— Non, pas question, Gage.

— Il tʼa tiré dessus. Et tu sais très bien quʼil avait lʼintention de te tuer.

— Il en avait lʼintention, oui. Tu sais, jʼai cette batte sous mon siège depuis que Cybil et toi avez eu cette vision où je gisais en sang sur le bas-côté de la route. Jʼai eu de la chance, dit Fox qui posa une main sur son bras blessé et fit une grimace en voyant ses doigts maculés de sang. Enfin, si on veut. On va régler cette affaire dans le respect des lois.

— Il se fout complètement des lois.

— Nous ne sommes pas comme lui.

Caleb les rejoignit.

— Le shérif est en route. Jʼai aussi appelé à la maison pour rassurer Layla.

— Merci, répondit Fox, soutenant délicatement son bras blessé.

Lʼun de vous a-t-il suivi le match ? Les Os à New York ?

Debout sous la pluie, attendant lʼarrivée de la police, tous trois discutèrent base-bail.

Lorsque Fox sʼextirpa de la Ferrari, Layla se précipita dehors et se jeta à son cou. Gage rejoignit Cybil et Quinn, debout sur la terrasse.

— Il va bien.

— Que sʼest-il passé ? Vous êtes complètement trempés, dit Quinn. Rentrez donc enfiler des vêtements secs. Vous nous ra-conterez tout après.

— Juste une chose, intervint Cybil. Où est cette ordure ?

— Hawbaker lʼa interpellé, répliqua Fox qui montait les marches de la terrasse, soutenu par Layla. Une fois sorti de lʼhôpital, il sera mis en examen sous divers chefs dʼinculpation. Bon sang, quʼest-ce que jʼai envie dʼune bière !

Quelque temps après, au chaud dans des vêtements secs, une bière à la main, Fox raconta lʼincident.

— Au début, la panne mʼa juste agacé. Jʼai failli descendre pour regarder sous le capot. Puis je me suis souvenu de votre vision, Cybil et Gage. Voilà pourquoi jʼavais ma fidèle Louisville Slugger cachée sous le siège.

— Dieu merci, soupira Layla qui embrassa son bras guéri.

— Jʼavais fait le plein peu de temps avant et la dernière révision remontait à une quinzaine de jours. Je me suis dit que cʼétait le moteur.

— Tu nʼy connais que dalle en mécanique, remarqua Gage.

Fox lui fit un doigt dʼhonneur.

— Du sucre dans le réservoir. Au bout de quelques kilomètres, le moteur sʼest mis à tousser et, très vite, il a calé. Maintenant, mon pick-up est mort.

— Encore une légende urbaine, déclara Caleb. En fait, le sucre caramélisé a juste encrassé le filtre à essence ou les injecteurs, ce qui a étouffé le moteur. Au garage, il suffit quʼon change les filtres plusieurs fois et quʼon démonte le réservoir pour le nettoyer.

Ça te coûtera tout au plus quelques centaines de dollars.

— Vraiment ? C est tout ? Mais je pensais...

— Tu mets en doute les compétences de MacGyver ? plaisanta Gage.

— Enfin bref, il ne ma pas fallu longtemps pour comprendre qui était derrière ce sabotage. Juste le temps de planquer la batte et Napper est arrivé.

— Armé d un revolver, ajouta Layla.

Fox pressa sa main entre ses doigts.

— Les balles rebondissent sur moi. Enfin presque. Et puis, grâce à Cybil et Gage, je savais à quoi m attendre.

— Encore une expérience positive à notre actif. C est important, commenta Cybil. Fox a été capable de renverser un résultat potentiellement négatif. Le destin possède plus dʼun chemin.

— Je suis vraiment heureux dʼavoir trouvé le bon cette fois-ci. À

part ça...

Fox leur raconta lʼavancée des préparatifs à la ferme. Il sourit à Quinn quand elle bâilla.

— Je tʼennuie ?

— Non, désolée. Jʼimagine que cʼest à cause du bébé.

— Quel bébé ?

— Mon Dieu, on ne tʼa pas dit ! Avec toutes ces histoires, on a oublié. Je suis enceinte.

— Non ? Cʼest vrai ? Jʼai à peine le dos tourné et vous mʼannon-cez quʼon attend un bébé ?

Fox se leva de son fauteuil et embrassa Quinn, puis donna un coup de poing sur lʼépaule de Caleb.

— Emmène donc ta femme au lit. Apparemment, tu sais tʼy prendre.

— Cʼest vrai, approuva Quinn, mais je peux y aller toute seule.

Cʼest dʼailleurs ce que je vais faire.

Elle se leva et prit les joues de Fox entre ses mains.

— On est contents de te revoir entier.

— Jʼarrive tout de suite, lui dit Caleb qui se leva à son tour. Nous avons tous besoin de sommeil. Cybil et Gage ne sont pas allés très loin dans leur fusion psychique, avec cette interruption. On remet ça demain ?

— Demain, acquiesça Gage.

— Je crois que je vais aller me coucher aussi, déclara Cybil qui embrassa Fox. Beau travail, mon grand.

Lorsquʼelle passa devant la porte close de Caleb, elle entendit le rire de Quinn et sourit. À propos dʼénergie positive, Q en avait toujours eu à revendre. Désormais, elle allait irradier tel un flot de lumière. Et la lumière était justement ce quʼil leur fallait.

Elle se sentait elle-même un peu fatiguée. Sans doute lʼétaient-ils tous, avec ces nuits hantées de cauchemars. Peut-être allait-elle essayer un peu de yoga, ou un bain chaud, histoire de se relaxer.

Gage sʼapprocha dʼelle par-derrière et quand elle voulut regarder par-dessus son épaule, il la fit pivoter vers lui dʼune rotation des hanches, puis la poussa contre la porte qui claqua dans son dos.

Ses mains se refermèrent autour de ses poignets, quʼil leva au-dessus de sa tête. Tant pis pour la relaxation, ce serait pour une autre fois. Consciente du désir impérieux qui brûlait dans le regard de Gage, Cybil sʼattendait à un baiser fougueux et en trembla dʼémotion lorsquʼelle nʼy trouva que de la tendresse.

Sans lui lâcher les mains, il prit tout son temps pour la butiner de baisers. Puis il passa aux caresses, et elle en ronronna de plaisir.

Elle sʼimaginait fondre comme de la crème.

Soudain, Gage accrocha les doigts dans lʼencolure de son chemisier et le déchira dʼun geste brusque de haut en bas.

Il vit le choc dans le regard de Cybil qui réprima un petit cri. Après lʼavoir déshabillée complètement et couvée des pieds à la tête dʼun regard qui attisa encore son désir, il reprit ses enivrantes caresses.

— La séduction ne doit pas être prévisible, énonça-t-il avant de lʼétourdir dʼun langoureux baiser.

Alors quʼelle était sur le point de succomber à cet assaut de douceur, il glissa une main entre ses cuisses et, avec de rapides caresses, la propulsa dans une extase presque brutale. Lʼintensité de lʼorgasme arracha à Cybil un cri quʼil étouffa dʼun baiser.

— Jʼai envie de toi comme tu es incapable de le concevoir.

— Si, jʼen suis capable, le défia-t-elle, un frémissement dans la voix, les yeux au fond des siens.

Il sourit.

— C est ce quʼon va voir.

Il la fit pivoter sans ménagement, si bien quʼelle dut plaquer les mains sur le battant de la porte pour ne pas perdre lʼéquilibre.

Sous la fougue de ses assauts, elle crut défaillir de plaisir. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, il la souleva dans ses bras et la déposa sur le lit. Pantelante et comblée, Cybil se serait volontiers pelotonnée contre lui, mais il ne lui laissa pas une minute de répit.

— Nous nʼavons pas encore tout à fait fini.

— Oh, Seigneur, murmura-t-elle avec un frisson de plaisir lorsquʼil titilla la pointe de son sein du bout de la langue.

Puis il fut de nouveau en elle, union de la force et du velours, et elle sut quʼils étaient perdus. Perdus ensemble sur lʼîle déserte de la volupté.

Elle avait lʼimpression de flotter sur les eaux tièdes dʼun lac de plaisir. Ni stress, ni fatigue, ni peur du lendemain. Ouvrant les yeux quelques minutes plus tard, elle constata quʼil la regardait.

Malgré lʼétat dʼassouvissement languide dans lequel elle baignait, elle trouva lʼénergie de sourire.

Comment décrire ce qui sʼétait passé en lui quand ils avaient atteint lʼorgasme ensemble ? Comme les mots lui manquaient, il se pencha vers elle et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Je croyais que tu dormais.

— Mieux que ça, je flottais dans le délicieux entre-deux.

Gage lui prit la main et elle comprit la signification de son regard.

— Oh. Mais...

— Quel meilleur moment ? argumenta-t-il. Quoi de plus relaxant que le sexe ? Bien fait – et cʼétait le cas – rien ne libère plus dʼénergie positive. Mais nous devons tous les deux avoir envie dʼessayer.

Cybil relâcha lʼair quʼinconsciemment elle avait bloqué dans ses poumons. Il avait raison. Une fusion maintenant, alors quʼils ne pouvaient être plus proches par le corps et lʼesprit, pourrait les aider à surmonter le blocage qui les avait frustrés lors de leurs dernières tentatives.

— D accord. On essaie comme tout à lʼheure. On se concentre dʼabord sur vous trois, puis la pierre.

Elle se tourna vers lui et ils se retrouvèrent allongés face à face.

Les yeux de Cybil. Il se voyait en eux. Il sʼy laissa couler comme dans un lac. Lorsquʼil en ressortit, il se trouvait dans la clairière près de la Pierre Païenne. Seul.

Lʼair embaumait son parfum – secret, envoûtant. La lumière du soleil était riche comme lʼor et un feuillage vert et dense habillait les arbres. Caleb sʼavança à sa droite. Le regard tranquille et sé-

rieux, il tenait une hache. Fox apparut de lʼautre côté, la mine farouche. Une faucille luisait entre ses mains.

Tous trois se tinrent un moment devant lʼautel sur lequel trônait la pierre.

Puis lʼenfer se déchaîna.

Les ténèbres, le vent et une pluie de sang les attaquèrent avec la férocité de fauves. Une muraille de feu mugissante se dressa autour de la calcédoine sur lʼautel. À cet instant, Gage comprit : la guerre quʼils croyaient mener depuis vingt et un ans nʼétait quʼescarmouches, feintes et replis.

La véritable guerre venait de se déclencher.

Dégoulinantes de sueur et de sang, les femmes luttaient à leurs côtés, chaos dʼarmes blanches et de coups de feu dans lʼair glacé saturé de fumée et de hurlements. Soudain, quelque chose lui la-céra le torse, révélant la chair. Des serres acérées ? Son sang sʼécoulait à grosses gouttes et grésillait sur la terre roussie.

Minuit, sʼentendit-il penser. Presque. Il tendit une main maculée de sang vers Cybil. Les yeux brillants de larmes, elle la prit, puis tendit lʼautre à Caleb.

Un à un, ils joignirent les mains, mêlant leurs sangs, leurs esprits, leurs volontés jusquʼà ne former plus quʼun. Le sol se fissura presque sous leurs pieds et les flammes sʼy engouffrèrent. Il regarda une dernière fois Cybil au fond des yeux, puis brisa la chaîne. À main nue, il sʼempara delà calcédoine posée sur lʼautel au cœur du brasier. Le poing fermé sur la pierre, il se précipita, seul, dans la hideuse masse noire.

Dans le ventre de la bête.

— Non ! Arrête !

À genoux près de lui sur le lit, Cybil lui martelait le torse de ses poings.

— Mon Dieu, Gage, reviens ! Reviens !

Était-ce possible ? Pouvait-on revenir de lʼexpérience ultime ? Ex-trême froid, extrême brûlure. Extrême souffrance, extrême terreur.

Quand il ouvrit les yeux, la déferlante le traversa pour se loger dans son crâne, tel un essaim de guêpes.

— Tu saignes du nez, parvint-il à articuler.

Avec un gémissement, elle se glissa hors du lit et courut en tré-

buchant vers la salle de bains. Elle revint avec un gant de toilette humide pour chacun. Elle pressa le sien contre son visage blême.

— Où se trouvent... ces maudits points ? râla Gage, tâtonnant à la recherche des points dʼacu-pression sur sa main, sa nuque.

— Ce nʼest pas grave.

— Ça lʼest si tu as le crâne prêt à exploser comme le mien. Je ne me sens vraiment pas bien.

Il sʼallongea et ferma les yeux, immobile.

— Je déteste avoir la nausée. Une minute, ça va passer.

Tremblant de tous ses membres, Cybil se pelotonna contre lui.

— Jʼai cru que tu étais... Je nʼavais pas lʼimpression que tu respirais encore. Quʼas-tu vu ?

— Ce sera pire que tout ce quʼon a imaginé. Tu lʼas vu aussi. Je te sentais là-bas, juste à côté de moi.

— Je tʼai vu mourir. Toi aussi ?

Le désespoir dans sa voix le surprit au point quʼil prit le risque de se redresser.

— Non. Jʼai saisi la pierre. Jʼavais déjà visualisé cette scène. Le sang, le feu, la pierre. Je lʼai ramassée et jʼai sauté tout droit sur le démon. Ensuite...

Il ne pouvait décrire ce quʼil avait ressenti. Cʼétait au- dessus de sa volonté.

— Cʼest tout. Tu mʼabreuvais de coups de poing en me hurlant de revenir.

— Je tʼai vu mourir, répéta Cybil. Tu tʼes précipité... vers la créature et tu as disparu. Là, le chaos sʼest encore amplifié.

La créature changeait de forme sans cesse en hurlant au milieu des flammes. Puis il y a eu une lumière aveuglante avec une chaleur infernale et un bruit à faire éclater les tympans. Et tout de suite après, un silence de mort. Le démon sʼétait volatilisé et tu gisais sur le sol, couvert de sang. Mort.

— Comment ça, volatilisé ?

— As-tu entendu ce que je viens de dire ? Tu étais mort ! Ni mou-rant ni inconscient, non... Quand nous nous sommes approchés de toi, tu ne respirais plus.

— Nous ? Vous tous ?

— Oui, oui, oui !

De désespoir, elle se plaqua les mains sur le visage.

— Arrête, ordonna-t-il en lui abaissant les mains sans ménagement. Lavons-nous tué ?

Ses yeux embués de larmes accrochèrent les siens.

— Cʼest toi que nous avons tué.

— Nʼimporte quoi. Avons-nous détruit ce monstre, Cybil ? Grâce à la pierre ?

— Je nʼen suis pas sûre...

Mais lorsquʼil lui agrippa les épaules, elle ferma les yeux, puisant en elle la force dʼavouer la vérité.

— Oui, il nʼen restait plus rien. Tu lʼas renvoyé en enfer.

Le visage de Gage sʼillumina.

— Maintenant, nous savons comment faire.

— Tu nʼes pas sérieux ! Ça tʼa tué !

— Nous avons vu Fox mort sur le bord de la route. En ce moment même, il dort comme un bébé sur le canapé- lit défoncé. Les potentialités, tu te souviens ? Ta théorie favorite.

— Aucun dʼentre nous ne te laissera faire une chose pareille.

— Personne nʼa le droit de décider à ma place.

— Pourquoi toi ?

— Parce que cʼest un pari, suggéra-t-il avec un haussement dʼépaules. Cʼest mon métier. Détends-toi, chérie, essaya-t-il de la rassurer, ponctuant sa phrase dʼune caresse distraite sur le bras.

Jusquʼà présent, on sʼen est bien tirés. On va décortiquer tout ça en détail et envisager différentes options. Mais pour lʼinstant, do-do.

— Gage.

— La nuit porte conseil. On en reparlera demain. Mais, allongé dans le noir, conscient que Cybil ne dormait pas, il avait déjà pris sa décision.

17

Il leur annonça son projet au petit déjeuner. Tout de go, sans dé-

tour. Puis il but tranquillement son café, tandis quʼautour de lui se déchaînait une bruyante controverse. Si lʼun dʼeux avait proposé de sauter sans parachute dans la gueule de lʼenfer, songea Gage, lui-même nʼaurait pas été moins virulent. Mais il nʼétait pas nʼimporte lequel dʼentre eux, et ceci pour une bonne raison.

— On va tirer à la courte paille, lança Fox, la mine renfrognée, les mains au fond des poches. Tous les trois. Celui qui tire la petite y va.

Quinn pointa sur lui un index réprobateur.

— Pardon, mais nous sommes six. On participe tous.

— Six et un peu plus, objecta Caleb qui secoua la tête. Tu es enceinte, pas question de jouer à la courte paille avec le bébé.

— Si le père du bébé joue, la mère aussi.

— Le père nʼest pas en gestation.

— Quand vous aurez fini de débiter des stupidités, on pourra peut-être se mettre enfin à réfléchir.

Désemparée, Cybil fit volte-face de la fenêtre devant laquelle elle sʼétait plantée, le regard perdu dans le vague.

— À quoi bon rester là à se demander lequel dʼentre nous va mourir ? « Attendez, on va tirer à la courte paille. » Personne nʼa envie dʼen sacrifier un pour le groupe.

— Je suis dʼaccord avec Cybil. Nous allons trouver une autre solution, intervint Layla qui caressa la main de Fox en un geste de réconfort. Maintenant, nous avons la confirmation que la calcé-

doine est bel et bien lʼarme qui peut anéantir Twisse. Mais comment lʼatteindre à lʼintérieur ?

— Un projectile, suggéra Caleb.

