Prologue

Hawkins Hollow ; juin 1994

Par une belle matinée dʼété, un caniche nain abricot se noya dans la piscine des Bestler. Lynne Bestler, sortie en catimini pour piquer une tête tranquillement avant le réveil des enfants, crut tout dʼabord quʼil sʼagissait dʼun écureuil – ce qui aurait été déjà assez triste. Mais lorsquʼelle trouva le courage de récupérer la boule de poils dégoulinante, elle reconnut Marcell, le chien adoré de sa voisine.

En général, les écureuils ne portaient pas de collier en strass.

Les cris de Lynne et les gerbes dʼeau quand elle laissa retomber lʼinfortuné animal en même temps que le filet dans la piscine alertèrent son mari qui se précipita dehors en caleçon. Réveillées par les sanglots de leur mère et les jurons de leur père, qui avait sauté à lʼeau pour attraper le manche du filet et tirer le petit cadavre jusquʼau bord, les jumelles se retrouvèrent bientôt en train de hurler sur la terrasse dans leurs chemises de nuit Mon Petit Poney aux coloris coordonnés. En quelques instants, lʼhystérie familiale ameuta les voisins qui accoururent à la clôture à lʼinstant où M.

Bestler se hissait hors de lʼeau avec son macabre fardeau.

Comme beaucoup dʼhommes, il avait développé un attachement immodéré pour ses sous-vêtements sans âge et le poids de lʼeau fut fatal à lʼélastique distendu.

Ce fut donc avec un chien mort, mais sans caleçon, quʼil émergea de sa piscine, si bien que la belle matinée d été débuta à la fois dans le drame et la farce à Hawkins Hollow.

Fox apprit la mort prématurée de Marcell quelques minutes après avoir franchi le seuil de chez Mae, où il était venu acheter une bouteille de Coca et deux Slim Jim.

Son père, quʼil aidait à rénover une cuisine dans Main Street, lui avait accordé une petite pause. Mme Larson souhaitait changer les plans de travail, les portes de placard, le revêtement de sol et la peinture. Ce quʼelle appelait un rafraîchissement était pour Fox lʼoccasion de gagner un peu dʼargent de poche qui lui permettrait de payer une pizza à Ally- son Brendon, puis de lʼinviter au ciné-

ma samedi soir. Avec un peu de chance, il la persuaderait de monter ensuite à lʼarrière de sa vieille Coccinelle.

Ce travail ne le dérangeait pas, même sʼil croisait très fort les doigts pour ne pas passer le restant de ses jours à manier le marteau et la scie sauteuse. Son père était toujours de bonne compagnie, et ce boulot le dispensait de la corvée de désherbage ou des soins aux animaux de la ferme. À lui aussi les Coca et les Slim Jim – lʼun comme lʼautre nʼavaient pas droit de cité dans la famille OʼDell-Barry sur laquelle régnait son écolo de mère.

Il apprit donc la mort du chien par Susan Kee- faffer, qui encais-sait ses achats tandis que quelques consommateurs désœuvrés échangeaient des ragots devant un café.

Fox ne connaissait pas Marcell, mais il avait un faible pour les animaux et il ressentit un pincement de chagrin pour lʼinfortuné caniche. Ce chagrin fut toutefois atténué par la mésaventure de M. Bestler qui, selon les termes de Susan Keefaffer, « se tortillait, nu comme un ver, au bord de sa piscine ».

Même sʼil était triste pour le pauvre chien, il ne fit pas le lien –

pas alors – avec le cauchemar que ses deux meilleurs amis et lui avaient vécu sept ans plus tôt.

La nuit précédente, un rêve curieux avait hanté son sommeil. Un rêve de feu et de sang, et de voix psalmodiant une étrange mélo-pée dans une langue inconnue. Cela dit, ce même soir, il avait enchaîné deux vidéos avec Caleb et Gage — La Nuit des morts-vivants et Massacre à la tronçonneuse. Ceci expliquait sans doute cela.

Il ne fit pas le rapprochement entre un caniche noyé et les évé-

nements qui avaient ébranlé Hawkins Hollow juste après son dixième anniversaire. Après la nuit fatidique à la Pierre Païenne qui avait bouleversé leur vie, et la tranquillité de leur ville.

Dʼici quelques semaines, Caleb, Gage et lui souffleraient leurs dix-sept bougies. Baltimore avait une bonne chance de remporter le championnat cette année. Il entrerait en terminale au lycée –

enfin au sommet de la chaîne alimentaire – et bientôt, ce serait lʼuniversité. Voilà ce quʼil avait en tête.

Les pensées qui occupaient lʼesprit dʼun adolescent de presque dix-sept ans étaient bien différentes de celles dʼun gamin qui en avait sept de moins. En tête de liste : conclure avec Allyson Brendon.

Aussi, quand il redescendit la rue, grand échalas dégingandé dont les épais cheveux bruns étaient rassemblés en une courte queue-de-cheval et les yeux noisette protégés du soleil par des lunettes Oakleys, ce nʼétait pour lui quʼune journée comme les autres.

La ville était fidèle à elle-même. Proprette, un brin désuète avec ses vieilles maisons et boutiques aux murs de pierre, ses porches peints, ses trottoirs pavés. Il jeta un coup dʼœil par-dessus son épaule en direction du Bowling & Fun Center où Caleb et Gage travaillaient pendant les vacances.

Après sa journée, il passerait y faire un tour.

Il traversa la rue et entra chez les Larson. Le blues envoûtant de Bonnie Raitt lui parvint de la cuisine, accompagné par la voix claire et tranquille de son père qui vérifiait avec son niveau à bulle lʼhorizontalité des étagères du placard à provisions. Bien que la porte de derrière et les fenêtres, protégées par des moustiquai-res, soient ouvertes, la pièce empestait la sciure et la colle quʼils avaient utilisée le matin pour installer le nouveau plan de travail en Formica.

Son père portait un vieux Levis et un T-shirt Give Peace a Chance. Ses cheveux étaient plus longs que ceux de Fox dʼune bonne vingtaine de centimètres. Lui aussi les portait en queue-de-cheval sous un bandana bleu. Il avait rasé la barbe et la mousta-che qui lui mangeaient le visage depuis aussi longtemps que remontaient les souvenirs de Fox. Ce dernier nʼétait pas encore tout à fait habitué à voir autant les traits de son père – et à y trouver une telle ressemblance avec les siens.

— Un chien sʼest noyé dans la piscine des Bestler, dans Laurel Lane, lui annonça-t-il.

Brian sʼarrêta de travailler et se retourna.

— Pauvre bête. On sait comment cʼest arrivé ?

— Pas vraiment. Cʼétait un caniche nain ; il a dû tomber à lʼeau et nʼa pas été capable de ressortir.

— Et personne ne lʼa entendu aboyer ? Triste fin.

Brian posa ses outils et sourit à son fils.

— Donne-moi donc un de tes Slim Jim.

— Quels Slim Jim ?

— Ceux que tu caches dans ta poche arrière. Tu nʼas pas de sac en papier à la main, et tu nʼes pas parti assez longtemps pour tʼenfiler une pizza ou un hot dog. Tel que je te connais, je parie que tu as acheté des Slim Jim. Donne-mʼen un et ta mère ne saura jamais que nous avons avalé des sous- produits carnés et des substances chimiques. Tu sais comment ça sʼappelle, mon gar-

çon ? Du chantage.

Avec un sourire, Fox lui en tendit un. Il en avait acheté deux ex-près. Le père et le fils déchirèrent lʼemballage et mastiquèrent leur mini-salami en silence.

— Le plan de travail rend bien.

Brian passa la main sur la surface lisse couleur coquille dʼœuf.

— Cʼest vrai. Je ne partage pas les goûts de Mme Larson pour les couleurs, mais cʼest du bon travail. Je me demande qui va me servir dʼapprenti quand tu seras à la fac.

— Ridge est le prochain sur la liste, répondit Fox, pensant à son jeune frère.

— Ridge serait incapable de retenir des mesures plus de deux minutes, et il rêvasse tellement quʼil se trancherait sans doute un doigt avec la scie circulaire. Non, dit Brian, qui haussa les épaules avec un sourire fataliste. Ce genre de boulot nʼest pas pour Ridge, ni pour toi dʼailleurs.

— Je nʼai jamais dit que je nʼaimais pas.

Pas à voix haute.

Son père le regarda comme cela lui arrivait parfois, avec lʼair de connaître quelque mystérieux secret.

— Tu as lʼœil et tu es habile de tes mains, cʼest sûr. Tu seras un bon bricoleur chez toi plus tard. Mais tu ne gagneras pas ta vie avec une boîte à outils. En attendant de trouver ta vocation, va donc me jeter ces saletés.

— Dʼaccord.

Fox rassembla les chutes de bois et autres déchets, puis traversa lʼétroit jardin jusquʼà la benne que les Larson avaient louée pour la durée des travaux.

Au passage, il jeta un coup d œil au jardin voisin où jouaient des enfants. À leur vue, il se pétrifia et lâcha son chargement qui at-territ sur le sol avec fracas.

Les jeunes garçons s amusaient avec des camions, des pelles et des seaux dans un bac à sable bleu vif. Sauf que le bac n était pas rempli de sable. Les bras maculés de sang, ils poussaient leurs camions Tonka dans une gadoue sanguinolente en imitant des bruits de moteur. Lʼimmonde magma rouge dégoulinait le long des parois du bac jusque dans lʼherbe. Fox tituba en arrière.

Sur la clôture bordée dʼhydrangeas qui séparait les deux jardins était accroupi le garçon qui nʼen était pas un. Un rictus hideux dé-

voila ses dents pointues, tandis que Fox sʼenfuyait à toutes jambes vers la maison.

— Papa ! Papa !

La panique qui perçait dans sa voix fit jaillir Brian de la maison.

— Que se passe-t-il ?

— Tu ne vois pas ? Regarde !

Mais alors même quʼil prononçait ces mots, lʼindex braqué vers le grillage, un déclic se fit dans lʼesprit de Fox : ce quʼil voyait nʼétait pas réel.

Brian empoigna son fils par les épaules.

— Quoi donc ? Quʼest-ce que tu vois ?

Le garçon qui nʼen était pas un entama une danse sautillante sur le grillage tandis quʼun torrent de flammes réduisait les hydrangeas en cendres.

— Je dois absolument voir Caleb et Gage, papa. Tout de suite !

Brian lâcha son fils sans émettre la moindre objection.

— Vas-y.

Fox traversa la maison en trombe, déboucha sur le trottoir et sʼélança vers la grand-place. À sa grande horreur, la ville avait perdu son habituelle quiétude. En esprit, il la voyait dévastée par un chaos qui dépassait lʼimagination.

Comme dans son rêve. Comme sept ans auparavant.

Il fit irruption dans le bowling où les compétitions dʼété battaient leur plein. Le fracas des boules et des quilles renversées lui mar-telait le crâne tandis quʼil courait droit au comptoir de lʼaccueil où travaillait Caleb.

— Où est Gage ? demanda-t-il sans préambule.

— Quʼest-ce qui tʼarrive ? sʼétonna Caleb. Ça va ?

— Où est Gage ? répéta Fox, et les yeux gris amusés de Caleb sʼassombrirent.

— Il est occupé dans la galerie de jeux. Attends...

Caleb fit signe à Gage qui les rejoignit de son pas nonchalant.

— Salut, les gonzesses. Quʼest-ce...

Son sourire narquois sʼévanouit devant la mine sombre de Fox.

— Quʼest-ce quʼil y a ?

— Il est de retour.

1

Hawkins Hollow, mars 2008

Fox se rappelait avec précision de nombreux détails de cette loin-taine journée de juin. Lʼaccroc au genou gauche du Levis de son père, lʼodeur de café et dʼoignon chez Mae, le bruissement des emballages quand son père et lui avaient ouvert les Slim Jim dans la cuisine de Mme Larson.

Mais son souvenir le plus vif, par-delà le choc et la peur, demeurait la confiance que son père lui avait témoignée.

Le matin de son dixième anniversaire aussi, il lui avait fait confiance lorsquʼil était rentré à la maison avec Gage, tous deux sales, épuisés et terrifiés. Et porteurs dʼune histoire quʼaucun adulte ne voudrait croire.

Fox se souvenait encore des regards inquiets que ses parents avaient échangés lorsquʼil leur avait raconté quʼune chose noire, puissante et maléfique avait jailli subitement dans la clairière où se dressait la Pierre Païenne.

Us nʼavaient pas balayé son histoire dʼun revers de main, la mettant sur le compte dʼune imagination débordante, ne lui avaient même pas reproché son mensonge – il était, en effet, censé avoir passé la nuit chez Caleb et non en expédition dans les bois avec ses amis.

Ils lʼavaient écouté jusquʼau bout. Et lorsquʼils étaient arrivés, les parents de Caleb aussi lʼavaient écouté.

Fox jeta un coup dʼœil à la fine cicatrice qui lui barrait le poignet.

Caleb leur avait entaillé la peau avec son couteau suisse voici presque vingt et un ans, afin quʼils deviennent frères de sang.

Depuis, cʼétait lʼunique cicatrice quʼil arborait sur tout le corps.

Avant le rituel, il avait quelques bleus et égratignures, comme nʼimporte quel gamin de dix ans. Mais toute marque sur sa peau avait mystérieusement disparu cette nuit fatidique – et depuis lors, il guérissait de la moindre blessure sans aucune séquelle.

Cʼétait ce pacte de sang qui avait libéré le démon prisonnier depuis des siècles sous la Pierre Païenne. Sept nuits durant, il avait semé la terreur dans Hawkins Hollow.

Ils pensaient lavoir vaincu, eux, trois gamins de dix ans. Mais il était revenu sept ans plus tard pour une nouvelle semaine de chaos, puis le jour même de leurs vingt-quatre ans.

Et cet été, la créature recommencerait. Elle annonçait déjà son retour.

Mais aujourdʼhui, la situation était différente. Ils étaient mieux ar-més, et secondés par trois jeunes femmes liées au démon par leurs ancêtres, tout comme Caleb, Gage et lui lʼétaient à la force qui avait pris ce démon au piège.

«On nʼest plus des gamins », songea Fox en se garant devant la maison dans Main Street qui abritait à la fois son domicile et son cabinet dʼavocat. Et après lʼexploit que leur petit groupe avait été capable de réaliser deux semaines plus tôt à la Pierre Païenne, le démon qui se faisait appeler autrefois Lazarus Twisse pouvait sʼattendre à quelques surprises.

Après sʼêtre emparé de son porte-documents, Fox traversa le trottoir. Acquérir cette demeure ancienne lui avait coûté de la sueur et il avait dû jongler pas mal sur le plan financier. Les deux premières années avaient été maigres – faméliques, même, admit-il avec le recul. Mais il ne regrettait pas ces privations parce que aujourdʼhui chaque mètre carré de cet endroit lui appartenait

– à lui et encore un peu à la Hawkins Hollow Bank & Trust.

Il franchit le seuil, et sursauta en apercevant Layla Darnell à la ré-

ception.

— Bonjour, dit-elle avec un sourire prudent. Tu rentres plus tôt que prévu.

Ah bon ? Comme presque chaque fois quʼelle lui apparaissait à lʼimproviste, il eut un blanc. Impossible dʼaligner deux pensées cohérentes face à cette brune hyper canon aux yeux émeraude assise à la place de la très digne Mme Hawbaker.

— Je... euh... nous avons gagné. Le jury a délibéré moins dʼune heure.

Le sourire de la jeune femme sʼépanouit.

— Félicitations ! Cʼétait cette affaire dʼaccident de voiture ? M. et Mme Pullman ?

— Oui.

Fox changea son porte-documents de main et demeura planté à lʼentrée de la réception.

— Où est Mme H ? sʼenquit-il.

— Chez le dentiste. Elle avait rendez-vous. Cʼest noté dans ton agenda.

Évidemment.

— Très bien. Je suis dans mon bureau.

— Shelley Kholer a téléphoné deux fois. Elle a décidé dʼattaquer sa sœur pour aliénation dʼaffection et parce quʼelle est, je cite, ajouta Layla en prenant son bloc-notes : « une bonne à rien dʼal-lumeuse et une sale p... - elle a dit texto : p trois points ». Au deuxième appel, elle voulait savoir si, dans le jugement de divorce, elle obtiendrait le montant des paris remportés dans un championnat de stock-car en ligne par son, je cite encore : « en-flure de futur ex-mari adultère ». Elle affirme que cʼest elle qui a choisi les coureurs.

— Hmm, intéressant. Je lui passerai un coup de fil.

— Ensuite elle a fondu en larmes.

— Aïe.

Fox avait le cœur tendre. En particulier pour les femmes en dé-

tresse. C était son côté chevalier servant.

— Je lʼappelle tout de suite.

— Non, seulement dʼici une heure, répondit Layla après un coup dʼœil à sa montre. Pour lʼinstant, elle fait sa thérapie capillaire.

Elle a opté pour le rouge – ça va saigner. Dis-moi, elle ne peut quand même pas attaquer sa sœur – je passe les noms dʼoiseaux – pour aliénation dʼaffection, non ?

— Tu serais étonnée de lʼimagination que possèdent certains jus-ticiables. Je vais essayer de la dissuader. Si tu peux me rappeler dans une heure de lui téléphoner. Ça va ? ajouta-t-il. Tu nʼas besoin de rien ?

— Tout va bien. Alice — Mme Hawbaker – est une prof hors pair.

Et très protectrice envers toi. Si elle ne me croyait pas capable de voler en solo, elle ne mʼaurait pas laissée seule. Et puis, en tant quʼassistante en cours de formation, cʼest plutôt à moi de te demander si tu nʼas besoin de rien.

Pour commencer, il aurait préféré une assistante qui ne fasse pas démarrer ainsi sa libido au quart de tour. Raté.

— Tout va bien pour moi aussi. Je serai dans mon...

Avec un vague geste de la main, il se dirigea vers son bureau.

Il fut tenté de fermer la double porte capitonnée, mais craignait de se montrer impoli. Il la laissait toujours ouverte, sauf quand une affaire requérait une certaine discrétion.

Mal à lʼaise en costume, Fox se hâta doter son veston et lʼaccrocha à la patère en forme de cochon rigolard. Non sans soulagement, il dénoua sa cravate et la suspendit à sa voisine la vache, tout aussi guillerette. Il y avait encore une poule, une chèvre et un canard, tous sculptés par son père qui affirmait quʼavec une bande de bestioles aussi déjantées, aucun cabinet dʼavocat ne pouvait paraître guindé.

Cʼétait exactement lʼatmosphère chaleureuse quʼil avait voulue pour son bureau. Ses dossiers et les ouvrages de référence dont il avait besoin le plus souvent étaient alignés sur des rayonnages dʼune sobriété toute professionnelle, mais il y avait aussi disposé des souvenirs personnels : une balle de base-bail dédicacée par le célébrissime Caleb Ripken, un kaléidoscope en verre multico-lore fabriqué par sa mère, quelques photographies sous cadres, la maquette du Millenium Falcon quʼil avait assemblée avec amour et minutie à douze ans.

