Prologue

Mazatlàn, Mexique, avril 2001

Au-dessus de lʼimmensité bleutée de lʼocéan, le soleil zébrait le ciel du petit matin de longues traînées rose nacré, tandis que Gage Turner arpentait le sable blanc de la plage, ses vieilles Nike nouées sur lʼépaule par leurs lacets effilochés. Le bas de son pantalon était râpé et le jean lui-même blanchi par lʼusure. La brise tropicale agitait une tignasse qui nʼavait pas vu de coiffeur depuis plus de trois mois.

En cet instant, il nʼavait sans doute pas meilleure allure que les sans-abri qui ronflaient çà et là sur le sable. Lui aussi avait une ou deux fois piqué un roupillon sur la plage quand sa chance était en berne, et il savait quʼon viendrait déloger les importuns avant le réveil des « vrais » touristes.

Malgré son apparence négligée, la chance était de son côté en ce moment. Il avait même la baraka. Avec ses gains de la nuit pré-

cédente encore brûlants dans sa poche, il envisageait dʼéchanger sa chambre avec vue sur la mer contre une luxueuse suite.

Profite tant que tu peux, songea-t-il, parce que demain tu pourrais te retrouver à sec.

Le temps filait tel le sable blanc et chaud dans son poing. Son vingt-quatrième anniversaire était dans moins de trois mois, et dé-

jà les cauchemars revenaient le hanter. Sang et mort, feu et folie.

Hawkins Hollow lui paraissait à des années-lumière de cette douce aurore tropicale.

Et pourtant la ville vivait en lui.

Il déverrouilla la large porte vitrée de sa chambre, entra et jeta ses chaussures dans un coin. Après avoir allumé la lumière et fermé les rideaux, il sortit le rouleau de billets de sa poche et lui donna une chiquenaude insouciante. Au taux de change actuel, il venait de gagner au bas mot six mille dollars américains. Honnête en une soirée. Très honnête, même. Dans la salle de bains, il fit sauter le fond dʼun flacon de mousse à raser et fourra les billets à lʼintérieur du tube vide.

Il savait protéger ses biens, une habitude prise dès lʼenfance lorsquʼil dissimulait le moindre de ses trésors à son père, de crainte quʼil ne les détruise dans une de ses crises dʼivresse. Il nʼavait peut-être pas fait dʼétudes, mais avait beaucoup appris à lʼécole de la vie.

Il avait quitté Hawkins Hollow lʼété de son bac. Il avait rassemblé ses maigres affaires et mis les voiles en stop.

Ou plutôt pris la fuite, se dit-il en se déshabillant. Il y avait toujours eu du travail pour un jeune comme lui – costaud, en pleine santé et pas exigeant. Mais il avait appris une leçon vitale tout en creusant des fossés, transportant du bois et surtout durant les mois passés à sʼéchiner sur une plate-forme de forage : il savait gagner davantage aux cartes quʼavec ses mains.

Et un joueur nʼavait pas besoin de maison. Juste dʼun tapis vert.

Gage se glissa sous la douche et régla la température au maximum. Lʼeau dégoulina à grand jet sur sa peau bronzée et ses muscles déliés. Il songea paresseusement à commander un café et un petit déjeuner, puis décida de rattraper dʼabord quelques heures de sommeil. Un autre avantage de sa profession. Il pouvait aller et venir à sa guise, manger quand il avait faim, dormir quand il était fatigué. Il fixait lui-même ses règles et y dérogeait selon son bon plaisir.

Personne nʼavait dʼemprise sur lui.

Faux, admit Gage en observant la fine cicatrice blanche qui lui barrait le poignet. Complètement faux. Il y avait toujours eu ses amis Caleb Hawkins et Fox OʼDell. Ses véritables amis.

Ses frères de sang.

Tous trois étaient nés le même jour, la même année et, plus incroyable encore, à la même minute. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, ils avaient toujours été inséparables. Le fils de bonne famille, le gamin hippie et le rejeton maltraité dʼun poivrot violent. En principe, ils nʼauraient rien dû avoir en commun, se dit Gage avec un sourire en coin qui réchauffa le vert de ses yeux. Et pourtant ils étaient frères bien avant que Caleb nʼentaille la peau de leurs poignets avec son canif de scout pour ritualiser leur pacte.

Ce pacte avait bouleversé leur vie. Ou non ? se demanda Gage.

Avait-il seulement ouvert la boîte de Pandore qui attendait là depuis toujours ?

Il se souvenait du moindre détail comme si c était hier. Tout avait commencé comme une aventure – trois gamins à la veille de leur dixième anniversaire partis en randonnée dans les bois, avec dans leur paquetage les magazines porno, bières et cigarettes quʼil avait apportés, les biscuits et canettes de Coca de Fox et le panier à pique-nique préparé par la mère de Caleb. Frannie Hawkins ne se serait sûrement pas donné autant de peine si elle avait su que son fils avait lʼintention de camper à la Pierre Païenne au fin fond de Hawkins Wood.

Gage avait encore en mémoire la chaleur moite, la musique toni-truante du ghetto-blaster et son dos endolori par des zébrures à vif.

Il sortit de la douche et essuya ses cheveux dégoulinants dans une serviette. Cette nuit-là, il avait le dos en compote après la ra-clée que son père lui avait donnée la veille. Assis avec ses amis autour du feu de camp dans la clairière, ils avaient prononcé le pacte rédigé à trois. Il se rappelait la douleur fugitive lorsque la lame avait entaillé sa chair, le contact des poignets de Caleb et de Fox quand ils avaient mêlé leur sang.

Puis celui-ci avait goutté sur la terre brûlée de la clairière et les éléments sʼétaient déchaînés. Il y avait dʼabord eu une explosion terrible, et lʼonde de choc ardente avait été aussitôt suivie dʼun froid glacial. Une masse noire avait émergé du sol, puis une lu-mière aveuglante.

Quand tout avait été fini, les plaies sur son dos avaient disparu et il tenait dans le creux de sa main le tiers dʼune calcédoine. Jamais il ne sʼen était séparé depuis, comme Caleb et Fox. Trois morceaux dʼune seule et même pierre.

Cette semaine-là, le chaos s était abattu sur Hawkins Hollow telle une épidémie foudroyante, forçant dʼhonnêtes gens ordinaires à commettre lʼinnommable. Sept ans plus tard, lʼhorreur avait recommencé.

À présent, sept autres années avaient passé, et il devrait rentrer à Hollow. Quelle alternative avait-il ?

Nu, encore humide, Gage sʼétendit sur le lit. Il lui restait du temps pour quelques parties de poker et un peu de farniente sous les cocotiers. Les bois sombres et les montagnes bleutées de Hawkins Hollow étaient à des milliers de kilomètres. Jusquʼau mois de juillet.

Il ferma les yeux et, comme il sʼy était entraîné, sombra presque instantanément dans le sommeil.

Aussitôt vinrent les hurlements et le crépitement terrifiant de lʼincendie qui dévorait tout sur son passage. Les mains dégoulinantes de sang chaud, Gage tirait les blessés en sécurité. Pour combien de temps ? songea-t-il. Où était- on en sécurité ? Et qui pouvait prévoir si la victime ne deviendrait pas à son tour bourreau ?

La folie régnait dans les rues de Hollow.

Dans son rêve, il se trouvait avec ses amis à lʼextrémité sud de Main Street, en face de Qwik Mart et ses quatre pompes à essence. Moser, lʼentraîneur de foot qui avait conduit les Hawkins Hollow Bucks à la victoire en championnat lʼannée de terminale de Gage, sʼaspergeait dʼessence avec des gloussements de dé-

ment.

Tous trois se précipitèrent vers lui, même quand Moser brandit son briquet comme un trophée, pataugeant dans les flaques dʼessence tel un enfant sʼamusant sous la pluie. Ils ne sʼarrêtèrent pas davantage lorsque la flamme jaillit.

Il y eut une explosion assourdissante. Lʼonde de choc projeta Gage en arrière. Une pluie de gravats, morceaux de métal brû-

lants et débris de verre sʼabattit sur lui.

Il sentit la fracture de son bras et son genou en bouillie commencer à se réparer avec une douleur bien pire que celle de la blessure elle-même. Les mâchoires crispées, il roula sur le flanc. À la vue du spectacle qui sʼoffrait à lui, son cœur sʼarrêta net dans sa poitrine.

Étendu sur la chaussée, Caleb brûlait comme une torche vivante.

Non, non, non !

Gage rampa vers lui en hurlant, suffoquant dans la fumée. Puis il aperçut Fox, baignant à plat ventre dans une mare de sang qui sʼagrandissait.

Dans lʼair irrespirable, un nuage noirâtre prit forme humaine. Le démon sourit.

— On ne guérit pas de la mort, nʼest-ce pas, mon garçon ?

Gage se réveilla en sursaut, trempé de sueur, agité de tremblements. Lʼodeur âcre de lʼessence en feu lui brûlait encore la gorge.

Sans perdre un instant, il sʼhabilla et décida de faire tout de suite ses bagages. Le moment était venu de retourner à Hawkins Hollow. Hawkins Hollow ; Maryland, mai 2008

Le cauchemar réveilla Gage à lʼaube, ce qui lʼagaça prodigieuse-ment. Dʼexpérience, il savait quʼil serait inutile dʼessayer de retrouver le sommeil avec des images sanglantes en tête. Plus juillet approchait, plus les rêves devenaient violents et saisis-sants. Il préférait rester éveillé plutôt que de se débattre avec ses cauchemars.

À moins quʼil ne sʼagisse de prémonitions.

Ce lointain jour de juillet, lʼannée de ses dix ans, il était ressorti des bois avec le don dʼauto-guérison et celui de pré-cognition. Ce dernier nʼétait, selon lui, pas complètement fiable : autres choix, autres actes, autres conséquences.

Sept ans plus tard, il avait fermé les vannes des pompes à essence de Qwik Mart et pris la précaution supplémentaire de boucler lʼentraîneur Moser dans une cellule au poste de police. En agissant ainsi, il nʼavait pas la certitude dʼavoir sauvé la vie de ses amis, mais cʼétait un risque quʼil nʼavait pas voulu courir.

Cʼétait toujours sa philosophie aujourdʼhui.

Il enfila un caleçon, au cas où il ne serait pas seul dans la maison. Comme tous les sept ans, il était de retour. Et cette fois Caleb, Fox et lui avaient uni leur destinée à un trio de filles débarquées cet hiver à Hawkins Hollow.

Depuis que Caleb était fiancé à Quinn Black – une blonde canon qui écrivait sur le paranormal – celle-ci passait souvent la nuit chez lui. Dʼoù lʼinopportunité de descendre à la cuisine en tenue dʼAdam. Mais la confortable maison lui donnait lʼimpression dʼêtre déserte. Ni humains, ni spectres à lʼhorizon, ni même Balourd, le gros chien paresseux de son ami. Tant mieux, se dit-il, préférant la solitude, tout au moins avant son café. Sans doute Caleb avait-il passé la nuit dans la maison que les trois filles louaient en ville.

Gage mit la cafetière en marche et sortit sur la terrasse, le temps que le café passe.

Cʼétait tout Caleb de faire construire sa maison à la lisière des bois où leurs existences avaient été bouleversées. En fait, pour qui appréciait le charme bucolique de la campagne, cʼétait lʼendroit idéal. Avec les cornouillers sauvages au feuillage magnifique en cette fin de printemps et les lauriers de montagne dont les feuilles cirées luisaient sous les rayons du soleil, la forêt offrait un tableau paisible. Le jardin en terrasses qui sʼengageait en pente douce jusquʼau ruisseau tumultueux en contrebas explosait des couleurs chatoyantes des massifs floraux et arbustes ornemen-taux.

Lʼendroit correspondait tellement à Caleb. En ce qui le concernait, cette tranquillité rustique aurait probablement eu raison de sa santé mentale en moins dʼun mois.

Il retourna à la cuisine et but un café noir très serré. Il sʼen servit une deuxième tasse, quʼil monta. Après sʼêtre douché et habillé, il sentit une fébrilité commencer à le titiller. Il tenta de lʼendiguer par quelques réussites, mais la maison était décidément trop calme.

Prenant ses clés, il sortit avec lʼintention de se mettre en quête de ses amis. Si rien ne bougeait, il filerait peut-être pour la journée à Atlantic City chercher un peu dʼaction.

Le trajet fut calme, lui aussi. Rien dʼétonnant dans une petite ville comme Hollow. Un bled dans la campagne vallonnée du Maryland où les seules animations étaient la parade annuelle du Mé-

morial Day, le feu dʼartifice du 4 juillet tiré dans le parc et, de temps à autre, une reconstitution de la guerre de Sécession.

Sans oublier, bien entendu, la folie qui sʼemparait de la petite lo-calité tous les sept ans.

Gage ne se sentait pas chez lui dans toute cette verdure en-nuyeuse et pas davantage en « ville », même si cʼétait ici quʼil risquait fort de laisser sa peau. Pourtant, il était prêt à parier sur leur chance, aussi minime fût-elle, de non seulement réussir à survivre, mais aussi vaincre lʼentité qui persécutait Hollow.

Il passa devant le O îk Mart, puis les premières maisons et boutiques coquette qui bordaient Main Street. Il repéra le pick-up de Fox devant lʼancienne demeure victorienne qui abritait son cabinet et son domicile. Il y avait de lʼaffluence chez Mae et au coffee-shop pour le petit déjeuner. Une femme enceinte jusquʼaux yeux sortit de la boulangerie, traînant dʼune main un tout jeune marmot, avec dans lʼautre un grand sachet blanc. Tandis que le gamin ba-billait sans discontinuer, la baleine descendit Main Street dʼun pas chaloupé.

Vint ensuite lʼancien magasin de cadeaux que Layla, la copine de Fox, avait loué dans lʼintention dʼy ouvrir une boutique de mode. À

cette idée, Gage secoua la tête en s engageant sur la grand-place. Ah, lʼamour...

Il jeta un coup dʼœil au Bowling & Fun Center, véritable institution de la ville et héritage de Caleb. Mais il passa aussitôt son chemin.

À une époque, il avait occupé le petit appartement au-dessus du bowling avec son père, dans les relents de bière et de tabac froid.

Sous la menace permanente des coups de poing ou de ceinturon.

Bill Turner vivait toujours là. Employé du bowling, il était sobre depuis cinq ans à ce quʼon disait. Gage sʼen fichait éperdument, tant que son vieux gardait ses distances. Sujet sensible sʼil en était, il préféra le chasser de son esprit.

Il se gara le long du trottoir derrière une Karmann Ghia – proprié-

té dʼune certaine Cybil Kinski, sixième membre de lʼéquipe. Brune hyper-canon aux allures de bohémienne, elle partageait avec lui le don de pré-cognition. Voilà qui, supposait-il, en faisait pour ainsi dire des partenaires, une idée qui lʼincitait à la prudence.

Une vraie bombe, aucun doute là-dessus, se dit-il, empruntant lʼallée qui menait à la maison. Intelligente, spirituelle... et torride.

En dʼautres circonstances, il aurait adoré se frotter à elle, histoire de voir qui lʼemporterait. Mais la pensée quʼune force mystérieuse puisse chercher dans lʼombre à les pousser dans les bras lʼun de lʼautre avait pour effet de le refroidir nettement.

A la différence de Caleb et Fox, il nʼétait tout simplement pas fait pour un engagement à long terme. Et son petit doigt lui soufflait que même le court terme avec une fille telle que Cybil serait trop compliqué à son goût.

Il ne prit pas la peine de frapper. Comme cette maison louée par les filles était en quelque sorte leur quartier général, il nʼen voyait pas lʼutilité. Une musique new âge parvint à ses oreilles, tout en flûtes et gongs. Il se dirigea vers sa source et découvrit Cybil, allongée sur le tapis du salon, vêtue dʼun pantalon noir ample et dʼun haut qui dévoilait un ventre ferme et des bras fins joliment musclés. Un serre-tête domestiquait sa masse de boucles brunes. Les ongles de ses pieds nus arboraient un vernis rose vif.

Sous les yeux de Gage, Cybil releva les jambes en chandelle, puis les écarta et les replia à la perpendiculaire comme une char-nière. Avec une souplesse féline, elle abaissa une jambe jusquʼà ce que le pied repose à plat sur le tapis, la transformant en une sorte de pont érotique. Enchaînant les mouvements sans effort apparent, elle coinça lʼautre jambe contre sa hanche, tandis que lʼautre redécollait du sol. Les bras levés, elle attrapa son pied et lʼamena derrière sa tête.

Sʼil ne salivait pas, cʼétait, Gage en était persuadé, la preuve de sa volonté de fer.

Cybil continua de se contorsionner dans les positions les plus im-probables. Malgré ladite volonté de fer, il ne put sʼempêcher dʼimaginer quʼune femme aussi souple devait être incroyable au lit.

Alors quʼelle se cambrait en arrière, un pied coincé derrière la tête, elle remarqua du coin de lʼœil la présence de Gage.

— Ne tʼinterromps surtout pas pour moi.

— Ça ne risque pas. Jʼai presque fini. Laisse-moi.

Regrettant de manquer la fin dʼune séance aussi spectaculaire, Gage retourna à contrecœur dans la cuisine et se versa un café.

Adossé contre le plan de travail, il remarqua que le journal du matin était plié sur la petite table bistrot, que la gamelle de Balourd était vide et le bol dʼeau à côté bien entamé. Le chien de Caleb avait sans doute déjà avalé sa pitance, mais si quelquʼun dʼautre avait pris son petit déjeuner, la vaisselle avait été rangée. Comme les nouvelles ne lʼintéressaient pas pour lʼinstant, Gage sʼassit et fit quelques réussites. Il en était à sa quatrième quand Cybil le rejoignit dʼun pas nonchalant.

— Tu es tombé du lit ce matin ?

Il posa un huit rouge sur un neuf noir.

— Caleb dort encore ?

— Quinn la traîné à la salle de sport, répondit Cybil qui se versa un café et tendit à Gage la corbeille à pain. Un bagel ?

— Avec plaisir.

Après avoir délicatement coupé le sien en deux, elle laissa tomber les deux moitiés dans le grille-pain.

— Tu as fait un cauchemar ?

Elle inclina la tête quand il leva les yeux vers elle.

— Moi pareil. Je me suis réveillée en sursaut à lʼaube. À ce que jʼai entendu, Caleb et Quinn aussi. Et jʼimagine que Fox et Layla

– ils sont chez lui – y ont eu droit également. Le remède de Quinn, ce sont les haltères et les engins. Le mien, le yoga. Quant à toi...

Elle désigna les cartes du menton.

— Tout le monde a son truc, répliqua-t-il.

— Nous avons frappé un grand coup il y a quelques jours. Il faut nous attendre à une riposte dʼenvergure.

— On a bien failli se faire griller, lui rappela Gage.

— Failli seulement. Et maintenant, avec la calcédoine reconstituée, nous possédons une arme de choc.

— Dont nous ne savons pas nous servir.

Cybil sortit des assiettes et le fromage frais pour les bagels.

— Et Twisse, le sait-il plus que nous ? argumenta-t-elle, coupant une pomme en tranches quʼelle disposa sur une assiette. Il nʼa pas reconnu le pouvoir de la pierre il y a trois cents ans quand Dent lʼa capturé grâce à elle, et pas davantage lorsque votre rituel de gamins lʼa libéré et brisé la calcédoine en trois. Si nous pour-suivons cette logique, il nʼen sait toujours rien aujourdʼhui, ce qui nous donne un net avantage sur lui. Nous ignorons encore lequel, mais nous savons quʼelle possède un pouvoir.

Elle se tourna vers Gage et lui tendit son demi-bagel grillé sur une assiette. Avec une pointe de fascination, il la regarda couper sa moitié en deux avant dʼétaler un film de fromage frais sur chaque quartier. Tandis quʼil tartinait généreusement sa part, elle sʼassit et préleva une bouchée quʼil estima à une douzaine de miettes.

— Et si tu te contentais de regarder une photo de ce que tu manges, au lieu de prendre la peine de préparer tout ça pour si peu ?

En guise de réponse, elle sourit.

— Dans mon rêve, Twisse tuait mes amis sous mes yeux, em-braya-t-il à brûle-pourpoint. Jʼai eu droit à ce cauchemar un nombre incalculable de fois. De toutes les façons imaginables.

