Rien à voir avec...

Fox parvint à avaler lentement une gorgée de Coca et vit que Caleb avait compris.

— Il était là, le petit salopard. De lʼautre côté de la rue. Mon attention était monopolisée par Block, qui voulait me réduire en chair à pâtée, si bien que je ne lʼai pas remarqué. Mais jʼai vu la contamination dans les yeux de Block. Si Wayne Hawbaker nʼétait pas passé par là, je serais mort à lʼheure quʼil est.

Quinn serra lʼépaule de Caleb.

— Il a gagné en puissance, souffla-t-elle.

— Il fallait sʼy attendre. Tout sʼaccélère cette fois. Tu as dit que Wayne était passé par là. Quʼa- t-il fait ?

— Au début, jʼétais dans les vapes. Quand jʼai repris mes esprits, Block était menotté dans sa voiture. Il mʼa dit quʼil avait presque dû lʼassommer pour quʼil lâche prise. Pas de problème avec Wayne. Il était lui-même. Préoccupé, un peu contrarié et très troublé, mais il nʼa pas été affecté.

— Le démon nʼen était peut-être pas capable, fit remarquer Layla qui se redressa et alla vider la bassine dans lʼévier afin quʼon ne voie pas ses mains trembler. Sʼil avait pu, il ne sʼen serait pas privé.

Cybil, qui sʼétait ressaisie, pinça les lèvres.

— Un à la fois, observa-t-elle. Pas une bonne nouvelle, mais ça pourrait être pire. Ton œil guérit, ajouta-t-elle à lʼadresse de Fox en repoussant de son front ses cheveux emmêlés. Tu es presque aussi mignon quʼavant.

— Que comptes-tu faire au sujet de Block ? sʼenquit Quinn.

— Jʼirai lui parler plus tard, à Wayne aussi. Pour lʼinstant, jʼaurais besoin dʼune bonne douche, si ça ne vous dérange pas, les filles.

— Je tʼemmène là-haut, dit Layla qui lui tendit la main.

— Tu as besoin de sommeil, fit Caleb.

— Une douche suffira sans doute.

— Ces processus de guérison sont épuisants, tu le sais.

— Je vais commencer par la douche.

Fox suivit Layla. La douleur le taraudait toujours, mais ses crocs sʼétaient émoussés.

— Je laverai tes vêtements pendant que tu seras dans la salle de bains. Il y a là-haut quelques affaires de Caleb que tu pourras enfiler. Ce jean est fichu de toute façon.

Il regarda son Levis déchiré et taché de sang.

— Fichu ? Il a à peine eu le temps de se faire.

Layla essaya de sourire sans y parvenir réellement.

— Ça te fait encore mal ? sʼenquit-elle en gravissant les marches.

— Cʼest juste un peu douloureux.

— Dans ce cas...

Elle se retourna en haut de lʼescalier et lʼenlaça sans crier gare.

— Ne tʼen fais pas, voulut-il la rassurer. Tout va bien maintenant.

— Bien sûr que non, tout ne va pas bien.

— Tu nʼas pas flanché, tu as été très courageuse.

Avec précaution, elle prit son visage entre ses mains. Son œil gauche était encore rouge, mais il avait déjà bien dégonflé. Elle lʼeffleura dʼun baiser, puis ses joues et ses tempes.

— Jʼai eu la peur de ma vie.

— Je sais. Cʼest ça, lʼhéroïsme, non ? Faire ce quʼil y a à faire tout en étant mort de peur.

Elle lʼembrassa sur les lèvres avec douceur.

— Fox, murmura-t-elle contre sa bouche, déshabille-toi.

— Jʼattends de tʼentendre dire ces mots depuis des semaines.

Cette fois, elle réussit à sourire.

— Et va sous la douche.

— De mieux en mieux.

— Si tu as besoin de quelquʼun pour te frotter le dos... jʼenverrai Caleb.

— Et voilà mon rêve brisé.

Une fois dans la salle de bains, il sʼassit au bord de la baignoire et laissa Layla dénouer ses lacets. Puis elle lʼaida à enlever sa chemise et son jean avec une affection fraternelle déprimante.

— Oh, Fox, souffla-t-elle quand il fut en caleçon, et il sut à son ton que ce nʼétait pas parce quʼelle était subjuguée par son corps viril, mais à cause des ecchymoses dont celui-ci était couvert.

— Quand il y a beaucoup de dommages internes, les blessures externes mettent plus de temps à cicatriser.

Elle se contenta de hocher la tête, puis sortit en emportant ses vêtements.

Lʼeau chaude sur sa peau fut un bonheur absolu. Le bonheur dʼêtre en vie. Les mains appuyées contre le mur carrelé, il resta sous la douche jusquʼà ce que la douleur reflue. Quand il émergea de la cabine, un jean et un sweat-shirt soigneusement pliés lʼattendaient. Il parvint tant bien que mal à les enfiler, mais, en proie à de méchants accès de vertige, dut sʼinterrompre à plusieurs reprises. Après avoir essuyé la condensation sur le miroir au- dessus du lavabo et fait le bilan des dégâts, il fut contraint dʼadmettre que Caleb avait raison, comme dʼhabitude.

Il avait cruellement besoin de sommeil.

Comme dans un rêve, il se rendit dans la chambre de Layla, se recroquevilla sur le lit et sʼendormit, enveloppé par son odeur ré-

confortante.

Lorsquʼil se réveilla, il était recouvert dʼun plaid, les rideaux étaient tirés et la porte fermée. Il sʼassit avec précaution et fit de nouveau le point. Plus de douleur, pas même lorsquʼil tâta du bout des doigts les contours de son œil gauche. Fini la pesante sensation dʼépuisement. Et il mourait de faim. Que des signes positifs.

Il sortit et trouva Layla dans le bureau en compagnie de Quinn.

— Jʼai fait un petit somme.

— Petit ? Tu as dormi cinq heures, lui apprit Layla qui sʼapprocha de lui pour scruter son visage. Tu sembles en pleine forme. Un sommeil réparateur, au sens propre du terme.

— Cinq heures ?

— Et des poussières, ajouta Quinn. Cʼest bon de te voir de nouveau parmi nous.

— Vous auriez pu me tirer du lit. Nous étions censés lire le reste du premier journal, au minimum.

— Cʼest fait. Nous mettons les notes au propre, précisa Layla en désignant le portable de Quinn. Tu en auras un exemplaire plus tard. Pour lʼinstant, fais une pause. Cybil a préparé une délicieuse soupe poireaux-pommes de terre.

— Par pitié, dites-moi quʼil en reste.

— Plein. Viens, je vais tʼen servir un bol.

Au rez-de-chaussée, Gage se tenait devant la fenêtre du salon. Il jeta un coup dʼœil à Fox.

— La pluie sʼest arrêtée. Je vois que tu es redevenu aussi laid quʼavant.

— Je suis toujours plus beau que toi. Où est Caleb ?

— Il est retourné au bowling il y a quelques minutes. Il veut quʼon le prévienne quand tu auras décidé de regagner le monde des vivants.

— Je vais chercher la soupe, dit Layla.

— Reprends des forces, et ensuite nous appellerons Caleb, dit Gage quand ils furent seuls. Il nous retrouvera chez le shérif.

Quinn te fait un résumé de notre séance lecture du jour.

— Du nouveau ?

— Selon moi, rien, mais tu verras par toi-même.

Fox engloutit deux bols de soupe et une grosse part de pain aux olives. Il venait de terminer lorsque Quinn descendit avec une chemise cartonnée et le journal.

— Tu auras lʼessentiel avec ce synopsis, mais comme nous avons tous lu lʼoriginal, tu devrais lʼemporter pour ce soir. Au cas où tu aurais des vérifications à faire.

— Merci, pour les notes, la soupe, les bons soins.

Il souleva le menton de Layla et lui plaqua un baiser sur les lè-

vres.

— Merci, pour le lit. Je te vois demain.

Les hommes partis, Cybil inclina la tête de côté.

— Il a une belle bouche.

— Cʼest vrai, approuva Layla.

— Et ce que jʼai vu dans la cuisine, quand il luttait pour guérir et endurait toutes ces souffrances... Je crois que cʼest le plus bel acte de courage auquel jʼaie jamais assisté. Tu as énormément de chance. Et décidément, cʼest ton jour, ajouta Cybil qui sortit un papier de sa poche, car tu es aussi notre grande gagnante au ti-rage des courses.

Layla prit la liste.

— Génial, soupira-t-elle.

Quand le trio pénétra dans les locaux de la police, le shérif Hawbaker écarquilla les yeux en découvrant le visage indemne de Fox. Ce nʼétait pourtant pas la première fois, songea ce dernier.

Mais, apparemment, il était difficile de sʼy habituer. En fait, à Hawkins Hollow, la plupart des gens ne remarquaient rien, ou faisaient semblant.

— Ça va, on dirait, commenta le policier. Je suis passé à la maison louée par Mlle Black, comme je tʼavais vu partir dans cette direction en clopinant. Une certaine Mlle Kinsky mʼa ouvert. Elle mʼa assuré quʼon sʼoccupait de toi.

— Cʼest exact. Comment va Block ?

— Jʼai appelé le toubib, histoire de le nettoyer un peu, répondit Wayne en se grattant la mâchoire. Mais même là, il a bien pire allure que toi. En fait, si je ne lʼavais pas vu de mes yeux, jʼaurais tendance à croire que cʼest toi qui lʼas agressé, et non lʼinverse. Il a dû se cogner le crâne, conclut-il sans ciller, avec juste assez de désinvolture dans la voix pour faire comprendre à Fox quʼil comptait le laisser décider comment gérer lʼaffaire. Ses souvenirs sont plutôt flous. Il admet sʼêtre attaqué à toi plutôt méchamment.

Quant à sa motivation, ses explications sont un peu confuses.

— Jʼaimerais lui parler.

— Je peux arranger ça. Veux-tu que je parle à Derrick ?

— Cʼest ton adjoint. À ta place, je lui conseillerais de garder ses distances avec moi.

Sans un mot, Wayne prit les clés et emmena Fox à travers les bu-reaux jusquʼà la zone de détention.

— Il nʼa demandé ni lʼavocat ni lʼappel téléphonique auxquels il a droit. Block ? Fox veut te parler.

Assis sur la couchette dans lʼune des trois cellules, la tête entre ses grosses mains abîmées, Block se leva dʼun bond et se rua vers les barreaux. «Je ne lʼai pas raté », nota Fox en découvrant les méchantes griffures quʼil lui avait infligées, sans parler des yeux pochés et de la lèvre éclatée. Et il ne ressentait aucune mesquinerie dans la satisfaction quʼil en tirait.

— Bon Dieu, Fox...

— On peut avoir une minute, shérif ?

— Ça te va, Block ?

— Euh, oui, bien sûr. Dis donc, Fox, je croyais t avoir méchamment tabassé et... tu nʼas rien.

— Tu as failli me tuer, Block. Et cʼest ce que tu essayais de faire.

— Mais...

— Tu te souviens quand je jouais deuxième base dans lʼéquipe du lycée en première et que jʼai pris un mauvais rebond en pleine figure ? On a cru à une fracture de la pommette. Et pourtant, jʼétais de retour sur le terrain à la fin de la quatrième manche.

Un mélange de peur et de confusion passa sur le visage tuméfié de Block. Il humecta sa lèvre enflée.

— Ouais, je mʼen souviens. Bon Dieu, Fox, cʼétait comme dans un rêve, je sais pas ce qui ma pris. Jʼavais jamais tabassé personne comme ça avant.

— Napper tʼa raconté que jʼavais fricoté avec Shelley ?

— Ouais. Quel connard, bougonna Block qui, visiblement écœu-ré, flanqua un léger coup de pied dans les barreaux. Je lʼai pas cru. Il te déteste depuis toujours. Et puis, je savais bien que Shelley allait pas voir ailleurs. Mais...

— Lʼidée tʼa travaillé.

— Exact. Cʼest vrai, quoi, Fox, elle mʼa foutu à la porte, me balance les papiers du divorce, m adresse même plus la parole. Je me suis dit que, tout ça, cʼétait peut-être ta faute, avoua Block, les mains crispées sur les barreaux. Parce que tu étais de son côté.

— Et pas parce quʼelle tʼa pris la main dans le soutien-gorge de Sami ?

— Jʼai merdé, je sais. Shelley et moi, on sʼétait un peu disputés ces derniers temps, et Sami... Elle me draguait depuis un moment, reprit-il après un silence et un haussement dʼépaules. Ce jour-là, elle mʼa demandé de venir lʼaider dans la réserve. Là, elle sʼest frottée contre moi – et tu sais comme moi que Sami a des arguments – et elle a déboutonné son chemisier. Bon sang, Fox, son sein est venu tout seul dans ma main. Jʼai salement merdé.

— Je ne te le fais pas dire.

— Je veux pas divorcer. Juste rentrer à la maison, tu comprends ? pleurnicha Block. Jʼai envie dʼarranger les choses et Shelley, elle raconte dans toute la ville que tu vas mʼétriller au tribunal et des conneries de ce genre.

— Et ça tʼa fait voir rouge, lʼencouragea Fox, comme Block fixait ses pieds, la mine renfrognée.

— Ça a fait monter la pression, pour sûr, et les conneries de Napper, cʼétait la goutte dʼeau. Mais jʼai jamais été aussi déchaîné après quelquʼun, ajouta Block qui releva la tête, de nouveau plongé dans un abîme de confusion. Cʼétait comme si j étais devenu cinglé. Impossible de mʼarrêter. Jʼaurais pu te tuer. Je sais pas comment jʼaurais fait pour vivre avec ça sur la conscience.

— Par chance pour nous deux, tu nʼen es pas arrivé là.

— Nʼempêche, cʼest dingue, Fox. Tu es un ami. Nous deux, ça remonte à un bail. Je sais pas ce qui mʼa pris, jʼai dû péter un câ-

ble.

Lʼimage du démon hilare sʼavalant lui-même sʼimposa dans lʼesprit de Fox.

— Je ne vais pas porter plainte, Block. On nʼa jamais eu de problèmes, toi et moi.

— Non, cʼest vrai quʼon sʼentend bien.

— En ce qui me concerne, lʼaffaire est close. Quant à Shelley, je suis son avocat, point final. Je ne suis pas autorisé à te conseiller sur le sauvetage de ton couple. Si par hasard tu me disais que tu souhaites essayer la conciliation conjugale, je pourrais transmettre lʼinformation à ma cliente. En tant quʼavocat et ami, je pourrais lui conseiller dʼessayer cette voie avant dʼaller plus loin dans la procédure de divorce.

— Je ferai tout ce quʼelle veut, répondit Block dont la pomme dʼAdam jouait au yo-yo. Je te revaudrai ça, Fox.

— Non. Je suis lʼavocat de Shelley, pas le tien. Je veux que tu me promettes quʼen sortant dʼici, tu rentreras tout droit chez toi. Regarde le stock-car. Il doit bien y avoir une course aujourdʼhui.

— Pour le moment, je suis chez ma mère. Oui, je vais rentrer, tu as ma parole.

Fox sortit retrouver Wayne.

— Je ne porte pas plainte, annonça-t-il, ignorant le juron étouffé de Gage. À lʼévidence, je nʼai pas de séquelles. Nous avons eu une altercation qui paraissait plus sérieuse quʼelle ne lʼétait en réalité, et maintenant tout est réglé à la satisfaction des deux parties.

— Si cʼest ce que tu veux, Fox.

— Cʼest bien comme ça. Merci encore de ton intervention, dit Fox qui serra la main du shérif.

Une fois dehors, Gage exprima de nouveau sa réprobation.

— Pour un avocat, tu as vraiment un cœur d artichaut.

— Tu aurais agi exactement comme moi, rétorqua Fox. Il nʼétait pas responsable.

— Nous aurions tous les trois agi ainsi, approuva Caleb. Ça te dit de venir au bowling regarder la compétition ?

— Tentant, mais non, merci. Jʼai de la lecture à rattraper.

11

Entre deux séances de jonglage, Fox consacra sa soirée à lire, à prendre ses propres notes et à vérifier dans le journal dʼAnn Hawkins certains passages relevés par Quinn.

Aucun gardien nʼest jamais parvenu à détruire les Ténèbres. Certains ont perdu la vie en sʼy efforçant. Giles sʼapprêtait à donner la sienne comme aucun autre avant lui.

Une expérience donc totalement inédite pour Dent, cette nuit-là dans les bois. Ce qui signifiait, réfléchit Fox, quʼil ne pouvait être assuré de sa réussite. Et pourtant il était prêt à risquer sa vie. Un sacré pari, même si Ann et les enfants quʼelle portait étaient à lʼabri.

Mon bien-aimé a franchi la frontière du possible. Le sang innocent versé, ce sera, pense-t-il, ténèbres contre ténèbres. Et il paiera en personne le prix de ce péché. Viendra le temps du sang et du feu, du sacrifice et du deuil. Ce sera mort contre mort avant que renaissent la vie et lʼespoir.

Magie rituelle, décida Fox, profitant de la lessive et des tâches ménagères pour réfléchir. Il jeta un coup dʼœil à la cicatrice sur son poignet. Le sang et le feu à la Pierre Païenne avec Dent et, trois siècles plus tard, le sang encore dans leur rituel dʼenfants.

Un feu de camp, leur pacte déclamé à trois tandis que Caleb procédait aux entailles.

Trois jeunes garçons – le sang innocent.

Après avoir jonglé en tous sens avec les idées et les hypothèses, il se coucha tard – dans des draps propres. Peut-être la nuit lui porterait-elle conseil.

Le déclic lui vint au matin, alors quʼil se rasait. Il détestait se raser et, une fois de plus, envisagea de se laisser pousser la barbe.

Mais à chaque tentative, ça le démangeait, et il avait lʼair stupide.

Dans le genre rituel païen, celui-là était des plus pénibles, se dit-il en passant la lame sur sa peau enduite de mousse.

Et merde !

Il sʼétait coupé, comme presque chaque fois. Agacé, il appuya le doigt sur la petite plaie qui aurait à peine le temps de saigner avant de se refermer. Déjà la douleur refluait. Dégoûté, il contempla lʼextrémité de son doigt maculée de sang.

Et se figea.

La vie et la mort, songea-t-il. Le sang, cʼétait la vie. Et aussi la mort.

Une horreur sourde sʼinsinua en lui. Il se trompait sûrement. Pourtant, le raisonnement se tenait. Quelle terrifiante stratégie, pour celui qui était prêt à verser le sang innocent.

Quʼest-ce que cela avait fait de Dent, si tel avait été son sacrifice ?

Et dʼeux-mêmes ?

Il continua de se triturer les méninges tout en finissant de se raser et de se préparer. Il avait un petit-déjeuner du conseil municipal et, en sa qualité dʼavocat de la ville, ne pouvait sʼy soustraire.

Cʼétait sans doute mieux ainsi, jugea-t-il comme il attrapait sa veste et son porte-documents. Mieux valait attendre et réfléchir encore avant de soumettre lʼidée aux autres. Même à Caleb et à Gage.

Il sʼefforça de se concentrer sur la réunion et, bien que le ravale-ment de la mairie et les nouvelles plantations sur la grand-place ne fussent pas en tête de ses priorités, il lui sembla quʼil sʼen était bien sorti.

Mais Caleb lui tomba dessus à peine sortis de chez Mae.

— Que se passe-t-il ?