Et à la place dʼhonneur trônait le grand bocal en verre rempli de billets dʼun dollar. Un pour chaque gros mot prononcé dans lʼenceinte du cabinet, sur décret dʼAlice Hawbaker.

Il sortit un Coca du mini-réfrigérateur et sʼapprocha de la fenêtre.

Que deviendrait-il quand Mme Hawbaker lʼaurait abandonné pour Minneapolis et quʼil affronterait la charmante Layla cinq jours par semaine ?

— Fox ?

— Hein ?

Il pivota dʼun bloc. Layla se tenait dans lʼembrasure de la porte.

— Un problème ?

— Aucun, à part notre Grand Méchant Démon. Ton prochain rendez-vous est dans deux heures, et puisque Alice est absente, je me disais quʼon pourrait peut-être en parler. Tu as du travail, je sais, mais...

— Ça va aller.

Voilà qui lʼaiderait peut-être à oublier un instant son regard de si-rène et ses lèvres pulpeuses.

— Tu veux un Coca ? proposa-t-il.

— Non, merci. Sais-tu combien cette canette contient de calories ?

— Ça vaut le coup, crois-moi. Assieds-toi.

— Je suis trop à cran, répondit Layla qui se mit à arpenter le bureau dʼun pas fébrile. À chaque jour sans incident, je sens la nervosité monter. Cʼest stupide, je sais. Je devrais être soulagée.

Mais il ne sʼest plus manifesté depuis que nous sommes allés tous ensemble à la Pierre Païenne.

Layla sʼarrêta et fit face à Fox.

— Jʼen tremble encore en revoyant Caleb poignarder la masse noire grouillante. Et maintenant plus rien depuis presque quinze jours. Avant, cʼétait presque quotidien.

— Nous lui avons sans doute porté un sale coup. Il est parti panser ses blessures là où vont les démons.

— Dʼaprès Cybil, cʼest une ruse, et il va frapper encore plus fort la prochaine fois. Elle passe ses journées à faire des recherches.

Quant à Quinn, elle est plongée dans la rédaction de son bouquin. Jʼai beau être la petite nouvelle du groupe, jʼai quand même la nette impression quʼon nʼavance pas beaucoup.

Elle passa la main dans ses cheveux à la coupe très stylée.

— Ce que je veux dire, cʼest que... il y a deux semaines, Cybil avait ce quʼelle croyait être des pistes solides sur lʼendroit où Ann Hawkins aurait accouché de triplés.

— Et ça nʼa rien donné, je sais.

— Je crois pourtant que cʼest une des clés. Ce sont vos ancêtres, à Gage, à Caleb et à toi. Leur lieu de naissance peut être capital.

Et puis, il y a le journal dʼAnn. Il existe forcément dʼautres volumes qui pourraient nous en apprendre davantage sur le père de ses fils, nous sommes tous dʼaccord là-dessus. Qui était Giles Dent, Fox ? Un homme, un sorcier, un démon bienfaisant, si cela existe ? Comment a-t-il emprisonné la créature qui se fait appeler Lazarus Twisse depuis la fameuse nuit de 1652 jusquʼà celle où tous les trois, vous lʼavez...

— ... libérée, termina Fox.

— Cette libération faisait partie du plan de Dent ou de son sortilège, nous sommes aussi dʼaccord là- dessus. Mais sinon, nous nʼen savons pas plus quʼil y a quinze jours. Nous sommes au point mort.

— Peut-être Twisse nʼest-il pas le seul à avoir besoin de recharger ses batteries. En tout cas, nous lʼavons touché. Cʼest la première fois que nous y parvenons. Nous lui avons flanqué la frousse.

À ce souvenir, les yeux mordorés de Fox luirent dʼune froide satisfaction.

— Jusquʼà présent, nous nʼavions été capables que de nettoyer les dégâts après coup, reprit-il avec espoir. Désormais, nous savons que nous pouvons lʼatteindre.

— Lʼatteindre ne suffit pas.

— Cʼest vrai.

Sʼils en étaient au point mort, cʼétait en partie sa faute, il le concédait. Il avait freiné des quatre fers, trouvé des tas dʼexcuses pour ne pas aider Layla à développer le don quʼelle partageait avec lui.

— À quoi suis-je en train de penser ? lui demanda- t-il à brûle-pourpoint.

Elle le dévisagea avec étonnement.

— Pardon ?

— À quoi suis-je en train de penser ? répéta- t-il, récitant délibé-

rément lʼalphabet dans sa tête.

— Je te lʼai déjà dit, je ne sais pas lire dans les pensées. Et je ne veux pas...

— Et je tʼai expliqué que ce nʼétait pas exactement ainsi que ça se passait.

Il se percha sur le coin de son vieux bureau massif, si bien que son regard se retrouva au niveau du sien. Ses cheveux bruns ondulés, qui encadraient un visage aux traits anguleux, frôlaient le col ouvert de sa chemise Oxford.

— Tu peux percevoir des impressions, des sensations et même des images, enchaîna-t-il. Essaie encore.

— Avoir de lʼinstinct ne signifie pas...

— Tu redoutes ce qui est en toi à cause de son origine, et parce quʼil te rend différente...

— Dʼun humain ?

— Non. Différente, cʼest tout.

Fox comprenait la complexité de ses sentiments. Lui aussi avait en lui cette différence qui sʼavérait parfois plus difficile à porter quʼun costume- cravate.

— Lʼorigine de ce don nʼa aucune importance, Layla. Si tu lʼas, cʼest pour une bonne raison.

— Facile à dire quand tes ancêtres descendent dʼune belle âme lumineuse et les miens dʼun démon qui a violé une malheureuse gamine de seize ans.

— Avec un tel raisonnement, tu lui permets seulement de marquer des points. Essaie encore, insista Fox qui, cette fois, lui prit la main avant quʼelle ne puisse se dérober.

— Je ne... Arrête de me forcer, se rebiffa-t-elle, plaquant sa main libre contre sa tempe.

Cʼétait un choc, il le savait, de sentir son cerveau investi sans y être préparé. Mais lʼépreuve était inévitable.

— À quoi est-ce que je pense ?

— Je nʼen sais rien. Je vois juste un tas de lettres dans ma tête.

— Bravo, la félicita-t-il avec un sourire qui illumina son regard.

Cʼest exactement ça. Un tas de lettres. Tu ne peux plus faire machine arrière et tu le sais. Tu ne peux pas rentrer à New York comme si de rien nʼétait et demander à ta patronne de te reprendre à la boutique, ajouta-t-il dʼune voix douce.

Layla lui arracha sa main, les joues empourprées.

— Je ne veux pas que tu fouines dans mes pensées.

— Non, tu as raison. Sache que je nʼen fais pas une habitude.

Mais si tu refuses de me faire confiance, nous serons quasiment inutiles, toi et moi. Caleb et Quinn ont des visions dʼévénements passés, Gage et Cybil entrevoient des images possibles de lʼavenir. Nous deux, nous sommes le présent. Tu te plaignais quʼon soit au point mort. Eh bien, avançons.

— Cʼest plus facile pour toi dʼaccepter ce... truc, fit-elle remarquer en désignant sa tempe de lʼindex, parce que tu lʼas en toi depuis vingt ans.

— Pas toi ? Il est probable que tu lʼas depuis ta naissance.

— À cause du démon qui squatte mon arbre généalogique ?

— Exactement. Cʼest un fait établi. Lʼusage que tu fais de ce don ne dépend que de toi. Tu as choisi de tʼen servir il y a quinze jours sur le chemin de la Pierre Païenne. Je te le répète, Layla, cʼest une question dʼengagement.

— Mais je lʼai pris, cet engagement. À cause de lui, jʼai perdu mon boulot et sous-loué mon appartement à New York. Je passe mon temps à me casser la tête avec Cybil et Quinn.

— Et tu es frustrée de ne rien trouver. Un engagement, cʼest plus que le temps quʼon y consacre. Et pas besoin dʼêtre télépathe pour savoir que ce discours tʼénerve.

— Jʼétais dans la clairière, Fox. Jʼai affronté cette créature, moi aussi.

— Exact. Pourquoi est-ce plus difficile pour toi dʼaffronter ce que tu as en toi ? Cʼest un outil, Layla. Si on laisse un outil émousser ou se rouiller, il ne fonctionne plus. Si on ne sʼen sert pas, on finit par oublier comment lʼutiliser.

— Et si cet outil est rutilant, bien affûté et que tu nʼas pas la moindre idée de son mode dʼemploi, tu peux causer de sacrés dégâts.

— Je tʼaiderai, proposa Fox, la main tendue.

Layla hésita. Le téléphone sonna à lʼaccueil et elle en profita pour battre en retraite.

— Laisse, lui dit-il. Ils rappelleront.

Elle secoua la tête et regagna lʼaccueil en hâte.

— Nʼoublie pas Shelley, lança-t-elle.

«Quel fiasco », songea Fox, dégoûté. Il ouvrit son porte-documents et sortit le dossier du procès quʼil venait de gagner. Parfois on gagne, parfois on perd.

Supposant que Layla préférait avoir la paix, il lʼévita le reste de lʼaprès-midi. Il lui demanda par lʼintranet de lui sortir la procuration dont il avait besoin pour un client, dʼimprimer une facture et passa ses appels lui-même, sans passer par le standard, une habitude qui lui avait toujours paru stupide de toute façon.

Comme sʼil ne savait pas se servir dʼun simple téléphone.

Il parvint à calmer Shelley, rattrapa sa paperasse en retard et gagna une partie dʼéchecs en ligne. Mais quand il envisagea dʼenvoyer un nouveau mail à Layla pour la libérer, il réalisa quʼil ne sʼagissait plus de maintien de la paix, mais carrément dʼune ma-nœuvre dʼévitement.

Lorsquʼil sortit dans le couloir, il aperçut Mme Hawbaker à lʼaccueil.

— Jʼignorais que vous étiez de retour.

— Je suis là depuis un moment. Je viens de vérifier les documents que Layla a sortis pour vous. Il me faut votre signature au bas de ces lettres.

— Dʼaccord.

Il sʼempara du stylo quʼelle lui tendait.

— Où est-elle ? Layla ?

— Elle a fini sa journée. Elle sʼest bien débrouillée.

Comprenant quʼil sʼagissait autant dʼune question que dʼune opinion, Fox hocha la tête.

— Oui, elle sʼen est bien sortie.

Dʼun geste vif et précis, Mme Hawbaker plia les lettres que Fox venait de signer.

— Vous nʼavez pas besoin de nous deux à temps plein et pas les moyens de payer double.

— Madame H...

— Je vais venir à mi-temps jusquʼà la fin de la semaine, sʼempressa-t-elle dʼajouter tout en glissant les lettres dans les enveloppes dont elle colla le rabat. Juste pour mʼassurer que tout se passe bien. Sʼil nʼy a pas de problèmes – et à mon avis, ce sera le cas –, je ne viendrai plus après vendredi prochain. Nous avons des tas dʼaffaires à trier et à emballer avant le départ du camion pour Minneapolis. Sans compter les visites pour la vente de la maison.

Fox laissa échapper un juron entre ses dents. Elle se contenta de pointer un index accusateur, les sourcils froncés.

— Quand je serai partie, vous pourrez jurer comme un charretier tant que vous voudrez, mais dʼici là, surveillez votre langage.

— Oui, madame. Madame H...

— Et pas ces yeux de chien battu avec moi, Fox OʼDell. Nous avons déjà parlé de tout cela.

Il percevait son chagrin. Sa peur aussi. Inutile dʼy ajouter la sienne.

— Je garderai le bocal à gros mots dans mon bureau en souvenir de vous.

La remarque la fit sourire.

— Vu votre débit en matière de grossièretés, vous serez riche quand sonnera lʼheure de la retraite. Mais vous êtes quand même un bon garçon. Et un bon avocat. Vous pouvez y aller maintenant.

Il me reste juste une ou deux bricoles à terminer avant de fermer.

— Dʼaccord.

Fox sʼarrêta sur le seuil et jeta un dernier regard à son assistante de toujours, avec ses cheveux blancs impeccablement coiffés, très digne dans son tailleur bleu marine.

— Madame H ? Vous me manquez déjà.

Il referma la porte derrière lui, puis, les mains fourrées dans les poches, descendit le perron. Un coup de Klaxon lui fit lever les yeux. Il salua Denny Moser qui passait en voiture. Denny Moser dont les parents tenaient la quincaillerie locale. Denny Moser qui avait été un gardien de troisième base à la grâce aérienne dans lʼéquipe des Hawkins Hollow Bucks au lycée.

Celui-là même qui durant les derniers Sept lʼavait pourchassé avec une clé anglaise, bien décidé à le trucider.

Aujourdʼhui, Denny avait une femme et un enfant. Et si, pendant les prochains Sept, il agressait sa femme ou sa petite fille ? Et si sa femme, ancienne pom-pom girl devenue assistante maternelle, tranchait la gorge de son mari dans son sommeil ?

Il y avait des précédents. Crise de folie collective de gens ordinaires.

En cette soirée venteuse de mars, Fox avançait dʼun pas décidé sur le large trottoir pavé, conscient quʼil ne pouvait laisser lʼhorreur se reproduire.

Sans doute Caleb était-il encore au bowling. Il allait sʼy rendre, boirait une bière et pourrait même y dîner tôt.

Comme il approchait de la grand-place, il vit Layla sortir de chez

Mae, de lʼautre côté de la rue, un sac plastique à la main. Elle eut une seconde dʼhésitation en lʼapercevant, ce qui eut lʼheur de lʼagacer. Après quʼelle lui eut adressé un salut désinvolte, chacun se dirigea sur son trottoir respectif vers les feux du carrefour.

Ruminant sa frustration de sentir, malgré la distance, quʼelle pré-

férait le voir poursuivre dans Main Street pour ne pas avoir à engager la conversation avec lui quand elle aurait traversé au passage piétons, Fox était presque parvenu à lʼangle de la rue quand la peur sʼempara de lui – soudaine, brutale. Sʼarrêtant net, il leva abruptement la tête.

Sur les fils électriques qui surplombaient Main Street et Locust Avenue, des dizaines de corbeaux étaient perchés en rang dʼoignons dans un silence absolu. Les ailes repliées sur leurs gros corps luisants, ils observaient. De lʼautre côté de la chaussée, Layla les avait repérés elle aussi.

Résistant à lʼenvie de courir, il traversa la rue en quelques enjambées rapides et rejoignit la jeune femme pétrifiée sur le trottoir.

— Ils sont réels, murmura-t-elle. Au début, jʼai cru que ce nʼétait encore quʼune... mais non, ils sont bien réels.

Fox lui saisit le bras.

— On va faire demi-tour et se mettre à lʼabri à lʼintérieur. Après, on...

Un bruissement se fit entendre derrière lui. Aux yeux écarquillés de Layla, il comprit quʼil était trop tard.

Dans un concert de piaillements suraigus et de claquements dʼailes, la nuée dʼoiseaux fondit sur eux avec la puissance dʼune tor-nade. Fox poussa Layla dos contre le mur, puis au sol. Plaquant le visage de la jeune femme contre son torse, il lʼenveloppa de ses bras et lui fit un rempart de son corps.

Une pluie de verre sʼabattit autour de lui. Les crissements de pneus se mêlaient au fracas métallique des carrosseries qui se percutaient. Le martèlement de pas précipités ponctués de cris de panique lui résonnait aux oreilles. Avec une force sidérante, les corbeaux lʼattaquaient en piqué, lacérant ses vêtements et transperçant son dos de leurs becs acérés. Les bruits dʼimpact mats et humides quʼil entendait étaient ceux des oiseaux heurtant le bi-tume après avoir percuté les murs et les vitres.

Lʼassaut ne dura guère plus dʼune minute. Un enfant hurlait –

une seule longue note suraiguë après lʼautre.

Le souffle court, Fox se redressa un peu afin que Layla puisse voir son visage.

— Reste ici.

— Tu saignes. Fox...

— Ne bouge pas, dʼaccord ?

Il se redressa. Au carrefour, trois voitures étaient entrées en collision. Leurs pare-brise étaient étoilés à lʼendroit où les corbeaux les avaient percutés. Pare- chocs tordus, ailes cabossées, nota-t-il comme il sʼapprochait en courant. Les dégâts auraient pu être bien plus graves.

— Personne nʼa rien ?

Plutôt que dʼécouter les mots - « Vous avez vu ça ? Ils ont foncé droit sur ma voiture ! » -, Fox écouta avec ses sens. Nerfs à vif, petites coupures et ecchymoses, mais pas de blessures sérieuses. Il retourna auprès de Layla.

Le capharnaüm avait alerté commerçants et clients, qui étaient sortis dans la rue.

— Jʼai jamais vu ça, ne cessait de répéter la serveuse de chez

Mae qui contemplait, effarée, la vitrine en miettes du petit restaurant.

Fox agrippa la main de Layla.

— Allons-y.

— On ne devrait pas plutôt aider ?

— Il nʼy a rien à faire. Je te ramène chez toi, et nous préviendrons Caleb et Gage.

— Ta main, fit Layla avec un mélange de tension et de respect.

Elle guérit déjà.

— Ça fait partie des avantages, répondit-il sombrement en lʼentraînant de lʼautre côté de Main Street.

— Un avantage que je nʼai pas, fit-elle remarquer dʼune voix calme en courant presque pour se maintenir à sa hauteur tant il marchait vite. Si tu ne mʼavais pas protégée, je serais dans un sale état. Cʼest douloureux, nʼest-ce pas ? continua-t-elle, portant la main à la coupure sur le visage de Fox qui commençait à cicatriser. Tu souffres de la blessure, puis de la guérison. Je le sens, murmura-t-elle, les yeux baissés sur leurs mains jointes.

Comme il faisait mine de la lâcher, elle resserra son étreinte.

— Non, je veux savoir, souffla-t-elle.

Elle glissa un regard aux cadavres de corbeaux qui gisaient sur la grand-place, puis à la petite fille en larmes dans les bras de sa mère.

Inspirant un grand coup pour se donner du courage, elle leva les yeux vers Fox.

— Ça mʼhorripile de lʼadmettre, mais tu as raison. Je ne serai dʼaucune aide si je nʼaccepte pas ce qui est en moi, et si je refuse dʼapprendre à lʼutiliser. Fini de se voiler la face.

2

Fox buvait une bière, assis à la petite table bistrot entourée de chaises fantaisie en fer forgé qui conférait à la cuisine une atmosphère typiquement féminine. Cʼétait du moins son avis. Les pots dʼherbes miniatures de couleurs vives alignés sur le rebord de la fenêtre renforçaient encore cette impression, et le long vase étroit avec ses marguerites quʼune des filles avait dû acheter chez la fleuriste en ville apportait la touche finale.

En quelques semaines, Quinn, Cybil et Layla avaient réussi à faire de cette maison en location un foyer chaleureux grâce à quelques meubles de récupération, des mètres de tissu et surtout beaucoup de couleurs.

Et cela tout en consacrant la majeure partie de leur temps à en-quêter sur le cauchemar qui sʼabattait sur Hawkins Hollow durant sept jours tous les sept ans. Un cauchemar qui avait commencé vingt et un ans plus tôt, la nuit de leur dixième anniversaire, à Caleb, à Gage et à lui, lorsquʼils avaient conclu le fameux pacte de sang.