Le regard de Cybil croisa le sien, sombre et compréhensif.

— Cʼest le hic de la précognition. On voit lʼéventail intégral des possibilités avec toute la brutalité du Technicolor. Quand nous sommes arrivés dans la clairière pour le rituel, jʼavais peur. Pas seulement de mourir, même si je nʼen ai aucune envie. En fait, je redoutais surtout de survivre à mes amis et, pire encore, dʼêtre dʼune façon ou dʼune autre responsable de leur mort.

— Pourtant, tu y es allée.

— Nous y sommes tous allés, corrigea-t-elle, croquant dans une tranche de pomme. Et nous ne sommes pas morts. Toutes nos visions ne sont pas gravées dans le marbre. Tous les sept ans, tu reviens.

— Nous avons prêté serment.

— Oui, à dix ans. Je ne conteste pas le pouvoir des serments dʼenfants, reprit-elle, mais tu serais revenu quand même. Pour Caleb et Fox. Moi, je suis là pour Quinn, donc je comprends la force de lʼamitié. Nous ne sommes pas comme eux, toi et moi.

— Ah bon ?

— Non.

Elle sirota tranquillement son café.

— Cette ville nʼest pas la nôtre. Pour Caleb et Fox – et maintenant très concrètement pour Quinn et Layla – leur foyer est ici. Et quand il sʼagit de protéger son foyer, on est en général prêt à aller très loin. Pour moi, Hawkins Hollow nʼest quʼun point sur la carte.

Jʼy suis venue pour Quinn, et indirectement pour vous autres.

Bien sûr, je ne partirai pas avant dʼêtre certaine que tout le monde peut y vivre en sécurité, mais cela mis à part, bien que je trouve cette histoire fascinante et intrigante, je nʼirais pas jusquʼà me sacrifier.

Le soleil qui entrait à flots par la fenêtre de la cuisine encadrait sa chevelure dʼun halo doré et accrochait les petits anneaux dʼargent qui pendaient à ses oreilles.

— Hmm, je nʼen suis pas si sûr.

— Vraiment ?

— Oui, parce que tu es très remontée, et régler son compte à ce démon est devenu pour toi une question dʼhonneur.

Après une nouvelle bouchée minuscule de bagel, Cybil sourit à Gage.

— Bien vu, Turner. Lʼun comme lʼautre, on a la bougeotte et la fi-délité en amitié chevillée au corps. Enfin bref, jʼai besoin dʼune douche. Ça ne te dérange pas de rester jusquʼau retour de Quinn et Caleb ? Depuis le coup des serpents dans la salle de bains avec Layla, je me méfie de cette pièce quand je suis seule à la maison.

— Pas de problème. Tu ne manges pas le reste ?

Cybil poussa vers lui le quartier de bagel auquel elle nʼavait pas touché. Alors quʼelle se levait pour rincer sa tasse dans levier, il découvrit lʼhématome violacé sur son omoplate.

— Tu as un sacré bleu sur le dos.

Elle haussa les épaules.

— Tu devrais voir mes fesses.

— Dʼaccord.

Elle éclata de rire avec un regard malicieux par-dessus son épaule.

— Façon de parler, précisa-t-elle. Jʼai eu une gouvernante persuadée quʼune bonne fessée forgeait le caractère. A chaque fois que je mʼassois, je pense à elle.

— Tu as eu une gouvernante ?

— Eh oui. Mais toute fessée mise à part, jʼaime à penser que jʼai forgé moi-même mon caractère. Caleb et Quinn devraient bientôt rentrer. Et si tu refaisais du café ?

Alors quʼelle sortait, Gage prit le temps de contempler le posté-

rieur en question. Haut de gamme. Décidément, cette fille était un cocktail intéressant – quoiquʼun peu trop complexe à son goût –

dans un emballage de luxe. Il avait certes un penchant pour les beaux petits lots, mais il préférait la simplicité quant au contenu lorsquʼil sʼagissait de sʼamuser. Toutefois, pour les questions de vie ou de mort, il nʼy avait meilleure prescription que la bonne po-tion du Dr Kinski.

La dernière fois, à la Pierre Païenne, Cybil avait apporté une arme. Un petit revolver à crosse de nacre quʼelle avait manié avec la dextérité calculée dʼun mercenaire aguerri. Dans les situa-tions de crise, elle gardait toujours la tête froide, une qualité rare quʼil respectait, tout comme sa franchise parfois brutale.

Il se leva pour préparer du café.

Cette nuit-là dans la clairière, il lʼavait embrassée. Bien sûr, il était alors persuadé quʼils allaient tous périr dans les flammes de lʼenfer et cʼétait une bravade de désespoir. Mais il se souvenait exactement que ce baiser avait le goût du miel chaud et que son parfum embaumait le mystère.

Sans doute pas très futé dʼy penser maintenant quʼelle était nue sous la douche à lʼétage. Bizarrement, il nʼétait plus dʼhumeur à aller à Atlantic City.

Gage entendit la porte dʼentrée sʼouvrir, puis un éclat de rire sonore. Quinn. Il se resservit en café et, entendant le pas de Caleb approcher, sortit une deuxième tasse quʼil tendit à son ami.

— Salut, dit Caleb qui attrapa le lait dans le réfrigérateur.

Les cheveux mouillés de la douche quʼil avait prise à la salle de sport, il sucra son café, puis sortit un paquet de Mini-Crunch dʼun placard.

— Tu en veux ?

— Non.

Avec un grognement, Caleb versa une portion de céréales dans un bol et ajouta le lait.

— Cauchemar collectif ?

— Ça y ressemble.

— Jʼai parlé à Fox, continua Caleb qui attaqua ses céréales, adossé au plan de travail. Layla et lui en ont eu un. Et toi ?

— La ville baignait dans le sang, commença Gage. Il jaillissait des trottoirs en bouillonnant, dégoulinait le long des murs et sur quiconque avait la malchance de se trouver dehors. Et tout ça au milieu dʼun brasier infernal.

— Oui, cʼest le même. Autant que je sache, cʼest la première fois que nous partageons le même cauchemar tous les six. Il y a forcément une signification.

— La pierre reconstituée, suggéra Gage. Cybil croit dur comme fer quʼelle possède un pouvoir.

— Et toi ?

— Pour ce que ça vaut, je suis bien obligé de me ranger à son avis, jʼimagine. Ce que je sais, cʼest quʼil nous reste moins de deux mois pour le découvrir. Au mieux.

Caleb hocha la tête.

— Il revient plus vite, avec une puissance démultipliée. Mais nous lʼavons touché, Gage. Par deux fois déjà.

— La troisième a intérêt à être la bonne.

Gage ne resta pas traîner chez les filles. Si la routine était respectée, elles passeraient une bonne partie de la journée dans les bouquins et sur Internet, puis en parleraient pendant des heures.

Caleb serait au bowling et Fox, à son cabinet. Quant à lui, le joueur, il se retrouvait sans tapis vert.

Il avait donc la journée devant lui.

Il aurait pu rentrer chez Caleb passer quelques coups de fil, écrire des mails. Il avait ses propres recherches à faire avancer. Depuis des années, il étudiait la démonologie et les sciences occultes pratiquées dans les coins les plus singuliers de la planète. La confrontation de ses résultats avec ceux des filles avait permis dʼétablir de nombreux parallèles et de confirmer la probable origine de leurs maux : une sombre histoire de rivalité entre dieux et démons bien avant la venue de lʼhomme sur Terre.

Gage réfléchit au volant. Il sʼétait rangé à la théorie que ses amis et lui étaient les descendants de Giles Dent par Ann Hawkins.

Comme les autres, il acceptait lʼidée que Dent avait trouvé le moyen dʼemprisonner le démon et lui- même – au prix dʼun terrible sacrifice humain – jusquʼà leur libération, des siècles plus tard, par les trois gamins de dix ans quʼils avaient été.

Sans approuver pour autant, il parvenait même à concevoir que ce geste leur avait été dicté par la destinée. Et aujourdʼhui, il leur fallait anéantir la créature au péril de leur vie. Lors de ses quelques apparitions, le spectre dʼAnn Hawkins avait laissé entendre que les Sept à venir constitueraient lʼaffrontement décisif.

Bref, ils nʼavaient pas le droit à lʼerreur. Question de vie ou de mort.

Comme la plupart de ses visions mettaient en scène la mort sous ses formes les plus déplaisantes, il ne pariait pas un radis sur la victoire du groupe.

Avec ces pensées en tête, sans doute avait-il roulé jusquʼau cimetière par association dʼidées. Quand il descendit de la voiture, il fourra ses mains au fond de ses poches. Quelle bêtise de venir ici. À quoi bon ? Il sʼavança néanmoins dans les allées de pelouse qui séparaient les tombes.

Jʼaurais dû apporter des fleurs, songea-t-il avant de secouer aussitôt la tête. Les fleurs aussi étaient inutiles. Voilà qui ferait une belle jambe aux défunts.

Sa mère et lʼenfant quʼelle portait étaient morts depuis si longtemps.

La brise agitait lʼherbe et les feuillages vert tendre entre les croix sombres ou les monuments funéraires blancs qui se dressaient sous le soleil de mai. Il nʼétait plus venu depuis des années et retrouva pourtant la tombe sans difficulté. Sa mère et la petite sœur quʼil nʼavait jamais connue avaient une croix blanche toute simple, avec seulement leurs noms et les dates gravées : CATHERINE MARY TURNER

1954- 1982

ROSE ELIZABETH TURNER

1982

Il se souvenait à peine de sa mère. Le temps avait effacé son image, sa voix, son contact pour ne laisser quʼun brouillard confus. Tout juste le vague souvenir de sa main posant la sienne sur son ventre proéminent afin quʼil sente le bébé donner des coups de pied. Grâce à lʼunique photographie qui lui restait, il savait quʼil avait sa couleur de cheveux, sa bouche et la forme de ses yeux.

Mais il se rappelait avoir été heureux et se revoyait encore jouer avec des petites voitures sous une fenêtre par laquelle le soleil entrait à flots. Et même courir vers la porte quand son père ren-trait du travail, poussant des cris de plaisir alors que ses grandes mains le soulevaient dans les airs.

Il y avait eu une brève époque où les mains de son père nʼétaient pas seulement là pour le frapper. Lʼépoque ensoleillée, sans doute. Puis sa mère était morte, le bébé avec elle, et tout était devenu sombre et froid.

Était-il arrivé à cette mère de le gronder, de le punir, de perdre patience avec lui ? Sûrement. Il ne sʼen souvenait pas, ou avait choisi dʼoublier. Peut-être lʼavait-il idéalisée, mais où était le mal ?

Lorsquʼun enfant avait une mère pour un temps aussi court, lʼhomme quʼil devenait ensuite était en droit de la juger parfaite.

— Je nʼai pas apporté de fleurs, murmura-t-il. Jʼaurais dû.

— Le plus important, cʼest que tu sois venu.

Il fit volte-face et croisa un regard qui ressemblait à sʼy méprendre au sien. Le cœur serré comme dans un étau, Gage vit sa mère lui sourire.

2

Elle est si jeune. Telle fut la première pensée de Gage. Plus jeune que lui, réalisa-t-il, tandis quʼils sʼobservaient par-dessus la tombe. Elle possédait une beauté paisible et simple quʼelle aurait sans doute conservée dans ses vieux jours. Mais elle nʼavait pas passé trente ans.

Et même aujourdʼhui, à lʼâge adulte, le cœur de Gage se serra à lʼidée de sa disparition.

— Pourquoi es-tu ici ? demanda-t-il, et le sourire de sa mère sʼépanouit à nouveau.

— Ça ne te fait pas plaisir ?

— Tu nʼétais jamais venue avant.

— Peut-être nʼétais-tu pas là pour voir.

Elle secoua ses cheveux bruns en arrière et prit une profonde inspiration.

— Cʼest une si belle journée, tout ce soleil de mai. Et te voici, lʼair si perdu et fâché. Si triste. Ne penses-tu pas quʼil existe un meilleur endroit, Gage ? Que la mort est un nouveau commencement ?

— Ta mort mʼa ravi le meilleur.

— Pauvre petit garçon. Me détestes-tu de tʼavoir abandonné ?

— Tu ne mʼas pas abandonné. Tu es morte.

— Ça revient au même.

Il y avait du chagrin dans ses yeux. Ou peut-être de la pitié.

— Je nʼai pas été là pour toi et jʼai fait pire que tʼaban- donner. Je tʼai laissé avec lui. Je lʼai laissé planter la mort en moi. Et tu es resté seul, sans défense, avec un homme qui te battait et tʼinju-riait.

— Pourquoi lʼas-tu épousé ?

Les femmes sont faibles, tu devrais lavoir appris. Si je ne lavais pas été, je lʼaurais quitté, et cet endroit aussi.

Elle pivota légèrement en direction de Hollow. Gage entrevit la nouvelle lueur qui sʼalluma dans son regard, plus vive que la pitié.

— Jʼaurais dû nous protéger, toi et moi. Nous aurions partagé la même vie, loin dʼici. Mais je le peux maintenant.

Il observait ses mouvements, la courbe de ses cheveux glissant sur ses épaules, le froissement de lʼherbe sous ses pas.

— Comment les morts protégeraient-ils les vivants ?

— Nous voyons davantage. Nous savons davantage, répondit sa mère qui se retourna vers lui, les mains tendues. Tu mʼas demandé la raison de ma présence. Eh bien, je suis ici pour te protéger, ce que je nʼai pas fait quand jʼétais en vie. Pour te sauver. Te persuader de quitter cet endroit qui nʼest que mort et chagrin. Pars et vis. Reste et tu pourriras en terre comme moi.

— Jusquʼà présent, tu tʼen sortais plutôt bien, vois-tu, fit remarquer Gage dʼun ton désinvolte, alors quʼen lui bouillonnait une rage froide. Jʼaurais pu tomber dans le panneau si tu avais davantage joué lʼatout de lʼamour maternel. Mais tu as brûlé les étapes.

— Je ne veux que ta sécurité.

— Tu me veux mort, oui. Ou tout au moins me savoir loin dʼici. Je ne vais nulle part et tu nʼes pas ma mère. Alors laisse tomber le déguisement, connard.

— Maman va devoir te donner la fessée pour ton impertinence.

Dʼun geste de la main, celui qui se faisait passer pour sa mère fouetta lʼair à toute force. La violence du coup arracha Gage du sol. Tandis quʼil se relevait, la métamorphose commença : les yeux du démon virèrent au rouge et versèrent des larmes de sang. Il éclata dʼun rire sardonique.

— Méchant garçon ! Je vais devoir te punir comme tous les sales gosses. Je vais t'écorcher vif, boire ton sang, ronger tes os avec délices !

— Oui, oui, cʼest ça.

Feignant lʼindifférence, Gage coinça les pouces dans les poches de son jean.

Le visage de sa mère se mua en un masque hideux et inhumain.

Son corps se tassa sur lui-même et une bosse monstrueuse lui gauchit le dos. Griffes et sabots remplacèrent les mains et les pieds, puis la créature se tordit en une masse noire informe qui satura lʼair dʼune pestilence de putréfaction.

Le vent souffla la puanteur au visage de Gage, qui tint bon. Il nʼétait pas armé, mais après un bref calcul, il décida de courir le risque et projeta son poing dans la masse fétide.

La brûlure fut fulgurante. Il libéra sa main, puis frappa de nouveau. La douleur lui coupa le souffle, mais il prit sur lui et décocha un troisième coup de poing. La créature poussa un hurlement de rage. Lʼonde de choc propulsa Gage par-dessus la tombe de sa mère et il tomba lourdement à terre.

Le démon se dressait au-dessus de lui, perché sur la pierre tombale dans lʼenveloppe du jeune garçon quʼil revêtait souvent.

— Tu me supplieras pour que je tʼachève, siffla-t-il. Longtemps, bien longtemps après avoir déchiqueté les autres en charpie, tu me supplieras. Je me repaîtrai de toi pendant des années.

Gage essuya le sang qui perlait à la commissure de ses lèvres et sourit malgré la nausée qui lui tordait lʼestomac.

— On parie ?

La chose se lacéra le torse, arracha ses entrailles et, dans un éclat de rire hystérique, elle se volatilisa.

— Complètement taré, bougonna Gage qui, assis dans lʼherbe, reprit son souffle un moment et contempla sa main.

À vif, elle était couverte dʼampoules purulentes et de marques de crocs peu profondes, qui lui faisaient un mal de chien en guéris-sant. Soutenant son bras, il se leva tant bien que mal et tituba, pris dʼun violent vertige qui le contraignit à se rasseoir.

Le dos calé contre la pierre tombale, il attendit que la nausée re-flue. Sous le radieux soleil de mai, avec les morts pour unique compagnie, il sʼefforça de dominer sa douleur par la respiration, concentrant son esprit sur la cicatrisation. Peu à peu, les brûlures s apaisèrent et il fut bientôt capable de se lever.

Après un dernier regard à la tombe de sa mère, il tourna les talons et sʼen alla.

Gage sʼarrêta chez la fleuriste et acheta un bouquet aux couleurs vives, qui incita Amy à sʼinterroger sur lʼidentité de lʼheureuse des-tinataire. Il la laissa dans le flou. Trop difficile à expliquer – et puis ça ne la regardait pas.

Cʼétait un des problèmes des petites villes – et ils étaient légion selon lui : tout le monde voulait toujours tout connaître dʼautrui. Et quand les informations étaient rares, on nʼhésitait pas à en inventer de bien croustillantes, jurant ses grands dieux que cʼétait la pure vérité.

À Hawkins Hollow, ils étaient nombreux à murmurer sur son compte. Pauvre gosse, mauvaise graine, fauteur de troubles, bon débarras. Sans doute en avait-il souffert, surtout plus jeune, mais il avait la chance dʼavoir Caleb et Fox. Une famille malgré tout.

Dʼoù la visite quʼil sʼapprêtait à faire. Une visite qui sʼimposait depuis longtemps.

Bien sûr, elle ne serait peut-être pas chez elle. Frannie Hawkins ne travaillait pas. Sa carrière, cʼétait sa maison, plus les multiples comités et associations auxquels elle contribuait en ville.

Gage se gara derrière la petite voiture rutilante dans lʼallée de la maison impeccable où les Hawkins vivaient depuis aussi longtemps que remontaient ses souvenirs. À genoux sur un carré de mousse rose, la propriétaire des lieux plantait des fleurs – peut-

être des pétunias – en bordure des massifs déjà impressionnants de son jardin dʼaccueil.

Sur sa chevelure dʼun blond brillant, elle portait un chapeau de paille à large bord et dʼépais gants de jardinage lui protégeaient les mains. Elle était vêtue dʼun tee-shirt rose sur un pantalon bleu marine. Sans doute sa conception personnelle dʼune tenue de travail, songea Gage. Au bruit du moteur, elle tourna la tête et son joli visage sʼillumina.

Comme toujours, ce sourire sincère constituait un petit miracle à ses yeux. Elle ôta ses gants en se relevant.

— Quelle bonne surprise ! Et regardez-moi ces fleurs ! Elles sont presque aussi superbes que toi.

— Vous en avez déjà plein, je sais.

Elle lui caressa la joue, puis prit le bouquet quʼil lui tendait.

— Je n ai jamais assez de fleurs. Accompagne-moi à lʼintérieur, je vais les mettre dans lʼeau.

— Je vous ai interrompue.

— Avec le jardinage, on nʼa jamais fini. Je ne peux pas mʼarrêter de bricoler à droite et à gauche.

Pour la maison, cʼétait pareil, il le savait. Elle était douée pour la décoration. Pourtant, la maison restait chaleureuse et ac-cueillante, jamais figée ou guindée.

Elle lui fit traverser la cuisine jusquʼà la buanderie où, fidèle à ellemême, elle sʼétait installé un plan de travail équipé dʼun évier ré-

servé aux fleurs.

— Je vais vite les mettre dans un vase, puis jʼirai nous chercher quelque chose à boire.

— Je ne veux pas vous retenir.

— Gage, voyons.

Elle balaya son objection dʼun revers de main.

— Va tʼasseoir sur la terrasse. Il fait trop beau pour rester à lʼinté-

rieur. Je vais nous apporter du thé glacé.