— Je pense que la mairie a besoin dʼune nouvelle couche de peinture, et au diable la dépense.

— Laisse tomber. Tu as à peine touché à ton assiette. Quand tu ne manges pas, il y a quelque chose qui cloche.

— Jʼai une idée qui me travaille, mais je dois dʼabord lʼaffiner avant dʼen parler. Et puis, Sage est en ville. Jʼai rendez-vous avec elle et les parents pour déjeuner au restaurant de Sparrow, dʼoù mon manque dʼappétit.

— Accompagne-moi jusquʼau bowling et raconte- moi.

— Pas maintenant. De toute façon, jʼai du boulot. Je dois dʼabord digérer tout ça, une mission sans doute plus aisée que les lentilles auxquelles je risque dʼavoir droit à midi. On en parlera ce soir.

— Dʼaccord. Tu sais où me trouver si tu as envie de te confier plus tôt.

Chacun partit dans sa direction, et Fox sortit son portable pour appeler Shelley et lui demander de passer à son cabinet. Il écoutait sa dernière idée de vengeance contre Block quand Derrick Napper passa dans sa voiture de patrouille. Le policier ralentit et, avec un rictus mauvais, lui adressa un doigt dʼhonneur sans lâ-

cher son volant.

Crétin, songea Fox qui poursuivit son chemin.

— Bonjour, madame H, lança-t-il en pénétrant dans son cabinet.

— Bonjour. Comment s est passée la réunion ?

— Jʼai suggéré le portrait de Jessica Simpson en tenue dʼÈve comme nouvel emblème de la ville. Ma proposition est à lʼétude.

— Voilà qui devrait attirer lʼattention sur Hawkins Hollow, commenta-t-elle. Je ne suis là que pour une heure. Jʼai prévenu Layla, cela ne la dérange pas de venir plus tôt.

— Ah.

— Jʼai rendez-vous avec notre agent immobilier. Nous avons vendu la maison.

— Vous... Quand ?

— Samedi. Il y a beaucoup à faire, sʼempressa- t-elle dʼajouter.

Vous allez vous occuper de la vente pour nous, nʼest-ce pas ?

— Oui, bien sûr, répondit Fox.

Voilà qui allait beaucoup trop vite à son goût.

— Fox, cʼest mon dernier jour ici. Layla est capable de prendre la relève maintenant.

— Mais...

Mais quoi ? songea-t-il. Il savait pertinemment que ce jour arrive-rait.

— Nous avons décidé de partir tout de suite pour Minneapolis. La plupart des affaires sont déjà dans les cartons, prêtes à être ex-pédiées. Notre fille nous a trouvé un appartement quʼelle pense à notre goût à quelques kilomètres de chez elle. Je vous ai fait une procuration pour les formalités. Nous ne serons pas là au moment de la signature.

— Jʼy jetterai un coup dʼœil. Il faut que je monte, j en ai pour une minute.

— Votre premier rendez-vous est dans un quart dʼheure, lui rappela-t-elle.

— Je redescends tout de suite.

Fox tint parole et revint droit à la réception. Il posa un paquet sur le bureau de son assistante.

— Ce n est pas un cadeau de départ, précisa- t-il. Je suis bien trop fâché que vous mʼabandonniez. Cʼest pour tout le reste.

— Eh bien...

Avec un petit reniflement ému, elle déballa le paquet. La délicatesse avec laquelle elle préserva le papier pour le plier ensuite avec soin fit sourire Fox.

Tout intimidée, elle souleva le couvercle.

Cʼétait un collier de perles, digne et classique comme elle. Le fermoir représentait un petit bouquet de roses orné de pierreries.

— Je sais combien vous aimez les fleurs, commença-t-il comme elle demeurait sans voix. Celui-ci mʼa tapé dans lʼœil.

— Ces perles sont magnifiques. Absolument magnifiques... Cʼest beaucoup trop, ajouta-t-elle, la voix éraillée par lʼémotion.

— Cʼest encore moi le patron ici, répondit Fox qui lui prit le collier des mains et le passa lui-même autour de son cou. Et cʼest aussi en partie grâce à vous que jʼai les moyens de vous lʼoffrir.

Sa carte de crédit en avait pris un coup, mais lʼexpression de Mme Hawbaker valait à elle seule la dépense.

— Il vous va à merveille, madame H.

Du bout des doigts, elle caressa le rang de perles, puis se leva et étreignit Fox avec effusion.

— Vous êtes un garçon si gentil. Je penserai à vous. Je prierai pour vous. Vous allez me manquer, soupira-t-elle en reculant dʼun pas. Merci, Fox.

— Allez-y, je sais que vous en mourez dʼenvie.

Avec un rire ému, elle se précipita devant le miroir qui ornait le mur de lʼentrée.

— Mon Dieu ! Jʼai lʼair dʼune reine. Merci, Fox, pour tout, ajouta-t-elle, croisant son regard dans la glace.

À cet instant, la porte sʼouvrit, et elle retourna précipitamment à son bureau pour recevoir le premier client. Lorsque Fox raccompagna celui-ci après le rendez-vous, Mme Hawbaker était partie.

— Alice mʼa dit que vous vous étiez déjà fait vos adieux, commença Layla avec une lueur compatissante dans le regard. Et elle mʼa montré ses perles. Bien joué, tu nʼaurais pu trouver cadeau plus parfait.

— Bosse pour moi quelques années, et tu gagneras peut-être le droit dʼen avoir un, toi aussi. Il faut que je mʼy fasse, je sais, soupira-t-il en en faisant jouer les muscles crispés de ses épaules.

Écoute, Shelley va bientôt passer – je lʼai casée entre deux rendez-vous.

— Tu as lʼintention de lui raconter ce qui sʼest passé avec Block ?

— Pourquoi le ferais-je ?

— Cʼest vrai, pourquoi ? murmura Layla. Je sors son dossier.

— Non, jʼespère ne pas en avoir besoin. Laisse- moi te poser une question. Si tu aimais un homme au point de lʼépouser et sʼil faisait une grosse conne- rie, est-ce que ce serait fini entre vous ?

Si tu lʼaimais encore, sʼentend. À lʼorigine, tu serais tombée amoureuse de lui moins pour son intelligence que sa gentillesse et lʼamour quʼil te porte en retour. Alors, ce serait fini ou tu lui donnerais une seconde chance ?

— Tu veux que Shelley lui donne une seconde chance ?

— Je suis son avocat, donc je veux ce quʼelle veut, dans la limite du raisonnable. Peut-être nʼest-elle pas contre une conciliation conjugale.

Layla le dévisagea avec incrédulité.

— Tu lui as demandé de venir pour lui suggérer d essayer la conciliation ? Après le passage à tabac en règle que son mari tʼa infligé ?

— Il a des circonstances atténuantes. Shelley ne veut pas divorcer, Layla. Juste quʼil se sente aussi malheureux quʼelle, voire davantage. Je vais me contenter de lui indiquer une autre option. La décision lui reviendra. Alors, tu lui accorderais une autre chance, oui ou non ?

— Je crois aux secondes chances, mais cela dépendrait. De lʼamour que je lui porte. De mon envie de lui faire payer avant de me montrer magnanime. Les deux seraient forcément très grands.

— Cʼest ce que je pensais. Envoie-la-moi dès son arrivée.

Assise à son bureau, Layla songea aux perles magnifiques et aux yeux embués dʼAlice. À Fox en sang dans la cuisine, blême de souffrance. Au même jouant de la guitare dans un bar bruyant. Se ruant vers une maison en feu pour sauver des chiens.

Quand Shelley se présenta, les yeux étincelant de colère et de détresse, Layla la fit entrer immédiatement dans le bureau de Fox. Puis elle termina le travail quʼAlice avait commencé et ré-

pondit au téléphone, toujours plongée dans ses pensées.

Lorsque Shelley ressortit, elle pleurait un peu, mais il y avait dans son regard une lueur qui nʼy était pas à son arrivée. Lʼespoir.

— Jʼai une question à vous poser.

« Cʼest reparti », se dit Layla.

— Laquelle ?

— À votre avis, je serais une idiote finie si jʼappelais ce numéro ?

demanda Shelley avant de lui tendre une carte de visite. Si je prenais rendez-vous avec cette conseillère matrimoniale qui est

vraiment bien dʼaprès Fox ? Si je donnais à cet abruti de Block une chance de recoller les morceaux ?

— À mon avis, vous seriez une idiote finie si vous ne faisiez pas tout pour obtenir ce que vous souhaitez le plus.

— Je ne sais pas pourquoi je veux ce type, avoua Shelley. Peut-

être que ça m aidera à trouver la réponse, ajouta-t-elle en regardant le bristol que Layla lui avait rendu. Merci.

— Bonne chance, Shelley.

Après tout, quel mal y avait-il à être une idiote finie ? Avant de sʼenliser dans ses tergiversations coutumières, Layla se leva avec détermination et se dirigea vers le bureau de Fox.

Il tapait sur son clavier, les sourcils froncés, et lui accorda tout juste un grognement quand elle se planta devant lui.

— Cʼest dʼaccord, annonça-t-elle tout de go. Jʼaccepte de faire lʼamour avec toi.

Les doigts de Fox sʼimmobilisèrent. Il tourna la tête, la regarda droit dans les yeux.

— Voilà une excellente nouvelle, commenta-t-il tout en faisant pivoter son fauteuil pour lui faire face. Tout de suite ?

— Cʼest si facile pour toi, nʼest-ce pas ?

— En fait...

— Juste «dʼaccord, allons-y ».

— Je trouve que, dans ces circonstances, je ne devrais pas avoir à préciser que oui, je suis un homme.

— Il nʼy a pas que ça, objecta Layla qui se mit à arpenter la pièce.

Je parie quʼon tʼa inculqué que lʼamour est un acte naturel, une forme fondamentale dʼexpression humaine, voire une célébration physique entre deux adultes consentants.

Fox marqua un temps dʼarrêt.

— Ce nʼest pas le cas ? demanda-t-il dʼun ton innocent.

Layla sʼarrêta net et pivota vers lui avec un geste dʼimpuissance.

— Moi, on mʼa appris que cʼétait un pas énorme, lourd de consé-

quences et de responsabilités. Amour et intimité étant synony-mes, on ne saute pas dans un lit avec le premier venu juste parce que ça vous démange.

— Mais tu vas coucher avec moi quand même.

— Cʼest ce que je viens de dire, non ?

— Pourquoi ?

— Parce que Shelley va contacter une conseillère matrimoniale.

Et aussi, poursuivit-elle avec un soupir, parce que tu joues de la maudite guitare, et que je sais sans même compter quʼil y a un dollar supplémentaire dans ton stupide bocal parce que tu as dit un gros mot alors quʼAlice est partie. Parce que Caleb a dit à Quinn que tu ne portais pas plainte contre Block.

— Ce sont là dʼexcellentes raisons, je dirais, pour être bons copains, réfléchit Fox. Mais pas pour faire lʼamour.

— Jʼai le droit dʼavoir les raisons que je veux pour faire lʼamour avec toi, répliqua Layla avec une mine assez pincée pour que Fox réprime un sourire. Y compris celles-ci : primo, tu as un beau cul ; secundo, quand tu poses les yeux sur moi, jʼai lʼimpression que ce sont tes mains qui me caressent, et tertio, juste parce que jʼen ai envie. Voilà.

— Comme je le disais, cʼest une excellente nouvelle. Hé, salut, Sage, comment ça va ?

— Très bien. Désolée de vous interrompre.

Lʼestomac dans les chaussettes, Layla pivota vers la porte. La femme qui se tenait sur le seuil arborait le sourire radieux des OʼDell. Ses cheveux courts dʼun roux flamboyant encadraient un joli minois auquel des yeux mordorés conféraient un charme en-voûtant.

— Layla, je te présente ma sœur Sage. Sage, Layla.

— Enchantée de faire votre connaissance.

En jean moulant glissé dans dʼélégantes bottes, Sage sʼavança vers Layla, la main tendue.

— Euh... eh bien, je mʼapprêtais à regagner la réception pour me taper la tête contre le mur quelques minutes. Excusez-moi.

Sage la regarda sortir, puis se tourna vers son frère.

— Joli petit lot.

— Arrête. Cʼest trop bizarre que tu mates la même femme que moi. Et puis, tu es mariée.

— Le mariage ne rend pas aveugle, rétorqua- t-elle, ouvrant les bras.

Fox la rejoignit et lʼétreignit, la soulevant un instant du sol.

— Je croyais quʼon devait se retrouver chez Sparrow.

— Cʼest vrai, mais jʼavais envie de passer te voir.

— Où est Paula ?

— À Washington, à la réunion qui nous a servi de prétexte pour venir sur la côte Est. Elle nous rejoindra plus tard. Laisse-moi te regarder, frérot.

— Laisse-moi te regarder aussi, sœurette.

— Alors, toujours avocat en province ?

— Alors, toujours lesbienne ?

Sage sʼesclaffa.

— Dʼaccord, jʼarrête. Je devrais peut-être revenir quand tu ne seras pas sur le point de faire des galipettes avec ton assistante.

— Je crois que cʼest reporté pour cause dʼembarras aigu.

— Jʼespère ne pas avoir tout bousillé.

— Jʼarrangerai ça. Dʼaprès maman, vous ne savez pas encore combien de temps vous restez.

— Exact. En fait, ça dépend. De toi, précisât-elle avec un soupir.

— Paula et toi avez décidé de pratiquer le droit lesbien en province et vous voulez vous associer avec moi à Hollow ? suggéra-t-il en sortant deux Coca du frigo.

— Non, quoiquʼon puisse peut-être parler dʼassociation. Tout dé-

pend de ta définition du terme.

Il lui tendit une canette.

— Que se passe-t-il, Sage ?

— Si tu es occupé, nous pouvons en parler ce soir. Devant un verre peut-être.

Elle était nerveuse, nota Fox. Ce qui lui arrivait rarement.

— Jʼai tout mon temps.

Elle se mit à arpenter la pièce, pianotant sur sa canette.

— Eh bien, en fait, Fox... Pour tout tʼavouer, Paula et moi avons décidé dʼavoir un bébé.

— Mais cʼest formidable. Comment ça marche dans votre cas ?

Vous faites appel à Loca Pénis ? Ou Sperme RʼUs ?

— Ne dis donc pas de bêtises.

— Désolé, il y a des blagues quʼon ne peut pas sʼempêcher de faire.

— Ah, ah ! Nous avons beaucoup réfléchi, beaucoup discuté. En fait, nous aimerions même en avoir deux. Et nous avons décidé que, pour le premier, ce serait Paula qui serait enceinte. Ensuite, ce serait mon tour.

— Vous ferez des parents fantastiques, assura Fox qui lui tira les cheveux affectueusement. Les enfants auront de la chance de vous avoir toutes les deux.

— Nous ferons de notre mieux. Mais pour commencer, il nous faut un donneur, ajouta-t-elle en pivotant vers lui. Et nous voulons que ce soit toi.

— Pardon, quoi ? Quoi ??

Le Coca, que Fox nʼavait par chance pas encore ouvert, lui glissa des mains.

— Je sais, cʼest beaucoup demander. Et un peu bizarre, admit Sage qui se pencha pour ramasser la canette, tandis quʼil la dévisageait avec des yeux ronds. Et nous ne tʼen voudrons pas si tu refuses.

— Mais pourquoi ? Je veux dire, toute blague vaseuse mise à part, il existe des banques pour ce genre de... don.

— Il y a, cʼest vrai, dʼexcellents établissements avec des donneurs triés sur le volet où on peut sélectionner des qualités spécifiques. Cʼest une option, mais pas notre première. Toi et moi sommes du même sang, Fox, nous partageons le même patri-moine génétique. Ainsi, le bébé serait davantage à nous.

— Pourquoi pas Ridge ? Il a déjà fait ses preuves dans ce domaine.

— Ce qui est une des raisons pour lesquelles je ne me sens pas le droit de lui demander ça. Et, bien que je lʼadore, Paula et moi avons jeté notre dévolu sur toi. Notre Ridge est un rêveur, un ar-tiste, une belle âme. Toi, tu es dans lʼaction, Fox. Toi et moi sommes plus proches par le caractère, et aussi physiquement. Sous la teinture, lui rappela-t-elle, désignant ses cheveux, ils sont de la même couleur que les tiens.

Fox faisait un blocage sur le mot donneur.

— Jʼavoue que je suis un peu sous le choc, Sage.

— Jʼimagine. Je ne te demande pas de donner ta réponse tout de suite, car cʼest une décision qui demande réflexion. Si cʼétait non, nous comprendrions. Je nʼen ai encore parlé à personne dans la famille, alors il nʼy a aucune pression.

— Je te remercie. Écoute, je suis étrangement flatté que Paula et toi vouliez que je vous... euh, dépanne. Je vais y réfléchir.

— Merci, fit Sage en pressant sa joue contre la sienne. On se voit au déjeuner.

Sa sœur partie, Fox regarda le Coca quʼil tenait à la main, puis le remit dans le mini-réfrigérateur. Il avait eu sa dose de stimulant.

Une chose à la fois, décida-t-il, avant d aller trouver Layla.

— Ta sœur sʼest montrée très amicale, carrément enjouée même, avoua-t-elle. Elle sʼest comportée comme si elle ne mʼavait pas entendue claironner que jʼallais coucher avec son frère.

— Sans doute cette histoire dʼacte naturel, de célébration du corps humain. Et elle a dʼautres choses en tête.

— Je suis une femme adulte. Célibataire et en bonne santé, poursuivit Layla qui rejeta ses cheveux en arrière avec un soup-

çon de défi. Alors je me dis que je nʼai absolument aucune raison de me sentir gênée parce que... Un problème ?

— Non. Enfin, je ne sais pas. Jʼai eu une matinée vraiment étrange. Il sʼavère que...

Comment présenter la chose ?

— Je tʼavais dit que ma sœur était homosexuelle, nʼest-ce pas ?

reprit Fox.

— Tu lʼavais mentionné.

— Paula et elle sont ensemble depuis quelques années maintenant. Leur couple marche bien, vraiment très bien, et...

Il marcha jusquʼà la fenêtre, fit demi-tour.

— Elles veulent un bébé, lâcha-t-il tout de go.

— Cʼest une excellente nouvelle, Fox.

— Elles veulent que je fournisse le chromosome Y.

— Oh. Oh, fit Layla qui pinça les lèvres. Cʼest une matinée pour le moins étrange, en effet. Quʼas-tu répondu ?

— Je ne mʼen souviens pas exactement, vu que jʼai brusquement déconnecté. Que jʼallais y réfléchir, jʼimagine. Ce que, bien sûr, je vais avoir du mal à ne pas faire.

— Toutes les deux doivent te tenir en haute estime. Et puisque tu nʼas pas refusé dʼemblée, tu dois, toi aussi, les tenir en haute estime.

— Pour lʼinstant, je suis incapable de penser de manière cohé-

rente. On peut fermer le cabinet et monter faire lʼamour ?

— Non.

— Je redoutais cette réponse.

— Ton dernier rendez-vous est à 16 h 30. On peut faire lʼamour après.

Il la fixa avec des yeux ronds.

— Décidément, cette matinée est de plus en plus étrange.

— Dʼaprès ton agenda de cette étrange journée, je suis censée passer un appel en téléconférence pour lʼaffaire Benedict. Voici le dossier.

— Vas-y. Tu veux venir déjeuner avec moi chez ma sœur avec la famille ?

