— Ann a dit quʼil cherchait à exploiter nos faiblesses.

— Il faut davantage quʼun serpent ou une araignée pour mʼeffrayer, ricana Gage, ce qui lui valut un sourire en coin de la part de Cybil.

— Et quʼest-ce qui tʼeffraie ? sʼenquit-elle.

— Le fisc et les filles qui sortent des mots comme ophidiophobie.

Layla se massa la nuque dʼun geste las.

— Tout le monde a ses points faibles, observa- t-elle. Il saura sʼen servir contre nous.

— On devrait faire une pause et te ramener à la maison, suggéra Fox en la scrutant. Tu as mal à la tête. Je le vois dans tes yeux, sʼempressa-t-il dʼajouter comme elle se crispait. Je vais fermer le cabinet.

— Bonne idée, approuva Quinn avant que Layla nʼait le temps dʼémettre une objection. On va rentrer. Layla prendra une aspirine, peut-être un bain chaud. Et Cybil préparera le repas.

— Ben voyons, lâcha lʼintéressée, avant de lever les yeux au ciel devant le sourire de Quinn. Bon, dʼaccord, je préparerai le repas.

Après le départ des filles, Fox se planta au milieu de la réception et la balaya du regard.

— Rien ici, fiston, fit remarquer Gage.

— Plus maintenant. Nous lavons tous senti, répondit Fox avec un coup d œil à Caleb qui approuva dʼun hochement de tête.

— Ce n ;était pas le fruit de son imagination, acquiesça Gage, et elle Ta affronté. Le trio ne comporte pas de maillon faible, c est un point positif.

Fox pivota vers lui.

— Elle lʼa affronté seule.

— On est six, Fox, fit remarquer Caleb dʼune voix posée. On ne peut pas être ensemble, ou même à deux, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faut bien quʼon travaille, quʼon dorme, quʼon vive. Il en a toujours été ainsi.

— Elle connaît les règles, ajouta Gage. Comme nous tous.

— Il ne sʼagit pas dʼun foutu match de hockey, rétorqua Fox.

— Et ce nʼest pas Carly, lui rappela Caleb.

Un silence de plomb sʼabattit sur la pièce.

— Ce nʼest pas Carly, répéta-t-il avec plus de douceur. Ce qui sʼest produit aujourdʼhui nʼest pas plus ta faute quʼil y a sept ans.

Si tu continues à traîner cette culpabilité mal placée, tu ne te facilites pas la tâche, et à Layla non plus.

— Vous nʼavez ni lʼun ni lʼautre perdu un être cher dans cette histoire, riposta Fox. Alors vous ne pouvez pas savoir.

— Si, nous savons, objecta Gage en relevant sa manche pour exhiber la fine cicatrice qui lui barrait le poignet. Nous sommes là depuis le début.

Parce que cʼétait la vérité, Fox laissa échapper un soupir, et sa colère retomba.

— Nous devons mettre sur pied un système dʼalerte, reprit Caleb.

Afin que si lʼun de nous est menacé, les autres soient aussitôt prévenus.

— Entièrement d accord, dit Fox. Mais pour lʼinstant, je veux fermer le cabinet, quitter ce costume. Et boire une bière.

Lorsquʼils rejoignirent les filles, le dîner était en route et Quinn avait été réquisitionnée par le cuisinier en chef Cybil.

— Quʼest-ce qui se mitonne ? sʼenquit Caleb qui souleva le menton de Quinn et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Tout ce que je sais, cʼest que jʼai ordre de peler ces carottes et ces pommes de terre.

— Cʼest toi qui as eu lʼidée de ce dîner pour six, lui rappela Cybil avant dʼajouter à lʼadresse de Caleb : Je suis en train de vous mijoter un plat délicieux. Vous allez adorer. Et maintenant, du balai.

— Il peut éplucher les carottes, objecta Quinn.

— Fox, plutôt, proposa Caleb. Il sʼy connaît en légumes vu quʼil ne mangeait que ça chez ses parents.

— Voilà pourquoi tu dois tʼentraîner, répliqua Fox. Où est Layla ?

Il faut que je lui parle.

— En haut. Elle... euh...

Sans lui laisser le temps de finir, Fox tourna les talons et quitta la pièce.

— Voilà qui devrait être intéressant, commenta Quinn. Dommage de manquer ça.

Fox connaissait la disposition de lʼétage pour avoir aidé à y transporter les meubles lors de lʼemménagement. La porte étant ouverte, il entra droit dans la chambre de Layla, quʼil surprit en slip et en soutien-gorge.

— Il faut que je te parle.

Elle attrapa un chemisier sur le lit et le plaqua sur sa poitrine.

— Sors dʼici tout de suite !

— Je nʼen ai pas pour longtemps.

— Je me moque du temps que ça prendra. Je ne suis pas habillée !

— Quelle histoire, jʼai déjà vu des femmes en sous-vêtements !

Comme elle pointait lʼindex sans mot dire vers la porte, il transi-gea en se retournant.

— Si tu as un problème de pudeur, fit-il remarquer, tu devrais fermer ta porte.

— Nous ne sommes que des femmes ici, et je... laisse tomber.

Il entendit des bruissements de tissu, des claquements de tiroirs.

— Comment va ton mal de tête ?

— Bien, enfin je veux dire, cʼest fini. Tout va bien, donc, si cʼest tout ce que tu...

— Conseil dʼami, tu devrais descendre.

— Pardon ?

— De tes grands chevaux. Et inutile dʼespérer que je te présente des excuses pour avoir lu dans tes pensées tout à lʼheure. Ta peur était si intense quʼelle mʼa frappé de plein fouet. Ma réaction a été purement instinctive et ne fait pas de moi un voyeur télépathe.

— Tu as intérêt à maîtriser ton instinct, Fox, et en toutes circonstances. Tu me lʼas promis.

— Cʼest un peu plus délicat avec quelquʼun à qui lʼon tient en situation de crise. Tu devras faire avec. En attendant, il se pourrait que tu veuilles commencer à penser à un nouveau boulot.

— Tu me vires ?

Jugeant quʼelle devait avoir eu le temps de sʼhabiller, Fox se retourna. Lʼimage de Layla en petite tenue était encore imprimée dans son cerveau, mais il dut reconnaître quʼelle faisait aussi forte impression avec son pull-over, son jean et sa mine indignée.

— Je te suggère juste de te chercher un autre emploi où tu ne te retrouveras pas livrée à toi-même. Je ne suis pas en permanence au cabinet, et une fois que Mme Hawbaker...

— Tu veux dire que jʼai besoin dʼune baby-sitter ?

— Non. Ce que je dis, en revanche, cʼest que tu as le doigt sa-crément crispé sur la détente. Tu ne dois pas te sentir obligée de revenir au cabinet, cʼest tout. Si ça tʼinquiète, je comprendrai, et je mʼarrangerai autrement.

— Jʼai atterri je ne sais comment dans une ville où un démon vient faire joujou tous les sept ans. Crois-moi, jʼai bien dʼautres inquiétudes que ton secrétariat. Je te rappelle en outre que jʼai fait face et causé quelques dégâts.

— Je ne le nie pas, Layla.

— Cʼest pourtant lʼimpression que jʼai.

— Je ne veux pas me sentir responsable sʼil tʼarrive quoi que ce soit. Non, attends, fit-il en levant la main comme elle faisait mine de protester. Il sʼagit de mon cabinet, et de mes sentiments.

Layla inclina la tête dʼun air de défi.

— Alors tu vas devoir me mettre à la porte ou ravaler ton conseil.

À prendre ou à laisser.

— Alors je... Marché conclu. Il nous faut en tout cas un système dʼalerte plus efficace quʼune simple chaîne téléphonique.

— Comme Batman ?

Il ne put réprimer un sourire.

— Ce serait cool. On en parlera. Bon, sans rancune ? demanda-t-il alors quʼils sortaient ensemble de la chambre.

— Sans rancune.

Malgré lʼinterdiction de Cybil, les autres étaient tous rassemblés dans la cuisine. Le plat qui mijotait embaumait. Étalé de tout son long sous la petite table bistrot, Balourd, le chien de Caleb, ron-flait comme un bienheureux.

— Cette maison abrite une salle à manger digne de ce nom, fit remarquer Cybil. Idéale pour les hommes et les chiens, vu son décor actuel.

— Cybil nʼa pas un goût prononcé pour lʼambiance marché aux puces, précisa Quinn avec un sourire avant de croquer dans un bâtonnet de céleri. Tu te sens mieux, Layla ?

— Beaucoup. Je vais juste prendre un verre de vin et monter cataloguer ce dernier incident. Au fait, pourquoi mʼappeliez-vous ?

Vous avez essayé de me joindre sur mon portable et le fixe, tu disais.

— Cʼest vrai ! sʼexclama Quinn. Avec tout ça, nous avons oublié.

Notre tête chercheuse ici présente, ajouta-t-elle en désignant Cybil, a trouvé une nouvelle piste sur lʼendroit où Ann Hawkins aurait pu résider après la nuit fatidique à la Pierre Païenne.

— Dans une famille du nom dʼEllsworth, à quelques kilomètres de la colonie qui existait ici en 1652, expliqua Cybil. Elle est arrivée peu après les Hawkins, trois mois environ dʼaprès les informations que jʼai pu dénicher.

— Existe-t-il un lien ? demanda Caleb.

— Le mari et la femme venaient tous deux dʼAngleterre. Ann a appelé un de ses fils Fletcher, comme le mari. Et Mme Ellsworth était une cousine au troisième degré de la mère dʼAnn.

— Voilà ce que jʼappelle un lien, commenta Quinn.

— As-tu localisé lʼendroit ? voulut savoir Caleb.

— Jʼy travaille, répondit Cybil. Si jʼai trouvé tout ça, cʼest quʼun des descendants des Ellsworth vivait à Valley Forge avec George, et quʼun des descendants dudit George a écrit un livre sur la famille. Jʼai réussi à le joindre – bavard, le type.

— Avec Cybil, ils sont toujours très loquaces, commenta Quinn.

— Eh oui. Il a confirmé que les Ellsworth sʼintéressaient à une ferme à louest de la ville, un endroit appelé Hollow Creek.

— Il nous suffit donc... enchaîna Quinn, qui sʼinterrompit net devant lʼexpression de Caleb. Quoi ?

Elle se tourna vers Fox que ce dernier fixait en silence.

— Quʼy a-t-il ? insista-t-elle.

— Certains lui donnent encore ce nom, répondit Fox. Ou le faisaient en tout cas quand mes parents ont acheté le terrain il y a trente-trois ans. Cʼest la ferme de ma famille.

6

Il faisait nuit noire quand Fox se gara derrière la camionnette de son père. Étant donné lʼheure tardive, il nʼavait pas voulu envahir ses parents avec ses cinq compagnons pour ce qui sʼapparentait à une chasse au trésor.

Ils auraient fait face, aucun doute là-dessus. La maison des Barry-OʼDell avait toujours été ouverte à tous, quelle que soit lʼheure.

Pour les remercier de leur hospitalité, on pouvait nourrir les poules, traire les chèvres, désherber une plate-bande, fendre du bois.

Toute son enfance, Fox avait vu la maison bruyante et animée.

Cʼétait encore souvent le cas aujourdʼhui. Il adorait cette construction en pierre et bois, un brin anarchique avec son grand porche, ses saillies originales et ses volets peints (actuellement dʼun rouge impertinent). Même sʼil avait la chance de fonder un jour sa propre famille, cet endroit demeurerait à jamais son foyer.

Il fut accueilli par de la musique dans le vaste séjour qui se caractérisait par un mélange excentrique de styles, et des associations audacieuses de couleurs et de textures. Chaque meuble avait été fabriqué à la main, pour la plupart par son père.

Lampes, tableaux, vases, coupes, coussins, plaids, bougies...

tous ces objets étaient des créations originales de parents ou d amis.

Avait-il apprécié ce décor, enfant ? Sans doute pas. C était chez lui, point final.

Deux chiens jaillirent du fond de la maison et lʼaccueillirent à grand renfort dʼaboiements et de battements de queue. Ils avaient toujours eu des chiens. Ceux-ci, Mick et Dylan, étaient des bâ-

tards sauvés de la fourrière – comme tous les autres. Fox sʼaccroupit et les caressa tour à tour. Son père arriva dans leur sillage.

— Eh, fit-il avec un grand sourire ravi. Comment vas-tu ? Tu as mangé ?

— Oui.

— Viens, nous sommes encore à table et il y a de la tourte aux fruits en dessert.

Brian jeta le bras autour des épaules de son fils et lʼentraîna vers la cuisine.

— Jʼavais lʼintention de passer aujourdʼhui, comme je travaillais en ville, expliqua-t-il, mais jʼai été retenu. Regarde qui jʼai trouvé, dit-il à Joanna. Il a dû entendre parler de la tourte.

— Cʼest lʼunique sujet de conversation en ville, plaisanta Fox qui contourna lʼimposant billot de boucher pour embrasser sa mère.

La cuisine embaumait les herbes, les bougies, et la soupe qui mijotait sur le fourneau.

— Avant que tu me poses la question, jʼai déjà mangé, ajouta Fox, sʼasseyant sur une chaise quʼil avait aidé à fabriquer à treize ans.

— Tu reviens habiter ici ? plaisanta Brian en sʼemparant de sa cuillère pour la plonger dans son assiette de soupe aux lentilles et riz complet.

— Non, répondit-il en riant, conscient toutefois que la porte lui serait toujours ouverte. Le bâtiment principal de la ferme date dʼavant la guerre de Sécession, cʼest bien ça ?

— Des années 1850, confirma Joanna. Tu le sais.

— Oui, mais je me demandais si elle nʼavait pas été érigée sur une construction antérieure.

— Possible, répondit son père. La cabane en pierre est plus ancienne ; il paraît donc raisonnable de supposer quʼil y avait dʼautres bâtiments à une époque.

— Tu as fait des recherches, je mʼen souviens.

— Cʼest vrai, intervint Joanna qui sonda son regard. Il y avait sur ces terres des peuples qui les cultivaient avant que lʼhomme blanc ne les en chasse.

— Je ne parle pas de la population indigène exploitée par lʼenvahisseur, objecta Fox qui nʼavait aucune envie dʼentamer ce débat-là. Je mʼintéresse davantage à ce que vous pourriez savoir sur lʼépoque juste après lʼinstallation des premiers colons.

— Et lʼarrivée de Lazarus Twisse à Hollow, ajouta sa mère.

— Cʼest ça.

— Je sais que ces terres étaient cultivées et connues sous le nom de Hollow Creek. Jʼai quelques documents là-dessus. Pourquoi, Fox ? Nous sommes loin de la Pierre Païenne, et à lʼexté-

rieur de la ville.

— Nous pensons que cʼest ici quʼAnn Hawkins a donné naissance à ses fils et séjourné deux ans.

— Dans cette ferme ? sʼétonna Brian. Comment ça ?

— Elle tenait un journal intime – je vous en avais parlé –, or il manque les volumes qui concernent justement ces deux années.

Si nous parvenions à les retrouver...

— Cʼétait il y a trois siècles, lʼinterrompit Joanna.

— Je sais, mais nous devons essayer. Si nous pouvions y faire un saut demain matin, avant lʼouverture du cabinet...

— Tu nʼas pas à demander, tu le sais, répondit Brian. Nous serons là.

Joanna garda le silence un instant.

— Je vais chercher la tourte tant attendue, mur- mura-t-elle finalement.

Elle se leva et effleura de la main lʼépaule de son fils.

Fox aurait voulu garder ses parents en dehors de cette histoire.

Quand il emprunta les routes familières en direction de la ferme, aux premières lueurs du jour, il sʼefforça de se convaincre que cette quête ne les y entraînerait pas davantage. Même sʼils prouvaient quʼAnn avait séjourné dans la propriété, même sʼils trouvaient les volumes manquants de son journal, cela ne changerait rien au fait que la ferme faisait partie des zones sûres.

Aucune de leurs trois familles nʼavait jamais été touchée. Même si la menace était plus précoce et plus brutale cette fois, pas question que cela change. Il ne le permettrait pas.

Il se gara devant la ferme juste derrière Caleb et Gage.

— Jʼai deux heures, annonça-t-il en descendant. Sʼil faut davantage de temps, je peux déplacer un ou deux rendez-vous. Sinon, ça devra attendre demain. Jʼai mon samedi libre.

— On va sʼarranger, répondit Caleb qui sʼécarta afin que Balourd et les chiens de la maison puissent se renifler et reprendre contact.

— Voilà les filles, annonça Gage en indiquant la route du menton.

Ta bourgeoise est prête à se jeter à lʼeau, Hawkins ?

— Si elle dit quʼelle lʼest, elle lʼest, affirma Caleb avec une assurance quʼil était loin dʼéprouver.

Il sʼavança vers la voiture et prit Quinn à part, tandis que le petit groupe descendait.

— Je ne sais pas si je vais pouvoir tʼaider, commença-t-il.

— Caleb...

— Nous en avons discuté hier soir, je sais, mais jʼai le droit dʼêtre obsessionnel avec la femme que jʼaime.

— Absolument, répondit Quinn qui noua les bras autour de son cou et lui sourit avec un pétillement au fond de ses yeux bleus.

Obsède-moi.

Il embrassa sa bouche offerte, savoura un instant leur baiser.

— Je ferai ce que je peux, mais le fait est que je viens dans cette ferme depuis toujours. Plus jeune, cʼétait pour ainsi dire ma deuxième maison, et je nʼai jamais eu le moindre flash du passé, dʼAnn ou autre.

— Pour autant que nous sachions, Giles Dent nʼa jamais mis les pieds dans cet endroit – et pas davantage les autres gardiens avant lui. Si Ann a séjourné ici, cʼétait sans lui. Sur ce coup-là, cʼest à moi de jouer, Caleb.

— Je sais, dit-il avant dʼeffleurer de nouveau ses lèvres. Mais fais attention à toi, Blondie.

— Quelle maison magnifique, dit Layla à Fox. Et merveilleusement située. Pas vrai, Cybil ?

— On dirait une toile de Pissarro. Quel genre dʼagriculture est-ce quʼon pratique ici, Fox ?

— Une agriculture familiale bio, je dirais. À cette heure-ci, mes parents sont sûrement derrière à sʼoccuper des animaux.

— Des vaches ? sʼenquit Layla qui lui emboîta le pas.

— Non. Des chèvres pour le lait. Des poules pour les œufs. Des abeilles pour le miel. Légumes, herbes aromatiques, fleurs. Tout est consommé sur place et lʼéventuel surplus vendu au marché ou échangé.