Il sʼexécuta, surtout parce quʼil lui fallait réfléchir exactement à ce quʼil était venu lui dire et comment le formuler. Frannie nʼavait pas non plus chômé dans le jardin de derrière et avec ses plantes en pots. Coloris, formes, textures, la magie était parfaite. Il savait pour lʼavoir vue faire quʼelle avait lʼhabitude de dessiner ellemême les plans de ses massifs tous les ans.

À la différence de la mère de Fox, Frannie Hawkins nʼautorisait jamais dʼautres mains que les siennes à désherber, ne voulant pas courir le risque que quelquʼun arrache ses fleurs à la place du liseron. Mais il avait transporté son lot de paillis ou de pierres pour elle au fil des années. Dans un sens, ce jardin digne dʼune couverture de magazine était aussi – un tout petit peu – le sien.

Frannie sortit sur la terrasse avec, sur un plateau, du thé glacé à la menthe fraîche dans un gros pichet ventru en verre soufflé, les grands verres coordonnés et une assiette de biscuits maison. Us sʼinstallèrent à la table ombragée, avec vue sur le gazon tondu à ras et les massifs exubérants.

— Je me souviendrai toujours de ce jardin, dit Gage. La ferme de Fox, cʼétait le paradis des aventuriers, et ici...

— Quoi donc ? lʼinterrompit-elle en riant. Lʼobsession de la mère de Caleb ?

— Non. À mi-chemin entre un univers féerique et un sanctuaire.

Le sourire de Frannie se teinta dʼune chaleur émue.

— Quel compliment adorable.

Gage réalisa quʼil savait maintenant quoi lui dire.

— Jʼai réfléchi à beaucoup de choses aujourdʼhui. Vous mʼavez toujours accepté. La mère de Fox aussi. Pas une fois je ne me suis senti rejeté.

— Pourquoi tʼaurais-je rejeté ?

Il plongea son regard dans les beaux yeux bleus de Frannie.

— Mon père buvait et jʼétais un fauteur de troubles.

— Gage...

— Quand Caleb ou Fox avait des ennuis, jʼen étais probablement à lʼorigine.

— À mon avis, ils ont dû en chercher aussi pas mail eux- mêmes.

— Jim et vous avez toujours veillé à ce que jʼaie un toit au-dessus de la tête – et même celui-ci en cas de besoin. Vous avez gardé mon père au bowling alors que vous auriez dû le congédier. Avec les parents de Fox, vous mʼavez toujours procuré le nécessaire –

vêtements, chaussures, et même du travail – sans jamais me faire sentir que cʼétait par charité pour le pauvre petit Turner.

— Je ne tʼai jamais considéré, et je nʼimagine pas non plus Joanna Barry te considérer comme le « pauvre petit Turner ». Tu es le fils de mon amie, Gage.

— Je sais. Pourtant, vous auriez pu décourager Caleb de me fré-

quenter. Beaucoup de gens lʼauraient fait. Cʼest moi qui ai eu lʼidée de la randonnée dans les bois cette nuit-là.

Elle le couva dʼun regard purement maternel.

— Ne me dis pas quʼils nʼavaient rien à voir là-dedans, ni lʼun ni lʼautre.

— Non, mais lʼidée venait de moi et vous lʼavez probablement compris il y a vingt ans. Malgré tout, vous avez continué à mʼouvrir votre porte.

— Rien de tout cela nʼest de ta faute. Jʼignore en grande partie où vous en êtes de vos découvertes, de vos projets. Caleb me cache beaucoup de choses. Jʼimagine que ça mʼarrange. Mais jʼen sais assez pour avoir la certitude que vous nʼêtes pour rien, tous les trois, dans les événements de Hawkins Wood. Et je sais aussi que sans vous trois, avec tous les risques que vous avez pris, je ne serais pas assise tranquillement sur ma terrasse aujourdʼhui.

Sans Caleb, Fox et toi, Hawkins Hollow nʼexisterait plus, Gage.

Elle posa une main sur la sienne et exerça une pression émue.

— Je suis si fière de vous.

Avec elle plus que quiconque, il se devait dʼêtre sincère.

— Je ne suis pas ici pour la ville.

— Je sais. Et pour une raison étrange, ta présence ne mʼen rend que plus fière. Tu es un homme bien, Gage. Si, cʼest vrai, insista-t-elle avec une certaine fougue devant sa mine sceptique. Tu ne me convaincras jamais du contraire. Tu as toujours été le meilleur des amis pour mon fils, le meilleur des frères. Ma porte ne tʼest pas seulement ouverte. Tu es ici chez toi, Gage. Quand tu veux.

Lʼémotion le laissa un instant sans voix.

— Je vous aime beaucoup, finit-il par dire avant de regarder Frannie dans les yeux. Voilà ce que je suis venu vous dire. Je ne me souviens plus très bien de ma mère, mais de vous et Joanna Barry, si. Ça a fait toute la différence, jʼimagine.

— Et comment, approuva Frannie Hawkins qui, les larmes aux yeux, se leva pour le serrer dans ses bras.

Pour faire bonne mesure, Gage passa ensuite chez le pépinié-

riste juste à la sortie de la ville. Conscient que Joanna Barry ap-précierait davantage une plante en pot quʼun bouquet, il porta son choix sur une orchidée en fleur. Il se rendit à la ferme et, ne trou-vant personne à la maison, laissa lʼorchidée sur la spacieuse terrasse près de la porte dʼentrée avec un petit mot sous le pot.

À cran depuis sa rencontre musclée au cimetière, Gage se sentit apaisé par ce geste et sa conversation avec Frannie. Il envisagea de rentrer chez Caleb poursuivre ses recherches en solo, puis se rappela quʼil faisait partie d une équipe – pour le meilleur et pour le pire. Son premier choix se porta sur Fox, mais lorsquʼil passa dans sa rue, il constata que le pick-up de son ami nʼétait plus ga-ré devant le cabinet. Sans doute au tribunal ou en rendez- vous chez un client. Avec Caleb au bowling et son vieux qui travaillait là-bas, inutile de songer à cette option-là.

Gage fit demi-tour. À lʼévidence, cʼétait parti pour être le jour des filles.

Les voitures de Cybil et de Quinn se trouvaient le long du trottoir.

Il entra comme le matin, sans frapper. Avec dans lʼidée de boire un café, il se dirigeait vers la cuisine quand Cybil apparut en haut des marches.

— Deux fois dans la même journée ? Ne me dis pas que tu deviens sociable.

— Jʼai envie dʼun café. Quinn et toi, vous êtes dans le bureau là-

haut ?

— Exact, comme les chercheuses de démon industrieuses que nous sommes.

— Jʼarrive.

Il surprit le haussement dʼun sourcil à la courbe sensuelle, avant de disparaître vers la cuisine. Armé dʼune tasse de café, il rejoignit les filles dans le bureau. Assise devant lʼordinateur, Quinn écrivait sur son clavier. Ses doigts agiles ne cessèrent pas leur danse lorsquʼelle leva les yeux vers lui avec son grand sourire radieux.

— Salut, assieds-toi.

— Ça va aller.

Gage se planta devant le plan de la ville placardé au mur. Le cimetière ne semblait pas être un repaire de prédilection pour leur Grand Méchant Démon. Trop cliché à son goût, sans doute.

Derrière lui, Cybil étudiait lʼécran de son propre portable.

— Dʼaprès une source que jʼai découverte, la calcédoine faisait partie à lʼorigine de la grande Alpha – ou Pierre de Vie. Intéressant.

— Est-ce que ça nous dit comment tuer cette ordure ?

Cybil lui jeta un rapide coup dʼœil.

— Non, répondit-elle à son dos. Par contre, ça parle de guerres entre les ténèbres et la lumière, lʼAlpha et lʼOméga, les dieux et les démons – les dénominations varient selon les versions. Durant ces guerres, la grande pierre a explosé en de nombreux fragments, infusés du sang et du pouvoir des dieux. Et ces fragments ont été transmis aux gardiens.

Quinn interrompit sa frappe et pivota vers Cybil.

— Voilà un scénario qui pourrait coller avec notre histoire.

— Jʼai aussi trouvé dʼautres sources qui évoquent lʼutilisation de la calcédoine dans des rituels magiques, ainsi que sa capacité à stimuler la force physique et la guérison.

— Une autre similitude de taille.

— Cette pierre est également connue pour contribuer à réguler le cycle menstruel féminin, ajouta Cybil.

Gage pivota vers elle.

— Ça te dérange ?

— Pas du tout, répondit-elle en toute décontraction. Mais lʼaspect le plus pertinent pour nous est de toute évidence son pouvoir de guérison.

— Nous étions déjà au courant. Caleb, Fox et moi, on a fait nos devoirs sur la pierre il y a des années.

— Tout ceci nous ramène au sang, bien sûr, et surtout au feu, poursuivit Cybil sans se laisser démonter. Le feu a joué un rôle majeur dans les événements clés de cette histoire : lʼaffrontement entre Dent et Twisse, la nuit de votre pacte à la Pierre Païenne et, évidemment, celle où nous avons réussi à reconstituer la calcé-

doine. Que produit un choc entre deux pierres ? Une étincelle. Et étincelle égale feu. La création du feu est sans doute le premier acte magique de lʼhomme. Non seulement il brûle, mais il purifie.

Cʼest peut- être le feu qui le tuera.

— Quoi ? Tu veux te balader en cognant des pierres lʼune contre lʼautre dans lʼespoir quʼune étincelle magique atteindra Twisse ?

— Dis donc, on est dʼune humeur guillerette aujourdʼhui, ironisa Cybil.

Si le feu pouvait le tuer, il serait déjà mort. Je lʼai vu surfer sur les flammes comme sur les rouleaux dʼune maudite plage de Miami.

— Son feu, pas le nôtre, fit remarquer Cybil. Le feu produit par la Pierre Alpha. Lʼautre nuit, la fusion des trois fragments a déclenché un sacré brasier.

— Comment te proposes-tu dʼallumer un feu avec une seule pierre ?

— Jʼy réfléchis. Et toi ? contre-attaqua-t-elle. Une meilleure idée ?

Ce nʼétait pas la raison de sa présence ici, se souvint Gage. Il nʼétait pas venu débattre de pierres magiques ou de feu divin. Il ne savait même pas trop pourquoi il lʼagressait ainsi. Après tout, cʼétait grâce à elle que les trois morceaux de pierre nʼen formaient plus quʼun désormais.

— Jʼai eu la visite de notre démon aujourdʼhui.

— Pourquoi ne lʼas-tu pas dit plus tôt ? sʼanima Quinn qui, en pro-fessionnelle, dégaina son magnétophone. Où ? Quand ? Comment ?

— Dans le cimetière, peu après mon passage ici ce matin.

— Il était quelle heure ? sʼenquit Quinn avec un regard interrogateur à Cybil. Vers 10 heures, cʼest ça ? Disons, entre 10 heures et la demie ? demanda-t-elle à Gage.

— Dans ces eaux-là. Je nʼai pas regardé ma montre.

— Quelle forme a-t-il prise ?

— Celle de ma mère.

La vivacité de Quinn se mua aussitôt en compassion.

— Oh, Gage, je suis désolée...

— Était-ce déjà arrivé quʼil prenne la forme de quelquʼun que tu connais ? questionna Cybil.

— Non, cʼest nouveau. Voilà pourquoi il mʼa abusé un instant. Enfin bref, il ressemblait à ma mère, tout au moins au souvenir que jʼai dʼelle, qui est plutôt flou. En fait, il ressemblait aux photos que jʼai vues dʼelle.

À celle quʼavait son père sur sa table de nuit à lʼépoque, songea-t-il.

— Elle était... jeune, continua-t-il. Plus jeune que moi. Et elle portait une robe dʼété.

Il sʼassit et, sirotant distraitement son café tiède, rapporta les faits et leur conversation pour ainsi dire mot pour mot.

— Tu las frappé ?

Quinn nʼen revenait pas.

— Sur le moment, lʼidée mʼa paru bonne.

Sans un mot, Cybil se leva, traversa la pièce et lui prit la main quʼelle examina sous toutes les coutures.

— Guérie. Je me demandais justement si la guérison serait complète en cas de blessure directe.

— Je nʼai pas dit quʼil mʼavait blessé.

— Évidemment que si. Tu as littéralement balancé ton poing dans le ventre de la bête. Quel genre de blessure tʼa-t-il infligée ?

— Brûlures et morsures. Ce salaud mʼa mordu. Il se bat comme une gonzesse.

Elle inclina la tête, jaugeant son sourire.

— Jʼen suis une et je ne mords pas quand je me bats. Combien de temps a pris la cicatrisation ?

— Un moment. Une heure en tout, je dirais.

— Plus longtemps, nettement, quʼavec des brûlures dʼorigine naturelle. Des effets secondaires ?

Gage faillit balayer la question dʼun haussement dʼépaules, puis se souvint que chaque détail comptait.

— Un peu de nausée et de vertige. Mais vu le mal de chien que ça faisait, cʼest un contrecoup normal.

— Quʼas-tu fait ensuite ? sʼenquit Cybil, le regard inquisiteur.

Deux bonnes heures se sont écoulées depuis.

— Jʼavais des trucs à faire. On doit pointer, maintenant ? Cʼest nouveau ?

— Simple curiosité. Nous allons tout noter. Mais avant, je vais préparer du thé. Tu en veux, Quinn ?

— Je préférerais un milk-shake, mais je vais mʼen tenir à ça, ré-

pondit celle-ci, brandissant sa bouteille dʼeau minérale.

Cybil partie, Gage pianota sur sa cuisse un moment, puis se leva dʼun bond.

— Je vais me resservir un café.

— Je tʼen prie.

Comme il sortait à son tour, elle le suivit du regard. Il nʼy avait pas que les pierres à faire des étincelles quand on les cognait lʼune contre lʼautre, se dit-elle.

Cybil mit la bouilloire à chauffer et dosa le thé. Lorsque Gage entra, elle prit une pomme dans le compotier, la coupa délicatement en quartiers et lui en offrit un.

— Nous voilà de nouveau en tête à tête.

Après avoir sorti une assiette, elle coupa une deuxième pomme, ajouta quelques petites grappes de raisin.

— Quand Quinn commence à parler de milk-shake, cʼest quʼil lui faut un en-cas. Si tu veux quelque chose de plus substantiel, il y a de quoi faire un sandwich ou un reste de salade de pâtes au frigo.

— Cʼest bon.

Il la regarda ajouter quelques crackers et une poignée de dés de fromage sur lʼassiette.

— Pas la peine de sʼénerver, commenta-t-il.

Elle haussa un sourcil étonné.

— Pourquoi devrais-je mʼénerver ?

— Justement.

Elle sʼadossa contre le plan de travail et croqua délicatement un quartier de pomme.

— Tu fais fausse route. Je suis descendue parce que jʼavais envie dʼun thé, pas parce que tu mʼagaçais. Lʼagacement nʼest pas le sentiment qui mʼhabite en ce moment.

— Ah oui ? Quoi donc alors ?

— Je suis désolée quʼil ait retourné un chagrin personnel contre toi.

— Je nʼai pas de chagrin personnel.

— Oh, tais-toi.

Elle mordit de nouveau dans la pomme, cette fois rageusement.

— Ça, cʼest agaçant. Tu étais au cimetière. Comme je doute fort que tu te rendes dans ce genre dʼendroit pour une promenade de santé, jʼen conclus que tu es allé sur la tombe de ta mère. Et Twisse a profané – ou tout au moins tenté de profaner – son souvenir. Ne me dis pas que tu nʼéprouves pas de chagrin pour la mort de ta mère. Jʼai perdu mon père il y a des années. Il a choisi de se tirer une balle dans la tête et jʼai toujours de la peine.

Comme tu ne tiens pas à en parler, je te laisse tranquille et toi, tu viens jusquʼici mʼaccuser dʼêtre énervée.

— Une erreur évidente de ma part, puisque tu ne Tes pas du tout.

— Je ne lʼétais pas, bougonna Cybil qui laissa échapper un soupir excédé, puis grignota à nouveau sa pomme tandis que la bouilloire se mettait à crachoter. Tu disais quʼelle paraissait très jeune. Quel âge ?

— Guère plus de vingt ans, je dirais. La plupart de mes souvenirs dʼelle proviennent de photos. Je... Nom de Dieu !

Il prit en hâte son portefeuille et sortit un petit cliché glissé derrière son permis de conduire.

— Voilà exactement à quoi elle ressemblait, jusquʼà la maudite robe.

Après avoir éteint le gaz, Cybil sʼapprocha de lui et examina la photo quʼil tenait à la main. Ses cheveux bruns détachés sur les épaules, la jeune femme mince portait une robe dʼété jaune. Le petit garçon calé sur sa hanche devait avoir un an, un an et demi.

Tous deux riaient.

— Elle était très jolie. Tu tiens dʼelle.

— Il a pris cette image dans mon esprit. Tu avais raison. Je ne lʼavais plus regardée depuis... je ne sais pas... quelques années peut-être. Mais cʼest mon souvenir dʼelle le plus précis parce que...

— Parce que cʼest celui que tu portes sur toi, termina Cybil à sa place, une main posée sur son bras.

— Je savais que ce nʼétait pas elle. Il ne mʼa fallu quʼune minute pour mʼen rendre compte.

Et durant cette minute, songea Cybil, il avait dû ressentir un chagrin et une joie incommensurables. Elle se détourna pour verser lʼeau dans la théière.

— Jʼespère que tu as atteint un ou deux organes vitaux, sʼil en a.

— Cʼest ce que jʼapprécie chez toi, ce goût sain pour la violence.

Il rangea la photographie de sa mère dans son portefeuille.

— Je suis très physique, comme fille. Intéressant, non, quʼil ait dʼemblée tenté de te convaincre de partir ? Pas dʼagression, ni même de sarcasme comme à son habitude. A mon avis, nous lʼavons déstabilisé grave.

Ouais, il avait lʼair méchamment déstabilisé quand il mʼa mis sur le carreau.

— Tu tʼen es relevé, non ? argumenta-t-elle, disposant lʼassiette, la théière et une tasse sur le plateau. Caleb devrait arriver dʼici une heure, Fox et Layla dans la foulée. Si tu restais dîner ?

— Cʼest toi qui cuisines ?

— Apparemment, cʼest mon destin dans cette étrange vie que nous menons en ce moment.

— Alors dʼaccord.

— Parfait. Monte ça pour moi. Nous allons te donner du travail dans lʼintervalle.

— Je ne remplis pas de fiches.

— Si tu veux manger aujourdʼhui, tu vas devoir tʼy coller.

Plus tard, assis sur les marches de la terrasse en façade, Gage savourait la première bière de la soirée avec Fox et Caleb. Fox avait troqué son costume dʼavocat contre un jean et un sweat-shirt à manches courtes.

— On pourrait retourner au cimetière à trois, suggéra- t-il, décontracté. Il veut peut-être un autre round.

— Je ne crois pas. Il a eu sa dose dʼamusement.

— La prochaine fois que tu as envie de te balader, nʼy va pas sans arme, lui conseilla Caleb. Je ne parle pas de ton maudit flingue, sʼempressa-t-il dʼajouter. Achète donc un couteau suisse chez Mullendore. Ils en ont de très convenables et tout à fait lé-

gaux. À quoi bon prendre le risque de te faire bouffer la moitié de la main ?

Paresseusement, Gage fit marcher les articulations de la main en question.

— Ça mʼa fait du bien de cogner ce salopard. Mais tu as raison.

Je nʼavais même pas un canif sur moi. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur.

— Vous croyez quʼil peut seulement prendre la forme des morts...

? Désolé, sʼexcusa Fox, une main sur lʼépaule de Gage.

— Cʼest bon. Quinn se posait la même question tout à lʼheure. Sʼil en est aussi capable pour les vivants, cʼest une sacrée perfor-mance. Les morts, cʼest déjà assez dur. Cybil pense que non. Elle a sorti une théorie tordue sur le métamorphisme que jʼai cessé dʼécouter quand Quinn et elle se sont lancées dans des palabres à nʼen plus finir. Mais je suis plutôt dʼaccord avec sa conclusion.

Pour résumer, lʼapparition possédait une certaine substance, mais donnait lʼimpression dʼêtre comme... une enveloppe empruntée.

Twisse ne peut pas emprunter leur enveloppe aux vivants puisquʼils lʼont encore sur le dos, pour ainsi dire.

— Bref, lâcha Fox après un silence songeur. Nous savons dé-

sormais que Twisse a une nouvelle corde à son arc. Sʼil lui prend encore lʼenvie de jouer à ce petit jeu, nous lʼattendrons de pied ferme.