— Comme quoi ? Une fronde ? Une catapulte ? Pourquoi pas un canon, tant que tu y es ? sʼénerva Gage. Il ne sʼagit pas seulement dʼatteindre Twisse, mais dʼapporter la pierre à lʼintérieur. De la fourrer dans la gorge de cette ordure. Jusquʼau fond. Et notre sang joue un rôle aussi.

— Si cʼest vrai – et en lʼétat actuel de nos connaissances, rien ne permet dʼaffirmer que tel est le cas – nous voici revenus à la case départ, la courte paille, dit Caleb qui poussa son café et sʼaccouda sur le plan de travail en face de Gage. Depuis le premier jour, nous sommes tous les trois dans le même bateau. Ce nʼest pas à toi de décider.

— Je nʼai rien décidé. Cʼest comme ça, voilà tout.

— Alors pourquoi toi ? Donne-moi une bonne raison.

— Cʼest à mon tour, tout simplement. Cet hiver, en poignardant le démon, tu as montré quʼon pouvait lʼatteindre. Deux mois plus tard, avec Fox, on a compris quʼon pouvait non seulement lʼattaquer, mais en réchapper. Sans vous deux, on ne serait pas si près du but aujourdʼhui. Et sans ces trois filles qui ont pris autant de risques en restant ici. Maintenant, cʼest à moi dʼagir.

— Et après, tu décides quoi ? lâcha Cybil dʼun ton cassant. Stop, cʼest la mi-temps ?

Gage posa sur elle un regard calme.

— Nous savons lʼun comme lʼautre ce que nous avons vu et ressenti. Quand on regarde tous en arrière, on aurait dû le voir venir.

Si jʼai été chargé de lʼavenir, cʼest pour une bonne raison.

— Pour que tu sois privé du tien ?

— Moi peut-être pas, mais toi oui. La ville aussi, argumenta-t-il, tournant la tête vers Caleb. Tout comme lʼendroit où Twisse a prévu de se rendre ensuite. Je joue les cartes qui mʼont été données. Pas question de me dérober.

Caleb se massa la nuque.

— Je ne dis pas que je suis pour, mais supposons que si – et que nous le soyons tous. Nous avons encore le temps de réfléchir à un moyen dʼagir sans que tu y laisses ta peau.

— On pourrait essayer de te tirer avec une corde ou une sorte de harnais ? suggéra Fox.

— Il faudrait réussir à forcer Twisse à prendre une forme, ajouta Layla. Garçon, chien ou homme.

— Et quʼil la garde assez longtemps pour que je lui fourre la pierre dans le cul ? répliqua Gage.

— Tu disais la gorge.

Il sourit à Layla par-dessus sa tasse.

— Cʼétait une métaphore. Je vais dʼabord en parler à mon ami démonologue, le Pr Linz. Croyez-moi, je ne mʼy risquerai pas sans préparation. Jʼaimerais autant en sortir vivant. Jʼai des projets pour après, ajouta-t-il en regardant Cybil.

— On va continuer à réfléchir, dit Fox, mais pour lʼinstant je dois aller à mon cabinet. Je vais annuler ou repousser tous mes rendez-vous et comparutions au tribunal le temps quʼil faudra.

— Je te conduis.

— Pourquoi ? Ah, cʼest vrai, Napper, le pick-up. Ce qui signifie que je vais devoir repasser voir Hawbaker ce matin et prendre rendez-vous au garage.

— Je tiens à être présent chez le shérif, déclara Gage. Je peux te déposer au garage après, si tu veux.

Caleb se leva.

— On va trouver une solution, dit-il à la cantonade en leur emboî-

tant le pas. On va forcément trouver.

Les hommes partis, les trois femmes restèrent assises en silence dans la cuisine.

— Cʼest tellement stupide, finit par grommeler Quinn, frappant la table du plat de la main. Tirer à la courte paille ? Non, mais je rê-

ve ! Comme si lʼun dʼentre nous devait se débrouiller avec une grenade dégoupillée pendant que les autres le regardent en se tournant les pouces.

— On ne se tournait pas les pouces, objecta calmement Cybil.

Crois-moi, cʼétait horrible. Le bruit, la fumée, la puanteur. Et ce froid glacial. Cette créature était colossale. Plus rien à voir avec le méchant garçon ou le gros chien noir.

— Pourtant, nous avons réussi à lʼatteindre, fit remarquer Layla. Il faudrait pouvoir la blesser assez pour lʼaffaiblir et lʼempêcher de tuer Gage.

— Jʼaimerais que ce soit possible, soupira Cybil.

— Les potentialités, Cyb, souviens-toi. Ce que tu vois peut évoluer justement parce que tu las vu. Nous en avons la preuve.

— En partie. Venez à lʼétage. Il nous faut un de tes tests de grossesse.

— Mais jʼen ai déjà utilisé trois, protesta Quinn, confuse, une main sur le ventre.

— Ce nʼest pas pour toi. Cʼest pour Layla.

— Moi ? Mais pourquoi ? Je ne suis pas enceinte. Mes règles ne sont pas prévues avant au moins...

— Je sais quand elles sont prévues, lʼinterrompit Cybil. Trois femmes vivant sous le même toit depuis des mois. Nos cycles se sont harmonisés.

— Je prends la pilule.

— Moi aussi, murmura Quinn, songeuse. Mais cela nʼexplique pas pourquoi tu penses que Layla est enceinte.

— Il lui suffit dʼuriner sur un bâtonnet, dit Cybil qui se leva et, du menton, désigna lʼescalier. Cʼest facile.

— Dʼaccord, dʼaccord. Si ça peut te rassurer. Mais je ne suis pas enceinte. Je le sentirais, non ?

— On va voir, répliqua Cybil qui monta les marches, entra dans la chambre de Quinn et sʼassit sur le lit, tandis que cette dernière ouvrait un tiroir de sa commode.

— Choisis, dit-elle à Layla en lui tendant deux boîtes.

Elle choisit au hasard.

— De toute façon, cʼest sans importance.

— Aux toilettes, lui ordonna Cybil.

Quand Layla eut disparu dans la salle de bains, Quinn pivota vers Cybil.

— Vas-tu enfin mʼexpliquer ce que signifie cette ridicule histoire de test ?

— Un peu de patience.

Quelques instants plus tard, Layla ressortit, le bâtonnet à la main.

— Voilà, cʼest fait. Et pas de signe plus.

— Ça fait à peine trente secondes que tu as tiré la chasse, fit remarquer Quinn.

— Trente secondes ou trente minutes, cʼest pareil. Je ne peux pas être enceinte. Je me marie en février. Je nʼai même pas encore la bague. Après février, si nous achetons la maison à laquelle nous pensons, et si ma boutique marche bien, alors je pourrai tomber enceinte. Février de lʼannée prochaine – notre premier anniversaire – serait la date de conception idéale. Dʼici là, tout devrait être en ordre.

— Tu es vraiment une maniaque de lʼorganisation, commenta Cybil.

— Absolument. Et je connais mon corps, mon cycle, mon... Oh !

Elle fixait le test avec de grands yeux incrédules.

— Montre, fit Quinn qui lui arracha le bâtonnet des mains. Dis donc, cʼest un énorme plus dʼune netteté indiscutable que je vois là, mademoiselle Je-ne-peux-pas-être- enceinte.

— Merde.

— Moi aussi, jʼai dit merde un certain nombre de fois, commenta Quinn qui passa le test à Cybil. Attends une minute et vois comment tu te sens, une fois le premier choc passé.

— Il pourrait me falloir plus dʼune minute. Je... jʼavais établi un planning plus libre pour le cas où ce genre de situation se produi-rait. Nous voulons des enfants. Nous en avons discuté. Je croyais juste... Redonne-moi ce truc.

Layla reprit le bâtonnet à Cybil et le contempla longuement.

— Cʼest dingue...

— Contente ou pas ? demanda Quinn.

Layla se laissa choir sur le lit, respira plusieurs fois à fond, puis éclata de rire.

— Contente. Oui, vraiment contente ! Avec un an et demi dʼavance sur le planning, mais je saurai mʼadapter. Fox va être fou de joie ! Je suis enceinte.

Elle pivota dʼun bloc vers Cybil.

— Comment as-tu deviné ?

— Nous tʼavons vue, Gage et moi, répondit Cybil qui, émue par le sourire radieux de Layla, lui caressa les cheveux. Quinn aussi. Je mʼy attendais. Cʼétait lʼhiver prochain. Tu faisais la sieste sur le canapé quand Caleb est entré. La couverture a glissé et tu étais indubitablement enceinte.

— Comment jʼétais ?

— Énorme. Mais resplendissante, et éperdument heureuse. Vous étiez tous les deux fous de bonheur. Ensuite, je tʼai vue, Layla. Tu étais dans ta boutique, qui avait lʼair géniale soit dit en passant.

Fox tʼa offert des fleurs pour ton premier mois dʼactivité. Cʼétait en septembre.

— Nous envisageons une ouverture à la mi-août. Enfin, si les circonstances le permettent, corrigea-t-elle aussitôt.

— Ta grossesse ne se voyait pas encore vraiment, mais cʼest une phrase que tu as dite... Je ne pense pas que Gage ait saisi. Vous étiez tous les deux si heureux.

Cybil se tut, les lèvres pincées, songeant aux horreurs auxquelles elle avait assisté la nuit précédente. Devinant son désarroi, Quinn sʼassit près dʼelle et lui enveloppa les épaules de son bras.

— Tu penses que Gage doit mourir pour que cet avenir soit le nô-

tre, nʼest-ce pas ?

— Jʼai tout vu, Quinn, et lui aussi. Quelle est la part de destinée ?

Quelle est celle du libre arbitre ? Franchement, je ne sais plus, soupira Cybil qui prit la main de Layla et posa la tête sur lʼépaule de Quinn. Certaines de mes recherches évoquent une obligation de sacrifice, dʼéquilibre – pour détruire les ténèbres, la lumière doit périr aussi. La pierre, source de pouvoir, doit être portée au cœur des ténèbres par la lumière. Je ne vous lʼavais pas dit.

Cybil enfouit son visage entre ses mains, puis les rabaissa.

— Je nʼen ai parlé à aucun de vous parce que je ne voulais pas y croire. Jʼétais incapable de lʼaffronter. Pourquoi a-t-il fallu que je tombe amoureuse de lui pour le perdre ainsi ?

Quinn resserra son étreinte.

— On va trouver un autre moyen.

— Jʼai essayé.

— En nous y mettant tous, nous trouverons, assura Layla.

— Renoncer, ce nʼest pas notre genre, insista Quinn.

— Cʼest vrai, vous avez raison, admit Cybil. Ce nʼest pas le moment de déprimer. Allons faire un tour, jʼai besoin de prendre lʼair.

— J ai hâte d annoncer la nouvelle à Fox. Et si on allait en ville ?

proposa Layla.

— Excellente idée.

Quand la nouvelle assistante leur apprit que Fox était en rendez-vous, Layla décida d en profiter pour monter à lʼappartement au-dessus.

— Je vais prendre dʼautres vêtements et récupérer les denrées périssables dans la cuisine. Sʼil nʼest toujours pas disponible après, eh bien, jʼattendrai.

— Dès quʼil a fini, je le préviens que vous êtes là, leur lança la dynamique assistante dʼune voix chantante, tandis que les trois jeunes femmes sʼengageaient dans lʼescalier.

— Je commence par la cuisine, dit Cybil.

— Je te donne un coup de main dès que je serai passée aux toilettes, répliqua Quinn qui dansait dʼun pied sur lʼautre. Cʼest sans doute psychologique, parce que je sais que je suis enceinte... Dis donc ! sʼexclama-t-elle lorsque Layla ouvrit la porte du salon. Cet endroit est...

Layla referma la porte, hilare.

— Le mot que tu cherches est « habitable ». Incroyable, non, les miracles quʼun peu de ménage régulier peut accomplir ?

Elles se séparèrent, Cybil à la cuisine, Quinn aux toilettes. Layla entra dans la chambre et se pétrifia quand une lame se pointa sur sa gorge.

— Ne crie pas, sinon je te plante et ce nʼest pas ce qui est prévu.

— Je ne crierai pas.

Le regard de Layla se posa sur la corde et le gros rouleau de scotch dʼemballage qui attendaient sur le lit. Et sur le jerrican dʼessence. La vision de Cybil, songea-t-elle. Ligotée et bâillonnée sur le parquet, la proie des flammes qui rampaient vers elle...

— Vous ne voulez pas faire ça. Pas vraiment. Ce nʼest pas vous.

Il referma la porte sans bruit.

— Tout doit brûler. Tout doit être purifié.

Elle leva les yeux vers lui. Ce visage lui était familier. Kaz. Le livreur de pizzas de Chez Gino. Il nʼavait que dix- sept ans, mais son regard était animé dʼun étrange fanatisme venu du fond des âges.

— Déshabille-toi, ordonna-t-il.

Dans la cuisine, Cybil sortit le lait, les œufs et les fruits du réfrigé-

rateur et posa le tout sur le plan de travail. Quand elle se tourna vers le placard à balais, espérant y trouver un carton ou un sac, elle découvrit le carreau cassé sur la porte de derrière. Aussitôt, elle extirpa son revolver de son sac et prit un couteau du bloc.

Il en manquait déjà un. Cybil tenta de contenir sa panique. Les doigts crispés sur le manche, elle pivota vers le salon juste au moment où Quinn ouvrait la porte des toilettes. Lʼindex sur la bouche, elle lui tendit le couteau et désigna la porte close de la chambre.

— Va chercher de lʼaide, chuchota-t-elle.

— Pas question de vous abandonner, répondit Quinn sur le même ton, sortant son portable.

À lʼintérieur, Layla ne quittait pas des yeux le livreur de pizzas qui aimait parler sport avec Fox. Occupe-le, se dit- elle tandis que son cœur faisait dʼétranges tressautement dans sa poitrine. Fais la conversation.

— Kaz, il vous est arrivé quelque chose. Ce nʼest pas de votre faute.

— Sang et feu, répliqua-t-il avec un rictus mauvais.

Layla eut à peine le temps de reculer dʼun pas quʼil lui égratigna le bras dʼun coup de couteau. La main qui fouillait avec fébrilité dans le sac quʼelle cachait derrière son dos se referma enfin sur ce quʼelle cherchait. Avec un hurlement, elle lʼaspergea de gaz lacrymogène dans les yeux.

Alertées par les cris, Quinn et Cybil firent irruption dans la chambre. À quatre pattes, Layla tentait de récupérer le couteau tombé sur le parquet. Le garçon quʼelles reconnurent aussitôt hurlait de douleur, les yeux ruisselants de larmes. Était-ce lʼinstinct, la panique ou simplement la fureur ? Cybil lui balança un coup de pied bien senti dans les parties sensibles. Il se plia en deux, et elle en profita pour lʼenfermer dans la penderie.

— Vite, aidez-moi à pousser la commode devant la porte !

À lʼintérieur, le garçon martelait la porte à grand renfort de hurlements entrecoupés de sanglots.

Dʼune main tremblante, Quinn reprit son téléphone.

Moins dʼun quart dʼheure plus tard, le shérif Hawbaker récupérait le prisonnier.

— Quʼest-ce qui se passe ? gémit Kaz, désemparé. Mes yeux !

Je suis aveugle ! Où suis-je ? Quʼest-ce qui mʼarrive ?

— Il nʼest plus sous son emprise, déclara Cybil, la main crispée sur celle de Quinn.

Après avoir passé les menottes à lʼadolescent, Hawbaker désigna du menton le jerrican sur le parquet.

— Cʼest avec ça que vous vous êtes défendue ?

— Non, ma bombe lacrymogène, expliqua Layla, assise sur le lit, cramponnée à Fox. Jʼai vécu à New York.

— Je lʼemmène à lʼhôpital pour ses yeux. Jʼaurai besoin de vos dépositions, à tous.

— Nous passerons plus tard, assura Fox qui avait du mal à contenir sa colère. Mais surtout, quʼil reste en garde à vue jusquʼà notre arrivée, le temps quʼon élucide cette affaire.

Hawbaker examina la corde, le jerrican.

— Je le garde au chaud.

— Jʼai les yeux qui brûlent, je ne comprends rien, gémit Kaz tandis que le shérif le guidait vers la sortie. Monsieur OʼDell, quʼest-ce qui se passe ?

— Il nʼétait plus lui-même, dit Layla qui enfouit son visage contre lʼépaule de Fox.

— Je vais te chercher un verre dʼeau, proposa Cybil.

Caleb et Gage firent irruption dans lʼappartement.

— Tout va bien. Personne nʼest blessé, les rassura-t-elle.

— Ne touchez à rien, prévint Fox. Viens, Layla, sortons dʼici.

— Il nʼétait plus lui-même, répéta-t-elle, prenant le visage de Fox entre ses mains. Tu sais que ce nʼétait pas de sa faute.

— Je sais. Je nʼen ai pas moins envie de le réduire en bouillie pour lʼinstant, mais oui, je sais.

— Quelquʼun nous met au courant ? demanda Caleb.

— Il a failli tuer Layla, expliqua Gage. Cʼest ce que nous avions vu, Cybil et moi. Il voulait la ligoter nue et mettre le feu à la pièce.

— Mais nous lʼen avons empêché, comme Fox avec Napper. Ça fait deux événements que nous avons changés, fit remarquer Layla avec un soupir de soulagement.

— Trois, rectifia Cybil qui désigna la porte dʼentrée. Cʼest cette porte, nʼest-ce pas, que nous avons vue quand Quinn essayait de sʼenfuir et se faisait poignarder ? demanda- t-elle à Gage. Avec le couteau que Kaz avait pris dans la cuisine. Nous avons évité ces drames parce que nous étions préparés. Nous avons influé sur le cours de lʼavenir.