Il flottait dans lʼair frais du matin une odeur animale exotique pour ses narines de fille de la ville. Elle remarqua un pneu, qui faisait office de balançoire, suspendu à la branche épaisse et noueuse de ce quʼelle pensait être un sycomore.

— Ça a dû être génial de grandir ici.

— Ça lʼétait, oui, même si je ne le pensais sans doute pas quand je devais déblayer le fumier de poule à la pelle ou arracher les liserons.

De la basse-cour montait le caquetage affairé et pressant des poules. Lorsquʼils tournèrent à lʼangle de la maison, Fox aperçut sa mère qui lançait du grain aux volailles, son jean glissé dans ses vieilles bottes en caoutchouc, une chemise écossaise élimée sur un pull-over en polaire, sa longue tresse épaisse dans le dos.

Ce fut à son tour dʼavoir un flash du passé. Il la revit soudain, ef-fectuant la même tâche par un matin dʼété radieux, sauf quʼelle était vêtue dʼune longue robe bleue et portait sa sœur cadette, encore bébé, dans un châle noué autour du buste. Et elle chan-tait, se rappela-t-il. Comme si souvent lorsquʼelle sʼaffairait.

Comme aujourdʼhui encore, tandis que son père trayait les chè-

vres dans lʼenclos voisin.

Lʼamour quʼéprouvait Fox pour eux était presque impossible à contenir.

Sa mère lʼaperçut et lui sourit.

— Tu as bien choisi ton moment pour éviter les corvées, plaisanta-t-elle.

— Jʼai toujours été doué pour ça.

Joanna éparpilla le reste du grain à la volée avant de poser son seau et de rejoindre son fils. Elle lʼembrassa – sur le front, une joue après lʼautre, puis lui effleura les lèvres.

— Bonjour, dit-elle, avant de faire de même avec Caleb. Jʼai entendu dire quʼil y avait du nouveau dans ta vie, ajouta-t-elle à lʼadresse de ce dernier.

— Exact. Voici Quinn. Quinn, je te présente Joanna Barry, lʼélue de mon cœur d enfant.

— À lʼévidence, je vais avoir du mal à mʼaligner. Enchantée de vous rencontrer.

— Le plaisir est partagé, répondit Joanna qui tapota gentiment le bras de Quinn, puis se tourna vers Gage. Où étais-tu passé ?

Pourquoi n es-tu pas venu me voir ?

Elle lʼembrassa, puis lui donna une accolade vigoureuse, quʼil lui rendit de bon cœur, nota Cybil.

— Vous mʼavez manqué, murmura-t-il, les yeux clos, en la rete-nant dans ses bras.

— Alors ne pars pas aussi longtemps, répliqua Joanna qui se dé-

gagea de son étreinte. Bonjour, Layla, je suis contente de vous revoir. Et vous devez être Cybil.

— En effet. Vous avez une ferme magnifique, madame Barry.

— Merci. Ah, voilà mon mari.

— Ce sont des chèvres LaMancha ? sʼenquit Cybil, ce qui lui valut un nouveau regard appuyé de la part de Joanna.

— Cʼest exact, répondit celle-ci. Vous nʼavez pourtant pas lʼair dʼune bergère.

— Jʼen ai vu il y a quelques années dans lʼOregon. La pointe relevée des oreilles est caractéristique. Leur lait possède une haute teneur en matière grasse, nʼest- ce pas ?

— Encore exact. Vous voulez goûter ?

— Jʼen ai déjà eu lʼoccasion. Il est excellent, et fabuleux pour la pâtisserie.

— Je ne peux quʼapprouver. Brian, voici Cybil, Quinn et Layla.

— Enchanté de... eh, nous nous connaissons déjà, dit-il à Layla.

Enfin, si on veut. Je vous ai vue hier dans Main Street.

— Vous remplaciez la porte de la librairie. Et jʼai trouvé réconfortant quʼil y ait des gens capables de réparer ce qui a été cassé.

— Cʼest ma spécialité. Félicitations, Caleb, dit-il avec un clin dʼœil à lʼintéressé et une accolade. Quant à toi, il serait grand temps, ajouta-t-il à lʼadresse de Gage à qui il donna lʼaccolade à son tour.

Vous voulez prendre le petit-déjeuner ?

— Nous nʼavons pas beaucoup de temps, désolé, sʼexcusa Fox.

— Pas de problème. Je rentre le lait, Joanna.

— Je vais chercher les œufs. Mets la bouilloire sur le feu pour le thé, Brian. Il fait froid ce matin.

Joanna se tourna vers son fils.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, ou si nous pouvons aider, fais-nous signe.

— Merci.

Dʼun geste, Fox entraîna le groupe à lʼécart, tandis que sa mère entreprenait de ramasser les œufs dans un panier.

— Par où voulez-vous commencer ? Lʼintérieur ?

— Nous savons que la maison nʼexistait pas encore à lʼépoque, fit Quinn en se tournant vers Fox pour confirmation.

— Elle a été construite environ un siècle plus tard, mais peut-être sur des fondations plus anciennes, je ne sais pas au juste. Quant à la cabane, là-bas, enfin, ce quʼil en reste, elle est dʼorigine.

— Pour une petite famille qui aurait accueilli une femme et ses trois bébés, cʼest trop petit, fit remarquer Layla en regardant les murs encore debout.

— Un fumoir, peut-être, suggéra Cybil. Ou un abri pour les animaux. Mais le fait quʼil soit en grande partie préservé est intéressant. Il pourrait y avoir une raison.

Songeuse, Quinn étudia longuement la cabane, le terrain, puis la grande ferme en pierre.

— On va commencer par la maison, décida- t-elle. Jʼobtiendrai peut-être quelque chose en en faisant le tour. Sinon, on essaiera à lʼintérieur puisque les parents de Fox sont dʼaccord. Et sʼil nʼy a toujours rien... eh bien, il restera le terrain, ce bosquet là-bas, les champs et la cabane en ruine. On croise les doigts, dʼaccord ?

Elle croisa les doigts de la main gauche et tendit la droite à Caleb.

— La clairière dans les bois est un lieu sacré et magique. Et la pierre a fait jaillir les visions aussitôt. Le grenier dans la bibliothè-

que aussi. Je nʼai rien eu à faire. Là, je ne sais pas trop comment mʼy prendre.

— Pense à Ann, lui conseilla Caleb.

Quinn visualisa Ann Hawkins telle quʼelle lui était apparue la première fois, sa longue chevelure dʼor flottant sur les épaules alors quʼelle revenait de la rivière avec ses seaux dʼeau, encombrée par son ventre énorme, le visage rayonnant dʼamour pour lʼhomme qui lʼattendait. Puis elle se remémora la deuxième vision, de nouveau mince dans sa robe modeste. Plus âgée. Plus mé-

lancolique.

Lʼair vif picotait les joues de Quinn tandis quʼelle foulait lʼherbe hivernale coriace et les graviers, enjambait les pierres. Elle tenait fermement la main de Caleb, consciente quʼil sʼefforçait dʼamplifier ses capacités grâce aux siennes.

— Je nʼy arrive pas. Je nʼarrête pas de tʼentrapercevoir enfant, avoua-t-elle avec un petit rire. Quand tu avais encore besoin de tes lunettes. Adorable. Je vous vois gambader tous les trois, avec un garçon plus jeune et une fille. Il y a aussi une autre fillette qui marche tout juste. Elle est si mignonne.

— Tu dois remonter plus loin, dit-il en lui serrant brièvement la main. Je suis à fond avec toi.

— Cʼest peut-être ça le problème. Jʼai lʼimpression de capter tes souvenirs, comme des interférences, expliqua Quinn qui lui pressa à son tour la main avant de la lâcher. Je pense que je dois essayer seule. Laisse-moi une certaine marge de manœuvre. Dʼaccord, tout le monde ? Jʼai besoin dʼun peu dʼespace.

Elle pivota, gagna lʼangle de la maison quʼelle contourna. Une bâ-

tisse solide, songea-t-elle, et, comme lʼavait fait remarquer Layla, magnifique. Dans les massifs en sommeil, pointaient çà et là les premières pousses tendres de jonquilles, de tulipes, de jacinthes, ainsi que les lys qui prendraient la relève en été.

Une odeur de feu de bois lui chatouilla les narines. Il devait y avoir des cheminées à lʼintérieur. Évidemment. Quelle vieille ferme aussi belle que celle-ci ne posséderait pas de cheminées devant lesquelles se pelotonner par les froides soirées dʼhiver.

Elle était assise dans une pièce éclairée par une flambée et la lueur dʼune unique chandelle. Elle ne pleurait pas quoiquʼelle ait le cœur gros. Une plume à la main, Ann noircissait de son écriture soignée les pages de son journal.

Nos fils ont huit mois. Ils sont superbes et en pleine santé. Je te retrouve en eux, mon bien-aimé. Te voir dans leurs yeux me ré-

conforte et me peine à la fois. Je me porte bien. La bonté de ma cousine et de son mari est sans bornes. Nous sommes sans nul doute un fardeau pour eux, mais jamais ils ne nous le font sentir.

Durant quelques semaines avant, puis après la naissance de nos fils, jʼai été à peine capable dʼaider ma cousine. Pourtant, elle ne sʼen est jamais plainte. Même aujourdʼhui, avec les petits qui ré-

clament mes soins, je ne peux faire autant que je le souhaiterais pour lui exprimer ma gratitude, ainsi quʼau cousin Fletcher.

Cependant, je raccommode et ravaude. Honor et moi fabriquons des savons et des bougies que Flet- cher va troquer.

Ce nʼest pas ce que jʼaimerais écrire, mais je trouve si difficile de coucher ces mots sur le papier Ma cousine mʼa appris que la jeune Hester Deale sʼétait noyée dans lʼétang dʼHawkins Wood.

Elle tʼa condamné cette nuit-là, comme tu lʼavais prédit. Elle mʼa condamnée, moi aussi. Nous savons quʼelle nʼa pas agi de son gré, tout comme ce nʼest pas de son gré quʼa été conçue lʼinfortunée orpheline quelle laisse derrière elle.

La bête est dans cet enfant, Giles. Tu mʼas dit et répété que ton action changerait lʼordre des choses, purifierait le sang. Le sacrifice que tu as consenti, et les enfants et moi avec toi, était nécessaire. Par des nuits telles que celle-ci, quand je me sens si seule, quand mon cœur se gonfle de chagrin pour une fille perdue que je connaissais, je me prends à redouter que ce qui a été fait, que ce qui sera fait ne suffise pas. Je déplore que tu te sois sacrifié pour rien. Jamais nos enfants ne connaîtront le visage de leur père, ni la douceur de ses baisers.

Je vais prier pour garder la force et le courage dont tu me pensais habitée. Je vais prier pour les retrouver au lever du soleil. Ce soir, avec les ténèbres si proches, je pleure mon amour perdu.

Elle referma son journal aux premiers cris dʼun de ses fils, bientôt rejoint par ses frères. Elle se leva, sʼapprocha de la paillasse près de la sienne, et donna le sein à ses bébés, les berçant de douces paroles et de comptines.

Vous êtes mon espoir, murmura-t-elle, faisant patienter lʼun avec un peu dʼeau sucrée, tandis que les deux autres tétaient.

Les yeux de Quinn se révulsèrent. Caleb la rattrapa de justesse dans ses bras.

— Il faut la porter à lʼintérieur.

À longues enjambées rapides, il gagna en hâte le porche du pi-gnon. Fox le devança pour ouvrir la porte qui donnait directement dans le salon de musique.

— Je vais chercher de lʼeau.

— Il va lui falloir plus que ça, intervint Cybil en lui emboîtant le pas. Où se trouve la cuisine ?

Il la lui indiqua et prit la direction opposée.

Layla sʼempara dʼun plaid étalé sur le dossier dʼun petit canapé, tandis que Caleb étendait Quinn, qui frissonnait, sur les coussins.

— Ma tête, articula-t-elle. Ma pauvre tête. Jʼai explosé lʼéchelle de Richter. Si ça se trouve, je suis malade. Ô mon Dieu, jʼai envie de...

Elle se redressa dʼun bloc et posa les pieds par terre, la tête pendant entre les genoux. Elle inspira et expira profondément tandis que Caleb lui massait les épaules.

— Tiens, bois un peu dʼeau, fit Layla en sʼaccroupissant devant elle pour lui tendre le verre que Fox était allé chercher.

— Vas-y doucement, lui conseilla Caleb. Ne te redresse pas tant que tu ne te sens pas prête. Respire lentement.

Quinn remarqua le seau en laiton que Gage avait posé près dʼelle par précaution.

— Bonne idée, mais je suis à peu près sûre que je ne vais pas en avoir besoin.

Elle se redressa avec précaution et appuya sa tête douloureuse contre lʼépaule de Caleb.

— Cʼétait intense.

— Je sais.

Il lui effleura la tempe dʼun baiser.

— Cʼétait Ann. Elle écrivait dans son journal.

— Tu as beaucoup parlé, dit Caleb.

— Pourquoi nʼai-je pas pensé à allumer mon magnétophone ?

— Je mʼen suis occupé, dit Gage qui brandit ce dernier. Je lʼai pris dans ton sac au début de la représentation.

Quinn but lentement une gorgée dʼeau et, blanche comme un linge, leva vers Fox un regard encore trouble.

— Tes parents nʼauraient pas de la morphine, par hasard ?

— Non, désolé.

— Ça va passer, assura Caleb qui lʼembrassa à nouveau et lui massa la nuque avec douceur. Je te le promets.

— Combien de temps a duré lʼabsence ?

— Presque vingt minutes, répondit Caleb qui tourna la tête vers la porte comme Cybil revenait, une grande tasse à la main.

— Tiens, dit-elle en caressant la joue de Quinn. Ça va te faire du bien.

— Cʼest quoi ?

— De la tisane. Allez, sois une grande fille, lʼencouragea Cybil avant de porter la tasse à ses lèvres. Ta mère a un assortiment impressionnant de tisanes maison, Fox.

— Peut-être, bougonna Quinn, mais celle-ci a un goût de...

Lʼarrivée de Joanna la coupa net dans son élan.

— Ce mélange est assez infect, mais il vous fera du bien. Laisse-moi mʼoccuper dʼelle, Caleb.

Joanna prit la place de Caleb sur le canapé et appuya les pouces sur deux points à la base du cou de Quinn.

— Essayez de vous détendre. Voilà, cʼest mieux. Inspirez lʼoxy-gène, expirez la tension et la douleur. Cʼest bien. Êtes-vous enceinte ?

— Pardon ? Euh... non.

— Il y a un point ici, expliqua la mère de Fox qui prit la main gauche de Quinn et pressa le tendon entre le pouce et lʼindex. Cʼest efficace, mais formellement déconseillé aux femmes enceintes.

— LʼUnion de la Vallée, intervint Cybil.

— Vous connaissez lʼacupression ?

— Elle connaît tout, affirma Quinn qui se sentait déjà moins op-pressée. Ça va mieux. Beaucoup mieux. De fulgurante, la douleur est redescendue à gênante. Merci.

— Vous devriez vous reposer un peu. Caleb peut vous conduire à lʼétage si vous le souhaitez.

— Merci, mais...

— Caleb, coupa Layla, tu devrais la ramener à la maison. Moi, je peux aller au bureau avec Fox. Cybil, tu peux reconduire Gage chez Caleb, non ?

— Je peux, oui.

— Nous nʼavons pas terminé, objecta Quinn. Nous devons dé-

couvrir où elle a caché son journal.

— Pas aujourdʼhui.

— Elle a raison, Blondie. Tu nʼas plus lʼénergie pour un deuxième round, approuva Caleb qui, histoire de régler la question, la souleva dans ses bras.

— Difficile de protester. Bon, eh bien, jʼimagine quʼon sʼen va.

Merci, madame Barry.

— Appelez-moi Joanna.

— Merci, Joanna. Et désolée dʼavoir gâché votre matinée.

— Revenez quand vous voulez. Fox, ouvre la porte à Caleb, tu veux ? Layla ?

Joanna retint la jeune femme, tandis que les autres sortaient.

— Bien joué.

— Pardon ?

— Vous avez fait en sorte que Quinn et Caleb aient un peu de temps en tête à tête, ce qui est exactement ce dont ils ont besoin, tous les deux. Jʼai un service à vous demander.

— Je vous en prie

— Sʼil y a quoi que ce soit que nous puissions ou devrions faire, sʼil vous plaît, prévenez-moi. Fox ne le fera pas. Il est très protec-teur envers ceux quʼil aime. Parfois trop.

— Je ferai de mon mieux.

— Merci.

Fox attendait Layla à lʼextérieur.

— Tu nʼes pas obligée de venir au cabinet.

— Caleb et Quinn ont besoin dʼun peu de tranquillité, et jʼaime autant travailler.

— Emprunte la voiture de Quinn, ou celle de Cybil, et va faire du shopping. Un truc normal, quoi.

— Le travail est un truc normal. Essaies-tu de te débarrasser de moi ?

— Jʼessaie de te ménager une pause.

— Ce nʼest pas moi qui ai besoin dʼune pause, mais Quinn, rétorqua Layla. Je vais au bureau pour la journée, annonça-t-elle à Cybil qui approchait avec Gage, à moins que tu nʼaies besoin de moi à la maison.

— Pas de souci, assura celle-ci. À part entrer les réjouissances de ce matin dans lʼordinateur, il nʼy a pas grand-chose à faire tant quʼon nʼa pas retrouvé les volumes manquants du journal.

— Nous misons beaucoup sur ce journal, fit remarquer Gage.

— Cʼest lʼétape suivante, répondit Cybil avec un haussement dʼépaules.

— Tout laisse à penser quʼelle a continué dʼécrire ici, mais jʼai vé-

cu dans cette maison, et jamais je nʼai perçu le moindre signe qui étayerait cette hypothèse, observa Fox. Hier soir encore, jʼai parcouru toute la maison, le jardin, la cabane, les bois alentour. Rien.

— Tu as peut-être besoin de moi, hasarda Layla.

Il la sonda du regard.

— Cʼest peut-être quelque chose quʼon doit faire ensemble, reprit-elle. On pourrait essayer. Il reste encore un peu de temps...

— Pas aujourdʼhui. Pas quand mes parents sont là, au cas où...

Demain, ils seront absents toute la matinée ; ma mère sera à lʼatelier de poterie, et mon père au marché. On reviendra à ce moment- là.

— Bonne idée, approuva Cybil. Bon, cow-boy, en selle, ajouta-t-elle à lʼadresse de Gage en désignant la Mini Cooper de Quinn.

Elle attendit dʼavoir démarré et contourné le pick- up de Fox pour demander :

— Quel danger redoute-t-il auquel il ne veut pas exposer ses parents ?