Un optimisme que Gage était loin de partager.

3

Vêtue d un pantalon de coton ample et dʼun haut à bretelles qui faisaient office de pyjama, Cybil suivit les effluves revigorants de café qui montaient de la cuisine. Quel bonheur de savoir que quelquʼun dans la maison s était réveillé avant elle et avait mis la cafetière en route. Une corvée qui lui incombait bien trop souvent parce quʼelle était la première levée.

Bien sûr, les deux autres ne dormaient pas seules, se dit-elle.

Résultat : elles avaient droit au café et aux câlins. Pas très juste, tout ça. Mais cʼétait la vie. Petit avantage quand même : elle nʼétait pas obligée de faire la conversation au réveil, et avait le calme pour lire le journal avant que tout ce petit monde ne sʼébroue.

À mi-chemin entre lʼescalier et la cuisine, elle sʼarrêta et huma lʼair. Elle reconnut une odeur de bacon frit. Décidément, ce jour était à marquer dʼune pierre blanche !

Sur le seuil de la cuisine, elle découvrit Layla affairée devant la gazinière, les cheveux ramassés sur sa nuque en une courte queue-de-cheval. Elle avait lʼair si heureuse. Cybil se demanda pourquoi elle ressentait cette affection de grande sœur envers Layla.

Elle nʼavait jamais connu cette même affinité avec sa propre sœur. Il faut dire que Rissa et elle avaient du mal à se comprendre, et sa jeune sœur avait tendance à prendre contact essentiellement quand elle sʼétait fourrée dans un nouveau pétrin.

Heureusement, il y avait Quinn, quʼelle considérait comme son âme sœur, et puis Layla qui avait trouvé sa place sans problème dans le trio de choc quʼelles formaient désormais.

Après avoir mis le bacon à égoutter sur de lʼessuie-tout, Layla se tourna pour prendre les œufs et sursauta en découvrant Cybil.

— Mon Dieu ! sʼexclama-t-elle en riant, une main sur le cœur. Tu mʼas fait une de ces peurs.

— Désolée. Tu es matinale.

— Jʼavais une énorme envie dʼœufs au bacon.

Avant que Cybil nʼait le temps de bouger, elle lui sortit une tasse et lui versa un café.

— Jʼen ai fait plein. Je me disais que tu descendrais bientôt, et Fox est toujours partant pour un bon repas.

— Hmm, fit Cybil qui ajouta du lait dans son café.

— En tout cas, jʼespère que tu as faim parce que jʼen ai préparé pour un régiment. Et les œufs sont tout frais de la ferme des OʼDell. Jʼai été chercher le journal, précisa Layla qui désigna la table. Assois-toi donc et bois tranquillement ton café, le temps que je termine.

Cybil but une première gorgée qui lui éclaircit lʼesprit.

— Excuse ma question, mais je suis obligée de te la poser.

Quʼas-tu donc derrière la tête, Layla Darnell ?

Avec une grimace, celle-ci cassa le premier œuf dans la jatte.

— Jʼai un petit service à demander, et je comptais corrompre Quinn avec ce petit déjeuner si elle était ici au lieu de chez Caleb.

Jʼai ma matinée libre et jʼespérais vous convaincre, Quinn et toi, de mʼaccompagner à la boutique pour mʼaider à faire le choix des couleurs.

Cybil repoussa ses cheveux en arrière et but encore un peu de café.

— Jʼai une autre question : comment peux-tu imaginer une seconde quʼon te laisse décider tranquillement des couleurs de ta boutique sans te tanner avec notre opinion ?

— Vraiment ?

— Personne nʼéchappe à mon opinion. Mais je mangerais quand même volontiers des œufs au bacon.

— Bien, bien. Ça semble juste un peu fou de sʼintéresser à des échantillons de peinture, avec les questions de vie ou de mort qui nous préoccupent.

— Le choix des couleurs est une question de vie ou de mort.

Layla éclata de rire, puis secoua la tête.

— Le démon qui veut notre mort donnera sa pleine mesure dʼici un mois et demi environ et moi, je suis sur le point dʼouvrir ma propre affaire dans la ville quʼil a élue comme terrain de jeux.

Complètement dingue, non ? Pendant ce temps, Fox doit choisir et former ma remplaçante – enfin, la formation, cʼest plutôt moi qui vais mʼen charger – tout ça pendant quʼon essaie de trouver le moyen de rester en vie et dʼanéantir ce maudit démon. Et je vais demander Fox en mariage.

— Nous ne pouvons pas nous arrêter de vivre parce que... Attends un peu ! sʼexclama Cybil, une main levée, le temps que son cerveau encore embrumé sʼéclaircisse totalement. Dans mon cours de journalisme, cʼest ce quʼon appelait « noyer le poisson ».

En beauté.

— Complètement dingue, non ?

— Évidemment ! Noyer le poisson, ce nʼest pas du tout ton genre, répondit Cybil qui, comme le plat était juste à sa portée, prit une tranche de bacon. Et oui, bien sûr, ce mariage est dingue.

— Je ne parle pas du mariage, mais de le lui demander moi-même. Ça me ressemble si peu.

— Jʼespère bien. Je détesterais tʼimaginer à la chasse aux maris.

— Jʼai toujours pensé quʼune fois tout à sa place, au moment propice, je laisserais lʼhomme que jʼaime planter le décor, acheter la bague et me faire sa demande.

Avec un soupir, Layla recommença à casser les œufs.

— Voilà ce qui me ressemble – ou me ressemblait. Maintenant, je me moque que tout soit à sa place et qui peut dire, surtout nous, quand le moment est propice, hein ? Et puis, je ne veux pas attendre.

— Mets-lui le grappin dessus, ma vieille.

— Je me sens... Le voilà, murmura soudain Layla. Surtout pas un mot.

— Zut alors, ironisa Cybil sur le même ton, jʼavais lʼintention de cracher le morceau, puis de jeter une poignée de confettis.

— Bonjour, dit Fox.

Le sourire ensommeillé quʼil adressa à Cybil sʼélargit lorsquʼil aperçut Layla.

— Tu cuisines ?

— Jʼai un peu de temps. Mon patron mʼa accordé la matinée.

— Ton patron devrait toujours être aussi accommodant. Il sortit son habituel Coca du réfrigérateur et, ouvrant lʼopercule, regarda lʼune et lʼautre tour à tour.

— Quoi ? Quʼest-ce quʼil y a ?

— Rien, assura Layla qui, songeant à son don de télépathie, brandit son fouet vers lui. Et on ne fouine pas. Nous parlions juste des échantillons de peinture pour la boutique. Combien dʼœufs veux-tu ?

— Deux. Trois.

Layla adressa à Cybil un sourire satisfait quand Fox se pencha vers elle pour lʼembrasser dans le cou et piqua une tranche de bacon en cachette.

La maison qui abriterait la boutique de Layla était spacieuse, lu-mineuse, bien située. Des atouts importants, jugea Cybil qui dé-

ambulait au rez-de-chaussée. Elle aimait le vieux parquet massif aux tons chauds, les larges moulures.

Debout devant la vitrine en compagnie de Quinn, Layla exposa un des échantillons de couleur à la lumière naturelle.

— Je tiens à respecter lʼespace et lʼégayer par petites touches.

Féminin, confortable, mais pas trop douillet. Accessible, mais pas prévisible.

— Ni roses ni mauves.

— Surtout pas, approuva Layla, catégorique.

— Quelques bons fauteuils, suggéra Quinn, pour essayer les chaussures ou attendre une amie en cabine dʼessayage. Mais pas dʼimprimés floraux, ni de chintz.

— Pour les murs, jʼaimerais des tons neutres, continua Layla.

Neutres, mais chauds pour mettre les boiseries en valeur. Et je pense quʼau lieu dʼun comptoir avec une caisse, je pourrais trouver un joli bureau ancien.

Elle tendit le nuancier à Quinn et traversa la pièce vide.

— Par ici, je pourrais installer des étagères en verre avec une disposition dissymétrique pour les chaussures, les petits sacs. Et tout au fond, je demanderai au père de Fox de mʼinstaller deux cabines d essayage.

— Trois, décréta Cybil qui suivait son amie. Cʼest plus pratique, plus intéressant au regard et en prime, cʼest un nombre magique.

— Trois alors, avec un éclairage flatteur et un miroir en triptyque dans chaque.

— Je déteste ces engins, marmonna Quinn.

— Comme toutes les femmes, mais cʼest un mal nécessaire.

Vous voyez, la petite cuisine là-bas...

Elle leur fit signe de la suivre sur lʼarrière.

— Elle a survécu aux différents commerces qui se sont succédé ici. Je me disais que je pourrais présenter de petites scènes de genre originales qui varieraient, disons, chaque mois. Par exemple, des chandelles et une bouteille de vin sur la table, quelques fleurs et un négligé ou une robe de cocktail sur le dossier de la chaise. Ou une boîte de céréales sur le plan de travail, quelques bols dans lʼévier, un porte- documents sur la table et une paire dʼescarpins dessous. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Futé et marrant, acquiesça Cybil. Fais-moi voir ces échantillons.

Elle les arracha des mains de Quinn, puis revint vers la vitrine.

— Jʼen ai dʼautres, les prévint Layla. Jʼavais juste sélectionné...

— Tes préférés, termina Quinn.

— Oui. Mais je tiens absolument à avoir votre avis. Un avis sé-

rieux parce que je suis aussi terrifiée quʼenthousiaste, et je ne veux pas tout gâcher en...

— Celle-ci. Bulles de Champagne. Un or très pâle, juste une impression de couleur, en fait. Subtil, neutre, mais avec une dose de dynamisme, dʼhumour. Elle fera ressortir nʼimporte quelle couleur que tu lui associeras.

Les lèvres pincées, Quinn examina lʼéchantillon pardessus lʼépaule de Cybil.

— Elle a raison. Cʼest génial. Féminin, sophistiqué, chaleureux.

Layla ferma les yeux.

— C est celle que j avais choisie. Je vous jure.

— La preuve que nous avons toutes les trois un goût excellent, conclut Cybil. Tu as rendez-vous cette semaine à la banque pour ton prêt ?

— Oui, confirma Layla avec un soupir qui fit voleter sa frange. D

après Fox, cʼest dans la poche. Jʼai ses références, celles de Jim Hawkins et de mon ancienne patronne à New York. Mes finances sont, euh... modestes, mais saines. Et la municipalité favorise lʼimplantation de nouveaux commerces pour revitaliser le centre-ville.

— Cʼest un bon investissement. Tu as un emplacement de choix

— Main Street est à deux pas de la grand-place. En plus, tu as beaucoup dʼexpérience et un sens de la mode très sûr. Un excellent investissement, même. Je voudrais en être.

Layla cligna des yeux.

— Pardon ?

— Mes finances sont saines aussi – suffisamment en tout cas pour investir dans une petite entreprise qui démarre. À combien as-tu évalué tes coûts de lancement ?

— Eh bien...

Layla cita un chiffre et Cybil hocha la tête, reprenant sa déambulation dans la boutique vide.

— Je pourrais en assumer un tiers. Et toi, Quinn ?

— Moi aussi.

— Vous rigolez ? Hein, vous rigolez ? ne put que répéter Layla.

— Ce qui te laissera un tiers à financer sur tes modestes deniers ou par le prêt. Moi, je choisirais le prêt, non seulement pour ne pas plomber ta trésorerie, mais aussi à cause des avantages fis-caux, expliqua Cybil qui repoussa son épaisse chevelure en ar-rière. À moins que tu sois contre cette idée.

— Si cʼest vous, je suis dʼaccord. Mon Dieu, cʼest vraiment... Attendez. Vous devriez quand même réfléchir. Sérieusement. Je ne veux pas vous...

— Nous avons déjà réfléchi.

— Et discuté la question en long et en large, ajouta Quinn. Puisque tu as pris ta décision, alors nous aussi. Comme dirait sans doute Gage, on veut miser notre part.

— Je réussirai, je vous le promets, assura Layla qui essuya une larme. Mais si vous voulez participer, je tiens à ce que tout soit fait dans les règles. Fox réglera les formalités juridiques. Je vais réussir. Maintenant, je sais que je peux.

Elle se jeta au cou de Quinn, puis ouvrit les bras pour accueillir Cybil dans son étreinte émue.

— Merci, merci, merci !

— Y a pas de quoi. Souviens-toi de ce que dirait aussi Gage, lui rappela Cybil.

— Quoi donc ?

— Nous pourrions tous être morts avant août.

Hilare, Cybil tapota le postérieur de Layla, puis mit fin à leur accolade.

— As-tu déjà réfléchi à un nom pour cet endroit ?

— Une fois de plus, tu rigoles ? Tu me connais, quand même.

Regarde, jʼai fait une liste. Mais je vais la jeter parce que je viens de trouver le nom idéal : Copines & Cie !

Après la visite à la boutique, chacune partit de son côté. Layla au cabinet, Quinn chez la mère de Caleb qui lʼavait invitée à déjeuner pour discuter des détails du mariage.

Quant à Cybil, elle rentra à la maison, pressée dʼapprofondir ses recherches sur la calcédoine.

Elle descendit son ordinateur portable à la cuisine, avec les notes quʼelle avait imprimées concernant la pierre. Après avoir ouvert la porte de derrière et les fenêtres afin de profiter du bon air printanier, elle se prépara un thé glacé et un bol de salade, quʼelle mangea en revoyant ses notes.

7 juillet 1652 : Giles Dent (le gardien) porte lʼamulette la nuit où Lazarus Twisse (le démon) se présente à lui à la Pierre Païenne à la tête dʼune expédition punitive. Auparavant, Dent avait parlé de la pierre à Ann Hawkins, la mère de ses triplés (qui virent le jour cette même nuit). Ann lʼévoque brièvement en termes énigmati-ques dans le journal intime quelle tient une fois à lʼabri chez une cousine (aujourdʼhui la ferme des OʼDell).

La calcédoine réapparaît, divisée en trois morceaux égaux, chacun dans la main de Caleb Hawkins, Fox OʼDell et Gage Turner après leur pacte de sang à la Pierre Païenne à minuit le 7 juillet 1987, jour de leur anniversaire commun. Le démon libéré fait ré-

gner le chaos à Hawkins Hollow sept jours durant (phénomène qui se reproduit depuis tous les sept ans). Parallèlement, les trois garçons se retrouvent doués dʼun pouvoir dʼautoguérison et autres dons psychiques. Armes.

Voilà qui ne fait aucun doute, se dit Cybil devant ce dernier mot.

Des armes qui leur ont permis de rester en vie et de se battre. Et elles sont forcément liées à la calcédoine.

Elle relut ses notes sur les remarques sibyllines dʼAnn Hawkins à ce sujet dans son journal et ses conversations – si tel était le terme qui convenait – avec Caleb et Layla. Elle était légèrement agacée quʼAnn n ait pas choisi de lui apparaître.

Elle aurait aimé interviewer un fantôme.

Cybil entreprit de taper ses idées comme elles venaient – une méthode qui lui réussissait plutôt bien. Elle ferait le tri ensuite. De temps à autre, elle griffonnait quelques notes rapides sur son calepin au sujet d un point à approfondir plus tard.

Quand elle entendit la porte dʼentrée sʼouvrir, elle poursuivit son travail. Quinn rentre tôt, songea-t-elle distraitement. La porte claqua dʼun coup sec un instant plus tard, et elle ne sʼinterrompit pas davantage. Un peu dʼénervement avec le mariage qui approche, supposa-t-elle.

Mais lorsque la porte extérieure dans son dos claqua à son tour et que le loquet glissa en position fermée, son attention fut alertée. Elle sauvegarda son travail – un réflexe. Au-dessus de lʼévier, la fenêtre à guillotine coulissa avec une lenteur plus menaçante que le claquement de la porte.

Il ressent la douleur, se rappela-t-elle en se levant. Dʼun pas de côté, elle sʼapprocha du bloc à couteaux sur le plan de travail. Ils lʼavaient déjà atteint. Saisissant le plus grand couteau, elle se promit que si cette maudite créature se trouvait dans la maison, elle lui infligerait une sérieuse blessure. Pourtant, son instinct lui soufflait quʼelle serait mieux dehors quʼenfermée à lʼintérieur. Elle tendit la main vers le verrou.

La violence du choc se répercuta dans son bras et lui arracha un cri. Elle tituba en arrière, le souffle coupé. Avec un grondement sourd, un jet de sang jaillit du robinet de lʼévier. Elle sʼavança vers le téléphone – il ne lui faudrait que deux minutes pour obtenir de lʼaide, si elle en avait besoin. Mais lorsquʼelle voulut décrocher le combiné, une seconde décharge encore plus fulgurante la paralysa.

Tactique dʼintimidation, se dit Cybil, commençant à sortir à pas furtifs de la cuisine. On piège une femme seule dans la maison.

On fait un boucan infernal, continua-t-elle quand un fracas reten-tissant ébranla les murs, le sol, le plafond.

Elle aperçut le garçon derrière la fenêtre du salon. Un rictus grimaçant déformait son visage plaqué contre la vitre.

Je suis enfermée dans la maison, mais lui ne peut pas y entrer, songea-t-elle. Intéressant. À lʼextérieur, le démon crapahutait le long de la vitre comme un insecte répugnant.

Le verre se couvrit de sang jusquʼà en devenir opaque, et une nuée de mouches noires bourdonnantes sʼy agglutina pour le boire.

Elles occultèrent la lumière du jour, tant et si bien que la pièce, puis la maison tout entière se retrouvèrent plongées dans lʼobscurité complète. Cybil avait soudain lʼimpression dʼêtre aveugle. Son cœur sʼemballa. Il cherchait à la déstabiliser en ravivant son angoisse la plus profonde. Désorientée par le vacarme ambiant et le vrombissement des mouches, elle suivit le mur à tâtons. Lorsquʼelle sentit une substance chaude et poisseuse sur sa main, elle comprit que les murs saignaient à leur tour.

Elle allait réussir à sortir. Dʼici peu, elle retrouverait lʼair libre et la lumière. Elle encaisserait le choc et ce ne serait bientôt plus quʼun mauvais souvenir. Le mur céda la place à la rampe dʼescalier. Un frisson de soulagement parcourut Cybil. Elle y était presque.

Quelque chose la percuta dans le noir et la fit chuter. Le couteau tomba sur le carrelage avec un tintement métallique. Avec lʼénergie du désespoir, Cybil rampa à quatre pattes. Soudain, la porte sʼouvrit à la volée. Aveuglée par le flot de lumière, elle jaillit comme une athlète au départ du cent mètres... et percuta Gage de plein fouet.

Elle le dévisagea.

— Tu le vois ? demanda-t-elle.

— Oui, mais pas ta voisine qui balaie son allée en face. Elle nous fait signe.

Serrant le bras de Gage d une main comme dans un étau, Cybil se tourna et agita gaiement lʼautre. Le garçon démoniaque se ba-ladait sur la fenêtre telle une araignée.

— Vas-y, continue, lui lança-t-elle dʼune voix égale. Gaspille toute lʼénergie que tu veux pour la représentation du jour.

Elle lâcha le bras de Gage et sʼassit sur les marches du perron.

— Bon, on va faire un tour ?

Il la contempla un instant, puis sʼassit à côté dʼelle. Le démon sauta de la fenêtre et gambada à travers la pelouse, laissant un ruisseau de sang sur son sillage.

— En fait, jʼétais chez Fox. À un moment, il a eu un petit bourdonnement dans le cerveau. Comme de la friture sur une ligne té-

léphonique. Comme Layla mʼa dit que tu étais seule à la maison, je suis passé jeter un coup dʼœil.

— Je suis tellement contente de te voir, dit Cybil, alors que des flammes jaillissaient de la rivière de sang. Je nʼétais pas sûre quʼil capte mon message par télépathie.

De soulagement, elle prit la main de Gage.

Sur la pelouse, la créature hurla de rage. Elle bondit tel un cabri et plongea dans la rivière de feu.

— Sortie impressionnante.

— Tu as des nerfs dʼacier, murmura Gage.

— Un joueur professionnel devrait être capable de deviner un bluff.

Tandis quʼelle commençait à trembler de tout son corps, Gage lui prit le menton et fit pivoter son visage vers lui.

— Il faut des nerfs dʼacier pour bluffer comme ça.