— Encore du bonus à notre actif, approuva Caleb qui attira Quinn contre lui.

— Dépêchons-nous dʼaller porter plainte.

— Fox.

— À moins, continua-t-il devant la détresse de Layla, quʼil quitte la ville et reste à la ferme ou ailleurs jusquʼà la fin des Sept. Nous allons lui parler, et à ses parents.

Layla laissa échapper un nouveau soupir.

— On vous rejoint dans quelques minutes, dʼaccord ? Jʼai quelque chose à dire à Fox.

Plus tard, Cybil traîna Gage à lʼappartement de Fox pour récupé-

rer les aliments.

— Tout ça pour un litre de lait et une demi-douzaine dʼœufs ? On sʼen fout pas mal.

— Dʼabord, je nʼaime pas gâcher la nourriture. Et puis, ça évitera à Layla dʼavoir à revenir ici jusquʼà ce quʼelle ait repris ses esprits.

Pourquoi es-tu si grognon ?

— Hmm, je me demande. Voyons voir... Peut-être parce quʼune amie a failli se faire embrocher par un livreur de pizzas sous influence ?

— On peut regarder la situation sous un autre angle, et se réjouir que Layla ait eu une lacrymo dans son sac et de bons réflexes. À

nous trois, on a réussi à gérer.

La nuque et les épaules nouées par la tension nerveuse, Cybil sentait monter la migraine. Elle rangea le lait dans un sac.

— Quant au livreur de pizzas, continua-t-elle, il est en route pour la Virginie où il va passer quelque temps avec sa famille. Ça fait cinq personnes de moins en danger.

— Je pourrais regarder la situation sous cet angle, c est vrai.

Le ton de Gage lui arracha un sourire.

— Mais tu préfères être grognon.

— Peut-être. Sans compter que maintenant il va falloir se faire du souci pour deux femmes enceintes.

— Elles ont toutes les deux prouvé quʼelles avaient de la ressource. Surtout aujourdʼhui. Layla nous a sauvé la vie, à toutes les trois. Et aussi celle du gamin. Je nʼaurais pas hésité à tirer, Gage. Elle mʼa évité dʼavoir à vivre avec cette culpabilité sur la conscience.

— Avec le joujou que tu trimbales, tu lʼaurais à peine égratigné.

Cybil sourit de nouveau.

— Si cʼest pour essayer de me mettre du baume au cœur, ce nʼest pas mal joué. Mais, bon sang, jʼaurais bien besoin dʼune as-pirine...

Gage sortit de la cuisine et elle continua son tri. Un instant plus tard, il revint avec un tube de comprimés et lui versa un verre dʼeau.

— La pharmacie dans la salle de bains, expliqua-t-il, laconique.

Elle avala deux cachets.

— Pour en revenir à notre dernière aventure, Layla et Quinn sʼen sont sorties indemnes – contrairement à ce que laissait prévoir notre vision. Cʼest énorme.

— Je ne te le fais pas dire.

Il sʼapprocha derrière elle et entreprit de masser ses épaules endolories.

— Hmm, merci, soupira-t-elle, les paupières closes, faisant davantage confiance aux mains de Gage quʼau médicament pour émousser le tranchant de sa migraine.

— Donc, tout ce quʼon voit ne se réalisera pas et inversement.

Nous nʼavons pas vu Layla enceinte.

— Si, mais tu ne lʼas pas réalisé. Nous lʼavons vue dans sa boutique avec Fox en septembre. Elle était enceinte.

— Comment as-tu... Laisse tomber, encore un truc de nanas.

Pourquoi ne lʼas-tu pas dit sur le coup ?

— Je nʼen étais pas vraiment sûre. En tout cas, nous savons maintenant que tout nʼest pas écrit, ajouta-t-elle en pivotant vers lui. Tu nʼes pas obligé de mourir, Gage.

— Jʼaimerais autant pas, tout bien réfléchi. Mais je ne me dérobe-rai pas.

— Je comprends. Mais nos visions ont contribué à sauver nos amis. Je ne peux pas mʼempêcher de penser quʼelles tʼaideront aussi. Je ne veux pas te perdre.

Redoutant de sʼeffondrer, Cybil fourra le premier sac dans les bras de Gage.

— Tu es très pratique, dit-elle avec une légèreté feinte.

— Comme mulet.

Elle lui donna le deuxième sac.

— Entre autres.

Comme il avait les bras chargés, elle se hissa sur la pointe des pieds et lui effleura les lèvres dʼun baiser.

— On ferait mieux dʼy aller. Jʼai prévu de passer à la pâtisserie.

— Pour quoi faire ?

— Acheter un autre gâteau « Heureux que tu sois encore en vie ». Une belle tradition.

Elle ouvrit la porte et le laissa passer.

— Je vais te dire un truc : pour ton anniversaire – si tu es toujours en vie – je tʼen confectionnerai un de mes blanches mains.

— Tu me feras un gâteau ? sʼétonna-t-il.

— Un gâteau spectaculaire.

Cybil sʼassura dʼavoir bien verrouillé la porte et jeta un coup dʼœil au contreplaqué avec lequel Gage avait remplacé le carreau cassé.

— Avec six étages, un pour chacun de nous.

Comme ses yeux se mettaient à piquer et à sʼembuer inexplica-blement, elle sortit ses lunettes de soleil de son sac et sʼempressa de les chausser. -

— Sept, corrigea Gage. Sept, cʼest le nombre magique, non ? Il doit y en avoir sept.

— Le 7 juillet, un gâteau de sept étages, dit-elle, attendant quʼil ait fini de déposer les sacs dans le coffre de sa voiture. Ça marche.

— Et toi, quand tombe ton anniversaire ?

— En novembre, répondit-elle en se glissant sur le siège côté passager. Le 2.

— A moi de te dire un truc : si jamais je mange une part de ton fameux gâteau de sept étages, je tʼemmènerai où tu veux pour ton anniversaire.

Malgré lʼangoisse qui lui nouait le ventre, elle lui adressa un sourire désinvolte.

— Méfie-toi. Il y a des tas dʼendroits où jʼai envie dʼaller.

— Ça tombe bien. Moi aussi.

18

Gage convoqua une nouvelle réunion immédiate au bureau de Caleb. Juste entre frères. Il avait fait en sorte de quitter la maison ce matin avant le réveil de Cybil. Il avait besoin de réfléchir. Seul.

La veille au soir dans la chambre dʼamis, quand il avait vérifié ses mails, il était tombé sur un message du Pr Linz. Un message qui lʼavait glacé. Adieu, les beaux projets de voyage avec Cybil, songea-t-il avec fatalisme. Son avenir était tout tracé. Et il prendrait fin dans moins de deux semaines.

En termes froids et détachés, il exposa à ses amis les conclusions du professeur.

— Rien à foutre de ce ramassis de conneries ! sʼemporta Fox.

— Cʼest ainsi que ça doit finir, voilà tout.

— Parce quʼun soi-disant spécialiste des démons lʼaffirme ? Un type quʼon ne connaît même pas et qui nʼa jamais mis les pieds ici ?

— Parce que cʼest ainsi que ça doit finir, répéta Gage. Tout ce qui nous est arrivé, tout ce que nous avons découvert mène droit à cette conclusion.

— Je vais être obligé de recourir moi aussi à la terminologie juridique de notre ami avocat, dit Caleb après un silence. Rien à foutre de ce ramassis de conneries.

— Jʼapprécie votre sollicitude, répondit Gage, le regard clair, en paix avec lui-même. Mais cette fois, cʼest à mon tour. Cʼest mon putain de destin de mettre un point final à ce cauchemar. Avantage numéro un : je ne serai plus obligé de me traîner jusquʼici tous les sept ans pour vous sauver, les mecs.

Nʼimporte quoi, protesta Fox qui se leva. Il doit forcément y avoir un autre moyen. Toi, tu vois la ligne principale, mais il faut étudier toutes les facettes.

— Dans mon job, les facettes, ça me connaît. Lʼalternative est simple, vieux : cette fois, soit il est détruit, soit il reprend sa réalité corporelle et rentre en pleine possession de ses anciens pouvoirs. Nous en avons déjà eu un petit échantillon, rappela Gage en se massant distraitement lʼépaule à lʼendroit de sa cicatrice. Le mettre hors dʼétat de nuire exige le sacrifice dʼune vie dans notre camp. Le prix du sang censé rétablir lʼéquilibre. Dʼune façon ou dʼune autre, cʼest à moi de mʼy coller et ça serait vachement plus facile avec votre soutien.

— Pas question de rester les bras croisés pendant que tu encaisses pour lʼéquipe, décréta Caleb. On continue de chercher un autre moyen.

— Et si on nʼen trouve pas ? Non, franchement, Caleb, on se connaît depuis trop longtemps pour se raconter des conneries.

— Si on échoue, je peux avoir ta bagnole ?

Gage se tourna vers Fox, un poids en moins sur les épaules. Ils seraient derrière lui, comme toujours.

— Avec ta conduite ? Tu rigoles ? Cʼest Cybil qui lʼaura. Cette fille sait tenir un volant. Il faudrait dʼailleurs que tu mettes ce genre de trucs sur le papier pour moi, lʼavocat. Ce serait autant de soucis en moins.

— Pas de problème, répondit Fox qui ignora le juron de Caleb avec un haussement dʼépaules. Et je suis prêt à parier mes hono-raires, disons mille dollars, que non seulement on va liquider notre Grand Méchant Démon mais que tu reviendras entier de la Pierre Païenne.

— Ça marche, dit Gage.

— Pari tenu, alors.

Caleb dodelina de la tête, caressant distraitement Balourd qui faisait la sieste sous le bureau.

— Il faut vraiment que tu sois barjo pour parier mille dollars sur ta propre mort.

Gage sourit.

— Mort ou vif, jʼaime la gagne.

— Il faut quʼon en parle aux filles, intervint Fox qui fronça les sourcils devant la mine renfrognée de Gage. Un problème ?

— Ça dépend. Si on en parle aux filles...

— Il nʼy a pas de si, le coupa Caleb. Nous sommes six.

— Quand on en parlera aux filles, rectifia Gage, il est important de former un front uni. Je nʼai pas envie de me bagarrer contre vous et elles. Le deal est le suivant : on cherche un autre moyen tant quʼil est encore temps et si on ne trouve rien, on fait comme je décide. Sans contestation.

Il tendit la main.

À lʼinstant où Caleb se levait pour la serrer, la porte du bureau sʼouvrit à la volée. Cy Hudson, un des piliers de lʼéquipe de bowling, fit irruption dans la pièce. Avec un rictus de dément, il brandit un P38 et fit feu sans sommation. Une balle se logea dans le sternum de Caleb qui sʼeffondra avant même que Gage et Fox se jettent sur lʼagresseur.

Lʼénorme carcasse de Cy Hudson ne vacilla même pas sous le choc et il les envoya valser comme de vulgaires pantins. Il visa de nouveau Caleb. Gage cria pour détourner son attention, tandis que Balourd prenait son élan et attaquait lʼhomme au bras.

Bill Turner se précipita dans le bureau comme un enragé et sauta sur le dos de Cy quʼil martela à toute force de ses poings. Au même instant, Fox qui sʼétait relevé bondit de nouveau. Le coup partit alors que Gage se saisissait dʼune chaise. Il lʼabattit violemment à deux reprises sur le crâne de Cy Hudson, qui sʼeffondra.

— Ça va ? demanda-t-il à Fox.

— Oui, oui, le rassura celui-ci qui passa un bras autour de lʼencolure de Balourd. Bon chien ! Comment va Caleb ?

Gage tomba à genoux à côté de Caleb, pantelant, blanc comme un linge, les yeux vitreux. Mais quand Gage déchira sa chemise, il vit que la balle sʼextirpait déjà de la plaie. Balourd lécha le visage de son maître en gémissant.

— Ça va aller, la balle ressort, annonça Gage qui agrippa la main de son ami et lui envoya toute son énergie. Dis- moi quelque chose.

— Une côte cassée, je crois, bredouilla Caleb. Mais je ne sais pas trop... cʼest le bazar à lʼintérieur.

— Ça va aller. Fox, nom de Dieu, donne-moi un coup de main.

— Gage.

— Quoi ? explosa celui-ci qui tourna la tête, furieux. Tu ne vois pas que...

À genoux par terre, Fox appuyait sa chemise roulée en boule sur le torse de Bill. Elle était trempée de sang.

— Appelle une ambulance.

— Vas-y, dépêche-toi, lâcha Caleb dans un souffle avant de refermer le poing sur le pelage de Balourd.

Sans lâcher la main de Caleb, Gage sortit son portable et, les yeux rivés sur le visage livide de son père, appela les secours.

Cybil se réveilla un peu vaseuse. Ce n était guère une surprise.

Elle nʼétait pas du matin, encore moins après une nuit agitée, hantée par les cauchemars. Et puis Gage était renfermé hier soir, songea-t-elle, enfilant un peignoir au cas où il y aurait des hommes dans la maison. Il avait à peine ouvert la bouche.

Après tout, elle nʼétait pas responsable de ses humeurs. Ellemême se sentait plutôt grognon. Elle allait prendre son café sur la terrasse – seule.

Cette perspective la ragaillardit quelque peu, tout au moins jusquʼà ce quʼelle tombe sur Layla et Quinn faisant des messes basses dans la cuisine.

— Fichez le camp. Interdiction de mʼadresser la parole avant mes deux doses de caféine réglementaires.

— Désolée, dit Quinn qui lui barra le chemin vers la cuisinière. Ça va devoir attendre.

Une lueur de menace sʼalluma dans le regard de Cybil.

— Personne ne peut mʼempêcher de boire mon café du matin.

Bouge-toi, Q, ou je ne réponds plus de rien.

— Pas de café avant ça, rétorqua son amie qui prit le test de grossesse sur le plan de travail et lʼagita sous son nez. À ton tour, Cyb.

— Mon tour de quoi ? Bouge de là I

— Dʼuriner sur un bâton-

net.

Sidérée, Cybil en oublia son envie de café.

— Quoi ? Tu es folle ? Ce nʼest pas parce que pour vous deux un petit spermatozoïde a touché le gros lot que...

— Ne trouves-tu pas marrant quʼil me reste justement un de ces trucs sous la main ?

— Ah, ah.

— Intéressante aussi, ta remarque dʼhier sur le fait que nous ayons toutes les trois le même cycle, ajouta Layla.

— Je ne suis pas enceinte.

Layla échangea un regard amusé avec Quinn.

— Nʼest-ce pas ce que je disais hier ?

Cybil leva les yeux au ciel.

— Je vous ai vues enceintes, toutes les deux. Pas moi.

— Il est toujours plus dur de se voir soi-même, répliqua Quinn.

Jʼai déjà entendu plusieurs fois ce refrain. Résumons-nous. Tu veux ton café ? Alors fais le test. Sinon, tu devras nous passer sur le corps à toutes les deux, et ce nʼest pas gagné.

Excédée, Cybil lui arracha la boîte des mains.

— La grossesse vous rend garces et autoritaires, bou- gonna-t-elle avant de disparaître dʼun pas furibond dans les toilettes du rez-de-chaussée.

Layla se frotta les bras avec nervosité.

— Que nous ayons raison ou pas, il y a forcément une signification. Jʼaimerais juste savoir laquelle.

— Jʼai ma petite idée, mais nous y réfléchirons plus tard, répondit Quinn qui sʼavança jusquʼau seuil de la cuisine, contenant avec peine son impatience.

Elles rongèrent leur frein encore quelques minutes, puis Quinn nʼy tint plus.

Elle fonça vers la porte, frappa pour la forme et ouvrit.

— Cyb, il te faut combien de temps pour... Oh, Cybil.

Son amie était assise par terre, en pleurs. Elle sʼagenouilla sur le carrelage et la prit dans ses bras.

— Quʼest-ce que je vais faire ? sanglota-t-elle. Quʼest-ce que je vais faire ?

— Te relever, pour commencer, dit Layla qui se pencha pour lʼaider. Je vais te préparer du thé.

— Je suis trop nulle. Vraiment trop nulle ! gémit Cybil tandis que Quinn lʼemmenait à la cuisine et la faisait asseoir sur une chaise.

Jʼaurais dû voir le coup venir. Toutes les trois. Cʼest une évidence.

— Moi non plus, je nʼai rien vu venir, répliqua Quinn. Jʼai eu le dé-

clic au milieu de la nuit. Tout va bien se passer, Cybil. Quelle que soit ta décision, Layla et moi serons là pour te soutenir.

— Ce nʼest pas pareil que pour vous. Gage et moi... nous nʼavons pas de projets. Nous ne sommes pas... liés comme vous deux avec Caleb et Fox, objecta-t-elle avec un pâle sourire.

— Tu es amoureuse de lui.

Cybil regarda Quinn au fond des yeux.

— Oui, cʼest vrai. Mais ça ne signifie pas que nous sommes ensemble. Il nʼenvisage pas de...

— Oublie ce quʼil envisage ou non, la coupa Layla avec vigueur.

De quoi as-tu envie, toi ?

— Eh bien, je ne voyais certainement pas lʼavenir comme ça.

Jʼavais prévu, si tout se terminait bien ici, de passer un peu de temps avec lui. À plus long terme, jʼavoue avoir vaguement caressé lʼespoir de réussir à bâtir quelque chose avec lui. Je ne suis pas aussi forte et cérébrale que jʼessaie de le faire croire.

Quinn lui caressa les cheveux avec affection.

— Pour lʼinstant, cʼest un secret entre nous trois, et nous le gar-derons aussi longtemps que tu le souhaites.