— Rien nʼest jamais arrivé chez eux, ni chez les parents de Caleb. Mais pour autant que nous le sachions, ils nʼont jamais été liés à tout ça jusquʼà présent. Alors qui sait ?

Cybil réfléchit en conduisant.

— Ce sont des gens sympas.

— Les meilleurs.

— Tu as passé beaucoup de temps chez eux quand tu étais gamin.

— Oui.

— Dis donc, tu ne te tais jamais ? sʼexclama-t-elle au bout dʼun moment. Quel moulin à paroles !

— Jʼadore le son de ma voix.

Elle laissa le silence se prolonger encore dix secondes.

— Nouvelle tentative : comment tʼen es-tu sorti à ta partie de poker ?

— Pas mal. Tu joues ?

— Jʼai cette réputation.

— Et tu assures ?

— Je mets un point dʼhonneur à assurer dans tout ce que je fais.

En fait...

Au détour du virage, Cybil aperçut lʼénorme chien noir planté au milieu de la route, à quelques mètres de la voiture. Elle résista au réflexe dʼécraser en catastrophe la pédale de frein.

— Accroche-toi, dit-elle froidement, choisissant au contraire dʼappuyer à fond sur lʼaccélérateur.

Le molosse découvrit des crocs étincelants pareils à des coute-las, puis bondit, toutes griffes dehors.

Le choc qui ébranla la voiture fut terrible. Le cœur au bord des lè-

vres, Cybil eut toutes les peines du monde à en garder le contrôle. Le pare- brise explosa et des flammes jaillirent du capot.

Une fois encore, elle se retint de freiner et négocia un demi-tour serré sur les chapeaux de roues. Elle voulut de nouveau foncer sur le chien, mais il avait disparu.

Le pare-brise était intact, le capot aussi.

— Saloperie, saloperie, répétait-elle en boucle.

— Fais demi-tour et fichons le camp dʼici, dit Gage qui posa la main sur une des siennes, crispées sur le volant.

Froide, mais ferme, remarqua-t-il.

— Oui... dʼaccord, répondit Cybil.

Elle fut parcourue dʼun violent frisson, puis sʼexécuta et repartit dans la bonne direction.

— Bon, je disais quoi avant dʼêtre interrompue ?

Impressionné par son sang-froid, Gage ne put sʼempêcher de rire.

— Tu as des nerfs dʼacier, ma vieille.

— Tout ce que je sais, cʼest que je voulais le tuer. Et puis, ce nʼest pas ma voiture. Si je lʼavais bousillée en écrasant ce maudit dé-

mon à quatre pattes, çʼaurait été le problème de Q, fanfaronna Cybil, bravache, alors quʼelle avait lʼestomac en compote. Cʼétait sans doute stupide parce que, quand le pare- brise a explosé, je ne voyais plus rien... On aurait pu sʼemplafonner contre un arbre ou finir dans le cours dʼeau.

— Ceux qui craignent de faire un truc stupide ne vont jamais nulle part.

— Je voulais venger Layla après ce quʼil lui a fait hier. Et ce nʼest pas le genre de riposte qui risque de marcher.

— Nʼempêche, cʼétait super, murmura Gage après un silence.

Cybil laissa échapper un rire bref, puis lui coula un regard en coin et rit de nouveau.

— Cʼest vrai, maintenant que tu le dis, cʼétait super.

7

Lʼemploi du temps de Fox ne lui laissa guère le temps de réflé-

chir, ni même de ruminer. Il passa dʼun rendez-vous à une réunion, puis enchaîna avec un autre rendez-vous et termina par une conférence téléphonique. Au milieu de lʼaprès-midi, il décida de consacrer une heure de trou à faire une balade en ville, histoire de se reposer le cerveau.

Mieux, décida-t-il, il allait passer au Bowling & Fun Center voir Caleb et prendre des nouvelles de Quinn.

Lorsquʼil gagna la réception pour prévenir Layla, il la trouva en grande discussion avec Estelle Hawkins, lʼarrière-grand-mère de Caleb.

— Je croyais que nous devions nous retrouver à notre lieu de rendez-vous clandestin habituel, plaisanta-t-il en déposant un baiser sur la joue parcheminée de la vieille dame. Comment allons-nous garder notre liaison secrète, sinon ?

Les yeux dʼEstelle pétillèrent derrière les verres épais de ses lunettes.

— Toute la ville en parle, riposta-t-elle. Nous ferions aussi bien de vivre ouvertement dans le péché.

— Je monte faire mes valises.

Elle rit et lui donna une tape sur le bras.

— Avant, j espérais que tu pourrais me consacrer quelques minutes. Professionnellement.

— Pour vous, jʼai toujours le temps, professionnellement ou non.

Venez dans mon bureau. Layla prendra mes appels, dit-il avec un clin dʼœil à celle- ci, tout en prenant le bras dʼEstelle. Pour le cas où la passion nous submergerait.

— Je ferais peut-être mieux de verrouiller carrément la porte dʼentrée, lança Layla, tandis quʼil entraînait la vieille dame dans le couloir.

— Cʼest un miracle que tu puisses te concentrer sur ton travail avec une aussi jolie fille dans les parages, fit remarquer Estelle quand il eut refermé la porte du bureau derrière eux.

— Jʼai une volonté de fer. Vous voulez un Coca ?

— Tu sais quoi ? Je crois que oui.

— Deux secondes.

Il sortit un verre, y mit un glaçon et versa le soda. Estelle Hawkins comptait parmi les personnes quʼil préférait et il sʼassura quʼelle était confortablement installée avant de prendre place dans le fauteuil voisin.

— Où est Ginger ? sʼenquit-il.

Il sʼagissait de la cousine de Caleb qui vivait avec Estelle.

— Elle est allée à la banque avant la fermeture. Elle repassera me chercher. Ce ne sera pas long.

— Que puis-je faire pour vous ? Vous voulez engager des poursuites ?

Elle lui sourit.

— Je nʼimagine rien de plus ennuyeux. Je ne comprends vraiment pas pourquoi les gens passent leur temps à se traîner mutuellement devant les tribunaux.

— La faute aux avocats. Cela dit, ça vaut mieux que de sʼétriper.

La plupart du temps.

— Certains ont aussi cette détestable habitude. Mais je ne suis ici ni pour lʼun ni pour lʼautre. Il sʼagit de mon testament, Fox.

Estelle avait quatre-vingt-treize ans et il savait mieux que quiconque lʼutilité dʼavoir ses affaires en ordre bien avant dʼapprocher cet âge. Mais il nʼen avait pas moins un pincement au cœur à lʼidée dʼun monde sans elle.

— Jʼai mis à jour votre testament et votre fidéicommis il y a quelques années. Souhaitez-vous y apporter des changements ?

— Rien dʼimportant. Je possède un ou deux bijoux que je voudrais léguer à Quinn. Pour lʼinstant, mes perles et mes boucles dʼoreilles en aigue-marine vont à Frannie. Elle comprend que je souhaite les laisser à sa future belle-fille. Je lui en ai parlé et je sais que je peux lui faire confiance pour les lui donner. Mais tu mʼas dit, je mʼen souviens, que cʼest plus simple pour ceux qui restent si tout est réglé à lʼavance.

— Cʼest en général le cas, approuva-t-il, jugeant préférable de prendre des notes sur son bloc, même sʼil faisait confiance à sa mémoire pour les affaires dʼEstelle. La rédaction de ce codicille ne prendra pas longtemps. Je peux vous apporter le document à signer lundi si cela vous va.

— Cela me va très bien, mais cela ne mʼennuie pas de venir ici.

Il savait quʼelle continuait à aller à la bibliothèque presque tous les jours, mais sʼil pouvait lui éviter un déplacement, il aimait autant.

— Je vous téléphonerai quand ce sera prêt. Nous aviserons à ce moment-là. Avez-vous encore dʼautres modifications ou ajouts à apporter ?

— Non, cʼest tout. Tu as tout détaillé avec tant de clarté. Cela me donne une grande tranquillité dʼesprit, Fox.

— Et si lʼun ou lʼautre de mes petits-enfants devient avocat, il pourra sʼen occuper pour vous.

Un sourire flotta sur les lèvres dʼEstelle, mais son regard demeura sombre comme elle lui tapotait la main.

— Jʼaimerais vivre assez longtemps pour voir Caleb se marier à lʼautomne prochain. Jʼaimerais survivre aux prochains Sept et danser avec mon garçon à son mariage.

— Estelle...

— Et je ne serais pas contre danser avec toi au tien. Je pourrais accroître mes exigences dʼun cran et dire que jʼaimerais tenir le premier-né de Caleb dans mes bras. Mais je sais que cʼest beaucoup demander. Ce qui se prépare cette fois est pire que tout.

— Nous ne permettrons pas quʼil vous arrive quoi que ce soit.

Estelle laissa échapper un soupir plein dʼaffection.

— Vous veillez tous les trois sur cette ville depuis vos dix ans.

Jʼaimerais voir le jour où vous nʼaurez plus à le faire. Je ne tiens bon que pour cela, répondit-elle en tapotant de nouveau la main de Fox. Ginger ne devrait plus tarder maintenant.

Il lʼaida à se lever.

— Je vais vous raccompagner et lʼattendre avec vous.

— Nʼinterromps pas ton travail pour moi. Jʼespère que tu as prévu quelque chose dʼamusant ce week- end.

— Ce serait le cas si vous sortiez avec moi.

Elle rit et, appuyée sur le bras de Fox, quitta le bureau.

— Il fut un temps...

Quelques minutes plus tard, debout à la fenêtre, Fox regardait Ginger aider Estelle à monter dans la voiture.

— Quelle femme remarquable, commenta Layla.

— Cʼest quelquʼun, en effet. Jʼai besoin que tu me sortes sa succession. Elle veut quelques modifications.

— Dʼaccord.

— As-tu jamais imaginé que nous puissions perdre, Layla ? demanda-t-il à brûle-pourpoint, le regard perdu au loin.

La jeune femme hésita.

— Et toi ?

— Non, fit-il en la regardant. Je sais que nous finirons par gagner.

Mais ceux qui vaquent aujourdʼhui tranquillement à leurs occupations dans cette ville nʼen réchapperont pas tous.

Au lieu dʼaller faire un tour en ville, comme il en avait dʼabord eu lʼintention, Fox retourna dans son bureau et sortit une copie de son propre testament pour le réviser.

Peu après 17 heures, il reconduisit son dernier client à la porte, puis se tourna vers Layla.

— Fini pour aujourdʼhui. Prends tes affaires, on va jouer au bowling.

— Jʼen doute, mais merci quand même. Je veux aller voir comment va Quinn.

— Elle nous retrouve là-bas. Toute lʼéquipe a rendez-vous au

Bowling & Fun Center.

Layla songea à la soirée tranquille quʼelle avait prévue, avec un bol de potage, un verre de vin et un livre.

— Tu aimes le bowling ?

— Je déteste, ce qui pose problème vu quʼun de mes meilleurs amis en dirige un, répondit-il en décrochant la veste de Layla du portemanteau. Mais la pizza est bonne et il y a des flippers.

Jʼadore le flipper. De toute façon, nous avons bien mérité une petite pause.

— Jʼimagine que oui.

Il lui tendit sa veste.

— Vendredi soir à Hollow ? Cʼest au Bowling &Fun Center quʼil faut être.

Elle sourit.

— Dans ce cas... On peut y aller à pied ?

— Tu lis dans mes pensées, au sens figuré. Jʼai eu des fourmis dans les jambes toute la journée.

Ils sortirent et il sʼarrêta un instant sur le perron.

— Des pensées dans les jardinières de la fleuriste et tu vois là-

bas ? Cʼest Eric Moore, rasé de près. Tous les ans en mars, il rase sa barbe dʼhiver. Le printemps arrive.

Il prit la main de Layla comme ils descendaient les marches.

— Sais-tu ce que jʼadore autant que le flipper et la pizza ?

— Non.

— Me balader avec une jolie fille.

Layla le sonda du regard.

— Tu as retrouvé le moral.

— Cʼest lʼeffet quʼa sur moi la perspective dʼune bonne pizza.

— Non, je suis sérieuse.

Il salua quelquʼun de lʼautre côté de la rue.

— Jʼai pas mal ruminé. De temps à autre, jʼai besoin dʼune bonne dose dʼapitoiement sur moi- même. Et après, ça repart pour un tour. Je me convaincs quʼau bout du compte, le bien finit toujours par lʼemporter, même si la route est semée dʼembûches.

— Les pensées dans les jardinières, cʼest bon signe, mais je dé-

teste quʼil soit terni par un autre de ce genre-là, répondit Layla en indiquant la boutique de cadeaux. Moi aussi, je veux croire que le bien finit toujours par lʼemporter, mais jʼai du mal à accepter que le prix à payer soit si élevé pour certains.

— Quʼen sais-tu ? Ils vont peut-être partir sʼinstaller dans lʼIowa et doubler leur chiffre dʼaffaires. Ou ils seront juste plus heureux là-

bas pour une tout autre raison. La roue tourne et il faut savoir aller de lʼavant.

— Déclare lʼavocat installé dans sa ville natale, ironisa Layla.

— Moi aussi, je suis allé de lʼavant, se défendit Fox, tandis quʼils traversaient au carrefour. Mais la roue mʼa ramené tout droit ici.

Toi aussi, dʼailleurs.

Il poussa la porte, et fit entrer Layla dans le vacarme du bowling.

Ils rejoignirent Caleb, Quinn et Cybil qui changeaient de chaussures à la piste six.

— Où est Turner ?

— Il nous a lâchés pour la galerie des jeux, répondit Cybil.

— Et la compétition au flipper continue. On se verra tout à lʼheure.

— Pas de problème. Jʼai trois superbes jeunes femmes pour moi tout seul, répliqua Caleb qui brandit une paire de chaussures.

Trente-huit ?

— Cʼest ma pointure, dit Layla qui se glissa sur le banc, tandis que Fox entraînait Caleb à lʼécart.

— Comment as-tu décidé Gage à venir ?

— Son père est de repos ce soir. Il nʼest pas là.

— Dʼaccord. Je vais lui foutre une raclée au Tom- cat. Il sera obligé de payer sa tournée.

— Tomcat ? répéta Cybil avec un haussement de sourcils marqué. Ce nʼest pas un jeu de guerre ?

Fox plissa les yeux.

— Ça se peut. Qui tu es, ma mère ? Au fait, si jamais tu la croises, évite de lui raconter que jʼai « foutu une raclée à Gage à un jeu de guerre ».

Une heure dʼeffets lumineux et sonores incessants ponctués par le crépitement de la défense antiaérienne finit de dissiper lʼhumeur mélancolique de Fox. Le spectacle de trois jolies filles qui se relayaient au lancer tandis quʼil buvait la bière de la victoire nʼétait pas non plus pour lui déplaire. Gage nʼavait jamais réussi à le battre au Tomcat.

— La meilleure vue de lʼétablissement, commenta celui-ci, tandis quʼils admiraient le postérieur de Quinn qui glissait vers la ligne, penchée en avant.

— Difficile à battre. Voilà les pros du vendredi soir, ajouta Fox, tandis quʼun groupe dʼhommes et de femmes en chemises de bowling franchissaient lʼaccueil. Caleb va faire le plein ce soir.

— Napper est parmi eux, fit remarquer Gage en observant lʼhomme en chemise crème et marron. Vous êtes toujours...

— Ouais. On sʼest accrochés il nʼy a pas deux jours. Il est plus vieux et frime avec son insigne, mais il est toujours aussi con.

— Cinquante-huit, annonça Layla qui se laissa choir sur la banquette pour changer de chaussures après son dernier lancer. Je ne pense pas avoir découvert ma nouvelle passion.

— Moi, ça me plaît, déclara Cybil en sʼasseyant à côté dʼelle. Je voterais pour des chaussures plus gla- mour, mais jʼaime le côté destruction-reconstruction du jeu. Tu fais tomber les quilles –

avec un peu dʼhabileté, tu provoques même des réactions en chaîne – et puis, hop, elles sont à nouveau là, fidèles au poste comme dix braves petits soldats. Après tous ces jeux de guerre, ajouta-t-elle avec un sourire espiègle à Fox, je meurs de faim.

Alors, comment sʼest passé lʼaffrontement ? ajouta-t-elle à lʼadresse de Gage.

— Je mʼen sors mieux avec les cartes et les filles.

— Je lui ai foutu une raclée comme promis, clama Fox. Cʼest sa tournée.

Assis à table devant un menu pizza-bière, ils ne parlèrent ni de la matinée ni de leurs projets du lendemain. Ils étaient simplement un groupe dʼamis profitant des loisirs dʼune petite ville tranquille.

— La prochaine fois, cʼest moi qui choisis le jeu, annonça Gage en décochant un sourire narquois à Fox. Une bonne petite partie de poker amicale. On verra qui paiera la tournée.

— Où tu veux, quand tu veux, fanfaronna Fox. Je mʼentraîne.

— Le strip-poker, ça ne compte pas.

— Si tu gagnes, si, rétorqua Fox, la bouche pleine.

— Regardez qui est de retour !

Shelley Kholer sʼapprocha de leur table en tortillant des hanches dans un jean hyper moulant et un chemisier pour gamine prépu-bère. Un peu ivre, elle attrapa le visage de Gage à deux mains et le gratifia dʼun long baiser goulu.

— Salut, Shelley, exhala celui-ci quand il eut récupéré sa langue.

— Jʼai entendu dire que tʼétais rentré, mais je tʼai vu nulle part.

Toujours aussi craquant, dis donc. Et si on...

— Quoi de neuf ? la coupa-t-il avant de porter sa bière à ses lè-

vres pour prévenir tout nouvel assaut.

— Je divorce.

— Désolé.

— Pas moi. Block nʼest quʼun nul et un salaud. En plus, il a une petite bite. Tu sais, pas plus grosse quʼun cornichon.

— Ah bon ?

— Jʼaurais dû mʼenfuir dʼici avec toi. Salut, vous tous ! lança-t-elle à la cantonade avec un sourire vaseux. Eh, Fox ! Je veux te parler de mon divorce.

Elle voulait parler de son divorce vingt heures sur vingt-quatre, songea Fox, les quatre autres étant réservées à sa sœur qui avait un peu trop batifolé avec son mari.

— Passe donc au cabinet la semaine prochaine.

— Je peux parler librement ici. J ai pas de secrets. Toute la ville sait que cette ordure a été prise la main dans le sac, ou plutôt dans le soutif.

— Et si je tʼoffrais un café au comptoir, nous pourrions...

— Veux pas de café. Je mʼéclate trop pour fêter mon divorce. Je veux une autre bière et mʼenvoyer en lʼair avec Gage. Comme au bon vieux temps.