— Il se nourrit de peur et il nʼétait pas question quʼil se repaisse de la mienne. Mais il est encore moins question que je retourne dans cette maison toute seule, pour lʼinstant.

— Tu as envie de faire un tour ? demanda Gage sans la moindre trace de condescendance virile.

Cybil sentit le dernier nœud se défaire au creux de son estomac.

— Jʼaimerais bien être à Bimini, à siroter un bellini sur la plage.

— Allons-y.

Elle rit et Gage, suivant son instinct plutôt que la raison, joignit sans préambule ses lèvres aux siennes.

Stupide. Il savait que cʼétait un geste stupide. Mais tellement gratifiant. Ce baiser avait le goût que laissait espérer son allure –

exotique et mystérieux. Loin de feindre la surprise ou la résistance, elle savoura lʼinstant tout autant que lui.

Quand il relâcha son étreinte, Cybil sʼécarta sans le quitter des yeux.

— Ce nʼétait pas un bellini, mais cʼétait très agréable quand même.

— Je peux faire mieux.

— Oh, je nʼen doute pas. Mais...

Avec une tape amicale sur son épaule, elle se leva.

— Je crois quʼon devrait rentrer sʼassurer que tout va bien, dit-elle, jetant un regard vers la pelouse intacte et la vitre qui étin-celait sous le soleil de lʼaprès-midi. Cʼest sans doute le cas, mais mieux vaut vérifier.

— Dʼaccord, approuva Gage qui lʼimita et lui emboîta le pas. Tu devrais appeler au cabinet pour rassurer Fox et Layla.

— Oui, allons à la cuisine. Cʼest là que je me trouvais quand les réjouissances ont commencé.

Elle montra un fauteuil renversé sur le flanc dans le salon.

— Cʼest sûrement ce qui a volé à travers la pièce et mʼa étalée par terre. Ce petit monstre mʼa balancé un fauteuil.

Gage le redressa, puis ramassa le couteau.

— Cʼest à toi ?

— Oui. Dommage que je nʼaie pas eu lʼoccasion de mʼen servir, répondit Cybil qui sʼavança dans la cuisine et exhala un lent soupir. La porte de derrière est fermée, la fenêtre aussi. Cʼest lui qui a fait ça et cʼest bien réel.

Après avoir replacé le couteau rincé dans le bloc, elle décrocha le téléphone pour appeler Layla.

Gage rouvrit la porte et la fenêtre.

— Je vais cuisiner, annonça Cybil en raccrochant.

— Dʼaccord.

— Ça mʼaidera à me calmer. Il me faut quelques ingrédients, alors tu vas me conduire au supermarché.

— Ah bon ?

— Oui. Je vais chercher mon sac. Et puisque jʼai un bellini en tête, nous passerons aussi acheter du Champagne.

— Mademoiselle veut du Champagne, dit-il après un temps dʼar-rêt.

— Qui nʼen veut pas ?

— Autre chose sur notre liste de courses ?

Cybil sourit.

— Une bonne paire de gants en caoutchouc. Je tʼexpliquerai en route.

Cybil parcourut les rayons, examinant les produits à loisir. Elle sé-

lectionna les tomates avec lʼattention et la réflexion quʼune femme mettrait, dans lʼesprit de Gage, à choisir un bijou coûteux. Sous les néons aveuglants du supermarché avec sa musique dʼambiance prise de tête et ses offres spéciales du jour, elle lui faisait penser à une reine des fées.

Il sʼattendait à ce que cette corvée des courses lui inspire de lʼagacement, ou au moins de lʼimpatience, mais cette fille était fascinante à observer. Ses gestes étaient dʼune incroyable fluidité et à son regard vif, on comprenait que rien ne lui échappait.

Combien de gens pouvaient se faire terroriser par un démon et enchaîner dans la foulée par une balade au supermarché ?

Il ne pouvait quʼêtre admiratif.

Elle passa un bon quart dʼheure à examiner les poulets sous tous les angles, jusquʼà ce quʼelle en trouve un à la hauteur de ses exigences.

— On va manger du poulet ? Tout ça pour-du poulet ?

— Pas un bête poulet, répondit Cybil qui rejeta sa chevelure en arrière et le gratifia de son sourire en coin. Un poulet rôti mariné dans du vin avec de la sauge, de 1 ail, du vinaigre balsamique.

Entre autres. Tu pleureras de bonheur à chaque bouchée.

— Je ne pense pas.

— Tes papilles, si. Tu es sans doute passé une ou deux fois à New York au gré de tes voyages.

— Évidemment.

— Tu as déjà mangé au Piquant ?

— Ce restaurant gastronomique français dans lʼUpper West Si-de ?

— Oui, une véritable institution là-bas. Le chef a été mon premier amour sérieux. Il était plus âgé, français de surcroît. Lʼamant parfait pour une gamine de vingt ans. Il mʼa appris des tas de choses... aux fourneaux, ajouta-t-elle avec un sourire entendu, un rien sensuel.

— Plus vieux de combien ?

— Beaucoup. Il avait une fille de mon âge. Bien sûr, elle ne pouvait pas m encadrer. Non, je ne vais pas prendre le pain ici, dit-elle en tapotant une baguette. Nous allons passer à la boulangerie au centre. Si rien ne fait lʼaffaire là- bas, jʼen cuirai à la maison.

— Cuire du pain ? Carrément ?

— Si nécessaire, oui. Quand je suis dʼhumeur, cʼest gratifiant et déstressant.

— Comme le sexe.

— Exactement, approuva-t-elle avec un sourire facile.

Elle poussa son caddie dans la queue à la caisse et sʼappuya sur la poignée.

— Et toi, ton premier amour sérieux, cʼétait qui ?

Elle ne remarqua pas, ou alors sʼen moquait, la femme devant eux dans la file qui lorgnait vers eux par-dessus son épaule avec des yeux comme des billes de loto.

— Je nʼen ai pas encore eu.

— Dommage pour toi. Tu as manqué la passion débridée, les disputes enfiévrées, les désirs insensés. Le sexe, cʼest marrant, mais tout le reste ajoute une bonne dose dʼintensité.

Cybil sourit à la cliente devant eux.

— Nʼest-ce pas, madame ?

La femme sʼempourpra.

— Euh... oui, jʼimagine, bredouilla-t-elle avant de manifester un brusque intérêt pour le tapis roulant.

Quand celui-ci fut suffisamment libéré, Cybil entreprit dʼy décharger son caddie.

— Je cuisine, dit-elle à Gage. Et toi, tu paies.

— Première nouvelle.

Elle tapota le poulet quʼelle venait de déposer sur le tapis.

— Si tu n aimes pas mon poulet, je te rembourserai.

— Je pourrais mentir, fit-il remarquer, comme hypnotisé par ses mains.

De longs doigts effilés. Un vernis pâle sur ses ongles. Deux bagues étincelantes.

— Tu ne le feras pas. Tu aimes gagner, mais comme en amour, la victoire nʼest satisfaisante que si tu joues franc-jeu.

Il regarda les articles sʼadditionner sur la caisse enregistreuse.

— Ce poulet a intérêt à être sacrément bon, bougonna- t-il en sortant son portefeuille.

4

Cybil avait raison au sujet du poulet : il nʼen avait jamais mangé de meilleur. Et interdiction dʼévoquer lʼincident ou tout sujet relatif au démon pendant le repas, avait-elle décrété. Avec raison, là aussi.

Incroyable ce que tous les six avaient à se raconter, alors quʼils se marchaient sur les pieds depuis plusieurs mois. Préparatifs de mariage, boutique de Layla, livres, films, derniers scandales peo-ple en date et potins de Hawkins Hollow fusaient autour de la table.

Et lui, comment cadrait-il dans le décor ? Au fil des années, ses relations avec Caleb et Fox avaient évolué, surtout depuis quʼil avait coupé les ponts avec Hollow pour construire sa vie ailleurs.

Mais leur amitié demeurait inébranlable. Lʼamitié dʼune vie.

Sʼil survivait, il sʼen irait une fois de plus vers de nouveaux horizons. Dans le trio, il était lʼélectron libre. Celui qui partait – pour toujours revenir.

Et Cybil, avec son savoir encyclopédique et ses nerfs dʼacier ?

Partirait-elle aussi ? Il nʼy avait pas une once dʼesprit provincial chez elle. Elle avait su sʼadapter à Hollow, à cette maison, mais comme pour lui, ce nʼétait quʼune étape avant de passer à une vie plus conforme à son style.

Quelle vie ? Et où ? se surprit-il à se demander.

Cybil intercepta son regard et haussa un sourcil.

— Tu veux ton remboursement ?

— Non.

— Bien. Je sors faire un tour.

— Mais Cyb... voulut objecter Quinn.

Gage peut m accompagner pendant que vous quatre faites la vaisselle.

— Pourquoi ?

— Il ma aidée à faire les courses et les a payées. Jʼai envie de prendre un peu lʼair avant que nous mettions le Grand Méchant Démon sur le tapis. Alors, ça te dit de me servir dʼescorte, mon grand ?

— Prends ton téléphone, dit Quinn. Juste au cas où.

— Mon téléphone et ma veste. Et je nʼaccepterai pas de bonbon dʼun étranger. Cool, maman.

Tandis que Cybil sʼéclipsait, Quinn se tourna vers Gage.

— Nʼallez pas trop loin, dʼaccord ?

— Cʼest Hawkins Hollow. Ici, rien nʼest loin.

Cybil avait enfilé un pull-over fin et glissé ses pieds si souvent nus dans des mules en cuir noir. Sur le seuil, elle prit une profonde inspiration.

— Je préfère les nuits chaudes dʼété, mais étant donné les circonstances, je savoure aussi le printemps.

— Où veux-tu aller ?

— Dans Main Street, bien sûr. Jʼaime connaître mon territoire, ajouta-t-elle alors quʼils sʼengageaient sur le trottoir.

— Tu pourrais sûrement dessiner de tête une carte détaillée de la ville, maintenant.

— Déjà fait. Jʼai lʼœil pour les détails.

Elle inspira de nouveau et ses narines se chargèrent du parfum des pivoines roses dʼun jardin voisin.

— Quinn va être heureuse ici. Cʼest lʼendroit idéal pour elle.

— Pourquoi ?

Il vit que la question la surprenait – ou plutôt le fait quʼil lʼait po-sée.

— Quinn est un être hyper-social – du genre qui apprécie de connaître par leur nom les guichetiers à la banque, les caissières du supermarché – mais elle a aussi besoin de moments de solitude. Bref, entre la ville ici et la maison à lʼécart, elle profite de lʼun et lʼautre, expliqua Cybil. Et Caleb, bien sûr. Quand elle mʼa parlé de lui pour la première fois, je lʼavoue, je me suis dit : « Un type qui tient un bowling ? Q fait vraiment le grand plongeon. »

Jʼai honte dʼavoir cédé au cliché, ajouta-t-elle en riant. Évidemment, dès lʼinstant où je lʼai rencontré, jʼai compris. Je vais adorer revenir leur rendre visite ici, ainsi quʼà Fox et Layla.

Ils débouchèrent sur la grand-place, puis sʼengagèrent dans Main Street. Par les vitres ouvertes dʼune des voitures arrêtées au feu rouge, lʼautoradio beuglait à plein régime. Si Chez Mae et Gino étaient encore ouverts – quelques jeunes traînaient devant la pizzeria – tous les autres magasins étaient déjà fermés. Dʼici 21

heures, Mae baisserait son rideau et Gino lʼimiterait juste après 23 heures. Alors il nʼy aurait plus un chat dans les rues. Électro-cardiogramme plat à Hollow.

— Donc, pas envie de te construire une cabane dans Hawkins Wood ? demanda-t-il.

— Une cabane dans les bois pourrait être sympa pour un week-end occasionnel. Tout comme le charme pittoresque de la ville.

Mais juste pour visiter. Cʼest un de mes loisirs favoris. Je suis une citadine dans lʼâme et jʼadore voyager, tant que jʼai un camp de base où revenir me poser. Jʼai un très joli pied-à-terre à New York, légué par ma grand-mère. Et toi ? As-tu un chez-toi qui tʼattend quelque part ?

Gage secoua la tête.

— Jʼaime les chambres dʼhôtel.

— Moi aussi – un hôtel digne de ce nom, sʼentend. Une belle chambre avec tout le confort.

— Et le ménage se fait tout seul pendant quʼon sʼoccupe à des activités beaucoup plus passionnantes.

— Jʼaime admirer par la fenêtre une vue qui ne mʼappartient pas.

Cela dit, il y a dʼautres types de gens, comme beaucoup dʼhabitants de cette ville que Twisse sʼacharne à détruire. Ils apprécient le familier et ont besoin du réconfort quʼil leur apporte, ce qui est tout à fait leur droit.

Retour à la case départ, songea Gage.

— Et tu verserais ton sang pour ça ?

— Oh, j espère que non – tout au moins pas trop copieusement.

Mais cʼest la ville de Quinn, maintenant. Et de Layla. Pour elles, je serais prête à le faire. Pour Caleb et Fox aussi.

Elle tourna la tête vers lui et plongea son regard dans le sien.

— Et pour toi.

La sincérité absolue qui émanait dʼelle ébranla Gage. Avant quʼil nʼait le temps de répondre, le portable de Cybil sonna.

— Sauvés par le gong, murmura-t-elle, sortant son téléphone.

Quand elle découvrit le nom du correspondant, elle jura entre ses dents.

— Désolée, il faut que je le prenne, dit-elle avant dʼouvrir le combiné dʼun geste sec. Bonjour, Rissa.

Cybil sʼéloigna de quelques pas, ce qui nʼempêcha pas Gage dʼécouter sans vergogne sa part de conversation. Il entendit beaucoup de « non » entrecoupés de longs silences. Plusieurs

« je te lʼavais bien dit » sur un ton glacial et « pas cette fois » suivis dʼun « je suis désolée, Marissa » qui laissait transparaître davantage lʼimpatience que lʼexcuse. Lorsquʼelle raccrocha, cette impatience se lisait clairement sur son visage.

— Désolée. Cʼétait ma sœur, qui nʼa jamais tout à fait compris que le monde ne tourne pas autour dʼelle. Jʼespère quʼelle est assez remontée contre moi pour me lâcher au moins quelques semaines.

— La sœur au pneu à plat ?

— Pardon ? Ah oui, cʼest vrai, fit-elle, riant au souvenir de leur rencontre, quand ils avaient failli se percuter à un embranche-ment sur une route de campagne déserte au milieu de la nuit. Eh oui, celle qui avait emprunté ma voiture et laissé une roue crevée dans le coffre. Celle qui a toujours lʼhabitude dʼ« emprunter » ce qui lui plaît et le rend en général abîmé ou inutilisable.

— Alors pourquoi lui avais-tu prêté ta voiture ?

— Excellente question. Un moment de faiblesse, jʼimagine. Je nʼen ai pas beaucoup, du moins plus maintenant, précisa-t-elle, le regard assombri.

— Jʼimagine.

— Elle est à New York après avoir, une fois de plus, déménagé à la cloche de bois et ne comprend pas pourquoi elle ne peut pas rester chez moi quelques semaines. Heureusement, jʼai fait changer la serrure et le digicode – ce qui était nécessaire, parce que la dernière fois quʼelle est venue chez moi avec quelques prétendus amis, ils ont saccagé les lieux, cassé un vase ancien que je tenais de mon arrière-grand-mère, emprunté plusieurs vêtements dans ma garde-robe – dont un manteau en cachemire que je ne reverrai jamais – et la police a débarqué à la demande des voisins pour tapage nocturne.

— Une rigolote, ta sœur, commenta Gage.

— Oh non, pas du tout... Bon allez, je vide mon sac. Tu as le choix dʼécouter ou de te boucher les oreilles. Elle était la cadette et hyper-gâtée, comme beaucoup de petits derniers, surtout quand ils sont adorables et charmants, ce qui était son cas. Nous sommes issues d une famille de privilégiés. Grosse fortune familiale. Une immense propriété superbe dans le Connecticut, plusieurs pied-à-terre dans de grandes capitales. Nous avions droit aux écoles les plus réputées, voyagions régulièrement en Europe, fréquentions les enfants de la haute société, enfin tu vois le genre. Puis mon père a eu son accident qui la rendu aveugle.

Cybil marcha un moment en silence, les mains au fond des poches, le regard fixé droit devant elle.

— Il nʼa pas supporté. Un soir, dans notre maison du Connecticut, il sʼest enfermé dans la bibliothèque. Le coup de feu a alerté les domestiques qui ont essayé de défoncer la porte. Moi, jʼai fait le tour par le parc, jʼai brisé la vitre et suis entrée. Mes souvenirs sont flous. Il était trop tard, bien sûr. Il nʼy avait plus rien à faire pour le sauver. Ma mère était hystérique, Marissa aussi.

Gage ne dit rien, et elle continua son récit.

— Par la suite, nous avons appris que depuis son accident, mon père avait accumulé ce quʼon appelle pudiquement des revers de fortune. Sa mort prématurée ne lui avait pas laissé le temps de renverser la vapeur, et nous allions devoir restreindre considérablement notre train de vie. En réaction au choc et au chagrin, ma mère a fui avec nous en Europe où elle a dilapidé des sommes colossales. En lʼespace dʼun an, elle avait épousé un courtier qui en a gaspillé encore plus, lʼa convaincue de lui confier le reste, puis abandonnée pour des pâturages plus verts.

Lʼamertume qui perçait dans sa voix était si profonde quʼelle devait en avoir le goût dans la bouche, songea Gage.

La situation aurait pu être pire. Nous nʼétions pas non plus indigentes. Nous avons juste dû apprendre à gagner notre vie.

Depuis, ma mère s est remariée, cette fois avec un homme très bien. Stable et gentil. Tu veux que jʼarrête ?

— Non.

— Bien. Comme moi, Marissa est entrée à vingt et un ans en possession dʼun modeste héritage – modeste en comparaison de notre standing passé.A lʼépoque, elle avait déjà derrière elle un mariage en grande pompe, suivi dʼun divorce explosif. Elle a claqué lʼargent sans compter. Elle se débrouille pas mal comme mannequin quand elle sʼen donne la peine. Mais son plus cher désir, cʼest devenir une célébrité à nʼimporte quel prix et elle sʼobstine à mener la vie débridée quʼelle imagine aller avec. Ré-

sultat : elle est souvent fauchée, avec son charme et sa beauté comme seule monnaie dʼéchange. Comme ni lʼun ni lʼautre nʼont plus dʼeffet sur moi depuis belle lurette, nous sommes souvent brouillées.

— Sait-elle où tu te trouves ?

— Non, Dieu merci. Je nʼai rien dit et nʼen ai pas lʼintention.

Dʼabord, aussi pénible soit-elle, elle nʼen reste pas moins ma sœur et je nʼai pas envie de lʼexposer à un quelconque danger. Et puis, plus égoïstement, je ne veux pas dʼelle dans mes pattes.

Elle ressemble beaucoup à ma mère, tout au moins avant que son troisième mariage ne la calme. Il paraît que je tiens de mon père.

— Il était intelligent et sexy ?

Elle esquissa un sourire.

— Cʼest gentil de dire ça alors que je te casse la tête avec mes confidences. Je me suis toujours demandé si cette ressemblance avec mon père signifiait que je ne serais pas capable dʼaffronter les pires épreuves dans la vie.

— Tu lʼas déjà fait. Tu as cassé la vitre.

Au soupir tremblant quʼelle laissa échapper, Gage la devina au bord des larmes. Mais elle parvint à les contenir – ouf ! - et leva vers lui ses grands yeux noirs.

— Bon, dʼaccord, tu as droit à une récompense pour avoir eu la patience de mʼécouter, et moi aussi, pour avoir eu lʼintelligence de me confier à une oreille attentive.

Elle agrippa le devant de sa chemise puis, sur la pointe des pieds, glissa les mains sur ses épaules et les noua autour de son cou.

Sa bouche était douce comme la soie, riche de promesses. Elle effleura la sienne avec lenteur.

Quand Cybil voulut interrompre leur baiser, Gage la saisit par les hanches et la hissa de nouveau sur la pointe des pieds pour des prolongations quʼelle ne regretta pas.

Comment regretter de se faire embrasser par un homme qui savait exactement le baiser quʼelle souhaitait ?

Un baiser fougueux et profond, avec juste ce quʼil fallait de passion dévorante.

