il lʼavait serrée dans ses bras.

— Où étais-tu, Gage ? Nous avons besoin de savoir ce qui est arrivé à chacun dʼentre nous.

— Pas bien loin, répondit-il. Jʼétais de retour dans lʼappartement où je vivais gamin, au-dessus du bowling.

On frappa à la porte. Caleb se leva sans quitter Gage des yeux.

— Jʼy vais.

— Chez toi, il y avait aussi une transformation physique, continua Gage. Ton œil était devenu tout blanc, comme recouvert dʼune peau. Non, je nʼai pas pu tʼaider. Je me suis senti partir, et je me suis retrouvé dans lʼappartement.

Caleb revint et posa les boîtes de pizza sur la table.

— Tu étais seul ?

— Au début. Je nʼai pas réussi à ouvrir la porte, ni les fenêtres.

Un thème récurrent, apparemment.

— Pris au piège, murmura Layla. Tout le monde a peur de se retrouver enfermé.

— Je lʼai entendu venir. Je savais à son pas dans lʼescalier sʼil était ivre ou pas. Là, il lʼétait. Et il arrivait. À ce moment-là, je me suis retrouvé dans la cuisine.

— Ce nʼest pas tout. Pourquoi ces cachotteries ? sʼimpatienta Cybil. Nous avons tous vécu une épreuve.

— Quand jʼai tendu la main vers la poignée, ce nʼétait pas la mienne. Pas celle-ci, expliqua Gage qui la leva, lʼobserva. Je me suis vu dans le miroir. Jʼavais dans les sept ans, peut-être huit.

Cʼétait bien avant la nuit à la Pierre Païenne. Il était bourré et il arrivait. Tu veux que je te fasse un dessin ?

Dans le silence qui sʼensuivit, Quinn prit son magnétophone posé sur la table basse, éjecta la cassette et y glissa une cassette vierge.

— Ça ne sʼétait jamais produit avant, nʼest-ce pas ? Que vous soyez tous trois affectés en même temps. Que tant soient affectés en même temps.

— Tous les trois, on fait des rêves, expliqua Caleb. En général la même nuit, pas toujours sur le même thème. Ils peuvent se produire des semaines, voire des mois avant les Sept. Mais un phé-

nomène de ce genre, non. Jamais en dehors de la semaine du 7

juillet.

— Il sʼest donné beaucoup de mal pour trier sur le volet nos angoisses respectives, fit remarquer Fox.

— Pourquoi as-tu été le seul à être blessé ? sʼétonna Layla. Jʼai senti les morsures des serpents, mais il nʼen restait aucune trace quand je suis revenue à moi. Toi, si. Même si maintenant tu as cicatrisé.

— Mon don sʼest peut-être retourné contre moi en rendant ma peur plus tangible, je nʼen sais rien.

— Possible, réfléchit Quinn. Et sʼil avait commencé par toi ? Si on réfléchit au déroulement, cʼest plausible. Il aura mis le paquet, et lʼénergie dégagée aura alimenté le reste. Pas seulement ta peur.

Ta souffrance aussi. Il s est servi des liens entre nous. Sans doute dʼabord Caleb ou moi. Puis Layla, Cybil et, pour finir, Gage.

Layla hocha la tête et enchaîna :

— Comme un courant passant de lʼun à lʼautre. Fox lʼa affaibli en se libérant, ce qui a provoqué une réaction en chaîne. Si tel est le cas, il pourrait sʼagir pour nous dʼun moyen de défense, non ?

— Notre énergie contre la sienne, acquiesça Quinn qui craqua et ouvrit dʼune chiquenaude un des cartons de pizza. Positif contre négatif.

— À mon avis, il nous faudra bien plus que quelques gentilles pensées positives, commenta Cybil tout en se coupant une part de pizza.

Vu lʼampleur du traumatisme quʼelle jugeait avoir subi, Quinn sʼaccorda une part entière.

— Si chacun de nous a ses peurs, nʼavons-nous pas aussi nos plaisirs personnels ? Hmm, quel délice ! Vous voyez, mon plaisir à moi : pizza au chorizo.

— Ce nʼest pas en pensant à une pizza ou à un autre truc agréable que Fox a rompu le sortilège, fit remarquer Layla.

— Pas tout à fait vrai, intervint celui-ci qui, devant les yeux éna-mourés de Balourd, préleva une rondelle de chorizo sur sa part et la lui donna. En fait, ce nʼest pas facile de penser tout court lorsque des araignées mutantes voraces vous grouillent dessus.

— On mange, lui rappela Caleb.

— Mais jʼai commencé à imaginer comment nous allions en finir avec cette ordure de démon et en même temps je lui balançais des gros mots. Les gros mots, cʼest mon péché mignon. Un plaisir personnel très réel. Quand jʼai vu ces sales bestioles tomber une à une raides mortes, jʼai été pris dʼune sorte dʼhystérie joyeuse qui a encore renforcé le phénomène.

— Jusquʼà présent, nous avions toujours réussi à percer les illusions à jour, observa Caleb. Cette fois, jʼai eu beau essayer, impossible.

— Tu es tombé dans le panneau parce que le choc était insoutenable, suggéra Fox. Tout ce qui compte dans ta vie avait été brusquement rayé de la carte. Quinn, ta famille, nous, la ville. Il ne restait plus que toi et tu nʼavais rien pu faire. Lʼhorreur totale.

Quant à mes araignées, elles nʼétaient pas réelles, et pourtant, après leurs morsures, jʼavais les mains comme des pastèques.

Les blessures, elles, étaient bien réelles, ce qui me fait dire que Twisse a mis le paquet sur ce coup-là.

— Le dernier incident remonte à une semaine. Là encore, tu étais le premier concerné, Fox, fit remarquer Cybil qui déposa une part de pizza sur une assiette quʼelle apporta à Gage. Il sʼest nourri de la jalousie de Block, de sa colère, peut-être aussi de sa culpabilité, pour le contraindre à tʼagresser.

— Des émotions négatives, il peut en trouver partout, dans cette ville comme ailleurs, lâcha Gage avec un haussement dʼépaules.

— Non, il sʼagit dʼémotions spécifiques, objecta Caleb. Celles de Block lʼautre jour. Les nôtres aujourdʼhui.

Cybil coula un regard à Layla, mais se rassit en silence.

— Jʼétais contrariée, et en colère. Toi aussi, dit Layla à Fox. Nous venions dʼavoir... un désaccord.

— Sʼil nous invente un sale tour chaque fois que lʼun de nous sʼénerve, on est mal barrés, grommela Gage.

— Ils étaient tous les deux en colère, argumenta Quinn, qui ajouta après avoir réfléchi à la meilleure formulation : Lʼun contre lʼautre. Ça peut jouer un rôle, surtout dans le cas dʼune relation, disons, à fort potentiel émotionnel.

Gage leva sa bière.

— C est bien ce que je disais. Mal barrés.

— Je suis persuadée qu une émotion humaine intense, qui tire sa source dʼune affection profonde, peut sʼavérer beaucoup plus puissante que nʼimporte laquelle des attaques de ce salaud, intervint Cybil. Combien de fois avez-vous vécu tous les trois une scène comme celle de tout à lʼheure dans la cuisine ?

— Quelle scène ? sʼenquit Quinn.

— Ce nʼétait rien du tout, marmonna Caleb.

— Vous vous balanciez des obscénités à la figure et alliez en venir aux mains. Un spectacle plutôt... stimulant, je dois lʼavouer, ajouta-t-elle avec un sourire en coin. Alors combien ? Des tas de fois, je parie. Dont quelques-unes ont certainement débouché sur des coups de poing dans la figure. Et pourtant vous êtes encore ici aujourdʼhui, parce que votre affection est plus solide que nʼimporte quel différend. Comme une fondation que rien ne peut ébranler, pas même les poings de notre démon – si tant est quʼil en ait. Cʼest sur cette fondation que nous devons nous appuyer, surtout si nous nous lançons dans lʼaventure incroyablement risquée dʼun pacte de sang.

— Là tu tiens quelque chose, commenta Quinn.

— Je veux encore attendre lavis dʼune ou deux sources bien informées. Mais oui, je crois.

— Crache le morceau !

— Pour commencer, notre présence à tous les six est indispensable. Et il nous faudra retourner à lʼendroit où tout a commencé.

— La Pierre Païenne, dit Fox.

— Évidemment.

Plus tard, Caleb sʼarrangea pour grappiller un instant en tête à tête avec Quinn. Il lʼattira dans sa chambre et, lʼenveloppant dans ses bras, sʼenivra de son parfum.

— Cʼétait pire que jamais, lui souffla-t-il, parce quʼun moment, jʼai craint de tʼavoir perdue.

— Pour moi aussi, cʼétait pire parce que je nʼarrivais pas à te retrouver, avoua Quinn, avant de lui offrir ses lèvres. Cʼest plus dur quand on aime, reprit- elle. Cʼest mieux et plus dur à la fois.

— Jʼai une faveur à te demander. Jʼaimerais que tu partes. Juste quelques jours, sʼempressa-t-il dʼajouter. Une semaine ou deux.

Je sais que tu as dʼautres projets dʼarticles en cours. Fais une pause. Tu pourrais peut-être en profiter pour rentrer chez toi et...

— Cʼest ici chez moi, désormais.

— Tu sais ce que je veux dire, Quinn.

— Bien sûr. Pas de problème, répondit-elle avec un sourire radieux, tant que tu mʼaccompagnes. On pourrait sʼoffrir quelques jours de vacances. Quʼest- ce que tu en penses ?

— Je parle sérieusement.

— Moi aussi. Je pars si tu pars. Sinon, laisse tomber. Et ne songe même pas à chercher la bagarre, lʼavertit-elle. Je vois pour ainsi dire ton esprit chercher comment mʼénerver suffisamment pour que je parte. Je peux te lʼassurer, tu nʼy arriveras pas. Tu as peur pour moi. Et moi pour toi. Cʼest normal, cʼest compris dans le forfait.

— Tu pourrais aller acheter ta robe de mariée.

— Là, cʼest un coup bas, sʼesclaffa Quinn qui lui plaqua un baiser sonore sur la bouche. En ce qui concerne le mariage, ta mère et la mienne, qui, soit dit en passant, sʼentendent comme larrons en foire, ont pris les choses en main. Tout est sous contrôle, rassure-toi. On a eu une sale journée, Caleb, mais on sʼen est sortis.

Il resserra son étreinte.

— Jʼai besoin dʼaller faire un tour. Il faut... que je voie la ville.

— Dʼaccord.

— Je vais y aller avec Gage et Fox.

— Je comprends. Vas-y. Mais reviens-moi, dʼaccord ?

— Chaque jour de ma vie.

Caleb et ses amis commencèrent par parcourir le quartier. La lu-mière descendait en pente douce vers le soir. Caleb retrouva les maisons quʼil connaissait, les jardins, les trottoirs. Il marcha jusquʼà celle de son arrière-grand-mère. La voiture de sa cousine était garée dans lʼallée bordée de fleurs.

Il y avait aussi la maison de la fille dont il était fou amoureux à seize ans. Où vivait-elle à présent ? À Columbus ? Ou à Cleve-land ? Il se souvenait juste quʼelle avait déménagé avec sa famille durant lʼautomne qui avait suivi ses dix-sept ans.

Après les Sept où son père avait essayé de se pendre dans leur jardin. Caleb, qui passait par là, avait coupé la corde de justesse.

Par manque de temps, il avait ligoté lʼhomme hagard au tronc pour lʼempêcher de commettre lʼirréparable.

— Au fait, tombeur, tu nʼas jamais conclu avec Melissa Eggart ?

Cʼétait tout Gage de donner à ces souvenirs un semblant de normalité.

— Cʼétait en bonne voie, mais les choses se sont emballées.

Gage fourra les mains dans ses poches.

— Ouais. Les choses se sont emballées.

— Désolé pour tout à lʼheure. Tu avais raison, ajouta Caleb à lʼintention de Fox. Cʼest stupide dʼen venir aux mains.

— Laisse tomber, dit Gage. C est vrai que jʼai pensé à me barrer des tas de fois.

Ils sʼengagèrent dans Main Street.

— Entre penser et le faire vraiment, il y a un fossé, insista Caleb.

Jʼavais juste envie de me défouler, et je tʼavais sous la main.

— Comme punching-ball, je te conseille plutôt OʼDell. En plus, il a lʼhabitude de prendre des coups.

En lʼabsence de réplique sarcastique de lʼintéressé, Gage lui lan-

ça un coup dʼœil. Après avoir réfléchi au moyen de lui remonter le moral, il opta pour sa spécialité : lʼironie.

— Alors, Fox, comment tu tʼen sors avec tes émotions humaines intenses ?

— Va te faire foutre.

Gage lui entoura les épaules du bras.

— Ah, je retrouve mon Fox !

— Je nʼai pas encore exclu de te cogner.

— En tout cas, si elle était fâchée contre toi, intervint Caleb, bonne âme, elle ne lʼest plus. Pas après ton numéro de chevalier blanc.

— Fâchée, pas fâchée, le problème nʼest pas là, soupira Fox. Le problème, cʼest dʼavoir des aspirations différentes dans lʼexistence. Écoutez, je vais rentrer chez moi. Avec cette histoire, jʼai tout laissé ouvert.

— On vient avec toi.

— Non, cʼest bon. Jʼai du boulot. Si le débriefing nʼest pas encore terminé, je pomperai sur vos notes. À plus tard.

Caleb et Gage le suivirent des yeux tandis quʼil descendait Main Street.

— Il est drôlement mordu, commenta Gage.

— On devrait peut-être lʼaccompagner quand même.

— Non. En ce moment, ce nʼest pas notre tête quʼil a envie de voir.

Ils tournèrent les talons et sʼéloignèrent dans la direction opposée tandis que la nuit tombait sur Hawkins Hollow.

18

Comptant sur la paperasse pour se changer les idées, Fox sʼinstalla dans le bureau quʼil avait à lʼétage, dans son appartement. Il mit son lecteur CD en marche sur mode aléatoire pour lʼeffet de surprise et sʼapprêta à reprendre pour une heure ou deux sa journée de travail interrompue.