Lʼaffaire avait connu un nouveau rebondissement lorsque Quinn avait débarqué à Hawkins Hollow pour jeter les bases dʼun livre quʼelle souhaitait écrire sur la ville et ses légendes. Désormais, cette histoire allait bien au-delà d un simple livre pour la pulpeuse blonde amatrice de paranormal, qui était tombée amoureuse de Caleb dans la foulée. Elle représentait aussi plus quʼun simple projet pour Cybil Kinsky, sa meilleure amie, quʼelle avait appelée à la rescousse. Toutes deux y étaient impliquées jusquʼau cou.

Layla Darnell aussi, du reste. Mais pour cette dernière, cʼétait un problème.

« Elle gère cette situation toute seule », se rappela Fox, comme chaque fois quʼil commençait à perdre patience avec la jeune New-Yorkaise. Caleb, Gage et lui se connaissaient depuis lʼenfance – et même avant puisque leurs mères avaient suivi le même cours de préparation à lʼaccouchement. Quinn et Cybil étaient amies depuis le début de leurs études universitaires. Layla, elle, nʼavait personne.

Cybil entra, un bloc-notes à la main. Elle le lança sur la table avant de sʼemparer dʼune bouteille de vin. Ses longues boucles étaient retenues en arrière à lʼaide de pinces argentées qui tranchaient sur le noir profond de sa chevelure. Elle portait une chemise rose bonbon sur un pantalon noir moulant. Sur les ongles de ses pieds nus, elle arborait un vernis coordonné à sa chemise.

Fox trouvait toujours ce genre de détail particulièrement fascinant.

Lui, le maître incontesté des paires de chaussettes dépareillées.

La jeune femme plongea son regard sombre dans le sien.

— Bien, je vais prendre ta déposition, attaqua- t-elle.

— Tu ne me lis pas dʼabord mes droits ?

Devant son sourire désarmant, il haussa les épaules.

— On a déjà raconté lʼessentiel à notre arrivée, fit- il remarquer en désespoir de cause.

— Des détails, maître. Quinn les réclame pour son livre, et nous avons tous besoin de nous faire une idée précise de la scène.

Quinn recueille le témoignage de Layla ; elle est montée se changer. Son chemisier était taché de sang. Le tien, je suppose, puisquʼelle nʼa pas la moindre égratignure.

— Moi non plus. Maintenant.

— Cʼest vrai, ton pouvoir de super héros. Très pratique. Bon, tu veux bien récapituler pour moi, mon mignon ? Cʼest pénible, je sais, parce que quand les autres vont arriver, eux aussi vont vouloir entendre ton histoire. Mais à force de rabâcher, il arrive quʼon se souvienne dʼun détail supplémentaire.

Cybil nʼavait pas tort. Il commença donc au moment où il avait le-vé les yeux et aperçu les corbeaux.

— Que faisais-tu juste avant ?

— Je marchais dans Main Street avec dans lʼidée de passer voir Caleb au bowling. Et boire une bière.

Avec un demi-sourire, il leva sa bouteille.

— Je suis venu ici et jʼen ai eu une gratuite.

— Cʼest toi qui les as achetées, je te rappelle. Dis- moi, si tu marchais en direction de la grand-place pendant que ces oiseaux faisaient leur numéro à la Hitchcock au-dessus du carrefour, tu aurais dû les remarquer plus tôt, non ?

— Jʼétais distrait. Je pensais à... des trucs de boulot.

Fox fourragea dans ses cheveux encore humides de la longue douche purificatrice quʼil venait de sʼaccorder.

— Jʼimagine que je regardais davantage de lʼautre côté de la rue quʼen face. Jʼavais vu Layla sortir de chez Mae.

— Elle était allée acheter du lait écrémé, ce truc immonde quʼingurgite Quinn. Selon toi, était-ce un hasard que vous vous soyez trouvés tous les deux à cet endroit au moment fatidique ? demanda Cybil, qui inclina la tête de côté en haussant les sourcils.

Ou était-ce voulu ?

Fox appréciait la vivacité dʼesprit de la jeune femme.

— Je pencherais pour la seconde hypothèse. Si le Grand Mé-

chant Démon voulait annoncer son retour dans la partie, il sʼassu-rait un impact plus marquant avec au moins lʼun de nous sur les lieux. La plaisanterie aurait été moins drôle si nous en avions été informés indirectement.

— Je suis de ton avis. Les animaux font partie de ses victimes fa-vorites. Les oiseaux, cʼest déjà arrivé.

— Oui. Des corbeaux ou autres volatiles en folie qui brisent les vitres et fondent sur les gens. Quand cela se produit, même ceux pour qui ce nʼest pas une première sont surpris comme si cʼétait nouveau. Une manifestation supplémentaire du syndrome, pourrait-on dire.

— Il y avait du monde dehors – passants, automobilistes ?

— Bien sûr.

— Et personne ne sʼest arrêté en sʼexclamant : « Mon Dieu, re-gardez tous ces corbeaux là-haut ! » ?

— Non. Personne ne les a vus ou ne sʼest étonné de leur pré-

sence. Ça aussi, cʼest déjà arrivé. Des gens qui voient des choses qui nʼexistent pas, dʼautres qui ne voient pas des choses qui existent. Mais cʼest la première fois que cela a lieu si tôt avant les Sept.

— Quʼas-tu fait après avoir aperçu Layla ?

Piqué par la curiosité, Fox inclina la tête et tenta de déchiffrer à lʼenvers les notes de Cybil, mais ses griffonnages cabalistiques lui demeurèrent hermétiques.

— Je me suis arrêté une seconde, je crois, puis jʼai continué de marcher. Et cʼest là que jʼai... ressenti la présence des corbeaux.

Je fonctionne ainsi. Une sorte de prise de conscience, avec les poils qui se dressent sur la nuque, ou un fourmillement entre les omoplates. Us me sont apparus en esprit, puis jʼai levé les yeux, et je les ai vus. Layla aussi les a vus.

— Et toujours personne dʼautre ?

— Non. Enfin, je ne crois pas, répondit Fox qui se passa de nouveau la main dans les cheveux. Jʼai voulu mettre Layla à lʼabri, mais je nʼen ai pas eu le temps.

Cybil écouta son récit sans lʼinterrompre. À la fin, elle posa son crayon et lui sourit.

— Tu es un amour, Fox.

— Hmm, pas faux. Pourquoi ?

Sans cesser de sourire, elle se leva, contourna la table, prit le visage de Fox entre ses mains et le gratifia dʼun léger baiser sur la bouche.

— Jʼai vu ta veste. Elle est toute déchirée, maculée de sang et de Dieu sait quoi. Ça aurait pu être Layla.

— Je peux mʼacheter une autre veste.

— Comme je disais, tu es un amour.

Elle lʼembrassa de nouveau.

— Désolé dʼinterrompre cet intermède touchant, ironisa Gage en pénétrant dans la cuisine, ses cheveux bruns ébouriffés par le vent, une lueur cynique dans ses yeux verts.

Il rangea dans le réfrigérateur le pack de six canettes quʼil avait à la main, puis se sortit une bière.

— Trop tard, annonça Cybil. Dommage que tu aies raté toute lʼanimation.

Il fit sauter lʼopercule de sa canette.

— De lʼanimation, il y en aura encore, tu peux me croire. Ça va ?

demanda-t-il à Fox.

— Oui. Je ne risque pas de regarder mon DVD des Oiseaux avant un moment, mais à part ça, tout va bien.

— Layla nʼa rien, à ce que mʼa dit Caleb.

— Non, heureusement. Elle se change là-haut. Cʼétait un peu...

salissant.

Fox coula un regard à Cybil qui haussa les épaules.

— Cʼest le moment pour moi, jʼimagine, de monter voir comment elle sʼen sort et de vous laisser bavarder entre hommes.

Tandis quʼelle sʼéloignait, Gage la suivit des yeux.

— Jolie à regarder dans un sens comme dans lʼautre, commenta-t-il.

Il but une longue gorgée de bière et sʼassit en face de Fox.

— Tu lorgnes dans cette direction ?

— Quoi ? Oh, Cybil ? Non.

Elle avait laissé dans lʼair, réalisa Fox, un parfum mystérieux et envoûtant. Mais...

— Non. Et toi ?

— Ça ne coûte rien de regarder. Alors, cʼétait comment aujourdʼhui ?

— On a vu bien pire. Essentiellement des dégâts matériels. Plus quelques coupures et ecchymoses. Si je nʼavais pas été là, ajouta-t-il, le visage soudain dur, ces saletés de corbeaux lʼauraient massacrée, Gage. Elle nʼaurait pas eu le temps de se mettre à lʼabri. Ils ne se contentaient pas de percuter les voitures et les bâ-

timents. Ils fondaient droit sur elle.

— Ça aurait pu être nʼimporte lequel dʼentre nous, observa Gage après réflexion. Le mois dernier, cʼest à Quinn quʼil sʼen est pris alors quʼelle était seule au club de sport.

— Il vise les femmes, approuva Fox avec un hochement de tête.

Plus précisément quand elles sont seules, partant du principe –

erroné – quʼelles sont plus vulnérables.

— Pas si erroné que ça, objecta Gage en sʼadossant à sa chaise.

Elles ne possèdent pas notre pouvoir de guérison. Impossible de les garder toutes les trois sous cloche pendant que nous essayons de venir à bout d un démon séculaire hyper remonté. Et puis, nous avons besoin d elles.

Gage entendit la porte dʼentrée sʼouvrir et se refermer. Il se retourna sur sa chaise comme Caleb entrait, les bras chargés de sacs en papier kraft.

— Burgers et poulet grillé, annonça celui-ci.

Il déposa ses achats sur le plan de travail tout en étudiant Fox.

— Ça va ? Et Layla ?

— La seule victime est ma veste. Alors, ça donne quoi dehors ?

Caleb prit une bière et sʼattabla avec ses amis, ses yeux gris em-preints dʼune colère froide.

— Une dizaine de vitres et vitrines brisées dans Main Street, plus les trois voitures embouties au carrefour. Pas de blessés sérieux cette fois. Le maire et mon père ont rassemblé une petite équipe pour le nettoyage. Le shérif Larson recueille les témoignages.

« Si lʼaffaire suit son cours habituel, dʼici un ou deux jours, plus personne nʼy pensera. Cʼest peut- être mieux ainsi. Si les gens gardaient ce genre de choses à lʼesprit, Hawkins Hollow serait une ville fantôme. »

— Est-ce que ce serait si grave ? Épargne-moi le vieux couplet sur la ville natale où on a tous grandi, objecta Gage sans laisser à Caleb le temps de protester. Ce nʼest quʼun minuscule point sur la carte.

— Ce sont des gens, corrigea Caleb, même si ce débat les avait déjà opposés. Ce sont des familles, des entreprises, des foyers.

Cʼest aussi notre ville, bon sang ! Et Twisse, ou quel que soit le nom quʼil se donne, ne réussira pas à nous la prendre.

— Ne t est-il pas venu à lʼidée quʼil serait mille fois plus facile pour nous de le vaincre si nous nʼavions pas à nous préoccuper des trois mille habitants de Hollow ? rétorqua Gage. Que fait-on au bout du compte durant la majeure partie des Sept, Caleb ? On sʼefforce dʼempêcher les gens de sʼentre-tuer, on prévient les se-cours, bref, on gère les conséquences. Comment combattre la cause du mal dans ces conditions ?

— Il nʼa pas tort, intervint Fox. Moi aussi, jʼai rêvé de pouvoir évacuer la ville et dʼen venir enfin à lʼépreuve de force. Mais on ne peut pas obliger trois mille personnes à quitter leurs maisons et leur travail pendant une semaine. On ne peut pas vider une ville entière.

— Cʼest arrivé avec les Anasazi, intervint Quinn depuis le seuil.

Elle entra dans la pièce et se dirigea dʼabord vers Caleb.

Sa longue chevelure blonde retomba de chaque côté de son visage comme elle se penchait au- dessus de sa chaise pour lʼembrasser.

— Salut.

Lorsquʼelle se redressa, ses mains demeurèrent sur les épaules de Caleb. Fox nʼaurait su dire sʼil sʼagissait dʼun geste affectueux ou de simple réconfort. Mais quand Caleb les recouvrit des siennes, la complicité qui les unissait lui parut évidente.

— Il est déjà arrivé que des villes ou des villages soient désertés pour des raisons mystérieuses et inexplicables, reprit Quinn. Ainsi, la colonie de Roanoke fondée par les anciennes communautés Anasazi dans les canyons dʼArizona ét du Nouveau— Mexique.

Les causes peuvent en être une guerre, une épidémie ou... autre chose. Je me demande si, dans certains de ces cas, cette autre chose ne serait pas le genre de créature que nous affrontons.

— Tu penses que Lazarus Twisse a exterminé les Anasazi ? demanda Caleb.

— Comme le drame de Roanoke a eu lieu après 1652, il nʼest pas possible de lʼimputer à notre démon. Cʼest juste une hypothèse qui me travaille. Quoi quʼil en soit, si on mangeait ? conclut-elle en indiquant de lʼindex les sacs en papier kraft.

Tandis que le couvert était mis dans la salle à manger, Fox prit Layla à part.

— Ça va ?

Elle lui saisit la main et la retourna pour examiner sa peau intacte.

— Oui, répondit-elle. Et toi aussi, jʼimagine.

— Écoute, si tu veux prendre un ou deux jours de congé, au cabinet, je veux dire, ça ne pose aucun problème.

Layla lui lâcha la main et observa longuement son visage, la tête inclinée.

— Tu me prends vraiment pour une froussarde ?

— Non, je voulais juste...

— Si, si. Sous prétexte que je ne suis pas emballée par cette idée de... fusion mentale vulcaine, je suis une lâche.

— Pas du tout. Je pensais que tu serais secouée – qui ne le serait pas ? Un bon point toutefois pour la référence à Star Trek, même si elle est inexacte.

— Ah bon ?

Layla le planta là et alla sʼasseoir à table.

Quinn glissa un regard mélancolique au hamburger de Caleb, puis attaqua son poulet grillé.

— Bon, nous sommes tous au courant de lʼincident qui sʼest produit près de la grand-place aujourdʼhui. Nous allons le répertorier dans nos tablettes et jʼai lʼintention dʼaller interroger des témoins dès demain. Je me demande sʼil ne serait pas utile dʼenvoyer un de ces cadavres dʼoiseau à un laboratoire pour analyse. Peut-être une autopsie mettrait-elle en évidence une modification physique, la présence dʼune infection, quelque chose dʼanormal.

— On te laisse tʼen occuper, dit Cybil avec une grimace, tout en chipotant sur son poulet quʼelle avait coupé en petits morceaux.

Et interdiction de parler dʼautopsie à table. Petite question sur les événements dʼaujourdʼhui : si Layla et Fox ont tous deux senti et vu les oiseaux simultanément, ou à peu près, est-ce simplement à cause de notre lien commun avec les forces à lʼœuvre à Hawkins Hollow ou de lʼaptitude spécifique quʼils partagent ?

— Les deux, je dirais, répondit Caleb. Avec un petit plus pour la seconde hypothèse.

— Jʼaurais tendance à être dʼaccord, approuva Cybil. Donc, question suivante : comment utiliser cela ?

— On ne peut pas, intervint Fox qui prit une frite. Pas tant que Layla freinera des quatre fers. Tu nʼes pas obligée dʼapprécier ma remarque, ajouta-t-il à lʼadresse de la jeune femme qui le fou-droyait du regard, mais cʼest un fait : ton don ne tʼest dʼaucune utilité, et pas davantage à lʼéquipe, si tu refuses dʼapprendre à tʼen servir.

— Je nʼai pas dit que je refusais, mais je nʼai pas non plus envie que tu me forces la main. Et essayer de me faire honte ne marchera pas non plus.

— Quoi, alors ? rétorqua Fox. Je suis ouvert à toutes les sugges-tions.

Cybil leva une main apaisante.

— Puisque cʼest moi qui ai ouvert la boîte de Pandore, laissez-moi essayer de régler ce différend. Layla, si tu nous expliquais les raisons de tes réserves.

— Jʼai lʼimpression de perdre des morceaux de moi-même, ou de celle que je pensais être. Jʼai peur de ne plus jamais être la même quʼavant.

— La belle affaire, intervint Gage dʼun ton narquois. De toute fa-

çon, tu risques de ne pas survivre au mois de juillet.

— Mon Dieu, cʼest vrai, railla Layla qui prit son verre de vin. Merci de me rappeler de voir le bon côté des choses.

Caleb gratifia Gage dʼun regard réprobateur.

— Essayons autrement, dit-il. Il y a fort à parier que tu aurais été blessée aujourdʼhui si ça nʼavait pas fonctionné entre Fox et toi.

Et ça a fonctionné sans quʼaucun de vous deux ne sʼy emploie sciemment. Quoi ? demanda-t-il à Quinn, voyant quʼelle voulait prendre la parole avant de se raviser.

— Non, rien.

Quinn échangea un bref regard avec Cybil.

— En fait, ce que je veux dire, Layla, cʼest que tu devrais peut-

être voir la situation sous un autre angle. Au lieu dʼavoir lʼimpression de perdre quelque chose, considère que tu as quelque chose à y gagner. Nous espérons toujours découvrir dʼautres volumes du journal dʼAnn Hawkins à lʼendroit où elle sʼest réfugiée avant lʼaffrontement entre Giles Dent et Lazarus Twisse et a vécu jusquʼaux deux ans de ses triplés. Et Cybil a bouclé lʼétude de son arbre généalogique.

— Pour autant que je sache, ma lignée est plus récente que toutes les vôtres, enchaîna celle-ci. Une de mes ancêtres, une dé-

nommée Nadia Sytarskyi, est venue sʼinstaller ici avec sa famille au milieu du xixe siècle. Elle a épousé Jonah Adams, un descendant dʼHester Deale. En fait, il y a même deux branches qui remontent à elle vu quʼune cinquantaine dʼannées plus tard, un autre de mes ancêtres, du côté des Kinsky, a aussi immigré ici et sʼest marié avec la petite-fille de Nadia et de Jonah. Donc, comme Quinn et Layla, je suis une descendante dʼHester Deale et du démon qui la engrossée.

— Eh oui, nous formons une belle et grande famille, ironisa Gage.

— Je ne vois pas dʼun bon œil dʼavoir un aïeul démoniaque, poursuivit Cybil, sʼadressant directement à Layla. En fait, ça me met hors de moi. Au point dʼêtre prête à tout pour lui botter le train.

— Tu ne crains pas quʼil soit capable de tʼutiliser ? demanda Layla.

Cybil sirota une gorgée de vin, le regard soudain froid.

— Quʼil essaie.

— Moi, ça mʼinquiète.

Layla parcourut ses compagnons des yeux.