— Et si je tʼen offrais un quand même ?

— Je pourrais mʼenvoyer en lʼair avec toi, dit-elle à Fox comme il se levait pour lʼentraîner vers le comptoir. On a déjà couché ensemble ?

— Au bon vieux temps, jʼavais quinze ans, précisa Gage quand son ami et Shelley se furent éloignés. Je tiens juste à ce que les choses soient claires.

— La pauvre, elle est si malheureuse. Désolée, murmura Layla.

Cʼest une de ces choses que je ne peux mʼempêcher de capter.

— Fox va lʼaider, assura Caleb, indiquant dʼun signe de tête le comptoir auquel était assise Shelley qui écoutait Fox, la tête po-sée sur son épaule. Cʼest le genre dʼavocat qui prend son rôle de conseiller à cœur.

— Si ma sœur se laissait tâter les melons par mon mari, moi aussi, je voudrais lʼétriller dans un divorce, intervint Cybil qui croqua une minuscule pointe de nacho. Si jʼétais mariée, évidemment. Et après les avoir tous les deux réduits en charpie. Son mari sʼappelle vraiment Block ?

— Eh oui, confirma Caleb.

Dédaignant le café, Shelley prêtait cependant une oreille attentive à Fox.

— Il serait préférable de ne pas attaquer Block en public, expliqua-t-il. À moi, tu peux dire ce que tu veux, dʼaccord ? Mais lʼinju-rier ne joue pas en ta faveur, surtout sur la taille de son sexe.

— Il nʼa pas vraiment une petite bite, bougonna Shelley. Mais il devrait. En fait, il ne devrait pas en avoir du tout.

— Je sais. Tu es venue seule ?

— Non, soupira-t-elle. Je suis venue avec mes copines. On est aux jeux. On fait une soirée anti-hommes. Grave.

— Tu ne conduis pas, n est-ce pas, Shelley ?

— Non. On est venues à pied de chez Arlene. On y retourne après. Elle est remontée contre son copain.

— Si je suis encore là quand tu veux rentrer, préviens-moi. Je te raccompagnerai, en voiture ou à pied.

— Tu es le plus gentil garçon du monde entier.

— Tu veux retourner à la galerie des jeux ?

— Ouais. De toute façon, on rentre bientôt se faire des Martini à la pomme et regarder Thelma et Louise.

— Voilà qui me paraît un beau programme.

Fox la prit par le bras et, évitant Gage et les autres, la conduisit à la galerie de jeux.

Décidant quʼil avait mérité une autre bière, il fit un crochet par le bar et sʼen commanda une sur le compte de Gage.

— Dis donc, tu lui colles sacrément au train, à Shelley.

Cʼétait Napper. Fox riposta sans se retourner.

— Les criminels sont en week-end, alors on glande, shérif adjoint ?

— Les gens qui ont un boulot sérieux prennent des soirées de repos. Je me demande ce qui va tʼarriver quand Block apprendra que tu te tapes sa femme.

— Tiens, Fox.

Derrière le comptoir, Holly lui tendit sa bière avec un regard entendu. Elle travaillait au bar depuis assez longtemps pour savoir quʼil y avait de lʼorage dans lʼair.

— Je vous sers quelque chose, shérif Napper ?

— Un pichet de Budweiser. Je parie que Block va te foutre une raclée avant la semaine prochaine.

— Reste en dehors de ça, prévint Fox en pivotant pour faire face à Napper. Block et Shelley ont déjà assez de problèmes sans que tu tʼen mêles.

— Tu me donnes des ordres maintenant ?

Napper planta un index vengeur sur le torse de Fox avec un rictus de défi.

— Je dis juste que Block et Shelley traversent une passe difficile et nʼont pas besoin que tu aggraves la situation parce que tu mʼas dans le collimateur.

Fox sʼempara de sa bière.

— Tu vas devoir te pousser.

— Je nʼai dʼordres à recevoir de personne. Cʼest mon soir de congé.

— Ah oui ? Le mien aussi, rétorqua Fox qui, nʼayant jamais su ré-

sister à un défi, renversa sa bière sur la chemise de Napper.

Oups, quel maladroit je suis !

— Espèce de connard, jura Napper qui le bouscula.

Fox serait tombé à la renverse sʼil nʼavait anticipé le coup. Il lʼesquiva dʼun pas léger sur le côté. Emporté par son élan, lʼadjoint du shérif valdingua contre lʼun des tabourets du bar. Lorsquʼil reprit son équilibre et fit volte-face, prêt à en découdre, il se retrouva nez à nez avec Fox, flanqué de Caleb et de Gage.

— Quel dommage, commenta ce dernier dʼun ton rail-leur. Toute cette bonne bière gâchée. Mais ça te va bien, Napper.

— Les types de ton espèce, on les chasse de notre ville, Turner.

Gage ouvrit les bras en signe dʼinvitation.

— Vas-y, chasse-moi.

Caleb sʼinterposa, le regard dur.

— Personne ne cherche la bagarre, Derrick. Cʼest familial ici. Il y a beaucoup dʼenfants. Beaucoup de témoins. Je vais tʼemmener à notre boutique de cadeaux et tu choisiras une chemise. Sur le compte de la maison.

— Je ne veux rien recevoir de toi, Hawkins. Tes amis ne seront pas toujours là pour te protéger, OʼDell, lança-t-il avec mépris.

— Tu as encore oublié les règles, on dirait, intervint Gage qui retint Fox avant quʼil ne morde à lʼhameçon. Si tu tʼattaques à lʼun de nous, tu tʼattaques aux trois. Mais Fox nʼa pas besoin de nous.

Caleb et moi, on sera heureux de tenir sa veste pendant quʼil te foutra une raclée. Ce ne serait pas la première.

— Les temps changent, bougonna Napper qui les poussa pour passer.

— Pas tant que ça, murmura Gage. Toujours aussi con.

— Je te lʼavais dit, lâcha Fox qui sʼapprocha du bar avec une ap-parente décontraction. Je vais prendre une autre bière, Holly.

Quand il rejoignit leur table, Quinn lui adressa un sourire radieux.

— Dîner plus spectacle. La totale.

— Ce spectacle est à lʼaffiche depuis vingt-cinq ans.

— Il te déteste, observa Layla dʼun ton posé. Il ne sait même pas pourquoi.

— Certains nʼont pas besoin dʼavoir une raison, répondit Fox en couvrant sa main de la sienne. Oublie-le. Que dirais-tu dʼune partie de flipper ? Cʼest toi qui choisis, et je tʼaccorde un handicap de mille points.

— Je pourrais prendre ça comme une insulte, mais... Arrête ! Ne bois pas ça. Regarde !

Une mousse rouge sang débordait de la chope que Fox tenait à la main. Il la reposa avec lenteur.

— Deux bières gâchées en une seule soirée. Je crois quʼon va ar-rêter les frais.

Quinn ayant choisi de rester avec Caleb au bowling jusqu a la fermeture, Fox raccompagna Layla et Cybil à pied. La maison n était qu a quelques rues de là et il les savait capables de se dé-

fendre, mais il n aimait pas lʼidée quʼelles soient seules dehors la nuit.

— Quelle est lʼhistoire à lʼorigine de ton conflit avec lʼabruti qui sʼest pris ta bière ? sʼenquit Cybil.

— Juste une petite frappe qui me harcelait dans la cour de récré quand jʼétais gamin.

— Sans raison particulière ?

— Jʼétais maigrichon, plus petit que lui – plus futé aussi – et dʼun milieu écolo.

— Plus quʼil nʼen faut pour une brute de son acabit.

Cybil testa la fermeté de son biceps.

— Eh bien, tu nʼes plus maigrichon aujourdʼhui. Et tu es toujours plus futé que lui, fit-elle remarquer avec un sourire approbateur.

Plus rapide aussi.

— Il te veut du mal. Cʼest dans le top dix de ses priorités, dit Layla en étudiant le profil de Fox tandis quʼils traversaient la rue. Il nʼen restera pas là. Ce nʼest pas son genre.

— Le top dix des priorités de Napper est le cadet de mes soucis.

— Ah, de retour à la maison !

Cybil poussa le portail, puis se retourna et parcourut la rue tranquille du regard.

— Nous avons joué au bowling, dîné, assisté à une querelle mi-neure, eu droit à un petit coucou des forces du mal, et il est à peine 23 heures. Cʼest divertissement non-stop à Hawkins Hollow.

Les mains sur les épaules de Fox, elle lʼembrassa sur la joue.

— Merci de nous avoir reconduites à bon port, beau gosse. À

demain. Layla, vois donc la logistique avec Fox – horaires, moyens de transport – et tiens- moi au courant, je serai à lʼétage.

— Mes parents devraient avoir quitté la maison vers 8 heures, expliqua-t-il à Layla, tandis que Cybil sʼéloignait dans lʼallée. Je peux passer vous chercher toutes les trois si vous voulez.

— Ça va aller. Nous prendrons la voiture de Quinn, je suppose.

Qui va te raccompagner, Fox ?

— Je connais le chemin.

— Tu sais ce que je veux dire. Tu devrais passer la nuit chez nous.

Il sourit et se rapprocha de Layla.

— Où donc ?

— Sur le canapé.

Appuyant le bout de lʼindex contre son torse, elle le repoussa gentiment.

— Votre canapé est défoncé, et vous nʼavez même pas le câble, objecta-t-il. Tu dois travailler ton sens de la stratégie. Si tu mʼavais demandé de rester parce que tu es inquiète à lʼidée que Cybil et toi soyez seules à la maison, jʼaurais essayé de dormir sur votre canapé avec une rediffusion de New York District tout en pensant à toi là-haut dans ton lit. Bonne nuit, Layla.

— Jʼai peut-être un peu peur dʼêtre seule avec Cybil.

— Faux. Allez, embrasse-moi.

Layla soupira. Elle allait vraiment devoir peaufiner son sens de la stratégie. Délibérément, elle déposa sur sa joue une bise amicale, comme Cybil.

— Bonne nuit. Sois prudent.

— La prudence n est pas toujours un gage d efficacité. Exemple...

Il prit son visage entre ses mains, inclina son visage vers le sien et captura ses lèvres. Son baiser eut beau être tendre et langoureux, Layla en ressentit lʼimpact de la racine des cheveux jusquʼà la pointe des pieds. La caresse de sa langue, la douce pression de ses pouces sur ses tempes, la ligne solide de son corps firent fondre chaque molécule de son corps.

Il se redressa sans la lâcher et plongea son regard dans le sien.

— Voilà ce que jʼappelle embrasser.

Puis il recommença avec la même assurance tranquille au point quʼelle dut lui agripper les avant-bras pour garder lʼéquilibre.

— Maintenant, ni lʼun ni lʼautre nʼallons réussir à trouver le sommeil, observa-t-il en la lâchant. Ma mission ici est accomplie. Malheureusement. On se voit demain.

— Dʼaccord.

Layla franchit la distance qui la séparait de la porte dʼentrée avant de se retourner.

— Je suis dʼune nature prudente, surtout pour les choses importantes. Le sexe lʼest à mes yeux.

— Il figure dans le top dix de mes priorités, assura-t-il.

Elle rit et ouvrit la porte.

— Bonne nuit, Fox.

Une fois à lʼintérieur, Layla gagna directement lʼétage. Cybil sortit du bureau et arqua un sourcil.

— Seule ?

— Oui.

— Puis-je te demander pourquoi tu nʼes pas sur le point de croquer la pomme avec lʼadorable avocat ?

— Je crois quʼil risquerait de prendre trop dʼimportance.

— Ah.

Avec un hochement de tête compréhensif, Cybil sʼappuya contre le chambranle.

— Ça brouille toujours les cartes, cʼest sûr. Une petite séance de travail, histoire dʼévacuer un peu de frustration sexuelle ?

— Je ne suis pas sûre que les tableaux et les graphiques possè-

dent ce genre de pouvoir, mais je veux bien essayer, répondit Layla qui se débarrassa de sa veste en entrant dans le bureau. Et toi, que fais-tu quand ils risquent de prendre trop dʼimportance ?

— En général, soit je fonce tête baissée, soit je prends mes jambes à mon cou. Avec des résultats partagés.

Cybil sʼapprocha du plan de la ville que Layla sʼétait procuré et avait punaisé au mur.

— Moi, jʼai tendance à tourner autour du pot, à réfléchir beaucoup trop et à peser le pour et le contre. Je me demande maintenant si jʼai toujours été comme ça sans le savoir à cause de...

Layla se tapota la tête.

— Possible, admit Cybil qui prit une punaise rouge – symbole du sang – et la planta à lʼemplacement du bowling pour signaler le nouvel incident. Mais Fox susciterait déjà pas mal de réflexion dans des circonstances normales. Alors dans la situation actuelle... Prends ton temps si cʼest ce dont tu as besoin.

Au bureau, Layla choisit une carte bristol rouge et écrivit : bière sanglante, Fox, Bowling & Fun Center, ainsi que la date et lʼheure.

— Dans des circonstances normales, ce serait raisonnable, dit-elle. Mais, en lʼoccurrence, le temps est un problème, non ?

Combien de temps nous reste-t-il en fait ?

— On dirait Gage. Heureusement que ce nʼest pas entre vous deux que ça colle, sinon vous seriez tout le temps en train de broyer du noir.

— Peut-être, mais...

Les sourcils froncés, Layla étudia le plan.

— Il y a une autre punaise, fit-elle remarquer. Une noire, sur la route entre chez Caleb et la maison des parents de Fox.

— C est pour le gros molosse hideux. Je ne t en ai pas parlé ?

Non, c est vrai, tu es allée directement du travail au bowling. Dé-

solée.

— Raconte.

Après le récit de Cybil, Layla prit une carte bleue, la couleur quʼelle avait choisie pour toute apparition du démon sous une forme animale, et la remplit.

— Je déteste avoir à lʼavouer, mais jʼai beau mʼoccuper lʼesprit et les mains, je nʼai pas encore vaincu ma frustration sexuelle.

Cybil lui tapota lʼépaule.

— Allons, allons. Je vais te préparer du thé. On ajoutera un petit chocolat. Ça aide.

Layla doutait que le chocolat parvienne à apaiser son appétit pour lʼadorable avocat, mais à la guerre comme à la guerre.

8

Le lendemain matin, Hawkins Hollow se réveilla sous une petite pluie glaciale. Le genre de temps qui avait tendance à durer toute la journée, telle une migraine lancinante. Pas dʼautre choix que de le supporter.

Fox exhuma un sweat-shirt à capuche dʼun panier de linge quʼil avait réussi à laver, mais pas encore rangé. Par précaution, il le renifla, histoire de sʼassurer quand même quʼil était bel et bien propre. Rassuré, il se mit en quête dʼun jean et de sous- vêtements – les chaussettes lui prirent davantage de temps à assortir quʼil ne lʼaurait souhaité.

Tout en sʼhabillant, il passa en revue le bazar qui traînait dans sa chambre et se promit de trouver le temps – et la volonté – de tout déblayer.

Sʼil réussissait cet exploit, peut-être parviendrait-il à trouver une femme de ménage qui accepterait de rester ? Ou pourquoi pas un homme de ménage ? se dit-il en buvant son premier Coca de la journée. Un homme comprendrait sans doute mieux.

Il y réfléchirait.

Fox laça ses vieilles chaussures de travail et, parce que le mé-

nage lui occupait lʼesprit, jeta les autres paires en désordre dans le placard. Inspiré, il y fourra aussi le panier à linge.

Il prit ses clés, un autre Coca et un Devil Dog qui ferait office de petit-déjeuner au volant. Sur le perron, il découvrit Layla au bas des marches.

— Bonjour.

— Jʼarrive tout juste, dit-elle. Comme ton pick-up était encore là, jʼai demandé à Quinn de me déposer. Je me suis dit que jʼallais faire le trajet avec toi.

— Sympa. Un Devil Dog ?

Il lui tendit le mini-cake au chocolat en la rejoignant.

— Jʼai déjà eu ma dose de démons à quatre pattes.

— Oh, cʼest vrai ! Bizarrement, ça ne mʼa jamais gâché le plaisir dʼen manger, avoua-t-il en déchirant lʼemballage du biscuit.

— Ce nʼest quand même pas ton petit-déjeuner ?

Fox se contenta de sourire et se dirigea vers son pick-up.

— Mon estomac a cessé de grandir à douze ans, plaisanta-t-il, ouvrant la portière côté passager. Bien dormi ?

Layla lui décocha un regard par-dessus lʼépaule avant de monter.

— Pas trop mal, répondit-elle.

Elle attendit quʼil fasse le tour et se glisse au volant pour ajouter :

— Même après que Cybil mʼa raconté comment Gage et elle ont fait une rencontre surprise en quittant la ferme de tes parents.

— Oui, Gage mʼa mis au courant pendant que je lui fichais sa ra-clée au flipper.

Il glissa son Coca dans le porte-boissons et mordit dans son biscuit. Après un rapide coup dʼœil derrière lui, il sʼengagea sur la chaussée.

— Je voulais t accompagner parce que jʼai quelques idées sur la manière d approcher lʼexpérience dʼaujourdʼhui, reprit Layla.

— Et moi qui croyais que cʼétait parce que tu ne pouvais plus te passer de moi.

— Je mʼefforce de laisser mes hormones en dehors du coup.

— Dommage.

— Peut-être, mais... Écoute, Quinn était si épuisée hier. Je me suis dit que nous pourrions essayer, toi et moi. Le but, cʼest de trouver le journal, sʼil est là. Dans le présent. Sinon, Quinn devra sʼy recoller. Mais...

— Tu voudrais lui épargner une nouvelle migraine. Pourquoi pas ? Je suppose que tu ne lui as pas parlé de ton idée.

— Si tu es dʼaccord, je pensais quʼon pourrait présenter la chose comme si elle nous était venue à lʼesprit durant le trajet, répondit Layla avec un sourire. Tu vois, je travaille mon sens de la straté-

gie. As-tu rêvé la nuit dernière ?

— Seulement de toi. Nous étions dans mon bureau et tu portais cette petite robe rouge vraiment très courte avec des talons aiguilles, ceux retenus par une lanière à la cheville, tu vois ?

Jʼadore ces chaussures. Tu étais assise sur mon bureau, face à moi – jʼétais dans le fauteuil. Et après tʼêtre humecté les lèvres, tu disais : « Je suis prête à prendre sous votre dictée, maître OʼDell. »

Layla avait incliné la tête avec une moue sceptique.

— Tu viens juste de lʼinventer.

Il lui adressa un sourire charmeur.