Le dossier quʼil avait compilé à lʼintention de Layla était encore sur son bureau. Agacé, il le fourra dans un tiroir. Comment avait-il pu être assez stupide pour croire quʼil la comprenait ? Sʼil cernait en général assez bien la nature humaine, là il sʼétait planté en beauté. Et comment avait-il pu sʼimaginer connaître ses désirs alors quʼen réalité cʼétaient des siens quʼil sʼagissait ?

Lʼamour, il était bien placé pour le savoir, était souvent mauvais conseiller.

Mieux valait sʼen tenir au présent au lieu de se projeter avec Layla dans un avenir nébuleux. Elle avait raison au sujet de la ville : qui serait assez fou pour ouvrir un commerce dans un endroit qui nʼexisterait peut-être plus dʼici quelques mois ? Le message dʼaujourdʼhui avait été clair : le compte à rebours avait commencé et ils devaient sʼattendre au pire.

Nʼimporte quoi, se dit-il, écartant rageusement son fauteuil du bureau. Si les gens pensaient ainsi, pourquoi prenaient-ils la peine de se lever le matin ? Pourquoi acheter une maison ou avoir des enfants si lʼavenir était aussi incertain ?

Dʼaccord, il avait commis une erreur avec Layla, il plaidait coupa-ble. Mais elle était tout aussi stupide de renoncer à un avenir ensemble sous prétexte quʼil nʼétait pas tout tracé. Il devait tenter une approche différente, contourner les obstacles, changer dʼiti-néraire pour atteindre son but. Il était avocat, bon sang ! La négociation et le compromis, cʼétait sa spécialité.

« Réfléchis, sʼexhorta-t-il en se levant pour gagner la fenêtre.

Quel est ton but dans lʼexistence ? Sauver la ville de Hollow et ses habitants, dʼaccord. Mais celui, plus personnel, de Fox OʼDell ? »

Layla. Faire sa vie avec Layla. Le reste nʼétait que détails.

Fox retourna à son bureau. Il allait mettre de côté le dossier, symbole de ces détails à ses yeux. Alors quʼil tendait la main vers le tiroir, on frappa à la porte. Il se renfrogna. Cʼétait sûrement Gage ou Caleb, et il nʼavait pas le temps de traîner avec eux. Il devait affiner sa stratégie pour reconquérir lʼélue de son cœur.

Quand il ouvrit la porte, ladite élue de son cœur se tenait sur le seuil.

— Eh, jʼétais justement... Tu es seule ? sʼécria-t-il, passant de la surprise à lʼirritation.

Il la prit par la main et lʼattira à lʼintérieur.

— Ça ne va pas de te balader toute seule en ville la nuit !

— Ne commence pas. Après une journée comme celle-ci, Twisse va devoir récupérer. Et puis, je ne me baladais pas. Je suis venue directement ici. Tu nʼes pas rentré.

— Dʼabord, nous ignorons de quoi Twisse est capable, même après une journée comme celle-ci. Je ne suis pas rentré parce que jʼimaginais que tu aurais besoin de repos. Et après notre ac-crochage de cet après-midi, je nʼétais pas vraiment en odeur de sainteté.

— Voilà justement pourquoi je pensais que tu reviendrais : afin quʼon en parle. Et je tʼinterdis dʼêtre en colère contre moi, mena-

ça-t-elle en lui frappant le torse de lʼindex.

— Pardon ?

— Tu mʼas bien entendue. Tu nʼas pas à être fâché contre moi parce que je nʼai pas sauté tête baissée dans un projet que tu as monté de toutes pièces sans même me consulter.

— Une minute...

— Non, pas une minute. Tu avais tout décidé : ce que je devais faire de ma vie, où je devais vivre, comment je devais gagner ma vie. Le dossier, cʼétait le bouquet ! sʼexclama-t-elle. Je nʼaurais pas été autrement surprise quʼil contienne aussi des échantillons de peinture et une liste de noms pour cette boutique imaginaire.

— Pour la couleur, jʼavais pensé à taupe. Je trouve que cette couleur nʼa pas la reconnaissance quʼelle mérite. Quant aux noms, en haut de ma liste en cet instant précis, je verrais bien «Ressaisis-toi, bordel », mais ça demande sans doute à être retravaillé.

— Épargne-moi tes insultes et ta dérision.

— Désolé, mais si lʼun ou lʼautre te pose problème, tu as frappé à la mauvaise porte. Je te raccompagne.

Layla se planta devant lui, les bras croisés.

— Pas question. Je rentrerai quand je lʼaurai décidé, et pour lʼinstant, ce nʼest pas le cas. Et ne tʼavise pas de me mettre à la porte ou je...

— Ou tu quoi ? Tu crois pouvoir me défier ? ne put-il sʼempêcher de plaisanter en prenant une pose de boxeur tant la situation lui paraissait ridicule.

— Ne me tente pas. Qu est-ce qui ta pris, hein ? Tu me balances cette histoire de boutique de but en blanc, et comme je ne saute pas de joie, tu me plantes là. Tu me dis que tu m aimes et tu me plantes là !

Elle fulminait.

— Désolé, jʼimagine que jʼavais besoin dʼun peu de recul après avoir réalisé que la femme dont je suis amoureux nʼavait pas envie de faire sa vie avec moi.

— Je nʼai pas dit... je nʼai jamais voulu... Oh, et puis zut !

Layla plaqua les mains sur son visage. Quand elle les abaissa après plusieurs inspirations profondes, sa colère sʼétait évanouie.

— Je tʼai dit une fois que tu mʼeffrayais. Tu ne peux pas comprendre. Toi, tu nʼes pas facilement effrayé.

— Faux.

— Oh que non. Tu vis avec cette menace depuis trop longtemps pour avoir peur dʼun rien. Tu affrontes les choses. Moi, je nʼai pas lʼhabitude. Je menais une vie plutôt ordinaire jusquʼà février dernier. Mais lʼun dans lʼautre, jʼestime que je ne me débrouille pas si mal. Non, pas si mal, répéta-t-elle dans un soupir en arpentant la pièce.

— Tu tʼen sors très bien.

Layla se tourna vers Fox.

— Jʼai peur parce que je nʼai jamais ressenti pour personne ce que je ressens pour toi. Jʼai dʼabord pensé que cʼétait normal dʼêtre déboussolée, avec toute cette folie qui nous entoure. Mais cette folie nʼen est pas moins réelle, me suis-je dit. Et mes sentiments aussi. Le problème, cʼest que je ne sais pas du tout comment réagir à tout ça.

— Et cette idée dʼentreprise nʼa fait que te perturber davantage.

Écoute, on nʼen parle plus, dʼaccord ? Je nʼavais pas lʼintention de te mettre encore plus la pression. Nous avons déjà assez de défis à relever comme ça.

— Je me suis emportée contre toi parce que la colère, cʼest plus facile à gérer que la peur. Je ne veux pas quʼon soit fâchés, Fox.

Tout ce qui est arrivé aujourdʼhui... Quand jʼai repris connaissance, tu étais là. Et pourtant tu nʼes pas revenu, ajouta- t-elle en fermant les paupières. Tu nʼes pas revenu.

— Je ne suis pas allé bien loin.

Quand Layla rouvrit les yeux, ils étaient embués par lʼémotion.

— Jʼai craint que tu ne le sois, et cette pensée mʼa effrayée plus que tout.

— Je tʼaime, dit-il simplement. Où irais-je donc ?

Elle se jeta dans ses bras.

— Ne pars plus, lʼimplora-t-elle entre deux baisers. Ne me mets pas à la porte. Laisse-moi être avec toi.

Fox lui prit le visage entre les mains et lʼéloigna du sien jusquʼà ce que leurs regards se croisent.

— Layla, mon unique désir à la fin de la journée, cʼest dʼêtre avec toi.

— Cʼest la fin de la journée, et je suis là. Il nʼy a aucun autre endroit au monde où je voudrais me trouver en cet instant.

Le soupir de Layla lorsquʼelle se cambra contre lui résonna comme une douce musique à ses oreilles. Il lʼentraîna jusque dans la chambre et, sans prendre la peine dʼallumer la lumière, ils basculèrent sur le lit. Tout en savourant le soyeux de ses lèvres jointes aux siennes en de longs baisers langoureux, Fox entrevoyait la courbe de sa joue dans la pénombre, sentait son cœur battre follement contre le sien.

Se dégageant, Layla sʼagenouilla pour déboutonner sa chemise et embrassa son torse musclé à lʼemplacement du cœur. Avec une lenteur proche de la torture, elle déposa ensuite une traînée de baisers humides le long de son ventre, lui caressant les flancs du bout des doigts, puis fit sauter le bouton de son pantalon, émerveillée de le sentir frissonner de désir.

Elle descendit la fermeture Éclair, fit glisser le pantalon le long de ses hanches étroites. Fox accueillit ses caresses audacieuses avec un râle de plaisir. Alors que le brasier ardent quʼelle avait allumé était sur le point de le consumer tout entier, elle abandonna son corps palpitant. Il lʼentendit se déshabiller dans un léger bruissement de tissu.

Comme Layla revenait vers lui à quatre pattes sur le lit, entièrement nue, la bouche de Fox se dessécha dʼun coup.

— Jʼai une question à te poser, susurra-t-elle.

— Si tu veux me demander une faveur, cʼest sans doute le bon moment.

Taquine, elle se pencha vers lui et fit mine de lui effleurer les lè-

vres avant de se dérober. Quand Fox glissa la main derrière sa nuque pour capturer sa bouche, elle lui prit le visage à deux mains et lʼattira contre ses seins.

— Quand tu me fais lʼamour, ressens-tu ce que je ressens ? Jʼaimerais savoir quelle osmose nous pouvons atteindre dans lʼunion charnelle. Tu sais, avec notre don...

— Il suffit de sʼouvrir lʼun à lʼautre, murmura-t-il, les lèvres contre sa peau brûlante.

Fox sʼassit sur le lit et plongea son regard mordoré au fond du sien. Lorsque ses mains remontèrent le long de son dos, il la sentit vibrer, perçut son plaisir. La renversant de nouveau sur le lit, il lui ouvrit son âme.

Dʼabord, ce fut comme un soupir sensuel qui traversa le corps et lʼesprit de Layla. Délicieux, songea-t-elle, tournant doucement la tête lorsquʼelle ressentit son envie de picorer la courbe tendre de son cou.

Le contact de sa bouche se refermant sur la pointe de son sein lui arracha un tressaillement. Il y avait tant à découvrir quʼelle fré-

missait à chaque nouvelle sensation. Les siennes, celles de Fox.

Leur désir mutuel enflait à chaque caresse fiévreuse, les plongeant dans un maelström de volupté sauvage, et lorsquʼil sʼenfonça en elle jusquʼà la garde, Layla crut verser dans la folie, submergée par la force de leur pouvoir conjugué.

— Reste avec moi, lʼimplora-t-elle, le sentant au bord de lʼabîme.

Les ongles plantés dans la chair de son dos, les jambes enroulées autour de lui telles des chaînes, elle le poussa dans ses derniers retranchements jusquʼà lʼinstant délicieux où ils basculèrent ensemble dans le néant de lʼextase.

Fox était affalé à plat ventre sur le lit ; la tête lui tournait, sa respiration était laborieuse. Il nʼavait même plus la force de demander à Layla si elle allait bien, encore moins de sʼen assurer par télé-

pathie.

Elle nʼavait pas fait dans la demi-mesure : il se sentait littéralement démantelé et avait du mal à rassembler les morceaux. Ses pensées sʼentrechoquaient, incohérentes, et il nʼétait même pas sûr que ce ne soit pas lʼécho de celles de Layla.

Au bout de quelques minutes, il réalisa quʼil risquait de mourir de soif sʼil ne se désaltérait pas en vitesse.

— De lʼeau, croassa-t-il, la gorge sèche.

— Oh oui, sʼil te plaît.

Il voulut rouler sur le flanc, mais se cogna à Layla, étalée en travers du lit.

— Pardon.

Avec un grognement, il posa les pieds par terre et tituba jusqu'à la cuisine. La lumière du réfrigérateur lʼéblouit comme un soleil ardent. La main sur les yeux, il chercha une bouteille dʼeau à tâ-

tons.

Il en vida la moitié dʼun trait, nu devant le réfrigérateur ouvert, paupières closes. Puis il trouva la force dʼentrouvrir les yeux, attrapa une deuxième bouteille et regagna la chambre.

Layla nʼavait pas bougé dʼun pouce.

— Ça va ? Est-ce que jʼai...

Elle agita la main.

— De lʼeau, par pitié.

Il ouvrit la bouteille, glissa le bras sous sa nuque pour la soutenir.

Elle étancha sa soif avec la même avidité que lui.

— Tu nʼas pas les oreilles qui sifflent ? sʼenquit- elle avec inquié-

tude. Moi, si. Et jʼai peur dʼêtre aveugle.

Fox la hissa sur les oreillers, puis alluma la lampe de chevet.

Avec un cri, Layla se plaqua les mains sur les yeux.

— Dʼaccord, je nʼétais pas aveugle, mais maintenant je le suis peut-être.

Elle glissa un regard prudent entre deux doigts écartés.

— Est-ce que tu as déjà...

— Non, cʼétait la première fois, répondit Fox qui, les jambes encore un peu cotonneuses, sʼassit à côté dʼelle sur le lit – dommage, car il appréciait la vue générale. Cʼétait intense.

— Intense ? Le mot est faible ! Il faudrait en inventer un nouveau.

Ce nʼest pas une expérience que lʼon peut répéter chaque fois, jʼimagine.

— À réserver aux occasions particulières.

Layla sourit, et trouva assez dʼénergie pour sʼasseoir et poser la tête sur son épaule. Fox frotta la joue contre ses cheveux. «Je tʼaime », songea-t-il, mais, cette fois, il garda les mots pour lui.