— Ça mʼinquiète dʼavoir en moi une force que je ne peux ni comprendre complètement ni maîtriser. Jʼai peur quʼà un moment ou à un autre, cette chose prenne le contrôle sur moi. Encore maintenant, poursuivit-elle en secouant la tête comme Quinn voulait in-tervenir, jʼignore si je suis venue ici de mon plein gré ou si jʼai été manipulée. Plus perturbant encore, je ne suis plus sûre quʼaucun de mes actes soit le fruit de ma volonté ou dʼun plan échafaudé par ces forces mystérieuses. Cʼest...

— Personne ne te force à rester, tu sais, lʼinterrompit Gage.

— Lâche-la un peu, intervint Fox, mais Gage haussa les épaules.

— Pas question. Si elle a un problème, nous avons tous un problème. Alors réglons-le. Et si tu reprenais tes cliques et tes claqués pour New York ? Retourne donc vendre des chaussures hors de prix à des bonnes femmes désœuvrées et pétées de thu-nes.

— Laisse tomber, Gage.

Layla posa la main sur le bras de Fox qui avait commencé à se lever.

— Non, dit-elle. Je n ai pas besoin d un chevalier servant. Pourquoi est-ce que je ne pars pas ? Eh bien, parce que cela ferait de moi une lâche et que, jusquʼà présent, je ne lʼai jamais été. Je ne pars pas parce que le démon qui a violé Hester Deale, puis lʼa poussée à la folie et au suicide après lʼavoir engrossée, nʼaimerait rien tant que de me voir prendre mes jambes à mon cou. Je sais mieux que quiconque ce quʼil a infligé à cette pauvre fille parce quʼil me lʼa fait ressentir dans ma chair. Voilà peut- être pourquoi jʼai davantage peur que vous autres ; si ça se trouve, ça fait partie du plan. Quoi quʼil en soit, je nʼai pas lʼintention de partir, mais je nʼai pas honte dʼadmettre que jʼai peur. De ce quʼil y a là, dehors, et en moi. En nous tous.

— Il faudrait être stupide pour ne pas avoir peur, fit remarquer Gage qui leva son verre comme pour porter un toast. La raison et lʼintrospection sont des armes plus efficaces que la stupidité contre la manipulation.

— Tous les sept ans, des gens raisonnables et capables dʼintrospection commettent des horreurs contre autrui et eux-mêmes, lui rappela-t-elle. Des actes qui ne leur viendraient jamais à lʼesprit à nʼimporte quel autre moment.

— Tu crains dʼêtre contaminée ? lʼinterrogea Fox. De te retourner contre quelquʼun ? Lʼun de nous ?

— Comment être sûre que je suis immunisée ? Que Cybil et Quinn le sont ? Ne devrions-nous pas considérer quʼà cause de notre héritage génétique nous sommes peut-être encore plus vulnérables ?

— Question pertinente, commenta Quinn. Perturbante, mais pertinente.

Fox se tourna sur sa chaise et plongea son regard dans celui de Layla.

— Cette hypothèse ne tient pas la route. Les choses ne se sont pas déroulées comme Twisse lavait prévu grâce à lʼintervention de Giles Dent. En lʼemprisonnant, ce dernier lʼa empêché de semer davantage dʼhéritiers dans la nature, si bien que la lignée sʼest abâtardie. En fait, dʼaprès ce que nous savons et pouvons conjecturer, tu fais partie de ce qui va nous donner lʼavantage cette fois, à Caleb, à Gage et à moi. Tu dis avoir peur de lui, de ce qui est en toi ? Et si, au contraire, cʼétait Twisse qui avait peur de toi ? Pourquoi essaierait-il de tʼeffrayer, sinon ?

— Réponse pertinente, commenta Quinn.

— Deuzio, poursuivit Fox, ce nʼest pas seulement une question dʼimmunité par rapport au pouvoir quʼil possède de contraindre les gens à commettre des actes violents. Cʼest une question de possession de lʼun ou lʼautre aspect de ce pouvoir, même dilué, qui, une fois réunis, nous permettra de venir à bout de ce monstre une fois pour toutes.

Layla scruta Fox avant de murmurer :

— Tu y crois vraiment ?

Il faillit répondre, puis lui prit la main et raffermit son emprise quand elle voulut se libérer.

— À toi de me le dire.

Il sentit sa réticence initiale, instinctive, au lien qui les unissait. Il dut résister à lʼenvie dʼexplorer son esprit plus avant et se contenta dʼouvrir le sien. Même quand la connexion se fit, il attendit sans rien dire.

— Tu y crois sincèrement, dit Layla avec lenteur. Tu... tu nous considères comme les six brins dʼune seule corde.

— Et nous allons pendre Twisse avec.

— Tu les aimes tellement. Cʼest...

— Euh...

Ce fut Fox qui lâcha prise, confus quʼelle ait vu davantage quʼil ne lʼen croyait capable.

— Bon, maintenant que le problème est réglé, jʼai envie dʼune autre bière.

Il battit en retraite dans la cuisine. À lʼinstant où il se détournait du réfrigérateur, une canette à la main, Layla entra.

— Je suis désolée. Je ne voulais pas...

— Cʼest sans importance.

— Si, cʼest important. Jʼai juste... Cʼétait comme être dans ta tête, ou ton cœur, et jʼai vu – jʼai senti – cette vague dʼamour, ce lien que tu as avec Gage et Caleb. Ce nʼest pas ce que tu mʼavais demandé de faire. Encore désolée de mʼêtre montrée aussi indiscrète.

— Pas de problème. Écoute, cʼest une manœuvre délicate.

Jʼétais un peu plus ouvert que je ne lʼaurais dû parce que jʼimaginais que tu nʼy arriverais pas autrement. En fait, tu nʼas pas autant besoin dʼaide que je le pensais. Et que tu le pensais.

Layla sʼapprocha de la fenêtre et son regard se perdit dans lʼobscurité.

— Non, tu fais erreur. Jʼai besoin que tu mʼapprennes. Gage avait raison.

— Nous commencerons demain.

— Je serai prête, répondit-elle avec un hochement de tête convaincu.

Elle se retourna vers lui.

— Peux-tu dire aux autres que je suis montée ? La journée a été très bizarre.

— Dʼaccord.

Elle lʼobserva un instant sans mot dire, puis :

— Jʼai une confession à te faire. Désolée si elle tʼembarrasse, mais je ne peux pas la garder pour moi : je trouve exceptionnel quʼun homme possède une capacité à aimer aussi profonde que toi. Caleb et Gage ont beaucoup de chance de tavoir comme ami.

— Je suis ton ami à toi aussi, Layla.

— Je lespère bien. Bonne nuit.

Resté seul, Fox médita sur sa relation quelque peu ambiguë avec Layla. Son ami, voilà ce quʼil allait sʼappliquer à être. Il serait ce dont elle avait besoin quand elle en aurait besoin.

3

Dans le rêve, c était lʼété. La canicule agrippait les êtres de ses mains moites et les essorait, en exprimant ce qui leur restait dʼénergie. Dans Hawkins Wood, le soleil implacable transperçait les épais feuillages verdoyants comme autant de rayons laser qui éblouissaient Fox. Les mûres sauvages étaient presque à maturi-té sur les ronciers aux épines acérées, et les lys sauvages dʼun orange surnaturel étaient en pleine floraison.

Il connaissait son chemin par cœur. Depuis toujours, lui semblait-il. Chaque arbre, chaque détour de sentier. Sa mère aurait parlé de mémoire sensorielle. Ou de flashs dʼune vie antérieure.

Il aimait la quiétude du sous-bois – le bourdonnement assourdi des insectes, lé bruissement léger dʼun écureuil ou dʼun lièvre, le chœur mélodieux des oiseaux qui, par cette chaleur accablante, ne trouvaient le courage que de pépier.

Oui, les bruits de ces bois lui étaient familiers, ainsi que leur atmosphère au fil des saisons. Il identifia donc aussitôt le rafraî-

chissement de lʼair et la variation brutale de la lumière, cette nuance de gris qui nʼétait pas simplement due à un nuage mas-quant le soleil. Il reconnut le grondement sourd qui semblait venir de toutes les directions et fit taire les mésanges et les geais.

Fox poursuivit son chemin en direction dʼHester s Pool avec la peur pour compagne. Elle ruisselait sur sa peau tel un filet de transpiration, lʼincitant à prendre ses jambes à son cou. Il n avait pas d arme et, dans le rêve, ne sʼinterrogeait pas sur sa présence solitaire en ce lieu sans moyen de défense. Quand les arbres – à présent dénudés – se mirent à saigner, il continua de marcher.

Le sang était un leurre, un reflet de la peur.

Il ne sʼimmobilisa que lorsquʼil aperçut la femme. Debout sur la rive du petit étang sombre, elle lui tournait le dos. Elle se penchait pour ramasser des pierres dont elle remplissait ses poches.

Hester. Hester Deale. Dans son rêve, il lʼappelait, bien quʼil sût quʼelle était perdue. Impossible de remonter les siècles pour la sauver de la noyade. Pourtant, il lui fallait à tout prix essayer.

« Ne fais pas ça, lui cria-t-il, tandis que le grondement se muait en un ricanement terrifiant. Ce nʼétait pas ta faute. Rien nʼétait ta faute. »

Lorsquʼelle pivota vers lui et le regarda dans les yeux, ce nʼétait pas Hester, mais Layla. Les larmes ruisselaient sur son visage blême.

Je ne peux pas mʼarrêter. Je ne veux pas mourir. Aide-moi.

Fox sʼélança vers elle, mais le sentier sʼétirait encore et encore, et le ricanement sʼamplifiait au point de lui percer les tympans. Elle tendit les mains vers lui, ultime supplication avant de basculer dans lʼétang et de disparaître.

Il bondit. Lʼeau glacée fut un choc brutal. Il plongea, scruta les profondeurs jusquʼà ce que ses poumons en feu le contraignent à remonter à la surface. Dans les bois, les éléments se déchaî-

naient : de violents éclairs dʼun rouge aveuglant déclenchaient des incendies qui ravageaient des arbres entiers. Fox plongea de nouveau, appelant Layla par lʼesprit.

Lorsquʼil distingua sa silhouette, il sʼenfonça plus profondément encore. Leurs regards se croisèrent et, de nouveau, elle tendit les bras vers lui.

Lʼagrippant de toutes ses forces, elle plaqua sur sa bouche un baiser aussi glacé que lʼeau. Et lʼentraîna vers le fond.

Fox se réveilla en sursaut, cherchant de lʼair et la gorge en feu.

Le cœur cognant à tout rompre, il tâtonna pour allumer sa lampe de chevet et sʼassit au bord du lit, la respiration laborieuse.

Pas dans les bois, pas dans lʼétang, sʼefforça-t-il de se rassurer.

«Je suis chez moi, dans mon lit. Je devrais pourtant avoir lʼhabitude de ces cauchemars », se dit-il, les paumes pressées contre les yeux. Gage, Caleb et lui en enduraient tous les sept ans depuis le fatidique anniversaire.

Il aurait dû aussi être habitué à souffrir du contrecoup au réveil.

Gelé jusquʼaux os, il était agité de spasmes et le goût ferreux de lʼeau croupie lui tapissait encore la gorge. Pas réel, se rappela-t-il.

Pas davantage que les arbres qui saignaient ou les incendies qui ne brûlaient pas. Rien quʼun coup tordu de plus de ce maudit dé-

mon. Sans conséquence.

Fox se leva, sortit de sa chambre et gagna la cuisine. Il prit une bouteille dʼeau du réfrigérateur et en vida la moitié dʼun trait.

La sonnerie du téléphone raviva brusquement son inquiétude. Le numéro de Layla sʼafficha sur lʼécran.

— Layla, que se passe-t-il ?

— Dieu merci, tu vas bien !

Elle laissa échapper un long soupir haché.

— Pourquoi en irait-il autrement ?

— Je... Seigneur, il est 3 heures du matin ! sʼexclama-t-elle. Dé-

solée. Une crise de panique. Pardon de tʼavoir réveillé.

— Tu ne mʼas pas réveillé. Pourquoi nʼirais-je pas bien, Layla ?

— Ce n était quʼun rêve. Je nʼaurais pas dû tʼappeler.

— Nous étions à Hesterʼs Pool.

Il y eut un silence.

— Je tʼai tué, souffla-t-elle.

— En tant quʼavocat de la défense, je me dois de souligner quʼil va être difficile dʼengager des poursuites étant donné que la victime est actuellement bien vivante dans sa propre cuisine.

— Fox...

— Ce nʼétait quʼun cauchemar. Il joue avec ta faiblesse, Layla.

«Et la mienne », réalisa-t-il. Parce quʼil avait voulu sauver lʼinfortunée Hester.

— Je peux passer si tu veux, proposa-t-il. Nous...

— Non, non. Je me sens déjà assez bête de tʼavoir téléphoné.

Mais cʼétait si réel, tu comprends ?

— Oui, je comprends.

— Jʼai juste décroché le téléphone sans réfléchir. Ça va maintenant, je suis calmée. On en reparlera demain matin.

— Dʼaccord. Essaie de dormir un peu.

— Toi aussi. Et, Fox, je suis contente de ne pas tʼavoir noyé dans lʼétang.

— Et moi donc. Bonne nuit.

Fox emporta la bouteille dʼeau dans sa chambre où, debout à la fenêtre, il contempla la rue en contrebas. Rien ne bougeait. Hollow était aussi paisible quʼune carte postale.

Il était seul à monter la garde dans lʼobscurité, songeant à un baiser aussi glacial quʼun tombeau. Et pourtant si enivrant.

— Te souviens-tu d autres détails ?

Cybil prenait des notes sur le cauchemar de Layla, tandis que celle-ci finissait son café dans la cuisine.

— Je crois que je tʼai tout dit.

— Parfait.

Cybil se cala contre le dossier de la chaise, tapotant sur la table avec son crayon.

— Tout porte donc à croire que Fox et toi avez fait le même rêve.

Ce serait intéressant de voir sʼils concordent dans les moindres détails.

— Intéressant ?

— Instructif. Tu aurais pu me réveiller. Nous savons tous combien ces cauchemars sont déstabilisants.

— Je me sentais mieux après avoir parlé à Fox, répondit Layla avec un pâle sourire. Et puis, pas besoin dʼêtre psychanalyste pour comprendre que ce rêve trouve en partie son origine dans notre conversation dʼhier soir. Ma crainte de faire du mal à lʼun de vous.

— Surtout à Fox.

— Peut-être, puisque nous formons pour ainsi dire équipe. Tu ra-conteras mon rêve à Quinn.

— Dès quʼelle reviendra de la gym. Comme Caleb lʼaccompagnera sans doute, je les mettrai tous les deux au courant et quelquʼun préviendra Gage. À propos de Gage, il ne tʼa pas ménagée hier soir.

— Cʼest vrai.

— Tu en avais besoin.

— Peut-être, admit Layla, jugeant inutile de se lamenter. Jʼai une question à te poser. Gage et toi allez devoir collaborer aussi à un moment ou un autre. Comment allez-vous vous y prendre ?

— Je sauterai le pas le moment venu. On trouvera bien un moyen de gérer la situation sans sʼétriper.

— Si tu le dis. Bon, je monte mʼhabiller et je file bosser.

— Tu veux que je te conduise ?

— Non, merci. Un peu de marche me fera du bien.

Layla prit son temps. Avec Alice Hawbaker aux commandes, elle n aurait pas grand-chose à se mettre sous la dent. En sa pré-

sence, un tête-à-tête avec Fox sur leur rêve commun ne serait guère judicieux. Et pas davantage une leçon sur lʼart d affûter son don de télépathie.

Elle se contenterait dʼaccomplir les tâches courantes et les menues courses que lui confierait lʼassistante en chef. Il ne lui avait fallu que quelques jours pour intégrer le rythme de travail. Si elle avait eu un quelconque intérêt pour la gestion dʼun cabinet dʼavocat, celui de Fox lui aurait convenu à merveille.

Sauf quʼau bout de quelques semaines, elle se serait ennuyée à mourir.

Quelle importance que le travail lui plaise ou non ? Le but était dʼaider Fox, dʼavoir un revenu et dʼoccuper son temps.

Parvenue sur la grand-place, elle sʼimmobilisa, se forçant à affronter les séquelles des événements de la veille, et se promit de faire son possible pour contrer la force maléfique à lʼœuvre.

Puis elle fit demi-tour et redescendit Main Street afin de gagner le cabinet, à quelques rues de là.

Hawkins Hollow était une belle ville, si on faisait abstraction des Sept. Main Street était bordée de charmantes maisons anciennes et de jolies petites boutiques. Elle aimait les larges porches, les marquises, les jardins proprets et les trottoirs pavés. Cʼétait un endroit agréable et pittoresque, du moins en surface, et pas tout à fait assez touristique pour être ennuyeux comme un décor de carte postale.

Elle s était vite accoutumée au rythme de la ville. Ici, les gens marchaient au lieu de courir, sʼarrêtaient pour échanger quelques mots avec un voisin ou un ami. Quand elle se rendait chez Mae, de lʼautre côté de la rue, on la saluait par son prénom et on lui demandait comment elle allait.

À mi-chemin, Layla sʼarrêta devant la petite boutique de cadeaux où elle avait acheté quelques bibelots pour la maison. Devant son magasin, la propriétaire contemplait sa vitrine brisée. Elle se retourna, les yeux embués de larmes.

Layla sʼavança vers elle.

— Je suis tellement désolée. Y a-t-il quelque chose que...

La femme secoua la tête.

— Ce nʼest que du verre, non ? Du verre et des colifichets cassés. Deux de ces maudits oiseaux se sont engouffrés dans la boutique et ont saccagé la moitié de mon stock. On aurait dit quʼils le faisaient exprès, comme des poivrots à une fête trop arrosée.

— Je suis vraiment navrée.

— Je me dis quʼil y a les assurances. Et M. Hawkins fera réparer la vitrine. Cʼest un bon propriétaire et je sais quʼil va sʼen occuper sans délai. Mais ça semble sans importance.

— Moi aussi, jʼaurais le cœur brisé à votre place, compatit Layla qui posa une main réconfortante sur le bras de la commerçante.

Vous aviez de si jolies choses.

— Elles sont en miettes à présent. Il y a sept ans, une bande de gamins a fait irruption dans la boutique et a tout dévasté. Ils ont même écrit des obscénités sur les murs. Nous avons eu du mal à remonter la pente, mais nous y sommes parvenus. Je ne sais pas si jʼaurai le courage de repartir à nouveau de zéro. Non, je ne sais pas.

Abattue, la commerçante rentra dans sa boutique tandis que Layla poursuivait son chemin.

Elle avait le cœur gros lorsquʼelle pénétra dans le cabinet. Assise à son bureau, Mme Hawbaker tapait sur son clavier à toute allure.

— Bonjour !

Elle sʼinterrompit et sourit à Layla.

— Vous êtes jolie comme un cœur ce matin.

— Merci, répondit Layla qui ôta sa veste et la suspendit dans la penderie de lʼentrée. Une amie de New York sʼest occupée de mʼexpédier ma garde-robe. Voulez-vous que je vous prépare un café ?

— Fox mʼa demandé de vous envoyer dans son bureau à votre arrivée. Il lui reste environ une demi- heure avant son prochain rendez-vous, alors allez- y, ne traînez pas.