— Pas pour un million de dollars.

Il ne pouvait lʼen blâmer, tout bien réfléchi. Quant à lui, il passa une heure très agréable avec son frère Ridge, sa femme et leur petit garçon, ses sœurs et ses parents dans le petit restaurant de Sparrow.

À son retour, Layla sortit déjeuner, ce qui lui laissa le loisir de ré-

fléchir. Il sʼefforçait de ne pas regarder la pendule, mais, de sa vie, il nʼavait eu autant envie que la journée sʼachève.

Comme un fait exprès, son dernier client se montra bavard ; il ne semblait pas se préoccuper le moins du monde du tarif horaire ou du temps qui filait – déjà 17 h 10. Le charme des petites villes, se dit Fox, refrénant lʼenvie de consulter sa montre pour la énième fois. Ici, les gens aimaient à faire un brin de causette avant, pendant et après les choses sérieuses. Un autre jour, il aurait été parfaitement heureux de se détendre un moment en discutant de la-vant-saison de base-bail et des chances de lʼéquipe locale avec ce jeune batteur au potentiel si prometteur.

Mais une femme lʼattendait. Et lui-même piaffait dans les starting-blocks.

Sans aller jusquʼà traîner son client manu militari jusquʼà la porte, il ne sʼattarda pas.

— Jʼai bien cru quʼil ne la bouclerait jamais, soupira Fox en verrouillant la porte derrière lui. Voilà, le cabinet est fermé. Ne ré-

ponds plus au téléphone et viens avec moi.

— En fait, je me disais quʼon devrait peut-être réfléchir...

— Non, on ne réfléchit plus. Ne me force pas à te supplier.

Il mit un terme à la discussion en lui prenant la main pour lʼentraî-

ner vers lʼescalier.

— Conseillère matrimoniale, maison en feu, beau cul – dans le désordre – juste pour te rafraîchir la mémoire.

— Je nʼai pas oublié. Cʼest juste que... Quand as- tu fait le ména-ge ? sʼétonna-t-elle comme ils pénétraient dans lʼappartement.

— Hier. Un sacré boulot, mais ce nʼétait pas prémédité.

— Jʼai les coordonnées dʼune femme de ménage pour toi. Marcia Biggons.

— Je suis allé en classe avec sa sœur.

— Cʼest ce quʼon mʼa dit. Elle est prête à te donner ta chance.

Appelle-la.

— Demain à la première heure. Pour lʼinstant, poursuivit-il en lʼembrassant sur les lèvres, tandis que ses mains effleuraient ses bras des épaules aux poignets, nous allons boire un verre de vin.

Les paupières de Layla se rouvrirent brusquement.

— Du vin ?

— Je vais mettre de la musique et nous allons nous détendre dans mon salon à peu près propre avec un verre.

Fox ouvrit une bouteille de shiraz quʼun client lui avait offerte à Noël, mit un CD de Clapton dans le lecteur – ça lui paraissait de circonstance – et servit le vin.

— Tes œuvres dʼart sont beaucoup mieux mises en valeur sans le bazar de la dernière fois. Hmm, délicieux, ronronna-t-elle après la première gorgée alors quʼil la rejoignait sur le canapé. Je me demandais à quoi jʼallais avoir droit, vu que tu es plutôt bière.

— Jʼai des facettes cachées.

— En effet.

Et aussi une magnifique tignasse brune, de superbes yeux de fé-

lin...

— Au fait, je nʼai pas eu lʼoccasion de te demander si tu avais lu nos notes et les passages marqués...

Elle ravala la fin de sa phrase quand sa bouche se posa de nouveau sur la sienne.

— Interdiction de parler du travail et de notre mission divine. Raconte-moi plutôt ce que tu faisais dʼamusant à New York.

Bonne idée, se dit-elle. Aucun risque à parler de tout et de rien.

— Jʼécumais les clubs parce que jʼaime la musique et les galeries parce que jʼaime lʼart. Mais mon travail aussi était amusant.

Jʼimagine quʼon trouve toujours amusant ce pour quoi on est doué.

— Tes parents possédaient un magasin de mode à Philadelphie, cʼest bien ça ?

— Oui. Jʼadorais y travailler. Y jouer aussi, quand j étais gamine.

Toutes ces couleurs et ces textures. Jʼaimais associer les vêtements. Telle veste avec telle jupe, tel manteau avec tel sac. J

étais censée prendre la suite un jour, mais la boutique a fini par être trop lourde à gérer pour eux.

— Alors tu as quitté Philadelphie pour New York.

Le vin était délicat, du velours.

— Jʼai décidé dʼaller là où la mode règne en maître, de ce côté-ci de lʼAtlantique en tout cas. Jʼavais dans lʼidée dʼaffiner mon style et dʼacquérir davantage dʼexpérience dans une arène plus spécialisée, puis dʼouvrir ma propre boutique.

— À New York ?

— Jʼai caressé lʼidée environ cinq minutes. Jamais je nʼaurais eu les moyens de payer un loyer dans Manhattan. Je me disais peut-

être en banlieue, peut-être un jour. Puis un jour est devenu lʼan-née prochaine, et de fil en aiguille... Et puis, jʼaimais gérer la boutique, cʼétait sans risque. Jʼai cessé de prendre des risques.

— Jusquʼà récemment.

Layla croisa son regard.

— On dirait.

Fox sourit et leur resservit à boire.

— Il nʼy a pas de magasin de vêtements à Hollow.

— En ce moment, jʼai un travail rémunéré et je nʼenvisage plus dʼouvrir une boutique. Jʼai atteint mon quota de risques.

— Quel genre de musique écoutes-tu ? enchaîna- t-il, voyant quʼelle sʼassombrissait.

— Oh, je suis plutôt éclectique.

Fox se pencha, lui ôta ses chaussures, puis lui souleva les pieds pour les poser sur ses genoux.

— Et en art ?

— Même chose. Je pense.

Son corps tout entier soupira dʼaise quand il entreprit de lui masser la plante des pieds.

— ... que toute forme dʼart, de musique qui donne du plaisir ou suscite le questionnement est ce qui fait de nous des êtres humains à part entière.

— Jʼai baigné dans lʼart, sous toutes ses formes, toute mon enfance. Il nʼy avait pas dʼinterdits, expliqua Fox, tandis que son pouce, juste assez rugueux pour provoquer le frisson, faisait un aller- retour le long de sa voûte plantaire. Il y a des interdits pour toi ?

Là, il ne parlait plus dʼart ou de musique. Un frisson de désir et dʼimpatience teintés dʼappréhension chatouilla le ventre de Layla.

— Je ne sais pas.

Les mains de Fox remontèrent sur ses mollets.

— Tu peux me dire si je franchis une frontière. Dis-moi ce que tu aimes.

Troublée, elle se contenta de le fixer.

— Pas grave, je trouverai. Jʼaime ta silhouette. La cambrure de tes pieds, le galbe de tes mollets. Ils attirent mon regard, surtout quand tu portes des talons hauts.

— Cʼest le but des talons, fit remarquer Layla, la gorge carton-neuse, le pouls en folie.

— Jʼaime la ligne de ton cou et de tes épaules. Jʼai prévu dʼy consacrer du temps plus tard. Jʼaime tes genoux, tes cuisses.

La main de Fox remonta avec lenteur, lui effleurant à peine la peau, puis de nouveau plus franchement jusquʼà ce quʼil rencontre la bordure en dentelle de ses bas.

— Jʼaime beaucoup, murmura-t-il, cette petite surprise sous une jupe noire.

Il crocheta lʼélastique de lʼindex et tira délicatement.

— Mon Dieu...

— Jʼai lʼintention de prendre mon temps, reprit Fox qui la regardait tout en roulant le bas le long de sa cuisse. Mais si tu veux que jʼarrête – ce que je nʼespère pas – il te suffit de le dire.

Du bout des doigts, il effleura lʼarrière de son genou, puis le mollet et la cheville jusquʼà lui dénuder complètement la jambe.

— Je ne veux pas que tu tʼarrêtes, souffla Layla.

— Bois encore un peu de vin, suggéra Fox. Ça va prendre un moment.

12

Layla flottait déjà sur un doux nuage cotonneux. Elle se considé-

rait comme plutôt experte, mais tout de même pas au point de siroter son vin avec nonchalance tandis que Fox la déshabillait.

Lorsquʼil lui ôta son deuxième bas, elle réussit tout juste à poser son verre sans le renverser.

Avec un sourire charmeur, Fox embrassa la cambrure de son pied, provoquant un séisme au creux de son ventre qui se mit à puiser tel un deuxième cœur battant la chamade. Lorsquʼil lui agrippa les chevilles et lʼattira à lui dʼun mouvement fluide, elle laissa échapper un soupir dʼétonnement ravi.

Leurs visages étaient désormais à quelques centimètres lʼun de lʼautre, et Layla était comme hypnotisée par les reflets dʼor qui dansaient dans les yeux noisette de Fox. Ses mains – calleuses au bout des doigts – remontèrent le long de ses jambes, puis se glissèrent sous sa jupe relevée avec une lenteur insoutenable, avant de redescendre à nouveau, tandis quʼil lui picorait la bouche. Il continua de lui effleurer les lèvres avec une douceur tortu-rante, même lorsquʼelle noua les bras autour de son cou et lova son corps palpitant de désir contre le sien.

Sans prévenir, Fox glissa les mains sous ses fesses et la souleva.

Dʼinstinct, Layla noua les jambes autour de sa taille et, lorsquʼil se leva, leur baiser se fit plus profond, plus fougueux.

— Jʼai la tête qui tourne, chuchota-t-elle, tandis quʼil la portait jusquʼà la chambre.

— Et jʼai bien lʼintention que ça dure, avoua- t-il, sʼasseyant au bord du lit avec elle à califourchon.

Du bout des doigts, il dessina la courbe de ses épaules, puis descendit sur son joli gilet en cachemire bleu, défaisant au fur et à mesure les minuscules boutons nacrés qui le fermaient.

— Tu as toujours une allure folle.

Il fit glisser le lainage moelleux le long de ses bras jusquʼaux coudes et déposa au creux de son cou un baiser qui, à sa grande satisfaction, lui arracha un frémissement tandis que son souffle sʼaccélérait.

Lʼayant débarrassée de son gilet, il lui ôta le caraco de soie quʼelle portait dessous. Sans quitter son visage des yeux, il laissa ses doigts courir sur sa peau nue, puis se fit plaisir en contem-plant le spectacle ravissant de ses seins sertis de dentelle bleue.

— Oui, répéta-t-il, tu as toujours une allure folle.

Lorsquʼil descendit la fermeture Éclair de sa jupe, Layla eut lʼimpression de plonger dans un bain chaud et parfumé. Le cœur battant, elle lui déboutonna sa chemise, caressa les muscles fermes de ses épaules et de son torse. Il lʼallongea avec douceur sur le dos, et elle succomba à ses caresses et à ses baisers, sans dé-

fense contre son propre désir. Quand il libéra ses seins de leur voile de dentelle, elle se cambra contre lui, émerveillée par lʼinsa-tiable gourmandise de ses lèvres, de sa langue.

Fox poursuivit son exploration en direction de son ventre, puis fit glisser son slip en dentelle coordonné le long de ses cuisses fu-selées.

Lorsquʼil sʼenhardit encore et sʼaventura entre ses cuisses, Layla se laissa emporter dans un tourbillon sensuel, savourant chaque seconde de ses habiles caresses, les draps froissés dans ses poings, jusqu'à ce que le choc délicieux de lʼorgasme lui arrache un long gémissement de plaisir.

Alanguie en travers du lit en désordre, elle eut à peine le temps de redescendre sur terre que Fox lui souleva les hanches et sʼenfonça en elle, ravivant aussitôt dʼune ardente étincelle le désir qui faisait encore vibrer chaque fibre de son corps. Les yeux rivés aux siens, elle accueillit avec délectation ses coups de reins de plus en plus fougueux, puis ferma les paupières, submergée par le tsunami de volupté qui les balaya tous les deux.

Layla nʼétait pas sûre de pouvoir encore bouger ; son squelette entier semblait sʼêtre liquéfié sur le lit.

Sʼen souciait-elle vraiment ?

Fox était affalé sur elle de tout son long, mais cela ne la préoccupait pas davantage. Elle aimait sentir le poids de son corps, sa chaleur, les battements sourds et précipités de son cœur qui prouvaient quʼelle nʼavait pas été la seule à atteindre des sommets de volupté.

Dʼavance, elle avait su quʼil serait tendre et attentionné. Mais jamais elle nʼaurait imaginé quʼil se révélerait... stupéfiant.

— Tu veux que je bouge ? demanda-t-il dʼune voix rauque, un poil ensommeillée. !

— Pas spécialement.

— Tant mieux parce que je suis bien. Tout à lʼheure, jʼirai chercher le vin et peut-être commander à manger.

— Rien ne presse.

— Jʼai une question à te poser, dit-il, lui frôlant la joue de ses lè-

vres quand il redressa la tête. Tu portes toujours des sous-vêtements coordonnés à ta tenue ?

— Pas toujours, mais souvent. Je suis un peu obsessionnelle.

— Ça me plaît beaucoup, approuva-t-il, jouant avec la chaîne scintillante quʼelle portait autour du cou. Jʼaime aussi que tu nʼaies pour tout vêtement que ceci et les boucles dʼoreilles assorties.

Il captura de nouveau ses lèvres, lâchant la chaîne pour titiller avec les pouces la pointe érigée de ses seins. Quand un gémissement lui échappa, il sourit.

— Jʼespérais que ce serait ta réponse, murmura- t-il avant de la pénétrer de nouveau, dur comme lʼacier.

Layla ouvrit de grands yeux étonnés.

— Comment peux-tu... tu nʼes pas obligé de... Hmm...

Il imprimait à leurs deux corps un rythme langoureux qui lui arra-chait des frissons.

— Je vais tʼemmener encore plus haut cette fois. Ferme les yeux, mon ange, prends ce que je te donne.

— Surtout ne tʼarrête pas.

— Pas avant que tu nʼarrives au sommet.

Lorsque Layla y parvint, elle eut lʼimpression de tomber du ciel sans parachute. Une chute vertigineuse qui lui coupa le souffle.

Elle était toujours alanguie sur le lit quand Fox lui apporta un verre de vin.

— Jʼai commandé des pizzas. Ça te va ?

Elle parvint tout juste à hocher la tête.

— Comment fais-tu pour... Tu récupères toujours aussi vite ?

Il sʼassit en tailleur sur le lit avec son propre verre.

— Quinn ne tʼa rien dit ? sʼenquit-il, la tête inclinée. Allez, je sais que les filles parlent entre elles de sexe.

— Si... enfin, elle affirme que cʼest le meilleur coup de sa vie, si cʼest ce que tu veux dire. Et aussi que Caleb a... une endurance à toute épreuve, ajouta-t-elle, gênée de parler ainsi de ses amis.

— Cʼest le même principe que la guérison expresse. Une sorte dʼavantage en nature.

La gorge sèche, Layla étancha sa soif dʼune généreuse gorgée de vin.

— Un avantage non négligeable.

— Cʼest lʼun de mes favoris, avoua Fox.

Il se leva pour allumer des bougies un peu partout dans la chambre.

Décidément, oui, très beau cul, décréta-t-elle.

— Quel est ton record ? demanda-t-elle à brûle- pourpoint.

Fox se retourna, un demi-sourire aux lèvres.

— Dans quel délai ? Une soirée, une nuit, un week-end ?

Elle le défia du regard par-dessus le bord de son verre.

— Commençons par une soirée. Je parie quʼon peut le battre.

Ils mangèrent au lit. Les pizzas étaient froides, mais ils étaient trop affamés pour sʼen soucier. Côté musique, B.B. King avait pris le relais, et les bougies aux senteurs délicates créaient une ambiance délicieusement intime.

— Cʼest ma mère qui les fabrique, répondit Fox quand elle lui en fit la remarque.

— Ta mère sait tout faire – des bougies merveilleusement parfumées, des poteries, des aquarelles.

— Elle tisse aussi et fait dʼautres travaux dʼaiguille quand elle est dʼhumeur, expliqua Fox tout en léchant la sauce tomate sur son pouce. Si seulement elle faisait de la cuisine digne de ce nom, elle serait parfaite.

— Tu es le seul Carnivore de la famille ?

— Mon père mange de temps à autre un Big Mac en cachette, et Sage a renoncé elle aussi à la saine alimentation végétarienne.

Il lorgna sur une nouvelle part de pizza.

— Jʼai décidé de le faire.

— De faire quoi ?

— De donner à Sage – enfin plutôt à Paula – lʼélixir magique.

— Lʼélix... Oh ! Et quʼest-ce qui tʼa décidé ?

— Je me suis dit que je nʼen faisais rien pour lʼinstant. Et cʼest ma famille. Si je peux contribuer à les rendre heureuses, à fonder leur propre famille, pourquoi refuserais-je ?

— Pourquoi, en effet ? admit Layla dʼun ton posé.

Prenant son visage entre ses mains, elle lʼembrassa.

— Des comme toi, il nʼy en a quʼun sur un million.

— Espérons que jʼen ai un ou deux sur un million qui fera le boulot pour elle. Cʼest bizarre, je sais, dʼaborder cette question dans notre situation, mais je pensais que tu devais savoir. Certaines femmes trouveraient ça un peu bizarre, ou rebutant. Je ne ressens pas ça chez toi.

— Je trouve cela adorable, assura-t-elle en le gratifiant dʼun nouveau baiser, juste avant que le téléphone sonne.

— Reste sur cette pensée.

Il roula sur le flanc pour décrocher le combiné sur la table de chevet.

— Allô ? Ah, salut... Cʼest Caleb, murmura-t-il à Layla. Non, écoute, on verra ça demain, dit-il à son ami. Ça peut attendre. En ce moment, je suis avec Layla.

Il raccrocha, puis se tourna vers elle.

— Je suis avec Layla.

Layla, qui nʼavait pas prévu de passer la nuit chez Fox, fut ré-

veillée par le soleil qui entrait à flots par les fenêtres.

— Mon Dieu, quelle heure est-il ?

Elle voulut sauter du lit, mais Fox la retint et la coinça sous lui.

— Il est encore tôt. Pourquoi tant de hâte ?

— Je dois rentrer me changer, Fox ! sʼexclama- t-elle, à la fois amusée et excitée de sentir ses mains sʼactiver sous la couette.

Arrête !

— Ce nʼest pas ce que tu disais cette nuit, sʼesclaffa-t-il, sa bouche contre la sienne. Détends- toi. Tu seras un peu en retard, et alors ? Je peux te garantir que ton patron ne tʼen tiendra pas ri-gueur.

Plus tard, bien plus tard, tandis quʼelle traquait son deuxième bas, Fox lui proposa une canette de Coca.

— Désolé, cʼest lʼunique source de caféine dans la maison.

Elle fit la grimace, puis accepta avec un haussement dʼépaules.

— Ça fera lʼaffaire. Heureusement, tu nʼas pas de rendez-vous avant 10h30, parce que je vais avoir du mal à arriver au bureau avant 10 heures.

Il la regarda glisser le pied dans son bas.

— Je devrais peut-être tʼaider.

— N approche pas, dit-elle en riant, lʼindex pointé sur lui. Je suis sérieuse. Il est presque lʼheure dʼouvrir le cabinet.