— Tu sais que cʼest impossible, objecta Cybil. Cette situation a une finalité qui pourrait faire la différence entre la vie et la mort au bout du compte.

— Les dieux, les démons, le destin ! sʼexclama Layla. Aucun dʼeux nʼa le droit de choisir à ta place.

Lorsquʼelle posa la théière sur la table, Cybil lui prit la main et la serra avec force.

— Merci. Les triplés dʼAnn Hawkins étaient son espoir, sa foi, son courage. Aujourdʼhui, cʼest nous qui portons en nous la potentialité de trois nouvelles vies. Impossible dʼignorer cette symétrie.

Dans de nombreuses cultures, la : femme enceinte détient un pouvoir particulier. Nous allons nous en servir.

Avec une profonde inspiration, elle prit sa tasse de thé.

— Quand tout sera fini, je pourrais choisir de ne pas le garder. Ce serait ma décision et tant pis pour les dieux et les démons. Mais je ne le ferai pas. Je ne suis pas une gamine, jʼai des ressources.

J aime le père. Quoi quʼil advienne entre Gage et moi, jʼai lʼabsolue certitude que cʼest la meilleure chose qui pouvait mʼarriver. Et je sais aussi que je suis morte de trouille.

Quinn lui prit la main.

— Nous allons nous serrer les coudes, toutes les trois. Tout se passera bien.

— Jʼen suis sûre. Pas un mot pour lʼinstant, dʼaccord ? Je dois ré-

fléchir au meilleur moyen de lʼannoncer à Gage. Et il nous faut aussi comprendre comment utiliser ce surprenant accès de fertili-té partagée. Je peux contacter...

— Attends, la coupa Quinn lorsque son portable sonna.

Elle consulta lʼécran et sourit.

— Allô, amour, tu...

Elle se tut et blêmit.

— Nous arrivons, dit-elle avec un regard alarmé à Cybil et Layla.

Je... Oui, dʼaccord. Cʼest grave ? On se retrouve là-bas.

Elle raccrocha.

— Le père de Gage est à lʼhôpital. Il a reçu une balle.

Sa mère aussi avait été emportée en ambulance, songea Gage.

Le gyrophare, la sirène, la précipitation. Il ne lʼavait pas accompagnée, bien sûr. Trop petit. Frannie Hawkins lʼavait enveloppé dans une couverture et conduit chez elle, où il avait eu droit à du lait et des biscuits.

Maintenant, cʼétait au tour de son père – même gyrophare, même sirène, même précipitation. Coincé dans la cabine du pick-up de Fox entre celui-ci au volant et Caleb, il se laissait emporter comme dans un rêve derrière lʼambulance qui slalomait dans la circulation. Lʼodeur douceâtre et ferreuse du sang lui saturait les narines. Celui de Caleb, de son père.

Il y en avait eu beaucoup.

Caleb était encore très pâle. La cicatrisation suivait son cours. Il le sentait trembler contre lui, luttant en silence contre la douleur.

Caleb n était pas mort. Il ne gisait pas dans une mare de sang comme dans sa vision. Encore une potentialité qui ne s était pas réalisée, aurait dit Cybil.

Une victoire de plus à leur actif.

Pourquoi n avaient-ils pas eu la moindre vision de son père ? À

aucun moment, ils nʼavaient pu prévoir quʼil ferait irruption dans le bureau et se jetterait sur Cy Hudson.

Comme il avait eu lʼair vieux et fragile quand les infirmiers avaient chargé la civière dans lʼambulance. Rien à voir avec lʼimage du Bill Turner que Gage avait en tête.

Dans son esprit, Bill Turner était un homme costaud et bedon-nant, au regard torve, la bouche mauvaise.

Alors qui était lʼhomme en sang dans lʼambulance devant eux ? Et pourquoi Gage la suivait-il ?

Les rues et les voitures défilaient sous ses yeux comme dans un brouillard, tandis que Fox fonçait vers lʼhôpital. Dans un état second, il descendit du pick-up garé en catastrophe devant les urgences. À lʼintérieur du bâtiment, son cerveau enregistra des dé-

tails décalés : le changement de température entre la chaleur de juin et lʼair frais de la climatisation, les bruits, les voix, lʼagitation autour de la civière, la sonnerie grêle et insistante dʼun téléphone.

Décrochez ce maudit téléphone, bon Dieu.

— Monsieur Turner ? Monsieur Turner ?

Pourquoi persistait-on à embêter son père ainsi ? Puis il se souvint que lui aussi sʼappelait M. Turner. On le bombarda de questions.

Quel était le groupe sanguin de son père ?

Souffrait-il dʼallergies ?

Son âge ?

Prenait-il un traitement ?

— Je nʼen sais rien, ne put que répondre Gage. Je nʼen sais rien.

Caleb le prit par le bras et lui tapota le dos.

— Je mʼen occupe. Assieds-toi. Fox, va lui chercher un café.

— Tout de suite.

Gage se retrouva avec un gobelet chaud dans la main. Comment était-il arrivé là ? Le café était étonnamment bon. Il sʼassit avec Caleb et Fox dans une salle dʼattente. Fauteuils gris et bleus.

Dans un angle, un téléviseur diffusait un talk- show du matin. Les deux présentateurs, un homme et une femme, riaient derrière leur bureau.

Salle dʼattente du service de chirurgie, se souvint-il, comme émergeant dʼun rêve. Son paternel était sur la table. Blessure par balle. Il revit le canon du P38 braqué sur lui. La balle lui était destinée.

— Je vais prendre un peu lʼair, dit Gage qui secoua la tête lorsque Fox voulut se lever aussi. Non, jʼai juste besoin de mʼéclaircir les idées.

Il descendit par lʼascenseur avec une femme au regard triste et aux racines grisonnantes, et un type ventripotent en blouson de sport fermé jusquʼau menton.

Avaient-ils eux aussi laissé quelquʼun en sang à lʼétage ?

Au rez-de-chaussée, il passa devant la boutique de cadeaux avec sa forêt de ballons de baudruche, une vitrine réfrigérée remplie de compositions florales hors de prix et les présentoirs sur lesquels sʼalignaient magazines et livres de poche. Il sortit par lʼaccès principal, tourna sur la gauche et marcha droit devant lui, sans but.

Il entendit Cybil crier son nom. Bien que cet appel lui parût incon-gru, il se retourna. Elle se hâtait vers lui sur le trottoir, son merveilleux visage encadré dʼune nuée dansante de boucles brunes qui accrochaient le soleil.

Il vint à Gage lʼidée insolite quʼun homme pouvait mourir plus heureux en sachant quʼune femme aussi sublime avait au moins une fois couru vers lui.

Elle le rattrapa et lui saisit les mains.

— Ton père ?

— Il est sur la table. Comment es-tu arrivée ici ?

— Caleb a téléphoné. Quinn et Layla viennent dʼentrer. Quand je tʼai vu... Que sʼest-il passé ?

— Cy a débarqué avec un P38 dans le bureau de Caleb et a fait un carton. Sur Caleb aussi...

— Caleb...

— Il sʼen remet. Tu sais comment ça se passe.

Une ambulance passa en trombe, sirène hurlante.

— Viens, Gage, on va sʼasseoir.

— Non... je préfère marcher. Tout sʼest passé si vite. Pas le temps de dire ouf. Pan, Caleb est à terre. Cy le vise à nouveau, alors je crie. Non, ce n est pas tout à fait comme ça...

— Peu importe maintenant, dit Cybil qui enroula son bras autour de sa taille.

Si elle avait pu, elle lʼaurait soulagé de son poids. Mais le poids qui oppressait Gage nʼavait rien de physique.

— Si, ça importe.

Gentiment, elle lui fit faire demi-tour vers lʼhôpital.

— Tu as raison. Raconte-moi ce qui sʼest passé.

— Nous avons dʼabord essayé de maîtriser Cy, mais le gaillard est une armoire à glace, et avec la contamination... Il sʼest débarrassé de nous comme un rien. Jʼai crié et il a braqué son revolver sur moi.

Il se repassa la scène au ralenti. Chaque détail, chaque mouvement.

— Le chien dormait sous le bureau. Il a bondi comme un molosse. Je nʼy aurais pas cru si je ne lʼavais pas vu de mes yeux.

Fox allait de nouveau sauter sur Cy. Il aurait peut-être eu le temps, je ne sais pas. À ce moment-là, mon paternel a chargé, il a renversé Cy et tout le monde sʼest retrouvé par terre, Balourd aussi. Un deuxième coup est parti. Fox nʼavait rien, je me suis précipité vers Caleb. Il saignait et souffrait pour expulser la balle.

À aucun moment, je nʼai pensé à mon père.

Cybil sʼarrêta et se tourna vers lui. Sans un mot, les yeux au fond des siens, elle lui prit les mains.

— Jʼai regardé derrière moi. Fox avait enlevé sa chemise et com-primait la blessure. Au torse.

Elle lui lâcha les mains et lʼenlaça.

— Cʼest moi qui aurais dû prendre cette balle, enchaîna- t-il. Je mʼen serais sorti. On nʼavait pas vu ça, Cybil.

— Non.

— Jʼai changé le cours des choses en demandant cette réunion à trois. Caleb aurait dû se trouver seul dans son bureau au moment de la fusillade.

— Gage, écoute-moi, dit Cybil, prenant de nouveau ses mains entre les siennes. Tu te demandes si ta présence te rend coupable de ce qui est arrivé. Après vingt et un ans de combat, tu sais au fond de toi qui est le vrai coupable.

— Caleb est vivant. Je sais que c est plus important pour moi que...

— Plus ou moins important, là n est pas la question.

— Cʼest la première fois de ma vie que je vois mon paternel prendre ma défense. Cʼest dur de se dire que ça pourrait être la dernière.

Le cœur de Cybil se brisa.

— Si tu veux, on peut regarder à deux, proposa-t-elle, tandis que le pin-pon strident dʼune nouvelle ambulance déchirait lʼair. Pour ton père.

— Non, répondit-il, posant la joue sur ses cheveux. Je préfère quʼon attende.

Gage avait pensé que lʼopération durerait des heures. Mais à peine avait-il atteint la salle dʼattente quʼun médecin en blouse verte vint vers lui. Dès que leurs regards se croisèrent, il comprit.

Ce fut comme si un poing lui tordait les entrailles, puis les relâ-

chait brutalement. Il en resta sonné.

— Monsieur Turner.

Il se leva mécaniquement, répondit dʼun signe distrait au salut de ses amis et sʼéloigna avec le médecin qui lui apprit le décès de son père.

Il enterrerait le paternel à côté de sa femme et sa fille. Ni veillée ni buffet après lʼenterrement. Il laissa Caleb prendre les dispositions pour la cérémonie. Son ami connaissait mieux que lui le Bill Turner qui était mort sur la table dʼopération.

Il passa récupérer lʼunique costume de son père à lʼappartement et le déposa aux pompes funèbres. Il commanda la pierre tombale et paya toutes les dépenses en liquide.

A un moment ou un autre, il devrait vider et nettoyer lʼappartement. Il donnerait tout à lʼArmée du Salut ou à une autre association caritative. À moins quʼil ne laisse cette petite corvée à Caleb et Fox, réfléchit-il, vu que dʼici peu ce serait sans doute ses propres funérailles quʼil faudrait organiser.

Ils avaient menti à la police. Avec laide de Jim Hawkins, ils avaient maquillé les pièces à conviction. Cy Hudson n avait plus aucun souvenir.

Quand il sortit des pompes funèbres, sʼefforçant de se convaincre quʼil avait agi pour le mieux, il aperçut Frannie Hawkins qui attendait près de sa voiture.

— Cybil mʼa dit que je te trouverais ici. Je nʼai pas voulu entrer te déranger.

— Vous ne me dérangez jamais.

Elle le serra dans ses bras – une accolade franche et affectueuse.

— Toutes mes condoléances, Gage. Je connaissais la situation entre Bill et toi, mais je suis navrée de ce qui est arrivé. Malgré le passé, il a tout fait à la fin pour te protéger – ainsi que Fox et mon garçon. Et toi aussi, tu as fait ce quʼil fallait pour eux, pour Hollow. Et pour Bill lui-même.

— En lui faisant endosser la responsabilité de sa propre mort ?

— Tu sauves un innocent, un homme bien, de la prison, argumenta Frannie, le visage rayonnant de compassion. Ce nʼest pas Cy qui a tiré sur Caleb ou Bill, nous le savons tous. Il nʼa pas à risquer une peine dʼemprisonnement à perpétuité.

— Non. Mon père nʼest plus là pour témoigner, alors...

— Bill considérait Cy comme un ami, et cʼétait réciproque. Quand Bill a cessé de boire, Cy était un des rares à sʼasseoir avec lui devant un café ou un Coca. Jʼai lʼabsolue certitude que Bill tʼaurait approuvé, je tiens à ce que tu le saches. Officiellement, cʼest Bill qui est entré avec le revolver, Dieu seul sait pourquoi, et lorsque Cy et vous autres avez essayé de le maîtriser, lʼaccident est arrivé. Bill nʼaurait pas voulu que Cy soit puni pour un acte qui échappait à sa volonté. Toi, tu connais la vérité. Tu sais ce quʼa fait Bill pour toi. Cʼest ce qui compte.

Cʼétait réconfortant dʼentendre ces mots prononcés à voix haute.

Cela lʼaidait à adoucir le tranchant de la culpabilité.

— Je ne ressens rien – ni chagrin ni colère. Rien.

— Cela viendra en temps et en heure sʼil le faut. Tout ce que tu dois savoir pour lʼinstant, cʼest que tu as agi pour le mieux.

— Voudriez-vous me rendre un service ?

— Tout ce que tu veux.

— Quand je ne serai pas là, pourriez-vous fleurir leurs tombes de temps en temps ? À tous les trois.

— Oui, bien sûr.

Il sʼavança jusquʼà la voiture de Frannie et lui tint la portière ouverte.

— Maintenant, jʼai une question à vous poser.

— Vas-y.

— Si vous saviez quʼil ne vous reste plus quʼune semaine ou deux à vivre, que feriez-vous ?

Elle allait parler, puis se ravisa et Gage comprit quʼelle avait refoulé sa réponse instinctive – pour le protéger. À la place, elle sourit.

— Et comment je me sentirais ?

— Bien.

— Dans ce cas, je f rais tout ce qui me plairait, en particulier ce quʼen temps normal je me refuserais ou hésiterais à faire. Je mʼassurerais que les gens qui mʼont importunée connaissent ma façon de penser. Et par-dessus tout, je dirais à ceux que jʼaime combien ils ont compté pour moi.

— Pas de péchés à confesser, de torts à réparer ?

— Jʼimagine que si ce nʼétait pas déjà fait, je me dirais « la barbe ! » et je penserais à moi dʼabord.

Gage se pencha en riant pour lʼembrasser.

— Je vous adore.

— Je sais.

Le soir qui précédait lʼenterrement de son père, Gage réunit le groupe au salon. Un décès nʼempêcherait pas lʼapproche des Sept, et leur accord à trois dans le bureau de Caleb devait être soumis aux filles.

— La donne est assez simple, commença-t-il. Pour résumer les conclusions du Pr Linz, la calcédoine – la nôtre – est la clé. Il sʼagit bien dʼun fragment de la grande Alpha, comme Cybil en avait émis lʼhypothèse. Curieusement, dans certains documents consultés par Linz, ce fragment est appelé la Pierre Païenne. Impossible dʼy voir une coïncidence.

— Quelle est la serrure ? demanda Quinn.

— Le cœur noir et suppurant de notre Grand Méchant Démon. Tu y glisses la clé, tu tournes et cette ordure est réexpédiée direct en enfer. Aussi simple que ça.

— Faux, intervint Cybil.

— En fait, il y a quand même une mise de départ non négligeable.

— Tu oublies de dire que c est toi, la mise non négligeable.

— Les enjeux sont un peu trop élevés pour moi, déclara Layla.

Pourquoi accepter son jeu ? Inventons le nôtre, avec nos propres règles.

— Ce n est pas son jeu, rectifia Gage. Cʼest le seul qui existe. Et il sʼy attaque par tous les moyens depuis la nuit des temps. Voilà pourquoi la calcédoine nous est arrivée en trois morceaux. Voilà pourquoi nous nʼavons réussi à la reconstituer que maintenant, une fois adultes, une fois le groupe au complet. Le jeu réclame notre participation à tous les six, mais un seul tournera la clé. Moi.

— Ah oui ? En te sacrifiant ? sʼemporta Cybil.

— Tu sais très bien comment il faut procéder, rétorqua Gage, les yeux au fond des siens. Les découvertes de Linz nʼont déjà plus aucun secret pour toi.

— Dʼaprès certaines sources, le fragment de la Pierre Alpha que nous possédons, la Pierre Païenne, anéantira le démon si elle lui transperce le cœur au moment propice et à condition dʼavoir été imprégnée du sang de lʼélu. Des si, toujours des si...

— Tu nʼen avais rien dit, sʼétonna Layla.

— Jʼen suis encore aux vérifications et aux recoupages, ça prend du temps, argumenta Cybil. Non, concéda-t-elle après un silence, je nʼen ai rien dit.

— Le cœur de la bête, reprit Gage. Et uniquement dans son enveloppe originelle. Bestia. Sans protection, tout être vivant alentour périra avec elle. Sa mort exige un sacrifice égal du côté de la lumière. Et tu avais aussi découvert ce détail, ajouta-t-il à lʼadresse de Cybil.

Elle fut tentée de sʼengager dans une vaine argutie, puis se ravisa. Tous avaient droit à la vérité.