— Possible, mais je te garantis que je vais faire ce rêve la nuit prochaine. Et si on sortait ce soir ? Il y a un bar que jʼaime beaucoup, au bord de lʼeau. On y donne des concerts live le samedi soir. Us invitent des musiciens assez géniaux.

— Ça paraît si normal. J essaie de m agripper à la normalité d une main, tout en plongeant lʼautre dans lʼimpossible. Cʼest...

— ... surréaliste. Je nʼy pense pas – entre les Sept. Je peux oublier pendant des semaines, parfois des mois. Je vis, je travaille, je mʼamuse, et dʼun seul coup, paf ! cʼest de nouveau dans ma tête. Ça aussi, cʼest surréaliste. Plus les Sept approchent, plus tout ça me prend la tête, expliqua-t-il, tandis que ses doigts pianotaient sur le volant au rythme de Snow Patrol. Alors un bar avec de la bonne musique, cʼest un moyen de se rappeler que la vie existe au-dehors.

— Je ne suis pas sûre de pouvoir me montrer aussi philosophe, mais ton idée de bar me tente. Quelle heure ?

— Euh. ...21 heures ? Ça te va ?

— Dʼaccord.

Quand Fox bifurqua dans lʼallée qui conduisait à la ferme, Layla inspira un grand coup, un peu perturbée à lʼidée dʼenchaîner dans la même journée une expérience paranormale et un rendez-vous galant avec le même homme. Surréaliste, le mot était faible.

Elle trouvait également impoli, réalisa-t-elle, dʼentrer dans la maison sans y être invités. Cʼétait la maison des parents de Fox, certes, mais il nʼy habitait plus. Elle essaya de sʼimaginer entrant dans lʼappartement de ses parents à un moment où elle les savait absents. Tout bonnement impossible.

— Ça me semble déplacé et indiscret, avoua- t-elle, tandis quʼils se tenaient dans le séjour. Je comprends pourquoi nous préfé-

rons agir en leur absence. Nʼempêche, je trouve la méthode un peu... grossière.

— Si les visites à lʼimproviste dérangeaient mes parents, ils ver-rouilleraient les portes.

— Quand même...

— Il faut savoir établir des priorités, Layla, intervint Quinn. La raison de notre présence ici est plus importante que le respect des règles habituelles de la courtoisie. J ai tellement perçu de choses dehors. Je vais forcément en capter davantage à lʼintérieur de la maison.

— À ce propos, dit Fox. Jʼai eu une idée, et jʼen ai discuté avec Layla pendant le trajet. Si ça ne te dérange pas quʼon te grille la politesse, jʼaimerais dʼabord essayer quelque chose avec elle. Il se peut que nous réussissions à visualiser lʼendroit où se trouvent les volumes manquants – sʼils sont ici – ou au moins à percevoir leur présence.

— Bonne idée, approuva Caleb. Et pas seulement parce que je préférerais que tu ne retentes pas lʼexpérience, ajouta-t-il à lʼadresse de Quinn qui lʼobservait dʼun air suspicieux. Ça pourrait marcher, et mieux encore, avec Fox et Layla en binôme, les effets secondaires seront minimisés.

— Et si ça ne marche pas, tu reprends le flambeau, Quinn, conclut Fox.

— Dʼaccord. Croyez-moi, je ne suis pas très chaude pour me faire exploser le crâne de si bon matin.

— Parfait, alors à nous. Ici, cʼest la partie la plus ancienne de la maison. En fait, cette pièce et celles qui sont directement au-dessus constituaient, selon toute vraisemblance, lʼhabitation dʼorigine. Donc, logiquement, sʼil existait une cabane ou une maison ici avant la construction de celle-ci, elle a pu être édifiée sur ce même emplacement. Il se peut même que certains matériaux aient été réutilisés.

— Comme la cheminée, dit Quinn.

Elle sʼen approcha, enjambant Balourd déjà étendu devant le feu, et passa la main sur les pierres du manteau.

— Si nous faisons sauter ces joints et descellons les pierres sans être sûrs à cent pour cent, mon père va me tuer Prête ? lança Fox à Layla.

— Autant que je peux lʼêtre.

Il lui prit les mains.

— Regarde-moi. Ne pense pas. Imagine. Un petit livre, lʼécriture dʼAnn à lʼintérieur, lʼencre pâlie.

Ses yeux étaient dʼune couleur si riche. Ces reflets vieil or si fascinants. Il nʼavait pas les mains telles quʼon les imagine chez un avocat. On y sentait la force et lʼhabileté dʼun manuel. Il sentait la pluie. Juste un peu.

Et ses baisers auraient un goût de biscuit.

Il la désirait. Il imaginait ses mains caressant sa peau nue, sʼat-tardant sur ses seins, son ventre. Ses lèvres entraient à leur tour dans la danse, goûtant la chaleur de sa chair...

Au lit, quand il nʼy aura que toi et moi.

Layla sursauta en laissant échapper un petit cri. La voix de Fox avait résonné dans sa tête avec une netteté stupéfiante.

— Vous avez vu quelque chose ? demanda Caleb.

Les yeux rivés à ceux de Layla, Fox secoua la tête.

— On a dʼabord dû déblayer un peu la voie. On retente ? demanda-t-il à Layla. Essaie de compartimenter.

Les joues en feu, elle hocha la tête et sʼefforça de mettre son dé-

sir – et celui de Fox – entre parenthèses.

Tout convergea en un point minuscule dans lequel se mêlaient les pensées de ses compagnons, tel le brouhaha assourdi des conversations à un cocktail. Inquiétude, doute, impatience... elle sʼappliqua aussi à faire abstraction de ce flux désordonné de sentiments.

Un livre lui apparut en pensée. Couverture en cuir brun desséché par les ans. Pages jaunies et encre délavée.

Avec les ténèbres si proches, je pleure mon amour perdu.

— Ils ne sont pas là, annonça Fox, laissant le lien entre Layla et lui se rompre doucement. Pas dans cette pièce.

Elle confirma.

— Alors je dois essayer de nouveau, décréta Quinn. Il faudrait que j essaie de tomber sur le moment où elle est repartie dʼici.

Peut-être les a-t-elle emportés chez son père en ville. Dans lʼancienne bibliothèque.

— Ils ne sont pas dans lʼancienne bibliothèque, objecta Layla dʼune voix calme. Et pas dans cette pièce non plus.

— Mais pas loin, conclut Fox. Lʼimage était trop nette. Ils sont forcément ici.

— Peut-être sous la maison, suggéra Gage qui tapa du talon sur le sol. Elle a pu les cacher sous le plancher, sʼil y en avait un.

— Ou les enterrer, intervint Cybil.

— Sʼils sont là-dessous, on est mal, fit remarquer Gage. Brian ne serait déjà pas très heureux quʼon touche à quelques pierres de la cheminée, mais il péterait les plombs si on lui suggérait de raser la maison pour chercher deux ou trois vieux bouquins dans les fondations.

— Tu ne respectes pas assez ce journal intime, fit ; remarquer Cybil, mais tu as raison sur le fond.

— Nous devons réessayer. Pièce par pièce, proposa Layla. Y

a-t-il un sous-sol ? Si elle les a enterrés, nous capterons peut-être un signal plus net. Je nʼarrive pas à croire quʼils soient inaccessi-bles. Giles lui avait expliqué la suite des événements, lui avait Parlé de nous.

— Elle les a sans doute cachés pour éviter quʼils ne soient égarés ou détruits, réfléchit Caleb à voix haute, tout en arpentant la pièce. Pour empêcher quʼils ne soient retrouvés trop tôt, ou par la mauvaise personne. Mais elle voulait que nous les retrouvions.

— Entièrement dʼaccord. Elle adorait Giles. Elle adorait ses fils.

Elle a tout misé sur ceux qui viendraient après elle. Nous sommes son unique espoir de libérer Giles.

— Sortons. Il y a un sous-sol, dit Fox à Layla, mais nous pourrions nous concentrer sur toute la maison de lʼextérieur. Et sur la cabane. Elle existait très probablement à lʼépoque du séjour dʼAnn. Ça vaut le coup dʼessayer.

Comme il sʼy attendait, il pleuvait toujours. Il enferma les chiens de ses parents dans la maison avec Balourd afin de ne pas les avoir dans les jambes, puis sortit avec les autres.

— Avant de commencer... il mʼest venu une idée tout à lʼheure. Au sujet du signal Batman.

— Du quoi ? demanda Quinn.

— Dʼun signal dʼalerte pour le groupe, expliqua Fox. Il vous suffit de pousser vos pensées vers moi et je devrais les percevoir, comme tout à lʼheure, quand je captais votre bavardage mental à la manière dʼune onde radiophonique. Et lʼinverse devrait marcher. Il faudra sʼexercer un peu, mais ce système devrait être plus rapide que la chaîne téléphonique.

— Alerte télépathique de groupe, approuva Cybil en ajustant son chapeau cloche noir. Communications illimitées et taux réduit dʼappels sans réponse. Lʼidée me plaît.

— Et si cʼest toi qui as des ennuis ?

Sous sa veste en toile, Layla portait un pull-over à capuche rose pâle. Elle rabattit celle-ci sur sa tête, tandis quʼils traversaient le jardin en direction de la cabane.

— Je contacterai Caleb ou Gage. Nous lʼavons déjà fait durant les Sept. Ou bien toi, ajouta-t-il, quand tu maîtriseras mieux la technique. On venait jouer ici, vous vous rappelez ? lança-t-il à ses deux amis. Pendant un temps, on a utilisé lʼendroit comme fort, mais on ne lui donnait pas ce nom – trop guerrier pour les Barry-OʼDell. On lʼappelait la cabane.

Gage sʼimmobilisa, les mains au fond des poches.

— Dʼici, on a fait des milliers de victimes. Et on est morts au moins un million de fois.

— Cʼest ici quʼon a organisé notre randonnée dʼanniversaire à la Pierre Païenne, enchaîna Caleb. Vous vous souvenez ? Jʼavais oublié. Lʼidée nous était venue une quinzaine de jours plus tôt.

— Lʼidée est venue à Gage, rectifia Fox.

— Cʼest ça, mets-moi tout sur le dos.

— On était – laisse-moi réfléchir, reprit Caleb. Oui, cʼest ça, lʼécole venait juste de finir et ma mère avait accepté que je vienne toute la journée. Le début des grandes vacances.

— Pas de corvées, poursuivit Fox. Je me rappelle maintenant.

Jʼavais eu droit à une journée libre. On est venus jouer ici.

— Les flics de narcotiques contre les barons de la drogue, préci-sa Gage.

— Ça change des cow-boys et des Indiens, commenta Cybil.

— Un gosse de hippies nʼaurait jamais joué à lʼenvahisseur cu-pide contre les indigènes. Et si tu avais subi un seul sermon de Joanna Barry sur le sujet, tu ne tʼy serais pas risquée non plus.

Un sourire passa sur les lèvres de Gage à ce souvenir.

— On avait une pêche incroyable. Septembre était à des années-lumière. Il y avait un soleil radieux.

Tout était lumineux. Je ne voulais pas que ça sʼarrête, je mʼen souviens aussi. Oui, cʼétait mon idée. Lʼaventure avec un grand A, la liberté totale.

— On était tous les trois emballés. On a tout manigancé ici même, dans la cabane, ajouta Caleb. Je veux bien être pendu si cʼest une coïncidence.

Ils demeurèrent un moment côte à côte, silencieux, figés dans la même attitude. Plongés dans le passé, devina Layla. Gage en veste de cuir noir, Caleb en sur-chemise de flanelle et casquette, Fox en sweat-shirt à capuche. Trois individus aux personnalités bien marquées unis par un même destin.

Fox tendit le bras vers elle.

— Layla.

Elle avait les mains mouillées et froides. Des gouttelettes de pluie scintillaient sur ses cils. Même sans télépathie, son anxiété et son impatience affluèrent vers lui.

— Contente-toi de laisser venir, lui conseilla-t-il. Détends-toi et regarde-moi.

— Jʼai du mal à faire les deux en même temps.

Il la gratifia dʼun sourire de pure satisfaction masculine.

— On verra plus tard comment arranger ça. Pour lʼinstant, visualise le livre. Rien que le livre. Cʼest parti.

Il était à la fois le pont et lʼancre. Elle comprendrait plus tard quʼil avait la capacité de lui offrir lʼun et lʼautre.

Lorsquʼelle traversa le pont, Fox était à ses côtés. Elle sentait la pluie sur son visage, le sol sous ses pieds. Lʼodeur de la terre et de lʼherbe mouillées, et même de la pierre, montait à ses narines.

Elle percevait un bourdonnement sourd et régulier. Avec un pincement de crainte mêlée de respect, elle réalisa que cʼétait le bruit de la végétation en pleine croissance. La nature tendue tout entière vers le printemps et le soleil.

Elle perçut le bruissement léger des ailes dʼun oiseau et les mouvements furtifs dʼun écureuil escaladant une branche.

Quelle révélation, songea-t-elle, de découvrir quʼelle faisait partie de ce tout, depuis toujours et à jamais. Ce qui croissait et respi-rait. Ce qui vivait et mourait.

Bercée par ces réflexions, elle se laissait emporter de lʼautre côté du pont.

La douleur fut aussi soudaine que brutale, une déchirure dʼune violence inouïe qui lui lacéra le cerveau, le cœur, les entrailles. In-tolérable, la souffrance lui arracha un cri et, à la même seconde, elle entrevit le livre. Juste un flash et déjà il sʼétait évanoui, la douleur avec, la laissant faible et en proie au vertige.

— Désolée, je lʼai perdu.

Ses jambes se dérobèrent sous elle. Gage la rattrapa sous les aisselles.

— Doucement, ma belle. Cybil.

— Cʼest bon, je la tiens. Appuie-toi sur moi une minute, Layla. Tu as lʼair dʼavoir fait un mauvais trip.

— Jʼentendais les nuages bouger et le jardin pousser. Ça faisait comme un bourdonnement. Les fleurs bourdonnent en terre, tu te rends compte ? Bon sang, jʼai lʼimpression dʼêtre...

— Défoncée ? suggéra Quinn. Cʼest effectivement lʼimpression que tu donnes.

— Ça doit être à peu près comparable. Dis donc, Fox, est-ce que tu...

Layla sʼinterrompit net quand elle réussit à accommoder. Il était à genoux sur les graviers trempés, flanqué de ses amis accroupis.

Il y avait du sang sur sa chemise.

— Mon Dieu, que sʼest-il passé ?

Dʼinstinct, elle voulut explorer son esprit, mais se heurta à un mur.

Elle trébucha jusquʼà lui, sʼaccroupit.

— Tu es blessé. Tu saignes du nez.

— Ça ne serait pas la première fois. Ras le bol, je venais juste de laver ce stupide sweat-shirt. Donnez- moi un peu dʼair. Juste un peu dʼair.

Il tira un bandana de sa poche et le pressa contre son nez, tandis quʼil sʼasseyait sur les talons.

— Ramenons-le à lʼintérieur, proposa Quinn, mais Fox secoua la tête, puis plaqua sa main libre contre son crâne, comme pour lʼempêcher de tomber.

— Laisse-moi souffler une seconde.

— Caleb, va lui chercher de lʼeau. Essayons le truc de ta mère, Fox, intervint Cybil qui se plaça derrière lui. Respire bien.

Elle localisa les points et exerça une pression.

— Dois-je te demander si tu es enceinte ?

— Le moment est mal choisi pour me faire rire. Pas la grande forme.

— Pourquoi est-ce pire pour lui que pour Quinn ? voulut savoir Layla. La réaction était censée être moins forte vu que nous étions à deux. Tu sais pourquoi, nʼest-ce pas ? demanda-t-elle à Gage avec un regard féroce. Dis-le-moi.

— Étant un OʼDell, il tʼaura fait un rempart de son corps et pris le coup de plein fouet. Enfin, cʼest mon hypothèse. Et du fait de votre lien, le coup a été dʼautant plus méchant.

Furieuse, Layla se tourna vers Fox.

— Cʼest vrai ? Jʼécoute les nuages et toi, tu tʼen prends plein la figure ?

— Ton visage est plus beau que le mien. Légèrement. Tu peux te taire une minuté ? Pitié pour le blessé.

— Ne recommence plus jamais ça, compris ? Plus jamais. Promets-le-moi ou je laisse tomber.

— Je nʼaime pas les ultimatums, maugréa Fox avec une lueur de colère qui perça dans son regard rendu vitreux par la douleur. En fait, ils me gonflent.

— Tu sais ce qui me gonfle, moi ? Que tu ne m aies pas fait confiance pour assumer ma part !

— Ça nʼa rien à voir avec la confiance. Merci, Cybil, ça va mieux.

Il se leva avec précaution, prit le verre dʼeau que Caleb lui tendait et le vida dʼun trait.

— Ils sont enveloppés dans une toile huilée, derrière le mur sud.

Je nʼai pas vu combien. Deux, peut-être trois. Tu sais où sont les outils, Caleb. Je reviens vous aider dans une minute.

Fox rentra dans la maison et parvint à gagner les toilettes qui jouxtaient la cuisine juste avant de vomir comme après une cuite de deux jours. Lʼestomac et le crâne en compote, il se rinça le visage et la bouche, puis sʼappuya au lavabo le temps de reprendre son souffle.

Lorsquʼil ressortit, Layla lʼattendait dans la cuisine.

— Nous nʼen avons pas fini.

— Tu veux la bagarre ? On verra plus tard. Pour lʼinstant, nous avons du boulot.

— Je ne ferai rien tant que tu ne mʼauras pas donné ta parole de ne plus me protéger.

— Impossible. Je ne donne ma parole que lorsque je suis sûr de pouvoir la tenir, répliqua Fox qui se retourna et entreprit de fouiller dans les placards. Rien que des saloperies holistiques. Pourquoi nʼy a-t-il jamais dʼaspirine dans cette baraque ?

— Tu nʼavais pas le droit...

— Poursuis-moi en justice. Je connais quelques bons avocats.

Écoute, Layla, jʼai encaissé le coup parce que je savais quʼil serait violent. Je lʼai fait pour toi, pour nous. Je nʼallais pas te laisser souffrir si je pouvais lʼempêcher, et je ne vais pas te promettre de rester les bras ballants si jamais ça recommence.

— Si tu penses que parce que je suis une femme, je suis plus faible, moins capable, moins...

Fox se tourna vers elle, blanc comme un linge. Même la colère ne parvenait pas à lui redonner des couleurs.

— Bon sang, ne commence pas à agiter le drapeau féministe. Tu as rencontré ma mère, non ? Ton sexe nʼa rien à voir là-dedans –

sauf que jʼen pince pour toi, ce qui, vu mes préférences sexuelles, ne serait pas le cas si tu étais un homme. Jʼai survécu. Bon, dʼaccord, jʼai mal au crâne, le nez qui saigne et jʼai perdu mon petit-déjeuner – plus le dîner, et sans doute aussi un ou deux organes.