Elle remonta son deuxième bas à la hâte, puis enfila ses chaussures.

— Je vais te raccompagner en voiture.

— Merci, mais je préfère marcher. Jʼai besoin de prendre lʼair.

Elle se leva et agita de nouveau un index menaçant.

— Bas les pattes !

Il obtempéra avec le sourire et elle se pencha pour lʼembrasser.

Puis sʼenfuit avant de se raviser.

De retour chez elle, Layla comptait filer droit dans sa chambre.

Hélas, Cybil réduisit ses espoirs à néant ! Appuyée contre la rampe, au pied de lʼescalier, elle sʼécria :

— Regardez qui voilà, rasant les murs, toute honteuse ! Eh, Quinn, la petite est rentrée !

— Je dois me changer pour aller bosser. On parlera plus tard.

Elle fonça dans lʼescalier, mais Cybil ne lʼentendait pas de cette oreille.

— On peut très bien parler pendant que tu te prépares.

Voyant Quinn jaillir du bureau et emboîter le pas à Cybil jusque dans sa chambre, Layla jeta lʼéponge.

— De toute évidence, jʼai passé la nuit avec Fox.

— À jouer aux échecs ? demanda Quinn, narquoise, tandis que Layla se déshabillait tout en fonçant vers la salle de bains. Cʼest son jeu favori, non ?

— On nʼa pas eu le temps. La prochaine fois peut- être.

— À en juger par ton sourire béat, il est clair quʼil avait dʼautres jeux plus croustillants à proposer, commenta Cybil.

Layla se glissa sous la douche.

— Je me sens à la fois... vannée et pleine dʼénergie, euphorique et hébétée.

Dʼun geste vif, elle rouvrit le rideau de quelques centimètres.

— Pourquoi ne mʼavais-tu rien dit de leur incroyable endurance ?

lança-t-elle à Quinn.

— Je nʼen avais pas parlé ?

— Non, intervint Cybil avant de flanquer un vigoureux coup de coude dans les côtes de son amie.

— Si tu tiens à le savoir, le lapin Wonder est une limace neuras-thénique en comparaison, avoua Quinn en étreignant Cybil avec compassion. Je ne voulais pas que tu aies le moral dans les chaussettes et la bave de lʼenvie au coin de la bouche, ma pauvre Cybil.

Celle-ci fronça les sourcils.

— Combien de fois ? Et ne me dis pas que tu nʼas pas compté, prévint-elle, ouvrant le rideau de douche.

Layla le referma, puis sortit la main, les cinq doigts étalés.

— Cinq ?

Joignant le pouce et le petit doigt, elle indiqua un trois supplé-

mentaire.

— Huit ? Sainte Mère de Dieu !

Layla ferma le robinet et attrapa un drap de bain.

— Sans compter les deux fois de ce matin. Je dois avouer que je suis un peu fatiguée et que je meurs de faim. Et que je tuerais pour un café.

— Tu sais quoi ? déclara Cybil après un temps de réflexion. Je vais descendre te préparer des œufs brouillés et une énorme tasse de café. Parce quʼà cette seconde, tu es une héroïne à mes yeux.

Quinn sʼattarda dans la chambre, tandis que Layla, enroulée dans sa serviette, sʼenduisait les bras et les jambes de lait de toilette.

— Fox est un amour.

— Je sais.

— Vous allez être capables de travailler, de coucher et de combattre les forces du mal ensemble ?

— Tu y réussis bien avec Caleb.

— Dʼoù ma question, car lʼensemble nʼest pas toujours évident à gérer. Je voulais juste te dire que si jamais tu as un souci, tu peux mʼen parler.

— Dès le début, je me suis toujours confiée facilement à toi, jʼimagine que cʼest lʼun de nos avantages à nous, observa Layla en enfilant son peignoir. Mes sentiments pour lui, comme tout le reste dʼailleurs en ce moment, sont un vrai sac de nœuds. Et pour la première fois de ma vie, cette confusion ne me dérange pas.

— Bonne nouvelle. Bon, eh bien, essaie de ne pas travailler trop dur aujourdʼhui parce que nous avons une réunion ce soir. Caleb veut savoir ce quʼa découvert Fox.

— À quel sujet ?

— Je nʼen sais rien, répondit Quinn, les lèvres pincées. Une théorie, je crois. Il ne tʼen a rien dit ?

— Non, pas un mot.

— Il y réfléchit peut-être encore. En tout cas, nous en parlerons ce soir.

Quand Layla arriva au cabinet, Fox était déjà dans son bureau, au téléphone. Le prochain client nʼallait pas tarder, le moment était donc mal choisi pour un interrogatoire. _

Elle vérifia son emploi du temps, à la recherche d un délai raisonnable de temps libre, puis rongea son frein en se demandant pourquoi il ne s était pas confié à elle.

Sage arriva au moment précis où Layla allait profiter d un temps mort.

— Fox ma demandé de passer. Il est disponible ?

— Libre comme lʼair.

— Alors jʼy vais.

Une demi-heure sʼécoula avant que Sage ne réapparaisse. Visiblement, elle avait pleuré en dépit du sourire radieux quʼelle adressa à Layla.

— Au cas où vous lʼignoreriez, vous travaillez pour lʼhomme le plus admirable, le plus merveilleux, le plus époustouflant de tout lʼunivers. Juste au cas où, répéta-t-elle avant de sortir en courant.

Avec un soupir, Layla sʼefforça de refouler ses propres interrogations – et lʼagacement grandissant quʼelles suscitaient –, puis al-la voir comment Fox avait encaissé cette demi-heure qui avait dû être pour le moins chargée dʼémotion.

Il était assis à son bureau avec la mine dʼun homme sérieusement ébranlé.

— Elle a pleuré, lâcha-t-il dʼemblée. Sage nʼest pas du genre à pleurer, mais là, je peux te dire, elle a ouvert les vannes. Puis elle a appelé Paula, et Paula a pleuré aussi. Je me sens un peu... dé-

passé, alors si jamais tu as toi aussi envie de pleurer, je tʼen prie, vas-y dans la foulée.

Sans un mot, Layla alla sortir un Coca du réfrigérateur et le lui tendit.

— Merci. Comme mon dernier bilan de santé remonte à seulement quelques mois, le médecin transmet mon dossier à Ha-gerstown où Sage a son médecin, une amie à elle. Jʼai – enfin, nous avons – rendez-vous après-demain et encore le lendemain parce que Paula est sur le point de...

— D ovuler ?

Fox fit la grimace.

— Même avec mon éducation, je ne suis pas complètement à Taise avec tout ça. Enfin bref, après- demain 8 heures. Je me rendrais ensuite directement à mon audience au tribunal.

Il se leva et glissa distraitement un dollar dans le bocal.

— Putain, c est trop bizarre ! Ah, ça fait du bien. Bon, et maintenant ?

— À mon tour. Quinn mʼa dit que tu étais censé retrouver Caleb et Gage hier soir pour leur parler dʼune théorie personnelle.

— Oui, et puis jʼai eu un meilleur plan, du coup...

Il laissa sa phrase en suspens, identifiant la petite lueur au fond de son œil.

— Tu es fâchée ?

— Je ne sais pas. Ça dépend. En tout cas, je suis déconcertée que tu aies tenu à faire part de ton idée à tes amis masculins, et pas à moi.

— Jʼen aurais bien discuté avec toi, mais jʼétais occupé à savourer des orgasmes multiples.

Exact, dut-elle concéder à part soi. Mais là nʼétait pas la question.

— Jʼai été avec toi toute la journée au bureau, toute la nuit au lit.

À mon avis, tu aurais pu trouver un moment pour aborder la question.

— Sûrement, sauf que je nʼavais pas envie dʼaborder la question.

— Parce que tu voulais dʼabord en parler à Caleb et à Gage.

— En partie, oui, parce quʼil en a toujours été ainsi entre nous.

Une habitude vieille de trente ans ne change pas du jour au lendemain, répondit Fox avec un premier soupçon dʼagacement dans la voix. Et surtout parce que je ne pensais quʼà toi. Je ne voulais penser quʼà toi, jʼen ai bien le droit, non ? Je ne considé-

rais pas mon idée sur Giles Dent comme le préliminaire idéal, pas plus quʼun sacrifice humain le sujet de conversation post-coïtal rêvé. Dis-moi si je me trompe.

— Tu aurais dû... Un sacrifice humain ? Quʼest-ce que tu racontes ?

Le téléphone sonna. Étouffant un juron, Layla se pencha sur le bureau pour décrocher.

— Bonjour, cabinet de Me OʼDell. Je suis désolée, Me OʼDell est avec un client. Puis-je prendre un message ? Oui, bien sûr, je le lui transmets, assura-t-elle, griffonnant un nom et un numéro sur le bloc-notes de Fox. Bonne journée, au revoir.

Elle raccrocha.

— Tu rappelleras quand nous en aurons fini. Explique-moi de quoi tu parles.

— Cʼest juste une hypothèse. Ann a écrit que Dent avait lʼintention de faire ce quʼaucun gardien nʼavait encore fait. Les gardiens sont les gentils, nʼest-ce pas ? Cʼest ainsi que nous les avons toujours considérés, Dent compris. Mais même les gentils peuvent franchir la ligne blanche. Je le constate souvent dans mon métier.

Ce que les gens sont capables de faire sʼils sont suffisamment désespérés, sʼils ont cessé de croire quʼils avaient un autre choix.

Un sacrifice par le sang, cʼest ce à quoi je pense.

— Le faon, celui que Quinn a vu en rêve cet hiver, gisant au milieu du sentier dans les bois, la gorge tranchée. Nous avions émis lʼhypothèse que cʼétait lʼœuvre de Dent. Mais tu parles de sacrifice humain.

— Crois-tu sérieusement que la mort de Bambi aurait donné à Dent le pouvoir dont il avait besoin pour mettre Twisse hors dʼétat de nuire trois siècles durant ? Et celui de nous transmettre ce pouvoir, à Caleb, à Gage et à moi, le moment venu ? Cʼest la question que je me suis posée, Layla, et je suis parvenu à la conclusion que non.

Il marqua un temps d arrêt parce que, encore maintenant, le simple fait de réfléchir à cela le rendait malade.

— La nuit de lʼincendie, il a ordonné à Hester de courir. Cʼest toi qui nous lʼas dit.

— Oui, cʼest exact.

— Il savait ce qui allait arriver. Pas seulement quʼil piégerait Twisse dans une autre dimension pour un bout de temps, mais aussi ce que cet acte coûterait.

Layla ouvrit de grands yeux.

— Les villageois qui se trouvaient à la Pierre Païenne.

— Une douzaine, pour autant quʼon sache. Cʼest beaucoup de sang. Un sacrifice majeur.

— Tu crois que cʼest Dent qui les a tués, et non Twisse.

— Je crois quʼil les a laissés mourir, ce qui nʼest pas pareil dʼun point de vue légal. On pourrait appeler cela de lʼindifférence pervertie, à lʼexception de la petite part de préméditation. Il sʼest servi de leur mort, expliqua Fox avec gravité. À mon avis, il a utilisé le feu – les torches des villageois, et lʼincendie quʼil avait allumé pour créer un brasier et immoler toute forme de vie dans la clairière –, un acte qui lui a donné le pouvoir dont il avait besoin.

Layla blêmit et sa pâleur subite conféra un éclat étrange à ses yeux émeraude.

— Si cʼest la vérité, quʼest-ce que cela fait de lui ? Et de nous ?

— Je lʼignore. Un damné, peut-être, si tu crois à la damnation.

Moi, j y crois depuis presque vingt et un ans.

— Nous partions de lʼhypothèse que c était Twisse qui avait massacré ces gens la nuit de lʼincendie.

— Même si mon hypothèse est fausse, ça reste en partie vrai.

Combien dʼentre eux seraient allés à la Pierre Païenne avec lʼintention dʼéliminer Giles Dent et Ann Hawkins sʼils nʼavaient été sous lʼinfluence de Twisse ? Mais cet aspect mis de côté, nʼest-il pas possible que Dent se soit servi de Twisse ? Selon le journal dʼAnn, il savait ce qui se préparait. Il lʼa éloignée pour la protéger, ainsi que ses fils, et a sacrifié sa vie. Mais sʼil a pris celles des villageois, voilà qui ternit méchamment son côté chevalier blanc.

— Tout prend soudain sens. Un sens effroyable, murmura Layla.

— Il faut absolument faire des recherches. Si nous éclaircissons cette question, peut-être comprendrons-nous mieux la nature de notre propre mission. Tu devrais rentrer, ajouta-t-il en dévisageant la jeune femme, visiblement sous le choc.

— Il est à peine 14 heures. Jʼai du travail.

— Je peux répondre au téléphone pendant deux heures. Va marcher un peu, prends lʼair. Accorde- toi une sieste ou un bain moussant, ce qui te fait plaisir.

La main appuyée sur lʼaccoudoir du fauteuil, Layla se releva avec lenteur.

— Est-ce lʼopinion que tu as de moi ? Que je risque de mʼécrouler au premier coup dur ? Jʼavoue quʼil mʼa fallu un moment pour trouver mes marques à mon arrivée ici, mais à présent, je les ai.

Alors ton fichu bain moussant, tu peux te le garder.

— Mea culpa.

— Ne me sous-estime pas, Fox. Tout dilué quʼil soit, le sang de ce monstre coule dans mes veines, et il se pourrait au bout du compte que je sois mieux à même dʼaffronter les ténèbres que toi.

— Possible. Tu comprends peut-être mieux maintenant pourquoi je nʼen ai pas parlé hier, ou as-tu juste envie de rester fâchée pour le plaisir ?

Layla ferma les yeux un instant et s efforça de se calmer.

— Oui, je comprends mieux, et non, je ne veux pas rester fâchée, répondit-elle.

Elle comprenait mieux aussi la mise en garde de Quinn.

— Cʼest difficile de séparer les différents aspects de notre relation, enchaîna-t-elle prudemment. Et lorsque les frontières deviennent floues, cʼest encore plus délicat. Tu me perturbes tellement, Fox, que je nʼarrête pas de perdre lʼéquilibre.

— Je nʼai pas retrouvé le mien depuis que je tʼai rencontrée. Jʼessaierai de te rattraper quand tu trébucheras si tu fais de même pour moi.

Tout était dit. Layla consulta sa montre.

— Mince, jʼai presque raté ma pause de lʼaprès- midi. Il ne reste plus que quelques minutes. Autant les employer à bon escient.

Elle contourna le bureau et se pencha vers Fox.

— Toi aussi, au fait, tu as ta pause. Donc, ce cabinet est fermé pour les trente secondes à venir.

Elle posa les lèvres sur les siennes, glissa les doigts dans ses cheveux.

Et là, si bizarre que ce fût, elle retrouva son équilibre.

Puis elle se redressa, sʼempara de la main de Fox quʼelle garda quelques secondes entre les siennes avant de la lâcher.

— Mme Mullendore souhaite te parler. Son numéro est sur ton bureau.

— Layla, lʼinterpella-t-il alors quʼelle se dirigeait vers la porte. Je vais devoir tʼaccorder des pauses plus longues.

Elle lui sourit par-dessus son épaule sans ralentir le pas.

Quand ils se retrouvèrent tous les six ce soir-là dans le salon chi-chement meublé de la maison de location, Fox lut les passages du journal dʼAnn Hawkins qui avaient fait tilt dans son esprit, puis exposa la théorie quʼil avait présentée à Layla.

— Arrête ce délire, Fox, cʼétait un Gardien, protesta Caleb avec véhémence, plus que réticent à cette hypothèse. Son rôle consistait à protéger. Il y a voué son existence. Jʼai moi-même été té-

moin de ce quʼil voyait et ressentait...

— En partie seulement, objecta Gage qui faisait les cent pas devant la fenêtre comme souvent durant leurs discussions. Tu nʼas vu et ressenti que des bribes, Caleb, rien de plus. Si Fox a raison, Dent aura mis tout en œuvre pour nous dissimuler cette vérité le plus longtemps possible.

— Alors pourquoi laisser partir Hester ? contre- attaqua Caleb.

Nʼétait-elle pas la plus innocente du lot, et la plus dangereuse pour lui ?

— Parce que toutes les trois, nous devions exister, argumenta Cybil. Et pour cela, lʼenfant dʼHester devait survivre. Simple question de pouvoir. Vie après vie, le Gardien avait respecté les règles

– pour autant que nous le sachions – sans jamais réussir à lʼemporter de manière décisive sur son ennemi.

— Et tout en devenant plus humain à chaque génération, renché-

rit Layla. Avec toutes les faiblesses que cela implique, tandis que Twisse, lui, demeurait immuable. Combien de temps encore Dent aurait-il pu continuer à lutter ?

— Alors il a fait un choix, approuva Fox, et utilisé les mêmes armes que son adversaire.

— Il aurait tué des innocents pour gagner du temps ? sʼécria Caleb. Pour attendre notre arrivée ?

— Cʼest horrible, murmura Quinn en sʼemparant de la main de Caleb. Ne serait-ce que dʼenvisager cette hypothèse. Mais jʼimagine quʼil le faut.

— Donc, pour résumer, vous trois êtes les descendantes dʼun démon et nous, les descendants de lʼauteur dʼun massacre. Tu parles dʼun cocktail.

— Nous sommes ce que nous décidons de devenir avec les moyens du bord, objecta Cybil avec flamme. Jʼignore si son acte était justifié, mais ce nʼest pas à moi de le juger.

Gage se détourna de la fenêtre.

— Et quels sont les moyens du bord ?

— Nous avons un journal intime, une pierre brisée en trois parties égales, un lieu magique dans les bois. Nous avons de la cervelle et du cran, répondit- elle. Et du pain sur la planche, je dirais, avant de compléter le puzzle et dʼéliminer définitivement ce salaud.

13

Il y avait des moments, dans lʼesprit de Fox, où un homme avait juste besoin dʼêtre entre potes. Depuis lʼagression de Block, cʼétait le calme plat, ce qui lui laissait le temps de réfléchir.

Comme tous les autres, la pensée qui le tarabustait était, bien sûr, la responsabilité de Giles Dent dans la mort de douze personnes.

Ils avaient entamé le deuxième volume. Bien quʼil nʼy ait eu aucune révélation fracassante jusquʼà présent, il prenait des notes de son côté, conscient quʼil fallait essayer de lire entre les lignes.

Si Ann Hawkins évoquait à chaque page la gentillesse de sa cousine, les coups de pied des bébés dans son ventre, la météo et les tâches quotidiennes, il nʼy avait en revanche pas un mot sur Giles ou la nuit à la Pierre Païenne des semaines après les évé-

nements.

Fox sʼappliquait donc à essayer de reconstituer ce quʼelle nʼavait pas écrit.

Les pieds sur la table basse de Caleb, un Coca dans une main, des chips à portée de lʼautre, il était assis devant le match de basket à la télévision sans parvenir à se concentrer sur lʼaction.

La journée du lendemain sʼannonçait chargée. Le détour chez le médecin serait rapide au bout du compte. Sa contribution serait somme toute minime et n avait rien dʼinédit : à trente et un ans, on avait forcément le... tour de main.

Quant à lʼaudience, il était fin prêt. Le juge lui avait accordé deux jours, mais il pensait boucler lʼaffaire en un seul.

— Demain, je vais chez le médecin avec Sage et Paula pour un don de sperme afin quʼelles aient un enfant, annonça-t-il abruptement après une gorgée de Coca.