Fox ayant plusieurs rendez-vous à lʼextérieur, Layla profita de lʼaprès-midi tranquille pour relire des passages du troisième journal dʼAnn Hawkins. Leur espoir dʼy trouver une formule magique ou des instructions étape par étape pour éradiquer un démon sans âge fut malheureusement déçu. Layla en conclut que Giles Dent nʼavait pas confié la clé du mystère à sa bien-aimée. Cybil défendait un point de vue plus mystique, selon elle : si Ann connaissait cette clé, elle avait aussi conscience que sa simple transmission pouvait en diluer, voire en annuler lʼefficacité.

Une explication dont le côté par trop sibyllin irritait Layla, qui passa un temps considérable à tenter de lire entre les lignes. Résultat : encore plus de frustration et un mal de crâne carabiné. Pourquoi les gens ne pouvaient-ils opter pour la simplicité ?

— Et si tu revenais me rendre visite ? marmonna Layla. Reviens me parler, Ann. Crache le morceau et nous pourrons reprendre le cours normal de nos existences.

À cet instant, elle entendit la porte dʼentrée grincer et bondit de son fauteuil. Brian OʼDell entra dʼun pas nonchalant.

— Bonjour, Layla. Désolé, je vous ai fait peur ?

— Non. Enfin, un peu. Je nʼattendais personne. Fox est en rendez-vous à lʼextérieur cet après-midi.

— Ah, fit Brian qui fourra les mains dans ses poches et se balan-

ça dʼavant en arrière sur ses talons. Comme jʼétais en ville, je me suis dit que jʼallais passer.

— Il ne sera sans doute pas de retour avant 18 heures. Si vous voulez lui laisser un message...

— Non, non. Il nʼy a rien dʼurgent. Vous savez, tant que je suis là, je pourrais en profiter pour jeter un coup dʼœil à la cuisine, continua-t-il, ponctuant sa phrase dʼun geste du pouce. Fox voudrait un nouveau parquet, et une ou deux autres bricoles. Je vais déjà prendre les mesures. Vous voulez un café ou autre chose ?

Layla inclina la tête.

— Comment comptez-vous prendre vos mesures sans mètre ?

— Exact. Bien vu. Je retourne en chercher un dans ma camionnette.

— Monsieur OʼDell, Fox vous a-t-il demandé de passer cet après-midi ?

— Euh... il nʼest pas là.

— Justement.

À lʼimage de son fils, songea Layla, le père était un piètre men-teur.

— Donc il vous a demandé de passer voir comment jʼallais. Je nʼaurais peut-être rien soupçonné si votre femme nʼétait pas venue il y a à peine une heure avec une douzaine dʼœufs. Si jʼaddi-tionne vos deux visites, je flaire le baby-sitting à plein nez.

Brian se gratta le crâne avec un sourire gêné.

— Démasqué. Fox nʼaime pas vous savoir seule ici. Je ne peux guère lʼen blâmer, dit-il en se laissant choir dans lʼun des fauteuils réservés aux clients. Jʼespère que vous nʼallez pas lui passer un savon.

— Non, soupira Layla, sʼasseyant à son tour. Nous nous faisons tous du souci les uns pour les autres, jʼimagine. Mais jʼai mon portable dans ma poche et les numéros de tous les gens que je connais sont en mémoire. Monsieur OʼDell...

— Appelez-moi Brian.

— Brian. Comment supportez-vous cette situation ? Sachant ce qui pourrait arriver à Fox...

— Vous savez, j avais dix-neuf ans à la naissance de Sage, commença-t-il, posant la cheville sur son genou. Joanna en avait dix-huit. Deux gamins qui pensaient tout connaître et tout maîtriser. Puis vient le jour où vous avez un enfant, et lʼunivers bascule.

Une part de moi-même se fait du souci depuis trente-trois ans maintenant, avoua-t-il avec un sourire. Et pour Fox encore plus, jʼimagine. Pour être franc, ce qui me désole, cʼest quʼil se soit fait voler son enfance, son innocence. Après quʼil est rentré à la maison, le lendemain de son dixième anniversaire, il nʼa plus jamais été un petit garçon, plus comme avant.

— À son retour de la Pierre Païenne, vous a-t-il raconté ce qui sʼest passé ?

— Jʼaime à penser que nous avons réussi beaucoup de choses avec nos enfants, mais une en particulier : ils savent quʼils peuvent tout nous dire. Il avait essayé de nous embobiner avec une histoire de camping dans le jardin de Caleb, mais Joanna et moi nʼavions pas été dupes.

— Vous saviez quʼil allait passer la nuit dans les bois ?

— Nous savions quʼil cherchait lʼaventure. Si nous ne lʼavions pas laissé faire ce dont il avait envie, il aurait trouvé un moyen dé-

tourné dʼy parvenir. Les oisillons doivent prendre leur envol un jour ou lʼautre. Impossible de les en empêcher, même si nous pré-

férerions les garder à lʼabri du nid. À son retour, Gage était avec lui, reprit-il après un silence. Dès quʼon les a vus, on a su quʼil était arrivé quelque chose. Puis ils nous ont raconté, et notre vie a changé brutalement. Joanna et moi avons envisagé de vendre la ferme et de partir nous installer ailleurs. Mais la semaine écoulée, nous avons cru que cʼétait fini. Et surtout, Fox tenait à rester ici avec Caleb et Gage.

— Vous lʼavez vu affronter trois fois les Sept, et il sʼapprête à recommencer. Il doit falloir un immense courage pour lʼaccepter et ne pas chercher à lʼarrêter.

— Il ne sʼagit pas de courage, mais de foi, corrigea Brian avec un sourire tranquille. Jʼai entièrement foi en Fox. Je ne connais pas meilleur homme que lui.

Brian resta jusquʼà ce quʼelle ferme le cabinet et insista pour la reconduire chez elle. Je ne connais pas meilleur homme que lui.

Quel plus beau compliment espérer de son père ? se dit Layla en entrant dans la maison. Elle grimpa à lʼétage ranger le journal dans le bureau.

Quinn était devant son ordinateur, la mine renfrognée.

— Comment ça va ?

— Merdiquement. Je suis à la bourre avec mon article, et je nʼarrive pas à me concentrer.

— Désolée. Je mʼen vais, je te laisse tranquille.

— Non, non ! Oh, et puis la barbe, bougonna Quinn en sʼécartant abruptement de son bureau. Cʼest ma faute aussi, je nʼaurais jamais dû accepter ce maudit article. Mais il faut bien faire bouillir la marmite. On a peut-être aussi un peu trop insisté sur cette histoire de pacte et sur la formulation des mots à prononcer pour lʼaccompagner. Bref, Cybil nʼest pas à prendre avec des pincet-tes.

— Où est-elle ?

— Mademoiselle travaille dans sa chambre parce que, à ce quʼil paraît, je pense trop fort, répondit Quinn qui balaya lʼargument dʼun revers de main. Quand on collabore sur des projets de longue durée, il nous arrive de nous accrocher au bout dʼun moment.

Sauf quʼelle est plus coutumière du fait que moi. Hmm, je mange-rais bien un biscuit, soupira-t-elle. Si seulement jʼavais un paquet de Milanoʼs sous la main.

En désespoir de cause, elle attrapa la pomme posée sur son bureau et y planta les dents avec hargne.

— Quʼest-ce qui te fait rire, taille trente-six ?

— Trente-huit. Je ris parce que cʼest rassurant de rentrer à la maison et de te trouver dʼune humeur de chien avec des envies de biscuits, pendant que Cybil est cloîtrée dans sa chambre.

Cʼest si normal.

Avec ce qui sʼapparentait à un grommellement, Quinn mordit de nouveau dans sa pomme.

— Ma mère mʼa envoyé un échantillon pour les robes des demoiselles dʼhonneur couleur fuchsia. Tu trouves ça normal ?

— Je pourrais porter du fuchsia... sʼil le fallait vraiment. Sʼil te plaît, ne mʼinflige pas ça.

Une lueur malicieuse dans le regard, Quinn mastiqua sa pomme et sourit.

— Cybil serait atroce en fuchsia. Si elle continue de mʼasticoter, je lui fais le coup de choisir cette robe- là. Tu sais quoi ? Je crois quʼon a besoin de sʼaérer un peu. On nʼarrête pas de bosser.

Demain, on prend notre journée, et on va faire les boutiques pour choisir ma robe de mariée.

— Sérieux ?

— Sérieux.

— Je croyais que tu ne le proposerais jamais. Jʼen meurs dʼenvie.

Où veux-tu...

La porte de Cybil sʼouvrit et Layla se retourna.

— On va faire les boutiques demain, annonça- t-elle. Pour la robe de Quinn.

— Bien, très bien.

Cybil sʼappuya contre le chambranle et observa tour à tour ses deux amies.

— Cʼest ce que nous pourrions appeler un rituel – un rituel féminin. À moins que vous ne vouliez étudier de plus près le symbo-lisme. Le blanc pour la virginité, le voile pour la soumission...

— Non, on ne veut pas, lʼinterrompit Quinn. Sans aucune honte, je suis prête à jeter mes principes féministes aux orties contre la robe de mariée parfaite.

— Cʼest ton droit, répondit Cybil en repoussant distraitement en arrière sa masse de boucles brunes. Ça nʼen demeure pas moins un rituel féminin. Peut-être que ça contrebalancera celui que nous accomplirons dans deux semaines. Le pacte de sang.

Après ses rendez-vous, Fox se rendit droit chez Layla. Alors quʼil remontait lʼallée, elle ouvrit la porte, un sourire chaleureux aux lè-

vres. Quʼy pouvait-il si cʼétait exactement lʼaccueil dont il rêvait chaque soir à son retour ?

Il se pencha pour lʼembrasser, puis se redressa et inclina la tête de côté, étonné par son absence de réaction.

— Si on essayait de nouveau ? suggéra-t-il.

— Désolée, jʼétais distraite, sʼexcusa Layla.

Elle saisit les revers de sa veste à deux mains et lui offrit ses lè-

vres.

— Que se passe-t-il ? sʼinquiéta-t-il, voyant que son regard ne re-flétait pas le sourire quʼelle affichait.

— Tu as reçu mon message ?

— Te retrouver ici dès que possible. Me voilà.

— Nous sommes tous au salon. Cʼest au sujet du pacte... Cybil pense avoir établi le rituel.

— Enfin un peu dʼanimation, ironisa Fox qui, préoccupé, caressa du pouce la pommette de Layla. Quel est le problème ?

— Elle... elle attendait ton arrivée pour vous lʼexpliquer en détail à tous les trois.

— Quelles quʼelles soient, ses explications ne semblent pas te ré-

jouir.

— Certaines conséquences potentielles ne sont guère réjouissan-tes, répondit Layla en lui prenant la main. Tu jugeras par toi-même. Mais avant... jʼai quelque chose à te dire.

— Dʼaccord.

Elle lui pressa les doigts comme pour le réconforter.

— Fox... et si on restait dehors une minute ?

Ils sʼassirent sur les marches du porche. Layla croisa les mains sur les genoux – un signe indubitable de nervosité.

— Cʼest grave ? risqua Fox.

— Je nʼen sais rien. Ça dépend de la façon dont tu prendras la chose.

Elle pinça les lèvres, puis se jeta à lʼeau.

— Je te dis tout et après, tu prendras le temps quʼil te faut pour digérer lʼinformation. Bon, jʼy vais : Carly avait un lien avec tout cela. Cʼétait une descendante dʼHester Deale.

Le choc fut brutal, aussi violent quʼun coup de poing au plexus. Il posa la première question quʼil captura au passage dans le maelström de ses pensées.

— Comment le sais -tu ?

— Jʼai demandé à Cybil...

Layla sʼinterrompit et lui fit face.

— Il devait forcément y avoir une raison pour quʼelle ait été contaminée aussi rapidement, aussi... mortellement, reprit-elle. Aussi ai-je demandé à Cybil de faire des recherches.

— Pourquoi ne mʼen as-tu rien dit ?

— Je nʼavais aucune certitude, et si je mʼétais trompée, je tʼaurais fait de la peine pour rien. Et... Jʼaurais dû tʼen parler. Je suis dé-

solée, sʼexcusa-t-elle.

— Non, tu as eu raison. Je comprends.

Le maelström dans son cerveau sʼétait apaisé, ainsi que la douleur juste au-dessous de son cœur.

Layla nʼavait voulu que le protéger ; il aurait agi de même à sa place.

— Cybil a remonté lʼarbre généalogique de Carly ?

— Oui. Ce soir, elle mʼa annoncé quʼelle avait trouvé le lien. Elle peut te montrer les détails si tu veux.

Fox secoua la tête.

— Jʼignore si cela rend les choses plus supportables ou pires pour toi, mais jʼai pensé que tu devais savoir.

— Alors elle était mêlée à cette histoire, murmura Fox. Depuis le début.

— Twisse lʼa utilisée, et tʼa utilisé, toi. Rien de ce que tu as fait, ou nʼas pas fait, nʼaurait pu y changer quoi que ce soit.

— Comment savoir ? Peut-être nous sommes- nous rencontrés à cause de ce lien, Carly et moi. Mais ensuite, nous avons fait des choix qui ont abouti au résultat quʼon connaît. Si nos choix avaient été différents, le résultat lʼaurait peut-être été aussi.

Après un long silence, il posa la main sur celles de Layla.

— Chaque fois que je penserai à Carly, je ressentirai toujours de la culpabilité et de la peine. Mais aujourdʼhui, jʼai au moins un dé-

but dʼexplication à ce qui est arrivé. Je nʼavais jamais compris pourquoi, Layla, et cela me rongeait.

— Twisse sʼest servi dʼelle pour te faire souffrir. Et il lʼa pu parce quʼelle appartenait à sa lignée. Et parce quʼelle...

— Continue, lʼaiguillonna-t-il comme elle laissait sa phrase en suspens.

— Parce quʼà mon avis, elle ne croyait pas. Pas assez en tout cas pour avoir peur, se battre ou même juste sʼenfuir. Ce nʼest quʼune hypothèse et jʼexagère peut-être, mais...