Lorsquʼelle sʼécarta de lui, ce fut avec la nette conviction quʼun homme comme Gage Turner savait relever un défi.

— Il y a peut-être un petit trop-perçu, remarqua-t-elle. Mais tu peux garder la monnaie.

Il afficha un grand sourire.

— Je viens de te la rendre.

Cybil pouffa de rire et lui prit spontanément la main.

— Je dirais que cette petite balade nous a fait du bien à tous les deux. On ferait mieux de rentrer.

Dans le salon, assise en tailleur sur son fauteuil, une tasse de thé entre les mains, Cybil raconta lʼincident de lʼaprès- midi au groupe et au magnétophone de Quinn.

Sans éluder les détails, nota Gage.

— Il y avait du sang dans la maison ? sʼenquit Quinn.

— Lʼillusion seulement.

— Et les mouches, le bruit. Lʼobscurité. Tu as vu et entendu pareil ? demanda Quinn à Gage.

— Oui.

— Les portes et fenêtres étaient fermées de lʼintérieur.

— La porte dʼentrée sʼest ouverte sans difficulté de lʼextérieur dès ma première tentative, précisa Gage. Mais quand nous sommes revenus dans la cuisine, la porte était toujours fermée avec le verrou, ainsi que la fenêtre au-dessus de lʼévier.

— Mais le... garçon est resté à lʼextérieur, nʼest-ce pas ? intervint Layla. À aucun moment il nʼest entré ?

— À mon avis, il nʼen était pas capable, répondit Cybil qui but une gorgée de thé, songeuse. Sinon, il ne sʼen serait pas privé. Par contre, il a réussi à fermer physiquement la porte et la fenêtre dans la pièce où je me trouvais. Peut-être a-t-il concentré son pouvoir sur lʼarrière de la maison. Si ça se trouve, il mʼa seulement fait croire que la porte dʼentrée était fermée. Quelle idiote je suis de ne pas y avoir pensé sur le coup.

— Franchement, plaisanta Caleb dʼun air faussement navré, il ne faut pas être futée pour ne pas y penser, alors que la maison saigne et tremble de partout, et que tu es coincée dans lʼobscurité avec un démon collé à la fenêtre.

— Maintenant que nous avons établi que Cybil est incapable de garder son sang-froid dans une crise, nous devrions nous demander pourquoi il nʼest pas entré, déclara Fox, assis sur le tapis et caressant la grosse tête de Balourd. Cʼest peut-être comme avec les vampires. Il doit être invité.

— Ou alors, il nʼétait pas encore en possession de son pouvoir maximal, suggéra Gage. Et ne le sera que dʼici quelques semaines.

— En fait, intervint Cybil le front plissé, il nʼest pas impossible que le vampire soit lié à notre démon : il hypnotise ses victimes ou ses ennemis, il se nourrit de sang humain. Mais cʼest davantage ton domaine que le mien, Quinn.

— Tu tʼen tires très bien.

— Pour continuer sur cette piste, citons encore la capacité à se transformer en chauve-souris ou en loup. Twisse est très doué pour la métamorphose. Dans une certaine mesure, le vampirisme pourrait constituer un abâtardissement de notre démon.

Elle prit son calepin et, tout en y griffonnant quelques notes, poursuivit son raisonnement.

— Nous savons désormais quʼil peut revêtir la forme dʼun mort. Et sʼil ne sʼagissait pas dʼune nouvelle corde à son arc, comme nous lʼimaginions ? Peut-être lʼavait-il déjà avant de tomber dans le piège de Dent et il lʼa ressort de son chapeau seulement maintenant, à lʼapproche des Sept fatidiques.

— Tu veux dire que, par exemple, il tue oncle Harry, suggéra Fox, puis pour rire revient sous lʼapparence dʼoncle Harry afin de terroriser et décimer le reste de la famille ?

— Cʼest vrai quʼil a un sens de lʼhumour un peu douteux, approuva Quinn avec un hochement de tête. Devons-nous commencer à tailler des pieux ?

— Non, mais nous aurions intérêt à comprendre au plus vite le fonctionnement de lʼarme que nous possédons. En tout cas, ajouta Cybil, tapotant distraitement son calepin avec son crayon, le fait quʼil nʼait pas pu entrer est intéressant. Sʼil sʼagissait dʼune constante, voilà qui nous donnerait un peu de sécurité en plus, et une tranquillité dʼesprit. Lʼun de vous lʼa-t-il déjà vu à lʼintérieur dʼune maison ?

— Il pousse juste les gens qui y habitent à se suicider, s'entre-tuer ou y mettre le feu, répondit Gage avec un haussement dʼépaules.

— Il doit bien exister un moyen de lʼempêcher de nuire, ou tout au moins lʼaffaiblir, dit Layla qui se laissa glisser de son fauteuil et sʼassit auprès de Fox sur le tapis. Cʼest une histoire dʼénergie, nʼest-ce pas ? Il se nourrit des émotions négatives. Colère, peur, haine.

— Il ne se nourrit pas seulement de haine, il en éprouve aussi, corrigea Cybil. Envers nous, particulièrement. À ce que nous savons, tout ce quʼil a entrepris depuis février vise lʼun ou lʼautre dʼentre nous, ou le groupe dans son ensemble.

Elle posa son carnet sur lʼaccoudoir du fauteuil et replia les jambes sous elle.

— Il dépense beaucoup dʼénergie à nous effrayer et nous nuire.

Cette pensée mʼa traversé lʼesprit quand jʼétais prise au piège.

Enfin, avant de me retrouver dans le noir. Là, jʼétais déjà moins fière. Peut-être pourrait-on lʼinciter à en dépenser davantage. À

chaque fois quʼil nous sort son grand numéro, il y a une accalmie par la suite, le temps quʼil recharge ses batteries. Si on arrivait au moins à dévier cette énergie sur nous, son pouvoir de nuisance envers les habitants de Hollow pourrait sʼen trouver réduit.

— Il nous a visés des tas de fois tout en restant capable de causer des ravages dans la ville, je suis catégorique là- dessus, objecta Fox.

Cybil acquiesça.

— Parce que vous étiez à chaque fois dans Hollow, occupés à le combattre et à sauver des vies.

— Quelle alternative avions-nous ? protesta Caleb. Nous ne pouvions pas laisser les gens sans protection.

— Ils nʼauraient peut-être pas autant besoin de protection si nous réussissions à lʼattirer ailleurs, proposa-t-elle.

— Comment ? Et où ?

— La méthode pourrait poser problème. Quant à lʼendroit...

— Tu penses à la Pierre Païenne. On a déjà essayé, objecta Gage. Il y a quatorze ans.

— Oui, je lʼai lu dans les notes de Quinn, mais...

— Tu te souviens de notre dernière balade là-bas ? lʼinterrompit-il. Eh bien, cʼétait une promenade de santé par rapport à toute tentative de pénétrer dans Hawkins Wood aux alentours des Sept.

— Cette fois-là, on sʼen est sortis de justesse, renchérit Fox. On pensait réussir à lʼarrêter en répétant le rituel au même moment, au même endroit. Échec sur toute la ligne. À notre retour en ville, cʼétait le chaos. Une des pires nuits quʼon ait jamais connues.

— Parce que nous nʼétions pas là pour aider les gens, conclut Caleb. Comment pourrions-nous courir à nouveau le risque de laisser la ville sans défense ?

Cybil voulut argumenter, puis se ravisa.

— Revenons à la calcédoine, alors. Un nouvel atout de taille dans notre jeu. Je mʼapprêtais à approfondir mes recherches sur la question cet après-midi, quand jʼai été si grossièrement interrompue. Je mʼy remettrai demain. Je suggère aussi, si tu es dʼaccord, Gage, que nous tentions la même expérience que Caleb et Quinn, et Fox et Layla.

— Tu veux coucher avec moi ? Je suis toujours partant.

— Très aimable à toi, mais je parlais dʼassocier nos dons. Le moment est peut-être venu de savoir si, à deux, nous sommes capables de voir plus loin dans lʼavenir, ou plus clairement.

— Ça marche.

— Que dis-tu de demain ? Je viendrai chez Caleb, disons, vers 13 heures.

Caleb s'éclaircit la gorge.

— Après ce qui sʼest passé aujourdʼhui, je pense quʼil vaut mieux sʼarranger pour être toujours au moins deux, idéalement trois. Il nʼest pas raisonnable dʼaller toute seule chez moi, Cybil.

— Lʼunion fait la force, je ne le conteste pas, répliqua celle-ci, mais dis-moi, qui va accompagner Fox à chaque fois quʼil se rendra au tribunal ? Et Gage dans ses virées ?

Fox secoua la tête dʼun air navré.

— Je tʼavais prévenu, mon vieux.

— Pour information, je ne me sens pas le moins du monde insultée que tu veuilles nous protéger, mes copines et moi, continua Cybil avec un franc sourire à Caleb. Et tu as raison, mieux vaut éviter de se perdre de vue. Mais il reste encore six semaines et nous ne pourrons pas éviter de nous retrouver seuls à un moment ou un autre. Je pense que nous pouvons tous promettre de nous montrer prudents et raisonnables. Moi, par exemple, je promets de ne pas descendre avec une chandelle à la cave si jʼentends des bruits bizarres.

— Je viendrai ici, proposa Gage.

— Non, je pense que ça marchera mieux chez Caleb. Cette maison donne encore lʼimpression...

— Dʼêtre souillée, termina Quinn qui tapota le genou de son amie.

Ça finira par passer.

— Oui, je sais. Enfin bref, pendant que vous décidez qui reste dormir et où cette nuit, je monte me coucher. À demain alors, ajouta-t-elle à lʼintention de Gage en se levant.

Cybil avait envie dʼun long bain chaud, mais cela lui semblait trop proche de la visite nocturne à la cave. Après tout, lʼun et lʼautre étaient à juste titre des clichés de films dʼhorreur. Elle sʼen tint à sa routine habituelle : démaquillant, lotion tonique, crème de nuit hydratante. Alors quʼelle se dirigeait vers son lit, Quinn entra.

— Caleb et moi restons ici cette nuit.

— Ne serait-il pas plus logique de rentrer avec Gage ?

— Fox et Layla dorment chez Caleb. Je tenais à passer la nuit ici.

Lʼémotion piqua les yeux de Cybil. Elle sʼassit sur le bord du lit, prit la main de Quinn et la plaqua contre sa joue, tandis que son amie prenait place à son côté.

— Jʼallais bien jusquʼà ce que la maison soit plongée dans lʼobscurité. Jʼétais davantage intéressée, curieuse même, quʼeffrayée.

Et puis soudain, le noir complet. Je ne connais rien de plus an-goissant.

— Je sais. Si tu veux, je peux dormir avec toi ici cette nuit.

Cybil fit non de la tête.

— Il me suffit de savoir que tu es de lʼautre côté du couloir. Nous lʼavons tous ressentie, nʼest-ce pas ? Cette souillure, comme tu as dit, quʼil a laissée dans la maison. Jʼavais peur que ce soit juste moi, une sorte de réaction paranoïaque...

— Nous lʼavons tous ressentie. Ça va disparaître, Cyb. Nous ne céderons pas.

— Cette créature est incapable de concevoir lʼamitié qui nous unit. Comment pourrait-elle comprendre que je dormirai mieux cette nuit avec toi dans la maison ? Ou le bien que me font ces quelques minutes de tête-à-tête ?

— Ce sera un de nos atouts pour la vaincre.

— Je le crois aussi, approuva Cybil qui soupira. Marissa a appelé.

— Aïe.

— Comme tu dis. Elle mʼa sorti son baratin habituel. « Fais ci, donne-moi ça. Pourquoi tu dis toujours non ? Tu es vraiment trop méchante ! » Enfin bref, ça a été la goutte dʼeau après une journée déjà stressante. Résultat : jʼai déballé à Gage un bon paquet de mes déboires familiaux.

— Cʼest vrai ?

— Oui, je sais, ce nʼest pas mon style. Jʼai eu un moment de faiblesse, mais il a bien encaissé. Il nʼa pas dit grand- chose, exactement ce quʼil fallait. Et après je lʼai embrassé comme une midi-nette.

Quinn lui cogna amicalement lʼépaule.

— Dis donc, ma vieille, il était temps.

— Peut-être, je nʼen sais rien. Jʼignore si ça risque de compliquer les choses, de les simplifier ou de ne faire strictement aucune différence. Mais si je suis persuadée quʼau lit ce serait grandiose, je sais tout autant que lʼaventure serait aussi risquée que de descendre voir à la cave ce qui fait du bruit.

— Comme vous seriez deux, tu n aurais pas à descendre toute seule.

— Exact, admit Cybil qui examina ses orteils, la bouche pincée.

Et on se réconforterait mutuellement en se faisant découper en morceaux par le tueur à la hache.

— Au moins, vous auriez fait lʼamour avant.

— Exact, et je le répète, ce serait grandiose. Je vais y réfléchir, la nuit porte conseil. Allez, va vite faire des mamours à ton chéri. Je vais faire un peu de yoga. Ça mʼaidera à me détendre avant dʼaller au lit.

— Appelle-moi en cas de besoin, dʼaccord ?

5

Dans ses rêves, elle venait se glisser dans son lit. Douces et ten-tatrices, ses lèvres cédaient aux assauts de ses baisers. Son corps soyeux et souple comme une liane sʼarquait contre le sien.

Ses longs bras et ses jambes interminables sʼenroulaient autour de lui, lʼenveloppant dans leur chaleur et un parfum enivrant.

La masse de sa chevelure, si brune sur les draps blancs, encadrait son visage en cascades sauvages, tandis que ses yeux sé-

ducteurs dʼun noir velours ne le quittaient pas.

Elle sʼouvrit à lui et lʼaccueillit en elle.

Dans ses rêves, son sang puisait avec une violence sourde et son cœur lui martelait la poitrine. Égaré dans le labyrinthe tortueux de son désir dans lequel se mêlaient joie et désespoir, il captura de nouveau ses lèvres. Leur goût le consumait à lʼinté-

rieur comme une fièvre, alors que leurs corps sʼemballaient. Plus vite. Toujours plus vite.

Autour dʼeux, les coulées de sang et les flammes envahirent la chambre.

Ses ongles acérés plantés dans la chair de son dos, elle hurla de plaisir, pendant quʼun océan de flammes sanglantes les submer-geait.

— Bestia ! cria-t-elle, la tête renversée en arrière.

Et ils sʼembrasèrent comme des torches.

Une fois de plus, Gage se réveilla en sursaut aux premières lueurs du jour. Une sale habitude qui devait cesser. Lui qui nʼétait pas particulièrement du matin, semblait désormais condamné à se lever à lʼaube, car bien entendu, impossible de se rendormir après le numéro que venait de lui jouer son subconscient. Dommage quʼun rêve aussi prometteur soit parti en vrille au moment le plus palpitant.

Outre la symbolique, évidente à interpréter, le fait que Cybil vienne le rejoindre au lieu quʼil lui fasse des avances correspondait à son fantasme, se dit-il, les yeux rivés au plafond dans la chambre dʼamis de Caleb. Ils avaient conclu un pacte récemment à ce sujet. Comment lʼavait-elle formulé, déjà ? Tu ne chercheras pas à me séduire, et moi à faire semblant de tomber sous ton charme. Un truc du genre.

À ce souvenir, il sourit dans la lumière blafarde de lʼaube. Si cʼétait elle qui faisait le premier pas, il ne répondrait de rien. Le défi consisterait à lʼy inciter tout en la persuadant que lʼidée venait dʼelle.

Quant à lʼissue du rêve, comme toujours, elle était tragique. Sans doute était-ce dû à sa nature cynique et pessimiste. Ou alors il sʼagissait dʼun présage. Ou, troisième option, dʼune mise en garde. Sʼil sortait avec Cybil – car dans le rêve il nʼétait pas juste question de sexe, mais dʼune véritable relation – tous deux en paieraient le prix ultime. Sang et feu, se dit-il. La routine. Et ce nʼétait pas son nom quʼelle avait crié, dévorée par la passion et les flammes, mais Bestia.

La Bête, en latin, langue des dieux et gardiens disparus.

En clair, le sexe distrairait leur attention et le Grand Méchant Dé-

mon profiterait quʼils soient sans défense pour frapper. Conclusion : quelle que soit lʼoption, mieux valait faire une croix sur toute perspective de galipettes avec Cybil Kinski.

Gage roula sur le flanc et se leva. Après une bonne douche, le rêve serait oublié. Et les envies qui allaient avec. Sʼil nʼarrivait pas à faire retomber la vapeur, une petite virée à Atlantic City y pour-voirait. Sans complication ni conséquence.

Cybil et lui exploiteraient cette tension sexuelle entre eux comme source dʼénergie pour le bien commun. Évidemment, sʼils survivaient, il mettrait tout en œuvre pour lʼattirer dans son lit. Et il sau-rait enfin si sa peau-était aussi douce quʼelle en avait lʼair, son corps aussi souple...

Voilà qui ne lʼaiderait pas à faire retomber la vapeur.

Il se sécha avec une serviette, sʼépargna la corvée de rasage – à quoi bon ? - puis enfila un jean et un tee-shirt noir, sa tenue la plus pratique. Alors quʼil allait descendre lʼescalier, il entendit des murmures et un rire vite étouffé derrière la porte close de la chambre. Les tourtereaux roucoulaient déjà. Avec un peu de chance, ces mamours matinaux lui laisseraient le temps de prendre son premier café tranquille.

Dans la cuisine, il mit la cafetière en marche, puis, perdu dans ses pensées, sortit chercher le journal. Il descendit lʼallée bordée de fleurs qui menait à la route où se trouvait la boîte aux lettres.

Les chants des oiseaux se mêlaient au murmure du ruisseau en contrebas et le crissement de ses pas sur le gravier. Lʼair embaumait dʼeffluves fleuris, tandis que les premiers rayons du soleil faisaient miroiter les méandres du petit cours dʼeau.

Un paysage idyllique, songea Gage. Pour qui aimait la campagne. Lui sʼen fatiguait assez vite et se mettait alors à avoir des envies de foules anonymes, néons, bitume et klaxons.

Sʼils sʼen sortaient, il se paierait une petite virée quelque part. Il reviendrait ici pour le mariage de Caleb en septembre, mais dans lʼintervalle, il sʼoctroierait quelques semaines de bon temps. Peut-

être Amsterdam ou Luxembourg, histoire de changer de rythme.

Ou, sʼil était en mode drague avec Cybil, pourquoi pas Paris ?

Elle apprécierait sûrement lʼidée, puisquʼelle aimait les voyages et les bons hôtels. Une façon sympa de fêter son trente et unième anniversaire.

Sans compter quʼelle lui porterait sûrement chance. Une fille comme elle ne pouvait que faire pencher la balance – en sa faveur, il était prêt à le parier.

Il ouvrit la boîte aux lettres bleue et en sortit le journal du matin.

Quelques semaines de pur amusement, sans obligations ni engagement. Ils reviendraient à temps pour voir leurs amis se passer la bague au doigt, puis leurs chemins se sépareraient.

Le journal coincé sous le bras, Gage fit demi-tour vers la maison et sʼarrêta net.

La femme se tenait juste de lʼautre côté du petit pont de bois qui enjambait le cours dʼeau. Ses cheveux détachés sur ses épaules avaient des reflets dorés dans le soleil délicat du matin. Elle portait une longue robe bleu pâle dont le col montant lui cachait le cou. Le cœur battant, il sut quʼil se trouvait face à Ann Hawkins, morte depuis plus de trois siècles.

Mais lʼespace dʼun instant, quand elle sourit, il reconnut en elle sa propre mère.

— Tu es le dernier des fils des fils de mes fils. Tu es né de lʼamour, du sang-froid et dʼun amer sacrifice. Vous êtes la vision, toi et la descendante des ténèbres. Ton sang, son sang, notre sang. Ainsi, la pierre a retrouvé son intégrité. Pour cela, sois béni.

— Blablabla, lâcha-t-il, se demandant quand même si cette insolence lui vaudrait dʼêtre frappé par la foudre divine. Et si vous me disiez plutôt comment mʼen servir, quʼon liquide cette créature et quʼon reprenne nos vies normales ?

Ann Hawkins inclina la tête avec une mine, il lʼaurait juré, toute

maternelle.