— La plupart des sources que jʼai consultées confirment que le démon doit avoir sa forme originelle pour que la pierre puisse lui transpercer le cœur. Elle arme la main du gardien, de la lumière.

Et cette lumière agit avec lʼentière certitude quʼen détruisant la bête, elle-même périra. Elle doit se soumettre à ce sacrifice de son plein gré.

Gage hocha la tête.

— Ça colle avec les conclusions de Linz.

— Génial, non ? ironisa Cybil. Il ne manque plus quʼun beau ru-ban autour.

Gage et elle se toisèrent longuement du regard. Puis Quinn se racla la gorge.

— Euh... une petite question, dit-elle, le doigt levé. Si la calcé-

doine et un sacrifice font lʼaffaire, pourquoi Dent nʼa-t-il pas tué le démon

— Pour commencer, r pondit Gage sans quitter Cybil des yeux, il était sous lʼapparence de Twisse, pas dans sa véritable enveloppe.

— À mon avis, ça va plus loin, intervint Caleb. Jʼy réfléchis depuis que Gage nous en a parlé. Dent a enfreint les règles et ne pouvait détruire le démon de sa main. Alors il nous a préparé le terrain. Il lʼa affaibli et sʼest arrangé pour quʼil ne puisse pas reprendre sa forme originelle, tout au moins pas complètement. Il a gagné du temps et transmis au mieux ses pouvoirs à ses descendants –

nous – dans lʼespoir que nous finirions la tâche.

— Je suis dʼaccord, mais je ne crois pas que ce soit encore le fin mot de lʼhistoire, déclara Quinn avec un regard dʼexcuse empreint de chagrin à Cybil. Lʼanéantissement du démon était – et reste –

la mission de Dent. Sa raison dʼexister. Le sacrifice de sa vie ne suffirait pas. Le véritable sacrifice implique un choix librement consenti. Dent nʼest pas entièrement humain. Contrairement à nous, en dépit de notre lointaine ascendance. Voilà le prix à payer : faire le choix de sacrifier sa vie pour le bien de tous. Cyb...

Celle-ci lʼinterrompit dʼune main levée.

— Il y a toujours un prix à payer, dit-elle dʼune voix ferme. Les dieux réclament leur dû. Cela ne signifie pas quʼil faille accepter la mort en contrepartie. Pas sans essayer de trouver un autre moyen de régler sa dette.

— Je suis tout à fait pour, répliqua Gage. Mais nous devons tous être dʼaccord que si nous échouons, cʼest moi qui prends la re-lève, point final. Cʼest de toute façon ce qui se passera, que vous approuviez ou non. Mais ce serait plus facile pour moi si jʼavais votre soutien.

Aucun dʼeux ne pipa mot, conscients que cʼétait à Cybil de parler la première.

— Nous formons une équipe, commença-t-elle. Mais au sein de cette équipe, nous restons des individus et personne nʼa le droit de décider pour autrui. Si tel est ton choix, je ne le rendrai pas plus difficile en le contestant, avec le risque de faire échouer notre mission. Je lʼaccepte, tout en restant persuadée que nous trouverons le moyen de nous en sortir tous vivants. Mais, plus important, je lʼaccepte aussi parce que je crois en toi. Cʼest tout ce que jʼai à dire. Je suis fatiguée, je monte.

19

Gage lui laissa un peu de temps. Il savait exactement ce quʼil devait lui dire et comment le formuler.

Quand il ouvrit la porte et vit Cybil, il en oublia son beau discours.

Elle se tenait face à la fenêtre dans un peignoir blanc court, les cheveux détachés sur les épaules, les pieds nus. À la place de lʼéclairage électrique, elle avait allumé des bougies dont les lueurs dansantes enveloppaient sa fine silhouette dʼune aura de mystère.

Il referma la porte sans bruit.

— Jʼai eu tort de ne pas transmettre les résultats de mes recherches, lança-t-elle sans se retourner.

— Cʼest le moins quʼon puisse dire.

— Je pourrais me trouver des excuses, prétendre que jʼavais encore besoin dʼapprofondir, dʼaffiner. Ce ne serait pas un men-songe, mais pas non plus lʼentière vérité.

— Tu sais quʼil nʼy a pas trente-six façons, Cybil. Moi aussi. Si je ne le fais pas – et si je ne le fais pas dans les règles – nous courons à notre perte et Hollow avec.

Cybil garda le silence un moment, le regard perdu vers les montagnes lointaines.

— Un dernier rayon de soleil illumine encore les crêtes. Bientôt, il aura disparu. Je contemplais ce magnifique spectacle en songeant que pour nous cʼest pareil. Il nous reste encore un petit rayon de lumière. Quelques jours dont nous devons savoir goûter la beauté.

— Jʼapprécie ce que tu as dit tout à lʼheure en bas.

— Alors, autant écouter ce que je nʼai pas dit. Si tu finis par jouer au héros et meurs dans ces bois, il me faudra un bon bout de temps pour digérer ma colère contre toi. Jʼy parviendrai, au bout du compte, mais ce sera long. Et après avoir cessé dʼêtre fâchée contre toi, soupira-t-elle, il me faudra encore plus longtemps pour tʼoublier.

— Tu pourrais me regarder ?

Cybil soupira.

— Cʼest fini, murmura-t-elle, tandis que la dernière lueur rosée sʼéteignait à lʼhorizon.

Elle pivota vers lui, le regard clair et profond. Si profond quʼil aurait pu sʼy perdre.

— Jʼai des choses à te dire, commença-t-il.

— Je nʼen doute pas. Moi aussi. Je me demandais sʼil ne vaudrait mieux pas pour toi que tu lʼignores, mais...

— Tu décideras quand jʼaurai fini. Aujourdʼhui, jʼai eu lʼavis dʼune personne que je respecte beaucoup. Alors...

Gage fourra ses mains au fond de ses poches. Si un homme a le courage de mourir, se dit-il, il doit aussi avoir celui dʼavouer ses sentiments à une femme.

— Pour moi, un marché est un marché, mais... Oh, et puis laisse tomber, sʼénerva-t-il brusquement. Jʼaime ma vie. Elle me va comme ça. À quoi bon changer quelque chose qui marche, hein ?

Ça, cʼest une première chose.

Cybil inclina la tête, intriguée.

— Dʼaccord...

— Ne mʼinterromps pas.

Elle haussa les sourcils.

— Excuse-moi. Je croyais quʼil sʼagissait dʼune conversation, pas dʼun monologue. Ai-je au moins le droit de mʼasseoir ?

— Tais-toi juste deux minutes, tu veux ? lâcha-t-il, de plus en plus agacé par la frustration qui lʼenvahissait. Cette histoire de destin mʼattire, cʼest sûr, sinon je serais à quelques milliers de kilomètres en ce moment même. Mais dʼun autre côté, pas question quʼelle me pousse où je nʼai pas envie dʼaller.

— Sauf que tu es ici, et nulle part ailleurs, fit remarquer Cybil. Dé-

solée, sʼexcusa-t-elle avec un geste de la main comme il fronçait les sourcils.

— Je décide seul et j attends des autres quʼils fassent pareil. Voilà ce que je veux dire.

Dun seul coup, les mots lui vinrent comme par miracle.

— Je ne suis pas ici à cause dʼune quelconque volonté supé-

rieure qui remonte à plusieurs siècles avant notre naissance. Les sentiments que jʼéprouve pour toi ne me sont pas dictés par quelquʼun ou quelque chose qui aurait décidé que ces sentiments serviraient le bien commun. Ce que je ressens mʼappartient, Cybil, et cʼest toi seule qui en es à lʼorigine. Ce nʼétait pas ce que jʼavais prévu dans ma vie, mais cʼest ainsi.

Cybil garda le silence. La lueur des bougies allumait des reflets dorés sur le velours de ses yeux.

— Essaies-tu de me dire que tu es amoureux de moi ?

— Tu ne pourrais pas te taire et me laisser mʼen sortir seul ?

Elle sʼapprocha de lui.

— Et si tu jouais cartes sur table, Gage ?

Il avait déjà eu des tirages moins favorables, songea- t-il, et rem-porté quand même la partie.

— Je suis amoureux de toi, et ça a presque fini de mʼénerver.

Un sourire radieux illumina le visage de Cybil.

— Intéressant. Moi aussi, je suis amoureuse de toi, et ça a presque fini de mʼétonner.

— Intéressant.

Gage prit son visage entre ses mains et murmura son prénom, avant dʼeffleurer sa bouche du bout des lèvres. Puis ils se laissè-

rent emporter par la fougue de leur baiser et lorsquʼelle noua les bras autour de son cou, il comprit quʼil était à sa place. Le foyer nʼétait pas toujours un lieu : Cybil était le sien.

— Si la situation était différente... commença-t-il, resserrant son étreinte quand elle secoua la tête. Écoute-moi. Si la situation était différente, ou si jʼavais vraiment une sacrée veine, tu resterais avec moi ?

— Rester avec toi ? répéta-t-elle, reculant la tête pour lʼobserver.

Tu as du mal avec les mots, ce soir. Tu me demandes si jʼaccepterais de tʼépouser, cʼest ça ?

— Euh... non, fit-il, interloqué. Je pensais à quelque chose de moins... formel. Être ensemble. Voyager. Avoir un pied-à-terre.

Pourquoi pas à New York ? Ou ailleurs. Je ne pense pas quʼon soit...

Il voulait non seulement être avec Cybil, mais quʼelle fasse partie de sa vie. Le mariage ne consistait-il pas à risquer tous ses jetons et advienne que pourra ?

— Après tout, réfléchit-il à voix haute, la question risque de ne jamais se poser. Si jʼai vraiment une sacrée veine, voudras-tu mʼépouser ?

— Oui. Ça me surprend sans doute autant que toi, mais oui, jʼaccepte. Et jʼaimerais voyager avec toi. Avoir un pied- à-terre, ou même deux. Je crois quʼon serait bien ensemble. Vraiment bien.

— Alors, marché conclu.

— Pas encore, dit Cybil qui ferma les yeux. Tu dois dʼabord savoir quelque chose...

Elle sʼécarta de lui.

— Gage, je suis enceinte.

Il resta sans voix.

— Parfois, le destin joue des tours, commenta-t-elle. Jʼai eu deux jours pour y réfléchir et...

Les pensées les plus incohérentes se bousculaient dans lʼesprit de Gage. Les émotions les plus contradictoires lui chaviraient le cœur.

— Deux jours...

— Je lʼai appris le matin où ton père a été tué, expliqua- t-elle, reculant dʼun autre pas. Jʼai préféré ne pas tʼen parler, avec tous les soucis que tu avais déjà.

Il sʼapprocha de la fenêtre où elle se tenait précédemment et inspira un grand coup.

— Dʼaccord. Tu as eu deux jours pour y réfléchir. Alors, ton opinion ?

— Commençons par le point de vue général. Quelque part, cʼest plus facile. Il y a une raison pour que nous soyons tombées enceintes toutes les trois à un moment si rapproché – très vraisem-blablement la même nuit. Caleb, Fox et toi êtes nés au même moment. Ann Hawkins avait des triplés.

Au ton professoral quʼelle avait adopté, Gage lʼimagina sur une estrade, donnant un cours. À quoi rimait ce délire ?

— Q, Layla et moi partageons des branches du même arbre gé-

néalogique. À mon avis, ces grossesses constituent un pouvoir supplémentaire dont nous aurons besoin pour anéantir Twisse.

Votre sang, notre sang, continua-t-elle comme il demeurait muet.

Nous portons désormais les deux en nous. Je suis persuadée que cʼest voulu.

Il se tourna vers elle, la mine indéchiffrable.

— Intelligent, logique, légèrement insensible.

— Comme toi, rétorqua-t-elle, quand tu parlais de mourir.

Il haussa les épaules.

— Passons du général au particulier, professeur. Comment verras-tu les choses dans quinze jours, dans un mois ? Lorsque tout sera fini ?

— Je nʼespère pas...

— Ne me dis pas ce que tu espères ou non, la coupa Gage.

Épargne-moi tes cours magistraux et dis-moi ce que tu veux, bordel !

Cybil ne trahit aucune réaction, mais il la sentit tressaillir intérieurement.

— Dʼaccord, riposta-t-elle, tendue comme un arc, mais dʼabord ce que je ne voulais pas, que les choses soient claires. Je nʼai jamais eu lʼintention de me retrouver enceinte, de devoir gérer une situation aussi intime quand autour de nous tout nʼest que chaos.

Mais cʼest arrivé. Alors je veux cet enfant et lui donner la meilleure vie possible. Être une bonne mère. Je veux lui faire dé-

couvrir le monde et aussi ce petit bout de planète que nous aurons réussi à sauver. Je veux quʼil connaisse les enfants de Quinn et Layla.

Ses yeux luisants de colère sʼembuèrent de larmes.

— Je veux que tu vives, idiot, et que tu partages tout ça avec moi.

Et si tu es trop stupide ou égoïste pour vouloir jouer un rôle dans cette vie, jʼexigerai une pension alimentaire de ta part tous les mois, parce que je porte une part de toi-même et que tu en es tout aussi responsable que moi. Je veux fonder une famille et, avec ou sans toi, jʼai bien lʼintention dʼy réussir.

— Tu auras cet enfant que je vive ou meure.

— Oui.

— Même si, pour le cas où je survivrais, mon rôle de père se bor-nait à te donner un chèque tous les mois.

— Oui.

Il hocha la tête.

— Deux jours. Tu as beaucoup réfléchi en si peu de temps.

— Je sais ce que je veux.

— À qui le dis-tu. Bon, et maintenant ça tʼintéresse de savoir ce que je voudrais, moi ?

— Vas-y, je suis scotchée.

Gage esquissa un sourire. Si les mots étaient des poings, il serait au tapis.

— Je voudrais tʼéloigner dʼici sans attendre, dès ce soir. Mettre la plus grande distance possible entre cet endroit et toi. Je nʼai jamais eu une grande envie dʼavoir des enfants. Jʼai beaucoup de bonnes raisons, comme tu peux lʼimaginer. Ajoute le fait que je nʼai pas encore tout à fait surmonté mon agacement de me retrouver amoureux de toi, sans même parler de mon hypothétique demande en mariage, ça fait beaucoup pour un seul homme.

— Tant pis, lâcha Cybil avec un haussement dʼépaules.

— Cela dit, je suis moi aussi capable de réfléchir beaucoup en peu de temps. En ce moment même, je me fous complètement des raisons supérieures, du destin, tout ça. Ce qui mʼimporte, cʼest toi et moi, alors écoute.

— Cʼétait plus facile quand tu nʼétais pas aussi bavard.

— Cet enfant, Cybil, est autant le mien que le tien. Si je survis au 7 juillet, minuit, vous allez tous les deux devoir vous y faire. Ce ne sera pas je quʼil te faudra dire, mais nous. Nous lui montrerons le monde, nous le ramènerons ici. Nous lui donnerons la meilleure existence possible. Nous formerons une famille. Voilà ce que je veux.

— Cʼest vrai ?

La voix de Cybil tremblait un peu, mais son regard ne lâcha pas le sien.

— Dans ce cas, ajouta-t-elle, tu vas devoir trouver mieux quʼune demande en mariage hypothétique.

— Nous en reparlerons après le 7 juillet, minuit, répliqua Gage qui sʼapprocha dʼelle, lui caressa la joue, puis posa une main sur son ventre avec précaution. Nous n avons pas vu ça y venir...

— Nous ne devions pas regarder au bon endroit.

Il raffermit quelque peu sa pression.

— Je vous aime.

— Moi aussi, je vous aime, répondit Cybil, posant à son tour une main sur la sienne. Tous les deux.

Quand Gage la souleva dans ses bras, elle laissa échapper un rire dans lequel perçait son émotion. Puis il s assit sur le bord du lit et l'étreignit avec tendresse. Elle se lova contre lui et ils restè-

rent longtemps ainsi dans la pénombre de la chambre.

Le lendemain matin, Gage assista aux obsèques de son père.

Lʼaffluence l'étonna. Outre son cercle d amis, il y avait pas mal dʼhabitants de Hollow, certains quʼil connaissait, tout au moins de nom ou de visage, dʼautres quʼil ne situait pas. Ils furent nombreux à lui présenter leurs condoléances. Il joua son rôle de son mieux, en pilotage automatique.

Sʼavançant le dernier, Cy Hudson lui serra la main dʼune poigne virile.

— Je ne sais pas quoi te dire, murmura-t-il, le visage meurtri.

Jʼavais parlé à Bill à peine deux jours avant... Je ne comprends pas ce qui sʼest passé. Mes souvenirs sont flous.

— Pas grave, Cy.

— Dʼaprès le docteur, cʼest sans doute à cause du coup sur la tête. Le choc mʼa embrouillé les méninges. Peut-être que Bill avait une tumeur au cerveau ou un truc du genre. Parfois, les gens font des choses quʼils ne feraient jamais sinon, ou...

— Je sais.

— Jim mʼa conseillé dʼemmener ma famille à la ferme des OʼDell.

Une idée tordue, je trouve, mais comme il se passe des trucs tordus, je crois que je vais accepter. Si tu... enfin, si tu as besoin de quoi que ce soit...

— Merci.

Debout devant la tombe, Gage regarda lʼassassin de son père sʼéloigner.

Jim Hawkins s approcha et glissa un bras autour de ses épaules.

— Je sais que la vie ne ta pas épargné, Gage. Alors je ne dirai quʼune chose : tu as fait ce quʼil fallait. Pour tout le monde.

— Vous avez été davantage un père pour moi que lui.

— Bill le savait.

Tandis que lʼassistance se dispersait, Brian et Joanna restèrent encore un peu auprès de lui.