— Dʼaccord.

— Je pars à 13 heures aujourdʼhui. Nʼoubliez pas de rappeler à Fox quʼil plaide au tribunal demain matin. Cʼest inscrit dans son agenda et je lui ai envoyé un mémo, mais mieux vaut le lui rappeler encore à la fin de la journée pour plus de sûreté.

Dʼaprès ses propres observations, songea Layla en traversant le hall, Fox nʼétait pas si distrait quʼAlice ou lui-même se plaisait à le penser. La porte était ouverte, mais elle frappa pour la forme sur le chambranle, fit quelques pas et sʼimmobilisa, les yeux écarquillés.

Debout devant la fenêtre, les pans de sa chemise sortis de son jean, Fox jonglait avec trois balles rouges. Les jambes écartées, lʼair détendu, il les lançait dʼune main et les rattrapait de lʼautre sans jamais quitter des yeux le cercle quʼelles formaient.

— Tu sais jongler.

Lʼintervention intempestive de Layla perturba son rythme, mais il parvint à récupérer deux balles dans une main et la dernière dans lʼautre avant quʼelles ne voltigent dans la pièce.

— Oui. Ça mʼaide à réfléchir.

— Tu sais jongler, répéta-t-elle, à la fois sidérée et ravie.

Parce quʼil était rare de la voir sourire ainsi, Fox lui fit une dé-

monstration. Il lança les balles très haut tout en marchant et pivotant sur lui-même.

— Cʼest juste une affaire de synchronisation, expliqua-t-il. Trois objets, même quatre, de taille et poids identiques, ce nʼest pas vraiment difficile. Si je cherche le défi, je varie les objets. Ici, cʼest juste du jonglage de réflexion.

Il rattrapa les balles et les rangea dans un des tiroirs de son bureau.

— Ça mʼaide à mʼéclaircir les idées quand je... Eh ! sʼexclama-t-il en la parcourant de la tête aux pieds. Tu es... superbe.

— Merci.

Layla portait une veste courte cintrée sur la jupe assortie. Elle se demanda si sa tenue nʼétait pas trop élégante pour une simple assistante.

— Je viens de recevoir le reste de mes vêtements et puisque je les avais sous la main, je me suis dit... Enfin bref, tu voulais me voir ?

— Moi ? Ah oui, se souvint-il. Attends.

Il traversa le bureau pour aller fermer la double porte capitonnée.

Son esprit éclairci par le jonglage se retrouva de nouveau em-brumé à la vue des jambes divines de Layla.

— Euh... tu veux boire quelque chose ?

— Non, merci.

Il sortit un Coca du mini-réfrigérateur.

— Vu que jʼai un peu de temps ce matin, jʼai pensé que nous pourrions comparer nos notes sur le rêve. Assieds-toi.

Elle prit place dans lʼun des fauteuils destinés aux clients et Fox sʼassit dans lʼautre.

— Tu commences, dit-elle.

À la fin de son récit, il se leva, rouvrit le réfrigérateur et en sortit une bouteille de Pepsi Light quʼil lui fourra dans la main avant de se rasseoir.

— Cʼest ce que tu bois, nʼest-ce pas ? sʼenquit-il, comme Layla le fixait sans mot dire. Tu en trouveras dans le frigo à la place qui tʼest réservée.

— Merci.

— Tu veux un verre ?

Elle fit non de la tête. Cette simple attention nʼaurait pas dû la surprendre, et pourtant.

— Tu as aussi une réserve de Sprite Light pour Alice ?

— Bien sûr. Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas, murmura-t-elle avant de boire une gorgée.

Jʼétais dans les bois, moi aussi. Sauf que je nʼétais pas moi. Elle était dans ma tête. Ou lʼinverse, difficile à dire. Je ressentais son désespoir, sa peur comme sʼils étaient les miens. Je... je nʼai jamais été enceinte, mais mon corps était différent.

Elle hésita, puis décida que si elle avait pu confier les détails à Cybil, pourquoi pas à Fox.

— Mes seins étaient lourds et jʼavais conscience dʼavoir allaité, de la même façon que jʼavais eu conscience du viol. Et je savais aussi où jʼallais.

Layla fit une pause et se tourna dans son fauteuil afin de voir le visage de Fox. À sa façon dʼécouter, elle savait quʼil comprenait le sens caché derrière chacun de ses mots.

— Je ne suis allée quʼune fois dans ces bois, mais je savais que je me rendais, à lʼétang. Et pourquoi. Je ne voulais pas y aller, mais impossible de mʼen empêcher. Je hurlais en moi-même parce que je ne voulais pas mourir, mais elle le voulait. Elle ne pouvait plus le supporter.

— Supporter quoi ?

— Le souvenir du viol. Et aussi de la nuit fatidique dans la clairière. Twisse contrôlait son esprit et lui avait ordonné dʼaccuser Giles Dent de viol et Ann Hawkins de sorcellerie. Elle les croyait morts et était incapable de vivre avec cette culpabilité. Il lui a dit de courir.

— Qui ?

— Dent. Dans la clairière, juste avant lʼincendie, il lʼa regardée avec compassion ; il lui avait pardonné. Elle lui a obéi et sʼest en-fuie à toutes jambes. Elle nʼavait que seize ans. Tout le monde croyait que lʼenfant était de Dent et sʼapitoyait sur son sort. Elle seule connaissait la vérité, mais elle était trop effrayée pour revenir sur ses accusations.

Lʼhorreur et le désespoir de la jeune fille transpercèrent Layla à lʼinstant même où elle parlait.

— La malheureuse avait peur en permanence, elle était rongée par la culpabilité. Imagine, Fox, jʼai senti lʼenfant dans mon propre ventre comme si cʼétait moi qui le portais. Hester voulait mourir et emporter son bébé avec elle.

Le regard attentif et compatissant de Fox sʼassombrit.

— Elle a envisagé de tuer lʼenfant ?

Layla hocha la tête, inspirant avec lenteur.

— Elle en avait peur, elle le détestait et lʼaimait tout à la fois.

— Hester considérait sa fille comme une créature du diable, pas comme un être humain.

— Oui. Mais elle nʼa pu se résoudre à la tuer. Si elle lʼavait fait, je ne serais pas ici aujourdʼhui. Elle mʼa donné la vie en épargnant lʼenfant, et voilà quʼelle allait me tuer parce que jʼétais prise au piège avec elle. Si elle mʼa entendue tandis que nous marchions, elle a dû penser que jʼétais une de ces voix qui la rendaient folle.

Je n ai pas réussi à lui faire entendre raison. Et cʼest alors que je tʼai vu.

Layla prit le temps de boire une gorgée pour apaiser ses nerfs mis à rude épreuve.

— Je tʼai vu et je me suis dit : « Merci, mon Dieu, il est là. » Je sentais les pierres dans ma main quand elle les ramassait, leur poids dans les poches de la robe que nous portions. Jʼétais impuissante, mais je me disais...

— Tu pensais que je pourrais lʼarrêter.

Lui aussi avait cru pouvoir sauver lʼinfortunée Hester.

— Tu lʼappelais, tu lui répétais que ce nʼétait pas sa faute. Tu as couru dans sa direction et, lʼespace dʼun instant, je crois quʼelle tʼa entendu. Jʼai senti quelle voulait te croire. Puis nous étions en train de couler. Jʼignore si elle est tombée ou si elle a sauté, mais nous étions sous lʼeau. Ne tʼaffole pas, ai-je tenté de me rassurer, tu es bonne nageuse.

— Capitaine de lʼéquipe de natation.

— Je te lʼavais dit ? sʼétonna-t-elle avec un petit rire avant de boire une nouvelle gorgée de Pepsi. Je pensais être capable de remonter à la surface malgré le poids, mais cʼétait peine perdue.

Pire encore, je nʼétais même pas en mesure dʼessayer. Ce nʼétait pas seulement les pierres qui mʼattiraient vers le fond.

— Cʼétait Hester.

— Oui. Je tʼai vu explorer les profondeurs de lʼétang et alors...

Layla ferma les yeux, les lèvres pincées.

— Ça va aller, la réconforta Fox qui referma la main sur la sienne.

Nous sommes indemnes.

— Fox, je ne sais pas si cʼétait elle ou si je... je ne sais pas. Nous nous sommes agrippées à toi.

— Tu mʼas embrassé.

— Nous tʼavons tué.

— Nous avons tous connu une triste fin, je te lʼaccorde, mais quoique saisissante de vérité, cette scène n était pas réelle. Cette intrusion dans lʼesprit dʼHester était pour toi une rude épreuve, mais à présent, nous en savons davantage sur elle.

— Pourquoi étais-tu là ?

— Si tu veux mon avis, je crois que cʼest à cause de ce lien entre toi et moi. Jʼai déjà partagé des rêves avec Caleb et Gage. Même phénomène. Mais cette fois-ci, il y avait plus, la connexion se faisait à un autre niveau. Dans le rêve, cʼétait toi que je voyais, Layla. Pas Hester. Je tʼentendais aussi. Voilà qui est intéressant et mérite réflexion.

— Dʼoù le jonglage.

Il sourit.

— Ça ne fait jamais de mal. Il faut quʼon...

Lʼinterphone bourdonna.

— M. Edwards est arrivé.

Fox se leva et actionna lʼinterrupteur sur son bureau.

— Très bien, accordez-moi une minute.

Il se tourna vers Layla qui se leva à son tour.

— Il faut quʼon parle de tout cela plus longuement. Mon dernier rendez-vous est à...

— 16 heures. Mme Halliday.

— Exact. Excellente mémoire. Si tu es libre, que dirais-tu de continuer cette conversation chez moi ensuite ?

Il alla ouvrir la porte de son bureau.

— Nous pourrions même dîner, ajouta-t-il.

— Je ne veux pas te déranger.

— Jʼai enregistré dans la mémoire de mon téléphone tous les endroits dans un rayon de dix kilomètres qui livrent à domicile.

— Pratique, commenta Layla avec un demi-sourire.

Il la raccompagna jusquʼà la réception où M.Edwards et ses cent dix kilos remplissaient un fauteuil. Sous son T-shirt blanc, son ventre débordait par-dessus la ceinture de son jean. Une casquette John Deere couvrait ses cheveux gris broussailleux. Il se leva péniblement et serra la main que Fox lui tendait.

— Comment allez-vous ? sʼenquit celui-ci.

— À vous de me le dire.

— Venez, monsieur Edwards.

Un manuel qui travaille dehors, conclut Layla, tandis que Fox sʼéloignait avec son client. Dans lʼagriculture peut-être, ou le bâ-

timent. La soixantaine, et plutôt abattu.

— Quelle est son histoire, Alice ? Si ce nʼest pas trop indiscret.

— Un conflit de propriété, répondit lʼassistante tout en rassem-blant un paquet dʼenveloppes. Tim Edwards possède une ferme à quelques kilomètres au sud de la ville. Des promoteurs ont acheté des terrains qui jouxtent ses champs et lui contestent environ huit hectares. Bon, je file à la poste.

— Je peux y aller.

Alice agita lʼindex.

— Et je nʼaurais pas droit à ma balade et mes petits potins. Jʼai ici des notes sur un fidéicommis sur lequel travaille Fox. Si vous les mettiez au propre pendant mon absence ?

Une fois seule, Layla se mit au travail. Au bout de dix minutes, elle se demanda pourquoi les gens avaient besoin dʼutiliser un pareil jargon pour exprimer les choses les plus simples. Elle progressa avec précaution à travers le document, répondit au télé-

phone, prit les rendez-vous. Lorsque Alice revint, les questions ne manquaient pas. Elle nota quʼEdwards semblait beaucoup moins découragé en ressortant du bureau de Fox.

Vers 13 heures, alors quʼelle était de nouveau seule, Layla imprima avec satisfaction le document de fidéicommis vérifié par Alice.

À la page deux, lʼimprimante signala que la cartouche dʼencre était vide. Elle traversa donc la bibliothèque de Fox pour se rendre à la minuscule réserve où étaient entreposées les fournitures, espérant quʼil faisait des stocks. Elle repéra la boîte de cartouches sur le rayonnage supérieur.

Pourquoi toujours tout en haut ? pesta-t-elle .Se hissant sur la pointe des pieds, elle parvint à pousser un angle du carton au bord de lʼétagère. Lʼautre main calée sur celle du bas, elle gagna encore trois centimètres.

— Je vais chercher un truc à manger, annonça Fox dans son dos.

Si tu veux quelque chose... Attends, laisse-moi faire.

— Jʼy suis presque.

— Oui, et tu vas le recevoir sur le crâne.

Il se pencha et tendit le bras à lʼinstant où elle se retournait.

Leurs corps se frôlèrent. Layla leva le visage vers Fox, emplissant son champ de vision, tandis que son parfum lʼenveloppait tels des rubans de satin. Ses yeux de sirène avaient sur lui un effet ensor-celant. «Bas les pattes, OʼDell », sʼordonna-t-il. Il commit alors lʼerreur de laisser son regard descendre jusquʼà sa bouche. Et cʼen fut fait de lui.

Il inclina la tête vers elle et lʼentendit retenir son souffle. Layla entrouvrit les lèvres et il franchit le dernier murmure qui les séparait.

Leurs bouches sʼeffleurèrent dʼabord avec la légèreté dʼune plume. Puis Layla abaissa le rideau de ses cils sur son regard envoûtant et sa bouche rencontra de nouveau celle de Fox.

Leur baiser fut une lente descente dans une douce chaleur qui embrouillait les sens de Fox. Tout ce quʼil souhaitait en cet instant, cʼétait de se laisser sombrer.

Layla émit un petit soupir. De plaisir ou de désarroi, il n aurait su le dire tant son sang lui rugissait aux oreilles. Soudain, il reprit ses esprits, réalisant quʼil était littéralement en train de plaquer Layla contre le rayonnage des fournitures.

— Excuse-moi, je suis désolé.

Quelle mouche lavait donc piqué ? Elle travaillait pour lui, bon sang !

— Je nʼaurais pas dû, sʼexcusa-t-il de nouveau. Cʼétait complè-

tement déplacé. Cʼétait...

Stupéfiant.

— Fox ?

La voix derrière lui le fit sursauter. Il fit volte-face, lʼestomac dans les chaussettes.

— Maman.

— Désolée de vous interrompre, dit la nouvelle venue en adressant un sourire radieux à Fox, avant de se tourner vers Layla.

Bonjour, je suis Joanna Barry, la mère de Fox.

Layla aurait tout donné pour disparaître dans un trou de souris.

— Enchantée de vous rencontrer, madame Barry. Je suis Layla Darnell.

— Je tʼavais dit, je crois, quʼelle mʼaidait au cabinet, reprit Fox.

Nous étions juste en train de...

— Oui, vous étiez juste en train de...

Elle laissa sa phrase en suspens avec un sourire entendu.

Sans doute Layla aurait-elle dévisagé fixement la mère de Fox même si elle nʼavait pas été frappée de stupeur. Cʼétait en effet le genre de femme qui attirait les regards avec sa chevelure dʼun brun riche ondoyant autour dʼun visage à lʼossature marquée et aux lèvres pleines dépourvues de maquillage. Dans ses grands yeux noisette se lisait un mélange dʼamusement> de curiosité et de patience. Elle possédait le genre de silhouette élancée quʼun pull moulant, un jean taille basse et des boots mettent particuliè-

rement en valeur.

Fox paraissant frappé de mutisme, Layla s éclaircit la gorge.

— Je... euh... jʼavais besoin dʼune nouvelle cartouche. Pour lʼimprimante. Tout en haut de lʼétagère.

— Oui, cʼest ça. Et jʼallais la lui attraper, intervint Fox qui, en se tournant vers le rayonnage, réussit à heurter Layla de nouveau.

Oh, pardon !

«Bougre dʼandouille », se rabroua-t-il en silence. Quel maladroit !

À peine eut-il descendu la boîte que Layla sʼen empara dʼun geste vif et sʼesquiva.

— Merci !

— As-tu une minute à me consacrer ? demanda dʼune voix suave. Ou dois-tu reprendre là où tu en étais à mon arrivée ?

— Arrête.

Carrant les épaules, Fox précéda sa mère dans son bureau.

— Elle est très jolie. Qui pourrait te blâmer de jouer un peu au patron et à la secrétaire.

— Maman, bougonna-t-il, se passant les mains dans les cheveux.

Ce nʼétait pas ça. Cʼétait... Laisse tomber.

Il se laissa choir dans un fauteuil.

— Quʼest-ce qui tʼamène ?

— Jʼavais quelques courses à faire en ville. Entre autres, aller dé-

jeuner chez ta sœur. Sparrow me dit quʼelle ne tʼa pas vu depuis quinze jours.

— Lʼintention y était.

Joanna sʼappuya contre le bureau.

— Manger quelque chose qui nʼest pas frit, industriel et bourré de produits chimiques une fois par semaine ne te tuera pas, Fox. Et tu devrais soutenir ta sœur.

— Dʼaccord, jʼirai aujourdʼhui.

— Bien. Sinon, jʼai quelques poteries à déposer chez Lorrie. Tu as dû voir ce qui est arrivé à la boutique.

— Pas précisément.

Fox pensa aux vitrines brisées, aux cadavres de corbeaux éparpillés dans Main Street.

— Il y a des dégâts ?

— Beaucoup, répondit Joanna qui posa la main sur le trio de cris-taux quʼelle portait en sautoir autour du cou. Fox, elle parle de fermer et de sʼen aller. Ça me brise le cœur. Et ça me fait peur.

Jʼai peur pour toi.

Fox se leva, passa le bras autour des épaules de sa mère et frotta sa joue contre la sienne.

— Ça va aller. Nous y travaillons.

— Si seulement je pouvais tʼaider. Ton père, moi, tout le monde, nous voulons agir.

— Tu le fais chaque jour de ma vie, assura Fox qui resserra son étreinte. Tu es ma mère.

Joanna prit le visage de son fils entre ses mains.

— Tu tiens ce charme de ton père. Regarde-moi dans les yeux et promets-moi que tout va bien se passer.

Sans une hésitation ou la moindre once dʼhypocrisie, il plongea son regard au fond du sien.

— Ça va bien se passer. Fais-moi confiance.

Elle lʼembrassa sur le front, puis les deux joues et termina par une légère bise sur sa bouche.

— Jʼai confiance en toi, mais tu restes mon bébé et je veux que tu me promettes de prendre soin de toi. À présent va déjeuner chez ta sœur. Sa salade dʼaubergine est en plat du jour.

— Miam-miam.

Tolérante, Joanna lui donna un petit coup de coude dans les cô-

tes.

— Ferme donc ton cabinet une heure et invite cette jolie fille à dé-

jeuner.

— Cette jolie fille travaille pour moi.

— Comment ai-je pu fabriquer un fils aussi respectueux des rè-

gles ? Cʼest démoralisant.

Après une nouvelle bourrade affectueuse, elle se dirigea vers la porte.

— Je tʼaime, Fox.