— Non, la coupa-t-il d une voix tranquille. Tu as tout à fait raison.

Elle nʼa jamais cru, même lorsquʼelle a vu de ses propres yeux ce qui se passait. Elle mʼa raconté ce que je voulais entendre, mʼa fait la promesse de rester à la ferme cette nuit-là sans jamais avoir lʼintention de la tenir. Cʼétait une sceptique par nature, elle nʼy pouvait rien. Jamais je nʼai imaginé quʼun tel lien pouvait exister, reprit-il après un silence songeur. Bien vu, Layla, et tu as eu raison de mʼen parler. Être franc lʼun avec lʼautre, même si cʼest difficile, me paraît le meilleur des choix, conclut-il en entrelaçant ses doigts aux siens.

— Une dernière chose : si tu me demandes de te faire une promesse et que jʼaccepte, je la tiendrai.

Il porta leurs mains jointes à ses lèvres.

— Je te crois. Viens, allons-y.

Fox sʼinstalla à sa place habituelle, sur le tapis avec Balourd. Un mélange de nervosité et de peur émanait des filles, nota-t-il, tandis quʼil ressentait chez Caleb et Gage de lʼintérêt mâtiné dʼimpatience.

— Bon, venons-en au fait, attaqua Gage.

Cybil prit la parole.

— Jʼai soumis lʼidée du rituel à plusieurs personnes de ma connaissance qui ont toute ma confiance, le but étant de réunir les trois morceaux de la calcédoine de Dent. Nous partons du principe que cʼest une étape obligée même si, pour lʼinstant, nous ne pouvons nous baser que sur des bribes dʼinformation et de vagues hypothèses.

— Jusquʼà maintenant, ces morceaux de caillou ne nous ont pas servi à grand-chose, fit remarquer Gage.

— Quʼest-ce que tu en sais ? rétorqua Cybil. Il est très possible que vous leur déviez vos dons. Une fois la pierre reconstituée, vous pourriez les perdre. Et sans ces armes dans votre arsenal, vous seriez dʼautant plus vulnérables aux attaques de Twisse.

— Si on ne réussit pas à les réunir, intervint Caleb, ce sont juste trois morceaux de roche dont la signification nous échappe. De notre côté, nous avons essayé en vain de les rassembler Si tu trouves un moyen, nous sommes preneurs.

— Les rites qui font appel au sang sont une magie puissante et dangereuse. Nous avons affaire à une force qui lʼest déjà suffisamment. Voilà pourquoi vous devez avoir conscience de toutes les conséquences possibles. Et il me faut lʼaccord de tous, parce que notre participation à tous les six est indispensable pour la réussite du rituel. Je ne donnerai pas le mien tant que tout le monde nʼaura pas bien compris.

— On a pigé, fit Gage avec un haussement dʼépaules. Caleb pourrait avoir besoin dʼexhumer ses lunettes, et tous les trois, on ne serait plus à lʼabri dʼun stupide rhume.

Cybil se tourna vers lui.

— Ne prends pas ce pacte à la légère. Il pourrait nous exploser à la figure. Vous avez déjà vu ce qui peut se produire. Le mélange de feu et de sang, la pierre sur la pierre. Tous les êtres vivants présents carbonisés. Cʼest votre sang qui a libéré le démon. Nous devons être conscients que ce rite peut aggraver la situation.

— Pour gagner, il faut jouer.

— Gage a raison, approuva Fox. Nous avons le choix : courir le risque ou renoncer. Croire Ann Hawkins ou non. Le temps est ve-nu, cʼest ce quʼelle a dit à Caleb. Lʼaffrontement final est pour cette année et la calcédoine – reconstituée – représente une arme potentielle. Moi, je crois Ann. Elle a sacrifié sa vie avec Dent, et ce sacrifice nous a permis de voir le jour. Un pour trois, trois pour un. Sʼil y a un moyen, on fonce.

— Il y a un autre trio, rappela Cybil. Quinn, Layla et moi. Et notre sang, pour ainsi dire souillé par celui du démon.

— Porteur aussi de lʼinnocence, ajouta Layla, les mains jointes avec délicatesse comme si elle protégeait un oisillon entre ses paumes. Hester Deale nʼétait pas mauvaise. Le sang dʼune âme innocente est aussi un élément puissant du rituel, nʼest-ce pas, Cybil ?

— Cʼest ce quʼon mʼa dit, soupira celle-ci. On mʼa aussi prévenue que lʼâme innocente peut être pervertie pour conférer davantage de pouvoir au démon. Trois jeunes garçons ont été métamorpho-sés par un pacte de sang en terre consacrée. La même chose pourrait nous arriver, conclut-elle en regardant tour à tour Quinn et Layla. Et ce que nous portons en nous à lʼétat dilué ou latent pourrait prendre le dessus.

— Cela nʼarrivera pas, objecta Quinn dʼun ton brusque. Non seulement parce que les cornes et les pieds fourchus, je ne trouve pas ça très seyant, mais aussi, poursuivit-elle, ignorant le juron agacé de Cybil, parce quʼon ne le permettra pas.

— Il faut que tu comprennes que si quelque chose foire, ça pourrait très mal tourner.

— Et si ça marche, intervint Fox, nous aurons fait un grand pas vers la fin de ce cauchemar, avec des vies sauvées à la clé.

— Il est plus probable que cette petite saignée ne changera rien du tout, railla Gage. Dʼune façon comme dʼune autre, on se retrouvera au point de départ. Je suis pour.

— Quelquʼun est contre ? demanda Quinn avec un regard à la ronde. Cʼest une décision grave.

— Allons-y, déclara Gage.

— Pas si vite, mon gaillard, le tempéra Cybil. Si le rituel est plutôt simple, il y a certains détails et une procédure à respecter. Nous devons être présents tous les six – un garçon, une fille, comme dans tout dîner qui se respecte –, disposés en cercle, évidemment sur la terre consacrée de la Pierre Païenne. Caleb, tu n as sans doute plus le couteau que tu avais utilisé à lʼépoque ?

— Mon couteau de scout ? Bien sûr que si.

— Bien sûr que si, répéta Quinn qui, sous le charme, se pencha pour lʼembrasser sur la joue.

— Nous allons en avoir besoin. Jʼai dressé une liste. Il y a aussi lʼincantation à rédiger. Il va falloir attendre une nuit de pleine lune, commencer une demi-heure avant minuit et finir une demi-heure après.

— Par pitié, bougonna Gage.

— Un rituel, cʼest un rituel, répliqua Cybil dʼun ton cassant. Ça exige du respect, et une sacrée dose de foi. La pleine lune nous donnera la lumière, au sens propre comme ésotérique. La demi-heure avant minuit est le temps du bien et la demi-heure qui suit, celle du mal. Il nous reste deux semaines pour peaufiner les dé-

tails et résoudre dʼéventuels problèmes – ou laisser tout tomber et partir en vacances à Saint-Barth. Mais pour lʼinstant, conclut-elle avec un coup dʼœil à son verre, je suis à court de vin.

Tandis que la discussion sʼengageait au salon, Gage sʼéclipsa pour suivre Cybil à la cuisine.

— Quʼest-ce qui tʼeffraie ?

Elle se versa un grand verre de cabernet.

— Ma foi, je nʼen sais rien. Peut-être la mort et la damnation.

— Tu nʼes pas du genre à prendre peur facilement, alors crache le morceau.

Cybil pivota face à lui, sirotant son vin.

— Tu nʼes pas le seul à avoir droit à un aperçu des attractions à venir.

— Et ?

— Je voyais mourir ma meilleure amie, et une femme que jʼai appris à apprécier et à respecter. Je voyais les hommes qui les aiment mourir aussi en essayant de les sauver. Je te voyais périr par le sang et le feu. Et, le pire de tout, je survivais.

— Ça ressemble davantage à de la nervosité et à de la culpabilité quʼà une prémonition.

— Je ne suis pas du genre à culpabiliser, en règle générale. En plus, dans mon rêve, le pacte avait réussi : jʼai vu la calcédoine entière posée sur la Pierre Païenne nimbée des rayons de lune.

Et pendant un instant, elle était plus brillante que le soleil.

Cybil prit une longue inspiration.

— Je nʼai pas lʼintention de repartir de cette clairière toute seule, alors, sʼil te plaît, rends-moi un service. Ne meurs pas.

— Je verrai ce que je peux faire.

19

Dehors, sous les pâles rayons dʼun croissant de lune, Layla souhaita bonsoir à Fox dʼun baiser. Un effleurement de lèvres qui en entraîna un deuxième, aussi doux et enivrant que lʼair de la nuit.

— Jʼaurais bien envie de rester ici ce soir, murmura Fox.

Layla se pressa contre lui et lʼembrassa de nouveau.

— Cybil est à cran, Quinn est distraite. Et toutes les deux nʼarrê-

tent pas de s asticoter. Elles ont besoin dʼun arbitre.

Il lui mordilla la lèvre inférieure avec tendresse.

— Je pourrais rester en renfort.

— Alors, ce serait à mon tour dʼêtre distraite. Je le suis déjà, ré-

pondit-elle, rompant leur étreinte à contrecœur. Et puis, quelque chose me dit que vous avez à discuter, tous les trois. Ah oui, au fait, jʼaimerais prendre ma journée de demain.

— Dʼaccord.

— Dʼaccord, cʼest tout ? sʼétonna-t-elle. Pas de « pourquoi ? » ou de « mais qui va sʼoccuper du secrétariat ?».

— Chez moi, trois ou quatre fois par an – cʼétait la limite –, on avait le droit de manquer lʼécole. On disait juste quʼon nʼavait pas envie dʼy aller, et cʼétait suffisant. Pas besoin dʼinventer une ma-ladie imaginaire ou un autre bobard. Le même principe doit sʼappliquer au travail, je trouve.

Layla noua les bras autour de la taille de Fox.

— Jʼai un patron génial. Il envoie même ses parents sʼassurer que tout va bien en son absence.

Fox fit une grimace.

— Jʼaurais dû tʼen parler...

— Non, pas de problème. En fait, cʼétait plutôt une bonne idée.

Jʼai eu une conversation très agréable avec ta mère, puis avec ton père – qui me déstabilise un peu parce que, lorsquʼil sourit, je crois te voir.

— Lʼatout charme numéro un des OʼDell. Succès garanti.

Elle rit et relâcha son étreinte.

— Jʼai une confession à te faire avant que tu partes. Elle mijote depuis un moment dans ma tête et puis, aujourdʼhui, alors que je parlais avec ton père, il y a eu comme un déclic. Pourquoi tergiverser ? Après tout, cʼest la vérité.

— Quoi donc ?

— Je tʼaime, Fox, déclara-t-elle avec un sourire qui illumina la nuit. Tu es le meilleur homme que je connaisse.

Sous le coup de lʼémotion, Fox en resta sans voix. Il appuya le front contre celui de Layla, ferma les yeux et savoura lʼinstant.

«Voilà, se dit-il, tout le reste nʼest que détails. »

Puis il fit doucement basculer la tête de Layla en arrière, lʼembrassa sur le front, les joues, avant de capturer sa bouche.

— Tu oses me dire un truc pareil et me renvoyer chez moi ?

Elle sʼesclaffa.

— Jʼen ai peur.

— Et si tu venais une heure à la maison ? Ou deux, rectifia-t-il, tandis que leur baiser se faisait plus ardent. Disons trois.

— Je ne suis pas contre, mais...

À lʼinstant où Layla commençait à céder – que sont quelques heures quand on est amoureux ? -, Gage sortit de la maison.

— Pardon.

Il échangea un regard avec Fox, inclina la tête, et Fox approuva du chef.

— Comment faites-vous tous les deux pour avoir une conversation sans paroles ? s étonna Layla, tandis que Gage regagnait sa voiture garée le long du trottoir.

— Cʼest sans doute lié au fait que nous nous connaissons depuis la naissance, répondit Fox en lui prenant le visage entre ses mains. Je rentre avec lui. A demain soir.

— Oui, à demain soir.

— Je tʼaime. Bon sang, il faut que jʼy aille, mau- gréa-t-il entre deux baisers. À demain.

Lorsquʼil descendit lʼallée, il avait lʼesprit trop occupé par Layla pour remarquer les nuages menaçants qui masquaient la lune.

On pouvait faire confiance à Quinn, pensa Layla, pour dénicher la boutique de mariage parfaite. Elle ne regretta pas une minute les deux heures et demie de trajet jusquʼà la charmante demeure vic-torienne de deux étages nichée au cœur dʼun superbe jardin. Son œil aguerri nota dʼinstinct les détails – gammes de couleurs, élé-

gance du décor, ambiance boudoir typiquement féminine des salons dʼessayage, éclairage flatteur.

Et ce stock. Partout, une profusion de robes à en avoir le tournis.

Et des chaussures, des chapeaux, des diadèmes et des jupons, le tout disposé avec tant de créativité que Layla avait lʼimpression de sʼêtre égarée dans un conte de fées.

Quinn agrippa le bras de Cybil.

— Il y a beaucoup trop de choix. Je vais étouffer.

— Bien sûr que non. Nous avons toute la journée. Mon Dieu, as-tu déjà vu autant de blanc ? Un blizzard de tulle. Une forêt en-neigée de shantung.

— Blanc, mais aussi ivoire, crème, Champagne, écru, fit remarquer Layla. Avec ton teint, Quinn, je choisirais du blanc pur.

Quinn qui se passa la main sur la gorge.

— Pourquoi suis-je donc si nerveuse ?

— Parce quʼon ne se marie quʼune fois pour la première fois, riposta Cybil.

Elle lui flanqua un coup de coude en riant.

— Tais-toi donc. Bon, Natalie, la directrice, prépare le salon dʼessayage. Je vais essayer les modèles quʼelle aura sélectionnés.

Mais on va toutes en choisir au moins un et promettre de dire en toute sincérité si je suis hideuse ou pas avec, dʼaccord ? Tout le monde se déploie. Rendez-vous au salon dʼessayage dans vingt minutes.