— Ces deux dernières semaines, Bill nous a bien aidés à la ferme, dit Brian. Il y a encore des affaires à lui là-bas, des outils, si tu veux les récupérer.

— Non, gardez-les.

— À la fin, il a fait de son mieux pour se montrer utile. Ça compte, ajouta Joanna avant de lʼembrasser. Prends bien soin de toi.

Ils se retrouvèrent tous les six, plus Balourd assis patiemment aux pieds de Caleb.

— Je connaissais un peu mon père avant la mort de ma mère, beaucoup trop celui quʼil est devenu après, mais pas du tout lʼhomme que je viens dʼenterrer. En aurais-je eu envie si les circonstances lʼavaient permis ? Je nʼen sais rien. Il est mort pour moi – pour nous. Jʼimagine quʼon est quittes.

Une émotion fugitive le traversa. Peut-être était-ce une ombre de chagrin. Ou seulement lʼacceptation. Mais cela lui suffit. Il prit une poignée de terre quʼil laissa tomber sur le cercueil.

Cybil attendit leur retour chez Caleb.

— Jʼaimerais discuter dʼun truc avec vous.

— Vous attendez toutes les trois des triplés, dit Fox qui se laissa choir dans un fauteuil. Ce serait le bouquet.

— Non, autant que je sache. Jʼai fait pas mal de recherches sur la question et jʼai hésité à en parler. Mais le temps nʼest plus à lʼhé-

sitation. Alors voilà : nous avons besoin du sang de Gage.

— Je mʼen sers en ce moment, plaisanta-t-il.

— Tu vas devoir te priver d une petite quantité. Le rituel de protection après la morsure de Gage, nous allons devoir le répéter pour les familles de Caleb et Fox. Tes anticorps, expliqua-t-elle.

Tu as toutes les chances d1ʼêtre immunisé contre son poison.

— Tu comptes mijoter un sérum anti-démon dans la cuisine ?

— Je suis douée, mais pas à ce point. Ton Pr Linz parle lui aussi de protection. Si nous n arrivons pas à contenir Twisse et quʼil atteint la ville ou, pire, la ferme, ce sera peut-être tout ce que nous serons capables dʼoffrir.

— Il nʼy a pas que nos familles, fit remarquer Caleb. Je nʼimagine pas tous ces gens faire la queue pour mêler leur sang à celui de Gage.

— Non. Mais il y a un autre moyen. Disons, interne.

Gage se redressa dans son fauteuil.

— Quoi ? Tu veux que la population de Hawkins Hollow boive mon sang ? Je vois déjà la tête du maire et du conseil municipal !

— Ils nʼen sauront rien. Écoutez-moi, dit Cybil qui sʼassit sur lʼaccoudoir du canapé. Les gens boivent de lʼeau. Lʼeau du réseau en ville. Celle du puits à la ferme des OʼDell. Le bowling est encore ouvert et vend de la bière pression au bar. Tout le monde ne serait pas couvert, mais cʼest la technique dʼimmunisation la plus large que jʼaie trouvée. À mon avis, ça vaut la peine dʼessayer.

— Il ne nous reste plus que quelques jours, réfléchit Fox. Quand nous serons dans les bois, nous abandonnerons Hollow à son sort. La dernière fois, cʼétait presque un massacre. Je me sentirais plus rassuré si ma famille nʼétait pas complètement démunie.

Si le sang de Gage peut être utile, alors allons-y, pompons.

— Facile à dire pour toi, protesta lʼintéressé qui se massa la nuque. Et puis, cette histoire dʼimmunité nʼest quʼune théorie.

— Une théorie solide, précisa Cybil. Basée sur la science et la magie. Jʼai étudié tous les angles. Ça pourrait marcher. Et sinon, nous ne serons pas plus mal lotis quʼavant.

— Sauf moi, bougonna Gage. Combien de sang ?

Elle sourit.

— Pour rester dans les nombres magiques, trois demi- litres devraient faire lʼaffaire.

— Un litre et demi ? Et tu comptes me les prendre comment ?

— J ai tout prévu. Attends, je reviens.

— Mon père donne son sang à la Croix-Rouge plusieurs fois dans Tannée, commenta Fox. Il dit que ce nʼest rien du tout, et après on lui donne un jus dʼorange et des biscuits.

— Quel genre de biscuits ? questionna Gage qui fronça les sourcils dʼun air soupçonneux en voyant revenir Cybil avec un carton.

Quʼest-ce que tu as là-dedans ?

— Tout ce quʼil faut. Aiguilles stériles, tubes, poches avec anti-coagulant, etc.

Lʼestomac de Gage fit un long tonneau au ralenti.

— Quoi ? Tu as dévalisé un site de vampires sur Internet ou quoi ?

— Jʼai mes sources. Tiens.

Elle lui tendit la bouteille dʼeau posée sur le carton.

— Il est recommandé de boire beaucoup dʼeau avant, dʼautant que là, on va prendre trois fois plus de sang que lors dʼun prélè-

vement ordinaire.

Il attrapa la bouteille et jeta un coup dʼœil dans le carton avec une grimace.

— Si je dois encore me faire charcuter pour le rituel, on pourrait peut-être sʼen contenter.

— La prise de sang sera plus efficace. Et plus hygiénique, argumenta Cybil avec un sourire. Tu es prêt à risquer ta vie pour transpercer le cœur dʼun démon et tu as la frousse dʼune petite aiguille ?

— La frousse ? Tout de suite les grands mots. Jʼimagine que tu ne tʼes jamais servie de tout ce bazar ?

— Non, mais jʼai déjà eu des piqûres et jʼai étudié la procédure.

— Aïe. Dans ce cas, laissez-moi faire, intervint Fox.

— Pas question ! Cʼest elle qui sʼy colle, décida Gage, lʼindex pointé sur Layla qui en resta bouche bée.

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Parce que cʼest toi qui te préoccuperas le plus de ne pas me faire mal. Je te connais, chérie, ajouta-t-il avec un pâle sourire à Cybil, tu es un peu brute.

— Mais... je ne veux pas, protesta Layla.

— Justement, répliqua Gage. Moi non plus.

— Je te guiderai, lʼencouragea Cybil qui tendit à son amie une paire de gants en latex.

— Bon, eh bien, puisquʼil le faut... Attends, je vais dʼabord me laver les mains.

Lʼopération fut étonnamment simple, même si Layla, quʼil avait vue ramper courageusement dans les flammes à la clairière, poussa un cri dʼorfraie tout en lui enfonçant lʼaiguille dans le bras.

Il grignota des biscuits aux noix de macadamia et but du jus dʼorange, tandis que Cybil rangeait avec efficacité les trois poches pleines.

— Grâce à ta capacité de récupération, nous avons pu tout faire en une seule fois.

— On devrait commencer par la ferme, suggéra Fox.

— Ça marche, approuva Caleb qui regarda son chien étalé sous la table basse. Comme ça, je déposerai Balourd là-bas. Il ne vient pas avec nous, cette fois.

— Après, on ira chez tes parents et ensuite en ville, continua Fox qui voulut prendre un biscuit, mais ne récolta quʼune tape sur la main de la part de Gage.

— Je ne vois pas ton sang dans la poche, frérot.

— Il a repris ses esprits, annonça Fox. Qui conduit ?

Cʼétait peut-être en pure perte. De temps et dʼeffort – sans oublier le sang de Gage. Cette crainte ne cessa de tarauder Cybil les jours suivants. Et les nuits.

Comment le temps avait-il filé aussi vite ? Celui qui leur restait se comptait désormais en heures. Une fois ce délai écoulé, elle per-drait lʼhomme quʼelle aimait, le père de son enfant. Et la vie quʼils auraient pu construire ensemble.

Elle leva les yeux lorsque Gage entra dans la salle à manger, puis reposa les doigts sur son clavier sans avoir la moindre idée de ce quʼelle allait taper.

— Il est 3 heures du matin, lui fit-il remarquer.

— Je sais. Il y a une petite pendule très pratique dans le coin droit de lʼécran.

— Tu as besoin de sommeil.

— Je suis assez grande pour savoir ce dont jʼai besoin, rétorqua-t-elle en lui décochant un regard assassin quand il sʼassit auprès dʼelle et étira ses jambes. Et ce dont je nʼai pas besoin, cʼest que tu restes assis là à me regarder travailler.

— Tu travailles pour ainsi dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis des jours. Nous avons tout ce quʼil y avait à trouver, Cybil. Il nʼy a rien de plus.

— Il y a toujours plus. Il faut continuer à creuser tant que les dés ne sont pas jetés. Jʼessaie de rassembler plus dʼinformations sur une tribu oubliée dʼAmérique du Sud qui pourrait descendre de...

Gage posa une main sur la sienne.

— Cybil, arrête.

— Comment pourrais-je arrêter ? Comment oses-tu me demander une chose pareille ? On est le 4 juillet depuis trois heures et douze minutes. Il ne reste plus que demain avant de partir pour cette clairière sinistre, et toi tu...

— Je tʼaime.

Sa main libre plaquée sur son visage, Cybil tenta de contenir ses sanglots.

— Cʼest un pas gigantesque pour moi, continua-t-il dʼune voix sereine. Il mʼarrive quelque chose que je nʼai jamais voulu et je ne mʼattendais pas à prendre une telle claque dans la figure. Mais je tʼaime. Mon père mʼa dit que ma mère avait fait de lui un homme meilleur. Maintenant, je comprends ce quʼil voulait dire, parce que pour moi cʼest pareil avec toi. Je ne retourne pas à la Pierre Païenne pour la ville ou pour les autres. Ou même toi. Je le fais aussi pour moi. Tu dois comprendre ça.

— Je sais. Le problème, cʼest de lʼaccepter. Je suis capable dʼentrer dans cette clairière avec toi. Mais je ne sais pas comment je ferai pour en ressortir sans toi.

— Je pourrais te débiter une niaiserie à lʼeau de rose, du genre

« partout où tu iras je tʼaccompagnerai », mais ni lʼun ni lʼautre ne la goberait. Il nʼy a plus quʼà attendre.

— Jʼétais tellement sûre de trouver un moyen, dit Cybil, fixant son écran, le regard vide.

— Il semble que ce soit à moi de sauver la mise. Allez, viens te coucher.

Elle se leva et se blottit contre lui.

— Tout est si tranquille, murmura-t-elle. Le 4 juillet, mais sans feu dʼartifice.

— Viens, on va en faire un en haut avant de dormir un peu.

Dans ses rêves, la Pierre Païenne brûlait tel un haut- fourneau.

Une pluie de flammes et de sang sʼabattait sur la clairière, tandis que la masse noire grouillante embrasait les arbres.

Dans ses rêves, Gage mourait. Elle avait beau se blottir contre lui et pleurer toutes les larmes de son corps, il ne revenait pas vers elle. Et de chagrin, son cœur tombait en cendres...

Cybil garda les yeux secs alors quʼils vaquaient aux derniers pré-

paratifs le 5 juillet. Caleb annonça quʼil y avait déjà eu quelques incendies, pillages et agressions en ville. Son père, le shérif Hawbaker et une poignée dʼautres sʼefforçaient de maintenir lʼordre de leur mieux.

Tout ce quʼil était possible de faire avait été fait. Tout avait été dit.

Le matin du 6, elle sangla ses armes sur elle et endossa son paquetage comme les autres. Puis le groupe quitta la jolie maison à la lisière de Hawkins Wood pour traverser les bois jusquʼà la Pierre Païenne.

Le chemin était familier, désormais. Les bruits, les odeurs, les méandres du sentier. Il y avait davantage dʼombre que quelques mois plus tôt. Logique. Plus de fleurs sauvages, et de chants dʼoiseaux aussi. Lʼendroit ne devait pas être très différent à lʼépoque dʼAnn Hawkins. Et le désespoir qui lʼhabitait lorsquʼelle avait quitté ces bois, abandonnant son bien-aimé à son sacrifice, reflétait sans doute celui que Cybil éprouvait.

Au moins serait-elle présente avec lui jusquʼà la fin.

— Mon couteau est plus grand que le tien, fit remarquer Quinn, tapotant le fourreau accroché à la taille de Cybil.

— Tu nʼas pas un couteau, mais une machette.

— N empêche. Et plus grand que celui de Layla aussi.

— Jʼai gardé la scie à chevilles de la dernière fois, déclara celle-ci. Cʼest mon porte-bonheur. Combien de gens peuvent en dire autant ?

Elles essaient de me changer les idées, se dit Cybil.

— Cybil...

Le murmure de conspirateur provenait de lʼombre épaisse sur la gauche. À la vue de la silhouette qui se tenait entre les branches, le cœur de Cybil se brisa.

— Papa.

— Ce nʼest pas lui, lʼavertit Gage qui lui agrippa le bras. Tu sais bien que ce nʼest pas lui.

Quand il voulut dégainer, Cybil lʼarrêta.

— Je sais que ce nʼest pas mon père. Mais ne fais pas ça.

— Alors, tu ne viens pas embrasser papa ? sʼexclama lʼapparition, les bras ouverts. Allez, ma princesse ! Viens donner un gros baiser à papa !

Le démon dévoila deux rangées de dents effilées comme celles dʼun requin et éclata dʼun rire inextinguible. Puis il se laboura sauvagement le visage et le corps de ses griffes, et se désintégra dans une cascade de sang noir.

— Divertissant, commenta Fox entre ses dents.

— Piètre mise en scène, tendance au cabotinage, ironisa Cybil avec un haussement dʼépaules dédaigneux, bien décidée à ne pas se laisser déstabiliser. On va ouvrir la marche avec Gage, annonça-t-elle.

Elle lui saisit la main et tous deux prirent place en tête du groupe.

20

Ils avaient prévu de faire une halte à Hester s Pool, mais sur lʼeau rougeâtre et bouillonnante de lʼétang flottaient les cadavres bouf-fis dʼoiseaux et de petits mammifères.

— Pas vraiment idéal comme ambiance pour un pique- nique, grommela Caleb. Ça va si on marche encore dix minutes avant de faire une pause ? demanda-t-il à Quinn quʼil embrassa sur la tempe, un bras autour de ses épaules.

— Eh, tu parles à une pro du jogging.

— Une pro du jogging enceinte. Comme tes copines.

— Nous sommes en pleine forme, assura Layla qui planta brusquement les doigts dans le bras de Fox.

Une silhouette dégoulinante émergea du cloaque et se dressa immobile sur lʼeau en effervescence comme sur un piédestal de pierre.

Hester Deale les contemplait, le visage émacié et hagard, les yeux vides agrandis par la folie.

— Vous enfanterez dans dʼatroces souffrances. Tous des dé-

mons ! Vous êtes damnées et sa semence est froide. Si froide.

Mes filles, venez me rejoindre. Épargnez-vous ces souffrances.

Je vous attendais. Prenez ma main...

Elle tendit des os à nu, friables et sanguinolents.

Un bras autour de la taille de Layla, Fox lʼentraîna avec fermeté.

— Fichons le camp dʼici. La folie ne cesse pas avec la mort.

— Ne mʼabandonnez pas ici toute seule ! gémit le spectre.

Quinn jeta un seul regard en arrière, empreint de pitié.

— Est-ce elle ou un autre masque de Twisse ?

— C est elle. Cʼest Hester, répondit Layla, les yeux rivés devant elle, incapable de se retourner. Je ne pense pas que Twisse soit capable de prendre son apparence, ni celle dʼAnn, parce que dʼune certaine façon elles sont encore présentes. Croyez-vous quʼelle pourra trouver le repos quand nous en aurons fini ?

— Oui, jʼen suis persuadée, assura Cybil avec un dernier regard à Hester qui, en pleurs, sʼenfonçait dans lʼétang. Elle fait partie de nous. Ce que nous faisons, cʼest aussi pour elle.

Ils marchèrent dʼune seule traite jusquʼà la clairière. Était-ce à cause de lʼadrénaline ou des biscuits que Fox, fidèle à sa tradition, distribua généreusement sur le trajet ? La Pierre Païenne trônait en son centre dans le silence, semblant les attendre.

— Il nʼa pas essayé de nous arrêter, fit remarquer Caleb. À peine une petite escarmouche.

— Il ne veut pas gaspiller son énergie, répliqua Cybil qui se dé-

chargea de son sac. Et comme il pense avoir détruit notre seule arme, il joue au fanfaron.

— Ou alors il sʼen prend à la ville, comme la dernière fois, dit Caleb qui sortit son portable et appuya sur le numéro préenregistré de son père.

Le visage fermé, il attendit un moment, puis replia le combiné.

— Impossible de le joindre. Il nʼy a que de la friture.

Quinn lʼenserra dans ses bras.

— Jim Hawkins va lui montrer de quel bois il se chauffe. Tel père, tel fils.

— Nous pouvons tenter un contact par télépathie, Fox et moi, proposa Layla, mais Caleb secoua la tête.

— Non. De toute façon, nous ne pourrions rien faire, ni en ville ni à la ferme. Et puis nous devons économiser notre énergie. Instal-lons-nous.

Gage ramassa une brassée de bois et la déposa près de Cybil qui déballait les provisions.

— Lʼeffort semble superflu, commenta-t-il. Il suffirait dʼattendre quelques heures pour avoir une bonne flambée.

— Ce sera notre feu. Une distinction capitale, répondit Cybil, une Thermos à la main. Tu veux du café ?

— Pour une fois, non. Je vais prendre une bière.

Gage sʼen ouvrit une et regarda à la ronde.

— Bizarre, je me sentirais mieux sʼil nous avait attaqués comme la dernière fois. Pluie de sang, vent déchaîné, froid glacial. Ce numéro avec ton père...