— Moi aussi je tʼaime, maman. Attends, je viens avec toi, sʼempressa-t-il dʼajouter, devinant que sa mère nʼaurait aucun scrupule à sʼarrêter au bureau de Layla, histoire de lui tirer les vers du nez.

— Jʼaurai une autre occasion de la coincer entre quatʼzʼyeux et de la cuisiner, lâcha Joanna avec désinvolture.

— Oui, mais pas aujourdʼhui.

La salade dʼaubergine nʼétait pas si mauvaise et, en mangeant au comptoir, Fox avait eu un peu de temps pour bavarder avec sa sœur cadette. Comme elle ne manquait jamais de le mettre de bonne humeur, il regagna le cabinet, tout guilleret, appréciant cette belle journée ensoleillée et venteuse. Il lʼaurait encore ap-préciée davantage sʼil nʼétait tombé sur Derrick Napper, le tortion-naire de son enfance, aujourdʼhui shérif adjoint, qui sortait de chez le coiffeur.

— Tiens, voilà ce cher OʼDell ! sʼexclama Napper qui chaussa ses lunettes de soleil et jeta un coup dʼœil appuyé de part et dʼautre de la rue. Bizarre, je ne vois pourtant pas dʼambulances à prendre en chasse.

— Tu as entendu ces rumeurs de réduction de budget à la mairie ? Quelquʼun est trop payé.

Les lèvres de Napper sʼétirèrent en un mince sourire sur son visage carré de dur à cuire.

— Jʼai entendu dire que tu étais sur les lieux hier au moment de lʼincident sur la grand-place.

Tu nʼas pas attendu pour donner ta déposition et tu nʼes pas non plus allé remplir un dossier au poste. Tu devrais pourtant savoir que ça se fait, lʼavocaillon.

— Comme dʼhabitude, tu as tout faux. Je suis passé parler au shérif ce matin. Mais jʼimagine quʼil ne raconte pas tout à ses lè-

che-bottes.

— Tu ferais bien de te rappeler combien de fois ton arrière-train a tâté de ma botte par le passé, OʼDell.

— Jʼai une mémoire dʼéléphant, Napper.

Fox continua son chemin. Petite brute un jour, gros con toujours, se dit-il. Avant la fin des Sept, ils auraient sûrement encore lʼoccasion de se colleter. Mais pour lʼheure, il le chassa de son esprit.

Avant de se mettre au travail, il avait une mise au point à faire.

Autant sʼy coller tout de suite, décida- t-il en ouvrant la porte du cabinet.

Alors quʼil entrait, il tomba sur Layla, un vase de fleurs à la main.

Elle sʼarrêta net.

— Jʼai juste changé lʼeau. Il nʼy a pas eu dʼappel depuis ton dé-

part, mais jʼai fini le fidéicommis et je lʼai imprimé. Il est sur ton bureau.

— Bien. Écoute, Layla...

— Je ne savais pas trop sʼil y avait quelque chose à taper con-cernant M. Edwards ou...

— Cʼest bon, cʼest bon, pose ces fleurs.

Il régla la question en lui prenant le vase des mains pour le déposer sur une table.

— En fait, elles vont...

— Stop. Jʼai dépassé les bornes et je te présente mes excuses.

— Tu lʼas déjà fait.

— Eh bien, je recommence. Je ne veux pas que tu te sentes mal à lʼaise parce que je tʼai fait des avances au bureau. Je nʼavais pas lʼintention... Ta bouche était juste là.

— Ma bouche était juste ? répéta Layla dʼun ton dangereuse-ment suave. Sur ma figure, tu veux dire ? Sous le nez, au-dessus du menton ?

Fox se massa le front du bout des doigts.

— Oui, enfin non. Ta bouche était... Écoute, mon attitude était im-pardonnable. Et je vais invoquer le cinquième amendement dʼici une seconde, ou peut- être juste la folie passagère.

— Tu peux invoquer ce que tu veux, mais je te ferai remarquer que ma bouche ne disait pas non, arrête ou ôte tes sales pattes de là, ce dont elle est parfaitement capable.

— Dʼaccord.

Il garda le silence un moment.

— Bon sang, comme cʼest gênant.

— Avant ou après quʼon ajoute ta mère dans lʼéquation ?

— Là, ça passe carrément du gênant au grotesque, bougonna Fox qui fourra les mains dans ses poches. Suis-je en droit dʼespé-

rer que tu ne vas pas engager un avocat et me poursuivre pour harcèlement sexuel ?

Layla inclina la tête.

— Suis-je en droit dʼespérer que tu ne vas pas me licencier ?

— Je vote oui aux deux questions.

Elle reprit le vase et alla le poser sur le bureau dʼAlice Hawbaker.

— Au fait, jʼai commandé une cartouche dʼavance pour lʼimprimante, annonça-t-elle en lui coulant un regard oblique assorti dʼun petit sourire en coin.

— Bonne idée. Je vais...

Du pouce, il désigna la porte de son bureau. Layla fit de même avec son bureau à lʼaccueil.

— Et moi, je vais...

— Dʼaccord, dit Fox en sʼéloignant dans le couloir. Dʼaccord.

En passant devant la porte ouverte de la bibliothèque, son regard tomba sur le rayonnage des fournitures.

— Ô Seigneur, lâcha-t-il entre ses dents.

4

À 16h45, Fox raccompagna son dernier client à la porte. Dehors, les rafales de mars jouaient avec les feuilles mortes, les poussant le long du trottoir. Capuches sur la tête, deux enfants marchaient face au vent impétueux. Sans doute allaient-ils à la galerie de jeux du Bowling & Fun Center, juste le temps de caser une ou deux parties avant le dîner.

À une époque, lui aussi affrontait courageusement les assauts du vent pour une partie de Galaxia. En fait, cʼétait même arrivé pas plus tard que la semaine passée. Si cela signifiait quʼil avait lʼâge mental dʼun gamin de douze ans, eh bien, tant pis, il pouvait vivre avec. Certaines choses étaient sacrées.

Il entendit Layla dire au téléphone que Me OʼDell serait au tribunal demain, mais quʼelle pouvait fixer un rendez-vous plus tard dans la semaine.

Quand Fox se retourna, elle était occupée à entrer le rendez-vous dans lʼordinateur avec son efficacité coutumière. De lʼendroit où il se trouvait, il voyait ses jambes sous le bureau, cette façon quʼelle avait de tapoter du pied en sʼaffairant. Ses boucles dʼoreilles en argent scintillèrent quand elle pivota pour raccrocher le combiné, puis son regard accrocha le sien, et Fox sentit les muscles de son ventre se contracter.

Il devait avoir un sourire bêta parce quʼelle inclina la tête, intri-guée.

— Quʼy a-t-il ?

— Rien, je réfléchissais. Important, cet appel ?

— Rien dʼurgent. Il concernait un contrat de partenariat. Deux femmes qui écrivent des livres de cuisine et sʼimaginent que ce sont des best-sellers en puissance. Elles veulent formaliser leur collaboration avant de toucher le gros lot. Dis-moi, tu as un emploi du temps drôlement chargé cette semaine.

— Je devrais donc pouvoir mʼoffrir un dîner chinois, si tu es toujours partante.

— Il ne me reste plus quʼà fermer.

— Je range mes affaires et on se rejoint dans la cuisine. Lʼaccès à lʼétage se trouve là.

Dans son bureau, Fox éteignit son ordinateur, attrapa son porte-documents, puis sʼefforça de se souvenir dans quel état était son appartement.

Aïe. Encore un domaine où il avait toujours douze ans dʼâge mental.

Mieux valait ne pas y penser puisquʼil était trop tard pour agir. De toute façon, est-ce que cʼétait si grave ?

Il entra dans la cuisine où Mme Hawbaker rangeait la cafetière, le micro-ondes et le service à café destiné aux clients. Il savait quʼelle y conservait aussi des biscuits puisquʼil pillait régulièrement la réserve, ainsi quʼune collection de vases et des boîtes de thé en tout genre.

Qui achèterait les biscuits quand Mme Hawbaker lʼaurait abandonné ?

Layla entra, et il se tourna vers elle, mélancolique.

— Elle achète les provisions avec lʼargent du bocal à gros mots dans mon bureau, dit-il. Je veille toujours à bien le garnir. Elle tʼen a parlé, jʼimagine.

— Un dollar le gros mot, sur lʼhonneur. Vu le bocal, jʼen conclus que tu ne lésines pas sur les jurons et tiens parole chaque fois.

Il avait lʼair si triste que Layla avait envie de le serrer dans ses bras et dʼébouriffer ses boucles brunes en bataille.

— Elle va te manquer, je sais.

— Elle reviendra peut-être. Enfin, dit-il, ouvrant la porte de la cage dʼescalier, la vie continue. Comme Mme H ne sʼoccupe pas de mon appartement – en fait, elle refuse même dʼy monter depuis un malheureux incident impliquant une panne dʼoreiller et du linge sale qui traînait –, autant te prévenir quʼil est sans doute en désordre.

— Ce ne serait pas la première fois que je vois du désordre.

Mais quand Layla passa de la petite cuisine impeccable du cabinet à celle de Fox à lʼétage, elle comprit quʼelle avait largement sous-estimé sa définition du mot désordre.

Il y avait de la vaisselle sale dans lʼévier, sur le plan de travail et sur la petite table où sʼempilaient aussi des journaux de plusieurs jours. Deux paquets de céréales – les hommes adultes mangeaient-ils vraiment des Choco Pops ? -, des sachets de chips, une bouteille de vin rouge, plusieurs flacons de condiments et une bouteille de Gatorade vide se disputaient la place sur le petit plan de travail près du réfrigérateur couvert de Post-it et de photos.

Trois paires de chaussures traînaient par terre, un vieux blouson était abandonné sur le dossier dʼune des deux chaises et une pile de magazines tenait en équilibre sur lʼautre.

— Tu devrais peut-être me laisser une heure, ou une semaine, pour faire un peu de rangement, suggéra-t-il.

— Non, non. Le reste est-il aussi chaotique ?

— Je ne mʼen souviens plus. Je peux aller jeter un coup dʼœil avant...

Mais Layla enjambait déjà les chaussures et pénétrait dans le salon.

Pas aussi chaotique, jugea Fox. Enfin, pas tout à fait. Décidé à faire preuve dʼinitiative, il entreprit de ranger un peu.

— Je vis comme un porc, je sais. On me lʼa déjà dit.

Il ramassa une brassée de linge éparpillé à droite et à gauche et le fourra dans la penderie délaissée du vestibule.

La stupéfaction se lisait sur le visage de Layla.

— Pourquoi nʼengages-tu pas une femme de ménage, quelquʼun qui viendrait mettre un peu dʼordre une fois par semaine ?

— Parce quʼelles partent en courant et ne reviennent jamais.

Écoute, on va dîner dehors.

Ce nʼétait pas tant la honte – il était chez lui, quand même – que la crainte dʼun sermon qui lʼincita à ramasser une bouteille de bière vide et un saladier de pop-corn presque vide sur la table basse.

— On va se trouver un restaurant sympa et hygiénique.

— Jʼai partagé une chambre avec deux filles à la fac. À la fin de chaque semestre, jʼétais obligée de faire appel à une équipe de nettoyage industriel, raconta Layla qui sʼempara dʼune paire de chaussettes sur un fauteuil et la lui tendit. Mais sʼil y a un verre propre, je goûterai volontiers à ce vin.

— Je vais tʼen désinfecter un en autoclave.

Tout en récupérant des affaires en chemin, Fox retourna dans la cuisine. Curieuse, Layla jeta un regard à la ronde, sʼefforçant de faire abstraction du désordre. Les murs étaient dʼun très joli ton vert sauge chaleureux qui mettait en valeur les boiseries en chêne des fenêtres. Un magnifique tapis, qui nʼavait sans doute pas vu souvent un aspirateur, sʼétalait sur le parquet à lames larges en bois foncé. Les œuvres dʼart aux murs étaient charmantes

– aquarelles, esquisses à lʼencre, photographies. Si un grand écran plat et sa cohorte dʼaccessoires trônaient dans la pièce, il y avait néanmoins quelques belles pièces de céramique en bonne place.

Des créations de son frère, supposa-t-elle, ou de sa mère. Elle se tourna vers Fox quand il revint dans la pièce.

— Jʼadore les œuvres aux murs, et les céramiques. Surtout celle-ci, ajouta-t-elle en désignant un long vase à goulot étroit dans des teintes de bleu dʼune grande douceur. Quelle fluidité.

— Lʼœuvre de ma mère. Mon frère, Ridge, a fabriqué cette coupe sur la table près de la fenêtre.

Layla sʼen approcha et suivit du doigt la ligne pure du bord évasé.

— Elle est magnifique. Et ces tons de vert, on dirait une forêt miniature.

Elle pivota pour prendre le verre de vin.

— Et les œuvres dʼart aux murs ?

— Ma mère, mon frère et ma belle-sœur. Les photos sont de Sparrow, ma sœur cadette.

— Que de talents pour une seule famille.

— Il y a aussi les avocats, ma sœur aînée et moi.

— La pratique du droit ne réclame-t-elle pas un certain talent ?

— Si on veut.

Layla sirota une gorgée de vin.

— Ton père est menuisier, nʼest-ce pas ?

— Menuisier, ébéniste. Cʼest lui qui a fabriqué la table sur laquelle se trouve la coupe de Ridge.

Elle sʼaccroupit pour lʼexaminer de plus près.

— Sans clous ni vis. Il sʼagit dʼun assemblage par tenons et mor-taises. Il a des mains magiques.

Elle promena le doigt sur le plateau.

— La finition est aussi douce que du satin, commenta-t-elle. Quel travail superbe.

Avec un haussement de sourcils, elle essuya son index poussié-

reux sur la manche de Fox.

— Tu devrais en prendre davantage soin, ainsi que du reste.

— Et si on mangeait ? suggéra-t-il, lui tendant un menu. Chez H

an Lee.

— Il est un peu tôt pour dîner.

— Je peux commander et leur demander de livrer à 19 heures.

Ça nous laissera le temps de travailler un peu.

— Porc sauce aigre-douce, décida Layla après un coup dʼœil au menu quʼelle lui rendit.

— Cʼest tout ? Pitoyable. Je mʼoccupe du reste.

Il lʼabandonna de nouveau pour téléphoner. Quelques minutes plus tard, elle entendit lʼeau couler dans lʼévier et des assiettes sʼentrechoquer. Elle leva les yeux au ciel et le rejoignit dans la cuisine où il sʼattaquait à la vaisselle.

— Allons-y, dit-elle en se débarrassant de sa veste.

— Non, ce nʼest pas la peine.

Elle retroussa ses manches avec détermination.

— Si, sʼentêta-t-elle. Mais seulement parce que cʼest toi qui paies le dîner.

— Dois-je de nouveau présenter mes excuses ?

— Ça ira pour cette fois.

Elle jeta un regard étonné à la ronde.

— Tu nʼas pas de lave-vaisselle ?

— Vois-tu, cʼest là le problème. Je nʼarrête pas de me dire que je devrais en faire installer un à la place de ce placard, et puis je me dis quʼil nʼy a que moi. Et je suis un grand consommateur dʼassiettes en carton.

— Pas assez souvent. Tu as un torchon propre quelque part ?

— Attends, je reviens, dit-il après une seconde de perplexité.

Layla secoua la tête et prit la relève devant lʼévier quʼil venait de déserter. Laver la vaisselle ne la dérangeait pas. Cʼétait pour elle une tâche bizarrement relaxante et gratifiante. Et puis, de la fenê-

tre, il y avait une jolie vue qui sʼétendait jusquʼaux montagnes aux cimes inondées de soleil.

Le vent agitait toujours les arbres et chahutait avec les draps blancs suspendus au fil à linge dans le jardin en contrebas. Elle imaginait la bonne odeur de frais quʼils auraient, tendus sur un lit.

Un jeune garçon et un gros chien noir galopaient dans le jardin avec tant dʼentrain et dʼénergie quʼelle sentait presque le vent sur ses propres joues et dans ses cheveux. Quand lʼenfant en anorak bleu vif se propulsa dans les airs debout sur sa balançoire, les mains serrées autour des chaînes, lʼimpression de hauteur et de vitesse fit naître un frisson dans le ventre de Layla.

Sa mère est-elle en train de préparer le dîner ? se demanda-t-elle, songeuse. Ou peut-être était-ce au tour de son père. Mieux, ils cuisinaient ensemble, parlant de leur journée, tandis que leur fils offrait son visage au vent.

— Qui aurait pensé que faire la vaisselle pouvait être si sexy ?

Layla rit, et jeta un coup dʼœil à Fox par-dessus son épaule.

— Si tu crois me convaincre de recommencer...

Fox demeura planté au milieu de la cuisine, un torchon froissé à la main.

— Quoi ? fit-il.

— Faire la vaisselle nʼest sexy que pour celui qui nʼa pas les mains dans lʼeau savonneuse.

Il sʼavança jusquʼà elle. La main sur son bras, il plongea son regard dans le sien.

— Je ne lʼai pas dit à voix haute, fit-il remarquer.

— Je tʼai entendu.

— Apparemment, mais je pensais, cʼest tout. Jʼétais distrait par la lumière dans tes cheveux, la ligne de ton dos, la courbe de tes bras, et je me suis fait surprendre, expliqua-t-il, comme elle recu-lait dʼun pas. Sans chercher à analyser, Layla, dis-moi juste ce que tu ressentais quand tu mʼas « entendu ».

— Jʼobservais le petit garçon sur sa balançoire dans le jardin.

Jʼétais détendue.

— Maintenant tu ne lʼes plus, observa Fox qui prit une assiette et entreprit de lʼessuyer. On va donc attendre que tu le sois de nouveau.

— Toi aussi, tu peux entendre ce que je pense ?

— Les émotions viennent plus facilement que les mots. Mais je ne me le permettrais pas, à moins que tu mʼy autorises.

— Tu peux le faire avec nʼimporte qui ?

Il la regarda au fond des yeux.

— Mais je ne le ferais pas.

— Parce que tu es le genre dʼhomme qui met un dollar dans un bocal même sʼil nʼy a personne pour tʼentendre jurer.

— Pour moi, une parole donnée, cʼest sacré.

Layla lava une autre assiette. Le charme des draps volant au vent et de lʼenfant avec son chien sʼétait rompu.

— As-tu toujours su te contrôler ? Résister à la tentation ? risqua-t-elle.

— Non. Durant le premier Sept, à dix ans, je parvenais à peine à me contrôler et cʼétait effrayant, quoique très utile. À la fin de la semaine, je pensais redevenir comme avant.

— Et ça nʼa pas été le cas.

— Non. Cʼétait génial à dix ans dʼêtre capable de capter les pensées et sentiments dʼautrui. Non seulement jʼavais lʼimpression de posséder un super-pouvoir, mais, en prime, si je voulais cartonner dans un contrôle dʼhistoire, par exemple, et que le premier de la classe se trouvait dans le rang dʼà côté, cʼétait un jeu dʼenfant pour moi dʼobtenir les bonnes réponses.

Fox décida de ranger les assiettes quʼil avait essuyées. Pourquoi sʼarrêter en si bon chemin ?