— Tu sauras que cʼest la bonne quand tu te verras dedans. Cʼest comme ça que ça marche, assura Layla avant de sʼéloigner dʼun pas tranquille.

Elle étudia les matières, les lignes, les traînes, les décolletés.

Alors quʼelle se tenait devant un modèle, visualisant Quinn à lʼin-térieur, Natalie lʼaborda, lʼair affairé. Sa coupe au carré poivre et sel convenait parfaitement à son visage mutin, que mettaient en valeur de fines lunettes à monture noire. Menue, elle était vêtue dʼun élégant tailleur noir, choisi sans doute pour contraster avec les robes.

— Votre amie est prête, mais ne veut pas commencer sans vous.

Nous avons une première sélection de six robes.

— Je me demande si je peux ajouter celle-ci.

— Bien sûr, je mʼen occupe.

— Depuis combien de temps tenez-vous cette boutique ?

— Mon associée et moi lʼavons ouverte il y a quatre ans. Avant, jʼai été plusieurs années gérante dʼune boutique de mariage à New York.

— Cʼest vrai ? Où ?

— Lune de Miel, dans lʼUpper East Side.

— Un magasin extraordinaire. Une amie à moi a acheté sa robe là-bas. Je vis, enfin je vivais à New York. Jʼétais gérante dʼune boutique de mode dans la Cinquième Avenue. Urbania.

— Je connais ! sʼexclama Natalie, radieuse. Que le monde est petit.

— En effet. Puis-je vous demander ce qui vous a amenée à quitter New York pour vous installer ici ?

— Oh, Julie et moi avons discuté de ce projet pendant des an-nées. Nous sommes amies depuis le lycée. Un jour, elle mʼappelle et mʼannonce quʼelle a trouvé cet endroit. Je lʼentends encore : « Cette fois, ça y est, Nat ! » Je la trouvais folle, et moi aussi, mais elle avait raison, continua Natalie. Savez-vous lʼeffet que ça fait quand vous trouvez précisément ce que cherche votre cliente ? Cette lueur dans son regard, cette jubilation dans sa voix ?

— Oui, je connais.

— Eh bien, multipliez-le par trois si la boutique est la vôtre. Je vous conduis au salon dʼessayage ?

— Oui, merci.

Elle fit entrer Layla dans une pièce spacieuse, meublée dʼun triple miroir et de fauteuils recouverts de tapisserie au petit point. Un thé était servi dans des tasses en porcelaine, et un assortiment de biscuits aussi fins que de la dentelle attendait sur un plateau dʼargent. Un bouquet de lys incarnats et de roses blanches embaumait délicatement lʼair de leurs effluves.

Layla sʼassit et sirota son thé, tandis que Quinn passait la première robe.

— Ce nʼest pas moche, commenta Cybil avec une moue, pendant que Quinn pivotait devant le miroir. Mais cʼest trop chichiteux pour toi. Trop... meringue, décida-t-elle en faisant des cercles avec les mains.

— Jʼaime les perles. Ça scintille de partout.

— Non, lâcha Layla pour tout commentaire, et Quinn soupira.

— Suivante.

— Cʼest mieux, trouva Cybil, et je ne dis pas ça juste parce quʼil sʼagit du modèle que jʼai choisi. Mais si on considère que cʼest la robe la plus importante de ta vie, on nʼa pas encore trouvé la perle rare. A mon avis, elle est trop digne, trop sérieuse – enfin bref, pas assez marrante.

— Pourtant, jʼai lʼair si élégante, objecta Quinn qui admirait son reflet dans la glace, le regard brillant. On dirait presque une prin-cesse. Layla ?

— Tu as la taille et la silhouette quʼil faut pour la porter, mais la coupe est beaucoup trop classique. Non.

— Mais...

Quinn laissa échapper un nouveau soupir de dépit.

Après deux autres essais infructueux, Quinn fit une pause-thé en slip et soutien-gorge.

— Et si on faisait plutôt une virée à Las Vegas ? On ferait célébrer notre union par un sosie dʼElvis, ce serait marrant.

— Ta mère te tuerait, répondit Cybil qui brisa un des biscuits délicats en deux et en offrit la moitié à Quinn. Et Frannie aussi, ajouta-t-elle, faisant référence à la mère de Caleb.

— Je nʼai peut-être pas la silhouette adaptée à ce genre de robe.

Une robe de cocktail serait peut- être une meilleure idée. Rien ne nous oblige à autant de tralala.

Elle reposa la tasse et prit au hasard un nouveau modèle.

— Dans celle-ci, je vais sans doute avoir un popo- tin de pachy-derme. Oups ! Excuse-moi, Layla, fit- elle, le regard penaud, cʼest celle que tu as choisie.

— Lʼimportant, cʼest ton choix à toi. Cette façon de plisser le tissu sʼappelle un ruché, expliqua Layla. Sur certains modèles, cʼest amovible, comme un genre de traîne courte.

— Ou on pourrait aussi faire un mariage tout simple dans le jardin. Jʼaime Caleb et je veux lʼépouser, mais tous ces chichis, cʼest juste du décorum inutile, expliqua Quinn à Cybil, pendant que Layla lʼaidait à enfiler la robe. Moi, je veux juste que ce jour sym-bolise notre engagement et notre bonheur, avec une fête à tout casser pour marquer le coup. Cʼest vrai, quoi, après ce que nous avons affronté et ce qui nous attend encore, une stupide robe pa-raît bien dérisoire.

Layla recula, et Quinn se tourna vers le miroir.

— Mince alors !

Le souffle coupé, elle contempla son reflet avec incrédulité. En forme de cœur et rebrodé dʼune nuée de perles en verre taillé, le bustier sans bretelles mettait divinement en valeur le galbe de ses épaules et de ses bras. La jupe sʼévasait doucement à partir de la taille en une cascade de ruchés en taffetas rehaussés de perles.

Quinn lʼeffleura timidement du bout des doigts.

— Cybil ?

Cybil écrasa une larme.

— Eh bien, je ne mʼattendais pas à être aussi émue. Quinn, elle est parfaite. Tu es parfaite.

— Je tʼen supplie, ne me dis pas que jʼai un popo- tin de pachy-derme. Mens au besoin.

— Ton popotin est génial. Bon sang, jʼai besoin dʼun mouchoir.

— Oubliez tout ce que je viens de dire sur le décorum inutile. Layla, ton avis ?

Quinn ferma les yeux et croisa les doigts.

— Tu nʼen as pas besoin. Tu sais que cʼest la bonne.

Le printemps ramena la couleur à Hollow : les saules verdoyants se réfléchissaient dans lʼétang du parc, et les cornouillers en fleur animaient les bois et le bord des routes. Les jours rallongeaient et se réchauffaient, offrant un avant-goût prometteur de lʼété à venir.

Les porches arboraient leur nouvelle peinture rutilante et dans les jardins, les fleurs sʼouvraient à profusion. Le parfum douceâtre du gazon fraîchement coupé embaumait lʼair qui vibrait du ronron-nement des tondeuses. Les enfants jouaient au base-bail, pendant que leurs pères nettoyaient la grille du barbecue.

Et avec le printemps, les cauchemars sʼintensifièrent.

Fox se réveilla en sursaut, baigné de sueur. Il avait encore dans les narines lʼodeur du sang, du soufre de lʼenfer, des corps carbonisés. Sa gorge vibrait des hurlements qui lʼavaient arraché à son rêve. Il courait, se souvint-il. Il avait les poumons en feu et son cœur cognait dans sa poitrine. Il courait à toutes jambes dans les rues désertes de Hollow, cerné par les bâtiments en flammes, sʼefforçant de rejoindre Layla avant quʼelle...

Il tâtonna à côté de lui dans le lit. Layla nʼétait plus là.

Il se leva dʼun bond, enfila un caleçon à la hâte et sʼélança en courant. Il sut, avant même de trouver la porte dʼentrée ouverte, où son propre cauchemar avait entraîné Layla.

Fox s élança dans la fraîcheur de la nuit et courut comme dans son rêve au hasard des rues désertes, martelant de ses pieds nus les pavés, lʼasphalte et le gazon. Une fumée fétide lui piquait les yeux et la gorge. Tout autour de lui, les incendies faisaient rage. Pure illusion, ne cessait-il de se répéter, même si le danger était, lui, bien réel.

Le cœur lui remonta dans la gorge quand il aperçut Layla, glissant entre les bancs de fumée tel un spectre. Il lʼappela, mais elle ne se retourna pas et poursuivit son chemin. Lorsquʼil la rattrapa et la fit pivoter vers lui, elle avait les yeux vides.

Paniqué, il la secoua.

— Layla, réveille-toi ! Quʼest-ce qui tʼarrive ?

— Je suis maudite, psalmodia-t-elle avec un sourire torturé. Nous sommes tous maudits.

— Viens, rentrons à la maison.

— Non, non. Je suis la Mère de la Mort.

— Tu es Layla. Layla !

Fox sʼefforça de sʼinsinuer dans les brumes opaques de son cerveau, mais ne trouva que la folie dʼHester.

— Reviens, Layla.

Refoulant sa propre panique, il renforça son emprise mentale.

Comme elle commençait à se débattre, il lʼenserra dans ses bras.

— Je tʼaime, Layla. Je tʼaime.

Ce fut comme si une vague dʼamour submergeait tout le reste. La peur, la rage, la souffrance.

Layla sʼaffaissa entre ses bras, puis se mit à frissonner.

— Fox...

— Tout va bien. Ce nʼest pas réel. Moi, je suis réel. Tu comprends ?

— Oui... Jʼai lʼesprit complètement embrouillé. Est-on en train de rêver ?

— Plus maintenant. On va rentrer à la maison. Viens.

Lui entourant solidement la taille du bras, il rebroussa chemin.

Tel un gamin sur un skate, le démon surfait sur la crête des flammes avec jubilation, ses longs cheveux noir corbeau volant au vent. Le sang de Fox ne fit quʼun tour. Il fit mine de sʼélancer en avant.

— Non, le retint Layla, la voix pâteuse de fatigue. Cʼest ce quʼil veut. Nous séparer. À mon avis, nous sommes plus forts ensemble.

La mort pour lʼun. La vie pour lʼautre. Je boirai ton sang, puis jʼen-grosserai ta chienne humaine.

— Non, Fox !

Cette fois, Layla dut le ceinturer pour lʼempêcher de bondir. La té-

lépathie le convaincrait peut-être davantage. Nous nʼavons aucune chance de lʼemporter ici. Reste avec moi, il le faut.

— Ne mʼabandonne pas, supplia-t-elle à voix haute.

Fox eut toutes les peines du monde à ignorer les obscénités que la créature leur lançait à la figure, tandis que Layla lʼentraînait tant bien que mal. Mais au fur et à mesure quʼils sʼéloignaient, les flammes perdirent de leur vigueur, et quand ils montèrent lʼescalier qui menait à lʼappartement, la nuit était à nouveau claire et fraîche. Seule une vague odeur de soufre, à peine perceptible, flottait dans lʼair.

— Tu es transie, Layla. Retournons au lit.

— Jʼai juste besoin de mʼasseoir, répondit-elle en se laissant choir sur une chaise, incapable de dominer ses tremblements. Comment mʼas-tu trouvée ?

Il sʼempara du plaid qui recouvrait le canapé et lʼétendit sur les jambes nues de Layla.

— Jʼai rêvé que je traversais la ville en feu et courais jusquʼà lʼétang du parc. Sauf que, dans mon rêve, jʼarrivais trop tard.

Quand je te sortais de lʼeau, tu étais déjà morte.

Layla lui prit les mains ; elles étaient aussi glacées que les siennes, découvrit-elle.

— Jʼai un aveu à te faire. Cʼétait comme à New York, quand jʼai rêvé que jʼétais Hester et quʼil me violait. Je voulais quʼil arrête.

Par tous les moyens. Jʼallais me suicider, Fox. Il contrôlait mon esprit.

— Plus maintenant.

— Il a gagné en puissance. Tu tʼen es bien rendu compte. Si nous ne sommes pas immunisées — Quinn, Cybil et moi –, il pourrait nous forcer à vous faire du mal. Il pourrait armer ma main pour te tuer.

— Non.

— Et sʼil mʼavait obligée à aller chercher un couteau dans la cuisine pour te le planter dans le cœur ? Sʼil peut contrôler notre esprit dans notre sommeil, alors...

— Nous liquider, Caleb, Gage ou moi, cʼest son objectif numéro un. Sʼil avait eu la possibilité de tʼinfecter pour me tuer, il lʼaurait déjà fait, crois-moi. Je serais mort avec une lame dans le cœur, et toi, tu aurais subi ta troisième noyade dans lʼétang. Cʼest parce que tu descends à la fois dʼHester et de lui- même quʼil a réussi à retourner Hester contre toi.

Malgré ses efforts, Layla ne put contenir ses larmes.

— Il mʼa violée. Je savais que ce nʼétait pas vraiment moi, mais cʼétait si réel. Je le sentais sur moi. En moi.

Cette fois, elle craqua pour de bon. Fox la souleva dans ses bras et lʼinstalla sur ses genoux pour la bercer tendrement.

— Je nʼarrivais pas à crier, articula-t-elle entre deux sanglots.

Jʼétais comme tétanisée. Et au bout dʼun moment, lʼindifférence mʼa gagnée. Cʼétait Hester. Elle voulait juste que ça sʼarrête.

— Tu veux que je prévienne Quinn et Cybil ? Tu préférerais peut-

être...

— Non. Non.

Fox lui caressa les cheveux.

— Il s est servi de ce traumatisme pour annihiler ta volonté. Je ne le laisserai plus te toucher.

Il prit son visage entre ses mains et essuya ses larmes avec les pouces.

— Je te le jure, Layla, quoi quʼil me faille faire, il ne te touchera plus. Dans quelques jours, nous passerons à lʼétape suivante, et nous avons bien lʼintention de gagner. Le moment venu, tous ensemble, nous détruirons ce salopard.