Mais à part le fait que je me damnerais pour une aspirine et un Coca, je mʼen sors bien. Alors si tu veux monter sur tes grands chevaux, libre à toi, mais pour une bonne raison.

Tandis quʼil se massait le front, Layla ouvrit son sac à main, quʼelle avait laissé sur la table de la cuisine, et en sortit une boîte à pilules ornée dʼun croissant de lune sur le couvercle.

— Tiens, dit-elle en lui tendant deux comprimés. Cʼest de lʼAdvil.

— Dieu soit loué. Ne sois pas radine, donne-mʼen deux de plus.

Elle lui donna les cachets, tiquant intérieurement lorsquʼil avala le tout sans eau.

— Je suis toujours fâchée, que la raison soit bonne ou mauvaise, commença-t-elle. Mais je vais sortir aider parce que je fais partie de lʼéquipe. Laisse-moi dʼabord te dire une chose : si tu en pinces autant pour moi, réfléchis à ce que jʼai ressenti en te voyant à terre, plié de douleur et en sang. Il y a des tas de façons de souffrir, Fox.

Sur ce, elle pivota et quitta la pièce d un air digne. Fox resta dans la cuisine. Elle avait peut-être raison, mais il était trop vanné pour y réfléchir. Il sortit du réfrigérateur un pichet de thé glacé et en but un grand verre, histoire de se débarrasser des derniers résidus de nausée et de contrariété.

Comme il tremblait encore, il laissa Caleb et Gage manier le marteau et le burin. Il devrait finir par le dire à ses parents. Surtout sʼils nʼétaient pas capables de replacer la pierre sans que ça se voie.

Non, décida-t-il, il le leur dirait de toute façon, sinon il culpabilise-rait.

Ses parents comprendraient – beaucoup mieux quʼune certaine jolie brune – pourquoi il avait voulu agir en leur absence. Peut-

être nʼapprécie- raient-ils pas, mais ils ne lui infligeraient pas un sermon sur la confiance trahie. Pas leur style.

— Essayez de ne pas faire dʼéclats.

— Cʼest une stupide pierre, OʼDell, bougonna Gage sans cesser de sʼactiver. Pas un diamant.

Fox fourra les mains dans ses poches.

— Tu diras ça à mes parents.

— Tu as intérêt à être sûr que cʼest la bonne, lança Caleb qui frappait de lʼautre côté. Sinon, ce nʼest pas une seule pierre quʼon risque dʼabîmer.

— Cʼest la bonne. Tu as vu lʼépaisseur du mur ? Pas étonnant quʼil soit encore debout. Celle-ci était sans doute branlante ou elle lʼaura descellée. Le passé, cʼest ton rayon, mon vieux.

Trempé jusquʼaux os, Caleb continuait de sʼescrimer sur le joint.

À chaque coup de marteau, il sʼécorchait les articulations qui cica-trisaient presque aussitôt.

— Elle bouge.

Gage et Caleb la dégagèrent à la main, tandis que Fox refoulait lʼimage du mur entier qui sʼeffondrait tel un château de cartes.

— Cette saloperie pèse une tonne, se plaignit Gage. Un vrai rocher. Hé, attention, les doigts !

Il jura, puis lâcha la pierre qui dégringola sur le sol. Assis sur les talons, il suça ses phalanges ensanglantées, tandis que Caleb glissait la main dans lʼouverture.

— Nom de Dieu, je lʼai ! annonça-t-il en sortant un petit paquet enveloppé dans de la toile huilée. Un point pour OʼDell.

Avec précaution, les épaules voûtées pour protéger le contenu de la pluie, il commença à dérouler la toile.

— Non ! lʼarrêta Quinn, la pluie pourrait délaver lʼencre.

— On va lʼemporter chez moi. On enlèvera ces vêtements mouillés et...

Lʼexplosion ébranla le sol et précipita Fox contre le mur. Sa hanche et son épaule heurtèrent la pierre avec force. Sonné, il se retourna et vit la maison en feu. Les flammes jaillissaient du toit en rugissant et léchaient les murs par les fenêtres brisées, tandis quʼun monstrueux panache de fumée noire sʼélevait dans le ciel. Il sʼélança vers la maison à travers une muraille de chaleur suffo-cante.

Gage le plaqua au sol. Aveuglé par la fureur, Fox lui décocha un coup de poing.

— Les chiens sont à lʼintérieur, bordel !

— Ressaisis-toi ! lui cria Gage par-dessus le mugissement de lʼincendie. Est-ce que cʼest réel ? Fox, nom de Dieu ! Cʼest réel ?

Fox aurait juré sentir la chaleur de la fournaise lui brûler la peau.

Et cette fumée qui lui piquait les yeux et le faisait suffoquer... Il se força à refouler la vision de sa maison en flammes, des trois chiens piégés à lʼintérieur, affolés.

Il sʼagrippa à lʼépaule de Gage tel un naufragé à une épave, puis saisit lʼavant-bras de Caleb comme ses amis le relevaient. Tous trois demeurèrent ainsi soudés un instant, et il nʼen fallut pas davantage.

— Cʼest un leurre. Bon sang, encore une hallucination, admit Fox qui entendit la trémulation du soupir de Caleb à côté de lui. Balourd nʼa rien. Les chiens vont bien.

Les flammes se mirent à vaciller, puis sʼéteignirent après quelques ultimes jaillissements, et la vieille bâtisse de pierre se dressa à nouveau intacte sous la bruine.

Fox soupira à son tour de soulagement.

— Désolé pour le coup de poing, sʼexcusa-t-il auprès de Gage.

— Tu frappes comme une gonzesse.

— Ta bouche saigne.

Gage sʼessuya dʼun revers de main avec un sourire.

— Pas pour longtemps.

Caleb gagna la maison à grands pas et ouvrit la porte aux chiens.

Puis, assis sur le porche, il étreignit Balourd.

— Il nʼest pas censé se manifester ici, fit remarquer Fox qui lʼavait rejoint. Jusquʼà présent, il nʼavait jamais atteint nos familles.

— La situation a changé, fit remarquer Cybil qui sʼaccroupit au-près des deux autres chiens qui remuaient la queue et les caressa. Ces chiens ne sont pas effrayés. Ils ne se sont rendu compte de rien.

— Et si mes parents avaient été là ?

— Ils ne se seraient rendu compte de rien non Plus, assura Quinn en se laissant choir près de Caleb. Combien de fois avez-vous été témoins tous les trois dʼévénements que les autres ne voyaient pas ?

— Parfois cʼest réel, souligna Fox.

— Pas cette fois. Il voulait juste nous effrayer. II... mon Dieu, les journaux !

— Je les ai.

Fox se retourna. Debout sous la pluie, Layla tenait le paquet serré contre sa poitrine.

— Il te voulait du mal parce que tu les as trouvés. Tu nʼas pas perçu sa haine ?

Il nʼavait rien ressenti dʼautre quʼune immense panique – une erreur qui aurait pu lui être fatale. I] sʼapprocha de Layla et releva sa capuche qui avait glissé.

— Lui aussi vient de marquer un point. Mais nous avons toujours de lʼavance.

9

Le petit groupe transi se réchauffa avec un café, devant une bonne flambée dans le salon de Caleb. Il y avait des vêtements secs pour tout le monde, même si Layla, dans une chemise de Caleb trop grande sur un short de jogging qui lui pendouillait au-dessous des genoux, doutait de son look. Mais Cybil sʼétait ap-proprié le jean de rechange que Quinn avait laissé chez Caleb, alors à la guerre comme à la guerre.

Tandis que la machine à laver et le sèche-linge tournaient à plein régime, elle se resservit un café dans la cuisine, patinant sur le carrelage dans dʼénormes chaussettes en laine.

— Très seyante, cette tenue, lui lança Fox du seuil.

— Nʼest-ce pas ? Je pourrais lancer une mode.

Elle se tourna vers lui. Les vêtements de Caleb lui allaient beaucoup mieux quʼà elle.

— Tu tʼes remis de tes émotions ?

Il sortit un Coca du réfrigérateur.

— Oui. Je venais juste te demander dʼattendre un peu si tu as encore des comptes à régler avec moi. On verra ça plus tard –

sʼil le faut.

— Cʼest le problème, tu ne trouves pas ? Les sentiments, les réactions, les relations entre les personnes. Ça complique tout.

— Peut-être, mais cʼest le propre, de l'être humain, et si on cesse de se comporter comme tel, il gagne.

— Que serait-il arrivé si Gage ne tʼavait pas retenu ?

— Je nʼen sais rien.

— Bien sûr que si, ou du moins tu peux lʼimaginer. Voici mon hypothèse : à ce moment-là, lʼincendie était réel pour toi. Tu sentais la chaleur, la fumée. Et si tu étais entré, malgré ta capacité de guérison quasi instantanée, tu aurais pu mourir parce que tu y croyais.

— Je me suis fait piéger par ce salopard. Une erreur de ma part.

— Là nʼest pas la question. Je nʼy avais jamais vraiment réfléchi, mais il aurait pu te tuer par simple pouvoir de suggestion.

Fox haussa les épaules avec une brusquerie qui trahissait son irritabilité encore à fleur de peau.

— Il va nous falloir être plus malins. Je me suis fait surprendre aujourdʼhui parce que, jusquʼà présent, il nʼétait jamais rien arrivé à la ferme, pas plus que chez les parents de Caleb, du reste. Du coup, je nʼai pas réfléchi, jʼai foncé. Ce nʼest pas très futé.

— Si lʼincendie avait été réel, tu serais entré. Tu aurais risqué ta vie pour sauver trois chiens. Je ne sais que penser de toi, avoua Layla après un silence songeur. Je ne sais que ressentir. Enfin bref, jʼimagine que je dois laisser aussi ces interrogations de côté pour lʼinstant.

— Désolée de vous interrompre, fit Quinn. On nʼattend plus que vous.

— Jʼarrive, dit Layla qui lui emboîta le pas.

Fox les rejoignit quelques secondes plus tard dans la salle à manger attenante.

— Bon, eh bien, jʼimagine quʼil faut se jeter à lʼeau, déclara Quinn en sʼasseyant à table près de Caleb.

À qui lʼhonneur ? ajouta-t-elle après un coup dʼœil à Cybil prête à prendre des notes.

Tous les six contemplèrent le paquet dans un silence religieux.

— Et puis zut, cʼest idiot ! sʼexclama Quinn qui sʼen empara et dé-

roula la toile avec précaution. Même sʼils étaient bien protégés, ils sont drôlement bien conservés, commenta-t-elle.

— On peut supposer, vu les circonstances, quʼelle possédait une certaine connaissance de la magie, souligna Cybil. Choisis-en un et lis une date à voix haute.

— Dʼaccord.

Les volumes étaient au nombre de trois. Quinn prit celui qui se trouvait sur le dessus et lʼouvrit à la première page. Lʼencre avait pâli, mais lʼécriture appliquée dʼAnn Hawkins – familière désormais – était parfaitement lisible.

— Il convient, je crois, de garder témoignage de ce qui fut, est et sera. Je m appelle Ann. Mon père, Jonathan Hawkins, nous emmena, ma mère, ma sœur, mon frère et moi, en ce lieu que nous appelons Hollow. Un nouveau monde où, pensait-il, nous serions heureux. Et nous le sommes. La contrée est verdoyante, rude et tranquille. Mon oncle et lui défrichèrent des terres quʼils entrepri-rent de cultiver. Lʼeau est froide et claire au printemps. Dʼautres vinrent, et Hollow devint Hawkins Hollow. Mon père construisit une jolie petite maison de pierre où nous vivons confortablement.

La subsistance de la communauté fournit du travail à profusion qui occupe les mains et lʼesprit. Ceux qui sʼinstallèrent ici érigè-

rent une chapelle de pierre pour k culte. Jʼassiste aux offices, comme lʼexigent les convenances, mais je nʼy trouve pas Dieu. Je lʼai trouvé dans les bois. Cʼest là que je me sens en paix. Cʼest là quʼun jour béni, mon destin croisa celui de Giles.

Peut-être lʼamour ne naît-il pas de lʼinstant, mais embrasse-t-il lʼéternité. Est-ce pour cela quʼà celui de notre rencontre, frappée par un amour infini, je sus, vis même grâce à lʼœil de mon esprit, que jʼaccompagnerais des vies durant lʼhomme qui vivait seul au fond de la forêt verdoyante abritant la pierre de lʼautel ?

Il mʼattendait. Cela aussi, je le savais. Lors de ce premier tête-à-

tête, nous parlâmes de choses simples, comme il sied. Du soleil, des baies sauvages que je cueillais, de mon père, des peaux que Giles tannait.

Nous nʼévoquâmes pas les dieux et les démons, la magie et la destinée. Pas alors. Cela advint plus tard.

À la première occasion, je me rendais à travers bois jusquʼà la cabane de pierre et à lʼautel. Il mʼy attendait toujours. Ainsi, lʼamour de lʼéternité renaissait chaque fois, et dans le secret de la forêt verdoyante, jʼétais sienne à nouveau, comme je le serai toujours.

Quinn interrompit sa lecture.

— Cʼest tout pour la première entrée. Comme c est romantique !

soupira-t-elle.

— Les tirades romantiques ne sont pas terribles comme arme an-ti-démon, commenta Gage. Elles nʼapportent pas de réponses.

— Pas dʼaccord, objecta Cybil. Et je pense quʼelle mérite quʼon lise ce quʼelle a si patiemment couché sur le papier. Lʼéternité, continua-t-elle, piochant dans ses notes. À lʼévidence, elle savait que Dent et elle étaient les réincarnations du gardien et de sa compagne. Et il a attendu quʼelle lʼaccepte. Il ne lui a pas balancé un discours du genre : « Eh, devine quoi ? Toi et moi, on est faits lʼun pour lʼautre, tu auras bientôt trois polichinelles dans le tiroir, on se battra contre un grand méchant démon et dʼici quelques siècles, nos descendants livreront lʼaffrontement ultime. »

— Mazette, si un homme me sort une tirade pareille, je saute dans son lit dʼun claquement de doigts, assura Quinn qui caressa la page du bout de lʼindex. Je suis dʼaccord avec Cybil. Chaque mot a de la valeur parce quʼil a été écrit de sa main. Il est difficile de ne pas céder à lʼimpatience et de se contenter de parcourir ces pages à la recherche dʼune quelconque formule magique destinée à détruire les démons.

Layla secoua la tête.

— Ce ne sera pas comme ça, de toute façon.

— Non, je ne crois pas non plus. Je continue ? Dans lʼordre ?

— À mon avis, nous devrions voir par nous- mêmes comment lʼhistoire évolue de son point de vue, intervint Fox qui regarda tour à tour Gage et Caleb. Continue, Quinn.

Ann parlait dʼamour, de lʼalternance des saisons, des corvées quotidiennes, des moments de tranquillité. Elle évoquait la mort, la vie, les nouveaux visages. Les gens qui venaient à la cabane de pierre en quête dʼun remède. Elle racontait son premier baiser au bord de la rivière dont les eaux miroitaient sous le soleil. La soirée dans la cabane de pierre, devant les flammes rouge et or du feu, où Giles lui avait fait le récit des origines.

— Le monde, mʼa-t-il dit, est plus ancien que tout ce que lʼhomme peut concevoir. Il nʼest pas tel que nous lʼenseignent les livres ou la religion de mes parents. Et il ne sʼarrête pas à ce que nous imaginons. Car en ces temps immémoriaux qui précédèrent la venue de lʼhomme, dʼautres créatures peuplaient la Terre ; des créatures issues de la lumière ou des ténèbres selon leur propre choix, car le libre arbitre existe. Celles qui avaient choisi la lu-mière se nommaient les dieux, et celles qui avaient choisi les té-

nèbres, /es démons.

Ce fut le règne de la mort et du sang. Des batailles sans merci furent livrées. Quand vint lʼhomme, beaucoup dans les deux camps avaient déjà péri. Ce fut lʼhomme qui sʼimposa au monde et subit sa loi en retour. Les démons détestaient les hommes plus encore que les dieux. Ils méprisaient et jalousaient leur intelligence et leur cœur, leur enveloppe vulnérable, leurs désirs et faiblesses.

Lʼhomme devint la proie des démons qui avaient survécu. Les dieux survivants, eux, devinrent les gardiens. Les affrontements firent rage jusquʼà ce quʼil nʼen restât que deux : un démon, un gardien. La lumière pourchassa les ténèbres à travers le monde, mais le démon était malin et retors. Lʼultime duel laissa le gardien mortellement blessé. Vint à passer un jeune garçon à lʼâme innocente et au cœur pur. À lʼagonie, le dieu transmit son pouvoir et sa mission à lʼenfant. Mortel mais lʼégal des dieux, celui-ci se trouva par là même élevé au rang de gardien et, devenu homme, pourchassa à son tour les ténèbres. Il tomba amoureux dʼune femme douée du pouvoir de magie avec qui il eut un fils. Et ainsi se perpétua le cycle, vie après vie. Jusquʼà ce jour : Jusquʼà ce lieu. Aujourdʼhui, me dit-il, notre tour est venu.

Je savais quʼil disait la vérité pour la voir défiler sous mes yeux dans les flammes de lʼâtre. Soudain, je comprenais les rêves qui mʼhabitaient depuis toujours et dont je nʼavais jamais osé parler à quiconque. Là, à la lueur de la flambée, je me promis à lui. Je ne retournai pas à la maison de mon père, mais restai vivre auprès de mon bien-aimé dans la cabane de pierre près de lʼautel que Giles appelait la Pierre Païenne.

Quinn se laissa aller contre le dossier de sa chaise.

— Désolée, jʼai la vue qui se brouille.

— Ça suffit pour lʼinstant, décida Caleb en lui versant un verre dʼeau. Cʼest déjà beaucoup.

— Ce récit concorde avec certaines versions quʼon retrouve dans le folklore populaire, observa Cybil qui consulta ses notes. Les affrontements, la transmission du pouvoir et de la mission. Je ne suis pas sûre de gober lʼhistoire du démon unique, je suis un peu trop superstitieuse. Mais on peut lʼinterpréter comme le seul dé-

mon connu à écumer le monde librement, tout au moins tous les sept ans. Pourquoi ne se serait-il pas reproduit avant Hester Deale ?

— Un problème dʼérection peut-être, suggéra Gage avec un sourire en coin.