— Utilisée à bon escient, la colère est aussi une arme. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir, vous a transmis tout ce dont vous auriez besoin. Il vous suffit de voir, de vous fier à ce que vous savez, de prendre ce qui est donné. Comme jʼai pleuré pour toi, petit garçon.

— Jʼapprécie, mais les larmes ne mʼont pas servi à grand-chose.

— Celles quʼelle versera, si. Tu nʼes pas seul. Tu ne lʼas jamais été. Du sang et du feu ont jailli la lumière et les ténèbres. Par le sang et le feu, lʼun ou lʼautre vaincra. La clé de ta vision, la ré-

ponse à toutes les questions, se trouve dans ta main. Retourne-la et vois.

Lʼapparition se volatilisa et Gage resta planté dans lʼallée. Typi-quement féminin, sʼagaça-t-il. Elles ne pouvaient jamais faire simple. Irrité, il remonta lʼallée jusquʼà la maison.

Les tourtereaux étaient dans la cuisine. Adieu, café tranquille.

Évidemment ils se bécotaient, enlacés devant la cafetière.

— Bouge-toi, bougonna Gage qui poussa Fox dʼun coup dʼépaule afin dʼaccéder à la cafetière.

— Il nʼa pas encore bu son café, dit Fox à Layla avec un dernier câlin avant de prendre la canette de Coca quʼil avait déjà ouverte.

Avant, il est toujours grognon.

— Veux-tu que je te prépare un petit déjeuner ? proposa Layla.

Nous avons le temps avant de partir au cabinet.

— Tu te prends pour Mary Poppins ? Non, cʼest bon.

Sur cette tirade grincheuse, Gage sortit un paquet de céréales du placard et y plongea la main. Puis il se renfrogna lorsque Fox ouvrit le journal.

— Je suis descendu le chercher. Je le lis en premier.

— Je jette juste un coup dʼœil à la rubrique sport, monsieur Joyeux. Il y a des Pop-Tarts quelque part ?

— Bon sang, tu es pathétique.

— Eh, tu manges des Mini-Crunch direct du paquet. Tu ne vaux pas mieux.

Les sourcils froncés, Gage baissa les yeux vers la table. Exact.

Comme le café commençait à faire effet sur sa mauvaise humeur matinale, il leva la tête vers Layla avec un sourire charmeur.

— Tiens, bonjour, Layla. Tu nʼavais pas parlé de préparer un petit déjeuner ?

Elle rit.

— Bonjour, Gage. Jʼai évoqué cette possibilité dans un moment de faiblesse. Mais comme je suis gaie comme un pinson ce matin, je vais tenir parole.

— Génial, merci. Pendant ce temps, je vais vous raconter la rencontre que jʼai faite tout à lʼheure en allant chercher le journal.

La main de Layla se crispa sur la poignée du réfrigérateur.

— Il est revenu ?

— Pas il. Elle.

— Ann Hawkins, devina Fox qui repoussa le journal. Quʼa-t-elle dit ?

Gage se resservit en café et leur donna les détails.

— Maintenant, tout le monde lʼa vue dʼune façon ou d une autre sauf Cybil, fit remarquer Layla qui posa une assiette de pancakes sur le bar.

— C est vrai. Je parie que ça va la faire bisquer, ajouta Gage qui en prit deux.

— Sang et feu. De ce côté-là, on est servis, c est sûr. En réalité comme dans nos rêves. Et c est ce qui a permis de reconstituer la calcédoine. Lʼidée de Cybil, dʼailleurs, se souvint Fox. Cette nouvelle apparition lʼinspirera peut- être.

— Je la mettrai au courant quand elle viendra cet après- midi.

— Le plus tôt sera le mieux.

Fox versa une généreuse dose de sirop dʼérable sur ses pancakes.

— Layla et moi, on passera à la maison avant dʼaller au cabinet.

— De toute façon, elle me demandera de tout reprendre en détail.

— Pas grave, dit Fox qui goûta une bouchée et sourit à Layla.

Délicieux.

— Ça ne vaut pas les Pop-Tarts.

— Cʼest beaucoup mieux. Tu ne veux pas que je tʼaccompagne à la banque cet après-midi, tu es sûre ? Te connaissant, ton dossier doit être hyper-complet, mais...

— Tout va bien se passer. Tu as un emploi du temps chargé aujourdʼhui. Et puis, grâce à mes deux investisseurs, je ne demande pas un gros prêt.

Des spectres aux taux dʼintérêt. Bonjour, la transition, se dit Gage qui se désintéressa de la conversation et parcourut les titres du journal quʼil avait récupéré. Jusquʼau moment où il saisit une remarque au vol.

— Cybil et Quinn investissent dans ta boutique ?

— Oui, confirma Layla avec un sourire radieux. Cʼest merveilleux, et aussi un peu stupéfiant, quʼelles aient autant foi en moi. Mais tu connais ça, toi, avec Fox et Caleb.

Il le supposait, oui. Ann Hawkins lui avait dit quʼil nʼétait pas seul.

Aucun dʼeux ne lʼétait, réalisa-t-il, et cette histoire de boutique en était une preuve supplémentaire. Cʼétait peut-être cela leur force, celle qui, au bout du compte, ferait pencher la balance en leur faveur.

Quand Gage eut la maison pour lui seul, il passa une heure à ré-

diger des mails. Il avait un contact en Europe, le Pr Linz, expert en démonologie. Son discours débordait trop de théories et de rhétorique verbeuse à son goût, mais il lui avait fourni des informations quʼil jugeait pertinentes.

Plus ils possédaient dʼinformations, plus leurs chances étaient grandes de tirer le ticket gagnant. Il ne serait donc pas inutile de demander son avis à Linz sur la dernière hypothèse de Cybil : la calcédoine – leur calcédoine – était- elle un fragment dʼun pouvoir mystique plus grand ?

Tout en tapant son message, il dodelina de la tête. Si quiconque en dehors de son cercle restreint dʼamis savait quʼil passait autant de temps à se renseigner sur les démons, ils se taperaient le derrière au plafond. À ces gens-là – connaissances, autres joueurs, filles de passage – il ne laissait paraître que ce quʼil voulait bien.

Ils se rencontraient aux tables de jeu, sʼoffraient quelques tournées, rien de plus. Jamais ils nʼauraient pu prétendre au statut dʼamis. Avec les filles, cʼétait vite expédié : quelques heures, parfois quelques jours au mieux.

Pourquoi cela lui semblait-il soudain plus pathétique quʼun adulte réclamant des Pop-Tarts pour le petit déjeuner ?

En colère contre lui-même, Gage se passa les mains dans les cheveux et se renversa en arrière sur sa chaise. Il vivait à sa guise, un point cʼest tout. Même venir ici, affronter ce cauchemar, cʼétait son choix. Sʼil ne survivait pas à la première semaine de juillet, tant pis pour lui. Mais il ne pouvait pas se plaindre. À trente et un ans, il aurait parcouru le monde sans personne pour lui dicter sa loi.

Il avait déjà accompli lʼobjectif le plus important quʼil sʼétait fixé : quitter Hollow. Et pendant quinze ans et des poussières, quand quelquʼun avait levé le poing sur lui, il avait rendu coup pour coup.

Plus fort.

Ce soir-là, le vieux était bourré. Une vraie loque. Il avait replongé méchamment après avoir plus ou moins évité la bouteille durant une poignée de mois. Les rechutes étaient toujours redoutables après les périodes dʼabstinence.

Cʼétait lʼété, se rappelait-il. Le genre de mois dʼaoût où la moiteur saturait lʼair. Lʼappartement était propre parce que le vieux tenait le coup depuis avril. Mais la chaleur suffocante s accumulait au troisième étage, dans les combles du bowling, et le générateur d air conditionné installé à la fenêtre avec sa soufflerie minable nʼy changeait rien. Même après minuit, lʼendroit avait tout dʼune serre tropicale et dès quʼil y entra, il regretta de ne pas être resté dormir chez Caleb ou Fox.

Mais il était sorti avec une fille, le genre de soirée où un mec doit se décoller de ses potes sʼil veut avoir une chance de conclure.

Il imaginait que son père serait au lit, à dormir ou tout au moins essayer. Alors il ôta ses chaussures avant dʼentrer dans la cuisine. Il y avait un demi-pichet de thé glacé, le truc instantané écœurant, toujours trop sucré ou trop amer quoi quʼon y ajoute.

Mais il but deux verres dʼun trait avant de chercher un truc à manger pour tuer lʼarrière- goût.

Il avait envie dʼune pizza. Le grill du bowling était fermé, aucune chance de ce côté-là. Il trouva une boulette de viande à la sauce tomate. Elle datait sûrement de plusieurs jours, mais ce genre de détail ne préoccupait guère un ado.

Il la mangea froide, debout au-dessus de lʼévier.

Il nettoya avec soin derrière lui, ne se rappelant que trop bien la puanteur dans lʼappartement quand son père buvait comme un trou. Aliments avariés, ordures oubliées, sueur, relents de whisky et de tabac froid. Il appréciait que, malgré la chaleur, lʼodeur soit normale. Pas aussi agréable que chez Caleb ou Fox. Là-bas, il y avait toujours des bougies parfumées, des fleurs ou des pots-pourris dans des coupes.

Cet appartement était un taudis en comparaison, pas le genre dʼendroit où amener une fille, se dit-il avec un regard à la ronde.

Mais pour le moment, il sʼen contenterait. Le mobilier avait connu des jours meilleurs et les murs avaient grand besoin dʼêtre rafraî-

chis. Peut-être à lʼautomne, une fois la canicule estivale passée.

Une nouvelle télé ne serait pas mal non plus. Dʼoccasion. Leur situation était plutôt stable avec leurs deux salaires à temps plein pour lʼété. Il économisait pour sʼacheter de nouveaux écouteurs, mais il pouvait faire moitié-moitié.

Il restait encore une quinzaine de jours avant la rentrée. Deux semaines de salaire. Oui, une nouvelle télé, ce serait bien.

Il rangea son verre, referma le placard. Les pas de son père se firent entendre dans lʼescalier. Et il comprit aussitôt.

.Lʼoptimisme le quitta tout net, le laissant dur et sec comme la pierre. Quel idiot il avait été de se convaincre que le vieux resterait sobre. Quʼil pouvait y avoir quoi que ce soit de valable dans ce trou à rat. ,

Gage traversa la cuisine avec dans lʼidée de se retrancher dans sa chambre. Puis il se ravisa. Il allait voir ce que ce sale poivrot avait à dire pour sa défense.

Il demeura donc planté au milieu de la cuisine, les pouces dans les poches avant de son jean, tel un matador prêt à agiter la mu-leta devant le taureau.

Son père poussa la porte. Titubant, il se rattrapa au chambranle, le visage congestionné par lʼeffort, la chaleur, lʼalcool. De lʼautre bout de la pièce, Gage sentait la sueur aux relents de whisky suinter par tous ses pores. Il avait de grandes auréoles sous les aisselles et une autre, en V, sur le devant de son tee-shirt. Les yeux dans le vague, il braqua sur Gage un regard mauvais.

— Quʼest-ce que tu regardes ?

— Un ivrogne.

— Jʼai juste bu quelques bières avec des copains. Jʼsuis pas un ivrogne pour autant.

— Oh, excuse-moi, je voulais dire un ivrogne et un menteur.

La noirceur du regard sʼintensifia.

— Jʼaurais dû savoir que tu craquerais, reprit-il.

Pourtant, son père avait tenu presque cinq mois. Il était resté sobre jusquʼaprès lʼanniversaire de Gage. Cʼétait la première fois et Gage avait commencé à avoir confiance.

La déception était plus amère, la trahison plus douloureuse que le coup de ceinturon le plus cinglant. Sa dernière petite lueur dʼespoir venait de sʼéteindre.

— Cʼest pas tes oignons, bougonna Bill. Ici, cʼest chez moi. Tʼas pas à me donner des ordres sous mon toit.

— Cʼest le toit de Jim Hawkins et je paie ma part de loyer comme toi. Tu as bu ta paie ?

— Ferme-la, sinon...

— Sinon quoi ? le défia Gage. Tu es tellement bourré que tu tiens à peine debout. Qu est-ce que tu me ferais, hein ? De toute fa-

çon, jʼen ai rien à foutre, lâcha-t-il, écœuré, tournant les talons.

Jʼaimerais que tu crèves à force de picoler.

Le vieux était bourré, mais vif. Il fondit sur Gage et lui plaqua le dos contre le mur.

— Tʼes quʼun bon à rien. Tʼaurais jamais dû naître.

— Ça fait deux. Vire tes sales pattes de moi.

Un aller-retour bien senti fit tinter les tympans de Gage et lui fendit la lèvre inférieure.

— Il est temps que tʼapprennes le respect, bordel ! avait grogné Bill Turner.

Gage se rappelait son premier coup décoché à la mâchoire et le choc incrédule dans les yeux de son père. Quelque chose sʼétait renversé – le vieux lampadaire – et les insultes pleuvaient au rythme des coups. Les siennes ?

Il se voyait ensuite debout au-dessus de son père étalé par terre, le visage en sang et couvert dʼhématomes. Lui- même avait les poings en compote et la cicatrisation de ses articulations enflées lui faisait un mal de chien. Combien de temps avait-il tabassé le vieux à mains nues ? Ses souvenirs nʼétaient plus quʼun brouillard rouge et confus.

— Si tu lèves tes sales pattes sur moi, une seule fois, je te tue, lâcha-t-il dʼun ton glacial.

Il sʼaccroupit pour sʼassurer que le vieux lʼentende.

— Je vais te jurer un truc : dans trois ans, je me tire. Je me fous que tu meures de la bouteille avant. Jʼai cessé de mʼen faire. Do-rénavant, je donnerai ma part du loyer directement à M. Hawkins ; tu nʼauras pas un dollar. Jʼachèterai ma bouffe, mes fringues. Je ne veux rien de toi. Et mets-toi bien ça dans le crâne, pauvre poivrot : si tu me frappes, tu es un homme mort.

Il se redressa et sʼisola dans sa chambre. Dès demain, il achèterait un verrou, histoire dʼavoir la paix.-

Épuisé, il sʼassit sur le bord du lit et se prit la tête entre les mains.

Il avait la possibilité de partir. Sʼil débarquait avec ses maigres affaires à la porte de Caleb ou à la ferme de Fox, il serait accueilli à bras ouverts.

Ces gens étaient ainsi.

Mais il devait montrer au vieux, et plus encore à lui- même, quʼil pouvait tenir bon. Trois ans à tirer avant son dix-huitième anniversaire et il serait libre.

Pas tout à fait exact, songea Gage aujourdʼhui. Il avait serré les dents et le vieux nʼavait plus jamais levé la main sur lui. Au bout de trois ans, il avait pris le large. Mais la liberté ? Cʼétait une autre histoire.

On traîne son passé derrière soi au bout dʼune grosse chaîne in-destructible, philosopha-t-il. On peut lʼignorer un certain temps, mais il se rappelle toujours à votre bon souvenir. Impossible dʼy échapper. Il pouvait parcourir des milliers de kilomètres avec sa chaîne au pied, les gens qui lui étaient chers à Hollow et son maudit destin se chargeraient de le ramener au bercail.

Il écarta son siège de lʼordinateur et descendit se chercher du ca-fé. Assis au bar, il fit une réussite. Le contact et le bruissement des cartes le calmaient. Quand on frappa à la porte, il consulta sa montre. Cybil était en avance.

Il alla ouvrir et se retrouva face à Joanna Barry.

— Eh, bonjour.

Elle le dévisagea un instant en silence. Comme souvent, elle portait ses cheveux bruns tressés dans le dos, dégageant son regard clair qui illuminait son joli visage. Vêtue dʼun jean et dʼun chemisier en coton, elle était toujours aussi fine. Puis elle lui caressa le visage et lʼembrassa selon son rituel avec les êtres chers, dʼabord sur le front, ensuite les joues et pour finir les lèvres.

— Merci pour lʼorchidée.

— Pas de quoi. Désolé de vous avoir manquée lʼautre jour. Entrez. Vous avez le temps ?

— Oui, quelques minutes.

— Il y a sans doute à boire dans la cuisine, dit-il en ouvrant le chemin.

— Caleb a une belle maison. Cʼest toujours une surprise.

— Ah bon ?

— Oui, quʼil soit un adulte avec cette très jolie maison. Que tous les trois, vous soyez des adultes. Vois-tu, il mʼar- rive encore de me réveiller le matin en me disant que je dois emmener les enfants à lʼécole. Puis je me souviens que les enfants sont grands et partis depuis longtemps. Cʼest à la fois un soulagement et un coup au cœur. Comme ils me manquent, mes petits bonshom-mes.

— Vous ne vous débarrasserez pas de nous comme ça.

Connaissant Joanna, il fit lʼimpasse sur les sodas.

— Je peux vous proposer du jus de pamplemousse ou de lʼeau.

— Non merci, Gage. Je nʼai besoin de rien.

— Je peux aussi vous préparer un thé. Ou plutôt vous laisser faire. Moi, je risque de...

Il se retourna et sʼinterrompit net, voyant une larme rouler le long de sa joue.

— Quʼest-ce quʼil y a ? Un problème ?

— Le mot que tu as laissé avec la plante.

— Jʼespérais vous voir. Je suis passé chez la mère de Caleb, mais...

— Je sais. Frannie me lʼa dit. Tu as écrit : « Parce que vous avez toujours été là pour moi. Parce que je sais que vous le serez toujours. »

— Cʼest la vérité.

Avec un soupir, Joanna lʼenveloppa dans ses bras et posa la tête sur son épaule.

— Toute sa vie, un parent se pose des questions, sʼinquiète. Ai-je bien fait ? Aurais-je dû faire ci, dire ça ? Puis soudain, avant que tu aies le temps de dire ouf, tes enfants sont grands. Et tu tʼinquiètes encore, tu te poses toujours des questions. Si tu as vraiment beaucoup de chance, un jour un de tes enfants...

Elle recula la tête et plongea son regard droit dans le sien.

— Parce que tu es mon fils et aussi celui de Frannie. Un jour, disais-je, un de tes enfants tʼécrit un mot qui te va droit au cœur. Et tous les soucis sʼenvolent. Merci pour ce beau moment, mon ange.

— Je ne mʼen serais jamais sorti sans Frannie et vous.

— Je pense que tu te trompes. Mais cʼest sûr,-on a donné un coup de main, admit-elle en riant avant de le serrer avec effusion dans ses bras. Je dois y aller. Viens me voir bientôt.

— Dʼaccord. Je vous raccompagne.

— Ne sois pas bête. Je connais le chemin.

Sur le seuil, elle se retourna.

— Je prie pour vous tous. Pour ne pas prendre de risque, je vise large : Dieu, Bouddha, Allah, et jʼen oublie. Je veux juste que tu saches quʼil ne se passe pas un jour sans que mes prières vous accompagnent. Je harcèle tout ce qui peut exister comme puissance divine et je suis intraitable. Vous allez vous en sortir, tous.

6

Il aurait dû se douter que Cybil arriverait à lʼheure pile. Ni une minute avant, ni une après. Toujours ponctuelle. Elle portait un chemisier couleur pêche mûre sur un pantalon brun qui lui arrivait quelques centimètres au- dessus de la cheville. Des sandales à fines lanières dévoilaient ses pieds étroits fascinants, aux ongles vernis assortis au chemisier. Elle avait dompté ses boucles dans un bandeau, laissant voir le trio de minuscules anneaux à son oreille gauche et les deux à la droite.

Elle portait un cabas brun de la taille dʼun bull-terrier.

— À ce quʼon mʼa dit, tu as eu une visite. Il me faut tous les dé-

tails.

Et elle allait droit au but, songea Gage.

— Dʼaccord.

Il se dirigea vers la cuisine. Sʼil devait encore raconter cette histoire, il avait besoin dʼun café.

— Je prendrais bien une boisson fraîche.

— Sers-toi.

Cybil sortit le jus de pamplemousse du réfrigérateur et une bouteille de soda light au gingembre.

— Je lʼai un peu mauvaise quʼelle ne mʼait pas encore parlé, dit-elle, remplissant un verre de glace pilée avant dʼy verser les deux boissons à parts égales. Mais je mʼefforce de rester magna-nime.

Dʼun haussement de sourcils, elle montra son verre.

— Tu en veux ?

— Pas du tout.