— Je veux quʼil souffre, articula Layla dʼune voix raffermie. Je veux quʼil hurle comme je hurle dans ma tête.

Quand elle rouvrit les yeux, son regard était clair.

— Jʼaimerais quʼil existe un moyen de le bannir de nos esprits, reprit-elle. Comme lʼail avec les vampires. Ça paraît stupide, je sais.

— Non, cʼest une bonne idée. Au fil de nos recherches, on trouvera peut-être quelque chose.

— Peut-être. Jʼai besoin dʼune douche. Ça paraît stupide aussi, mais...

— Pas du tout.

— Peux-tu me parler pendant que je suis sous la douche ? Juste parler ?

— Bien sûr.

Layla laissa la porte ouverte.

— Le jour va bientôt se lever, dit-il, appuyé contre le chambranle.

Jʼai des œufs frais de la ferme, cadeau de ma mère. Je pourrais préparer des œufs brouillés. Je nʼai pas encore cuisiné pour toi.

— Si, il me semble que tu as ouvert une ou deux briques de soupe quand nous étions coincés chez Caleb pendant le blizzard.

— Ah, tu connais déjà mes talents de cuisinier. Tant pis, je peux quand même préparer des œufs brouillés. En bonus.

— La fois où nous sommes allés à la Pierre Païenne, il n était pas aussi puissant que maintenant.

— Non.

— Et ça ne va pas s arranger.

— Nous serons plus forts, nous aussi. Je ne peux pas tʼaimer autant – au point de vouloir te faire des œufs brouillés – et ne pas être plus fort quʼavant de te connaître.

Sous le jet brûlant, Layla ferma les yeux. Ce nʼétaient pas lʼeau et le savon qui la purifiaient. Cʼétait Fox.

— Personne ne mʼa jamais aimée au point de me faire des œufs brouillés. Ça me plaît.

— Si tu sais tʼy prendre, il se peut même quʼun jour je te fasse goûter mon fameux sandwich bacon- laitue-salade.

Elle ferma le robinet et sortit de la douche pour prendre un drap de bain.

— Je ne suis pas sûre dʼen être digne.

Le sourire aux lèvres, Fox se rinça lʼœil.

— Hmm, crois-moi, je peux aussi griller un bagel si on mʼy encourage.

Elle sʼarrêta sur le seuil de la salle de bains.

— Tu as des bagels ?

— Pas pour le moment, mais la boulangerie va ouvrir dʼici une heure.

Layla rit — Dieu que cʼétait bon de rire – et passa en le frôlant pour récupérer le peignoir quʼelle gardait dans sa penderie.

— Il y a un tas dʼexcellentes boulangeries à New York, commenta Fox. La capitale du bagel. Alors je me disais, comme jʼapprécie un bon bagel, quʼaprès cet été je pourrais envisager de mʼinscrire au barreau là-bas.

Elle pivota vers lui en nouant la ceinture de son peignoir.

— Au barreau ?

— La plupart des cabinets dʼavocats rechignent à engager des associés qui ne sont pas inscrits au barreau dont ils dépendent.

Le bail de ta sous-location expire fin août. Tu auras peut-être envie de rester encore un peu ici après le mariage de Caleb et de Quinn en septembre. À moins que tu ne veuilles chercher un nouvel appartement là-bas. Tu as tout le temps pour décider.

Comme pétrifiée, Layla scrutait son visage.

— Tu veux tʼinstaller à New York ?

— Je veux être avec toi. Peu importe où.

— Mais ton foyer est ici. Et ton cabinet ?

Il sʼapprocha dʼelle.

— Je tʼaime. Cʼest clair entre nous, nʼest-ce pas ? Et tu mʼaimes aussi, je crois.

— Oui.

— En général, les gens qui sʼaiment veulent être ensemble. Veux-tu vivre avec moi, Layla ?

— Oui, bien sûr.

— Alors nous sommes dʼaccord, conclut-il, ponctuant sa phrase dʼun baiser léger. Je vais casser les œufs.

— Pourquoi sʼen prend-il à elle en particulier ? sʼemporta Fox. Il doit bien y avoir une raison. Salaud de violeur.

Assis dans le bureau de Caleb, un peu plus tard dans la matinée, il caressait du pied lʼarrière-train de Balourd, tandis que Gage tournait dans la pièce comme un lion en cage. Il détestait venir au bowling, et cʼétait compréhensible, mais lʼendroit était pratique et discret. Et puis, Fox sʼétait juré de rester à portée de voix de Layla jusquʼà la pleine lune.

— D se peut quelle soit le maillon faible du groupe, suggéra Caleb, la mine songeuse. Je veux dire, nous trois, nous sommes amis depuis toujours. Quinn et Cybil, depuis lʼuniversité. Aucun dʼentre nous ne connaissait Layla avant février.

Gage sʼarrêta devant la fenêtre, ne vit rien dʼintéressant et reprit sa déambulation.

— Cʼest peut-être tombé sur elle par hasard. Il nʼy a pas dʼautres symptômes de contamination parmi nous.

— Cʼest différent de ce qui arrive aux gens pendant les Sept, objecta Fox. Le viol ne sʼest produit que dans son sommeil. Et le cauchemar était suivi dʼune sorte de crise de somnambulisme, comme chez Hester Deale. Il existe des tas de façons de se suicider, et nous en avons vu beaucoup. Là, cʼest toujours la noyade dans un plan dʼeau extérieur. Comme Hester. Il sʼagit peut-être dʼun schéma obligé.

— En tout cas, lʼun de nous trois doit impérativement passer la nuit à la maison des filles jusquʼà nouvel ordre, décida Caleb.

Même si Layla est chez toi, Fox, aucune dʼelles ne doit rester seule la nuit à partir de maintenant.

— Voilà où je voulais en venir, répondit celui-ci. Après notre danse de la pleine lune, nous devrions orienter nos recherches dans cette direction. Il faut à tout prix trouver le moyen de la protéger – de les protéger toutes les trois.

— Après-demain, bougonna Gage. Merci, mon Dieu. Quelquʼun a-t-il réussi à soutirer des détails à Mme Irma ?

Caleb réprima un sourire.

— Pas vraiment. Si Quinn est au courant, elle reste muette comme une tombe. Tout ce quʼelle accepte de dire, cʼest que Cybil est en train de peaufiner. Puis elle me distrait avec ses appas, ce qui nʼest pas très difficile.

— Elle écrit le scénario, dit Fox avant de brandir les paumes en réponse au ricanement de Gage. Écoute, on a essayé à notre fa-

çon, et chaque fois, ça a foiré. Laisse cette fille tenter sa chance.

— Cette fille a la trouille quʼon y laisse tous notre peau. Ou tout au moins cinq sur six.

— Mieux vaut pécher par excès de prudence que dʼassurance, décréta Fox. On ne va pas se plaindre quʼelle vérifie tous les pa-ramètres dans les moindres détails. Elle est intelligente, et en plus elle adore Quinn. Layla aussi, bien sûr, mais Quinn et Cybil, cʼest de lʼamitié en béton armé. Elle ne prendra aucun risque.

Il se leva.

— Bon, il faut que je retourne au cabinet. Au fait, je pense sans doute déménager à New York après votre mariage, à Quinn et à toi, lança-t-il à Caleb.

Gage secoua la tête, atterré.

— Cʼest pas vrai. Encore un qui sʼest fait passer la corde au cou.

— Va te faire foutre, Gage. Je nʼai encore parlé de rien chez moi.

Je vais y aller en douceur, expliqua Fox qui observait Caleb tout en parlant. Mais je me suis dit que jʼallais vous donner une longueur dʼavance. Jʼattendrai que les Sept soient passés pour mettre la maison en vente, jʼimagine. Jʼai presque remboursé mon prêt, et le marché est plutôt stable, alors...

— Lʼéternel optimiste, ironisa Gage. Frérot, si ça se trouve, cette ville ne sera plus quʼun champ de ruines le 14 juillet.

Fox lui adressa un doigt dʼhonneur en réponse.

— Caleb, reprit-il, jʼai pensé que ton père ou toi pourriez être inté-

ressés par la maison. Si cʼest le cas, on discutera chiffres à un moment ou un autre.

— Cʼest un sacré pas à franchir, Fox, observa Caleb. Tu as ta vie ici. Pas seulement personnelle. Professionnelle aussi.

— Tout le monde ne reste pas. Toi, par exemple, dit Fox à Gage.

— Exact.

— Mais tu reviens, et tu reviendras toujours. Moi aussi. Rien ne peut effacer ça, continua Fox en désignant la fine cicatrice qui lui barrait le poignet. Rien. Et puis, New York nʼest quʼà quelques heures de voiture. Jʼai bien fait les allers-retours durant toutes mes études. Cʼest...

— Quand tu étais avec Carly, coupa Caleb.

— Oui. Aujourdʼhui, cʼest différent. Jʼai encore quelques contacts là-bas. Je vais tâter le terrain, et on verra bien ce qui en sortira.

Pour lʼheure, jʼai des dossiers qui mʼattendent. Je peux prendre la première garde chez les filles, ce soir, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte. Mais je persiste à dire quʼelles feraient bien de sʼabonner au câble.

Après le départ de Fox, Gage se percha à lʼangle du bureau de Caleb.

— Il va détester.

— Ça, cʼest sûr.

— Mais il le fera quand même, et il trouvera le moyen que ça marche parce que cʼest comme ça chez les OʼDell.

— Je ne sais pas si ça aurait marché avec Carly, mais il aura essayé. En tout cas, il a raison. Cʼest différent avec Layla. Il va tout faire pour que ça marche, et cʼest moi qui vais tirer la tronche parce que je ne verrai plus la sienne tous les jours.

— Courage. De nous six, cinq seront morts dans deux jours.

— Merci, ça remonte le moral.

— À ton service. Bon, jʼai des affaires à régler en ville, fit Gage en se redressant. À plus.

Il avait presque atteint la porte quand celle-ci sʼouvrit. Son père apparut sur le seuil. Tous deux sʼarrêtèrent net comme sʼils venaient de heurter un mur.

Désemparé, Caleb se leva dʼun bond— Euh... Bill, pourriez-vous descendre au grill vérifier le conduit dʼévacuation de la hotte ?

Jʼarrive dans une minute, jʼai presque fini.

Rouge dʼavoir monté les marches, Bill avait blêmi dʼun coup. Il dévisageait son fils fixement.

— Gage...

— Non, le coupa ce dernier dʼun ton aussi glacial que catégorique en le contournant. On nʼa plus rien à se dire.

Debout derrière son bureau, Caleb se massait la nuque, très mal à lʼaise, quand Bill tourna vers lui un regard honteux.

— Euh... je dois vérifier quoi ?

— Lʼévacuation de la hotte. Je trouve que le ventilateur broute un peu. Prenez votre temps.

De nouveau seul, Caleb se laissa retomber dans son fauteuil et pressa les doigts sur ses paupières closes. Que faire, à part tenter dʼaccompagner de son mieux ses deux amis, ses frères, sur les sentiers rocailleux quʼils avaient choisis ?

20

Dʼaucuns trouveraient quelque peu bizarre de se lever le matin et dʼaller travailler sans déroger à ses habitudes quand la soirée était censée être consacrée à de mystérieux rituels magiques.

Mais, apparemment, pour ses amis et lui, cela nʼavait rien dʼextraordinaire, songea Fox.

Layla, dont les talents de gestionnaire hors pair auraient presque fait passer la chère Alice Hawbaker pour une flemmarde, avait réussi à boucler son emploi du temps pour fermer le cabinet à 15

heures pile le jour J. Fox avait déjà préparé son paquetage. Pour une fois, il avait même pensé à vérifier la météo. Le ciel était dé-

gagé – un plus – avec une température maximale de vingt de-grés descendant à quinze en soirée, une fraîcheur encore agréable. La clé du confort en randonnée consistait à superposer les couches de vêtements, sʼétait-il rappelé.

Au fond de sa poche, il avait glissé son tiers de la calcédoine.

Une autre clé, du moins lʼespérait-il.

Pendant que Layla se changeait, il ajouta quelques provisions indispensables dans son sac à dos. Quand elle le rejoignit, il ne put retenir un sourire.

— Tu me fais penser à la couverture dʼun magazine qui sʼappellerait Rando Chic.

— Je me suis demandé pour les boucles d oreilles.

Elle jeta un coup dʼœil au contenu du sac à dos.

Canettes de Coca, Little Debbies, Nutter Butters.

— Une tradition de longue date, expliqua Fox devant la moue amusée de Layla.

— Au moins on ne risque pas lʼhypoglycémie. Bon sang, Fox, est-ce quʼon est fous ?

— Cʼest lʼépoque qui lʼest. Nous nous contentons dʼy vivre.

Elle resta bouche bée devant le fourreau en cuir qui pendait à son ceinturon.

— Tu emportes un couteau ? Jʼignorais que tu en possédais un.

— En fait, cʼest une scie japonaise utilisée en jardinage. Un joli modèle, du reste.

— Tu comptes faire un peu dʼélagage quand on sera dans les bois ?

— On ne sait jamais, non ?

Elle posa la main sur son bras, tandis quʼil fermait son sac.

— Fox...

— Il y a fort à parier que Twisse va sʼintéresser à nos faits et gestes ce soir. Caleb lʼa amoché avec son couteau suisse la dernière fois. Et tu peux compter sur Gage pour apporter son revolver de gangster. Je ne vais quand même pas y aller avec, pour seule arme, un paquet de biscuits au beurre de cacahuètes.

Layla voulut protester – il le lut dans ses yeux –, puis son expression changea.

— Tu en as une autre ?

Sans un mot, Fox alla fouiller dans le placard et en sortit un drôle dʼoutil à longue lame plate presque à angle droit avec le manche.

— Ça sʼappelle une scie à chevilles. Comme son nom lʼindique, ça sert à trancher les chevilles en menuiserie. Ou à tailler des steaks dans un démon.

Laisse-la dans son fourreau, ajouta-t-il en le glissant dans lʼétui en cuir. La lame est très aiguisée.