— Après quelques bonnes notes, toutefois, jʼai commencé à culpabiliser. Et à me sentir mal parce quʼen explorant lʼesprit dʼun prof, histoire de savoir ce quʼil nous réservait, il mʼarrivait dʼapprendre des trucs qui ne me regardaient pas, genre problèmes familiaux. Jʼavais été élevé dans le respect de lʼintimité, et je la violais sans vergogne. Alors jʼai arrêté. Enfin, presque, ajouta-t-il avec une ébauche de sourire.

— Cʼest rassurant de savoir que tu nʼes pas parfait.

— Il mʼa fallu du temps pour comprendre comment gérer. Parfois, je dérapais par manque dʼattention – idem quand je faisais trop attention. Et dʼautres fois, cʼétait délibéré. Comme avec cette petite frappe qui sʼamusait à me racketter au collège. Et un peu plus tard, il y a eu les filles. Cʼétait assez pratique pour voir si jʼavais une quelconque chance de conclure avec lʼune ou lʼautre.

— Ça marchait ?

En guise de réponse, il se contenta de sourire et glissa une assiette sur la pile dans le placard.

— Puis une quinzaine de jours avant nos dix-sept ans, les incidents ont recommencé. Avec les autres, jʼai compris que le cauchemar nʼétait pas fini et jʼai pris conscience que mon don de té-

lépathie nʼavait rien dʼun jeu. Jʼai arrêté.

— Complètement ?

— Presque. Il fait partie de nous, Layla. Je ne peux empêcher certaines perceptions ; je peux juste contrôler lʼenvie de pousser plus avant lʼexploration.

— Cʼest ce que jʼai à apprendre.

— Et aussi à insister à bon escient.

— Mais comment savoir quand, et avec qui ?

— Nous y travaillerons.

— La plupart du temps, je ne suis pas détendue en ta présence.

— Jʼai remarqué. Pourquoi cela ?

Layla se détourna pour prendre une nouvelle pile dʼassiettes sales, puis glissa un saladier dans lʼévier. Le petit garçon était rentré. Sans doute pour le dîner. Roulé en boule sur le porche près de la porte de derrière, le chien récupérait de sa course folle avec son jeune maître.

— Parce que je te sais capable de surprendre mes pensées ou mes émotions, ce qui me rend nerveuse. Jʼai toujours lʼimpression dʼavoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Tu nʼas pas su ce que je pensais ou ressentais tout à lʼheure quand tu mʼas embrassée ?

— Jʼavais les circuits un peu embrouillés à ce moment-là.

— Nous sommes attirés lʼun par lʼautre. Grille de lecture correcte selon toi ?

— En plein dans le mille de mon côté.

— Ça aussi, ça me rend nerveuse. Et cʼest déroutant parce que jʼignore dans quelle mesure nous nous entraînons lʼun lʼautre, et quelle est la part dʼalchimie, disons, classique entre nous, avoua Layla qui rinça le saladier et le passa à Fox. De toute façon, je doute quʼil soit raisonnable de conter fleurette avec tous les soucis que nous avons. Or, il me suffit de regarder ta tête pour voir que cette idée nʼest pas pour te déplaire.

— La plus brillante que jʼaie entendue depuis des semaines. Des années, même.

Comme il se penchait vers elle, Layla posa sa main mouillée sur sa chemise pour lʼarrêter.

— Voilà qui ne va pas mʼaider à me relaxer.

— Nous aurons tout le temps après. Je peux tʼassurer que nous serons beaucoup plus détendus.

Elle le repoussa fermement.

— Je nʼen doute pas. Mais non, merci. Moi, je compartimente.

Cʼest ainsi que je fonctionne. Ce qui nous arrive, je dois dʼabord le ranger dans une case et y réfléchir. Si je veux pouvoir me montrer utile dans notre mission contre le démon, je dois me concentrer à fond là-dessus.

La mine grave et attentive, Fox hocha la tête.

— Jʼaime jongler, dit-il, séchant la main de Layla quʼil porta à ses lèvres. Et aussi négocier. Je sais quand laisser la partie adverse considérer toutes les options. Jʼai envie de toi, Layla. Dans une chambre avec lumières tamisées et musique douce. Je veux sentir ton cœur cogner contre ma main, tandis que je te ferai lʼamour.

Mets ça aussi quelque part dans tes cases.

Il posa son torchon sur le plan de travail, tandis que Layla le dévisageait avec stupéfaction.

— Je vais chercher ton verre de vin. Ça devrait tʼai- der à te dé-

tendre un peu avant que nous nous mettions au travail.

Les yeux écarquillés, elle le regarda sʼéloigner dʼun pas tranquille.

Et plaqua la main sur son cœur. Il cognait à tout rompre.

De toute évidence, elle avait encore beaucoup à apprendre si elle nʼavait pas été capable de voir ce coup-là venir.

Maintenant, il allait lui falloir davantage quʼun verre de vin pour lʼaider à se détendre.

Tandis que Layla sirotait son verre, Fox débarrassa la table de la cuisine. Elle ne pipait mot et il respecta son silence.

— Bon, allons-y, fit-il en s asseyant. Sais-tu méditer ?

— Je connais le principe, répondit-elle avec, dans la voix, un soupçon dʼirritation qui ne dérangea pas Fox.

— Assieds-toi, quʼon puisse commencer. Le problème avec la méditation, expliqua-t-il lorsquʼelle lʼeut rejoint à la table, cʼest que la plupart des gens ne parviennent pas réellement à atteindre le niveau où leur esprit se déconnecte, où plus aucune interférence ne vient les perturber – travail, rendez-vous chez le dentiste ou mal de dos. Avec un peu dʼentraînement, on peut quand même sʼen approcher. Grâce au yoga, à des exercices de respiration.

On ferme les yeux, on imagine un mur blanc...

— Et on psalmodie « ommm ». Comment est-ce censé mʼaider avec la télépathie ? Je ne peux pas me balader dans un état mé-

ditatif.

— Ça tʼaidera à te vider lʼesprit ensuite. Ça tʼaidera – on croirait entendre ma mère – à nettoyer ton aura et à équilibrer ton chi.

— Je tʼen prie.

— Cʼest un processus, Layla. Jusquʼà présent, tu tʼes contentée dʼen effleurer la surface ou dʼy plonger lʼorteil. Plus on sʼy en-fonce, plus ça vous vide.

— Par exemple ?

— Trop profond, trop longtemps ? Maux de tête, nausées, saignements de nez. Ça peut être douloureux et épuisant.

Le front plissé, Layla suivit de lʼindex le bord de son verre.

— Quand nous étions dans le grenier de lʼancienne bibliothèque, Quinn a eu un flash dʼAnn Hawkins ; elle en est ressortie plutôt secouée. Violente migraine, nausées, sueurs.

Elle soupira, lʼair embêtée.

— Bon, dʼaccord, je lʼavoue, je suis nulle en méditation. À la fin dʼun cours de yoga, je suis détendue, mais je pense aussi à ce que je vais faire ensuite. Ou si je ne devrais pas craquer pour la superbe veste en cuir de la nouvelle collection. Je vais mʼentraî-

ner, promis. Je demanderai conseil à Cybil.

« Moins risqué quʼavec moi », devina Fox qui ne releva pas.

— Dʼaccord. Pour lʼinstant, contentons-nous dʼeffleurer la surface.

Détends-toi, mets un peu dʼordre dans ton esprit, comme tout à lʼheure avec la vaisselle.

— Pas évident quand cʼest délibéré. Jʼai des pensées parasites.

— Normal. Essaie de compartimenter, suggéra- t-il avec un sourire engageant. Range chaque pensée dans sa case.

Il posa la main sur les siennes.

— À présent, regarde-moi. Concentre-toi sur moi. Tu me connais.

Layla se sentait un peu bizarre, comme si le vin lui était monté droit à la tête.

— Je ne te comprends pas.

— Ça viendra. Cʼest comme ouvrir une porte. Actionne la poignée, Layla, et entrouvre la porte de quelques centimètres. Regarde-moi. À quoi je pense ?

— Tu espères que je ne vais pas manger tous les nems.

Elle sentait son humour comme une chaude lumière bleutée.

— Cʼest toi qui as tout fait.

— Travail dʼéquipe, je dirais. Reste concentrée. Ouvre juste un tout petit peu plus la porte et dis- moi ce que je ressens.

— Je... calme. Tu es si calme. Je ne sais pas comment tu fais.

Avec ce qui nous arrive, je ne sais pas si je pourrai lʼêtre de nouveau un jour. Et... tu as un petit creux.

— J ai fait semblant de manger presque toute une salade dʼaubergine au déjeuner. Voilà pourquoi jʼai commandé...

— Du bœuf Kung Pao avec du riz cantonais, plus une portion de nouilles froides, une douzaine de nems et... Une douzaine de nems ?

— Sʼil en reste, ils seront encore bons pour le petit-déjeuner.

— Cʼest écœurant. Et maintenant, tu penses que je ferais un bon petit-déjeuner, ajouta-t-elle en retirant vivement la main.

— Désolé, ça mʼa échappé. Ça va ?

— Jʼai un peu le vertige. Sinon, ça va. Mais cʼest plus facile avec toi, non ? Parce que tu me guides.

Fox s empara de sa bière et sʼadossa à sa chaise.

— Une femme entre dans la boutique que tu gérais à New York.

Elle se contente de regarder. Comment sais-tu vers quoi lʼaiguiller ?

— Je me fie dʼabord à son allure : âge, tenue, style de son sac à main, chaussures. Ce sont des éléments superficiels qui peuvent induire en erreur, mais cʼest un début. Avec lʼexpérience, jʼai dé-

veloppé un sens plutôt affûté des différents types de clientes.

— Je parie que neuf fois sur dix tu sais quand aller sortir de la ré-

serve le sac à main en cuir tape-à- lʼœil ou diriger ta cliente vers un modèle noir plus classique. Ou si celle qui te demande un tailleur strict a en réalité très envie dʼune petite robe sexy avec des talons aiguilles.

Layla laissa échapper un soupir qui trahissait son agacement envers elle-même.

— Je ne sais pas pourquoi je persiste à le nier. Cʼest vrai que je suis douée pour cerner les clientes.

Ma patronne appelait ça mon truc magique. Elle nʼétait pas très loin de la vérité, jʼimagine.

— Comme tʼy prends-tu ?

— Quand jʼassiste une cliente, je me focalise sur elle. Je lʼécoute, jʼobserve son langage corporel, je me demande ce qui lui irait.

Parfois – jʼai toujours pensé que cʼétait lʼinstinct – une image de la robe ou des chaussures se forme dans mon esprit. Je croyais lire entre les lignes de leurs propos quand je les baratinais, mais peut-être est-ce cette petite voix que jʼentendais. Ou alors leurs propres pensées, je nʼen sais rien.

Elle commençait à accepter lʼidée de posséder un don, nota Fox.

— Tu avais confiance en tes compétences, ce qui est une autre forme de relaxation. Et tu te sentais concernée. Tu tenais à leur trouver ce qui correspondait vraiment à leur goût ou à leur silhouette. Tu voulais les rendre heureuses. Et faire une vente. Jʼai raison ?

— Jʼimagine que oui.

Fox sortit de la monnaie de sa poche et la compta dans le creux de sa paume.

— Combien ai-je dans la main ?

— Je...

— La somme est dans ma tête. Ouvre la porte.

— Seigneur ! Attends.

Elle but dʼabord une gorgée de vin. Trop de pensées se bousculaient dans son esprit.

— Ne mʼaide pas ! lâcha-t-elle dʼun ton brusque comme il tendait la main vers la sienne.

«Détends-toi et concentre-toi », sʼencouragea- t-elle. Pourquoi lʼen croyait-il capable ? Pourquoi tant dʼhommes avaient-ils des cils aussi superbes ? Oups ! On ne sʼégare pas. Elle ferma les yeux, visualisa la porte.

— Un dollar trente-huit, répondit-elle en rouvrant brusquement les paupières. Mince alors.

— Joli travail.

Un coup frappé à la porte la fit sursauter.

— C est le livreur. Fais-lui son affaire.

— Pardon ?

— Pendant que je lui parle et paie la commande, lis dans son esprit.

— Mais cʼest...

— Mal élevé et indiscret, oui, c est sûr. Nous allons sacrifier la courtoisie sur lʼautel du progrès. Lis dans son esprit.

Fox se leva et alla ouvrir.

— Salut, Kaz, comment ça va ?

Le livreur avait dans les seize ans, estima Layla. Jean, sweat-shirt, baskets Nike plutôt neuves. Tignasse brune, petit anneau en argent à lʼoreille droite. Les yeux bruns du garçon sʼattardèrent un instant sur elle, tandis que les sacs en papier kraft changeaient de main.

Elle inspira un grand coup et entrouvrit la porte.

Fox entendit dans son dos comme une exclamation incrédule. Il tendit un pourboire au livreur, fit un commentaire sur le dernier match de basket.

Après avoir refermé la porte, il posa les sacs sur la table.

— Alors ?

— Il te trouve distant.

— Il nʼa pas tort.

— Quant à moi, il me trouve canon.

— Exact aussi.

— Il se demandait si tu allais te régaler ce soir et ça ne lʼaurait pas dérangé dʼy goûter aussi. Petite précision, il ne pensait pas aux nems.

— Kaz a dix-sept ans, répondit Fox tout en ouvrant les sacs. À

cet âge, un garçon nʼa quʼune seule obsession. Tu as mal à la tê-

te ?

— Non. Il était facile. Plus facile que toi.

Il lui sourit.

— Les hommes de mon âge y pensent aussi. Mais en général, ils savent quand se contenter de nems, À table.

Fox nʼessaya pas de lʼembrasser à nouveau, pas même quand il la reconduisit chez elle. Layla nʼaurait su dire sʼil y songea et dé-

cida que cʼétait mieux ainsi. Avec le méli-mélo inextricable que formaient ses propres pensées et émotions, elle allait devoir suivre son conseil et faire de la méditation.

Elle trouva Cybil sur le canapé du salon avec un livre et une tasse de thé.

— Salut. Tu veux du thé ? Il y en a encore dans la théière.

Layla se laissa choir dans un fauteuil.

— Pourquoi pas ?

— Je vais tʼen chercher une tasse, proposa Cybil, sans lui laisser le temps de se relever. Tu as lʼair vannée.

— Merci.

Les yeux clos, Layla sʼessaya à la respiration yoga et sʼefforça de se visualiser en train de se relaxer à partir des orteils. Arrivée aux chevilles, elle renonça.

— Fox mʼa conseillé de méditer, dit-elle quand Cybil revint avec une jolie tasse avec soucoupe assortie. La méditation mʼennuie.

— Cʼest que tu tʼy prends mal. Essaie dʼabord le thé, répondit son amie en remplissant la tasse. Et dis-moi ce qui te tracasse. Cʼest le meilleur moyen pour te vider lʼesprit.

— Il mʼa embrassée.

— Quel choc, jʼen suis sidérée !

Cybil tendit la tasse à Layla et retourna se pelotonner sur le canapé. Elle laissa échapper un rire insouciant comme cette dernière fronçait les sourcils.

— Voyons, ce garçon te couve des yeux en permanence. Quand tu sors de la pièce, quand tu reviens. Il est sacrément mordu.

— Il a dit... Où est Quinn ?

— Chez Caleb. Le champion des tapis verts s est trouvé une partie de poker. La maison est vide pour une fois et ils profitent de lʼoccasion.

— Tant mieux pour eux. Ils vont bien ensemble, non ?

— Il est fait pour elle, aucun doute là-dessus. Tous ses prédéces-seurs ne lui arrivaient pas à la cheville. Plus facile de parler dʼeux que de soi-même, hein ?

Layla soupira.

— Cʼest troublant de réaliser que je ressens ce que lui ressent et dʼessayer dʼen faire abstraction. Si tu ajoutes à cela quʼon travaille ensemble, ça crée une sorte dʼintimité, et cette intimité se doit dʼêtre respectée, protégée même, parce que les enjeux sont si élevés.

Cybil sirotait son thé avec un sourire en coin.

— Dis donc, cʼest ce qui sʼappelle se prendre le chou.

— Je sais.

— Essaie plutôt ça. Simple et direct. Éprouves-tu du désir pour lui ?

— Mon Dieu, oui. Mais...

— Pas de mais. Nʼanalyse pas. Le désir est une force vitale élé-

mentaire. Savoure-le. Que tu passes à lʼacte ou non, cʼest à coup sûr une expérience énergisante. Il sera toujours temps de rajouter ensuite les autres strates. Émotions, inquiétudes, conséquences.

Bien obligé, tu es un être humain, une femme de surcroît. Mais dans un premier temps, saisis ta chance et profite de lʼinstant présent.

Layla réfléchit tout en goûtant son thé.

— Vu sous cet angle...

— Quand tu auras fini ton thé, nous utiliserons ton désir comme point de départ pour un exercice de méditation. Et je ne crois pas que tu trouveras ça ennuyeux, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.

5

Après quelques fous rires initiaux, Layla découvrit quʼelle sʼen sortait pas mal avec la technique de Cybil. Mieux en tout cas quʼavec sa méthode de simulation habituelle en cours de yoga.

Suivant ses instructions, elle inspira son désir – du nombril à la colonne vertébrale – et expira le stress. Elle se concentra sur le

« chatouillis » au creux du ventre que Cybil lui avait décrit, et le ressentit à son tour.

Quelque part entre les rires, la respiration et le chatouillis, Layla se détendit si complètement quʼelle entendit son propre pouls.

Une première.

Elle dormit dʼun sommeil profond, sans rêves, et se réveilla au matin toute revigorée. Cybil avait raison : la méditation nʼétait pas forcément dʼun ennui mortel.

Avec Fox au tribunal et Alice aux commandes, rien ne lʼobligeait à se rendre au bureau avant lʼaprès-midi. Ce qui lui laissait le temps, décida- t-elle en prenant sa douche, de se plonger en mode recherche avec Cybil et Quinn, histoire de rentabiliser toute cette belle énergie. Elle nʼavait pas encore catalogué lʼincident de la grand-place, ni le rêve quʼelle avait partagé avec Fox.

Pour la matinée, elle enfila un pull-over sur un jean avant de pré-

parer la tenue que Layla lʼassistante porterait lʼaprès-midi.

Comme cʼétait agréable de sʼhabiller pour le travail. Durant les semaines entre son départ de New York et ses débuts au cabinet de Fox, elle avait été certes très occupée, ne serait-ce que par lʼénorme effort dʼadaptation quʼelle avait dû fournir. Mais son activité professionnelle lui avait manqué. Ainsi quʼune raison de porter une jolie paire de bottes – et tant pis si on lʼaccusait dʼêtre su-perficielle.

Alors quʼelle sortait de sa chambre avec dans lʼidée dʼaller se préparer un café à la cuisine, elle entendit le cliquetis du clavier dans la quatrième chambre aménagée en bureau.

Assise en tailleur dans le fauteuil, Quinn tapait avec application.

Sa longue queue-de-cheval blonde ondulait dans son dos au rythme dʼune musique interne silencieuse.

— Jʼignorais que tu étais de retour.