Il y eut un silence qui sʼéternisa.

— Ah bon, finit par dire Caleb.

— Sage me lʼa demandé, jʼy ai réfléchi et je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Paula et elle sʼentendent à merveille. Cʼest juste étrange de savoir que, demain, je vais concevoir un enfant à distance.

— Tu offres à ta sœur la chance de fonder une famille, souligna Caleb. Ça nʼa rien de si étrange.

Cette remarque fit un bien fou à Fox.

— Je vais mʼincruster ici cette nuit. Si je rentre, je serai tenté de passer voir Layla.

— Et tu veux garder toutes tes cartouches pour demain, conclut Gage.

— Ouais. Sans doute une superstition stupide, mais ouais.

— Tu peux prendre le canapé, lui proposa Caleb. Surtout maintenant que je sais que tu ne risques pas de le tacher.

Eh oui, songea Fox, il y a des moments où un homme a juste besoin dʼêtre entre potes.

Agaçant, une tempête de neige fin mars. Elle lʼaurait été moins sʼil avait pris la peine dʼécouter les prévisions météo avant de sortir ce matin. Il se serait habillé en conséquence, puisque lʼhiver avait décidé de faire son grand come-back. Une fine couche blanche recouvrait les nuées jaune d or des forsythias. Ils nʼen souffriront pas, pensa Fox tandis quʼil regagnait Hawkins Hollow. Ces hé-

rauts du printemps étaient des plantes rustiques habituées aux caprices parfois cruels de la nature.

La neige ne tiendrait pas. « Sois positif, sʼencouragea-t-il. Pense à la belle journée que tu viens de passer. » Il avait fait son devoir auprès de sa sœur, puis de son client. À présent, il rentrait chez lui, où il se débarrasserait de son costume et boirait une bonne petite bière. Ensuite, il irait voir Layla et, après la séance de travail prévue ce soir, il ferait son possible pour se glisser dans son lit ou la convaincre de le rejoindre dans le sien.

Alors quʼil bifurquait dans Main Street, il aperçut la longue silhouette de Jim Hawkins devant la boutique de cadeaux. Les mains sur les hanches, il examinait le bâtiment. Fox se gara le long du trottoir et baissa la vitre.

— Bonjour !

Jim se retourna et son regard songeur sʼéclaira. Il sʼapprocha du pick-up, se pencha à la vitre.

— Comment ça va, Fox ?

— Bien. Un peu frisquet. Je vous dépose quelque part ?

— Non, je fais juste une balade. Je suis désolé que Lorrie et John ferment et quittent la ville, ajouta- t-il en jetant un regard soucieux à la boutique.

— Ils ont pris un sale coup.

— Toi aussi, à ce que jʼai entendu dire. On mʼa raconté ce qui tʼest arrivé avec Block.

— Je vais bien.

— Dans des moments comme ceux-ci, quand je vois les signes –

et il y en a, Fox –, jʼaimerais pouvoir faire plus que téléphoner à ton père pour lui demander de réparer des fenêtres cassées.

— Cette fois, nous allons faire plus, monsieur Hawkins. Nous allons lʼempêcher définitivement de nuire.

— Caleb en est persuadé aussi. Moi, je mʼefforce dʼy croire. Bon, soupira-t-il après un silence, jʼappellerai ton père sous peu pour quʼil jette un coup dʼœil à cet endroit. Après les réparations, jʼessaierai de trouver quelquʼun qui veut ouvrir un commerce dans Main Street.

— Jʼaurais peut-être une idée, dit Fox.

— Ah oui ?

— Je dois dʼabord y réfléchir, voir si... enfin, bref. Si vous pouviez me tenir au courant avant de vous décider à chercher un nouveau locataire.

— Avec plaisir. Hawkins Hollow a besoin dʼidées neuves, et Main Street, de commerces.

— Je vous en reparlerai, assura Fox avant de sʼéloigner, heureux dʼavoir un nouveau sujet de rumination – un sujet qui, à ses yeux, symbolisait lʼespoir.

Il se gara devant le cabinet et remarqua tout de suite quʼil y avait de la lumière à lʼintérieur. Lorsquʼil entra, Layla leva le nez de son clavier.

— Je tʼavais dit que tu nʼétais pas obligée de venir aujourdʼhui.

— Jʼavais du travail, expliqua-t-elle, pivotant vers lui dans son fauteuil. Jʼai réorganisé le placard à fournitures à ma façon. Ainsi que la cuisine et certains dossiers. Et puis... Il neige toujours ?

Dʼun mouvement dʼépaules, Fox ôta sa veste trop légère.

— Oui. Il est plus de 17 heures, Layla.

Et il nʼaimait pas la savoir seule dans la maison plusieurs heures durant.

— Je nʼai pas vu le temps passer. Avec le journal dʼAnn, nous avons négligé dʼautres aspects de nos recherches. Cybil a répertorié tous les articles de journaux liés aux Sept, les anecdotes glanées à droite et à gauche, vos témoignages à tous les trois, et certains passages tirés dʼouvrages sur Hollow. Jʼessaie de classer le tout dans différents fichiers par ordre chronologique, sec-teur géographique, type dʼincident, etc.

— Vingt ans dʼinformations. Ça va te prendre un moment.

— Un système organisé facilite les recoupements. Nous nʼavons pas tellement le choix, vu la rareté des véritables comptes rendus.

Layla inclina la tête sur le côté.

— Comment ça sʼest passé au tribunal ?

— Bien.

— Et avant, ai-je le droit de le demander ?

— Jʼai fait ce quʼon attendait de moi. Il ne reste plus quʼà attendre en espérant quʼun petit soldat aura réussi le débarquement.

— De nos jours, les délais sont assez rapides.

Fox haussa les épaules et fourra les mains dans ses poches.

— Je nʼai pas pensé à toi.

— Pardon ?

— Tu comprends, quand j ai... enfin, pour le don. Je nʼai pas pensé à toi parce que ça me semblait grossier.

Layla réprima un sourire.

— Je vois. Et à qui as-tu pensé ?

— Ils fournissent une stimulation visuelle sous forme de magazines pornos. Je nʼai pas retenu le nom de la demoiselle.

— Ah, les hommes.

— Mais maintenant, je pense à toi.

Avec un haussement de sourcils amusé, Layla le regarda fermer la porte dʼentrée à clé.

— Vraiment ?

— Et je crois que je vais avoir besoin de toi dans mon bureau, ajouta-t-il en lui prenant la main. Tu nʼes pas contre les heures supplémentaires ?

— Maître OʼDell, si jʼavais su, jʼaurais fait un chignon et mis mes lunettes.

Avec un sourire de conspirateur, il lʼentraîna dans le couloir.

— Si seulement...

Il lui lâcha la main pour déboutonner son chemisier blanc impeccable.

— Voyons un peu ce que nous avons là-dessous aujourdʼhui.

— Je pensais que tu voulais me dicter une lettre.

— À qui de droit, je soussigné... Hmm, un soutien-gorge en dentelle blanche qui sʼouvre – yes ! - sur le devant. Ce nʼest pas un peu osé pour une tenue de travail ?

Elle le prit au dépourvu en lʼattrapant par la cravate.

— Voyons un peu ce que nous avons là-dessous. Jʼai beaucoup pensé à vous, maître OʼDell, susurra- t-elle en ôtant la cravate quʼelle laissa tomber sur le sol. À vos mains, à votre bouche, à toutes ces choses délicieuses que vous me faites...

Elle défit la boucle de son ceinturon tout en le poussant dans son bureau.

— Et à toutes celles que vous me réservez.

Avec autorité, elle tira sur le ceinturon qui rejoignit la cravate sur le parquet. Puis ce fut au tour de la veste.

— Au boulot.

— Tu es plutôt autoritaire pour une secrétaire.

— Assistante de direction.

— Peu importe, murmura-t-il en lui mordillant la lèvre inférieure.

Ça me plaît.

— Alors tu vas adorer la suite.

Elle le poussa dans son fauteuil et, dʼun index péremptoire, lui in-tima lʼordre de ne pas bouger. Puis sans le quitter des yeux, elle ôta son slip en tortillant sensuellement des hanches.

— Doux Jésus, soupira Fox.

Après lʼavoir lancé, elle s assit à califourchon sur lui.

Il avait pensé au canapé ou, pourquoi pas, au tapis, mais en cet instant, alors que Layla lʼembrassait avec fièvre, le fauteuil lui semblait parfait. Il lui arracha son chemisier, dégrafa son soutien-gorge, et se laissa emporter dans ses caresses par le rythme fié-

vreux quʼelle imprimait à leurs préliminaires. Aujourdʼhui, pas de place pour la séduction en douceur. Aujourdʼhui, cʼétait tout feu, tout flamme.

— Dès que tu es entré, jʼen ai eu envie, lui souffla-t-elle dʼune voix rauque.

Tâtonnant entre eux, elle ouvrit la braguette de son pantalon.

À peine fut-il en elle que Layla rejeta la tête en arrière avec un soupir de plaisir.

Elle le chevauchait avec une fougue animale presque désespérée à laquelle il fut incapable de résister. Lorsque la jouissance explosa en lui, elle saisit son visage entre ses mains et, sans lui laisser le temps de se remettre du choc, poursuivit impitoyablement sa cavalcade effrénée jusquʼà ce quʼelle le rejoigne à son tour.

Une fois quʼils eurent repris leur souffle, Fox resta affalé contre le dossier, même après que Layla se fut levée pour récupérer son slip.

— Attends, je crois quʼil est à moi maintenant.

Comme elle lui riait au nez, il régla la question en le lui arrachant des mains.

— Rends-moi ça. Je ne peux pas me balader sans...

— Toi et moi serons les seuls à le savoir, coupa- t-il. Cette idée me rend déjà fou. Il faut que je monte me changer. Viens avec moi, après quoi, je te raccompagnerai en voiture.

— Je préfère tʼattendre ici, parce que si je monte, nous allons finir au lit. Jʼai besoin de ce slip, Fox. Il est assorti au soutien-gorge.

En guise de réponse, il se contenta dʼun sourire de défi et sortit dʼun pas nonchalant. Il avait lʼintention de lui piquer le soutien-gorge plus tard. Et envisageait même de conserver ces sous-vê-

tements sous verre avec le fauteuil de son bureau.

« Les meilleures choses ont une fin », songea Fox alors quʼils entamaient une nouvelle séance de lecture dans la maison de High Street.

Comme dʼhabitude, ils examinèrent sous tous les angles chaque phrase du récit dʼAnn, à la recherche dʼun sens caché. Et comme dʼhabitude, la demande pressante de Gage de sauter des passages fut rejetée.

— Pour les mêmes raisons que dʼordinaire, précisa Cybil qui profita de la pause pour se détendre en faisant jouer les muscles de son cou et de ses épaules Nous ne devons pas oublier que cette femme a perdu lʼhomme quʼelle aimait et sʼapprête à donner naissance à des triplés. Je ne sais pas pour vous, mais moi, jʼappelle ça un traumatisme. Ce journal, cʼest sa façon de se changer les idées. Elle a besoin à la fois de se remettre dʼaplomb et de se préparer. Je trouve que nous devons le respecter.

— Selon moi, cela va plus loin, intervint Layla. Elle parle de cou-ture, de cuisine, du feu dans l'âtre parce quʼil lui faut prendre de la distance. Elle ne livre pas ses pensées ou ses craintes pour lʼavenir. Tout est dans lʼinstant.

Du regard, elle chercha Fox qui hocha la tête.

— Je partage ce point de vue, approuva-t-il. Lʼimportant, cʼest ce quʼAnn nʼécrit pas. Chaque journée lui demande un effort. Alors elle les remplit par une succession dʼactes routiniers. Mais je ne peux pas croire quʼelle ne réfléchisse ni à lʼavant ni à lʼaprès.

Quʼelle ne ressente rien. Ce nʼest pas tant une façon de se changer les idées que... Elle voulait que nous trouvions son journal, même ce volume qui semble si insignifiant. Dʼaprès moi, elle veut nous dire quʼaprès une grande perte, un sacrifice personnel, appelez ça comme vous voulez, la vie continue. Quʼil est essentiel de vaquer à ses occupations quotidiennes. Nʼest-ce pas ce que nous faisons nous- mêmes ? Entre les Sept, nous vivons, et cʼest ce qui importe.

— Et à ton avis, cʼest censé nous apprendre quoi, cette philoso-phie de cuisine ? railla Gage.

— Cʼest comme un pied de nez permanent à Twisse. De la prison où Dent lʼa envoyé, sait-il que nous menons nos vies comme nous lʼentendons, jour après jour ? Dʼaprès moi, oui, et je crois aussi que ça le rend fou de rage.

— Voilà une théorie qui me plaît, approuva Quinn. Si ça se trouve, ça amoindrit même son pouvoir. Nous savons quʼil se nourrit dʼémotions et dʼactes violents quʼil provoque lui-même. Et si le phénomène inverse était vrai ? Si les émotions et les actes ordinaires, ou même lʼamour, le faisaient dépérir ?

— Le bal de la Saint-Valentin, intervint Layla en se redressant dans son fauteuil. Il a délibérément cherché à gâcher la fête.

— Et avant, dans le restaurant de lʼhôtel. Il a voulu nous effrayer, cʼest sûr, lui rappela Quinn. Mais le moment et lʼendroit jouaient peut-être un rôle. Il y avait un jeune couple dʼamoureux qui dînait aux chandelles.

— Que fait-on quand on se fait piquer par une abeille ? demanda Cybil. On lʼécrase. Nous lui avons peut-être infligé quelques piqû-

res. Il va falloir étudier de plus près les incidents et les lieux répertoriés. Et cette idée en entraîne une autre. Écrire des mots leur confère du pouvoir, surtout lorsquʼil sʼagit de noms. Il se peut quʼelle ait voulu, ou dû, attendre un moment plus propice.

— Notre pacte, murmura Caleb. Nous avons écrit les mots avant de les prononcer cette nuit-là, à la Pierre Païenne.

— Amplifiant ainsi leur pouvoir, approuva Quinn.

— Quand nous aurons compris la teneur exacte de notre mission, continua Fox, il faudra tout coucher sur le papier. Comme Ann. Et nous il y a vingt et un ans.

— En lettres de sang par une nuit de pleine lune, ironisa Gage.

Amusée, Cybil se tourna vers lui.

— À ta place, je ne lʼexclurais pas.

Il se leva et se rendit dans la cuisine. Il avait envie dʼun café. Et aussi de quelques minutes de calme, à lʼécart de tout ce bla-bla. Il était patient, par force, mais le besoin dʼaction commençait à le démanger.

Quand Cybil entra, il lʼignora. Un exploit, car ce nʼétait pas le genre de femme quʼon ignore. Mais il y travaillait.

— Lʼirritabilité doublée dʼun esprit négatif ne fait pas avancer les choses, fit-elle remarquer dʼune voix posée.

Il sʼadossa contre le plan de travail, son café à la main.

— Voilà pourquoi je suis parti.

Après réflexion, Cybil choisit du vin plutôt que du thé.

— Tu tʼennuies un peu aussi, et ça non plus, ça ne le fait pas, poursuivit-elle, imitant sa posture contre le plan de travail dʼen face. Mais je comprends que ce soit plus difficile pour des gens comme toi et moi.

— Toi et moi ?

— Nous qui sommes harcelés par des visions de ce qui peut ad-venir – et se réalise parfois. Comment savoir quoi faire, ou même sʼil faut agir ? Et si nous agissons, ne risquons-nous pas dʼaggraver les choses ?

— Toute action comporte un risque. Ça ne mʼinquiète pas.

— Mais ça tʼagace, répliqua-t-elle avant de goûter son vin.

Comme en ce moment la tournure que prend la situation.

— Quelle tournure ?

— Les couples qui se forment dans notre petit groupe. Q et Caleb, Layla et Fox. Ce qui ne laisse plus que toi et moi, dʼoù ton agacement parfaitement compréhensible. Juste pour information, je ne suis pas plus heureuse que toi à lʼidée que le destin nous manipule comme des pièces dʼéchecs.

— Les échecs, cʼest le jeu de Fox.

— Que nous ayons été servis dans la même main, si tu préfères.

Gage haussa les sourcils.

— Dʼoù lʼutilité de la défausse, répliqua-t-il. Sans vouloir tʼoffenser.

— Il nʼy a pas de mal.

— Tu nʼes pas mon genre, voilà tout.

— Crois-moi, si jʼavais jeté mon dévolu sur toi, tu nʼen aurais pas dʼautre, rétorqua Cybil avec un sourire ensorceleur. Mais là nʼest pas la question. Je suis venue te proposer un marché.

— Lequel ?

— Que toi et moi acceptions de collaborer et dʼunir nos talents particuliers si nécessaire. En contrepartie, je ne chercherai pas à te séduire ou à faire semblant de tomber sous ton charme.

— Tu ne ferais pas semblant.

— Voilà, un point partout. On est à égalité. Tu es ici par loyauté envers tes amis malgré tout ce qui te pousse à fuir cet endroit. Je respecte cela, Gage, et je le comprends. Je suis ici pour les mê-

mes raisons.

Après un coup dʼœil vers la porte, elle sirota une gorgée de vin.

— Cette ville nʼest pas la mienne, mais les gens dans la pièce dʼà côté me sont chers, et je ferai nʼimporte quoi pour eux. Toi aussi.

Bon, marché conclu ?

Gage sʼécarta du plan du travail et vint se planter devant Cybil, tout près, les yeux au fond des siens. Il émanait dʼelle, songea-t-il, ce parfum de mystère typiquement féminin.

— Dis-moi, tu crois quʼà la fin on va lancer des confettis et sabler le Champagne ?

— Eux le croient. Ça me suffit presque. Le reste appartient au domaine du possible.

— Je préfère celui de la probabilité. Mais bon...

Il lui tendit la main et serra la sienne.

— Marché conclu, lâcha-t-il.

— Bien.

Elle voulut ôter sa main, mais il la retint avec fermeté.

— Et si jʼavais refusé ?

— Alors je suppose que jʼaurais été contrainte de te séduire et de faire de toi ma chose, histoire que tu mʼobéisses au doigt et à lʼœil.

Le sourire de Gage sʼélargit, appréciateur.

— Ta chose ? Quelle bonne blague !

— Il ne faut jamais dire fontaine... Mais de toute façon, nous avons conclu un marché, alors la question ne se pose pas.

Cybil posa son verre et tapota la main de Gage avant de récupé-

rer la sienne. Elle reprit son vin et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, elle se retourna. Toute trace dʼamusement avait disparu de son regard.

— Il est amoureux dʼelle.

Gage comprit quʼelle parlait de Fox.

— Je sais.

— Jʼignore sʼil le sait, dans le cas de Layla, cʼest sûr que non.

Pour lʼinstant. Leur relation les rend plus forts, mais leur complique aussi la vie.

— Surtout celle de Fox. Cʼest son histoire qui veut ça, ajouta-t-il dʼun ton sans réplique devant le regard interrogateur de Cybil.

— Dʼaccord. Quoi quʼil en soit, ils vont bientôt avoir davantage besoin de nous. Tu ne vas plus pouvoir te payer le luxe de tʼennuyer.

— Tu as vu quelque chose ?