Si je buvais du café toute la journée comme toi, je ferais des ca-brioles au plafond, dit-elle avec un coup d œil aux cartes étalées sur le bar. J ai interrompu ta réussite, on dirait.

— C était juste pour passer le temps.

— En Angleterre, on appelle ce jeu une patience. Jʼimagine quʼil en faut pour y jouer. Dʼaprès la théorie la plus intéressante que jʼaie lue, le résultat était à lʼorigine une forme de divination. Bon, on sʼinstalle où ?

Elle posa son verre et sortit un cahier des profondeurs de son sac.

— On peut commencer par les détails de ta visite matinale, et puis...

— Jʼai rêvé de toi.

Cybil inclina légèrement la tête.

— Ah bon ?

— Vu son caractère osé, je te laisse le choix dʼen parler aux autres ou de le garder pour toi.

— Pour que je puisse en juger, raconte-moi ce rêve dʼabord.

Dans les moindres détails, ajouta-t-elle avec une ébauche de sourire.

— Tu venais me rejoindre dans ma chambre à lʼétage. Nue.

Elle ouvrit le cahier et se mit à écrire.

— Plutôt dévergondé de ma part.

— Un clair de lune baignait la chambre dʼun halo bleuté. Très sexy, très film noir et blanc. Quand je tʼai touchée, jʼai éprouvé une sensation de familiarité, comme si ce nʼétait pas la première fois que nous faisions lʼamour.

— Est-ce quʼon se parlait ?

— Pas à ce moment-là.

Une lueur dʼintérêt sʼalluma dans son regard, avec une pointe dʼamusement – mais en toute décontraction, sans fausse pudeur.

— Je connaissais toutes tes préférences au lit. Je savais où tu aimais être caressée, et comment. Mais pendant que tu me che-vauchais, le sang sʼest mis-à dégouliner des murs et la chambre a pris feu.

Lʼintérêt de Cybil sʼaviva et lʼamusement sʼévanouit.

— Les flammes et le sang nous ont submergés et juste au moment de lʼorgasme, tu as crié bestia.

— Sexe et mort... voilà qui évoque davantage un rêve érotique ou un stress quʼune prémonition.

— Sans doute. Mais jʼai préféré tʼen parler. Pour tes notes, préci-sa-t-il, tapotant son cahier de lʼindex.

— Difficile de ne pas avoir le sexe et la mort en tête, vu les circonstances. Toutefois...

— As-tu un tatouage ? demanda Gage à brûle-pourpoint.

À son froncement de sourcils, il sut quʼil avait vu juste.

— À peu près grand comme ça, poursuivit-il, le pouce et lʼindex écartés dʼenviron cinq centimètres. Au bas des reins. Il ressemble à un trois avec une petite ligne ondulée qui sort de la courbe infé-

rieure. Et il y a un symbole séparé au- dessus – un trait courbe avec un point au centre.

— Cʼest le mantra hindou Om en sanscrit. Les différentes parties représentent les quatre états de concentration : éveil, sommeil, rêve et stade transcendantal.

— Moi qui trouvais ça juste sexy.

— Il lʼest, dit Cybil qui se tourna et souleva le bas de son chemisier, dévoilant les symboles au bas de son dos. Mais il a aussi une signification. Et comme à lʼévidence tu lʼas vu, nous devons en déduire que ton rêve en avait une, lui aussi.

Elle laissa le tissu retomber et pivota vers Gage.

— Nous savons tous les deux que nos visions constituent un potentiel, pas une vérité absolue. Et quʼelles sont souvent chargées de symboles. Dans ton rêve, par exemple, la possibilité existe pour nous de devenir amants.

— Pas besoin de rêver pour sʼen rendre compte.

— Et dans ce cas, nous risquons de payer ces réjouissances au prix fort, continua-t-elle sans le quitter des yeux. Autre hypothèse, il se peut que tu me désires sur le plan physique, mais pas émotionnel ou mental. La perspective de former un couple avec moi te rappelle trop lʼexemple de nos amis, et tu nʼas aucune envie de te fondre dans le moule. Je ne peux pas tʼen blâmer : moi non plus.

De plus, il est très agaçant, jʼen conviens, de considérer que nous pourrions faire partie dʼun projet plus vaste initié voici plusieurs siècles. Comment je mʼen sors, pour lʼinstant ?

— Cʼest plutôt bien vu.

— Pour conclure, je citerais ta nature pessimiste – que je ne partage pas – qui peut faire pencher ton subconscient, ou ton don, du côté noir et mortifier de la balance.

Gage laissa échapper un petit rire sec.

— Voyez-vous ça.

— Quant à moi, je ne choisis pas un amant si lʼorgasme implique le risque de finir carbonisée par des forces maléfiques. Ça tue tout romantisme.

— Cʼest le romantisme que tu cherches ?

— Comme tout le monde. Cʼest juste la définition personnelle qui varie. Et si on sʼinstallait dehors sur la terrasse ? Jʼaime le printemps et comme il ne dure pas longtemps, autant en profiter.

— Dʼaccord.

Gage prit son café et ouvrit la porte qui donnait sur la terrasse de derrière.

— As-tu peur ? demanda-t-il à Cybil quand elle passa devant lui.

— Chaque jour depuis mon arrivée. Pas toi ?

Il laissa la porte ouverte derrière eux.

— Avant, si. Je passais beaucoup de temps à avoir la frousse et à faire semblant que non. Et puis, avec le temps, jʼai atteint le stade du je-mʼen-foutisme. Maintenant, le plus souvent, toute cette histoire ne fait que mʼagacer. Pas toi ?

— Non, elle me fascine, répondit Cybil qui sortit des lunettes de soleil de son sac et les chaussa. Cʼest bien, je trouve, que nous nʼayons pas la même réaction. Ainsi, nous avons une vue dʼensemble plus large.

Elle sʼassit à lʼune des tables sur la terrasse de Caleb, face au jardin et aux bois verdoyants qui le bordaient.

— Parle-moi dʼAnn Hawkins.

Gage lui rapporta leur conversation du matin, et elle prit ses notes avec application.

— A ce quʼil me semble, fit-elle remarquer ensuite, elle a laissé clairement entendre que nous avions en main tout ce quʼil nous faut. Elle nʼa cité aucun autre élément tangible, cʼest déjà ça. À

part les larmes, nuança-t-elle, pianotant sur son cahier, le front plissé. Elle a pleuré pour toi et, si je lʼinterprète correctement, je le ferais aussi. Franchement, je nʼai rien contre verser quelques larmes si elles permettent de renvoyer notre démon en enfer. Des larmes, répéta-t-elle, fermant les yeux. C est un ingrédient utilisé en magie. Il sʼagit souvent, je crois, de larmes de femmes. Dʼune vierge, d une femme enceinte, dʼune mère, dʼune centenaire, et jʼen passe, en fonction du but recherché. Je nʼy connais pas grand-chose.

— Il y a un domaine où tu ne connais pas grand-chose ? Toi ?

Elle répliqua dʼun sourire appuyé et le regarda pardessus ses lunettes.

— Il existe des univers entiers dont je ne connais pas grand-chose, mais presque rien que je ne peux découvrir. Il est temps pour nous de regarder vers lʼavenir. Dʼaprès ce que semble dire Ann Hawkins, si les autres couples vont encore être appelés à agir dans leurs domaines spécifiques, ils ont accompli le plus gros de leur tâche. À nous deux dʼintervenir, maintenant.

— Ce truc-là, ça ne se déclenche pas sur commande.

— Bien sûr que si. Cela exige entraînement, concentration et attention. Des qualités que tu possèdes forcément, sinon tu ne serais pas capable de gagner ta vie avec les cartes. Le plus dur, ce sera de le déclencher à deux au même moment, et de se concentrer sur un seul événement futur potentiel.

Cybil plongea de nouveau la main dans son volumineux cabas.

Cette fois, elle en sortit un jeu de tarots.

— Cʼest une blague ?

— Non, des outils, rétorqua-t-elle, battant les grandes cartes avec une indéniable habileté. Jʼai aussi des runes, plusieurs sortes de boules de cristal, un miroir magique. À une période de ma vie, jʼai étudié très sérieusement la sorcellerie, cherchant des réponses à mon don de divination. Mais comme dans toute religion ou organisation, il y a beaucoup de règles. Elles ont vite commencé à me peser, alors au bout dʼun moment, je me suis contentée de mʼaccepter telle que je suis et mes études se sont élargies à des sujets plus vastes.

— Quand as-tu compris ?

— Que je pouvais prédire lʼavenir ? Je ne sais pas exactement.

Ce nʼétait pas comme pour toi, un flash aveuglant.

Jʼai toujours eu des rêves très pénétrants. Lorsque jʼétais une petite fille, jʼavais lʼhabitude dʼen parler à mes parents. Ou de pleurer au milieu de la nuit si mes cauchemars mʼeffrayaient, ce qui était souvent le cas. Il y avait aussi ce que jʼaurais appelé une impression de déjà-vu si jʼavais connu ce terme, enfant. Ma grand-mère paternelle, qui avait du sang roumain, disait que jʼavais lʼœil.

Je me suis employée de mon mieux à lʼaffiner et le maîtriser. Mais les rêves ont continué. Je rêvais souvent de feu. Je traversais un mur de flammes, je mourais dans un incendie, je le provoquais.

Dʼun geste vif, Cybil étala les cartes. Gage se rapprocha de la table pour examiner de plus près les illustrations colorées.

— Je crois que jʼai rêvé de toi bien avant de te rencontrer, dit-elle soudain.

— Tu crois ?

— Je nʼai jamais vu ton visage. Ou alors je ne mʼen souvenais pas à mon réveil. Mais dans ces rêves, ou ce^ visions, je savais que quelquʼun mʼattendait. Un amant, apparemment. Jʼai eu mon premier orgasme vers quatorze ans durant un de ces rêves. Jʼen émergeais excitée ou comblée. Ou tremblante de terreur. Parce que parfois ce nʼétait pas un amant – du moins pas humain – qui mʼattendait. Je nʼai jamais vu son visage non plus, pas même quand il mʼimmolait par le feu. Alors jʼai appris tout ce que jʼai pu, ajouta-t-elle en levant les yeux vers lui, afin de préserver lʼéquilibre de mon corps et de mon esprit. Yoga, méditation, herbes, transes – tout pour conjurer la bête dans les rêves. La plupart du temps, ça marche. Ou plutôt marchait.

— Tu as plus de mal à garder cet équilibre ici à Hollow ?

— Oui.

Gage désigna les cartes.

— Alors, que nous réserve lʼavenir ?

Cybil rassembla le jeu et le battit de nouveau.

— On va le découvrir, dit-elle en posant le paquet. Coupe.

Elle étala ensuite les cartes en éventail, face cachée sur la table.

— Commençons par un truc simple : on va tirer une carte chacun son tour. Toi dʼabord.

Disposé à jouer, Gage en tira une de lʼéventail et, au signal de Cybil, la retourna. Lʼillustration représentait un couple enlacé. Les longs cheveux bruns de la femme sʼenroulaient autour de leurs corps nus.

— Les Amants, annonça Cybil. On voit à quoi tu penses.

— Ce sont tes cartes, chérie.

— Hmm, fit-elle, sceptique, choisissant une carte à son tour. La Roue de Fortune – plus ton domaine, au sens propre. Elle symbolise le changement, la chance, bonne ou mauvaise. Prends-en une autre.

Il retourna le Magicien.

— Arcanes majeurs, trois sur trois, souligna Cybil avec un léger froncement de sourcils. En fait, cʼest une de mes cartes favorites.

Elle représente non seulement la magie, mais lʼimagination et la créativité. Et dans notre cas, on pourrait dire quʼelle symbolise Giles Dent, ton ancêtre.

Elle tira une nouvelle carte et la retourna lentement.

— Et voici le mien. Le Diable. Cupidité, destruction, obsession, ty-rannie. À toi.

Gage choisit la Papesse. Sans attendre, Cybil retourna le Pendu.

— Nos ancêtres maternelles, en dépit du personnage masculin chez le mien. Compréhension et sagesse pour la tienne, martyre pour la mienne. Et toujours des arcanes majeurs.

Il tira la Tour et elle, la Mort.

— Changement, désastre potentiel. Mais avec les autres cartes que tu as choisies, il peut sʼagir dʼun changement positif, dʼune possibilité de reconstruction. La mienne signifie à lʼévidence une fin, pas très rose vu le reste de mon tirage. Même si elle symbolise rarement la mort au sens propre, il sʼagit en tout cas dʼune fin absolue.

Elle leva son verre.

— Jʼen boirais bien un autre.

Gage se leva et le lui prit.

— Je mʼen occupe. Jʼai retenu la recette.

Cette petite pause lui donnerait le temps de reprendre ses esprits, se dit-il en entrant dans la cuisine. Toute fascinante quʼelle ait trouvé lʼexpérience, elle en avait été visiblement ébranlée. Il sʼy connaissait lui-même un peu en tarot et sʼil avait parié sur les tirages, jamais il nʼaurait misé sur deux personnes tirant huit arcanes majeurs à la suite.

Il prépara le cocktail et se versa un verre dʼeau. Quand il ressortit, Cybil regardait en direction de la forêt, accoudée à la rambarde.

— Jʼai mélangé et recoupé. Et jʼai tiré huit cartes au hasard. Cette fois, il nʼy avait que deux arcanes majeurs, mais bizarrement encore le Diable et la Mort.

Lorsquʼelle se retourna, Gage vit quʼelle sʼétait ressaisie.

— Intéressant, nʼest-ce pas ? Toi et moi avons tiré les cartes les plus puissantes et riches de symboles.

— Et si on essayait autre chose ? Tu as ta boule de cristal dans ta hotte de Père Noël ?

— Non, et pour ta gouverne, cʼest un sac Prada. Es-tu dʼaccord quʼon essaie dʼunir nos dons pour voir ? Je me concentre mieux pendant ou après la méditation, mais...

— Je sais méditer.

— Avec toute cette caféine dans ton organisme ?

— Eh oui. On serait mieux à lʼintérieur.

— En fait, je préférerais ici dans lʼherbe, au grand air.

Elle ôta ses lunettes, les posa sur la rambarde et descendit les marches de la terrasse.

— Que fais-tu pour te détendre ? sʼenquit-elle.

— Je joue aux cartes. Je fais lʼamour. Nous pourrions jouer au strip-poker et quand tu aurais perdu, je veillerais à ce que nous soyons tous les deux détendus.

— Intéressant, mais je pensais davantage au yoga.

Elle ôta ses sandales et prit la posture de la Prière. Avec une grâce fluide, elle passa ensuite à une salutation au Soleil de base.

— Je ne fais pas ça, dit Gage en la suivant dans le jardin. Mais je vais te regarder.

— Ça ne me prendra quʼune minute. Quant à ta suggestion, nous avions un accord : pas de sexe.

— Lʼaccord stipulait : pas de tentative de séduction. Il nʼétait pas question de sexe.

— Tu joues sur les mots.

— Non, jʼaime la précision.

De la position du Chien couché, elle tourna la tête vers lui.

— Tu as sans doute raison.

Elle termina sa posture, puis sʼassit dans lʼherbe en position du Lotus.

— Je ne fais pas ça non plus, dit Gage qui prit place en face dʼelle.

Au lieu de poser les pauses ouvertes sur les genoux, elle prit les mains de Gage.

— Et comme ça, peux-tu vider ton esprit ?

— Je peux si tu peux.

Elle sourit.

— Dʼaccord. Fais ce qui marche pour toi – sauf les cartes et le sexe.

Gage ne voyait aucune objection à être assis dans lʼherbe par un bel après-midi de mai en compagnie dʼune superbe femme. Non pas quʼil sʼattendait à ce que quelque chose se produise. Elle allait fermer les yeux et planer gentiment en récitant ses mantras, sans doute lʼOm, lʼintrigant symbole doré juste dans le creux délicat dʼune chute de reins diablement appétissante.

Nʼy pense pas, se mit-il en garde. Pas la bonne méthode pour se détendre.

Comme elle gardait les paupières ouvertes, il plongea son regard dans le sien. Un homme ne pouvait rêver dʼun point focal plus en-voûtant que ces beaux yeux chocolat aux reflets de velours. Il calqua sa respiration sur la sienne – à moins que ce ne fût lʼinverse. Mais en lʼespace de quelques secondes » ils vibraient en parfaite harmonie.

Il ne voyait plus que les yeux de Cybil. Deux puits noirs où il aurait voulu se noyer— Le bout de ses doigts effleurait à peine les siens, mais il se sentait si léger que sans ce contact ténu, il aurait risqué de sʼenvoler comme un ballon.

Et lʼespace dʼun instant, il éprouva une sensation de bien-être absolu, le bonheur dʼêtre parfaitement en phase avec elle.

Soudain, les images défilèrent dans son cerveau avec une violence incroyable. Fox gisant sur le bas-côté de la route sous la pluie. Caleb étendu sur le sol de son bureau, la chemise trempée de sang. Hurlant de terreur, Quinn martelait une porte close. Un couteau lui tranchait la gorge. Bâillonnée, les yeux écarquillés de terreur, Layla regardait impuissante les flammes ramper vers elle.

Puis il se vit près de la Pierre Païenne. Cybil sans vie dans les flammes de lʼautel. Il entendit son propre hurlement de désespoir juste avant que la créature ne jaillisse des bois et nʼentraîne Cybil dans les ténèbres.

Tout se brouilla en un amas confus dʼimages et de sons. La calcédoine en feu dans sa main. Une mélopée étrange dont il ne comprenait pas les paroles. Et il était seul quand les flammes sʼélevèrent du creux de sa main vers la lune dʼété. Seul quand le démon émergea de lʼombre, un rictus malfaisant aux lèvres.

Il ne sut qui rompit le contact, mais les visions cessèrent net, remplacées par un voile rouge douloureux. Il entendit Cybil appeler son nom. Une fois, deux fois. La troisième lui fit lʼeffet dʼune claque sonore qui lui arracha un grognement.

— Quoi ?

— Regarde bien les points sur lesquels jʼappuie. Il faudra que tu me fasses pareil lorsque jʼaurai fini. Tu mʼentends ?

— Ouais, ouais.

Tu parles quʼil lʼentendait. Elle le harcelait alors quʼil avait le crâne au bord de lʼimplosion. Et voilà quʼelle se mettait à lui vriller la nuque du bout des doigts...

Le supplice des poignards qui lui transperçaient le crâne sʼatté-

nua comme par miracle. Et quand elle lui prit la main et pressa lʼendroit entre son pouce et lʼindex, la douleur reflua à un niveau supportable.

Gage se risqua à ouvrir les yeux et se retrouva face à Cybil.

Blême, le regard voilé par la douleur, elle sʼefforçait de respirer avec une lenteur régulière.

— Attends...

Il dégagea sa main des siennes et appuya à son tour à la base de sa nuque.

— Comme ça ?

— Un peu plus à... Oui, oui. Vas-y fort. Tu ne me feras pas mal.

De toute façon, il ne pouvait pas faire pire que les visions. Il pressa donc avec force sur les nœuds de tension sous sa peau, tandis quʼelle appuyait elle-même sur le point dʼacu-pression entre le pouce et lʼindex.

Elle sʼétait occupée de lui en premier, réalisa Gage, ne sachant sʼil devait se sentir gêné ou reconnaissant. Il vit le voile de douleur se dissoudre dans son regard, puis elle ferma les paupières avec un soulagement quʼil comprenait parfaitement.

— Ça va déjà mieux. Cʼest bon, merci. Jʼai juste besoin de...

Elle se laissa glisser en arrière et sʼallongea sur le dos dans lʼherbe, le visage vers le soleil, paupières closes.

— Bonne idée, approuva-t-il en lʼimitant.

— Nous nʼavons rien contrôlé, dit-elle après un silence. On sʼest fait tirer comme des chiens en laisse. Je nʼai rien pu empêcher, ni ralentir. Je nʼai pas su dominer la peur.

— La preuve que tu es une nulle complète.

Gage entendit son rire étouffé.

— On est deux, dur à cuire. On fera des progrès, il le faudra bien.

Quʼas-tu vu ?

— Toi dʼabord.

— On était tous morts ou sur le point de mourir. Fox en sang sur le bas-côté de la route, dans le noir et sous la pluie. Des phares, ceux de son pick-up, je crois.

Elle poursuivit sa liste macabre, la voix un peu tremblante.

— Pareil pour moi. Et brusquement tout sʼest accéléré.