— En dépit de lʼironie, tu nʼas peut-être pas tort, répliqua Cybil. Il est possible quʼà lʼorigine ils ne pouvaient pas sʼaccoupler avec les humains. Or, tout comme Giles a apparemment trouvé un moyen dʼemprisonner ce démon, celui-ci a découvert le moyen de procréer. Une sorte dʼévolution naturelle des deux camps, pour ainsi dire.

— Bien vu, approuva Fox. Ou peut-être tirait-il à blanc avant Hester. Ou les femmes quʼil violait nʼont-elles jamais mené leur gros-sesse à terme pour une raison ou une autre. Nous devrions faire une pause. Je ne sais pas pour vous, mais je ne serais pas contre un petit repas.

— Inutile de me regarder, lâcha Cybil dʼun ton ferme. La dernière fois, cʼest moi qui mʼy suis collée.

— Je mʼen occupe, proposa Layla en se levant. Caleb, tu mʼautorises à fouiller dans tes placards, histoire de trouver lʼinspiration ?

— Fais comme chez toi.

Elle était penchée, la tête dans le réfrigérateur, quand Fox péné-

tra dans la cuisine. Quand un homme trouve une femme diable-ment sexy dans un short tombant et déformé, se dit-il, cʼest quʼil est vraiment mordu.

— Je peux te donner un coup de main ?

Layla se redressa et pivota, un paquet de fromage fondu en tranches, une livre de bacon et deux tomates dans les mains.

— Jʼavais pensé à des croque-monsieur au bacon et à la tomate.

Et je peux aussi improviser une petite salade de pâtes si je déniche quelques ingrédients qui se marient bien. Je vais me dé-

brouiller.

— Tu veux que je te fiche la paix, cʼest ça ?

Elle posa les aliments sur le plan de travail.

— Je ne suis pas fâchée. Cʼest trop fatigant de faire la tête. Si tu veux, tu peux regarder si les vêtements sont secs. Comme ça, je pourrais enfin me débarrasser de ce short.

— Tu es mignonne là-dedans.

— Nʼimporte quoi.

— Si, je tʼassure.

Jaugeant son humeur, il sʼavança vers elle.

— Je peux couper les tomates. En fait, cʼest un de mes talents les plus stupéfiants. En prime, ajouta- t-il, les mains calées de part et dʼautre de Layla qui avait le dos plaqué contre le plan de travail, je sais où Caleb range les pâtes.

— Ce qui te rend indispensable dans la cuisine ?

— Jʼespère que non, plaisanta-t-il, la dévorant des yeux. Écoute, Layla, ce nʼest pas à moi de te dicter tes sentiments ou tes convictions. Mais je pense à toi. Jʼai des sentiments pour toi. Et si je suis doué pour couper les tomates, je ne le suis pas lorsquʼil sʼagit de ranger mes pensées ou mes sentiments dans des compartiments.

— Tu me fais peur.

La stupéfaction se peignit sur le visage de Fox.

— Quoi ? Moi ? Personne nʼa peur de moi !

— Faux. Le shérif adjoint Napper a peur de toi, ce qui explique en partie pourquoi il en a après toi. Moi, cʼest tout autre chose. Jʼai peur parce que, avec toi, jʼéprouve des sentiments pour lesquels je ne suis pas sûre dʼêtre prête. Ce serait sans doute plus facile si tu mʼavais forcé la main car alors je ne me sentirais pas responsable de mes propres choix.

— Je pourrais essayer.

Layla fit non de la tête.

— Ce nʼest pas dans ta nature, Fox. Pour toi, une relation amoureuse relève dʼune décision mutuelle, dʼun partenariat. Tu as été élevé ainsi. Cʼest à la fois ce qui mʼattire chez toi et ce qui complique les choses.

Elle posa la main sur son torse et y imprima une légère pression.

Quand il recula, elle sourit, cette simple réaction ne venant que confirmer son point de vue.

— Tu me fais peur parce que tu te serais précipité dans une maison en feu pour sauver des chiens. Parce que tu as endossé sans hésiter ma part de souffrance. Et tu aurais agi ainsi pour nous tous, pas seulement pour moi. Même avec un parfait inconnu. Jʼai peur de ce que tu es parce que je nʼai jamais connu quelquʼun comme toi. Et jʼai peur de prendre ce risque. Peur de mʼattacher et de te perdre.

— Et moi qui ne me doutais pas que jʼétais un type aussi effrayant.

Layla se détourna, sortit un couteau du bloc et le posa sur la planche à découper.

— Occupe-toi des tomates.

Elle ouvrit un placard et dénicha les pâtes. Alors quʼelle cherchait une poêle et une casserole, le portable de Fox sonna. Elle lui glissa un coup dʼœil tandis quʼil vérifiait le nom du correspondant.

— Allô, maman et/ou papa. C est vrai ?

Il reposa le couteau et sʼadossa au plan de travail.

— Quand ? Super. Oui, oui, bien sûr.

Il écarta le combiné.

— Ma sœur et sa compagne viennent rendre visite à mes parents, murmura-t-il à Layla. Pardon ? Non, pas de problème.

Euh, écoute, tant que je te tiens... Je suis venu à la ferme avec les autres aujourdʼhui. Tôt ce matin. En fait...

Il disparut dans la buanderie adjacente et Layla nʼentendit plus quʼun murmure. Elle sourit en mettant de lʼeau à chauffer pour les pâtes. Oui, cʼétait dans sa nature de sauver les chiens et dʼexpliquer à maman et/ou papa pourquoi il avait descellé une pierre de leur vieille cabane.

Guère étonnant quʼelle soit à demi amoureuse de lui.

Le temps maussade et pluvieux se prolongea tout lʼaprès-midi. Ils déjeunèrent avant de passer au salon où Quinn reprit sa lecture près du feu.

Lʼambiance était presque à la rêverie. Layla se laissa bercer par la voix de Quinn, le martèlement doux et régulier de la pluie et le crépitement des flammes dans la cheminée. Elle sʼétait pelotonnée dans un fauteuil avec une tasse de thé, de nouveau à son aise dans ses propres vêtements, Fox et Balourd étendus à ses pieds sur le tapis. Caleb avait pris place près de Quinn sur le canapé. Cybil était lovée comme un chat paresseux à lʼautre extré-

mité, tandis que Gage sirotait encore un café, affalé dans lʼautre fauteuil.

Mais il suffisait à Layla dʼécouter le récit de Quinn pour imaginer un feu dans une autre cheminée, allumé en un temps lointain par une jeune femme aux longs cheveux blonds, et faire siens les tourments étreignant ce cœur qui avait cessé de battre depuis si longtemps.

Je suis enceinte. Il y a en moi tant de joie, et tant de chagrin.

La joie pour les vies qui sʼépanouissaient en elle, songea Layla, et le chagrin de savoir quʼelles annonçaient la fin de sa vie avec Giles. Elle lʼimaginait préparant les repas, puisant de lʼeau à la ri-vière, rédigeant son premier journal recouvert du cuir que Giles avait tanné lui-même. Des pages et des pages sur les choses simples de la vie ordinaire.

— Je suis vannée, finit par soupirer Quinn. Mon cerveau sature.

Je ne pense pas pouvoir en ingurgiter davantage pour lʼinstant, même si quelquʼun dʼautre prend la relève.

Caleb la redressa et lui massa les épaules tandis quʼelle sʼétirait.

— Si nous essayons dʼen absorber trop à la fois, nous risquons de rater quelque chose.

— Beaucoup de détails de la vie quotidienne dans ce chapitre, fit remarquer Cybil qui fit jouer les muscles de la main qui tenait le stylo. Il la guide, lui enseigne les rudiments de la magie, enrichit ses connaissances sur les herbes, les bougies. Elle est avide dʼapprendre. À lʼévidence, il ne voulait pas la laisser désarmée.

— À lʼépoque des premiers colons, la vie était rude, commenta Fox.

— À mon avis, cʼest à dessein quʼelle a mis lʼaccent sur le quotidien, intervint Layla. Nous lʼavons tous senti nous-mêmes, et mentionné à un moment ou à un autre : la vie ordinaire compte, cʼest elle que nous défendons. Ann lʼévoque aussi souvent parce quʼelle comprenait cela. Ou peut-être voulait-elle sʼen souvenir pour mieux affronter les épreuves à venir.

— Nous avons dépassé la moitié du premier volume, dit Quinn qui marqua la page avant de le reposer, et elle ne mentionne toujours aucun détail à ce sujet. Soit Giles ne lui a encore rien dit, soit elle nʼa pas jugé opportun de sʼen ouvrir dans son journal. Je vote pour quʼon sorte un peu, histoire de changer d air, conclut-elle en bâillant à sʼen décrocher la mâchoire. Ou alors je fais une sieste.

— Et sʼils allaient tous faire un tour ? suggéra Caleb qui lui picora le cou. On ferait une sieste à deux.

— Pâle euphémisme pour une partie de jambes en lʼair. Pluie ou pas pluie, vous faites déjà assez de galipettes, objecta Cybil qui déroula une jambe et décocha à Caleb un petit coup de pied.

Deuxième option, une autre forme de divertissement. Poker exclu, sʼempressa-t-elle dʼajouter avant que Gage ouvre la bouche.

— Le sexe et le poker sont les deux formes suprêmes de divertissement, rétorqua-t-il.

— Quoique je ne trouve à redire ni à lʼun ni à lʼautre, il doit bien y avoir quelque chose quʼun groupe de trentenaires séduisants peut trouver à faire dans le coin. Ne le prends pas mal pour le Bowling & Fun Center, Caleb, mais il y a sûrement un endroit qui vend des boissons pour adultes, avec du bruit, pourquoi pas de la musique, et de la mauvaise bouffe de bar.

— En fait... Aïe !

Layla lança un regard mauvais à Fox qui venait de lui pincer le pied.

— En fait, reprit-elle dʼun ton plus insistant, Fox mʼa parlé dʼun endroit qui semble correspondre à ce profil. Un bar au bord de lʼeau avec concerts live le samedi soir.

— On y va, décida Cybil en se levant dun bond. Qui se dévoue pour être conducteur sobre ? Je nomme Quinn pour le camp des filles.

— Approuvé, lança Layla.

— Mince, alors, râla Quinn.

— Tu as les galipettes, lui rappela Cybil. Aucune plainte ne sera enregistrée.

— Gage, annonça Fox, la main pointée sur son ami, mimant un revolver de lʼindex et du pouce.

— Comme toujours, répondit celui-ci.

Malgré leur belle unanimité, une demi-heure sʼécoula encore en préparatifs aussi vitaux que raccords de maquillage et rafraîchissements de coiffure. Puis il fallut décider qui allait avec qui, question dʼautant plus épineuse que Caleb demeurait intraitable : Balourd ne devait pas rester sans surveillance.

— Cette créature sʼest déjà attaquée à mon chien, elle peut très bien recommencer. Où je vais, Balourd vient aussi. Et je monte dans la voiture de ma chérie.

Fox se retrouva donc dans le pick-up de Caleb, coincé entre Gage au volant et Balourd sur la banquette avant.

— Pourquoi on ne le met pas au milieu ? protesta- t-il.

— Parce quʼil me baverait dessus et que je puerais le clebs. Sans parler des tonnes de poils quʼil perd.

— Là, cʼest moi qui vais sentir.

— Ton problème, vieux, rétorqua Gage qui lui coula un regard goguenard. Et jʼimagine quʼune certaine jolie brune ne serait pas ravie de se faire baver dessus par toi parfumé à lʼEau de Balourd.

— Elle ne sʼest pas encore plainte.

Fox se contorsionna afin dʼabaisser la vitre de quelques centimè-

tres pour le chien qui tendit la truffe dans lʼouverture.

— Je ne te blâme pas dʼavancer tes pions dans cette direction, reprit Gage. Cette fille a de la classe, de la cervelle et ce côté un peu bravache dont tu raffoles.

Appuyé sur la masse imposante de Balourd, Fox dévisagea Gage avec un haussement de sourcils amusé.

— Je raffole de tout ça ?

— Elle est tout à fait ton genre, avec une touche de vernis urbain en prime. Ne laisse pas cette relation te démolir, voilà tout.

— Pourquoi elle me démolirait ?

Comme Gage gardait le silence, Fox se redressa sur son siège.

— Ça remonte à sept ans, et Carly ne mʼa pas démoli. En revanche, ce qui est arrivé, si, pendant un temps. Layla fait partie de cette histoire. Ce nʼétait pas le cas de Carly. Ou plutôt elle nʼaurait pas dû.

— Vous êtes liés, Layla et toi, comme Caleb et Quinn. Ça ne tʼinquiète pas ? Il en est à choisir le service de sa liste de mariage.

— Cʼest vrai ?

— Façon de parler. Et maintenant, cʼest à ton tour dʼavoir des yeux de cocker dès que cette fille est à portée de truffe.

— Si je devais être un chien, je serais un danois. Une race très digne. Non, ça ne mʼinquiète pas. Les sentiments sont les sentiments.

Malgré lui, il sonda lʼesprit de Gage et souleva un coin du voile.

— Ça tʼinquiète, Caleb et Quinn, Layla et moi. Du coup, il ne reste plus que Cybil et toi. Tu as peur que le destin ne prenne le dessus et te botte lʼarrière-train ? Dis-moi si je dois commander les serviettes de toilette à monogramme.

— Je ne suis pas inquiet. Dans chaque partie que je joue, je tiens compte du hasard et je m arrange pour lʼinfluencer.

— La troisième joueuse est extrêmement canon.

— Jʼai eu mieux.

Fox ricana et se tourna vers Balourd.

— Tu entends ça ?

— En plus, ce nʼest pas mon genre.

— Jʼignorais quʼil existait une femme qui ne soit pas ton genre.

— Les femmes compliquées ne le sont pas. Avec une femme compliquée, tu tʼemmêles dans les draps, et tu sais que tu vas payer le prix fort le lendemain matin. Moi, jʼaime la simplicité. Et le nombre, ajouta- t-il avec un grand sourire.

— Le jeu est plus intéressant avec une femme compliquée. Et tu aimes le jeu.

— Pas ce genre-là. Comme on risque de ne pas survivre à notre prochain anniversaire, jʼai lʼintention de miser sur la quantité.

Fox lui décocha un coup de poing amical sur le bras.

— Tu as vraiment le don de me remonter le moral avec ta nature joyeuse et optimiste.

— De quoi tu te plains ? Tu vas manger, boire et, qui sait ? te faire Layla, alors que je vais me contenter dʼune eau gazeuse et de mauvaise musique dans un bar bondé de Virginie-Occidentale.

— Je parie quʼil y aura au moins une femme pas compliquée.

Avec un peu de chance.

Gage réfléchit tout en se garant le long du trottoir à proximité du bar.

— Possible.

Ce nʼétait pas la soirée dont Fox avait rêvé. Il avait eu dans lʼidée de sʼasseoir avec Layla à une table d angle au fond, là où la musique n empêchait pas toute conversation. Un petit tête-à-tête, histoire dʼapprendre à mieux se connaître, suivi peut-être dun peu de pelotage innocent qui, sʼil sʼétait bien débrouillé, aurait pu dé-

boucher sur un rapprochement plus concret dans sa voiture, avant de sʼachever dans son lit.

Lui qui avait si bien concocté son plan, avec la marge de ma-nœuvre nécessaire pour parer à toute éventualité, voilà quʼil se retrouvait avec les cinq autres tassés autour dʼune table pour quatre, à boire de la bière et à manger des nachos, tandis que le juke-box crachait de la country nasillarde.

Et aussi à rire, beaucoup.

Le concert live qui commença plus tard était plutôt pas mal. Les cinq musiciens serrés sur la scène en angle avaient la pêche. Fox les connaissait et, dʼhumeur généreuse, leur paya une tournée pendant leur pause.

— Lʼidée était de qui ? demanda Quinn. Parce quʼelle est géniale.

Et je ne bois même pas.

— De moi, à lʼorigine, répondit Fox qui entrechoqua sa bière avec son verre. Jʼai systématiquement des idées géniales.

— Le concept général était de toi, mais lʼapplication, cʼest bibi, corrigea Layla. Quoi quʼil en soit, tu avais raison : cʼest un bar sympa.

— Jʼaime particulièrement lʼhorloge Bettie Page au mur, dit Cybil en la désignant dʼun geste.

— Tu connais Bettie Page ? voulut savoir Gage.

— Son histoire, oui. La pin-up des années 1950 devenue une icône, en partie parce quʼelle était la cible dʼune enquête du Sénat sur la pornographie – à mes yeux, une chasse aux sorcières.

— Cybil lʼa rencontrée, précisa Quinn en sirotant son soda light.

Gage dévisagea Cybil par-dessus son verre.

— Sans blague.

— Jʼai participé aux recherches pour le scénario du film biogra-phique sorti il y a deux ans. Une femme charmante, à regarder comme à écouter. Êtes-vous un fan, monsieur Turner ?

— En fait, oui, répondit Gage.

Il avala une gorgée d eau gazeuse tout en étudiant Cybil.

— Tu as un parcours avec beaucoup de chemins inhabituels.

Elle le gratifia dun lent sourire.

— J adore voyager.

Comme le groupe regagnait la scène, deux des musiciens sʼarrê-

tèrent à leur table.

— Tu en grattes une petite avec nous, OʼDell ?

— Vous vous en sortez très bien sans moi, les mecs.

Cybil donna un petit coup dans lʼépaule de Fox.

— Tu joues ?

— Cursus familial obligatoire.

— Alors va en gratter une, OʼDell, ordonna-t-elle avec une bourrade. On insiste.

— Je suis en train de boire, là.

— Ne nous force pas à faire une scène. Nous en sommes capables, hein, Q ?

— Oh que oui ! Fox, Fox, Fox ! embraya Quinn, de plus en plus fort.

— Dʼaccord, dʼaccord.

Quand il se leva, Quinn porta ses doigts à sa bouche et siffla.

— Contrôle ta nana, Hawkins.

— Impossible, répliqua Caleb avec un sourire en coin. Je les aime dingues.

Secouant la tête dʼun air dégoûté, Fox attrapa une guitare sur son socle et, après un bref conciliabule avec les musiciens, passa la bandoulière sur son épaule.

Cybil se pencha vers Layla.

— Pourquoi les guitaristes sont-ils toujours si sexy ?

— À cause des mains, je dirais.

Les siennes semblaient en tout cas savoir ce quʼelles faisaient.

Comme un pro, il marqua le tempo, puis commença en solo par un riff complexe.

— Quel frimeur, bougonna Gage, ce qui fit rire Cybil.

Fox enchaîna avec Lay Down Sally, un morceau à lʼévidence ap-précié du public. Layla fut forcée de sʼavouer quʼelle eut des frissons lorsquʼil se pencha vers le micro et mêla sa voix aux chœurs.