— Jʼai rêvé quʼils étaient tous morts, étendus sur la Pierre Païenne telles des offrandes expiatoires. Des flammes ont commencé à lécher lʼautel, et le brasier a consumé les cadavres sous mes yeux. Et moi, je restais là sans rien faire, les mains couvertes de sang. Lorsque le démon a émergé des ténèbres, il mʼa souri et enlacée en mʼappelant sa fille. À cet instant, tu as jailli de lʼombre et tu nous as tués tous les deux.

— Cʼétait un cauchemar. Pas une vision.

— Jʼespère de tout cœur que tu as raison. Dʼune façon ou dʼune autre, cela indique que nous allons bientôt devoir coopérer. Quoi quʼil mʼen coûte, je refuse dʼavoir leur sang sur les mains, conclut-elle, les doigts crispés sur le pied de son verre.

Gage demeura encore un instant seul dans la cuisine, se demandant jusquʼoù elle serait prête à aller pour sauver leurs amis.

Lorsque Fox quitta son bureau, le matin, il nʼy avait plus une trace de neige. Le soleil radieux qui illuminait le ciel dʼazur semblait rire à la seule pensée de lʼhiver.

Il ôta son manteau – il allait vraiment devoir se mettre à suivre la météo – et sʼen alla, flânant, sur les larges trottoirs. Il flottait dans lʼair comme un parfum de printemps, frais et vivifiant. Il faisait trop beau pour rester cloîtré au bureau. Et sʼil emmenait Layla se balader au parc ? Main dans la main, ils traverseraient le pont, et il la convaincrait de sʼasseoir sur une des balançoires. Il la pousse-rait très haut et sʼenivrerait de son rire.

Et sʼil lui achetait des fleurs ? Quelque chose de simple et de printanier. Du coup, il rebroussa chemin et, après un coup dʼœil à droite et à gauche, traversa la rue en courant. Des jonquilles, dé-

cida-t-il en poussant la porte de la fleuriste.

Amy sortit de lʼarrière-boutique.

— Bonjour, Fox, le salua-t-elle joyeusement. Magnifique journée, nʼest-ce pas ?

— Voilà ce quʼil me faut, déclara-t-il en indiquant les jonquilles dʼun jaune éclatant dans la vitrine réfrigérée.

— Superbe, approuva la fleuriste.

Elle se détourna et, dans la vitre, son reflet imprécis rendit son sourire à Fox, dévoilant de petites dents acérées et un visage ruisselant de sang. Saisi, il recula dʼun pas, mais lorsquʼelle pivota de nouveau vers lui, elle arborait son sourire habituel.

— Qui nʼaime pas les jonquilles ? reprit-elle gaiement en enveloppant le bouquet. Cʼest pour votre amie ?

— Oui.

« Cʼest juste la nervosité, se dit-il. Je suis tendu en ce moment.

Trop de trucs en tête. »

Il sortait son portefeuille quand une odeur nauséabonde mêlée aux doux effluves des fleurs lui monta aux narines. Une odeur de vase, comme si certaines avaient pourri dans lʼeau.

— Et voilà ! Elle va les adorer.

— Merci, Amy.

Il paya et prit le bouquet.

— Au revoir, lui lança-t-elle alors quʼil se dirigeait vers la porte. Et transmettez mon bonjour à Carly.

Fox sʼarrêta net et fit volte-face.

— Pardon ? Quʼavez-vous dit ?

— De transmettre mon bonjour à Layla, répondit Amy avec, dans le regard, une lueur de perplexité inquiète. Tout va bien, Fox ?

— Oui, oui.

Il poussa la porte, content de se retrouver dehors.

Comme il y avait peu de circulation, il traversa la rue au milieu du pâté de maisons. Le ciel sʼassombrit tandis quʼun nuage masquait le soleil, et un souffle froid lui arracha un frisson. Les doigts crispés sur les tiges, il pivota abruptement, sʼattendant à découvrir une présence maléfique. Mais il nʼy avait rien. Ni garçon, ni chien, ni ombre menaçante.

À cet instant, une voix de femme hurla son nom. La peur qui per-

çait dans ce cri lui glaça les sangs. Au deuxième appel terrifié, il sʼélança dans une course éperdue en direction de lʼancienne bibliothèque. Il se précipita par la porte ouverte qui se referma sur lui avec un claquement sinistre, telle la dalle dʼun tombeau.

À la place de la salle, occupée par quelques tables et chaises pliantes, qui servait de foyer municipal, il retrouva la bibliothèque telle quʼelle était des années auparavant. Les rayonnages de livres, lʼodeur du vieux papier, les tables de travail, les fichiers.

«Garde ton calme, sʼordonna-t-il. Ce nʼest pas réel. »

Nouveau hurlement.

Fox se rua dans lʼescalier et gravit les marches quatre à quatre, les jambes en coton comme si elles se rappelaient avoir déjà parcouru ce même chemin. Il traversa le grenier, ouvrit dʼun coup dʼépaule la porte menant sur le toit. Lorsquʼil se rua à lʼextérieur, la belle journée de printemps sʼétait muée en nuit dʼété torride.

Ruisselant de sueur, les entrailles nouées par lʼangoisse, il lʼaper-

çut, debout sur le rebord de la tourelle au-dessus de sa tête. Malgré lʼobscurité, il voyait le sang sur ses mains, écorchées par la pierre lors de son ascension.

Carly. Son prénom résonnait dans sa tête. Carly, non. Ne bouge pas. Je viens te chercher.

La jeune femme baissa la tête vers lui et il reconnut Layla. Les joues blêmes baignées de larmes, elle prononça son nom une seule fois, au désespoir. «Aide-moi, par pitié, aide-moi », supplia-t-elle, les yeux plongés au fond des siens.

Puis elle sauta dans le vide et sʼécrasa dans la rue en contrebas.

14

Fox se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Layla répétait son nom en boucle. Lʼinsistance dans sa voix et sa poigne solide sur ses épaules lʼarrachèrent à son rêve et le ramenèrent dans le présent.

Mais la terreur fut aussi du voyage, caracolant sur les crêtes à vif de son chagrin déchirant. Il étreignit Layla avec le désespoir dʼun naufragé, soulagé de sentir son corps contre le sien, les battements rapides de son cœur. Vivante. Il nʼétait pas arrivé trop tard.

— Serre-moi fort, lâcha-t-il dans un souffle, le corps secoué de frissons.

— Je te tiens, ne tʼinquiète pas. Tu as fait un cauchemar, murmura Layla en massant les muscles noués de son dos. Tu es réveillé maintenant. Tout va bien.

Fox doutait que tel pût être le cas un jour.

— Tu es transi. Laisse-moi attraper la couverture. Tu trembles.

Elle se pencha pour remonter la couverture sur lui, puis lui frictionna les bras sans jamais le quitter des yeux dans la pénombre.

— Ça va mieux ? Attends, je vais te chercher de lʼeau.

— Oui, dʼaccord. Merci.

Layla crapahuta hors du lit et fonça à la cuisine. Fox se prit la tête entre les mains, profitant de cet instant de solitude pour tenter de se ressaisir, de démêler lʼécheveau inextricable des souvenirs et de la réalité.

Cette nuit-là, il était arrivé trop tard, trop occupé quʼil était à jouer au héros. Et Carly était morte. Cʼétait elle quʼil aurait dû protéger plus que tout. Celle quʼil aimait et nʼavait pas su sauver.

Layla revint en hâte, sʼagenouilla sur le lit et lui fourra le verre dʼeau dans la main.

— Tu as assez chaud ? Tu veux une autre couverture ?

— Non, non, ça va. Désolé pour tout ça.

Avec une infinie douceur, elle repoussa les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

— Tu étais glacé et tu parlais à voix haute. Il mʼa fallu un moment pour réussir à te réveiller. De quoi rêvais-tu, Fox ?

— Je...

Il faillit répondre quʼil ne sʼen souvenait pas, mais le mensonge lui resta au fond de la gorge avec un arrière-goût amer. Il avait menti à Carly, et Carly était morte.

— Je ne peux pas en parler. Je ne veux pas en parler pour le moment, rectifia-t-il.

Il sentit lʼhésitation de Layla, son besoin de sonder son esprit. Il lʼignora.

Sans un mot, elle lui prit le verre de la main et le posa sur la table de nuit. Puis elle lʼattira dans ses bras, nicha sa tête contre ses seins.

— Tout va bien maintenant, chuchota-t-elle, ses doigts lui caressant les cheveux. Dors encore un peu.

Et il se rendormit, réconforté par sa présence rassurante.

Au matin, Layla se glissa hors du lit aussi furtivement quʼun cam-brioleur quittant le lieu de son forfait. Fox avait lʼair épuisé, il était encore très pâle. Tout ce quʼelle espérait, cʼétait que le sommeil avait apaisé lʼinfinie tristesse quʼelle avait sentie chez lui cette nuit. Elle pouvait en identifier la source ; désormais, il nʼétait plus capable de la tenir à distance. Si elle parvenait à en découvrir la raison profonde, peut-être pourrait-elle lʼaider à guérir de cette blessure qui lui avait laissé le cœur en lambeaux.

Quoique sincère, sa motivation cachait une autre facette, plus égoïste, voire mesquine. Au plus fort du cauchemar, Fox avait crié son nom. Mais pas seulement le sien.

Il avait aussi appelé Carly.

Non, elle ne profiterait pas de son sommeil pour fouiner dans ses pensées, quelle que soit sa motivation. Cʼétait à ses yeux une violation de la pire espèce. Un abus de confiance.

Si elle devait fouiner, ce serait plutôt dans la cuisine histoire de dénicher quelque chose de raisonnablement sain pour le petit-dé-

jeuner.

Elle ramassa la chemise de Fox quʼelle enfila, puis sortit de la chambre.

Dans la cuisine, une surprise lʼattendait. Ce nʼétait pas la propreté relative de la pièce : à la place des piles de vaisselle sale et des journaux éparpillés, il nʼy avait plus que quelques assiettes dans lʼévier, un peu de courrier encore fermé sur la table, et les plans de travail avaient été essuyés à la hâte autour des appareils élec-troménagers. Plutôt pas mal pour un homme, jugea-t-elle.

Non, la surprise, cʼétait la machine à café flambant neuve qui trô-

nait sur le plan de travail.

Elle se sentit fondre. Fox ne buvait jamais de café, mais il avait pris la peine dʼaller acheter une cafetière rien que pour elle – un modèle haut de gamme doté dʼun moulin. Et quand elle ouvrit le placard au-dessus, elle trouva un sachet de café en grains.

Existait-il un être plus gentil ?

Le sachet à la main, elle souriait devant lʼappareil quand Fox entra.

— Tu as acheté une machine à café.

— Je me suis dit que tu devais avoir le droit de te faire ta dose du matin.

Lorsquʼelle se retourna, il avait déjà la tête dans le réfrigérateur.

— Merci. Rien que pour ça, je vais te préparer ton petit-déjeuner.

Tu dois bien avoir ici quelque chose de comestible.

Layla contourna la porte du réfrigérateur pour jeter un coup dʼœil à lʼintérieur. Quand Fox se redressa et recula dʼun pas, elle dé-

couvrit son visage.

— Oh, Fox.

Dʼinstinct, elle porta la main à sa joue.

— Tu nʼas pas lʼair bien. Tu devrais retourner te coucher. Ton emploi du temps nʼest pas trop chargé aujourdʼhui. Je peux décommander...

— Je vais bien. Nous ne tombons jamais malades, rappelle-toi.

« Peut-être pas physiquement, se dit Layla, mais les bleus à lʼâme, ça existe. »

— Tu es fatigué, et un jour de repos te ferait du bien.

— Ce qui me ferait du bien, cʼest une douche. Écoute, jʼapprécie ton offre pour le petit-déjeuner, mais je nʼai pas très faim ce matin.

Vas-y, prépare ton café, si tu comprends comment marche cet engin.

Sur ce, il quitta la cuisine.

Quʼest-ce que cʼétait que cette voix distante et froide ? Sans bruit, Layla rangea le paquet de café et referma la porte du placard. De retour dans la chambre, elle sʼhabilla tandis que le crépitement de la douche lui résonnait aux oreilles.

Une femme sentait quand un homme voulait être seul, et si elle possédait une once de fierté, elle s empressait de répondre à sa demande muette. Elle prendrait sa douche et son café chez elle.

Puisque monsieur voulait de lʼair, elle allait lui en donner.

Le téléphone sonna. Layla lʼignora dʼabord, puis finit par décrocher à lʼidée que cʼétait peut-être important. Elle fit la grimace en reconnaissant la mère de Fox qui la salua dʼun joyeux : « Bonjour, Layla ! »

Sous la douche, Fox laissa le jet puissant lui marteler longuement le dos avalant à grands traits sa caféine froide. La combinaison des deux parvint à émousser quelque peu la migraine et la nausée, mais, comme toujours, le lendemain de cauchemar était pire que la pire des cuites.

Sans doute avait-il fait fuir Layla à se montrer aussi cassant avec elle. Ce qui, il devait lʼavouer, était le but. Il nʼavait pas envie de lʼavoir dans les pattes, à le materner et à le couver dʼun regard inquiet. Il voulait être seul pour sʼapitoyer sur son sort et ruminer à son aise.

Cʼétait son droit, non ?

Il ferma le robinet et enroula une serviette autour de ses hanches.

Quand il entra dans la chambre, laissant derrière lui des traînées de gouttes, ils se retrouvèrent nez à nez.

— Je partais, annonça Layla dʼun ton glacial, prouvant quʼil avait réussi son coup. Ta mère a téléphoné.

— Oh. Dʼaccord. Je vais la rappeler.

— En fait, jʼai un message à te transmettre : comme Sage et Paula doivent être à Washington lundi et rentreront peut-être directement à Seattle de là-bas, elle invite tout le monde à dîner demain.

Fox pressa les doigts sur ses yeux. Il aurait du mal à échapper à celui-là.

— D accord.

— Elle compte aussi sur moi – tout le groupe en fait. Tu sais sans doute quʼil est impossible de lui dire non, mais tu trouveras bien une excuse pour moi demain.

— Pourquoi je ferais ça ? Pourquoi devrais-tu échapper aux artichauts farcis ?

Comme elle demeurait de marbre, il repoussa ses cheveux dé-

goulinants en arrière.

— Écoute, je me sens un peu patraque ce matin. Si tu pouvais juste me laisser un tout petit peu de temps.

— Crois-moi, je ne vais pas mʼen priver. Je vais même tʼen laisser encore plus en essayant de me convaincre que si tu es lunatique et cachottier, cʼest par stupidité et non par manque de confiance.

Le hic, cʼest que je nʼarrive pas à croire que tu puisses être stupide au point de taire lʼorigine dʼun traumatisme aussi grave que celui de la nuit dernière. Donc, jʼen reviens à la question de confiance. Je tʼai laissé entrer en moi dans ce lit, Fox, mais toi, tu refuses de tʼouvrir à moi. Tu refuses de me dire ce qui te fait souffrir et te terrifie.

— Laisse tomber, Layla. Ce nʼest pas le moment, voilà tout.

— Cʼest toi qui choisis le moment ? Ah, dʼaccord... Eh bien, fais-moi savoir quand ce sera le moment, et je verrai si je peux te caser dans mon emploi du temps.

Elle se dirigea vers la porte, et il ne fit rien pour la retenir. Sur le seuil, elle se retourna, le fixa droit dans les yeux.

— Qui est Carly ?

Comme il restait sans voix, lʼair interdit, elle pivota sur ses talons et le planta là.

Fox ne s attendait pas quʼelle vienne au cabinet – il espérait même vivement quʼelle nʼen ferait rien. Mais alors quʼil se trouvait dans sa bibliothèque, sʼefforçant de se concentrer sur un dossier, il entendit la porte sʼouvrir. Impossible de sʼy tromper. Il aurait identifié son pas entre mille, et connaissait même ses habitudes du matin.

Elle ouvrait la penderie de lʼentrée, suspendait son manteau, re-fermait la porte. Puis elle allait à son bureau et rangeait son sac à main dans le tiroir du bas, à droite, avant dʼallumer lʼordinateur.

Tous ces bruits affairés le culpabilisaient. Et ce sentiment de culpabilité lʼagaçait. Il s allaient sʼignorer quelques heures, décida-t-il. Jusquʼà ce quʼelle descende de ses grands chevaux et que lui se calme de son côté.

Puis ils tireraient un trait sur cette querelle.

Ils sʼévitèrent avec succès toute la matinée. Chaque fois que le téléphone sonnait, il redoutait dʼentendre sa voix cassante dans lʼinterphone. Mais elle nʼappela pas.

Il réussit à se convaincre quʼil ne passa pas comme un voleur de la bibliothèque à son bureau. Non, il marcha juste très, très doucement.

Quand il lʼentendit sortir pour la pause-déjeuner, il se rendit dʼun pas nonchalant à la réception et jeta un regard désinvolte à son bureau. Il remarqua la petite pile de messages qui lui étaient destinés. Mademoiselle ne transmettait donc pas les appels. Pas de problème. Il rappellerait ces gens plus tard. Parce que sʼil empor-tait les messages dans son bureau, il serait évident quʼil était ve-nu fureter dans ses affaires.

À présent, il se sentait stupide. Stupide, fatigué, assiégé dans son propre cabinet, et un poil agacé. Fourrant les mains dans ses poches, il sʼapprêtait à regagner son bureau quand la porte sʼouvrit, le faisant sursauter. À son grand soulagement, ce fut Shelley qui entra.

— Bonjour, j espérais te parler juste une minute. Je viens de croiser Layla et elle ma dit que tu étais là, sans doute pas sérieusement occupé.

— Bien sûr. Tu veux quʼon aille dans mon bureau ?

— Non, non, dit Shelley qui sʼavança vers lui et lui donna une accolade. Je voulais juste te remercier.

— De rien. Mais en quel honneur ?

— Block et moi avons eu notre premier rendez- vous chez la conseillère matrimoniale hier soir, annonça-t-elle, en reculant dʼun pas avec un soupir. Cʼétait plutôt intense et émouvant. Je sais pas trop où tout ça va nous mener, mais je crois que ça a été utile. À mon avis, il vaut mieux essayer de se parler, même si on crie, plutôt que de balancer « va te faire foutre, ducon ». Si on finit par en arriver là, on aura au moins tenté le coup. Sans ton aide, je sais pas si je lʼaurais fait.

— Mon seul souhait, cʼest que tu obtiennes ce que tu désires. Et que tu en sois heureuse.

Shelley hocha la tête et se tamponna les yeux avec un mouchoir.

— Jʼai appris que Block tʼavait agressé et que tu as pas porté plainte. Il se sent vraiment mal, tu sais. Je voulais aussi te remercier de pas avoir porté plainte.

— Ce nʼétait pas entièrement sa faute.

— Oh, que si, assura-t-elle avec un petit rire. Il a beaucoup à se faire pardonner, mais il le sait. Il a un œil au beurre noir. Je me moque pas mal si cʼest mesquin, mais je te remercie pour ça aussi.

— Pas de quoi.

Elle pouffa.

— Enfin bref, nous verrons bien ce qui arrivera. Pour lʼinstant, je reste seule de mon côté et je déballe tout ce que jʼai sur le cœur.

Ça me fait un bien fou, tu peux pas savoir, ajouta-t-elle avec un franc sourire. Bon, il faut que je retourne au boulot.

Fox regagna son bureau et essaya de travailler en broyant du noir. Il entendit Layla rentrer. Penderie, manteau, tiroir, sac à main. Il sortit par la porte de la cuisine, faisant juste assez de bruit pour que Layla le sache.