— Dʼaccord.

Posant les mains sur les épaules de Layla, il déclara gravement :

— Ne prends pas mal ce que je vais te dire. Souviens-toi que je suis un ardent défenseur des droits de la femme. Je te protégerai quoi quʼil arrive.

— Ne le prends pas mal non plus. Mais moi aussi, je te protégerai quoi quʼil arrive.

Il lui effleura la bouche dʼun baiser.

— Dans ce cas, je crois quʼon est parés.

Après sʼêtre tous retrouvés chez Caleb, ils sʼengagèrent sur le sentier qui sʼenfonçait entre les arbres. Depuis leur précédente visite, les bois avaient changé, nota Layla. La dernière fois, il y avait encore des plaques de neige par endroits, le sentier était boueux, les arbres dénudés. Aujourdʼhui, ils arboraient leur nouveau feuillage vert tendre, et les troncs blancs des cornouillers sauvages accrochaient les rayons obliques du soleil.

Aujourdʼhui, elle avait un couteau dans un fourreau de cuir qui brinquebalait contre sa hanche. Elle connaissait les dangers qui les attendaient. Et elle sʼapprêtait à les affronter aux côtés de lʼhomme quʼelle aimait. Cette fois, elle avait beaucoup plus à perdre.

Quinn ralentit et désigna le fourreau.

— Mince, tu as un couteau !

— En fait, cʼest une scie à chevilles.

— Une quoi ?

— Un outil de menuisier, intervint Cybil qui les rattrapa et soupesa la lame. Il sert à trancher le bois dans le fil. Moins dangereux quʼune hache. Vu sa forme et sa taille, celui-ci est sans doute une scie à bambou, faite pour trancher les attaches en bambou utilisées en menuiserie au Japon.

— Si elle le dit, acquiesça Layla.

— Moi aussi, je veux une scie à chevilles, décréta Quinn. Non, une machette. Avec un long manche et une vilaine lame courbe. Il faut absolument que je m en procure une.

— La prochaine fois, je te prêterai la mienne, proposa Caleb.

— Tu as une machette ? Décidément, mon homme a de la res-source. Pourquoi donc possèdes-tu un engin pareil ?

— Pour débroussailler. Cʼest sans doute plutôt une faux, dʼailleurs.

— Quelle est la différence ? Non, fit Quinn, la main levée avant que Cybil se lance dans un de ces exposés dont elle avait le secret. Cʼest sans importance.

— Alors je me contenterai de dire quʼil te faut plutôt une faux qui, par tradition, possède un long manche. Toutefois... ajouta Cybil qui laissa sa phrase en suspens. Les arbres saignent.

— Ça arrive, fit Gage. Ça éloigne les touristes.

Lʼépais liquide écarlate dégoulinait le long des troncs et souillait les feuilles à leurs pieds. Tandis quʼils progressaient sur le sentier menant à Hesterʼs Pool, lʼair se mit à empester le cuivre brûlé.

Et lorsquʼils sʼimmobilisèrent sur la rive, lʼeau brunâtre commença à bouillonner et à rougir.

— Sait-il que nous sommes là ? demanda Layla dʼune voix po-sée. Croit-il encore que ce genre de démonstration nous fait peur ?

Fox lui offrit un Coca quʼelle refusa.

— Cʼest sans doute une sorte de système de surveillance qui lui permet de savoir quand nous atteignons certains points.

— En jargon paranormal, lʼétang est un point froid, expliqua Quinn. Un lieu de concentration dʼun grand pouvoir. Lorsque nous... Ô mon Dieu !

Elle plissa le nez comme une forme indistincte remontait à la surface.

— Un lapin mort, annonça Caleb.

Il posa la main sur lʼépaule de Quinn. Ses doigts se crispèrent tandis que dʼautres cadavres émergeaient de lʼeau bouillonnante.

Oiseaux, écureuils, renards. Quinn laissa échapper un gémissement désemparé, mais sortit néanmoins son appareil photo et mi-trailla la scène. Les miasmes fétides de la mort saturaient lʼair.

— Il nʼa pas chômé, on dirait, grommela Gage.

Au même instant, la dépouille ensanglantée dʼun faon fendit lʼeau.

— Ça suffit, Quinn, murmura Caleb.

— Non, ça ne suffit pas, fit-elle dʼune voix rauque, le regard fa-rouche. Ils étaient inoffensifs, et cʼest leur monde.

Elle baissa son appareil.

— Je sais, cʼest stupide de se mettre dans des états pareils pour des animaux alors que des vies humaines sont enjeu, mais...

Cybil lui entoura les épaules du bras et lʼéloigna de la rive.

— Allons, Q, on ne peut rien y faire.

— Il faut les sortir de là, lâcha Fox qui se forçait à contempler le monstrueux spectacle pour sʼendurcir. Pas maintenant, mais nous reviendrons les récupérer et les incinérer. Ce nʼest pas seulement leur monde, cʼest aussi le nôtre. Nous ne pouvons pas laisser lʼétang dans cet état.

La gorge nouée par la rage, il se détourna.

— Il est ici, annonça-t-il dʼun ton presque désinvolte. Il nous observe.

Le souffle glacial qui balaya les sous-bois avait beau être une illusion, il leur transperça les os. Fox remonta la fermeture Éclair de sa veste à capuche tout en se dirigeant vers le sentier dʼun bon pas. Il prit la main de Layla pour la réchauffer.

— Il veut juste nous faire de la peine.

— Je sais.

Son esprit percevait les bruissements et grognements de la créature qui se déplaçait au même rythme quʼeux. Elle connaît notre destination, songea-t-il, mais pas nos intentions.

Le tonnerre gronda soudain dans le ciel serein et une pluie drue sʼabattit brutalement sur le petit groupe, leur piquant la peau comme autant dʼaiguilles. Fox rabattit sa capuche sur sa tête et Layla lʼimita. Un vent glacial se leva en violentes bourrasques qui faisaient ployer les arbres et arrachaient les jeunes feuilles aux branches. Fox glissa le bras autour de la taille de Layla et, les épaules voûtées, continua dʼavancer.

— Tout va bien, derrière ?

Il avait déjà sondé lʼesprit de ses amis, mais leurs réponses affir-matives le rassurèrent.

— On va former une chaîne, expliqua-t-il à Layla. Va derrière moi et accroche-toi à mon ceinturon. Caleb sait comment faire. Il se tiendra à toi et ainsi de suite.

— Chante quelque chose ! lui cria-t-elle.

— Quoi ?

— Chante un truc dont on connaît tous les paroles. On va faire un joyeux bazar.

Fox lui sourit dans la tempête.

— Je suis amoureux dʼune femme géniale.

Des chansons que tout le monde connaît ? Facile, se dit-il, tandis que Layla se plaçait derrière lui et sʼarrimait à son ceinturon.

Il commença par Nirvana. Selon lui, tous avaient forcément appris les paroles de Smells Like Teen Spi- rit à un moment ou un autre au lycée. Les Hello ! du refrain résonnèrent avec défi entre les arbres, tandis que la pluie redoublait de violence. Il enchaîna avec plusieurs titres des Smashing Pumpkins, un peu de Springsteen (il n était pas le Boss sans raison), puis passa à Pearl Jam quʼil adoucit ensuite avec Sheryl Crow.

Vingt minutes durant, ils chantèrent à tue-tête le rock anti-démon de Fox, progressant pas à pas dans la tourmente qui se déchaî-

nait autour dʼeux.

La tempête sʼapaisa peu à peu et se réduisit bientôt à une légère bruine à peine agitée par un souffle froid. Comme un seul homme, ils se laissèrent choir sur le sol détrempé, le temps de reprendre leur souffle et de détendre leurs muscles endoloris.

Les mains tremblantes, Quinn fit passer une Thermos de café.

— Cʼest tout ce quʼil a dans le ventre ? Parce que...

— Non, la coupa Fox. Il joue juste avec nos nerfs. Mais malheur à nous si nous nʼavions pas trouvé de riposte. Avec toute cette pluie, on risque dʼavoir du mal à allumer un feu.

— Jʼai prévu le coup, dit Caleb qui décrocha de son ceinturon la laisse de Balourd. On ferait mieux de continuer.

À cet instant, lʼimposant molosse noir apparut au bout du sentier, les crocs luisants sous ses babines retroussées. Avant que Fox ait le temps de porter la main à son couteau, Cybil, qui sʼétait le-vée dʼun bond, sortit un revolver de sa veste et tira froidement six coups.

Le chien maléfique hurla de douleur et de rage. Son sang, qui gouttait sur le sol, sʼévapora en grésillant. Avec un saut spectaculaire, il disparut dans un tourbillon.

— Ça lui apprendra à bousiller mon brushing, bougonna Cybil qui repoussa en arrière sa crinière emmêlée par le vent et ouvrit la glissière dʼune poche de sa veste pour en sortir un nouveau char-geur.

— Joli, commenta Gage, la main tendue.

Il examina le revolver – un élégant .22 avec crosse en nacre. En temps ordinaire, ce genre de joujou de salon lʼaurait fait sourire, mais elle sʼen servait comme une pro.

— Un petit engin que jʼai acheté légalement, précisa Cybil qui lui reprit lʼarme et la rechargea adroitement.

Fox détestait les armes à feu – un réflexe viscéral – mais il était forcé dʼadmirer la classe de la tireuse.

— Jʼen connais un qui doit encore se demander ce qui lui est arrivé, observa-t-il.

Cybil glissa lʼarme dans le holster sous sa veste.

— Ce nʼest pas une scie à chevilles, mais ça a ses mérites.

Lʼair se réchauffa, et le soleil couchant scintilla sur les jeunes feuilles tandis quʼils parcouraient le reste du chemin.

La Pierre Païenne se dressait au centre du cercle presque parfait que formait la clairière brûlée. Identifiée par toutes les analyses comme une banale roche calcaire, elle trônait tel un mystérieux autel sous la lumière douce du crépuscule.

— Dʼabord le feu, décida Caleb en se débarrassant de son sac à dos. Avant quʼil fasse trop sombre.

Ouvrant son sac, il en sortit deux bûches synthétiques.

Après leur randonnée calamiteuse, le rire de Fox leur fit lʼeffet dʼun baume.

— Il nʼy en a pas deux comme toi, Hawkins !

— Tout est dans la préparation, on ne le répétera jamais assez.

On va en allumer une et disposer du bois en tipi tout autour. Avec un peu de chance, les flammes sécheront le bois.

— Il n est pas mignon ? sʼextasia Quinn qui lʼétreignit avec une fougue enjouée. Franchement ?

Après avoir ramassé des pierres et branchages, ils accrochèrent leurs vestes à des piquets confectionnés par Fox dans lʼespoir que le feu les sèche, firent griller les saucisses à la volaille apportées par Quinn, puis se partagèrent le brie de Cybil et les pommes de Layla. Tous avaient un appétit dʼogre.

À la nuit tombante, Fox ouvrit son paquet de Little Debbies, tandis que Caleb vérifiait les torches.

— Tiens, dit-il à Quinn qui lorgnait sur les gâteaux dʼun œil mé-

lancolique. Laisse-toi tenter.

— Ça me tomberait direct sur les hanches, soupira-t-elle. Si nous survivons, je dois entrer dans ma robe de mariée absolument spectaculaire.

Elle en prit cependant un quʼelle coupa en deux.

— Je crois que nous allons survivre, et la moitié dʼun Little Debbie ne compte pas.

— Tu vas être sublime, assura Layla en lui décochant un sourire.

Et ces escarpins que nous avons trouvés ? Exactement ce quʼil fallait. En plus, Cybil et moi aurons aussi fière allure. Jʼadore nos robes. Cette idée de la prune avec lʼorchidée est tout bonnement.

...

— Je ressens le besoin irrésistible de parler baseball, intervint Fox, ce qui lui valut une bourrade dans les côtes de la part de Layla.

Peu à peu, la conversation cessa, et bientôt, seul le crépitement du feu rompit le silence, ponctué de temps à autre par le hulule-ment dʼune chouette solitaire. Au-dessus de leurs têtes, le disque blanc de la lune baignait les bois dʼune lumière laiteuse presque surnaturelle. Fox se leva pour ramasser les déchets. Des mains affairées rangèrent les reliefs du pique- nique ou alimentèrent le feu de camp.

Sur un signe de Cybil, les femmes déballèrent ce que Layla avait baptisé le kit rituel. Une petite coupe en cuivre, un sachet de sel marin, des herbes fraîches, des bougies, de lʼeau de source.

Suivant les instructions de Cybil, Fox répandit une traînée de sel en un large cercle autour de la pierre.

— Bien, dit-elle en reculant pour étudier les accessoires disposés sur lʼautel. Jʼignore dans quelle mesure il ne sʼagit pas seulement de supports visuels, mais toutes mes recherches mʼont recommandé ces différents éléments. Le sel est une protection contre le mal, une sorte de barrière. Nous devons nous tenir à lʼintérieur du cercle tracé par Fox. Il y a six bougies blanches. Nous allons tous en allumer une, chacun son tour. Mais dʼabord il faut verser lʼeau de source dans la coupe, puis les herbes et enfin les trois morceaux de la calcédoine. Q ?

— Jʼai imprimé en six exemplaires les paroles que nous devons prononcer, annonça Quinn qui sortit une chemise cartonnée de son sac. Là encore, chacun son tour, dans lʼordre du cercle, en faisant couler son sang avec le couteau de Caleb.

— Au-dessus de la coupe, précisa Cybil.

— Oui, au-dessus de la coupe. Quand le dernier aura terminé, nous nous donnerons la main et répéterons les paroles ensemble six fois.

— Ça devrait être sept, intervint Layla. Nous sommes six, je sais, mais sept, cʼest le nombre magique. La septième, ce serait, disons, pour le Gardien ou alors le symbole de lʼinnocence, du sacrifice. Je ne sais pas pourquoi, mais dans mon esprit, le sept sʼimpose.

— Et sept bougies, réalisa Fox. Une septième bougie que nous allumerions tous. Bon sang, pourquoi nʼy a-t-on pas pensé ?