Quinn frappa encore quelques lettres, puis leva la tête.

— Si, si. Jʼai fait un saut à la salle de sport, histoire de brûler quelques centaines de calories, effort que je me suis empressée de gâcher avec un énorme muffin aux myrtilles. Mais, à mon avis, jʼai encore de la marge après la folle nuit dʼamour que je viens de passer. Jʼai bu un café, pris ma douche et maintenant je tape les notes de Cybil sur ton rêve. Et jʼai toujours lʼimpression dʼêtre capable de courir le marathon de Boston, conclut Quinn en étirant les bras au-dessus de sa tête.

— Dis donc, ça a dû être quelque chose cette nuit.

Se tortillant dans son fauteuil, Quinn éclata dʼun rire grivois des plus éloquents.

— Jʼai toujours pensé que cʼétait un truc des romans à lʼeau de rose dʼaffirmer que le sexe, cʼest mieux quand on est amoureux.

Or, jʼen suis la preuve vivante, et extraordinairement comblée.

Mais assez parlé de moi. Comment vas-tu ?

Si Layla ne s était pas réveillée en pleine forme, Quinn lʼaurait ra-gaillardie en deux minutes.

— Sans être extraordinairement comblée, je me sens aussi plutôt guillerette moi-même. Cybil est levée ?

— Oui, elle boit son café dans la cuisine en lisant le journal.

Quand je suis passée avec Caleb, elle a marmonné un truc comme quoi tu aurais fait des progrès avec Fox hier.

— A-t-elle mentionné que nos lèvres sont malencontreusement entrées en collision dans la réserve à fournitures au moment pré-

cis où sa mère arrivait ?

Les yeux bleus de Quinn sʼilluminèrent.

— Elle nʼétait pas assez cohérente pour ça. Raconte.

— Je viens de le faire.

— Jʼexige des détails.

— Et moi, du café. Je reviens.

Voilà ce qui lui avait manqué aussi, réalisa Layla : rire et papoter entre copines.

Dans la cuisine, Cybil grignotait un bagel en lisant le journal étalé sur la table.

— Pas la moindre ligne sur les corbeaux dans lʼédition du jour, lança-t-elle à Layla. Cʼest quand même extraordinaire. Hier, un entrefilet avare de détails, et aujourdʼhui, aucun article de fond.

— Typique, non ? fit remarquer Layla en se versant une tasse de café. Personne ne prête guère attention à ce qui se passe ici.

— Les victimes elles-mêmes semblent avoir la mémoire courte, comme si les événements glissaient sur elles.

— Et les gens qui sʼen souviennent quittent la ville, ajouta Layla qui se décida pour un yaourt. Comme Alice Hawbaker.

— Fascinant. Sinon, il nʼy a rien sur dʼautres attaques dʼanimaux ou incidents inexpliqués. Pas aujourdʼhui, en tout cas.

Avec un haussement dʼépaules nonchalant, Cybil entreprit de replier le journal.

— Je vais aller explorer une ou deux pistes très minces sur lʼendroit où Ann Hawkins a pu passer les deux années manquantes.

Cʼest horriblement agaçant, conclut-elle en se levant. Il nʼy avait pas tant de monde dans les parages en 1652. Comment se fait-il que je nʼarrive pas à percer ce mystère ?

Après avoir travaillé toute la matinée avec ses colocataires, Layla enfila un pantalon gris sur des bottines à talons pour son après-midi au bureau.

En chemin, elle remarqua que les vitres de la boutique de cadeaux avaient été remplacées. Le père de Caleb était décidément un propriétaire consciencieux. Elle nota aussi avec tristesse le grand panneau peint à la main Cessation dʼactivité placé dans la vitrine.

Il y avait de nouvelles vitres aux fenêtres de chez Mae, ainsi quʼà celles dʼautres boutiques et particuliers de la rue. Chaudement emmitouflés, les passants allaient et venaient tranquillement comme si de rien nʼétait. Elle aperçut un homme vêtu dʼun blouson en jean délavé, une ceinture à outils autour des hanches, occupé à remplacer la porte de la librairie.

Quand lʼhomme se retourna, il croisa son regard et lui sourit. Le cœur de Layla fit un bond. Cʼétait le sourire de Fox. Lʼespace dʼun instant, elle crut à une hallucination, puis se souvint que son père était menuisier. Cʼétait le père de Fox qui remplaçait la porte de la librairie et lui souriait de lʼautre côté de Main Street.

Elle lui adressa un signe de la main et continua son chemin.

Nʼétait-ce pas intéressant d entrevoir à quoi ressemblerait Fox B.

OʼDell dans une vingtaine dʼannées ?

Drôlement canon.

Layla en souriait encore lorsquʼelle prit la relève dʼAlice pour le restant de la journée.

Ayant le bureau pour elle seule, elle glissa un CD de Michelle Grant dans le lecteur et se mit au travail, coupant le son chaque fois que le téléphone sonnait.

Au bout dʼune heure, elle en avait terminé avec les dossiers quʼAlice lui avait confiés et mis à jour lʼagenda de Fox. Considé-

rant quʼil sʼagissait encore du domaine réservé dʼAlice, elle résista à lʼenvie de tuer une autre heure à réorganiser les tiroirs et placards du bureau à sa manière.

À la place, elle sortit lʼune des versions de la légende de la Pierre Païenne quʼelle gardait dans son sac.

Bien quʼelle ne sʼy soit rendue quʼune fois – visite ô combien mouvementée –, elle la visualisait dans ses moindres détails.

Sombre et gris, le monolithe se dressait tel un énigmatique autel au centre de la clairière à la terre roussie, au cœur des bois dʼHawkins Wood. Drôle de nom pour un lieu qui semblait lʼœuvre dʼune main divine, songea-t-elle en parcourant lʼouvrage.

Il ne lui apprit rien de nouveau – une petite communauté puri-taine ébranlée par des accusations de sorcellerie, un tragique incendie, une tempête aussi soudaine que dévastatrice. Elle aurait préféré lire lʼun des journaux dʼAnn Hawkins, mais elle craignait de les sortir de la maison.

Layla reposa son livre et essaya Internet, sans davantage de ré-

sultats. Sa force, cʼétait lʼorganisation, les liens logiques. Et pour lʼinstant, il nʼy avait pas de nouveaux points à relier.

Fébrile, elle se leva et se planta devant la fenêtre. Il lui fallait à tout prix faire quelque chose, sʼoccuper les mains et lʼesprit. Tout de suite.

Lorsquʼelle se détourna avec lʼintention dʼappeler Quinn pour la supplier de lui confier une tâche quelconque, même subalterne, son cœur manqua un battement.

La femme se tenait devant le bureau, les mains jointes devant elle. Elle portait une robe gris clair à manches longues et à col haut. Ses cheveux blonds comme les blés étaient rassemblés sur la nuque en chignon.

— Je sais ce que cʼest que dʼêtre impatiente et agitée, dit-elle.

Jʼétais incapable de rester assise longtemps sans occupation. Il avait beau mʼassurer de lʼutilité du repos, je trouvais difficile dʼattendre.

Un fantôme, pensa Layla. Bizarre quʼun fantôme lui apparaisse alors même quʼelle songeait à une mystérieuse puissance divine quelques instants plus tôt.

— Êtes-vous Ann ?

— Vous en êtes encore à apprendre à vous faire confiance ainsi quʼà votre don. Mais vous savez.

— Dites-moi que faire. Dites -nous comment lʼarrêter. Le détruire.

— Cʼest au-delà de mon pouvoir. Et même de celui de mon bien-aimé. Cʼest à vous quʼil appartient de le découvrir, à vous et à ceux qui descendent de moi et des miens.

— Ai-je le mal en moi ? risqua Layla, le ventre noué par lʼangoisse à cette seule idée. Pouvez-vous me le dire ?

— Ce que nous avons en nous, cʼest ce que nous en faisons.

Avez-vous conscience de la beauté de lʼinstant présent ? De lʼimportance de le retenir ? demanda Ann, le visage illuminé à la fois par la peine et la joie. Dʼun moment à lʼautre, tout change et se transforme. Vous aussi. Si vous êtes capable de voir dans le cœur et lʼesprit dʼautrui, de distinguer le vrai du faux, ne pouvez-vous chercher les réponses en vous-même ?

— Vous ne mʼoffrez que de nouvelles questions. Dites-moi plutôt où vous êtes allée avant la nuit de lʼincendie à la Pierre Païenne ?

— Je suis allée vivre, comme il me lʼavait demandé. Donner la vie qui était précieuse. Ils étaient ma foi, mon espoir, ma vérité. Ils avaient été conçus dans lʼamour. Désormais, vous êtes mon espoir. Vous ne devez pas perdre le vôtre. Lui ne lʼa jamais perdu.

— Qui ? Giles Dent ? Fox, réalisa Layla. Vous parlez de Fox.

Lʼapparition souriait à présent, et un amour absolu éclairait son sourire.

— Il croit en la justice. Cʼest sa grande force, et sa vulnérabilité.

Souvenez-vous, la créature cherche les points faibles.

— Que puis-je... Oh non !

Ann Hawkins avait disparu et le téléphone sonnait.

« Je vais tout noter, décida Layla en se précipitant vers son bureau. Chaque mot, chaque détail. »

Elle avait de quoi sʼoccuper maintenant !

Elle tendit le bras vers le combiné, et saisit à pleine main un serpent qui émit un sifflement menaçant.

Avec un hurlement strident, elle jeta au loin la masse noire qui se tortillait. Lʼanimal sʼenroula comme un cobra, ses longs yeux obliques rivés sur elle. Puis il baissa la tête et se mit à onduler sur le sol dans sa direction. Tandis que prières et supplications se bousculaient dans sa tête, Layla battit en retraite à reculons vers la porte. La pupille rougeoyante, le serpent bondit avec la rapidité de lʼéclair et se lova cette fois entre la sortie et elle.

Le souffle court et rauque, Layla mourait dʼenvie de tourner les talons et de prendre ses jambes à son cou, mais la peur de tourner le dos à lʼhorrible bestiole la tétanisait. Le serpent déroula à nouveau ses anneaux dʼun noir luisant et commença à onduler vers elle avec une lenteur hypnotique. Son sifflement sʼintensifia lorsque Layla heurta le mur.

— Tu nʼes pas réel.

Le doute qui perçait dans sa voix était évident à ses propres oreilles et le reptile continua dʼavancer.

Layla luttait pour respirer calmement. « Regarde- le ! sʼordonna-t-elle. Regarde-le et rends-toi compte par toi-même que cʼest une illusion. »

— Tu nʼes pas réel. Pas encore, espèce de monstre.

Les dents serrées, elle sʼécarta du mur.

— Tortille-toi tant que tu veux, tu nʼes pas réel !

Layla ponctua ce dernier mot dʼun coup de talon martial qui transperça le corps huileux du serpent. Lʼespace dʼun instant, à la fois horrifiée et révulsée, elle sentit la chair sous sa semelle, vit le sang sʼécouler de la plaie. Écrasant la bête de toutes ses forces, elle sentit sa rage et, plus satisfaisant encore, sa douleur.

— Eh oui, ce nʼest pas la première fois que nous te faisons souffrir et nous avons bien lʼintention de recommencer. Va au diable, espèce de...

Le serpent riposta sans crier gare. La douleur fulgurante, la sienne cette fois, précipita Layla à terre. Le temps quʼelle se redresse tant bien que mal, la bête sʼétait volatilisée.

Affolée, elle remonta la jambe de son pantalon à la recherche de la morsure. Pas la moindre plaie, sa peau était intacte. Encore une illusion, comprit-elle. Elle rampa en direction de son sac à main. La créature nʼavait pas le pouvoir de la blesser. Juste de le lui faire croire. Les mains tremblantes, elle extirpa son portable de son sac.

Fox était au tribunal, se souvint-elle. Elle appuya sur le numéro préenregistré de Quinn.

— Viens tout de suite, parvint-elle à articuler quand celle-ci dé-

crocha. Vite !

— Nous allions sortir quand tu as appelé, lui expliqua Quinn. Tu ne répondais ni sur ton portable ni au numéro du cabinet.

Étendue sur le canapé de la réception, Layla avait recouvré une respiration à peu près normale et ne tremblait presque plus.

— Le téléphone a sonné, mais quand jʼai décroché...

Elle prit la bouteille dʼeau minérale que Cybil avait été lui chercher à la cuisine.

— Je lʼai jeté par là, acheva-t-elle en désignant le bureau.

— Il est à sa place, annonça Cybil qui souleva le combiné sur sa base.

— Parce que je nʼai jamais décroché, murmura Layla. Il me lʼa fait croire, cʼest tout.

— Tu lʼas senti pourtant.

— Je nʼen sais rien. Jʼai entendu sonner et après...

Elle regarda sa main et ne put réprimer un frisson.

— Caleb arrive, annonça Cybil après un coup dʼœil par la fenêtre.

— Nous lʼavons prévenu, dit Quinn qui, accroupie devant Layla, lui frottait le bras. Nous avons préféré rameuter la cavalerie.

— Fox est au tribunal.

— Dʼaccord.

Quinn se redressa lorsque Caleb entra dans la pièce.

— Tout le monde va bien ? sʼenquit-il. Personne nʼest blessé ?

— Plus de peur que de mal, répondit Quinn.

— Que s est-il passé ?

— Nous y arrivions justement. Fox est au tribunal.

— J ai essayé de le joindre, mais je suis tombé sur sa boîte vo-cale. Je n ai pas laissé de message. Inutile quʼil apprenne au volant quʼil y a un problème. Gage est en route.

Caleb sʼavança vers elles et caressa le bras de Quinn avant de sʼasseoir près de Layla sur le canapé.

— Quʼest-il arrivé ?

— Jʼai eu des visiteurs des deux camps.

Elle lui raconta lʼapparition dʼAnn Hawkins, marquant un premier temps dʼarrêt quand Quinn sortit son magnétophone, puis un deuxième à lʼarrivée de Gage.

— Elle tʼa parlé, tu dis ? sʼenquit Caleb.

— Jʼai eu une conversation ici même avec une femme morte depuis trois cents ans.

— Mais a-t-elle vraiment parlé ?

— Je viens de dire... Oh, que je suis stupide ! sʼexclama Layla qui posa la bouteille dʼeau et pressa les doigts contre ses paupières.

— Cʼétait sans doute une grande surprise de te retrouver nez à nez avec une morte plantée devant ton bureau, intervint Cybil.

— Je souhaitais avoir quelque chose à faire, histoire de mʼoccuper. Eh bien, méfiez-vous des souhaits, croyez-moi. Attendez, que je réfléchisse une seconde.

Layla ferma les yeux, sʼefforçant de se remémorer la scène.

— Dans ma tête, murmura-t-elle. Cʼest dans ma tête que je lʼai entendue, jʼen suis presque sûre. Donc, jʼai eu une conversation télépathique avec une morte. De mieux en mieux.

— On dirait plutôt des paroles dʼencouragement de sa part, souligna Gage. Pas de réelles informations, juste : «Vas-y, défonce-toi pour lʼéquipe. »

— Cela a peut-être fait la différence au bout du compte, parce que, je lʼavoue, je nʼétais pas fière à lʼarrivée du visiteur suivant.

Le téléphone a sonné. Sans doute toi, dit-elle à Quinn. Et là...

La porte sʼouvrit sur Fox.

— On fait une fête ici et personne ne mʼa... Layla !

Il se précipita et aurait renversé Quinn si elle nʼavait eu le réflexe de sʼécarter dʼun bond.

— Que sʼest-il passé ? demanda-t-il, saisissant les mains de Layla. Un serpent ? Bon Dieu ! Tu nʼes pas blessée.

Avant quʼelle ait le temps de répondre, il remonta vivement la jambe de son pantalon.

— Arrête ! Je nʼai rien. Cesse de lire dans mes pensées et laisse-moi raconter.

— Désolé pour le protocole, je nʼai pas la tête à... Tu étais seule.

Tu aurais pu...

— Arrête !

Dʼun geste brusque, Layla dégagea ses mains des siennes et sʼefforça de lui interdire lʼaccès à son esprit.

— Je ne peux pas tʼaccorder ma confiance si tu sondes mes pensées de la sorte.

Fox fit machine arrière.

— Dʼaccord, dʼaccord. Je tʼécoute.

— Il y a dʼabord eu Ann Hawkins, commença Quinn, mais si ça ne tʼennuie pas, on y reviendra plus tard. On en était déjà plus loin.

— Continue.

— Le téléphone a sonné, répéta Layla qui leur raconta par le me-nu lʼépisode du serpent.

— Tu lʼas blessé, fit remarquer Quinn. Toute seule, comme une grande. Cʼest une bonne nouvelle. Au fait, jʼaime beaucoup tes bottines.

— Ces derniers temps, ce sont mes chaussures préférées.

— Mais tu as ressenti une douleur, intervint Caleb, désignant son mollet. Et ça, ce nʼest pas bon signe.

— Ça nʼa duré quʼune seconde, et, je ne sais pas... cʼétait peut-

être juste la panique, ou lʼappréhension de la douleur. Jʼétais tellement terrifiée quʼau début jʼarrivais à peine à respirer. Jʼaurais perdu connaissance, je crois, si je nʼavais eu encore plus peur que le serpent me touche pendant que jʼétais évanouie. Les serpents et moi...

Cybil inclina la tête.

— Comment ça ? Tu souffres dʼophidiophobie ? Phobie des serpents, précisa-t-elle devant le regard perplexe de Layla.

— Elle connaît un tas de trucs du même acabit, intervint Quinn avec fierté.

— Je ne sais pas si cʼest vraiment une phobie. Cʼest juste que...

bon dʼaccord, jʼai peur des serpents. De tout ce qui rampe ou grouille.

Cybil échangea un regard entendu avec Quinn.

— La limace géante que Layla et toi avez vue au restaurant de lʼhôtel le soir de son arrivée.

— Il exploitait ses peurs. Bien vu, Cybil.

— Cʼétaient des araignées quand vous étiez tous les quatre au bal de la Saint-Valentin, poursuivit cette dernière avec un haussement de sourcils. Tu nʼaimes pas les araignées, Quinn.

— Exact, mais cʼest plutôt un dégoût quʼune phobie.

— Voilà pourquoi je nʼai pas parlé dʼarachnophobie.

— Ce serait plutôt Fox, intervint Caleb.

— Arrête, se rebiffa celui-ci. Je nʼaime pas les araignées, cʼest vrai, mais...

— Qui nʼa pas voulu aller voir Arachnophobia au cinéma ? Qui sʼest mis à hurler comme une gonzesse la fois où une lycose est passée sur son sac de couchage quand...

— Jʼavais douze ans, bon sang ! protesta Fox, partagé entre embarras et agacement. Je nʼaime pas les araignées, mais ça nʼa rien à voir avec une phobie. Ces bestioles ont trop de pattes, à la différence des serpents qui nʼen ont pas, ce que je trouve plutôt sympa. Jʼai juste un peu la frousse des gabarits plus gros que mon poing.

— Comme au bal de la Saint-Valentin, insista Layla.

Fox poussa un soupir.

— Cʼest vrai.