Un soleil radieux illuminait le ciel bleu. Malgré la température agréable, un frisson lui chatouilla la colonne vertébrale.

Lʼaprès-midi ressemblait à celui de son rêve.

Il se força à contourner le bâtiment en direction de Main Street.

Les passants prenaient leur temps, certains en manches de chemise, comme sʼils sʼenivraient de cette première bouffée de printemps après le dernier assaut de lʼhiver. Les poings serrés, Fox traversa la rue.

Amy sortit de son arrière-boutique.

— Bonjour, Fox. Comment ça va ? Magnifique journée, nʼest-ce pas ? Il était temps.

Presque mot pour mot, songea-t-il, les yeux rivés sur son visage.

— Cʼest vrai. Et vous, ça va ?

— Je nʼai pas à me plaindre. Vous cherchez quelque chose pour le bureau ? Mme Hawbaker avait lʼhabitude dʼacheter un bouquet le lundi. Le vendredi, ce nʼest pas une bonne idée, Fox.

— Non, cʼest sûr.

Son estomac se dénoua quelque peu – pour se recrisper illico lorsquʼil découvrit les jonquilles.

— En fait, cʼest pour un cadeau. Voilà ce quʼil me faut.

— Elles sont charmantes, nʼest-ce pas ? Si gaies, si fraîches.

Elle se retourna et il fixa avec angoisse son reflet dans la vitre.

Elle sourit, mais cʼétait le sourire dʼAmy, aussi gai que les fleurs.

La fleuriste bavarda tout en préparant le bouquet, mais les mots semblaient glisser sur lui, tandis quʼil humait lʼair à la recherche dune odeur de décomposition. Rien, à part le frais parfum des fleurs.

— Cʼest pour votre amie ?

Fox lui adressa un regard pénétrant.

— Oui. Oui, cʼest ça.

Le sourire dʼAmy sʼélargit.

— Elle va les adorer, assura-t-elle en lui tendant le bouquet en échange du règlement. Si vous voulez des fleurs pour le cabinet, je vous préparerai un bel arrangement pour lundi.

— Dʼaccord, merci, répondit-il avant de tourner les talons.

— Transmettez mon bonjour à Layla.

Fox ferma les yeux, submergé par un mélange de soulagement, de culpabilité et de gratitude.

— Je nʼy manquerai pas. À bientôt.

Lorsquʼil se retrouva sur le trottoir, les jambes en coton, il se força à regarder du côté de lʼancienne bibliothèque. Dieu merci, la porte était close. Il leva les yeux, mais il nʼy avait personne sur lʼétroit rebord de la tourelle.

Il retraversa la rue. Quand il franchit le seuil du cabinet, Layla était à son bureau. Elle le gratifia dʼun bref regard, puis détourna délibérément les yeux.

— Il y a des messages sur ton bureau. Ton rendez- vous de 14

heures est reporté à la semaine prochaine.

Il sʼavança vers elle et lui tendit le bouquet.

— Je suis désolé.

— Elles sont très belles. Je vais les mettre dans lʼeau.

— Je suis désolé, répéta-t-il, tandis quʼelle se levait et le contour-nait.

— Dʼaccord, lâcha-t-elle, sʼarrêtant un instant avant de sʼéloigner avec les fleurs.

Fox voulait enterrer la hache de guerre. À quoi bon tant dʼacharnement ? Ce nʼétait pas une question de confiance, mais de chagrin. Nʼavait-il pas droit à son propre chagrin ? À grandes enjambées énervées, il rejoignit Layla dans la cuisine où elle remplissait un vase.

— Écoute, faut-il vraiment quʼon déballe tout pour que ça marche entre nous ?

— Non.

— On nʼest pas obligés de connaître tout de lʼautre en détail.

— Non, répéta Layla qui entreprit de plonger les tiges vert tendre une à une dans lʼeau.

— Jʼai fait un cauchemar. Jʼen ai toujours fait, aussi longtemps que je mʼen souvienne. Et maintenant, nous en faisons tous.

— Je sais.

— Cʼest une technique dʼusure, dʼapprouver tout ce que je dis ?

— Cʼest ma façon de me contrôler pour ne pas tʼassommer et te marcher dessus en partant.

— Je ne cherche pas la bagarre.

— Oh, que si. Et je ne vais pas tomber dans le panneau. Tu ne le mérites pas.

Avec un juron, Fox arpenta la pièce comme un lion en cage, dé-

cochant au passage un coup de pied aux placards dans un rare accès de violence.

— Carly est morte. Je nʼai pas réussi à la sauver et elle est morte !

Layla se détourna des rayons de soleil jaune dʼor dans le vase bleu vif.

— Je suis profondément désolée, Fox.

Il pressa les doigts contre ses paupières.

— Non, sʼil te plaît, pas ça.

— Je nʼai pas le droit dʼêtre désolée alors que tu as perdu une personne qui à lʼévidence tʼétait très chère ? Alors que tu souffres ? Quʼattends-tu de moi exactement ?

— En cet instant, je lʼavoue, je nʼen ai pas la moindre idée, soupira Fox qui laissa retomber les bras le long du corps. Nous nous sommes rencontrés au printemps, juste avant mon vingt-troisième anniversaire, quand jʼétais à New York en fac de droit. Elle était étudiante en médecine et voulait devenir urgentiste. Cʼétait à une soirée. Nous avons commencé à nous voir, juste comme ça, au début – on avait tous les deux des emplois du temps dingues.

Pendant lʼété, elle est restée à New York et moi, je suis rentré à Hollow. Mais je suis retourné là-bas plusieurs fois parce que ça devenait plus sérieux entre nous.

Fox sʼassit à la table de la cuisine et Layla ouvrit le réfrigérateur.

Au lieu de son habituel Coca, elle lui sortit une petite bouteille dʼeau et une autre pour elle-même.

— À lʼautomne, nous avons emménagé ensemble. Un studio miteux, le genre dʼappart quʼun couple dʼétudiants peut se payer à New York. On adorait. Enfin, surtout elle, corrigea-t-il. Moi, je me sentais toujours un peu décalé là-bas. Mais Carly sʼy plaisait beaucoup, alors moi aussi parce que je lʼaimais. On faisait des projets à long terme, on voyait la vie en rose. Je ne lui ai jamais parlé de Hollow et des Sept. À quoi bon ? me disais-je, puisquʼon y avait mis un terme la fois précédente. Jʼavais conscience que cʼétait un mensonge, et jʼen ai eu la certitude quand les cauchemars ont recommencé. Caleb mʼa téléphoné. Il restait encore plusieurs semaines avant la fin du semestre et jʼavais un boulot dʼassistant au bureau du juge. Et il y avait Carly. Mais jʼétais obligé de rentrer. Alors je lui ai menti. Jʼai inventé une histoire dʼur-gence familiale.

Pas vraiment un mensonge, se dit-il comme à lʼépoque. Hollow était sa famille.

— Durant ces semaines, jʼai passé mon temps à faire la navette entre New York et Hollow. Et à enchaîner mensonge sur mensonge. Jʼai poussé le vice jusquʼà utiliser mon don pour lire en elle afin de savoir quel mensonge marcherait le mieux.

— Pourquoi ne lui as-tu rien dit ?

— Elle ne mʼaurait jamais cru. Carly était une scientifique pure et dure, sans la moindre once de fantaisie. Peut-être était-ce dʼailleurs en partie pour cela quʼelle mʼattirait. La malédiction de Hollow dépassait tout bonnement son entendement. En tout cas, je mʼen suis convaincu, mais cʼétait peut- être un mensonge de plus.

Fox sʼinterrompit et se pinça lʼarête du nez pour soulager le mal de tête quʼil sentait pointer.

— Avec Carly, je cherchais une vie qui nʼavait rien en commun avec Hollow. Je voulais échapper à cette réalité qui me poursuivait. Quand lʼété est arrivé, jʼai su que je ne pouvais plus y couper et les mensonges ont redoublé. On a commencé à se disputer. Je préférais quʼelle soit fâchée contre moi plutôt que de lʼentraîner dans cette histoire. Je lui ai raconté que jʼavais besoin de prendre mes distances et que jʼallais rentrer quelques semaines chez moi.

Je lʼai fait souffrir sciemment sous prétexte de la protéger.

Il but une longue gorgée dʼeau.

— À Hollow, la situation a dégénéré avant le 7 juillet. Bagarres, incendies, vandalisme à tout va. On a eu de quoi faire, Caleb, Gage et moi. Je lui ai téléphoné. Je nʼaurais pas dû, je sais, mais je voulais lui dire quʼelle me manquait, que je serais de retour dʼici une quinzaine de jours. Si seulement je nʼavais pas eu tellement envie dʼentendre sa voix...

— Elle est venue, murmura Layla. Elle est venue à Hawkins Hollow.

— La veille de notre anniversaire, elle est descendue en voiture de New York. Elle a demandé le chemin de la ferme et a débarqué à lʼimproviste. Je n étais pas là. À lʼépoque, Caleb avait un appartement en ville et on habitait là tous les trois. Carly mʼa télé-

phoné de la ferme. Tu ne croyais quand même pas que jʼallais rater ton anniversaire ? mʼa- t-elle dit. Jʼétais affolé. Elle nʼétait pas censée venir. Je me suis précipité chez mes parents, mais aucun argument nʼa réussi à la convaincre de partir. Elle ne comprenait pas ce qui nous arrivait et voulait quʼon sʼexplique une fois pour toutes. Que pouvais- je dire ?

— Que lui as-tu dit ?

— À la fois trop et pas assez. Elle ne mʼa pas cru. Comment lʼen blâmer ? Elle pensait que jʼétais surmené et voulait me ramener à New York pour des examens. Jʼai allumé un brûleur de la gazi-nière et tendu la main au-dessus des flammes. Elle a eu la réaction attendue, humaine et médicale. Puis, lorsque ma main a gué-

ri sous ses yeux, elle mʼa abreuvé de questions, sʼest montrée encore plus insistante pour les examens. Jʼai tout accepté à la seule condition quʼelle rentre à New York sur-le- champ. Comme elle ne voulait pas partir sans moi, on a trouvé un compromis : elle mʼa juré de rester à la ferme jour et nuit jusquʼà notre départ.

Elle a tenu parole cette première nuit et le lendemain, mais le soir du surlendemain...

Fox se leva, sʼavança jusquʼà la fenêtre et, appuyé sur lʼévier, contempla les maisons voisines et les pelouses au-delà.

— En ville, cʼétait le chaos. On ne savait plus où donner de la tête, quand ma mère mʼa téléphoné. Un moteur de voiture lʼavait réveillée, mais le temps quʼelle sorte en courant, Carly était partie.

Elle était venue avec la voiture d une amie. J étais affolé, et je lʼai été encore plus en apprenant quʼelle était partie depuis vingt minutes. Ma mère nʼavait pas réussi à me joindre plus tôt à cause de friture sur la ligne.

Il se tut et vint se rasseoir. Layla lui prit la main par-dessus la table.

— Il y avait une maison en feu dans Mill Road. Caleb avait été sé-

rieusement brûlé en sortant des enfants du brasier. Trois. Jack Proctor, le quincaillier, se baladait dans les rues avec un fusil, tirant sur tout ce qui bougeait. Deux jeunes violaient une femme dans Main Street, juste devant le temple méthodiste. Et ce nʼétait pas tout. Bref, je nʼarrivais pas à la retrouver. Jʼai essayé de la localiser par télépathie, mais il y avait trop dʼinterférences. Comme la friture sur la ligne. Et soudain, je lʼai entendue crier mon nom.

Fox sʼinterrompit. Il revivait le drame de cet été-là.

— Jʼai couru, reprit-il, et je suis tombé sur Napper qui avait bloqué le trottoir avec sa voiture garée en travers. Il mʼa poursuivi avec une batte de baseball. Si Gage nʼavait pas été là pour le maîtriser, je ne serais pas passé. Jʼai escaladé la voiture et foncé dans la direction de la voix. La porte de lʼancienne bibliothèque était ouverte. Je sentais la présence de Carly, sa panique. Jʼai monté les marches quatre à quatre en lʼappelant pour quʼelle sache que jʼarrivais. Les livres volaient en tous sens, je recevais des fichiers en pleine tête.

Parce quʼil avait lʼimpression que cʼétait la veille, il ferma les yeux et se frictionna le visage à deux mains.

— Jʼai chuté une ou deux fois, je ne sais plus, et je suis sorti sur le toit. On aurait dit un ouragan là- haut. Carly était sur le rebord de la tourelle, les mains en sang. Je lui ai crié de ne pas bouger.

Ne bouge pas, je monte te chercher. Elle mʼa aperçu et, lʼespace dʼun instant, elle sʼest penchée complètement en avant, les yeux écarquillés de terreur. Aide-moi, par pitié, aide-moi, a-t-elle supplié. Et elle est tombée.

Layla déplaça sa chaise près de la sienne et, comme la nuit passée, nicha la tête de Fox contre sa poitrine.

— Je suis arrivé trop tard.

— Ce nʼest pas ta faute.

— Chacun de mes choix avec elle sʼest révélé une erreur. Cʼest cette suite de mauvais choix qui lʼa tuée.

— Non. Cʼest cette créature.

— Carly nʼétait pour rien dans cette histoire. Cʼest moi qui lʼy ai entraînée. La nuit dernière, poursuivit- il en se redressant, jʼai fait un rêve.

Il lui raconta son cauchemar.

— Dʼautres qui te connaissent et sont au courant des événements tʼont sûrement déjà dit que tu nʼy étais pour rien, Fox. Je sais ce que cʼest de vouloir tout garder à sa place. Vos deux univers sont pour ainsi dire entrés en collision et, du coup, tout a dérapé.

— Si seulement jʼavais pris dʼautres décisions.

— Peut-être aurais-tu changé le cours des choses, observa Layla, pour aboutir, si ça se trouve, au même résultat. Comment savoir ? Je ne suis pas Carly, Fox. Que ça te plaise ou non, nous partageons ce qui arrive à Hollow. Il ne sʼagit plus uniquement de tes propres choix maintenant.

— Jʼai vu trop de sang et de souffrances, Layla. La mort va frapper davantage encore et je ne sais pas si je survivrai si je te perds.

Le cœur de Layla était lourd de lʼinsoutenable chagrin de Fox.

— Nous trouverons une solution. Tu y as toujours cru et tu as fini par mʼen convaincre. Monte t allonger un peu. Allez, pas de discussion.

À force de cajoleries et dʼinsistance, elle parvint à lʼentraîner à lʼétage. Lorsquʼelle le décida à se coucher, il était trop épuisé pour protester ou lancer des boutades suggestives lorsquʼelle le déshabilla et le borda sous la couette. Quand elle se fut assurée quʼil dormait, elle descendit au pas de course fermer le cabinet et remonta appeler Caleb.

Lorsque celui-ci se présenta à la porte de derrière, Layla plaqua lʼindex contre sa bouche.

— Il dort. Il a eu une rude nuit et une rude journée. Un cauchemar, expliqua-t-elle en le faisant entrer dans la cuisine. Où il con-fondait Carly avec moi.

— Aïe.

Elle lui servit un café sans lui demander sʼil en voulait.

— Il mʼa parlé dʼelle, et je peux te dire que ça nʼa pas été facile.

Maintenant, il est lessivé.

— Cʼest mieux quʼil se soit confié à toi. Ça ne lui réussit pas de tout garder pour lui.

Caleb but une gorgée de café, puis contempla la tasse, le front plissé.

— Du café, ici ?

— Fox mʼa acheté une machine.

Caleb laissa échapper un rire.

— Il va sʼen remettre, Layla. Ce genre de crise le prend parfois.

Pas souvent, mais quand ça lui arrive, il le sent passer.

— Il culpabilise, et cʼest idiot, déclara Layla avec tant de vigueur que Caleb haussa un sourcil étonné. Mais il lʼaimait, alors il ne peut pas faire autrement. Il mʼa raconté que dès quʼil a appris quʼelle avait quitté la ferme, il a essayé de la trouver. Tu tʼétais brûlé en sortant des enfants dʼune maison en feu, un type tirait sur tout ce qui bougeait dans la rue, et cette ordure de Napper la agressé avec une batte de base-bail. Il était effondré de ne pas avoir réussi à lʼempêcher de sauter.

— Ce quʼil ne tʼa sans doute pas dit, arrête-moi si je me trompe, cʼest que lui aussi souffrait de brûlures. Pas aussi graves que les miennes cette fois-là, mais assez sérieuses quand même. Quand il a entendu lʼappel de Carly, il nous a devancés, Gage et moi. Au passage, il a balancé un coup de pied à Proctor – le type avec le fusil – bien ajusté dans les parties et il a jeté lʼarme à Gage tout en continuant à courir. Puis il a assommé un des deux jeunes qui violentaient une femme sur le trottoir. Je me suis occupé de lʼautre, ce qui mʼa ralenti. Ensuite, il y a eu Napper. Le coup de batte quʼil a balancé à Fox lui a cassé le bras.

— Mon Dieu.

— Gage est intervenu, et Fox a pu repartir. Nous avons dû nous y mettre à deux, Gage et moi, pour maîtriser Napper. Fox gravissait déjà lʼescalier quand nous avons fait irruption dans lʼancienne bibliothèque. À lʼintérieur, cʼétait le chaos le plus complet. Nous aussi, nous sommes arrivés trop tard. Elle a plongé à la seconde où nous avons déboulé sur le toit. Jʼai bien cru que Fox allait sauter à sa suite. Il était couvert de sang, entre les coups quʼil avait pris, les livres qui lui fonçaient dessus comme des missiles et Dieu sait quoi. Il nʼaurait rien pu faire. Et il le sait. Mais, de temps à autre, il bat sa coulpe, ce qui lui flanque un méchant spleen.

— Si elle avait tenu la promesse quʼelle lui avait faite, elle serait encore en vie.

Les yeux gris de Caleb plongèrent dans ceux de Layla.

— Entièrement exact.

— Mais il ne veut pas rejeter la faute sur elle.

— Difficile de blâmer une morte.

— Pas pour moi, pas ce moment. Si elle lʼavait suffisamment ai-mé, si elle avait suffisamment cru en lui, il nʼaurait pas eu besoin de risquer sa vie pour tenter de la sauver. Je ne lʼai pas dit à Fox, et je vais mʼefforcer de ne pas le faire, mais je me sens mieux maintenant que les mots sont sortis.

— Moi, je le lui ai dit. Ça mʼa fait du bien aussi, mais pas à lui.

Layla hocha la tête.

— Il y a autre chose. Pourquoi Carly ? Elle était étrangère à la ville et, pourtant, elle a été infectée en lʼespace de quelques minutes, à ce quʼil semble. Au point de se suicider.

— Il y a eu des précédents. La plupart des victimes sont des habitants de Hollow, mais des étrangers peuvent aussi être atteints.

— Je parie quʼils sont surtout victimes de personnes elles-mêmes infectées. Mais ici, il sʼagit de la petite amie de lʼun dʼentre vous qui est atteinte instantanément. Je trouve ça bizarre, Caleb. Je me demande aussi comment il a pu entendre ses appels au se-cours, comment elle a pu seulement lʼappeler et attendre son arrivée, comme pour le forcer à la regarder sauter.

— Où veux-tu en venir ?