— Oui, je sais. Il ne sʼest pas foulé. Comme sʼil nous disait :

« Bonne promenade, je vous rejoins plus tard. » Lʼarrogance est une faiblesse, et nous allons nous charger de la lui faire regretter.

Il lui prit la main.

— Viens par ici une minute.

— Nous avons le feu à allumer, protesta-t-elle alors quʼil lʼentraî-

nait à la lisière de la clairière.

— Cʼest Caleb le scout, il va sʼen occuper. Il ne reste plus beaucoup de temps.

Il posa les mains sur ses épaules, lui caressa les bras.

— Jʼai une faveur à te demander.

— Tu devras vivre pour tʼassurer que je me conforme à ta volonté.

— Je saurai. Si cʼest une fille... (Il vit les yeux de Cybil sʼembuer de larmes, quʼelle parvint à refouler.)... je veux Catherine comme deuxième prénom, en souvenir de ma mère.

— Très facile, comme faveur.

— Si cʼest un garçon, pas question de lʼappeler comme moi. Pas de junior ou de connerie du genre. Choisis ce que tu veux et ajoute le prénom de ton père en deuxième position. Voilà. Et assure-toi quʼil – ou elle – ne soit pas un gogo aux cartes. On ne mise pas ce quʼon nʼa pas les moyens de perdre et...

— Veux-tu que je prenne des notes ?

Il lui tira gentiment les cheveux.

— Tu tʼen souviendras. Et donne-lui ça, enchaîna Gage en extir-pant un jeu de cartes de sa poche. La dernière main que jʼai sortie avec ce jeu, cʼétait un carré dʼas. Il lui portera chance.

— Je le garde, mais je veux croire – et tu nʼas pas le droit de mʼen empêcher – que tu le lui donneras toi-même.

— Dʼaccord.

Prenant le visage de Cybil entre ses mains, il glissa les doigts dans ses longues boucles brunes et lʼattira à lui avec tendresse.

— Tu es ce qui m est arrivé de mieux dans ma vie, lui dit-il avant de lʼembrasser. Allons-y, nous avons du travail.

Cybil suivit les étapes dans lʼordre. Le feu, la pierre, les bougies, les incantations, le cercle de sel. Fox avait allumé le petit ghetto-blaster quʼil avait apporté et ils sʼaffairaient en musique. Un autre détail important, jugeait-elle, histoire de montrer à leur ennemi quʼils sifflaient en travaillant.

— Dis-moi ce que je peux faire pour toi, lui demanda Quinn qui lʼaidait à disposer les bougies sur lʼautel de pierre.

— Croire en notre réussite – et celle de Gage.

— Jʼy crois. Cybil, regarde-moi. Personne, pas même Caleb, ne me connaît aussi bien que toi. Jʼy crois dur comme fer.

— Moi aussi, jʼy crois, ajouta Layla qui sʼapprocha et posa la main sur celle de Cybil.

— Là, tu vois, dit Quinn qui recouvrit leurs mains de la sienne.

Trois femmes enceintes ne peuvent pas se... Eh ! Quʼest-ce que cʼest ?

Layla les regarda tour à tour.

— Je rêve, ou elle a bougé ?

— Chut, attends, dit Cybil qui étala les doigts sur la pierre sous les mains de ses amies. Elle est chaude et vibre comme une respiration.

— La première fois que Caleb et moi lʼavons touchée ensemble, elle sʼest réchauffée aussi, fit remarquer Quinn. Et là, nous nous sommes brusquement retrouvés plusieurs siècles en arrière.

Peut-être quʼen nous concentrant, nous verrions quelque chose.

Soudain, une violente bourrasque se leva et les précipita toutes trois à terre.

— Que le spectacle commence ! lança Fox, tandis quʼune armée de gros nuages noirs roulaient, menaçants, vers le soleil cou-chant.

En ville, Jim Hawkins aidait le shérif Hawbaker à traîner un homme hurlant à lʼintérieur du bowling. Le père de Caleb avait le visage en sang, la chemise déchirée, et il lui manquait une chaussure perdue au cours de la mêlée dans Main Street. Les pistes résonnaient des cris, gémissements et rires hystériques dʼune bonne douzaine de prisonniers ligotés.

— On va finir par manquer de corde, dit Hawbaker.

Ménageant le bras qui lʼélançait terriblement après la morsure du professeur dʼhistoire de son fils, il attacha lʼenseignant au système de retour des boules et se laissa choir sur un banc avec un soupir exténué.

— Plus que quelques heures à tenir, lʼencouragea Jim qui lʼimita et, le souffle court, épongea son visage en sueur.

Ils avaient enfermé une demi-douzaine de personnes dans lʼancienne bibliothèque, plus quelques autres à lʼabri çà et là dans ce que Caleb appelait des zones de sécurité.

— Il reste des centaines dʼhabitants en ville. Et seulement une poignée qui, comme nous, ont encore leurs esprits ou ne sont pas terrés quelque part en attendant que ça se tasse. Il y a déjà eu un incendie à lʼécole, un autre chez la fleuriste, deux chez des particuliers.

— Ils ont été éteints.

— Pour cette fois.

Un brusque fracas à lʼextérieur fit sursauter Jim. Hawbaker se le-va dʼun bond, dégainant son arme de service. Puis il tourna le revolver et le tendit par la crosse à Jim.

— Je préfère que vous le preniez.

— Cʼest dangereux, ces machins-là, Wayne. Pourquoi ?

— Jʼai un sacré mal de crâne. Comme si quelquʼun tapait dessus pour y entrer, expliqua le shérif. Sʼil arrive à ses fins, je veux que vous ayez mon arme. Et que vous vous chargiez de moi si né-

cessaire.

Jim se leva lentement et prit le revolver avec une infinie circons-pection.

— Tous ceux qui font comme nous depuis deux heures ont forcément un mal de tête carabiné. Si vous voulez, jʼai du Tylenol derrière le comptoir.

Wayne Hawbaker dévisagea Jim avec de grands yeux, puis éclata de rire à sʼen tenir les côtes.

— Du Tylenol, bien sûr. Ça va lui faire son affaire.

Il rit jusquʼà ce que les larmes roulent le long de ses joues. Jusquʼà ce quʼil se sente humain.

Dehors, le vacarme reprit de plus belle. Le shérif pivota vers les portes avec un soupir.

— Vous feriez mieux dʼapporter tout le flacon.

— Il a apporté la nuit avec lui, cria Caleb, tandis que les bourrasques déchaînées les lacéraient de leurs griffes glacées.

À lʼextérieur du cercle grouillait une masse informe de serpents qui se mordaient et sʼentre dévoraient avant de finir en cendres.

— Entre autres, répondit Quinn sur le même ton, brandissant sa machette, prête à massacrer tout ce qui franchirait le filet de sel.

— Il essaie de nous attirer à lʼextérieur, fit remarquer Gage sans quitter des yeux le molosse à trois têtes qui arpentait la clairière à grand renfort de grognements et claquements de mâchoires.

— Il nʼest pas vraiment là, dit Fox. Ce ne sont que des... échos.

Il protégeait de son mieux Layla de la fureur du vent, mais celui-ci soufflait de partout en violents tourbillons.

— Des échos vraiment puissants, nota celle-ci, une main crispée sur sa scie.

— Cʼest toujours plus puissant dans lʼobscurité, commenta Gage.

Et encore plus pendant les Sept. Nous y sommes presque.

— Sʼil est en ville maintenant... sʼinquiéta Fox. Si cʼest aussi fort en ville...

— Ils tiendront bon, assura Cybil. Et nous allons lʼattirer ici.

Le téléphone de Fox se mit à sonner.

— Impossible de voir le correspondant. Lʼécran est noir.

Avant quʼil ait eu le temps de déplier le combiné, un flot de voix en jaillit. Des cris, des sanglots. Les voix suppliantes de ses parents hurlant son nom.

— Cʼest un leurre, Fox ! sʼexclama Layla.

Il lui adressa un regard désespéré.

— Je ne sais pas.

— C est une illusion, je te dis.

Avant quʼil puisse lʼen empêcher, elle lui arracha le téléphone et le jeta hors de portée.

Avec un long sifflement appréciateur, Bill Turner émergea de lʼombre entre les arbres.

— Elle a des couilles, la garce. Engagée ! Eh, petit merdeux, jʼai quelque chose pour toi, lança-t-il à Gage, faisant claquer son ceinturon entre ses mains. Viens par ici et comporte-toi en homme !

Cybil écarta Gage du coude.

— Espèce de connard ! Lui au moins est mort en homme. Toi, tu piailleras comme une femmelette !

— Nʼinsulte pas le démon, chérie, la prévint Gage. Émotions humaines positives, souviens-toi.

— Bon sang, cʼest vrai. Attends, je vais tʼen donner, de lʼémotion positive.

Elle pivota vers lui dans la tempête hurlante et étouffa presque Gage dʼun baiser aussi fougueux que le vent.

— Je te réserve pour mon dessert ! tonna le démon qui, après Bill Turner, prit lʼapparence du père de Cybil. Lʼengeance que je planterai en toi naîtra en te lacérant les entrailles.

Elle ferma son esprit à ces horreurs et concentra tout son amour

– si fort, si nouveau – sur Gage.

— Il ne sait pas, murmura-t-elle contre ses lèvres.

Le vent retomba aussi brusquement quʼil sʼétait levé. Lʼœil du cy-clone, songea-t-elle.

— Il ne sait pas, répéta-t-elle, effleurant son ventre du bout des doigts. Cʼest une des réponses que nous nʼavons jamais trouvées. Elle existe forcément.

— Il nous reste un peu plus dʼune heure avant 23 h 30, le moment de lumière avant minuit, annonça Caleb, les yeux levés vers le ciel dʼun noir pur. Il faut nous y mettre.

— Tu as raison. Allumons les bougies tant que cʼest encore possible, dit Cybil, priant pour que la réponse leur vienne à temps.

Une fois de plus, le couteau passa de lʼun à lʼautre et ils mêlèrent leur sang, formant un cercle autour de la pierre, les mains jointes.

Cette fois, songea Cybil, ce nʼétaient plus trois, ni même six, mais neuf vies potentielles quʼils alignaient.

Sur lʼautel brûlaient six bougies, une pour chacun dʼeux, plus une septième symbolisant leur but commun. À lʼintérieur de ce cercle de feu, trois bougies plus petites représentaient les petites étincelles de vie quʼils avaient allumées.

— Il arrive, prévint Gage.

— Comment le sais-tu ?

— Il a raison, confirma Caleb qui se pencha pour embrasser Quinn. Quoi quʼil se passe, reste dans le cercle.

— Jʼy resterai tant que tu y seras.

— Pas de dispute, les enfants, intervint Fox avant que Caleb ne proteste. Cʼest une perte de temps.

Il embrassa Layla avec effusion.

— Layla, tu es tout pour moi. Quinn, Cybil, vous appartenez au club très fermé des filles les plus top que je connaisse. Quant à vous, les gars, je ne changerais pas une minute de ces trente et une dernières années. Alors quand nous ressortirons de lʼautre côté, nous échangerons de viriles poignées de main. Avec les filles, je privilégierai de gros baisers mouillés avec un petit extra pour ma chérie.

— Ça y est, tu as fini ton discours dʼadieu ? lança Gage. Moi aussi, je suis pour les gros baisers mouillés. Dont un payable dʼavance.

Il attira Cybil à lui. Sʼil ne lui restait plus que quelques minutes à vivre, il comptait bien emporter le goût de ses lèvres dans les té-

nèbres. Il sentait son poing fermé avec force et possession sur sa chemise. Puis elle le lâcha.

— Un simple acompte, dit-elle, pâle et déterminée. Maintenant je le sens, moi aussi. Il est tout près.

Un grondement sourd monta du fin fond des bois. Les arbres sʼagitèrent, puis claquèrent tels des fouets les uns contre les autres. À la lisière de la clairière, les premières flammes crachotè-

rent et crépitèrent dans les broussailles.

— Bang, bang, on the door, baby, chantonna Quinn, et Caleb la dévisagea avec de grands yeux.

— Love Shack ?

— Je ne sais pas pourquoi ça mʼest passé par la tête.

Fox éclata de rire.

— Parfait ! Eh ! Frappe plus fort, chéri !

— Bang, bang, on the doort baby, entonna à son tour Layla qui dégaina sa scie à chevilles.

— Plus fort, vous autres ! Je n entends rien ! les encouragea Fox.

Tous se mirent à chanter en chœur, tandis quʼautour de la clairière la forêt sʼembrasait et quʼune odeur pestilentielle saturait lʼair. Un défi idiot, sans doute, se dit Gage, mais tellement humain. Comme cri de guerre, il avait déjà entendu pire.

Une pluie de sang sʼabattit sur la terre roussie avec un grésillement sinistre, soulevant un nuage de vapeur fétide. Lorsquʼil se dissipa, le garçon se tenait dans la clairière, un étrange sourire aux lèvres. Le vent redoubla de violence, hurlant tel un millier de voix torturées. Le démon ouvrit la bouche et un flot sonore inhumain en jaillit.

Ils continuèrent de chanter.

Gage fit feu. Les balles se fichèrent dans la chair et un filet de sang noir dégoulina des plaies béantes. Le mugissement de la bête ouvrit des fissures dans le sol. Dans un tourbillon étourdis-sant de vrilles et de spirales, le garçon enchaîna les métamorphoses. Chien, serpent, homme. Mais toujours pas sa forme originelle.

Caleb bondit hors du cercle protecteur et planta sa lame dans lʼapparition à plusieurs reprises. Le cri inhumain se fit suraigu, trahissant à la fois douleur et fureur. Avec un hochement de tête, Gage sortit la calcédoine de sa poche et la posa au centre des bougies allumées sur la pierre plate.

Comme un seul homme, ils jaillirent tous les six du cercle et se retrouvèrent précipités en enfer. Derrière eux, au centre de lʼautel, la Pierre Païenne sʼembrasa.

Quelque chose fusa de la fumée âcre à la vitesse de lʼéclair et la-céra le torse de Caleb qui tituba en arrière. Fox se rua aussitôt à la rescousse, mais il nʼy avait plus rien.

— Attention ! prévint-il Layla avant de la plaquer au sol.

Cette fois, Gage vit des serres monstrueusement effilées déchirer la fumée, manquant le visage de Layla de quelques centimètres.

— Il joue avec nous, cria-t-il.

Quelque chose lui sauta sur le dos et des crocs acérés se plantè-

rent dans sa chair. Il se contorsionna en tous sens pour s en dé-

barrasser. En vain. Tout à coup, le poids disparut et il découvrit Cybil, debout près de lui, la lame de son couteau noire de sang.

— Quʼil sʼamuse, dit-elle dʼun ton glacial. Je suis un peu brute, tu te souviens.

— On se replie ! ordonna-t-il. Tout le monde dans le cercle !

Il se releva tant bien que mal et se traîna à lʼintérieur du cercle protecteur où la Pierre Païenne crachait des flammes.

— Nous le blessons, déclara Layla qui se laissa tomber à genoux par terre pour reprendre son souffle. Je sens sa douleur.

— Ça ne suffit pas, objecta Gage, contemplant ses compagnons couverts de sang comme lui, le leur et celui de la bête. Le temps presse et on ne le tuera pas comme ça. Il nʼy a quʼun moyen, conclut-il, posant une main sur celle de Cybil jusquʼà ce quʼelle consente à abaisser son couteau.

— Il va te tuer ! protesta-t-elle. En lʼattaquant, nous lʼaffaiblissons.

— Non, intervint Fox, frottant ses yeux irrités. On lʼamuse, cʼest tout. Au mieux, on le distrait un peu. Désolé.

— Mais...

Cybil se retourna vers la Pierre Païenne. Elle leur appartenait, elle en était persuadée. Nʼavait-elle pas réagi tout à lʼheure quand Quinn, Layla et elle lʼavaient touchée ?

Elle lâcha son couteau – à quoi pouvait-il lui servir maintenant ?

Retenant son souffle, elle plongea une main dans les flammes et la posa sur lʼautel.

— Quinn ! Layla !

— A quoi joues-tu, bon sang ? gronda Gage.

— Je le distrais. Et avec un peu de chance, je vais réussir à beaucoup lʼénerver.

La chaleur était vive, mais ne brûlait pas. Peut-être tenait-elle enfin sa réponse. Ivre dʼespoir, elle plaça sa main libre sur son ventre, tandis que le faisceau de feu illuminait son visage.

— Voici le pouvoir. La lumière. Nous. Q, sʼil te plaît...

Sans une seconde dʼhésitation, Quinn plongea la main dans les flammes et la posa sur celle de Cybil.

— Elle vibre ! Layla !

Layla était déjà là. Elle les imita.

Dans sa tête, Cybil entendit la pierre chanter dʼun millier de voix célestes. Les flammes qui jaillissaient de son cœur devinrent dʼun blanc aveuglant. Sous leurs pieds, la terre se mit à trembler, un déchaînement de violence aussi soudain que furieux.

— Ne lâchez pas prise ! cria-t-elle, les yeux embués de larmes de joie.

À travers le faisceau de lumière, elle croisa le regard de Gage.

— Tu es vachement futée, lui dit-il.

Dans la clairière, la fumée se densifia peu à peu et les ténèbres se matérialisèrent. Une paire dʼyeux dʼun vert sinistre bordé dʼun liseré rougeâtre sʼouvrit dans la masse mouvante qui ne cessait dʼenfler au point de dévorer la terre et le ciel. Bientôt, il nʼy eut plus que les ténèbres, cernées de murailles de flammes rouges.

Un rugissement de rage résonna dans la tête de Cybil, et elle sut que les autres lʼentendaient aussi.