— Cʼest un peu tard maintenant, ronchonna Gage. On en a six, on va faire avec.

— On peut en fabriquer une septième, observa Caleb. Layla, puis-je Remprunter ta scie ?

— Attends, je mʼen occupe, intervint Fox qui sortit son couteau.

Ce sera plus pratique avec ça. Voyons voir...

Il sʼempara dʼun des épais fûts blancs.

— Cire dʼabeille, parfait. Jʼai passé beaucoup de temps à manipuler la cire et les mèches à bougies quand jʼétais gamin. La longueur a-t-elle de lʼimportance ? demanda-t-il à Cybil.

— Non, mais mes sources disaient six, objecta celle-ci en regardant Layla, avant de hocher la tête. Laissons tomber les sources.

Fais-en une autre.

Fox se mit au travail. La cire allait faire des dégâts sur sa lame, mais si tout se passait bien, il la nettoierait et lʼaffûterait en rentrant chez lui. Lʼopération lui prit du temps, assez pour se demander pourquoi Cybil nʼavait pas choisi des bougies plus fines. Il réussit quand même à couper un tronçon dʼune dizaine de centimètres, dans lequel il creusa un puits pour la mèche à lʼaide de lʼoutil quʼil avait prêté à Layla.

— Jʼai déjà fait mieux, mais ça brûlera.

— Nous lʼallumerons en dernier, proposa Layla. Tous ensemble.

Elle regarda les autres tour à tour, puis inspira un grand coup pour empêcher sa voix de trembler lorsquʼelle annonça :

— Il est presque lʼheure.

— Il nous faut les morceaux de pierre, enchaîna Cybil. Et le couteau suisse rituel, ajouta-t-elle avec une ombre de sourire.

Le garçon démoniaque émergea dʼentre les arbres, exécutant de joyeux sauts périlleux. Les traces quʼil laissait dans la terre se gorgèrent aussitôt de sang.

— Il serait bon que tu le saches, nous avons déjà essayé le sel, dit Gage à Cybil, avant de sortir le Luger coincé dans son ceinturon sous sa chemise. Efficacité zéro.

Le garçon frôla le sel de la main. Aussitôt, il poussa un piaillement de douleur et sauta en arrière. Gage haussa les sourcils.

— Ça doit être une marque différente.

Il visa le démon, mais celui-ci laissa échapper un feulement me-naçant et se volatilisa.

— Il faut commencer.

Dune main ferme, Cybil versa lʼeau dans la coupe, puis la parse-ma dʼherbes.

— Et maintenant, les pierres. Caleb, Fox, Gage.

Un éclair déchira le ciel dans un grondement de tonnerre assourdissant et une pluie de sang dégringola du ciel, aussitôt absorbée par la terre brûlée dans un nuage de vapeur.

— Le cercle tient, fit Layla après avoir jeté un coup dʼœil par-dessus son épaule.

Fox serrait dans le poing le morceau de calcédoine quʼil conservait, comme un espoir, depuis presque vingt et un ans. Il le glissa dans lʼeau après Caleb.

À lʼextérieur du cercle, cʼétait le chaos : la terre tremblait, comme secouée par un séisme, et une mer de sang venait lécher par vagues la barrière de sel, rongeant peu à peu leur protection.

« Le cercle va finir par lâcher », songea Fox.

Il alluma sa bougie, puis tendit le briquet à Layla.

À la lueur des six bougies, ils allumèrent ensemble la septième.

— Dépêchez-vous, avertit Fox. Il revient, et il est fou de rage.

Caleb tendit la main au-dessus de la coupe et sʼentailla la paume en prononçant les paroles rituelles. Quinn, puis Fox lʼimitèrent.

— Mon sang, leur sang. Notre sang, son sang. Un pour trois et trois pour un. Que les ténèbres sʼunissent à la lumière, et que le sacrifice sʼaccomplisse. Tel est notre serment.

Une clameur terrifiante, ni humaine ni animale, déchira la nuit. Attaché au pied de la pierre, Balourd rejeta sa grosse tête en arrière et hurla à la mort.

Layla se saisit du couteau. La douleur fugitive sur sa paume lui arracha une grimace, puis elle lut les paroles rituelles. Son esprit s envola ensuite vers celui de Fox, tandis que cʼétait au tour de Gage. Le froid ! Il a presque franchi le cercle !

Le sol se mit à osciller sous leurs pieds. Fox agrippa la main ensanglantée de Layla.

Le vent se déchaîna de nouveau. Impossible dʼentendre les autres, pas même par télépathie, mais il cria vers le ciel les paroles du serment, espérant que les autres faisaient de même. Sur la Pierre Païenne, les sept bougies se consumaient tranquillement sans même que leurs flammes ne vacillent, et dans la coupe, lʼeau rougie bouillonnait.

Soudain, le sol se souleva brutalement, précipitant Fox contre lʼautel de pierre avec tant de force quʼil en eut le souffle coupé.

Des griffes lui labourèrent le dos, puis il eut lʼimpression de tournoyer à toute vitesse sur lui-même telle une toupie. Au désespoir, il poussa son esprit vers celui de Layla. Le jaillissement de lu-mière et de chaleur le projeta dans les ténèbres.

À tâtons, il rampa vers lʼécho indistinct quʼil percevait, sʼaidant de son couteau quʼil plantait dans la terre mouvante.

De son côté, Layla crapahutait tant bien que mal dans sa direction, et lorsquʼil trouva sa main, sa peur se dissipa presque entiè-

rement. Comme ils entrelaçaient leurs doigts, la lumière les aveugla de nouveau dans un vacarme terrifiant. Le feu engloutit la Pierre Païenne. Avec un grondement assourdissant, un geyser de flammes jaillit vers la lune froide, spectatrice indifférente, et en-cercla la clairière dʼun rideau de feu. Fox distingua les silhouettes de ses compagnons, étendus sur le sol ou à genoux, tous piégés par la barrière de flammes infranchissable, tandis quʼau centre de la clairière, la Pierre Païenne continuait de cracher son jet incan-descent.

«A la vie, à la mort, ce sera ensemble », pensa- t-il, la peau pois-seuse de sueur. Serrant la main de Layla dans la sienne, il lʼentraîna le plus loin possible des flammes. Il retrouva Caleb qui lʼagrippa par le bras et lʼaida à avancer, puis croisa le regard de Gage, à genoux dans la terre noircie.

Et tandis que lʼincendie faisait rage, ils se tinrent de nouveau tous les six par la main.

Ensemble, pensa de nouveau Fox, alors que la muraille de feu se rapprochait inexorablement. Ce nʼétait plus quʼune question de minutes. Il pressa sa joue contre celle de Layla.

— Ce quʼon a fait, on lʼa fait pour les innocents, cria-t-il dʼune voix que la fumée rendait rauque, et sʼil le fallait, bordel de m..., on recommencerait.

Bien quʼereinté, Caleb trouva la force de rire et porta la main de Quinn à ses lèvres.

— Et comment, bordel de m...

— Entièrement dʼaccord, bordel de m..., approuva Gage. Autant partir en beauté.

Sur ce, il attira Cybil à lui et captura ses lèvres avec fougue.

— On pourrait peut-être quand même essayer de sʼen sortir, proposa Fox, les yeux irrités et la gorge piquante. Pourquoi attendre de se faire griller alors quʼon... Hé, on dirait que le feu sʼapaise !

— Tu vois bien que je suis occupé, protesta Gage qui releva la tête et parcourut la clairière du regard avec un sourire à la fois sombre et satisfait. J embrasse super bien, non ?

— Idiot, bougonna Cybil qui le repoussa et s agenouilla.

Les flammes refluaient vers la pierre, remontant le long de ses flancs.

— On a dû faire ce quʼil fallait, hasarda Layla, éblouie par le fais-ceau de feu qui regagnait la coupe baignée dʼun halo doré. Le fait quʼon se soit retrouvés et quʼon soit restés ensemble a aussi sû-

rement joué un rôle.

— On ne sʼest pas enfuis, approuva Quinn qui frotta sa joue noire de suie contre lʼépaule de Caleb. Toute personne sensée aurait pris ses jambes à son cou. Pas nous. Même si je ne suis pas sûre quʼon en avait la possibilité.

— Je tʼai entendu, dit Layla à Fox. «À la vie, à la mort, ce sera ensemble. »

— Le feu est éteint, fit-il remarquer en se redressant péniblement.

On ferait mieux dʼaller jeter un coup dʼœil à...

Il sʼétait retourné vers lʼautel et resta sans voix. La Pierre Païenne se dressait, intacte, dans la clarté lunaire, et en son centre trônait la calcédoine. Entière.

— Ça... ça a marché, sʼétrangla Cybil. Je nʼarrive pas à y croire.

Fox fit volte-face vers Caleb et agita la main devant son visage.

— Tes yeux, ça va ? Tu vois bien ?

Caleb repoussa sa main.

— Laisse tomber, ma vision est parfaite. Suffisante en tout cas pour me permettre de voir la pierre reconstituée. Beau boulot, Cybil.

Ils sʼen approchèrent et, comme durant le rituel, reformèrent le cercle autour de la pierre sur la pierre.

Quinn sʼhumecta les lèvres.

— Bon, eh bien... il faudrait que quelquʼun la prenne. Un des gar-

çons, je veux dire, vu quʼelle leur appartient.

Avant que Fox ait le temps de désigner Caleb, celui-ci et Gage pointèrent en silence lʼindex sur lui.

— Cʼest pas vrai...

Il sʼessuya les paumes sur son jean, carra les épaules et tendit la main vers la calcédoine.

Soudain, sa tête bascula en arrière et son corps fut secoué de spasmes. Comme Layla lʼempoignait, il éclata de rire.

— Je plaisante.

— Bon sang, Fox !

— Un peu dʼhumour ne peut pas faire de mal.

Il sʼempara de la pierre verte veinée de rouge et la posa dans sa paume.

— Elle est chaude. Peut-être à cause du feu de joie infernal de tout à lʼheure. Mais... elle rougeoie ou je rêve ?

— Elle rougeoie, à présent, oui, murmura Layla.

— II... il ne comprend pas cette pierre. Il ignore son existence. Je ne vois plus...

Fox tituba, pris dʼun soudain vertige. Layla lui agrippa la main et le monde autour de lui retrouva sa stabilité.

— Je tiens sa mort dans le creux de la main, souffla-t-il, effaré.

— Sa mort ? Comment ça, Fox ? demanda Cybil en se rappro-chant de lui.

— Je ne sais pas... Elle contient un peu de nous tous maintenant.

Depuis le pacte, cʼest notre sang qui la lie. Elle peut nous aider à détruire le démon. Nous avons ce pouvoir. Nous lʼavions depuis le début.

— Nous avons rempli notre mission, murmura Quinn en effleurant la pierre du bout des doigts. Et nous avons survécu. À pré-

sent, nous possédons une nouvelle arme.

— Dont nous ignorons le mode dʼemploi, souligna Gage.

— Rapportons-la à la maison. On va lui trouver un endroit où elle sera en sécurité, proposa Caleb qui, après avoir jeté un regard à la ronde, ajouta : J espère que personne nʼavait de choses pré-

cieuses dans son sac, parce quʼils sont tous réduits en cendres.

— Tant pis pour mes Nutter Butter, soupira Fox qui prit la main de Layla et embrassa sa paume blessée. Ça te dit, une balade au clair de lune ?

— Excellente idée. Jʼai bien fait de laisser mon sac à main chez Caleb. Ce qui me rappelle... Caleb, jʼai les clés dans mon sac, mais jʼaimerais les garder encore un peu si ça ne vous dérange pas, ton père et toi.

— Pas de problème.

— Quelles clés ? sʼenquit-il en essuyant une traînée de suie sur le visage de Layla.

Ils sʼengagèrent sur le sentier.

— Celles de la boutique dans Main Street. Jʼen ai eu besoin pour la faire visiter à Quinn et à Cybil. Toi, tu vois lʼendroit avec des yeux de menuisier, ou dʼavocat, mais si je veux ouvrir une boutique de mode, il me fallait un regard féminin.

— Si tu quoi ? fit-il en sʼimmobilisant.

— Mais je vais avoir besoin de toi, et aussi de ton père pour les travaux, continua-t-elle. Je vais devoir lui faire du charme genre

« Je suis tellement amoureuse de votre fils, monsieur OʼDell »

pour obtenir un rabais. Un gros rabais parce que je suis très amoureuse, précisa-t-elle, brossant avec une application exagé-

rée la poussière qui salissait la chemise de Fox. Tu sais, même avec le prêt – et je compte sur toi pour me décrocher un taux dé-

fiant toute concurrence –, mon budget sera très serré.

— Tu disais que tu ne voulais pas.

— Je disais que je ne savais pas ce que je voulais, nuance. Ce n est plus le cas.

Elle leva vers lui ses beaux yeux verts dans lesquels brillait une lueur amusée.

— J ai oublié de t en parler ?

— Oui, complètement.

Elle lui cogna affectueusement lʼépaule.

— Désolée, jʼai beaucoup de choses en tête ces derniers temps.

— Layla...

— Je veux cette boutique, Fox, le coupa-t-elle. Je suis prête à tenter de réaliser mon rêve. Cʼest le moment ou jamais, non ? Au fait, je te présente ma démission avec deux semaines de préavis.

Fox prit son visage entre ses mains, tandis que les autres les dé-

passaient dʼun pas fatigué.

— Tu es sûre ?

— Je vais être trop occupée à superviser les travaux, constituer mon stock et combattre les démons pour mʼoccuper de ton secré-

tariat. Tu vas devoir tʼen accommoder.

Il lui effleura le front, les joues et la bouche des lèvres.

— Dʼaccord.

Épuisé mais heureux, il sʼempara de la main de Layla et lʼentraîna sur le sentier baigné par la clarté de la lune. À ses yeux, cette nuit était magique à plus dʼun titre. Ils avaient fait des choix, et trouvé leur voie.

Le reste nʼétait que détails.