— Je ne suis sûre de rien, mais il serait peut-être utile de demander à Cybil de faire une recherche sur elle. Et si Carly appartenait à lʼun ou à lʼautre de nos tortueux arbres généalogiques ?

— Et Fox serait tombé amoureux dʼelle par hasard ?

— Justement. Je ne crois pas au hasard. Caleb, as-tu été amoureux – vraiment amoureux – avant Quinn ?

— Non, répondit-il sans hésiter avant dʼavaler une gorgée de ca-fé, lʼair songeur. Et je peux tʼassurer que Gage non plus.

— Il se sert des émotions, souligna Layla. Quel meilleur moyen de faire souffrir que dʼutiliser lʼamour contre lʼun dʼentre vous ?

Comme un poignard quʼon retourne dans le cœur. Selon moi, Carly nʼa pas été simplement infectée. Elle a été choisie.

15

Dans les pages quʼils lurent ensemble ce soir-là, Ann évoquait Giles et Twisse pour la première fois depuis des mois.

Voici venue la nouvelle année. Giles mʼavait demandé dʼattendre jusque-là avant de parler de celle qui vient de sʼécouler Ces étapes du calendrier sont- elles réellement des boucliers efficaces contre les ténèbres ?

Il mʼéloigna avant même les premières contractions, car il était incapable, disait-il, dʼagir comme il lʼavait décidé si je demeurais auprès de lui. À ma grande honte, jʼai pleuré, je lʼai même supplié.

En vain. Il est demeuré inflexible. Mais en essuyant mes larmes, il mʼa juré que si les dieux nous étaient favorables, nous serions de nouveau réunis.

Quʼavais-je alors à faire des dieux, avec leurs exigences, leurs natures capricieuses et leurs cœurs froids ? Cʼétait pourtant à eux que mon bien-aimé avait juré fidélité, avant moi-même, et jʼavais donc conscience de ne pas être de taille à lutter contre eux. Il avait sa mission, sa guerre, me dit-il, et moi jʼavais la mienne, ajouta-t-il, posant la main sur mon ventre où grandissaient des vies. Sans moi, son œuvre serait vaine et sa guerre perdue.

Je ne pris pas congé avec des larmes, mais un baiser, tandis que nos fils sʼagitaient entre nous. Je partis par une douce nuit de juin avec lʼépoux de ma cousine, loin de mon amour, de la cabane, de la pierre. Comme je mʼéloignais, il mʼadressa ces paroles : La mort ne sera pas.

Il régnait dans le foyer de ma cousine une grande bonté, comme je lʼai déjà maintes fois raconté dans ces pages. Ils mʼaccueillirent à bras ouverts et gardèrent mon secret même quand il se présenta. Bestia. Les Ténèbres. Twisse. Jʼétais alors en couches sur la paillasse dans le grenier exigu de leur petite maison, tétanisée par la douleur et lʼeffroi. Comme lʼépoux de ma cousine refusait de le suivre dans son expédition punitive contre mon bien-aimé, je sentis sa fureur. Son trouble aussi, je crois. En ce lieu, il nʼavait aucun pouvoir.

Et Fletcher, ce bon Fletcher, échappa ainsi au drame qui advint à la Pierre Païenne.

Ce serait pour cette nuit Je le sus à la première contraction. Une fin qui nʼen serait pas une, et ce commencement. Liés comme Giles lʼavait voulu. Le démon devait croire que cʼétait son œuvre, mais cʼétait Giles qui en réalité tournait la clé. Giles qui paierait le prix pour avoir ouvert la porte.

Ma douce cousine me bassinait le visage. Nous ne pouvions faire venir ni la sage-femme ni ma mère qui me manquait tant. Ce nʼétait pas mon bien-aimé qui arpentait la pièce en dessous, mais Fletcher, si solide, si fidèle. Quand la douleur enfla au point que je ne pus retenir mes cris, je vis mon bien-aimé debout près de la pierre. Je vis les torches illuminer la nuit. Je vis ce qui advint.

Était-ce le délire de lʼaccouchement ou mon petit pouvoir personnel ? Les deux, je crois, le premier renforçant le second. Il savait que jʼétais là. Je jure qu ʻil ne sʼagissait pas seulement du vœu dʼun cœur qui souffre, mais de la pure vérité. Il savait que jʼétais à ses côtés, car j entendis ses pensées rejoindre les miennes un court instant béni.

Mon amour, prends garde à toi, sois forte.

Il portait au cou son amulette, et les flammes de son feu et les torches brandies vers lui faisaient luire les veines rouge sang de la calcédoine.

Je me souviens de ses paroles lorsquʼil a invoqué la pierre.

Notre sang, son sang, leur sang. Un pour trois, trois pour un.

Poussant de toutes mes forces, ivre de douleur, jʼentamai ma lutte pour la vie. Je vis les visages de ceux qui étaient venus pour lui, et mon cœur se serra à la pensée de ce quʼils avaient subi. Et de ce qui les attendait. Jʼentendis la jeune Hester nous condamner.

Et alors que je poussais et poussais, je la vis sʼélancer, libérée par Giles.

Je vis le démon dans les yeux dʼun homme, et la haine chez les hommes et les femmes contaminés par la malédiction.

Le sacrifice de mon bien-aimé vint dans un jaillissement de feu et de lumière, et dans le sang qui bouillonnait autour de la pierre.

Notre premier fils vit le jour alors que jʼétais aveuglée par cette lumière et que mes cris se mêlaient à ceux des damnés.

Lorsque le feu se déchaîna et brûla la terre, mon fils poussa son premier cri. Dans ce cri et dans ceux de ses frères au moment où ils émergèrent de mon ventre, jʼentendis lʼespoir. Jʼentendis lʼamour.

— Voilà qui confirme beaucoup de nos hypothèses, commenta Caleb quand Quinn referma le journal. Et soulève dʼautres interrogations. Il ne peut sʼagir dʼune coïncidence quʼAnn ait accouché au moment même où Dent affrontait Twisse.

— Le pouvoir de la vie. Dʼune vie innocente, intervint Cybil qui compta sur ses doigts. La vie mystique. La douleur et le sang –

celui dʼAnn, de Dent, du démon et de ces gens que Twisse avait entraînés à sa suite. Intéressant aussi que Twisse soit venu jusquʼà la maison où se cachait Ann et ne rait pas découverte. Et quʼil nʼait pas davantage réussi à contaminer les habitants de la maison.

— Dent y aura sans doute veillé, non ? suggéra Layla. Il nʼaurait pas éloigné Ann sans sʼassurer de sa sécurité et de celle de ses fils. Et de leur descendance.

— Elle savait ce qui se tramait, fit remarquer Fox. Elle savait quʼau moment où Dent passerait à lʼacte, la mort attendait toutes les personnes présentes. Un sacrifice collectif.

— À qui la faute ? intervint Gage. Sans Twisse, ils nʼauraient pas été là. Et si Dent nʼavait pas agi, ils lʼauraient immolé.

— Il ne sʼagit pas moins dʼhumains, innocents de surcroît. Mais, continua Cybil sans lui laisser le temps dʼargumenter, je suis dʼaccord avec toi, en grande partie. Nous pouvons ajouter que si Giles nʼavait rien fait, ou échoué dans sa mission, lʼinfection aurait empiré au point que tous se seraient entre-tués, nourrissant la bête. Ann avait accepté cet état de fait. Moi aussi, je crois.

Quinn prit le verre de vin auquel elle nʼavait pas touché.

— Trois pour un, un pour trois, écrit-elle à propos de la pierre. La conclusion sʼimpose : trois morceaux de la pierre, un pour chacun de vous. Le truc, cʼest de la reconstituer.

— Le sang, dit Cybil, regardant tour à tour les trois hommes.

Avez-vous essayé avec votre sang ? En le mélangeant ?

— On nʼest pas stupides, quʼest-ce que tu crois ? riposta Gage, en sʼaffalant dans son fauteuil. On a essayé plus dʼune fois.

— Pas nous, observa Layla avec un haussement d'épaules. «Notre sang, son sang, leur sang », a-t-elle écrit. Le sang du démon qui coule dans nos veines, à Quinn, à Cybil et à moi. Caleb, Gage et Fox, celui de Dent et dʼAnn. En les additionnant, le compte est bon, il me semble.

— Logique. Un peu répugnant, mais pas bête, approuva Quinn qui se leva. On va essayer.

Cybil lui fit signe de se rasseoir.

— Pas ce soir. On ne se précipite pas tête baissée dans un pacte par le sang. Même à dix ans, ces trois-là savaient quʼun tel pacte requiert un rituel. Laissez-moi le temps de faire quelques recherches. Si je dois donner mon sang, je ne veux pas le gâcher – ou pire, déchaîner des forces contraires.

Quinn se ravisa.

— Bien vu. Mais cʼest dur de rester là à ne rien faire. Cinq jours que notre Grand Méchant Démon ne sʼest pas manifesté.

— Il a consommé beaucoup dʼénergie pour lʼincendie à la ferme et lʼagression de Block, expliqua Caleb qui sʼapprocha de la fenê-

tre pour contempler les ténèbres. Il recharge ses batteries. Plus cela lui prend de temps, plus la riposte sera musclée.

— Sur cette note joyeuse, je sors faire un tour, déclara Gage en se levant. Prévenez-moi quand je dois mʼouvrir le poignet.

Cybil lʼimita.

— Je tʼenverrai un texto. Bon, je monte bosser sur lʼordinateur.

On se revoit demain chez les OʼDell, les trois beaux gosses. Je mʼen réjouis à lʼavance, ajouta-t-elle, frôlant au passage lʼépaule de Fox.

— Caleb, jʼaimerais que tu jettes un coup dʼœil au grille-pain.

Caleb se tourna vers Quinn avec un froncement de sourcils.

— Le grille-pain ? Pourquoi ?

— À cause dʼun truc.

Comment un homme aussi intelligent que Caleb pouvait-il être aussi obtus ? sʼinterrogea Quinn. Il ne voyait donc pas quʼil était temps de laisser Layla et Fox en tête-à-tête ?

Elle sʼempara de sa main et lʼentraîna à sa suite, les yeux au ciel.

— Viens jeter un coup dʼœil, je te dis.

— Je ferais mieux dʼy aller, moi aussi, dit Fox quand il se retrouva seul avec Layla.

— Et si tu restais ? On nʼest pas obligés de... On peut juste dormir.

— Jʼai si mauvaise mine que ça ?

— Tu as quand même lʼair un peu fatigué.

— Ça arrive aussi quand on dort trop.

Et quand on est malheureux, songea Layla. Même quand il souriait, il y avait une ombre dans son regard.

— On pourrait sortir, suggéra-t-elle. Je connais un petit bar sympa au bord de la rivière.

Fox prit son visage entre ses mains et lui effleura la bouche dʼun baiser.

— Je ne suis pas de bonne compagnie ce soir, Layla, pas même pour moi. Je vais rentrer travailler un peu. Il faut bien que je paie les factures. Mais je te remercie de ta proposition. Je passerai te chercher demain.

— Si tu changes dʼavis, appelle-moi.

Il ne se manifesta pas. Layla passa une nuit agitée à sʼinquiéter pour lui et à se poser des questions sur elle-même. Et sʼil avait un autre cauchemar ? Elle ne serait pas là pour le réconforter.

« Arrête de délirer, se réprimanda-t-elle. Ces vingt dernières an-nées, il sʼen est sorti sans ton aide et il a vécu bien pire que des cauchemars. »

Incapable de trouver le sommeil, lʼesprit enfiévré, elle finit par se lever. Dans la cuisine, elle se prépara une tasse de thé quʼelle emporta dans le bureau.

Tandis que la maisonnée dormait, elle choisit une fiche de la couleur adéquate sur laquelle elle nota les mots-clés de leur séance de lecture. Puis elle étudia ses listes, cartes et graphiques dans lʼespoir dʼune soudaine illumination.

Les sourcils froncés, elle se concentra sur les carnets de Cybil, mais en dépit de leurs semaines de collaboration, elle était toujours incapable de déchiffrer sa sténo sibylline que Quinn appelait le Cybil-Quick. Bien quʼelle lʼait déjà raconté en détail à ses deux amies, elle rédigea à lʼordinateur un compte rendu du cauchemar de Fox et un autre, plus long, du décès de Carly.

Après quoi, elle demeura un moment à regarder par la fenêtre, mais la nuit était vide. Lorsquʼelle retourna se coucher et finit par sʼendormir, ses rêves le furent aussi.

Fox savait cacher ses sentiments. Sa profession nʼétait après tout pas si différente de celle de Gage. Le droit et le jeu avaient beaucoup de points communs. Le visage quʼil affichait face à un tribunal, un client ou un confrère nʼétait bien souvent pas le reflet de ce qui se passait en lui.

Quand il arriva avec Layla chez ses parents, son frère Ridge et sa famille étaient déjà là, ainsi que Sparrow et son ami. Avec tant de gens dans la maison, il lui était facile de détourner lʼattention.

Il présenta Layla, chatouilla son neveu, tapota le ventre de sa belle-sœur enceinte, taquina Sparrow et bavarda un moment sur le canapé avec son ami, un végétarien qui jouait du concertina et était passionné de base-bail.

Comme Layla semblait occupée, et quʼil percevait son envie de sonder son humeur, il sʼéclipsa et trouva refuge dans la cuisine.

— Hmm, sentez-moi ce tofu.

Il s approcha de sa mère, qui sʼactivait au fourneau, et la serra dans ses bras.

— Quʼy a-t-il dʼautre au menu ?

— Tous tes plats favoris.

— Arrête de faire ta frimeuse.

— Si je ne lʼétais pas, comment aurais-je fait pour te transmettre cette qualité ?

Elle se tourna vers son fils, commença son rituel des quatre baisers, mais sʼinterrompit en découvrant ses traits tirés.

— Un problème ?

— Non, jʼai travaillé tard, cʼest tout.

Quelquʼun avait convaincu Sparrow dʼaller chercher le violon dans le salon de musique et Fox en profita pour entraîner sa mère dans une danse endiablée à travers la pièce. Elle nʼavait pas été dupe, il le savait, mais elle laisserait tomber le sujet.

— Où est papa ?

— Dans la cave à vins.

Ils sʼamusaient à désigner ainsi le coin du sous- sol où ils stock-aient leurs fabrications maison.

— Jʼai fait des œufs à la diable.

— Tout nʼest donc pas perdu.

Alors que Fox inclinait sa mère en arrière comme dans un tango, Layla entra.

— Je venais voir si je pouvais être utile.

— Mais absolument, dit Joanna qui se redressa et tapota la joue de son fils. Que savez-vous des artichauts ?

— Euh... il sʼagit dʼun légume.

Joanna courba lʼindex avec un sourire malicieux.

— Par ici, jeune demoiselle.

Layla préférait avoir les mains occupées, et elle se sentit très à son aise quand Brian OʼDell lui tendit un verre de cidre accompagné dʼun baiser sur la joue pour faire bonne mesure.

La cuisine était un lieu de passage obligé qui bruissait de conversations animées. Cybil arriva avec un plant de trèfle nain, Caleb avec un pack de six bouteilles de la bière préférée de Brian. Elle vit Sparrow, qui portait bien son prénom avec son allure aérienne et mutine, sortir avec son neveu dans le jardin pour quʼil coure après les poules. Et il y avait Ridge, avec ses yeux rêveurs et ses grandes mains, qui lançait son fils en lʼair.

«Cette maison respire le bonheur », se dit Layla en entendant les rires et les cris du garçon. Même Ann avait été un peu heureuse ici.

— Savez-vous ce quʼa Fox ? demanda Joanna à mi-voix, tandis quʼelles sʼaffairaient côte à côte.

— Oui.

— Pouvez-vous me le dire ?

Layla jeta un regard à la ronde. Fox était ressorti. Il ne tenait pas en place.

— Il mʼa parlé de Carly.

Joanna hocha la tête en silence sans cesser de préparer ses lé-

gumes.

— Il lʼaimait beaucoup.

— Oui, je sais.

— Cʼest bien quʼil ait été capable de se confier à vous, et que vous compreniez. Elle lʼa rendu heureux, puis lui a brisé le cœur.

Si elle avait vécu, elle lui aurait brisé le cœur dʼune autre façon.

— Je ne comprends pas.

Joanna se tourna vers Layla.

— Elle ne lʼaurait jamais accepté tel quʼil est, dans son entier. Et vous, le pouvez-vous ?

Avant que Layla ait le temps de répondre, Fox poussa la porte, son neveu accroché sur son dos comme un singe.

— Débarrassez-moi de cette chose !

D autres dʼinvités se pressèrent encore dans la cuisine, les verres se remplirent et Ton fit honneur aux amuse-gueules disposés sur des plats couvrant la solide table en chêne. Sage fit son entrée au milieu de ce brouhaha festif, la main dans la main avec une jolie brune aux yeux noisette qui ne pouvait être que Paula.

— Je boirais bien un peu de ça, déclara Sage qui saisit une bouteille de vin et sʼen servit un grand verre. Pas Paula, par contre, ajouta-t-elle avec un rire excité. Nous attendons un bébé !

Radieuse, elle se tourna vers Paula qui lui caressa la joue. Elles sʼembrassèrent tandis que les félicitations fusaient dans la cuisine de la vieille ferme.

— Nous attendons un bébé, répéta Sage avant de se jeter dans les bras de Fox. Beau travail.

Elle étreignit tour à tour ses parents, puis son frère et sa sœur, tandis que Fox demeurait planté là, lʼair hébété.

Au milieu de ces effusions, Layla vit Paula sʼapprocher de lui et, comme à Sage, lui caresser le visage, puis presser sa joue contre la sienne.

— Merci, Fox.

Layla vit la lumière revenir dans son regard. La tristesse sʼévanouit, chassée par la joie. Les yeux embués, elle le regarda embrasser Paula, et enlacer sa sœur, tous trois unis en cet instant.

Puis Joanna apparut dans le champ de vision de Layla et sʼarrêta devant elle. Elle lʼembrassa sur le front, sur les joues et, pour finir, lui effleura la bouche.

— Je viens juste dʼavoir la réponse à ma question, murmura-t-elle.

Le week-end glissa doucement vers le lundi, et le calme régnait toujours sur Hollow. Toute la matinée, le temps demeura obstiné-

ment pluvieux avec, à la clé, une fraîcheur inhabituelle pour un mois dʼavril. Les agriculteurs labouraient néanmoins leurs champs et les bulbes étaient en pleine floraison. Le magnolia derrière le cabinet de Fox sʼétait couvert de superbes corolles roses et celles encore fermées des tulipes jaunes et rouges sʼagitaient dans la brise. Le long de High Street, les poiriers étaient en fleur. Un nettoyage de printemps général avait redonné aux fenêtres et vitrines tout leur éclat après la grisaille hivernale. Et quand, vers midi, la pluie cessa enfin, la ville que Fox aimait tant rutilait tel un joyau niché au pied des montagnes.

Profitant du rayon de soleil – il souhaitait quʼil fasse beau pour ce quʼil avait en tête –, il prit Layla par la main et la fit lever de son bureau.

— On va faire un tour.

— Jʼétais juste en train de...

— Ça peut attendre notre retour. Jʼai vérifié sur lʼagenda, nous avons le temps. Vois-tu cette étrange lumière inhabituelle là, dehors ? Cʼest ce quʼon appelle le soleil. Viens prendre un peu lʼair.

Pour couper court à toute protestation, il lʼentraîna dehors et ferma la porte à clé.