Je les arracherai, braillant et palpitant, de vos ventres et mʼen dé-

lecterai comme du petit lait.

Maintenant il sait, se dit Cybil.

— Cʼest le moment. Tenez bon !

La pierre vibrait sous sa main, mais elle ne quittait pas Gage des yeux.

— Jʼen ai bien lʼintention.

À son tour, il plongea la main dans les flammes et en retira la calcédoine en feu. Puis il se détourna de Cybil, son beau visage gravé dans son esprit, et échangea un dernier regard avec ses frères.

— Cʼest le moment de vérité, dit-il. Prenez soin de ceux que jʼaime.

Et, la pierre serrée dans son poing, il sauta dans la masse obs-cure.

— Non ! hurla Cybil, en larmes.

— Tiens bon, lʼencouragea Quinn qui raffermit sa prise sur sa main – et, de lʼautre côté, Layla lʼimita.

— Je ne le vois pas ! sʼinquiéta celle-ci. Je ne le vois pas. Fox !

Il la rejoignit, bientôt suivi de Caleb, et tous deux posèrent à leur tour la main sur lʼautel de pierre, bouleversés. La masse noirâtre laissa échapper un grognement et ses yeux semblèrent irradier de plaisir.

— Il ne va pas le prendre ! Pas comme ça ! sʼemporta Caleb. Je vais le chercher.

Cybil réprima un sanglot.

— Impossible. Cʼest le seul moyen dʼen finir. Cʼest la réponse.

Tenez bon, ne lâchez pas la pierre. Tenez bon.

Un éclair aveuglant déchira le rideau de pluie et la terre trembla dans un grondement de tonnerre.

À Hollow, Jim Hawkins sʼaffala sur la chaussée. À côté de lui, le shérif Hawbaker se protégea les yeux de la soudaine explosion de lumière.

— Vous avez vu ça ? sʼexclama Jim, mais sa voix fut engloutie par le fracas titanesque qui sʼensuivit.

A genoux au milieu de Main Street, ils sʼagrippèrent comme deux poivrots, aveuglés et désorientés.

À la ferme, Brian serrait la main de sa femme dans la sienne, tandis que les centaines de réfugiés dans ses champs avaient les yeux tournés vers le ciel.

— Seigneur, les bois sont en feu ! Il y a un incendie dans Hawkins Wood !

— Ce nʼest pas un simple incendie, répondit Joanna, la gorge nouée. Cʼest... autre chose.

Dans la clairière de la Pierre Païenne, la pluie se transforma en gouttelettes de feu. Celles-ci devinrent bientôt autant dʼétincelles de lumière qui sʼabattirent sur les ténèbres, les dévorant peu à peu dans un concert de grésillements et un nuage de fumée.

— Ça marche ! Il est en train de tuer le démon ! sʼécria Cybil, saisie dʼune brusque fierté malgré son chagrin. Surtout ne le lâchez pas. Il faut pouvoir le ramener !

La souffrance était si atroce quʼelle dépassait tout entendement.

Un froid féroce lié à une fournaise intolérable. Des milliers de griffes et de crocs le déchiquetaient et le lacéraient – chaque blessure était à elle seule une torture indescriptible. Englué dans le sang du démon, il sentait le sien bouillonner sous sa peau cra-quelée.

Les ténèbres sʼétaient refermées sur lui, lʼenserrant dans un car-can si étroit quʼil sʼattendait à sentir ses côtes céder sous la pression. Un concert de hurlements stridents, rires hystériques et supplications lui déchirait les tympans.

Le démon était-il en train de le digérer vivant ?

Il rampait tant bien que mal dans le magma humide et gluant, au bord de la suffocation à cause de la puanteur et du manque dʼair, les membres engourdis par le froid sibérien, tandis que les lambeaux de sa chemise se consumaient sous lʼeffet de la chaleur.

Je suis en enfer, songea-t-il.

Et là-haut, tout là-haut, cette masse noire palpitante veinée de rouge était son cœur.

Rassemblant ses forces qui déclinaient à vue dʼœil, il progressait péniblement, centimètre par centimètre. Des dizaines dʼimages se bousculaient dans son cerveau. Sa mère le tenant par la main, alors quʼils traversaient un champ lʼété. Caleb, Fox et lui jouant aux petites voitures dans le bac à sable fabriqué par Brian à la ferme. À vélo avec eux dans Main Street. Pressant leurs poignets ensanglantés devant le feu de camp. Le regard sensuel de Cybil par-dessus son épaule. Cybil qui venait vers lui. Qui mouvait son corps sous le sien. Qui pleurait pour lui.

Cʼétait presque la fin. Sa vie défilait devant ses yeux. Fatigué, si fatigué. Engourdi. Et cette lumière, se dit-il, pris de vertiges. Le fameux tunnel de lumière. Quel cliché.

Le moment était venu de mettre cartes sur table. La calcédoine vibrait dans le creux de sa paume. Un jaillissement de feu entre ses doigts serrés le cabra en arrière de tout son corps.

Le faisceau de lumière blanche était aveuglant. Dans son esprit, il discerna une silhouette. Lʼhomme ferma les mains sur les siennes. Ses yeux gris sereins regardaient droit dans les siens.

Ce nʼest pas la fin. Mon sang, son sang, votre sang. La bête péri-ra par le feu.

Leurs mains jointes plongèrent la pierre dans le cœur du démon.

Dans la clairière, lʼexplosion projeta Cybil à terre. Un souffle brû-

lant la submergea, lʼenvoyant rouler tel un caillou dans le ressac.

Aussi flamboyante que le soleil, la lumière lʼaveugla avec une violence inouïe, noyant les bois, lʼautel et le ciel dans un océan de feu. Puis, lʼinstant dʼaprès, le monde se trouva comme suspendu, avec un contraste dʼune netteté irréelle, un peu comme le négatif dʼune photographie.

À la lisière de la clairière, elle vit miroiter deux silhouettes – un homme et une femme passionnément enlacés. Mais déjà ils avaient disparu, et le monde se remit à tourner.

Quand le vent sʼapaisa et que les ultimes flammèches de lʼincendie sʼétouffèrent, Cybil aperçut Gage gisant sur la terre noircie.

Elle se précipita vers lui et tomba à genoux, cherchant sa carotide du bout de ses doigts tremblants.

— Je ne sens pas son pouls !

Il y avait tant de sang. Son visage et son corps semblaient avoir été déchiquetés par une bête féroce.

Caleb sʼagenouilla à son tour et lui prit la main.

— Reviens à toi, bon Dieu !

De lʼautre côté, Fox lʼimita.

— Il faut le réanimer, dit Layla.

Quinn se mit aussitôt à califourchon sur Gage et entama le mas-sage cardiaque.

Cybil allait basculer la tête de Gage en arrière pour commencer le bouche-à-bouche, quand elle sʼaperçut que la Pierre Païenne était encore enveloppée dʼun halo de feu pur et blanc.

— Portez-le sur lʼautel. Vite !

Caleb et Fox déposèrent le corps ensanglanté et inanimé sur le lit de flammes qui couvaient sur la pierre plate.

— Sang et feu, dit Cybil qui embrassa Gage sur la main, puis les lèvres. Jʼavais fait un rêve... Je me suis trompée.

Vous gisiez tous sur la pierre, comme si vous étiez morts de ma main, et Gage émergeait des ténèbres pour me tuer. Ce nʼétait que mon ego. Une bête histoire dʼego. En réalité, nous étions tous autour de la pierre et Gage sortait des ténèbres après avoir vaincu le démon. Gage, par pitié, reviens à toi !

Elle pressa de nouveau ses lèvres contre les siennes.

— La mort nʼest pas la réponse. Respire, Gage ! lʼimplora- t-elle, mouillant son visage de ses larmes.

Au désespoir, Cybil le couvrit de baisers. Soudain, elle sentit un souffle presque imperceptible contre ses lèvres.

— Il respire !

— Il revient à lui ! s écria Caleb, la main crispée sur celle de son ami.

Les yeux de Gage papillonnèrent. Au prix dʼun suprême effort, il parvint à les ouvrir. Son regard sʼarrêta sur le visage de Cybil.

— Je... jʼai eu de la chance.

Le corps agité de tremblements, Cybil posa la tête sur son torse, éperdue de soulagement dʼy entendre les battements sourds et réguliers de son cœur.

— Comme nous tous.

— Eh, Turner ! sʼexclama Fox qui se pencha au-dessus de lui avec un sourire radieux. Tu me dois mille dollars, mon vieux. Putain de joyeux anniversaire !

Épilogue

Gage se réveilla seul au lit. Dommage, fut sa première pensée, parce qu'il était en pleine forme. Enfin, presque. Le soleil entrait à flots par les fenêtres. Il avait sans doute dormi quelques heures.

Mourir, ça crevait son homme.

Il ne gardait qu'un souvenir flou du trajet de retour. À peine capable de mettre un pied devant l'autre, il en avait effectué une grande partie soutenu par Caleb et Fox, quasiment aussi exté-

nués que lui. Un petit miracle.

De retour à la maison, il était si affaibli que ses amis avaient dû l'aider sous la douche à laver le sang, la boue et autres souillures répugnantes rapportées de son séjour en enfer.

Mais il n'avait plus de mal à respirer - un bon signe. Quand il s'assit, sa tête ne se mit pas à tourner. Il se leva avec prudence.

Aucun vertige, aucune douleur interne. Restant immobile un instant, histoire de s'assurer qu'il ne risquait pas de perdre l'équilibre, il effleura du bout des doigts la fine cicatrice à son poignet, puis celle qui lui barrait l'épaule.

La lumière et les ténèbres. Il portait les deux en lui.

Gage enfila un Jean et un tee-shirt, puis descendit.

La porte d'entrée était ouverte, laissant pénétrer dans la maison les rayons bienfaisants du soleil et la douce brise d'été. Il aperçut Caleb et Fox sur la terrasse de devant, en compagnie de Balourd vautré entre leurs fauteuils. Lorsqu'il sortit, il fut accueilli par leurs sourires radieux. Fox ouvrit la glacière posée à côté de lui pour attraper une bière qu'il lui tendit.

— Tu lis dans mes pensées.

— Exactement, répondit Fox qui se leva, imité par Caleb.

Tous trois trinquèrent à leur victoire.

— On lui a foutu une sacrée raclée, dit Fox.

— Je veux.

— Content que tu sois encore en vie, vieux, ajouta Caleb.

— Tu me l'as répété au moins dix fois hier sur le chemin du retour.

— Je n'étais pas sûr que tu t'en souvenais. Tu étais méchamment dans les vapes.

— C'est déjà du passé. Et à Hollow ?

— Mon père, Hawbaker et quelques autres ont tenu bon. Ça a chauffé là-bas, expliqua Caleb, le regard perdu au-delà du jardin.

Incendies, pillages...

— La violence habituelle, continua Fox. Il y a plusieurs blessés à l'hôpital et certains vont devoir décider s'ils veulent reconstruire.

Mais Jim Hawkins est le héros du jour.

— Il a un poignet cassé, plusieurs coupures et des tas d'hématomes, mais il s'en est sorti. Tout va bien à la ferme aussi, enchaîna Caleb. Nous sommes allés aux nouvelles et chercher Balourd avant de faire le tour de la ville. Ça aurait pu être pire. Bien pire.

Pas un seul mort à déplorer. Hollow te doit une fière chandelle, frérot.

— À nous tous, rectifia Gage qui avala une gorgée de bière. Enfin, oui, surtout à moi.

— À propos, lui rappela Fox, n'oublie pas les mille dollars - chacun.

Gage abaissa sa bouteille, dévoilant un sourire de défi.

— Pour une fois, un pari que ça ne me dérange pas de perdre.

Sans crier gare, Fox l'attira à lui avec vigueur et lui planta un baiser sonore sur la bouche.

— J'ai changé d'avis au sujet de la poignée de main virile, dit-il en guise d'explication.

— Tu délires ou quoi, O'Dell ? protesta Gage, interloqué.

Il eut à peine le temps de réagir que Caleb passait à l'assaut. Hilare, Gage s'essuya la bouche d'un revers de main.

— Heureusement que personne ne nous a vus. J'aurais été obligé de vous foutre une raclée.

Bon anniversaire à nous, dit Caleb qui leva de nouveau sa bière.

Tandis qu'ils entrechoquaient leurs bouteilles, Quinn et Layla sortirent sur la terrasse.

— Le voilà ! Donne-moi ta bouche, mon joli !

Quinn l'embrassa à son tour sur la bouche, et Gage hocha la tête avec approbation.

— Là, d'accord.

— A mon tour, décréta Layla qui écarta Quinn du coude et recommença le rituel. Ça te dirait, une fête ? Les parents de Fox et de Caleb sont dans les starting-blocks. Si tu te sens d'attaque, on les appelle.

— Une fête d'anniversaire ? Ça faisait une éternité.

— Pourquoi pas ?

— En attendant, il y a quelqu'un qui veut te voir à la cuisine.

Cybil n'était pas dans la cuisine, mais sur la terrasse de derrière.

Seule. Lorsqu'elle se retourna et qu'il vit son visage s'illuminer, Gage sut qu'il avait tout le bonheur dont un homme pouvait rêver.

Elle lui sauta au cou et il la fit tournoyer à s'en étourdir.

— On a réussi, murmura-t-il, peinant à trouver ses mots.

— Oui, on s'en est sortis.

Il la reposa et embrassa sa tempe meurtrie.

— Pas trop cabossée ?

— Ça va. Un autre petit miracle parmi tant d'autres.

— Dent était avec moi.

Elle repoussa les mèches qui lui tombaient sur le front et, du bout des doigts, caressa son visage, ses épaules.

— Tu nous as un peu raconté, cette nuit. Tu étais très faible, à la limite du délire parfois.

— J'allais réussir, je le savais. Mais il fallait que je jette mes dernières forces dans la bataille et j'y serais sans doute resté. Et soudain il y a eu cette explosion de lumière - une vraie superno-va.

— Nous l'avons vue aussi.

— J'ai vu Dent - dans ma tête, je crois. Je serrais la pierre dans le creux de ma main. Elle était en feu. Les flammes jaillissaient entre mes doigts et elle a commencé à... Ça paraît complètement dingue.

— À chanter, termina Cybil. Les deux pierres chantaient.

— C'est ça. Un millier de voix. Alors j'ai senti la main de Dent se refermer sur la mienne. Et il y a eu... comme une fusion. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Oui, parfaitement.

— « Ce n'est pas la fin », c'est ce qu'il m'a dit et ensemble, nous avons plongé la calcédoine dans le cœur du démon. J'ai entendu ses hurlements, Cybil. Je l'ai senti... imploser. Et après, plus rien jusqu'à ce que je reprenne conscience. Rien à voir avec la dernière fois quand cette ordure m'a mordu. Là, j'avais l'impression de flotter sur un petit nuage. Un trip très agréable.

— La lumière l'a pulvérisé, dit Cybil. C'est le mot qui se rapproche le plus du phénomène auquel j'ai assisté. Et l'espace d'un instant, à peine une seconde, je les ai vus. Giles Dent et Ann Hawkins, passionnément enlacés. Je les ai sentis ensemble. Alors j'ai compris.

— Quoi donc ?

— Depuis le début, il devait s'agir de son sacrifice personnel. Il avait besoin de nous, de toi. Comme nous savions ce qu'il avait fait et qu'en connaissance de cause, tu as accepté de faire l'of-frande de ta vie, il a pu donner la sienne à ta place. Ce n'est pas la fin, c'est aussi ce qu'il avait dit à Ann, à nous. Toutes ces an-nées, il a continué d'exister. Maintenant, il a retrouvé Ann et je sais que ça fait cliché, mais tous deux sont en paix. Comme nous tous.

— Il va nous falloir un moment pour nous y habituer. Mais je suis prêt à essayer, dit Gage qui lui prit la main. Voilà comment je vois les choses. On va rester encore un ou deux jours, le temps que la poussière retombe. Et après, on met les voiles quelques semaines. Avec la veine que je me trimbale en ce moment, j'ai toutes les chances de gagner assez pour tʼacheter une bague de la taille d'un bouton de porte. Si l'idée te plaît.

— Elle me plaît, s'il s'agit d'une demande bien réelle, et non plus hypothétique.

— Plus réelle, tu meurs. Et si on se mariait à Vegas ? On arriverait bien à traîner là-bas tous les gens qui comptent pour nous.

Cybil inclina la tête, puis éclata de rire.

— Vegas ? Je ne sais pas pourquoi, mais ça me semble absolument parfait. D'accord.

Elle prit son visage à deux mains et l'embrassa avec fougue.

— Bon anniversaire ! clama-t-elle.

— Je n'arrête pas d'entendre ça, aujourd'hui.

— Attends-toi à ce que ça continue. Je t'ai fait un gâteau.

— Sans blague ?

Elle se glissa contre lui et noua les bras autour de son cou.

— Un gâteau à sept étages, comme promis. Je t'aime, Gage.

J'aime tout chez toi.

— Moi aussi, je t'aime. Une femme qui accepte de se marier à Vegas, qui sait faire des gâteaux et est aussi intelligente qu'Ein-stein : je suis un homme comblé.

Enlacés, ils contemplèrent la lisière de Hawkins Wood au-delà du jardin, là même où s'ouvrait le sentier tortueux qui menait au fond des bois.

Au bout de ce sentier, après Hester's Pool où l'eau de l'étang coulait à nouveau claire et pure, la terre roussie de la clairière commençait déjà à verdir. Et en son cœur, sous un soleil radieux, se dressait la Pierre Païenne, sereine et silencieuse.