Avec son jean délavé sur ses hanches étroites, ses chaussures de marche qui avaient connu des jours meilleurs et sa tignasse en bataille encadrant son beau visage, il avait vraiment le physique de lʼemploi. Et quand son regard mordoré accrocha le sien, les frissons battirent tous les records.

Cybil se pencha à son oreille.

— Il est génial.

— Tu as malheureusement raison, soupira Layla. Je crois que je suis dans le pétrin.

— C est vrai ? à lʼinstant ? Comme je tʼenvie !

Elle se redressa en riant au moment où la chanson se terminait.

Le bar explosa en applaudissements.

Fox ôtait déjà la bandoulière.

— Allez, cria Cybil. Une autre !

Il revint à leur table, secouant la tête.

— Si jʼen joue plus dʼune dʼaffilée, ils vont devoir mʼarracher la guitare des mains parce que je ne voudrais plus la lâcher.

— Pourquoi nʼes-tu pas rock star plutôt quʼavocat ? lui demanda Layla.

— Rock star, cʼest beaucoup trop de boulot, répondit-il en se pen-chant vers elle, tandis que la musique reprenait. J ai résisté au morceau de Clapton le plus évident. Combien de types t ont infligé Layla parmi ceux que tu as connus ?

— Pour ainsi dire tous.

— C est bien ce que je pensais. Moi, jʼai la fibre individualiste. Ne jamais choisir le truc le plus évident.

« Cette fois, ma vieille, cʼest sûr, tu es dans le pétrin jusquʼau cou », songea-t-elle, sous le charme de son sourire.

10

Le dimanche matin, il pleuvait encore ; un temps maussade et venteux qui rendait la grasse matinée obligatoire. Du moins pour les gens normaux qui nʼont pas de démon à pourchasser, songea Fox, en verrouillant la porte de son appartement.

Malgré la pluie, il décida de se rendre à pied chez Layla. Comme le jonglage, la marche était idéale pour réfléchir. Apparemment, les autres habitants dʼHawkins Hollow ne partageaient pas son point de vue. Garées pare-chocs contre pare- chocs, les voitures sʼalignaient devant chez Mae et Coffee Talk. Il imaginait les clients à lʼintérieur, attablés devant le petit-déjeuner spécial week-end, redemandant du café, se plaignant du temps.

De lʼautre côté de la rue, son regard sʼarrêta sur la nouvelle porte de la librairie. Son père avait fait du beau travail. Comme Layla, il remarqua le panneau Cessation dʼactivité dans la vitrine de la boutique de cadeaux. Que faire ? Rien. Bientôt, un nouveau commerce ouvrirait, et les habitants y entreraient avec curiosité le jour de lʼinauguration. Dʼici là, ils continueraient de faire la grasse matinée les dimanches matin pluvieux ou de presser leurs enfants de sʼhabiller pour assister à lʼoffice.

Mais la situation allait changer. Cette fois, quand le temps des Sept serait arrivé, ils attendraient de pied ferme le Grand Méchant Démon. Ils ne se contenteraient pas dʼéponger le sang, dʼéteindre les incendies ou de faire enfermer les hystériques le temps que le vent de folie retombe.

Fox tourna à lʼangle de la grand-place, les mains enfoncées dans la poche kangourou de son sweat- shirt à capuche, tête baissée sous la pluie.

Un crissement de pneus sur la chaussée lui fit vaguement relever le nez. Reconnaissant la voiture de Block Kholer, il jura entre ses dents avant même que ledit Block nʼen descende avec un claquement de portière de sinistre augure.

— Sale petite ordure !

Block fondit sur lui, ses battoirs à viande serrés en deux poings menaçants, ses Wolverines pointure cinquante-deux battant le pavé.

« Et merde ! » se dit-il avant de lancer à voix haute :

— Laisse tomber, Block, et calme-toi.

Ils se connaissaient depuis le lycée, et lʼespoir de le voir obtempérer était plutôt mince. Block était certes dʼun naturel assez paisible, mais il pouvait entrer dans des colères noires et une fois remonté, malheur à celui qui tombait entre ses mains.

Bien décidé à ne pas être celui-là, Fox fit appel à son don de té-

lépathie et parvint à esquiver le premier coup.

— Arrête, Block. Je suis lʼavocat de Shelley, point final. Si ce nʼétait pas moi, ce serait un autre.

— À ce quʼy paraît, tu es plus que ça. Depuis combien de temps tu baises ma femme, espèce dʼenfoiré ? i185Fox se baissa vivement, et Kholer rata une deuxième fois sa cible.

— Je nʼai jamais eu de relation de ce genre avec Shelley. Tu me connais, bon sang. Si cʼest Napper qui tʼa fourré cette idée dans la tête...

— Je me suis fait jeter de ma propre maison, fulmina Block, les yeux luisants de fureur, son cou de taureau congestionné. Je suis obligé dʼaller chez Mae prendre mon petit-déjeuner. À cause de toi !

— Ce nʼest pas moi qui avais la main dans le chemisier de ma belle-sœur.

« Parle-lui, cʼest ton métier, sʼencouragea Fox. Montre-toi persua-sif et il va se calmer. »

— Ne me mets pas ça sur le dos, Block, reprit-il dʼune voix posée, tandis que, dʼun bond en arrière, il esquivait un nouveau coup de poing. Ne fais pas quelque chose que tu vas regretter.

— Cʼest toi qui vas regretter, mon salaud !

Fox était rapide, mais Block nʼavait pas complètement perdu lʼagi-lité quʼil possédait sur un terrain de football américain à lʼépoque du lycée ; il le faucha dʼun seul élan. Fox heurta de tout son long la pente gazonnée qui bordait le trottoir – et les pierres sous le lierre qui la recouvrait –, puis glissa douloureusement sur les pa-vés, lʼancien défenseur enragé à califourchon sur lui.

Block pesait au moins vingt-cinq kilos de plus que lui – du muscle pour lʼessentiel. Cloué au sol, impuissant, Fox ne put éviter ni le direct décoché à bout portant en pleine face ni les petits coups épuisants qui sʼabattaient en salves nourries sur son abdomen.

La vision brouillée par la douleur, il entrevoyait le visage de Block déformé par une inexplicable folie teintée de panique.

Les pensées qui jaillissaient de son esprit étaient tout aussi dé-

mentes et meurtrières.

Fox sut ce quʼil lui restait à faire : oubliant toute règle de combat à la loyale, il visa les yeux, les doigts recourbés telles des serres.

Comme Block hurlait, il frappa sa gorge exposée. Suffoquant, ce dernier desserra son emprise et Fox en profita pour lui asséner un coup de genou dans lʼentrejambe, ajoutant quelques directs bien sentis au visage et à la gorge pour faire bonne mesure.

Cours. Cette unique pensée s épanouit dans lʼesprit de Fox telle une fleur de sang. Il parvint à se dégager à force de contorsions, mais alors quʼil tentait de se relever, Block lui claqua la tête contre le trottoir. Il sentit comme un craquement à lʼintérieur de son crâne, tandis que la botte à bout ferré de son assaillant lui marte-lait violemment le flanc. Lʼair lui manqua brusquement quand ses mains épaisses se refermèrent autour de sa gorge.

Meurs.

Étaient-ce les pensées de Block ou les siennes qui tourbillon-naient dans son cerveau hurlant de douleur ? Seule certitude, il sentait la vie lui échapper. Ses poumons en feu tentaient en vain dʼinspirer un filet dʼair et un voile rougeâtre obscurcissait sa vision déjà brouillée. Il rassembla ses dernières forces pour sonder lʼesprit de cet homme dont il savait quʼil adorait les Redskins et les courses de stock-car, toujours prompt à sortir une blague salace, et de surcroît génie de la mécanique. Un homme assez stupide pour tromper sa femme avec sa belle-sœur.

Mais il ne retrouvait rien de cet homme chez le fou furieux qui semblait bien décidé à le tuer.

II ne vit bientôt plus quʼune immensité rouge, tel un océan de sang. Et sa propre mort.

La pression sur sa gorge se relâcha brutalement et son torse fut délesté de la masse qui lʼécrasait. Il roula sur le flanc avec un haut-le-cœur et cracha du sang. En dépit du sifflement strident qui lui pillait les tympans, il perçut un appel lointain.

— OʼDell ! Fox ! Fox !

Un visage flou se matérialisa devant ses yeux. Étendu en travers du trottoir, savourant le contact de la pluie fraîche sur son visage meurtri, Fox reconnut, en triple exemplaire, le chef de la police Wayne Hawbaker.

— Ne bouge pas, ça vaut mieux, lui ordonna celui-ci. Jʼappelle une ambulance.

Pas mort, se dit Fox, même si les confins de son champ de vision étaient encore obscurcis par un voile rouge.

— Non, attends ! croassa-t-il en luttant pour sʼasseoir. Pas dʼambulance.

— Tu es salement amoché.

Il avait un œil si gonflé quʼil ne pouvait plus lʼouvrir, il parvint cependant à fixer lʼautre sur Wayne.

— Ça va aller. Où est passé Block ?

— Enfermé à lʼarrière de ma voiture, menotté. Bon Dieu, Fox, jʼai presque dû lʼassommer pour quʼil te lâche. Quʼest-ce qui sʼest passé ?

Fox essuya sa bouche en sang.

— Demande à Napper.

— Quʼest-ce quʼil a à voir dans cette histoire ?

— Cʼest lui qui a monté le bourrichon de Block en lui faisant croire que je fricotais avec Shelley, expliqua Fox.

Sa respiration sifflante lui donnait lʼimpression dʼavoir la gorge tapissée de verre pilé.

— Enfin bref, peu importe, enchaîna-t-il. Il nʼy a pas de loi qui in-terdise de mentir à un idiot, pas vrai ?

Wayne garda le silence un instant.

— Je vais au moins prévenir les pompiers, quʼils tʼexaminent, finit-il par proposer.

— Pas la peine, sʼentêta Fox qui sʼappuya sur une main ensanglantée, mû par une colère aussi soudaine quʼimpuissante. Je nʼai pas besoin dʼeux.

— Je vais boucler Block. Quand tu seras en état, il faudra que tu passes porter plainte pour coups et blessures.

Fox hocha la tête. Tentative de meurtre aurait été une qualifica-tion plus exacte, mais coups et blessures ferait lʼaffaire.

— Laisse-moi tʼaider à monter à lʼavant. Je te dépose où tu veux.

— Vas-y. Je me débrouillerai.

Wayne passa la main dans ses cheveux mouillés.

— Bon Dieu, Fox, tu veux que je te laisse en sang sur le trottoir ?

Fox leva de nouveau son œil indemne sur lui.

— Tu me connais. Je me remets vite.

La compréhension et lʼinquiétude voilèrent le regard du chef de la police.

— Jʼattends que tu sois debout. Je ne démarre pas avant de mʼêtre assuré que tu peux marcher.

Fox se releva tant bien que mal, au prix de douleurs fulgurantes dans tout le corps. Trois côtes cassées, dénombra-t-il. Il sentait que, déjà, elles commençaient à se ressouder, ce qui faisait un mal de chien.

— Boucle-le. Je passerai dès que je pourrai.

Il sʼéloigna en boitant et ne sʼarrêta quʼaprès avoir entendu la voiture sʼéloigner. Il se retourna alors et foudroya du regard le gar-

çon goguenard de lʼautre côté de la rue.

— Je vais guérir, enfoiré, et quand le temps sera venu, je te ferai subir bien pire.

Le démon qui avait lʼapparence dʼun enfant éclata dʼun rire sar-donique. Puis il ouvrit la bouche, qui s agrandit démesurément, et sʼavala lui-même.

Quand Fox arriva à la maison de High Street, une de ses côtes était déjà guérie et la deuxième en bonne voie. Ses dents dé-

chaussées étaient à nouveau solidement ancrées dans ses gen-cives. Les coupures et plaies bénignes avaient cicatrisé.

Il aurait dû rentrer chez lui, le temps de se remettre. Mais lʼagression et la douleur de la guérison lʼavaient laissé épuisé et dans les vapes. Les filles devraient prendre le relais. Sans doute auraient- elles lʼoccasion de voir bien pire avant que tout cela soit terminé.

— On est là-haut ! cria joyeusement Quinn au bruit de la porte qui sʼouvrait. On descend dans une minute. Il y a du café au chaud et du Coca dans le frigo, selon qui vous êtes !

Les contusions sur sa trachée étaient encore trop douloureuses et Fox ne trouva pas la force de répondre. Il se rendit clopin-clo-pant à la cuisine.

Il voulut ouvrir le réfrigérateur et, les sourcils froncés, contempla son poignet droit. Cassé.

— Dépêche-toi, bougonna-t-il. Quʼon en finisse.

Tandis que les os se ressoudaient, il se sortit un Coca de la main gauche, puis se débattit avec lʼopercule.

— On sʼest levés tard. Jʼimagine quʼon était... Mon Dieu, Fox !

sʼexclama Layla en se précipitant vers lui. Quinn, Cybil, Caleb !

Descendez vite. Fox est blessé !

Elle passa le bras autour de lui afin de le soutenir.

— Ouvre-moi cette canette, tu veux ?

— Assieds-toi. Tu dois t asseoir. Ton visage. Ton pauvre visage.

— Ouvre juste cette stupide canette !

Sans se laisser troubler par son ton cassant, Layla prit le temps de lui tirer une chaise. La facilité avec laquelle elle le fit asseoir montrait à Fox combien il était diminué.

Elle ouvrit lʼopercule, voulut serrer les mains de Fox autour de la canette et interrompit son geste.

— Tu as le poignet cassé, fit-elle remarquer dʼune voix fluette, mais étonnamment calme.

— Pas pour longtemps.

Il but une longue gorgée avide au moment où Caleb faisait irruption dans la cuisine. À sa vue, celui-ci jura.

— Layla, tu peux apporter de lʼeau et des serviettes pour le nettoyer ?

Il sʼaccroupit auprès de son ami et murmura :

— Cʼest grave ?

— Ça faisait longtemps que ça nʼavait pas été aussi grave.

— Napper ?

— Indirectement.

— Quinn, fit Caleb sans quitter Fox des yeux, appelle Gage. Sʼil nʼest pas déjà en route, dis-lui de venir fissa.

— Je mʼoccupe de la glace, répondit-elle en sortant le bac à gla-

çons du congélateur. Cybil !

— Je lʼappelle.

Mais avant, elle se pencha vers Fox et déposa un baiser délicat sur sa joue ensanglantée.

— On va te soigner, pauvre chou.

Layla revint avec une bassine dʼeau et des serviettes.

— Il souffre. Peut-on lui donner quelque chose contre la douleur ?

— On ne peut que serrer les dents. Ça aide si nous sommes tous les trois, répondit Caleb sans jamais quitter du regard le visage de Fox. Vas-y, raconte.

— Les côtes, à gauche. Il mʼen a bousillé trois. Une est guérie, une autre en cours.

— Dʼaccord.

— Elles ne devraient pas rester ici, siffla-t-il avec une grimace de douleur. Dis-leur de sortir.

— On ne va nulle part.

Dʼune main douce, mais efficace, Layla entreprit dʼessuyer le visage de Fox avec un linge humide.

— Tiens.

Quinn appliqua une poche de glace sur son œil tuméfié.

— Jʼai joint Gage sur son portable, annonça Cybil. Il était déjà en ville et sera là dans une minute.

Elle se tut et, malgré lʼétat effrayant de Fox, regarda avec fascina-tion les ecchymoses sur son cou commencer à pâlir.

— Il a fait des dégâts... internes, parvint à articuler Fox. Hémorra-gie. Traumatisme crânien. Je ne sais pas où, mon esprit est trop embrouillé.

— Concentre-toi dʼabord sur le traumatisme crânien. Refoule tout le reste.

— Jʼessaie.

— Attends, intervint Layla qui fourra le linge ensanglanté entre les mains de Cybil et sʼagenouilla devant Fox. Laisse-moi essayer, Fox. Si jʼarrive à situer la douleur, je tʼaiderai à te concentrer sur lʼendroit pour activer la guérison.

— Tu ne mʼes dʼaucune aide si tu paniques, souviens-toi de ça, la prévint Fox qui ferma les yeux et sʼouvrit à elle. Juste la tête. Je mʼoccuperai du reste une fois rétabli de ce côté-là.

Il sentit le choc, la réaction horrifiée, puis la compassion, chaude et douce. Elle lʼemmena à la source de sa blessure de même quʼelle lʼavait guidé jusquʼà la chaise.

Là, la douleur explosa avec une férocité bestiale, telles des griffes acérées qui lui déchiquetaient les chairs. Un instant, il se cabra devant elle et voulut battre en retraite. Mais Layla lʼencouragea à faire face.

Une main se referma sur son poing serré et il sut que cʼétait Gage.

Il ouvrit alors complètement son esprit et se laissa porter par la vague brûlante et chaotique de la souffrance. Lorsquʼelle eut reflué dans les limites du supportable, il était en nage.

— Vas-y mollo, Layla, bredouilla-t-il. Cʼest un peu trop fort. Un peu trop rapide.

Os, muscles, organes. Il continua dʼencaisser le choc, agrippé sans honte à Caleb et à Gage. Quand le pire fut derrière lui et quʼil put enfin respirer à peu près librement, il arrêta. Sa propre nature ferait le reste.

— Cʼest bon, ça va aller.

— Tu nʼen donnes pas lʼimpression, fit remarquer Cybil.

Fox leva les yeux vers elle, vit les larmes sur ses joues.

— Le reste est superficiel, la rassura-t-il. Ça guérira tout seul.

Cybil hocha la tête et se détourna. Il regarda Layla. Elle avait les yeux embués, mais, à son grand soulagement, ne pleurait pas.

— Merci.

— Qui tʼa fait ça ?

— Bonne question, grommela Gage qui se redressa et alla se servir un café. La deuxième étant : quand allons-nous lui foutre une raclée ?

— Jʼaimerais participer, dit Cybil.

Elle sortit une tasse pour Gage, puis posa brièvement la main sur la sienne et la pressa avec force.

— Cʼétait Block, leur apprit Fox, tandis que Quinn apportait de lʼeau propre pour lui nettoyer le visage.

— Block Kholer ? sʼexclama Gage qui détacha les yeux de sa main. Quelle mouche lʼa piqué ?

Il sentait encore sur sa peau la chaleur de la Paume de Cybil.

— Napper lʼa convaincu que je couchais avec sa femme.

Caleb secoua la tête.

— Si Block est assez stupide pour croire ce con, sa bêtise est monumentale. Je lʼimagine bien te bousculant un peu, peut-être même te balançant un coup de poing. Mais là, il a failli te tuer.